Le Râmâyana - tome second: Poème sanscrit de Valmiky
The Project Gutenberg eBook of Le Râmâyana - tome second
Title: Le Râmâyana - tome second
Author: Valmiki
Translator: Hippolyte Fauche
Release date: February 21, 2007 [eBook #20640]
Language: French
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LE RAMAYANA
POÈME SANSCRIT DE VALMIKY
TRADUIT EN FRANÇAIS PAR HIPPOLYTE FAUCHE
Traducteur des Œuvres complètes de Kalidâsa et du Mahâ-Bhârata
TOME SECOND
PARIS
LIBRAIRIE INTERNATIONALE
13, RUE DE GRAMMONT, 13
A. LACROIX, VERBOECKHOVEN & Ce, ÉDITEURS
À Bruxelles, à Leipzig et à Livourne
1864
Ensuite l'exterminateur des héros ennemis, Lakshmana, son âme tout enveloppée de colère, pénétra dans l'épouvantable caverne Kishkindhyâ, comme Râma lui avait commandé. Ici, tous les singes aux grands corps, à la vigueur immense, préposés à la surveillance des portes, voyant le Raghouide en fureur, poussant des soupirs de colère, et, pour ainsi dire, tout flamboyant de son ardent courroux, élèvent au front les paumes de leurs mains réunies, et, tremblants, glacés d'effroi, ne tentent pas de l'arrêter.
L'exterminateur des héros ennemis, Lakshmana, dis-je, l'âme tout enveloppée de colère, vit alors cette grande caverne, belle, charmante, délicieuse, remplie de machines de guerre, embellie de jardins et de bosquets, encombrée d'hôtels et de palais, merveilleuse, céleste, faite d'or, bâtie par les mains de Viçvakarma, avec des forêts de fleurs variées, avec des bois plantés d'arbres au gré de tous les désirs, avec toute la diversité des jouissances bocagères, avec des singes du plus aimable aspect, qui pouvaient changer de forme suivant leur fantaisie, vêtus de robes divines, parés de guirlandes célestes, fils des Gandharvas ou des Dieux, et, pour comble, avec une grande rue, embaumée de parfums aux senteurs exquises de lotus, d'aloès, de sandal, de rhum et de miel.
Lakshmana vit partout aux deux côtés des rues les blanches files des palais aux constructions variées, hauts comme les cimes du mont Kêlâsa. Dans la rue royale, il vit les temples d'une belle architecture et plaqués d'émail blanc: partout il vit des chars consacrés aux dieux. Le frère puîné de Bharata vit là des lacs tapissés de lotus, des bois en fleurs, une rivière limpide, qui descendait sur la pente d'une montagne. Il vit la délicieuse habitation d'Angada, les magnifiques hôtels bien fortifiés des nobles singes Maînda, Dwivida, Gavaya, Gavâksha, du sage Çarabha, des princes Vidyounmâla, Sampâti, Hanoûmat, Nîla, Kéçari, du singe Çatavali, de Koumbha et de Rabha. Les palais de ces magnanimes, bâtis çà et là dans la rue royale, s'élevaient, pareils à des nuées blanches: les plus suaves guirlandes en décoraient l'extérieur; ils regorgeaient de pierres fines et de richesses, mais la perle des femmes en faisait la plus charmante parure. Il vit, pareil au palais de Mahéndra et protégé d'un rempart, tel qu'une blanche montagne, le délicieux château du monarque des singes avec ses dômes blancs, comme les sommets du Kêlâsa, maison presque inabordable, aux jardins embellis d'arbres, où l'on cueillait du fruit en toute saison, aux bosquets enrichis de plantes fortunées, célestes, nées dans le Nandana, présent du grand Indra lui-même, et qui de loin ressemblait à des nuées d'azur. Couvert partout de singes terribles, leurs javelots à la main, il regorgeait de fleurs divines et montrait avec orgueil ses arcades en or bruni.
Apprenant que l'envoyé de Râma vient à lui sans trouble, Sougrîva commande aux ministres d'aller à sa rencontre, et ceux-ci l'abordent, tenant les paumes des mains réunies en coupe à leurs tempes. Lakshmana de parler aux conseillers, Hanoûmat à leur tête, en observant les bienséances, non par timidité d'âme, mais par le sentiment des convenances; puis, officiellement reconnu, il entra dans le palais. Quand ce guerrier, le devoir même incarné, eut franchi trois cours toutes couvertes de chars-à-bancs, il se vit en face du vaste sérail, que défendait une garde bien nombreuse. On y voyait briller çà et là beaucoup de trônes faits d'or et d'argent et sur lesquels s'étalaient de riches tapis. Là, il entendit un chant doux et des plus ravissants, qui se mariait à l'unisson des flûtes, des lyres et des harpes.
Le frère puîné de Bharata vit dans le palais du monarque un grand nombre de femmes avec différents caractères de figure, mais toutes fières de leur jeunesse et de leur beauté. Parées des plus riches atours, de bouquets et de guirlandes variées, elles étaient revêtues de robes différentes par les couleurs et n'étaient pas moins distinguées par la politesse que par la beauté.
Quand le héros eut comparé la joie de Sougrîva à la tristesse de son frère aîné, ce parallèle accrut encore plus dans son cœur la puissance de sa colère. À peine Angada l'eut-il vu irrité comme le roi des Nâgas ou comme le feu allumé pour la destruction du monde, qu'une vive émotion le saisit tout à coup, et son visage fut couvert de confusion. Les autres singes, qui gardaient la porte ou circulaient dans les cours du palais, s'inclinèrent humblement et leurs mains réunies en coupe devant Lakshmana.
Ensuite, il vit assis dans un trône d'or, éclatant à l'égal du soleil, couvert de précieux tapis, élevé au sommet d'une estrade, le roi des singes vêtu d'une robe divine, enguirlandé de fleurs célestes, frotté d'un onguent divin et les membres éblouissants de parures toutes divines: on eût dit l'invincible Indra même incarné sur la terre. Des femmes d'une beauté supérieure l'environnaient par centaines de mille: telles, sur le Mandara, de célestes Apsaras font cercle autour de Kouvéra. Lakshmana vit aussi les deux épouses, Roumâ, qui se tenait à la droite, et Târâ à la gauche du magnanime Sougrîva. Il vit encore à ses côtés deux femmes charmantes agiter sur le front du roi l'éventail blanc et le blanc chasse-mouche aux ornements d'or bruni.
À la vue de cette voluptueuse indolence, à la comparaison qu'il en fit avec la peine immense de son frère, Lakshmana sentit redoubler sa fureur. À peine Sougrîva eut-il aperçu Lakshmana, les yeux rouges de colère, la vue errante de tous les côtés, ridant son visage par la contraction des sourcils, mordant sa lèvre inférieure sous les dents, poussant maint et maint soupir long et brûlant, irrité enfin comme le serpent aux sept têtes enfermé dans un cercle de feux; à peine, dis-je, l'eut-il vu, les yeux rouges de colère, tenant son arc empoigné, qu'il se leva soudain et porta les mains en coupe à ses tempes.
Quand le héros fut entré dans son intérieur: «Assieds-toi là!» dit le roi des singes.
Alors, poussant un long soupir, comme un reptile enfermé dans une caverne, Lakshmana, retenu par les instructions qu'il avait reçues de son frère, lui répondit en ces termes: «Il est impossible qu'un envoyé, roi des singes, accepte l'hospitalité, mange ou s'assoie même, avant qu'il n'ait obtenu ce que demande son message. Quand le messager, heureux dans sa mission, a vu le succès couronner les affaires de son maître, il peut alors, monarque des singes, accepter les présents de l'hospitalité. Mais comment puis-je recevoir ici les tiens, sire, moi, qui ne t'ai pas encore vu satisfaire aux vœux du noble Râma?»
Aussitôt qu'il eut ouï ces paroles, Sougrîva de s'incliner devant Lakshmana et de répondre ainsi, les sens tout émus de frayeur: «Nous sommes entièrement les serviteurs de Râma aux prouesses infatigables; je ferai tout ce qu'il désire en échange du service qu'il m'a rendu. Accepte d'abord, suivant l'étiquette, l'eau pour laver et la corbeille de l'arghya; assieds-toi d'abord, Lakshmana, dans cet auguste siége; ensuite je parlerai un langage que tu aimeras entendre.»
Lakshmana dit: «Voici les instructions que m'a données Râma: «Tu ne dois pas accepter les présents de l'hospitalité dans la maison du singe avant que tu n'aies accompli ton message.» Écoute donc la mission, que j'ai reçue; médite-la, singe, et donne-lui dès l'instant, s'il te plaît, une prompte exécution.»
Ensuite, l'homicide héros des héros ennemis, Lakshmana tint ce langage mordant à Sougrîva, qui l'écouta même debout, environné de ses femmes. «Un roi qui a du cœur et de la naissance, qui est miséricordieux, qui a dompté ses organes des sens, qui a de la reconnaissance, qui est vrai dans ses paroles, ce roi est exalté sur la terre. Mais est-il rien de plus cruel au monde qu'un monarque esclave de l'injustice et violateur d'une promesse faite à ses amis, dont il avait déjà reçu les services? L'homme qui ment à son cheval tue cent de ses chevaux; s'il ment à sa vache, il tue mille de ses vaches; mais l'homme qui ment à l'homme se perd lui-même avec sa maison. L'homme qui fait un mensonge à la terre, son châtiment frappe dans sa famille et ceux qui sont nés et ceux qui sont à naître. Il y a, nous dit-on, égalité entre le mensonge à l'homme et le mensonge à la terre. Le mensonge à la terre atteint la postérité du menteur jusqu'à la septième génération. L'ingrat qui, obligé par ses amis, ne leur a jamais payé de retour le service rendu, mérite que tous les êtres conspirent à sa mort.
«Insensé, tu oublies que naguère, sur le Rishyamoûka, une des plus saintes montagnes, tu pris nos mains dans les tiennes pour nous garantir la vérité de ton alliance. Et maintenant, plongé dans tes voluptés matérielles, voici que tu déchires le traité!
«Ni la vérité, ni la promesse, ni l'autorité, ni la conférence, ni les mains serrées en présence du feu allumé ne sont rien à tes yeux! Ce fut, pervers, ce fut donc en toutes les façons que tu as trompé mon frère; lui, ce sage, à l'âme droite; toi, cœur vil, aux pensées tortueuses! Un tel mépris fait bouillonner dans mon sein une ardente colère, comme le gonflement du magnanime Océan au jour de la pleine-lune. Je vais t'envoyer, frappé de mes flèches aiguës, dans les habitations d'Yama! Certes! ici, avec mes flèches, moi qui te parle, je t'immolerai, comme le fut ton frère, toi, qui as déserté le chemin de la vérité, ingrat, menteur, aux paroles emmiellées, à l'âme inconstante et mobile par le vice de ta race!»
À Lakshmana, qui parlait ainsi, comme enflammé d'une ardente fureur, Târâ, semblable par son visage à la reine des étoiles, répondit en ces termes: «Le roi ne mérite pas que tu lui parles de cette manière, Lakshmana: le monarque des singes ne mérite pas ce langage amer, venu de tes lèvres surtout. Ce héros n'est pas ingrat, perfide et cruel; son âme n'est point amie du mensonge, son âme ne creuse pas des pensées tortueuses. Le vaillant Sougrîva ne peut oublier le service, impossible à d'autres, qu'il doit à Râma d'une vigueur incomparable. C'est la bienveillance de Râma qui met ici dans ses mains la gloire, l'empire éternel des singes, moi, et sur toutes choses, Roumâ, son épouse. Rentré en possession des plus douces jouissances par la bienveillance de Râma, il a voulu, c'était naturel! goûter de ses voluptés, lui de qui la douleur avait toujours été la compagne. Que le noble Raghouide veuille bien excuser, Lakshmana, un malheureux qui a passé dix années dans les fatigues de l'exil et dans la privation de toutes les choses désirées!
«Râvana aux longs bras est insurmontable à qui manque d'auxiliaires: ce besoin de vigoureux compagnons a donc fait expédier çà et là de nobles singes, afin qu'ils amènent pour la guerre d'autres chefs de singes en nombre infini. Si le monarque des simiens n'est pas sorti en campagne, c'est qu'il attend ici, pour assurer le triomphe de Râma, ces valeureux quadrumanes à la bien grande vigueur. Les dispositions de Sougrîva sont toujours, fils de Soumitrâ, ce qu'elles étaient auparavant.
«Voici le jour où doivent arriver tous les singes: les ours viendront ici par dizaines de billions, et les golângoulas par milliards; les tribus simiennes répandues sur la terre afflueront ici kotis par kotis. De la rive des mers, tous les singes qui habitent les îles de l'Océan vont accourir pleins de hâte devant toi: dépose donc, irascible guerrier, dépose là ton chagrin.
«Une fois détruite, la cité glorieuse du roi des mauvais Génies, les singes ramèneront ici la bien-aimée de ton frère, cette Djanakide charmante aux formes délicieuses, dussent-ils, monarque des hommes, l'arracher du ciel même ou des entrailles de la terre!»
Lakshmana, d'un caractère naturellement doux, accueillit avec faveur ce langage modeste, uni au devoir; et, voyant les paroles de Târâ bien reçues, le roi des singes rejeta, comme un habit mouillé, la crainte que les deux Ikshwâkides lui avaient inspirée. Ensuite il déchira la guirlande variée, grande, admirable, passée autour de son cou et resta dépouillé de cette royale distinction. Puis, le souverain de toutes les tribus simiennes, Sougrîva à la vigueur épouvantable, de parler à Lakshmana ce langage doux et fait pour augmenter sa joie:
«J'avais perdu mon diadème, fils de Soumitrâ, ma gloire et l'empire éternel des singes; mais j'ai recouvré tout par la bienveillance de Râma. Dans ce monde tel qu'il est, où trouver, dompteur invincible des ennemis, un être assez fort pour s'acquitter, par un service égal au sien, envers cet homme-Dieu, qui occupe la renommée du bruit de ses hauts faits?
«À quoi bon, seigneur, à quoi bon des alliés pour un bras qui, tirant son arc, fait trembler, au seul bruit de sa corde, la terre avec les montagnes? Je suivrai, sans aucun doute, je suivrai les pas du vaillant Raghouide, marchant pour l'extermination de Râvana et des généraux ennemis. Si j'ai péché quelque peu, soit par trop de confiance, soit par intempérance d'amour, il faut que Râma ait de l'indulgence: quel mortel n'a pas une faute à se reprocher?»
Ce langage du magnanime Sougrîva fit plaisir à Lakshmana, qui répondit ces mots avec amour: «Ces paroles, tombées de ta bouche, Sougrîva, sont d'une âme reconnaissante, qui sait le devoir et ne recule pas en face des batailles: elles sont dignes et convenables. Quel mortel, assis dans une haute puissance, toi, singe, et mon frère majeur exceptés, saurait ainsi reconnaître sa faute? Oui! tu es l'égal de Râma pour la bravoure et la force: ce sont les Dieux mêmes, roi des singes, qui t'ont donné à nous pour notre bonheur après une longue attente!
«Mais sors promptement d'ici; viens, héros, avec moi, viens consoler ton ami, le cœur déchiré à la pensée de son épouse ravie. Veuille bien excuser toutes les paroles injurieuses que j'ai dites pour toi sous l'impression des plaintes du Raghouide, vaincu par sa douleur.»
Les singes chargés des ordres du roi volent de tous les côtés et, couvrant le ciel, route divine, où circule Vishnou, ils tiennent offusqués les rayons du soleil. Dans les mers, dans les forêts, dans les montagnes et sur la rive des fleuves, les envoyés appellent tous les singes à soutenir la cause de Râma.
Partout, aussitôt qu'ils ont ouï les paroles des messagers et reçu l'ordre du monarque, semblable au noir Trépas, la gent quadrumane est frappée de terreur.
Alors trois kotis1 de singes au poil sombre comme le collyre s'avancent, de la montagne nommée le Grand-Andjana, vers ces lieux où Râma les attend. Dix kotis de singes couleur de l'or bruni viennent de la belle montagne, brillante comme l'or, où le soleil se couche à l'occident. Trente kotis de singes accourent du Mandara, une des plus hautes alpes de la terre: vaillants héros, ils ont la taille et la force des lions. Trois mille deux cents kotis de singes, les épaules couvertes d'une crinière léonine toute resplendissante, affluèrent des sommets du Kêlâsa. De ceux qui errent sur les flancs de l'Himâlaya et savent goûter la saveur de ses racines et de ses fruits, un millier de mille kotis se mit en campagne à la ronde. Du mont Vindhya sortirent mille kotis de singes, tels que des masses de charbon, épouvantables par l'aspect, épouvantables par les actions. Dix mille kotis de singes arrivèrent du mont Oudaya, tous renommés par le courage et la force. De ceux qui gîtent sur le rivage de la Mer-de-Lait, où ils mangent les fruits du xanthocyme et font leurs festins de cocos, il n'existe pas de nombre qui puisse exprimer la multitude infinie des croisés.
Les armées de ces hommes des bois accouraient des bords de la mer, des fleuves, des forêts; et l'astre du jour en était comme éclipsé.
Sougrîva de monter avec Lakshmana dans son palanquin d'or, brillant comme le soleil et porté sur les épaules de grands singes. Il sortit en roi, auquel est échu la gloire de ceindre une couronne sans égale; il sortit avec le parasol blanc élevé sur sa tête, avec l'éventail blanc, avec le blanc chasse-mouche, agités de tous les côtés autour de son visage. Environné de singes nombreux, terribles, des javelots à leur main, le fortuné monarque s'avançait, entouré de ses ministres à la grande vigueur; et, dans sa course rapide, il faisait trembler même le sol de la terre sous les pas de l'innombrable armée des singes. Dans ce voyage de Sougrîva, le ciel était comme rempli du bruit des conques et du son des tymbales. Les ours, par milliers, les golângoulas par centaines et des singes fortement cuirassés marchaient devant lui. Il franchit dans l'intervalle d'un instant la distance qui le séparait du Mâlyavat, la grande montagne: arrivé à la demeure, mais encore loin du noble Raghouide, le monarque des armées quadrumanes s'arrêta.
Sougrîva descendit avec Lakshmana; et, quittant sa litière d'or, le roi fortuné des singes, tenant au front ses deux mains en coupe et marchant à pied, s'approcha de Râma. Il se prosterna la tête sur la terre et se tint formant de ses mains jointes la coupe de l'andjali. À peine eut-elle vu son roi les paumes des mains réunies aux tempes, toute l'armée des quadrumanes se mit au front les deux mains et fit de même l'andjali.
Quand il vit ainsi la grande armée des singes comme un lac de lotus, dont les fleurs entr'ouvrent leurs calices, Râma fut satisfait à l'égard de Sougrîva. Le digne fils de Raghou étreignit dans ses bras le royal singe, il salua de quelques mots les ministres et lui dit: «Assieds-toi!» Alors, s'étant dépouillé de sa colère, il tint avec bonté ce langage au roi singe assis avec ses conseillers sur le sol de la terre:
«Écoute, ami, écoute cette parole: renonce à des jouissances brutales et sache que prêter du secours à tes amis, c'est défendre même ton royaume. Déploie tes efforts à la recherche de Sîtâ et travaille, ô toi qui domptes les ennemis, travaille à découvrir en quel pays habite Râvana.»
À ces mots, Sougrîva, le monarque des singes, s'incline entièrement rassuré devant Râma et lui répond en ces termes: «J'avais perdu ma fortune, ma gloire et l'empire éternel des singes; mais j'ai tout recouvré, grâce à ta bienveillance, héros aux longs bras! L'homme, ô le plus éminent des victorieux, qui ne te payerait pas de retour, à toi, père, seigneur et Dieu, le service rendu serait le plus ignoble des hommes.
«J'ai expédié en courriers, fléau des ennemis, les principaux de mes singes par centaines. Ces messagers doivent tous amener ici tous les simiens répandus sur la terre; ils amèneront les ours et les golângoulas; ils amèneront, fils de Raghou, les singes enfants des Dieux et des Gandharvas, héros d'une épouvantable vigueur, qui changent de forme à volonté, entourés chacun de son armée et versés dans la connaissance des lieux impraticables, des bois et des forêts.
«Des singes, pareils à des montagnes ou des nuages et qui peuvent se métamorphoser comme ils veulent, suivront tes pas dans la guerre, chacun avec toute sa parenté. Ces guerriers, qui ont pour armes, les uns des rochers, les autres des shorées et des palmiers, arracheront la vie à ton ennemi Râvana et ramèneront la Mithilienne dans tes bras!»
Sur ces entrefaites arriva l'épouvantable armée du roi singe, en tel nombre qu'elle éclipsait dans les cieux la grande lumière de l'astre aux mille rayons. Les yeux ne distinguaient plus aucun des points cardinaux enveloppés alors dans la poussière; et la terre elle-même tremblait tout entière avec ses bois, ses forêts et ses montagnes.
Un singe, nommé Çatabali, héros cher à la fortune, s'avança d'abord, environné par dix mille kotis de guerriers.
Ensuite, pareil à une montagne d'or, entouré par des armées au nombre de cinq et cinq fois mille kotis, parut le vaillant père de Târâ, le roi ou plutôt l'Indra même des singes, l'héroïque Souséna, honoré des plus grands ministres et semblable au Dieu Mahéndra.
Après lui, voici venir Gandhamâdana, sur les pas duquel marchent mille kotis et cent milliers de singes.
Derrière eux arrive l'héritier présomptif, d'une valeur égale à celle de Bâli, son père: Angada conduit mille padmas2 de singes avec une centaine de çankhas3.
Il est suivi par Rambha, splendide comme le soleil au matin: celui-ci commande une myriade avec onze centaines de guerriers.
Eux passés, apparaît un chef au grand corps, à la grande vigueur, telle qu'une montagne de noir collyre: c'est Gavaya. Dix mille héros exécutent ses commandements.
Après celui-ci, on voit arriver Hanoûmat, autour duquel se pressent mille kotis de singes à la vigueur épouvantable, tous pareils aux cimes du Kêlâsa.
Maintenant, voici le tour d'un chef effrayant à voir, Dourmoukha, comme on l'appelle, avec cent mille braves, auxquels s'ajoute encore une neuvaine de milliers. Intelligent, le plus vaillant des singes, estimé de tous les quadrumanes, son visage resplendit comme le soleil adolescent, et sa couleur imite celle des fibres du lotus.
Ensuite paraît le fils du père universel des créatures, le fortuné Kéçari, à la voix duquel obéissent des armées composant dix mille kotis de guerriers.
Sur leurs pas vient le grand monarque des singes à queue de taureau: il a nom Gavâksha et commande à mille kotis de golângoulas.
Immédiatement s'avance le roi des ours, appelé Dhoûmra, autour duquel marchent deux mille kotis d'ours à la couleur enfumée.
Après eux défilent trois cents kotis de singes épouvantables et pareils à de hautes montagnes sous les ordres d'un chef à la grande vigueur: son nom est Panasa.
Deux singes d'une force terrible, Maînda et Dwivida, entourent Sougrîva avec mille kotis de simiens.
À leur suite, Târa, brillant comme un astre, amène dans cette guerre cinq kotis de singes à la vigueur épouvantable.
Là, vient encore, avec un millier de mille kotis, Darimoukha à la grande force, honoré par tous les chefs des chefs.
Incontinent apparaît Indradjânou, le singe aux grands genoux, que suivent quatre kotis de magnanimes quadrumanes.
Puis s'avance, environné d'un koti et semblable à une montagne, Karambha à la grande splendeur, le visage brillant comme le soleil du matin.
Après lui se montre, guidant onze kotis répandus autour de sa personne, le singe fortuné Gaya, le chef suprême des chefs de troupes.
On voit enfin défiler tour à tour le prudent Vinita, et Koumouda, et Sampâti, et le singe Nala, et Sannata, et Rambha, et Rabhasa.
Ces quadrumanes et d'autres encore, venus pour cette guerre, tous capables de changer de forme à volonté, couvraient entièrement la terre, et les forêts et les montagnes. Les généraux des armées s'approchent, l'air joyeux, et tous ils courbent avec respect le front devant Sougrîva, le plus noble des quadrumanes. D'autres illustres singes s'avancent à leur instant et suivant leurs dignités; ils se tiennent alors devant Sougrîva, les mains réunies à la manière de l'andjali. Le monarque, joignant aussi les deux mains aux tempes, annonce à Râma, digne en tous points d'être aimé, que tous les singes à la grande vigueur sont arrivés.
Quand les généraux singes, pareils à des cimes de montagnes, eurent fait connaître exactement les états des armées, chacun s'en alla coucher à son aise, ou dans les grottes du Mâlyavat, ou sur la rive de ses cataractes, ou dans ses forêts charmantes.
Alors que le monarque vit tous les singes arrivés et campés sur la terre, il adressa joyeux ces mots à Râma:
«Daigne me donner tes ordres maintenant que je suis environné de mes armées. Veuille bien me conter la chose de la manière qu'elle doit marcher.»
À ces paroles du monarque, le fils du grand Daçaratha étreignit Sougrîva dans ses bras et lui répondit en ces termes: «Que l'on sache, bel ami, si ma Vidéhaine vit ou non. Que l'on sache, monarque à la haute sagesse, en quel pays demeure le démon Râvana. Quand je connaîtrai bien l'existence de ma Vidéhaine et l'habitation de Râvana, je déploierai avec ta grandeur les moyens exigés par les circonstances. Ni Lakshmana, ni moi, ne sommes les maîtres dans cette affaire: tu es la cause qui doit ici tout mouvoir, et c'est de toi que dépend toute la chose. Ainsi, fais-moi connaître toi-même, seigneur, la part que tu m'assignes dans cette affaire. L'homme qui trouve à s'appuyer sur un ami tel qu'est ta grandeur, modeste, courageux, plein de sagesse et versé dans la distinction des choses, doit parvenir à son but, je n'en doute pas.»
À ce langage, que Râma lui tenait d'une manière accentuée d'amour, le monarque des singes appela un général de ses troupes, nommé Vinata, à la voix tonnante comme une nuée d'orage, au corps semblable à une montagne, et dit au héros quadrumane d'une épouvantable vigueur, incliné devant lui avec respect: «Fais-toi accompagner par mille kotis de rapides quadrumanes, et va, environné des plus élevés entre les singes, qui savent mener et ramener une armée, fils eux-mêmes du Soleil ou de Lunus, instruits à bien connaître les circonstances des lieux et des temps; va, dis-je, fouiller toute la contrée orientale avec les forêts, les montagnes et les eaux. Recherchez-y la Vidéhaine Sîtâ et l'habitation de Râvana dans les régions impraticables des bois, dans les cavernes et dans les forêts.»
Alors que le monarque des simiens eut expédié ces quadrumanes dans le pays du levant, il fit partir d'autres singes pour les contrées méridionales.
D'après son ordre, Târa le plus vaillant des singes, entouré de cent milliers, se dirige, avec ses éminents compagnons, qui revêtent à leur gré toutes les formes, vers les excellentes et vastes régions du sud. Le roi fit connaître à ces quadrumanes, les principaux entre les simiens, tous les pays qui, dans cette plage, offraient des chemins difficiles ou dangereux.
Sougrîva tenait en grande estime la force et la bravoure d'Hanoûmat: ce fut donc à ce quadrumane surtout, le plus excellent des singes, qu'il adressa la parole en ces termes: «Je ne vois, prince des singes, ni sur la terre, ni dans les eaux, ni dans l'atmosphère, ni dans les enfers, ni dans le séjour des Immortels, oui! je ne vois personne qui puisse mettre un obstacle à ta route. Les mondes te sont connus, grand singe, avec les Dieux, et les Gandharvas, et les Nâgas, et les Dânavas, et les mers, et les montagnes. Liberté d'allures, promptitude, force, légèreté: ces dons, héros, sont tels en toi, qu'on les voit dans ton père, le magnanime Vent.
«Sur la terre, il n'existe aucun être qui te soit égal en force: veuille donc agir de manière que la vue de Sîtâ soit rendue bientôt à nos yeux. Il y a en toi, Hanoûmat, tout courage, toute énergie, toute force, avec un art d'assouplir à ta volonté et les temps et les lieux, avec une science de gouverner dégagée de toute impéritie.
Quand le monarque eut mis sur les épaules d'Hanoûmat la charge de cette affaire, il parut s'épanouir de l'âme et des sens, comme s'il eût déjà tenu la réussite en ses mains. Aussitôt que Râma eut compris que le roi comptait sur Hanoûmat pour le succès de l'expédition, ce prince à la grande intelligence réfléchit en lui-même, et lui donna joyeux son anneau, sur lequel était gravé le caractère de son nom, pour qu'il se fît reconnaître avec ce bijou par la fille des rois: «À sa vue, la fille du roi Djanaka, noble singe, pensera que tu viens envoyé par moi, et ta vue ne pourra lui causer d'inquiétude. Car ta sagesse, tes actions illustres et ce choix dont t'honore Sougrîva, tout m'entretient déjà du succès, comme s'il était obtenu.»
Hanoûmat reçoit l'anneau et le porte à son front avec ses mains jointes; puis, quand il se fut prosterné aux pieds de Râma et de Sougrîva, le noble singe, fils du Vent, escorté de ses compagnons, prit son essor dans les airs. Semant la joie dans cette nombreuse armée de robustes hommes des bois, le fils du Vent brillait alors dans le ciel balayé des nuages, comme la lune au disque pur, environnée par les bataillons des étoiles.
Quand Sougrîva eut fait partir sous les ordres d'Hanoûmat ces quadrumanes, doués tous d'intelligence, de courage et d'une agilité égale à la rapidité même du vent, le monarque à la grande splendeur manda un chef d'une épouvantable vaillance, nommé Soushéna, le père de Târâ, et, portant ses mains réunies à ses tempes, il s'inclina devant lui, honora son illustre beau-père et lui tint ce langage: «Prête l'appui de ton aide à Râma dans la présente affaire. Entouré de cent mille singes rapides, va, mon doux seigneur, dans la contrée occidentale, où préside Varouna.
«Une fois trouvées la Vidéhaine et l'habitation de Râvana, une fois arrivés au mont Asta, revenez, après un mois écoulé. Ce temps expiré, je punirais de mort le retardataire!
«Si nous ramenons à la vue de Râma la belle Mithilienne, son épouse, nous aurons entièrement acquitté notre dette envers lui et payé d'un service le bon office qu'il nous a rendu. Je trouve dans ta grandeur un père donné par l'alliance aussi vénérable à mes yeux, Soushéna, qu'un père donné par la nature: il n'est pour moi aucun ami qui me soit égal à toi. Ainsi règle tout de telle sorte que j'aie bientôt le plaisir de te voir ici revenu après ta mission accomplie.» À peine eurent-ils entendu ce discours habile du monarque des simiens, que les singes partirent, l'âme transportée d'ardeur, sous les ordres de Soushéna, pour fouiller cette région, à laquelle préside le Dieu Varouna.
Aussitôt l'auguste suzerain de s'adresser au singe Çatabali en ces paroles utiles au pieux Râma et funestes au démon Râvana: «Fais-toi accompagner, dit-il au vaillant héros, monarque estimé de tous les quadrumanes; fais-toi accompagner de cent mille rapides simiens, et fouille avec les singes fils d'Yama toute la région du nord, que protège le roi sage des Yakshas, des Rakshasas, des Gandharvas et des Kinnaras, le magnanime Dieu qui donne à son gré les richesses et qui voile au front avec une tache brune la place où manque l'un de ses yeux. Là, que vos grandeurs cherchent avec des singes invincibles cette noble fille de Vidéha, l'épouse du sage Râma. Vous devez, singes, au risque même d'y laisser votre vie, ne rien passer en cette région sans le visiter dans le but d'y retrouver la fille du roi des Vidéhains.
«Revenez, une fois trouvés la Mithilienne et l'asile de Râvana. Ne restez pas loin d'ici plus d'un mois: ce temps écoulé, je punirais de mort le retardataire!»
Il dit; et les singes, à qui ces paroles s'adressaient, de courber aussitôt la tête jusqu'à terre aux pieds de Râma et de leur monarque à la bravoure infinie; puis, de partir ensemble d'un vol rapide pour cette plage du monde où préside Kouvéra.
Les héros singes à la grande force vinrent, en bondissant, jurer cette promesse.
«Moi seul, je veux immoler Râvana dans le combat, et, quand j'aurai tué cet impur, enlever rapidement la fille du roi Djanaka.
«Je fendrai la terre et je bouleverserai les flots de la mer! Je franchirai, n'en doutez pas, vingt yodjanas d'un seul bond! Le grand monarque des quadrumanes a tort d'appeler pour cette guerre un si grand nombre de singes: il suffira de moi seul pour accomplir toute cette affaire.»
Pendant cette grande revue de Sougrîva, chacun des singes, dans l'orgueil de sa force, vint se lier individuellement par cette promesse; et, quand ils eurent tous prononcé le serment, ces magnanimes à la grande vigueur, les plus éminents des singes partirent chacun pour sa région avec le désir de satisfaire le suzerain.
Le roi Sougrîva fut content, alors qu'il eut expédié en éclaireurs les premiers généraux des armées simiennes par tous les points du ciel; et Râma, dans la compagnie de son frère, habita ce mont Prasravana, attendant que fût expiré le mois accordé aux singes pour découvrir sa bien-aimée Sîtâ.
Après le départ des singes, Râma dit à Sougrîva: «Par quelles circonstances, héros aux longs bras, as-tu jadis exploré ce monde? Comment ta grandeur a-t-elle pu connaître ce globe entier de la terre, si difficile à connaître? Comment l'as-tu parcouru?» À ces paroles de Râma: «Écoute, dit le monarque des singes; écoute, Râma; ce qui jadis m'a forcé de le voir.
«Chassé par Bâli, mourant de peur, courant de toute ma vitesse, je visitai, noble fils de Kakoutstha, je visitai la terre de tous les côtés, observant et les fleuves divers, et les cités, et les forêts. Je parcourus d'abord la plage orientale; puis j'errai çà et là dans la région méridionale; ensuite je promenai dans les pays du couchant la terreur qui me talonnait sans cesse.
«Un long temps avait déjà coulé quand le fils du Vent eut un heureux souvenir et me tint ce langage: «Matanga jadis a maudit Bâli au sujet de Mahisha: «Singe, a-t-il dit, garde-toi bien d'entrer jamais ici dans les bois du Rishyamoûka! Ta tête, si tu enfreignais ma défense, se briserait en cent morceaux!» Cette haute montagne du Rishyamoûka se présente à mon souvenir en ce moment. Allons-y tous, sire; ton frère n'y viendra pas.»
«À ces mots d'Hanoûmat, moi, qui avais déjà fait cent fois le tour de la terre, chassé par la crainte de Bâli, je me rendis à ce grand ermitage, où je fus à l'abri de mon ennemi. Telles sont, en vérité, les circonstances auxquelles je dus alors de voir par mes yeux mêmes ce monde entier et le Djamboudwîpa dans sa vaste étendue.»
Cherchant la noble Vidéhaine, explorant la terre avec les montagnes, les eaux et les forêts, tous les chefs des troupes simiennes avaient déjà fouillé, pour y trouver l'épouse de Râma, toutes les plages du monde, suivant la parole du maître et comme le roi des singes leur avait commandé. Scrutant çà et là toutes les montagnes, les étangs, les défilés, les forêts, les cavernes, les fourrés, les cataractes, les collines et tous les rochers, les chefs des quadrumanes s'étaient rendus en tous les pays que Sougrîva leur avait indiqués.
Tous, ils avaient mainte fois visité, inébranlables dans la recherche de Sîtâ, les plateaux des montagnes avec leurs sommets plantés d'arbres nombreux, et parcouru toutes les habitations.
Les recherches finies et le premier mois écoulé, les chefs des armées simiennes retournèrent sans espérance vers le monarque des singes au mont Prasravana.
Vinata, secondé par ses quadrumanes, avait fouillé entièrement la plage orientale, mais il revint à la caverne Kishkindhyâ, n'ayant pas vu Sîtâ. L'héroïque et grand singe Çatabali avait fouillé toute la contrée septentrionale; mais il revint aussi, n'ayant pas vu Sîtâ. Soushéna, qui avait porté ses pas dans les régions du couchant, revit son noble gendre au bout du mois accompli; mais son retour n'apporta point de plus grandes nouvelles au mont Prasravana.
Tous, ils s'approchent du monarque, assis avec son allié Râma sur un flanc de la montagne; ils s'inclinent à ses pieds et lui tiennent ce langage:
«On a fouillé toutes les montagnes, et les bois, et les fourrés, et les fleuves, et les mers, et toutes les campagnes. On a parcouru les défilés; on a visité les cavernes de toutes les formes; on a battu les massifs des lianes ou des broussailles et coupé les hautes herbes. Nos singes, dans la pensée qu'ils avaient peut-être devant eux une métamorphose de Râvana, ont effarouché çà et là, ils ont tué même de grands, d'épouvantables animaux, remplis de vigueur, doués horriblement de force et de courage. Nos singes, criant, marchant, courant, sautant ou grimpant, ont pénétré dans tous les endroits impénétrables, qu'ils ont fouillé mainte et mainte fois. Ils n'ont rien ménagé pour atteindre au but de leur voyage; mais nulle part ils n'ont pu saisir un seul renseignement sur l'infortunée Vidéhaine.»
Hanoûmat, suivi des singes, à la tête desquels marchait Angada, s'en était allé dans la région méridionale, suivant l'ordre que lui avait donné Sougrîva.
Ces quadrumanes, cherchant avec fureur, sans ménager leur vie pour le service de Râma, pénètrent dans les endroits les plus épouvantables ou les plus inaccessibles.
Tous accablés de lassitude, manquant d'eau, exténués de faim et de soif, après avoir fouillé cette plage méridionale, impraticable, hérissée par des amas de montagnes, et cherché, malades de besoin, mais toujours sans les trouver, un ruisseau et Sîtâ; alors, dis-je, tous ces quadrumanes, épuisés de fatigue, s'étant réunis là, tombèrent dans l'abattement, l'âme consternée, le visage défait, le corps tremblant à la pensée de Sougrîva et l'esprit comme halluciné par la crainte du puissant monarque des singes. Vivement affligés de ce qu'ils n'avaient pu voir ni Sîtâ, ni Râvana, mourant de faim, de fatigue et de soif, ils virent, tandis qu'ils aspiraient à trouver de l'eau, ils virent devant eux un antre formé par les déchirements de la montagne; caverne enveloppée d'arbres, mais engloutie dans une profonde nuit et capable d'inspirer la terreur au céleste Indra lui-même.
De là sortaient de tous les côtés, hérons, cygnes, grues indiennes et martins-pêcheurs, oies du brahmane, mouillées d'eau et le plumage teint par le pollen des lotus, gallinules, pygargues, coqs-d'eau, canards aux plumes rouges, kalahansas, pélicans et autres oiseaux aquatiques.
Le cœur de tous les singes fut saisi d'admiration à la vue de cette caverne; et leur âme, suspendue entre l'espérance de l'eau et la crainte de n'en pas trouver, fut remplie tout à la fois de douleur et de joie. Ensuite le fils du Vent, Hanoûmat, adressa les paroles suivantes à tous les singes rassemblés, après qu'il eut fouillé avec eux cette impraticable région du midi, couverte par une multitude de montagnes: «Nous sommes tous fatigués, et la Mithilienne ne s'offre pas encore à nos yeux; mais nous voyons sortir de cette caverne, par centaines et par milliers, des bandes nombreuses d'oiseaux habitués sur les ondes. Sans doute, il doit se trouver là, soit un bassin d'eau, soit un lac, puisqu'on en voit sortir ces oiseaux pêcheurs. Entrons dans cette grande caverne: là, nous pourrons noyer dans l'eau la crainte de mourir par la soif et nous y chercherons Sîtâ de tous les côtés. À coup sûr, il doit se trouver là un grand lac où les eaux abondent.»
À ces mots, tous les singes entrent dans cette caverne, enveloppée de ténèbres, sans soleil, sans lune, horrible, épouvantable.
D'abord Hanoûmat à leur tête, ensuite Angada et ses compagnons après lui, tous se tenant l'un à l'autre enchaînés par la main, pénètrent jusqu'à la distance d'un yodjana dans cette caverne impraticable, hérissée d'arbres, embarrassée de lianes. Les singes remplissaient tous ces lieux du cri forcené de leurs noms, afin de s'y reconnaître mutuellement. Déjà, continuant à manquer d'eau, troublés, l'esprit comme perdu et mourants de soif, ils avaient passé l'intervalle d'un mois entier dans cette épouvantable caverne. Alors, épuisés de fatigue, maigres, le visage défait, le sang allumé par la soif, ils aperçurent avec délices une clarté semblable aux rayons du soleil.
Arrivés dans ce lieu charmant, d'où les ténèbres étaient bannies, ils virent des arbres d'or, éblouissants d'une splendeur égale à celle du feu. C'étaient de magnifiques shoréas, des pryangous, des tchampakas, des mulsaris, des açokas, des arbres à pain et des nagapoushpas, tous parsemés de bourgeons rouges, tous semblables au soleil du matin et répétant sous leurs voûtes les gazouillements des oiseaux les plus variés. Ils virent là des étangs de lotus aux ondes brillantes et diaphanes, au milieu desquelles circulaient des tortues d'or mêlées à des poissons d'or. On voyait aussi là des chars d'or et des palais de cristal, aux fenêtres d'or, aux vitres de perles.
Là étaient des mines d'argent, d'or, de pierres fines et de lapis-lazuli, vastes, admirables, resplendissantes de lumière. Là, partout, les singes voient des amas de pierreries.
Ces hôtes des bois admirent des lits et des siéges en or et en ivoire, grands, de formes diverses et couverts de riches tapis. Des piles de vaisselles et de coupes, soit d'argent, soit d'or; des racines, des fruits, des mets délicats et purs; des breuvages de haut prix et des liqueurs de toutes les espèces, des parfums à l'odeur suave d'aloës et de sandal; des couvertures, soit en laine, soit en poil de rankou, soit en couleurs mélangées pour les éléphants; des tas de vêtements précieux et de riches pelleteries. Les singes voient çà et là, pareils aux flammes du feu, des amas éblouissants, célestes, d'or en lingots.
Là, sur un brillant siége d'or, s'offrit aux yeux des singes une femme anachorète, vouée au jeûne, vêtue d'écorce et d'une peau de gazelle noire. Aussitôt le docte Hanoûmat, courbant aux pieds de la pénitente sa taille semblable à une montagne, réunit en coupe à ses tempes les paumes de ses deux mains, et: «Qui es-tu? lui demanda-t-il. À qui sont ce palais, cette caverne et ces riches pierreries?
«Auguste sainte, nous sommes des singes, qui parcourons incessamment les forêts; nous sommes entrés avec imprudence sous les voûtes de cette caverne enveloppée de ténèbres. Consumés par la faim et la soif, accablés de fatigue, exténués de lassitude, nous avons pénétré dans ce gouffre de la terre, espérant y trouver de l'eau. Mais la vue de cette admirable, céleste et fortunée caverne, d'un parcours impraticable, a redoublé la peine, le trouble et l'aliénation de notre âme.
«À qui donc appartiennent ces beaux arbres d'or, embaumés de suaves parfums et qui, chargés de fleurs et de fruits d'or, resplendissent à l'égal du soleil adolescent? À qui ces racines, ces fruits, ces mets délicats et purs? À qui ces chars d'or et ces maisons d'argent, aux fenêtres d'or, aux vitres de perles? Par la puissance de qui ces arbres faits d'or ont-ils obtenu le don merveilleux de végéter? Comment trouve-t-on ici des lotus d'une telle richesse et d'un parfum si doux? Qui a pu faire que ces poissons d'or nagent dans ces limpides ondes? Veuille bien, dans notre ignorance à tous, veuille bien nous raconter exactement qui tu es et de quelle dignité est revêtu le maître de cette immense caverne?»
À ces mots d'Hanoûmat, la pénitente, fidèle à suivre le devoir et qui trouvait son plaisir dans celui de toutes les créatures, lui répondit en ces termes: «Jadis il fut un prince des Dânavas, savant magicien, doué d'une grande vigueur et nommé Maya: ce fut par lui que fut construite entièrement cette caverne d'or avec l'art de la magie. Il était dans les temps passés le Viçvakarma des principaux Dânavas, et ce palais superbe d'or massif fut bâti de ses mains. Il pratiqua mille années la pénitence dans la grande forêt, et le père des créatures le récompensa par le don merveilleux d'une force égale entièrement à la force même d'Ouçanas.
«Alors, exempt de la mort, plein d'une vigueur formidable, maître souverain de toutes les choses qu'il pouvait désirer, il habita quelque temps au sein des plaisirs dans cette immense caverne. Mais l'amour, dont il s'éprit enfin pour la nymphe Hémâ, ayant excité la jalousie de Pourandara, ce Dieu vint l'attaquer, sa foudre en main, et le tua.
«Après lui, Brahma transmit à la charmante Hémâ cette forêt sans pareille, les jouissances éternelles des choses désirées et ce magnifique palais d'or. Mon père est Hémasâvarni, je m'appelle Swayamprabhâ, et c'est à moi qu'Hémâ, nobles singes, a confié la garde de son palais.
«Hémâ est ma bien chère amie; je garde, à cause de l'amitié qui nous unit, le palais de cette nymphe, qui excelle dans le chant et la danse.»
Quand Swayamprabhâ eut parlé ainsi dans ce beau langage, sympathique au devoir, Hanoûmat, le prince des singes, fit cette réponse à la pénitente: «Nous sommes dans le besoin; donne-nous à boire, noble femme aux yeux de lotus, et daigne nous conserver la vie, à nous qui mourons faute de nourriture.»
Attentive à marcher dans son devoir, la pénitente, à ces mots, prit des racines et des fruits, qu'elle donna aux singes, en observant les règles de l'étiquette. Les quadrumanes alors de manger, après qu'ils ont reçu d'elle ces présents de l'hospitalité et qu'ils ont honoré la sainte conformément aux lois de la politesse. Dès qu'ils ont bu l'eau pure et mangé tout ce qu'on leur avait offert, les chefs des singes contemplent de tous côtés le merveilleux spectacle de ces beaux lieux.
Ces nobles singes avaient tous maintenant l'âme sereine; la brûlante fièvre s'était enfuie d'eux; ils se montraient là tous restaurés dans toute leur force et dans toute leur beauté. La pénitente, qui marchait sur la voie même de Brahma, adresse alors ces limpides paroles à ces joyeux habitants des bois: «Pour quelle affaire? à cause de qui êtes-vous donc venus dans ces routes difficiles? Comment avez-vous été conduits à visiter cette caverne impénétrable? Si vous avez ranimé votre langueur avec ce festin de racines, si la chose est telle que je puisse l'entendre, je désire la connaître: ainsi, parlez, singes!»
À ces mots de la pénitente, Hanoûmat, le fils du Vent, se mit à lui conter leur mission avec franchise et dans toute la vérité. «Le fortuné fils du roi Daçaratha, ce Râma, le monarque du monde entier, ce Râma, semblable à Varouna ou tel que le grand Indra, était venu s'établir dans la forêt Dandaka avec Lakshmana, son frère, et Sîtâ, sa royale épouse. Mais Râvana, abusant de la force, enleva cette princesse dans le Djanasthâna. Le monarque des héros quadrumanes, héros lui-même, un docte singe, ami de Râma (on l'appelle Sougrîva), nous a fait partir, environnés de ces vaillants simiens, desquels Angada est le chef, pour sonder la plage méridionale où circule l'étoile Agastya et qu'Yama couvre de sa protection.
«Cherchez, tels sont les ordres, qu'il nous a donnés, cherchez tous de concert ce démon Râvana, qui change de forme à volonté, et sa captive Sîtâ, née dans le Vidéha.
«Nous tous alors de fouiller entièrement la région du midi, mais en vain; ni Sîtâ la Vidéhaine, ni Râvana son tyran, ne s'offrit à nos regards. Enfin, épuisés de fatigue, dévorés par la faim, consumés par la soif, déchirés par la crainte de Sougrîva, nous cherchons un abri au pied des arbres, tous le visage sans couleur, tous plongés dans nos réflexions, sans trouver nulle part un moyen pour aborder à la rive ultérieure de ce vaste océan d'incertitudes, où flottaient nos esprits ballottés. Tandis que nous promenions çà et là nos regards, nous entrevîmes, caché sous des buissons et des lianes, un antre ouvert, comme une grande bouche de la terre.
«Il en sortait, et des cygnes, avec des gouttes d'eau tremblottantes sur leurs ailes, et des pygargues, et des grues indiennes, et de ces oies rouges, qu'on appelle des tchakras, et des gallinules, et des canards, les plumes stillantes d'eau, tous mêlés à d'autres oiseaux aquatiques.
«Voici quelle pensée nous vint à l'esprit devant le spectacle de ces volatiles, hôtes accoutumés des eaux: «Mes bons quadrumanes, dis-je à mes compagnons, entrons là!» Et tous, ils se réunissent à mon conseil d'un accord unanime. «Entrons donc! marchons!» s'écrient à la fois tous mes singes, se hâtant d'accomplir cette commission que nous a donnée le maître. Nous alors de nous tenir fortement l'un à l'autre enchaînés par la main et d'entrer, sans plus réfléchir, dans cette caverne enveloppée de ténèbres. Voilà quelle est notre mission; voilà quel fut le motif qui nous fit entrer dans cette caverne: au moment où nous vînmes près de toi, nous allions tous périr de faim. C'est alors que, remplissant à notre égard le devoir de l'hospitalité, tu nous a donné des fruits et des racines: nous les avons mangés, déchirés que nous étions par la fatigue et la faim. Parle! que doivent faire les singes pour s'acquitter envers toi de ce bon office?»
À ce langage, que lui adressait le fils du Vent, la pénitente aux vœux parfaits répondit en ces termes à tous les singes:
«Je suis contente de vous tous, singes à la grande vigueur: je marche dans le devoir; ainsi, personne n'a rien à faire ici pour moi.»
Hanoûmat lui tint de nouveau ce langage: «Ta sainteté nous a parfaitement accueillis, moi et tous mes habitants des bois; tu nous as traités avec les honneurs de l'hospitalité, et notre accablante fatigue est maintenant dissipée. Nous t'avons fait connaître dans sa vérité la cause de notre voyage et raconté comment nous étions occupés à la recherche de Sîtâ la Vidéhaine. Le monarque des singes nous a fixé lui-même, en présence des quadrumanes, une limite de temps: «Une fois le mois accompli, revenez! autrement, je punirai de mort tout retardataire!»
«Tel est, noble dame, l'ordre que nous avons reçu du maître. Sans doute les singes, à la marche légère, ont déjà fouillé toutes les autres plages. Mais nous, à qui la région du midi fut assignée par Sougrîva, cet antre ouvert s'offrit à nos yeux, après que nous eûmes couru de tous les côtés à la ronde. Entrés étourdiment ici pour continuer la recherche de Sîtâ, nous n'y voyons pas, femme à la jolie taille, un chemin de sortie qui nous mène dehors.»
À ce langage d'Hanoûmat, alors tous les singes, joignant les mains pour l'andjali, disent à la pénitente, fidèle à suivre le devoir:
«Depuis que nous promenons çà et là nos courses sous les voûtes de cet antre obscur, le temps qui nous fut accordé par le magnanime Sougrîva a franchi déjà sa limite. Veuille donc nous conduire tous hors de ces lieux, car le roi Sougrîva, outre qu'il est sévère, met ses plus grands soins à plaire au noble fils de Raghou. Nous avons à terminer, sainte anachorète, une laborieuse affaire, que nos longues erreurs dans ces lieux nous ont empêchés d'accomplir.
«Ainsi, daigne nous protéger dans la crainte que nous inspire ce roi si terrible, et veuille bien nous tirer de cette caverne impraticable.»
À tous les singes qui parlaient ainsi, la pénitente qui aimait à faire du bien à toutes les créatures répondit au comble de la joie, avec la volonté de les conduire hors de ces vastes souterrains:
«Il n'est pas facile, à mon avis, d'en sortir vivant à celui que son malheur fit entrer dans cet antre, dont le tonnerre d'Indra même a déchiré le sein par un déchaînement impétueux de sa colère. Néanmoins, grâce à la puissance que je possède en vertu de ma pénitence, grâce aux mérites conquis par mes constantes macérations, vous sortirez tous, singes, de cet obscur labyrinthe. Mais fermez tous, nobles simiens, fermez bien vos yeux, car il est impossible d'en sortir à qui tient ses yeux ouverts.»
Alors tous les singes à la fois, impatients de quitter cette caverne, se couvrent les yeux avec les paumes très-délicates de leurs mains; et, dans l'intervalle d'un clin d'œil seulement, la pénitente mit à la porte des souterrains ces magnanimes quadrumanes, le visage caché entre leurs mains.
Quand elle eut délivré les singes, elle se mit à les consoler et leur tint ce langage: «Ici est le fortuné mont Vindhya, rempli de grottes et de cascades; là, est le mont Prasravana; à côté, c'est la mer. La félicité vous conduise, nobles singes! Moi, je m'en retourne dans mon palais!» À ces mots, la sainte rentra dans l'épouvantable caverne, elle qui pouvait franchir les distances dans l'espace d'un clin d'œil, par la vertu de sa pénitence et de son unification en Dieu.
Les singes à la grande vigueur se tenaient encore là, cachant leur visage entre les mains; et ce fut un instant seulement après son départ qu'ils rouvrirent les paupières. Ils virent alors une mer épouvantable, empire de Varouna, aux bruyantes vagues, pleines de grands cétacées, et qui semblait n'avoir pas de rivages. Arrivés dans cette douce et belle région, éclairée du soleil, tous alors, comme ils avaient manqué à l'ordre qu'ils avaient reçu, tous alors ils se dirent l'un à l'autre ces paroles: «Voici déjà expiré le temps dont le roi nous imposa la loi, pour trouver l'épouse de Râma et ce rôdeur impur des nuits, le démon Râvana.»
Assis sur le flanc aux arbres fleuris du mont Vindhya, eux alors de se plonger dans une profonde rêverie.
Ensuite l'héritier présomptif, Angada, le singe aux épaules de grand lion, aux bras longs et musculeux, tient à ses compagnons cet énergique langage: «Nous sommes tous venus ici d'après l'ordre même du monarque des simiens; mais, entrés dans la caverne et plongés dans ses ténèbres, il nous fut impossible de connaître, singes, que le mois avait achevé son cours. Maintenant que nous avons laissé fuir le temps fixé par Sougrîva lui-même, ce qui nous convient à nous, hommes des bois, c'est de nous asseoir dans une privation absolue d'aliments et d'y rester jusqu'à la mort! Le monarque des simiens est tout puissant; il est naturellement sévère: l'auguste Sougrîva ne voudra point nous pardonner cette transgression à ses commandements. Il ne saura pas sans doute quels épouvantables, quels immenses travaux nos efforts ont accomplis dans la recherche de Sîtâ; il ne verra, lui, pas autre chose que la faute. Nous avions tous reçu des ordres, nous y avons tous manqué: eh bien! renonçant à nos maisons, à nos richesses, à nos épouses, à nos fils mêmes, asseyons-nous dans un jeûne opiniâtre jusqu'à en mourir. Ne laissons pas au roi de châtier notre retour après le temps écoulé; mieux vaut mourir ici volontairement que subir là une mort indigne de nous! Celui par qui je fus sacré comme l'héritier de la couronne, ce n'est point Sougrîva; non! c'est Râma, l'Indra des hommes, si versé dans la science du «connais-toi toi-même.» Le roi porte liée à son cou une vieille inimitié contre moi, et, voyant ce retard, il m'infligera un rigoureux supplice pour la faute de revenir après une trop longue attente. Que me serviront mes amis, quand ils verront mon infortune couper le fil de ma vie? Mieux vaut ici m'ensevelir dans le jeûne sur le délicieux rivage de cette mer!» À ces mots, que le prince héréditaire avait prononcés d'un ton lamentable, tous les plus distingués des quadrumanes tinrent alors ce langage: «Sougrîva est d'un naturel sévère, il veut plaire à son allié Râma; quand il nous verra de retour, après le terme fixé, n'ayant point accompli notre mission, n'ayant pas vu Sîtâ, il est certain qu'il nous punira de mort dans son désir empressé de faire une chose qui soit agréable à Râma. Les rois ne pardonnent pas les fautes dans les princes du peuple, et nous sommes des chefs qu'il a mis dans sa plus haute estime. Puisque la chose en est venue à de telles extrémités, il vaut donc mieux nous laisser mourir de faim!»
Quand ils eurent écouté les paroles du fils de Bâli, ces nobles simiens alors de toucher l'eau et de s'asseoir tous à l'orient. Décidés à le suivre dans la mort, tous, la face regardant le septentrion, ils s'assirent par terre sur des kouças, la pointe des herbes courbée au midi.
Tandis que tous les singes étaient assis sur la montagne au sein du jeûne, voici venir dans ces lieux le roi des vautours, chargé d'années, Sampâti, fameux par son courage et sa vigueur, le plus éminent des oiseaux, le frère aîné du vautour Djatâyou. Sorti d'un antre ouvert dans les flancs du grand mont Vindhya, il vit les singes couchés là et prononça tout joyeux ces paroles: «Sans doute il y a dans l'autre monde une fortune qui dirige ici-bas les choses avec sa loi, car je trouve enfin, après un si long jeûne, ce festin servi là pour moi! Je vais donc manger, à mesure qu'ils mourront, ce qu'il y a de plus exquis dans les plus excellents des singes!» Quand il eut dit ces mots, Sampâti resta là, tenant ses regards attachés sur les singes.
À peine Angada eut-il entendu ces paroles épouvantables du roi des vautours, qu'il adressa, tremblant au plus haut point, ce langage au vertueux Hanoûmat: «Voici le fils de Vivasvat, Yama lui-même, que la perte de Sîtâ fait venir ici devant nos yeux pour le malheur des singes.
«Après qu'il a perdu, et Djatâyou, et Bâli, et Daçaratha lui-même, ce rapt de Sîtâ jette encore ici les singes dans un affreux péril. Heureux ce roi des vautours qui tomba sous les coups de Râvana, en déployant sa vaillance pour la cause de Râma!»
Aussitôt qu'il eut ouï ces paroles échappées à la bouche d'Angada, l'amour qu'il portait à son frère mineur fit tout à coup palpiter le cœur de Sampâti. Debout sur le mont sublime, l'inaffrontable vautour au bec acéré tint ce discours aux singes entrés dans le jeûne afin d'y mourir: «Qui parle ici de Djatâyou, qui m'est plus cher que la vie?
«Qui est ce Râma pour lequel est mort Djatâyou?
«Je suis l'aîné, princes des singes; Djatâyou était mon jeune frère. Qui donc a tué Djatâyou? Comment? Où?
«Mais je suis dans l'impuissance de voler, car les rayons du soleil ont brûlé mes ailes; et vos grandeurs combleraient mon envie si elles voulaient me descendre vers elles du sommet où je suis de la montagne.»
Les conducteurs des singes, à ces mots dits sur un ton arraché par la douleur, se défièrent de son action et ne crurent point à son langage. Néanmoins, ces héros, entrés dans le jeûne de la mort, réfléchissaient, la tête baissée à terre, et cette pensée leur vint à l'esprit: «Ce cruel va nous dévorer tous. S'il nous mange, tandis que nous voilà tous assis dans le jeûne pour y mourir, eh bien! notre affaire en sera plus tôt faite et nous serons arrivés d'un seul coup à notre but!» Aussitôt venue cette réflexion, les chefs des singes descendirent eux-mêmes, de la cime où il se tenait, le colossal oiseau; et quand ils eurent mis le volatile au pied, Angada lui tint ce langage: «Jadis vivait un singe d'une grande majesté, roi des ours et monarque des simiens. C'était mon aïeul, ô le plus noble des oiseaux. De ce prince vertueux, à l'âme pure, sont nés deux fils vigoureux et magnanimes:
«Bâli, le roi des singes, et Sougrîva, le fléau de ses ennemis. Leurs hauts faits sont également célèbres dans le monde: c'est le roi des singes qui fut mon père. Râma, ce grand héros des kshatryas, ce monarque de l'univers entier, ce fils charmant du roi Daçaratha, est sorti de sa patrie à l'ordre de son père, et, marchant sur le chemin du devoir, il est entré dans la forêt Dandaka, suivi de Sîtâ, son épouse, et de Lakshmana, son frère. Râvana, l'éternel ennemi des brahmes, ce Démon, parvenu dans tous les crimes à une perfection débordante, lui a ravi perfidement son épouse dans le Djanasthâna.
«Le vautour appelé Djatâyou, ce vertueux oiseau qui fut l'ami du père de Râma, vit la plaintive Mithilienne dans le temps même que Râvana l'emportait. Il brisa le char de Râvana, il délivra un moment la Mithilienne; mais enfin, accablé par la fatigue et le poids des années, il périt sous les coups du Rakshasa. Ainsi fut tué par le Démon, plus fort que lui, ce généreux oiseau, tandis qu'il déployait le plus grand courage et se consumait en efforts pour sauver l'épouse de son ami. Sans doute il fut admis dans le ciel, car le Raghouide eut soin d'accomplir en son honneur la cérémonie des funérailles.
«Suivant les ordres que nous a donnés Râma, nous cherchons çà et là son épouse; mais elle n'apparaît pas davantage à nos yeux qu'on ne voit la clarté du soleil dans la nuit.
«Les singes auraient bientôt donné la mort à ce meurtrier de ton frère, à ce ravisseur de la femme, qui est l'épouse de Râma, s'ils pouvaient savoir où le trouver!
«Après que nous eûmes fouillé avec une scrupuleuse attention la forêt Dandaka, notre ignorance des lieux nous fit pénétrer dans un antre ouvert au sein de la terre déchirée; et, tandis que nous visitions cette grande caverne, que Maya construisit aidé par la magie, le mois au bout duquel notre auguste roi nous avait prescrit de revenir s'est consumé tout entier.
«Le monarque des singes nous avait envoyés dans la plage du midi pour la fouiller de tous les côtés. Mais, comme nous avons transgressé la condition qui nous fut imposée, la crainte du châtiment nous fait embrasser ici la résolution d'un jeûne poussé jusqu'à la mort! Ainsi, fais de nos corps un festin, suivant ton désir.»
À ces lamentables paroles des singes, qui renonçaient à la vie, le vautour à la grande intelligence répondit avec des larmes: «Ce Djatâyou, qui, dites-vous, a trouvé la mort dans un combat sous les coups du cruel Râvana, il était, singes, il était mon frère puîné! Ma condition languissante de vieillard me force d'entendre l'injure et de la supporter, car je n'ai plus maintenant assez de force pour venger la mort de mon frère.
«Jadis (c'était à l'époque où le démon Vritra fut tué), Djatâyou et moi, tous deux jeunes, vigoureux, avides de triompher, nous nous défiâmes hardiment à voler dans le ciel.
«Aussitôt, l'un devancé par l'autre, nous courons vers l'orient où le soleil se levait, allumé, flamboyant, avec une couronne de rayons, éblouissant de lumière comme un globe de flammes. Djatâyou et moi, nous volions avec une extrême vitesse; mais, quand le soleil fut arrivé à son midi, Djatâyou défaillit sous le poids de la chaleur. Alors moi, à la vue de mon frère consumé par les rayons de l'astre flamboyant, je me sentis ému au plus haut point dans mon amour fraternel, et je fis à Djatâyou un abri avec mes ailes. Mais le soleil me les brûla, et je tombai, vaincu moi-même, sur le haut de cette montagne: depuis lors, confiné dans le Vindhya, aucune nouvelle de mon frère n'avait pu venir jusqu'à moi; et maintenant qu'un temps bien long s'est écoulé, ce sont de telles nouvelles qu'on nous apporte de lui!»
Le singe héritier du trône, Angada répondit à l'oiseau, de qui l'esprit distinguait nettement la vraie nature des choses: «Des nouvelles te furent données par ma bouche sur Djatâyou, ton bien-aimé frère. Parle-moi, si tu en sais quelque chose, de ce cruel Démon à courte vue, de ce Râvana, le plus vil des Rakshasas: est-il près ou loin d'ici?»
Ensuite le souverain des vautours, Sampâti à la grande splendeur tint ce langage digne de lui-même et qui répandit la joie parmi les singes: «Mes ailes sont brûlées, je suis vieux, ma vigueur s'est évanouie; néanmoins, je vais rendre, singes, un service éminent à Râma de ma voix seulement.
«J'ai vu une femme jeune, douée admirablement de beauté et parée de tous les atours, que Râvana, le Démon à l'âme cruelle emportait dans les airs. «Râma! Râma!» criait-elle d'une voix lamentable: «À moi, Lakshmana!» disait-elle aussi, agitant ses beaux membres et jetant de tous les côtés ses parures. Sa magnifique robe de soie imitait l'éclat du soleil sur la cime de la montagne et brillait à l'entour du noir Démon, comme l'éclair sur un grand nuage. C'était Sîtâ, je le crois, à ce nom de Râma, qu'elle semait dans les airs: écoutez encore! je vous dirai en quels lieux est l'habitation de ce Rakshasa.
«Le fils de Viçravas, le frère du célèbre Kouvéra, le monarque des Rakshasas, Râvana enfin habite dans la ville de Lankâ. Loin d'ici, à cent yodjanas entiers dans la mer, il est une île, au sein de laquelle s'élève la charmante cité de Lankâ, bâtie par Viçvakarma. C'est là qu'habite, enfermée dans le gynœcée de Râvana et surveillée d'un œil attentif par des femmes Rakshasîs, l'infortunée Vidéhaine aux vêtements de soie.
«Arrivés au bord, où finit la mer, à cent yodjanas bien comptés au delà, singes, vous apercevrez au sud le rivage de cette île.
«D'ici, où je me tiens, mes yeux voient Râvana et sa captive; car la puissance de notre vision est grande, céleste et, pour ainsi dire, supérieure à celle de Garouda lui-même. Notre faculté visuelle et le besoin d'aliments nous font distinguer un cadavre à la distance de cent yodjanas complets. Mais la nature, en nous gratifiant d'une vue pour saisir des objets très-éloignés, nous condamne à une manière de vivre semblable à celle de la poule, mangeant ce qu'elle trouve à la racine de ses pieds. Avisez donc à quelques moyens de traverser la mer salée; car, une fois vue de vos yeux la Mithilienne, vous aurez accompli tout l'objet de votre mission. Je désire maintenant que vos grandeurs me conduisent vers l'humide empire de Varouna; je veux offrir l'eau funèbre aux mânes de mon frère, ce magnanime oiseau, qui s'en est allé dans les demeures célestes.»
À ces mots, les singes mènent Sampâti dans une place unie sur le rivage, et soutiennent le volatile aux ailes brûlées pour descendre dans la mer, souveraine des rivières et des fleuves; puis, la cérémonie de l'eau terminée, le ramènent au mont Vindhya, et, l'ayant aidé à remonter sur le sommet, ils goûtent en eux-mêmes la joie de posséder ces renseignements sur l'épouse de Râma. En ce moment, le vautour, auquel était revenu la sérénité, Sampâti, voyant assis à ses pieds Angada, qu'environnaient les singes, reprit avec joie la parole en ces termes: «Gardez le silence, nobles singes; écoutez avec attention; je vais dire en toute vérité comment je connais la Mithilienne.
«Jadis, brûlé par les rayons du soleil, et les membres enveloppés de souffrances causées par le feu, je tombai du ciel sur la cime du mont Vindhya. Six jours s'écoulent, je reviens enfin à la connaissance, et, malade, chancelant, je parcours tous ces lieux de mes regards, sans que je puisse m'y reconnaître avec certitude. Mais, tandis que j'observais les rivages de cette mer, ce fleuve, ces montagnes, ces bois, ces lacs et ces cascades, peu à peu me revint la mémoire. Ce lieu, où abondent les eaux, les bassins et les cavernes, et que remplissent les bandes joyeuses des oiseaux, ce lieu, pensai-je, est le mont Vindhya, situé sur le rivage de l'Océan méridional.
«Là est un ermitage pur, que les Dieux honorent eux-mêmes, et c'est là que vécut dans la patience de la plus effrayante pénitence, un saint, nommé Niçâkara. Il habita cette montagne huit mille années: un siècle ajouté à deux autres s'est écoulé depuis qu'il s'en est allé au ciel et que ce pays est ma demeure. Je fis de nombreux et pénibles efforts, soutenu par le désir de voir l'anachorète; car souvent, Djatâyou et moi, nous étions allés visiter le saint homme.
«Près du pieux ermitage, les vents soufflent d'une haleine suavement parfumée; on n'y voit pas d'arbre qui n'ait des fleurs ou qui n'ait des fruits. Enfin, parvenu à la porte de son ermitage, je m'appuyai contre le pied des arbres et j'attendis là, impatient de voir l'auguste Niçâkara. Ensuite je vis encore loin, mais vis-à-vis de moi, l'invincible rishi, qui revenait dans le nimbe d'une splendeur flamboyante, au sortir de ses ablutions. Des ours, de jeunes daims, des tigres, des éléphants, des lions et des serpents, répandus autour de sa personne, le suivaient comme les êtres animés suivent le créateur. Quand ils virent l'ermite arrivé sur le seuil de sa chaumière, eux alors de se disperser par tous les points de l'espace: telle se rompt l'escorte des troupes et des ministres aussitôt que le monarque est rentré dans son palais.
«Le saint anachorète, m'ayant vu garder le silence, entra dans son ermitage; mais il en sortit après un instant, et me demanda quelle affaire m'avait conduit en ce lieu. «Ta couleur effacée, me dit-il, et tes ailes détruites ont empêché d'abord que je ne te reconnusse; mais voici qu'un souvenir me ramène auprès de toi.
«J'ai vu autrefois deux vautours d'une vitesse égale à la rapidité du vent; tous deux ils étaient les rois des vautours, sous les formes de la Mort: l'aîné se nommait Sampâti, le plus jeune s'appelait Djatâyou. Un jour, s'étant revêtus de la forme humaine, ils vinrent ici toucher mes pieds.
«Quelle maladie est tombée sur toi? Comment est venue la chute de tes ailes? Qui t'a donc infligé ce châtiment? Je veux savoir cela dans la vérité.»
«À ce langage, que m'avait tenu cette âme juste, mon visage se remplit un peu de larmes au souvenir de mon frère. Mais, arrêtant bientôt le torrent de ces pleurs, que m'arrachait l'amour fraternel, je réunis mes deux pattes en forme d'anjali et j'instruisis le grand anachorète de ce qu'il désirait connaître: «Vénérable saint, retenu et comme abattu par la confusion que tu m'inspires, il m'est impossible de te raconter cela: vois! ma bouche est obstruée par les pleurs. Sache, bienheureux, que tu vois en moi Sampâti et que j'ai commis une faute: oui! je suis le frère aîné du vautour Djatâyou, ce héros que j'aime! Comment cette difformité a-t-elle remplacé mes deux ailes brûlées? je vais t'en exposer la cause: grand saint, daigne écouter.
«Djatâyou et moi, jadis tombés sous le pouvoir de la mort, nous fîmes une gageure, en face des anachorètes, sur la cime du Vindhya, et nous mîmes pour enjeu le royaume des vautours. L'objet du pari, nous sommes-nous dit, c'est de suivre le soleil depuis l'orient jusqu'à l'occident! À ces mots, de nous lancer dans les routes du vent, et voici que les différentes surfaces de la terre se déroulent sous nos yeux.
«Suivant le chemin du soleil, nous allions une extrême vitesse, regardant le spectacle qui s'étalait en bas. La terre, je me rappelle, ornée d'un jeune et frais gazon, semblait alors un champ de lotus par ses montagnes, plantées sur toute la surface.
«Les fleuves apparaissaient à nos yeux comme des sillons tracés par la charrue.
«Enfin, une violente fatigue, une chaleur dévorante, la plus extrême langueur, une fièvre délirante pèsent à la fois sur nous et la crainte agite nos cœurs.
«En effet, on ne distinguait plus aucun des points cardinaux: tout n'était qu'un foyer rempli par les flammes du soleil, comme si le feu consumait l'univers dans l'époque fatale où se termine un youga. Le soleil, tout rouge, n'est plus qu'une masse de feu au milieu du ciel, et l'on discerne avec peine son vaste corps dans l'incendie général. L'astre du jour, que j'observais dans le ciel avec de grands efforts, me parut d'une ampleur égale à celle de la terre.
«Mais soudain voici que Djatâyou, ne s'inquiétant plus de me disputer la victoire, se laisse tomber, la face tournée vers la terre; et moi, à la vue de sa chute, je me précipitai en bas du ciel rapidement. J'étendis sur lui mes ailes comme un abri, et Djatâyou ne fut pas brûlé; mais le soleil fit sur moi un hideux ravage, et je tombai, précipité des routes du vent. Je tombai sur le Vindhya, mes ailes brûlées, mon âme frappée de stupeur, et Djatâyou, comme je l'ai ouï dire, tomba dans le Djanasthâna. S'il ne m'était resté quelque chose du mérite acquis par mes bonnes œuvres, j'eusse été plongé dans la mer; ou j'eusse trouvé la mort, soit au milieu des airs, soit sur les âpres sommets de la montagne.
«Privé de mon royaume, séparé de mon frère, dépouillé de mes ailes, désarmé de ma vigueur, j'ai tous les motifs pour désirer la mort. Je veux me précipiter du faîte de la montagne! À quoi bon maintenant la vie pour un oiseau qui n'a plus d'ailes, qui ne peut marcher sans un aide, qui est devenu semblable au morceau de bois ou tel que la motte de terre?»
«Après que j'eus parlé ainsi, en pleurant et dans une vive douleur, au plus vertueux des anachorètes, je versai des larmes, qui ruisselèrent de mes yeux, comme une rivière descend de la montagne. À la vue de ces pleurs, qui baignaient mon visage, le grand saint, touché de compassion, réfléchit un moment et sa révérence me tint ce langage: «D'autres ailes, souverain des oiseaux, te reviendront un jour, et tu dois recouvrer avec elles ta puissance de vision, ta plénitude de vie, ton intelligence, ton courage et ta force. Au temps passé, j'ai ouï dire que tu aurais à faire une grande œuvre; je l'ai même déjà vue par les yeux de ma pénitence: apprends donc ceci, qui est la vérité.
«Il est un monarque, issu d'Iskshwâkou et nommé Daçaratha: il aura un fils d'une splendeur éclatante, appelé Râma. Ce prince d'un héroïsme infaillible, obéissant à l'ordre de son père dans une chose inutile à raconter, s'en ira dans les forêts, accompagné de son épouse et de son frère. Un roi de tous les Rakshasas, qui a nom Râvana, invulnérable aux Démons et même aux Dieux, lui ravira son épouse dans le Djanasthâna.
«Des singes, messagers de Râma, viendront ici dans la recherche de sa royale épouse: je te confie le soin de leur indiquer en quel pays ils doivent trouver la fille du roi Djanaka.
«Tu ne dois pas quitter ces lieux sous aucun prétexte: où d'ailleurs irais-tu en l'état où tu es? Un jour, on te rendra tes ailes; attends ainsi le moment!
«Depuis lors, consumé par la douleur, mais docile aux paroles du solitaire, je n'ai pas voulu déserter mon corps, soutenu que j'étais par l'espérance de voir le plus noble des Raghouides. Chaque jour, sorti de ma caverne et marchant à pas bien lents, je gravissais péniblement la montagne et là j'attendais l'arrivée de vos seigneuries. Aujourd'hui trois siècles complets d'années ont coulé depuis le jour que j'ai mis dans mon cœur ces paroles de l'anachorète et que j'observe curieusement les temps et les lieux.
«Mon fils me nourrit ici avec les uns ou les autres des aliments les plus divers. Un jour, il s'en était allé au mont Himâlaya faire une visite à sa mère. Il rencontra le Démon, qui enlevait la Mithilienne: ses ailes fermaient le passage à Râvana; mais, considérant ma triste condition et ne s'attachant qu'à son devoir de fils, il ne voulut pas engager un combat avec lui. Quoique je connusse bien toute la vigueur du cruel Démon, je blâmai Soupârçwa, mon fils, avec des paroles sévères: «Comment, lui dis-je, n'as-tu pas sauvé la Mithilienne?»
Il dit; et les chefs des quadrumanes sentent leur joie doublée à ces paroles, que le roi des vautours avait distillées de sa bouche avec une saveur d'ambroisie.
Alors que Sampâti causait de cette manière avec eux, il repoussa des ailes au magnanime volatile en présence de ces hôtes des bois. À la vue des rames aériennes qui soudain lui étaient nées, enveloppant tout son corps de leurs plumes, le vautour à la grande vigueur fut rempli avec son fils d'une joie sans égale.
Le monarque des oiseaux, voulant connaître jusqu'où ses ailes pouvaient s'élever, déploya son essor du sommet de la montagne; et tous les singes de suivre, les regards tournés vers la cime du mont, Sampâti dans son vol sublime, avec des yeux que l'admiration tenait tout grands ouverts. Puis, l'oiseau vint se reposer sur le faîte et reprit de nouveau la parole en ces termes, d'une voix que sa joie avait épanouie dans les plus suaves modulations:
«Singes, vous voyez tous quel est ce miracle du rishi Niçâkara, en qui la pénitence avait consumé entièrement la matière!
«N'épargnez aucun effort! vous arriverez bientôt à découvrir Sîtâ; le saint n'a fait renaître mes ailes sous vos yeux que pour vous en donner l'assurance!
«Il vous faut diriger vos pas, singes, vers la haute montagne au vaste sommet, qui est située au nord pour la mer du Midi: une faible distance la sépare du mont Malaya. Là, confiez tous la charge de sauter par-dessus la mer à ce héros, qui parmi vous est capable de franchir cent yodjanas sans trouver ni rocher, ni terre où il puisse mettre un instant son pied!» À ces mots, il dit adieu aux quadrumanes et, s'étant plongé au milieu des airs, il partit d'un essor rapide comme les ailes de Garouda.
À cette vue de l'oiseau que son vol emportait au loin, Angada, le fils de Bâli, au comble de la joie dit aux princes joyeux des singes: «Maintenant qu'il nous a transmis les nouvelles de la Vidéhaine et sauvé les singes de la mort, l'oiseau Sampâti retourne à sa demeure, l'âme satisfaite. Venez donc! marchons vers la montagne située au nord pour la mer du Midi. Quand nous serons arrivés sur le rivage, nous penserons au moyen de traverser le vaste Océan.»
Alors, d'un pas égal à celui du vent, les singes, dans une résolution bien arrêtée, s'avancent, l'âme contente, vers la plage désirée, sur laquelle préside le noir souverain des morts.
À la vue de cette mer sans rivage ultérieur comme le ciel, ceux-ci parmi les singes tombèrent dans l'abattement, ceux-là tressaillirent de joie. Dans le but de ranimer leur courage, le fils de Târâ, voyant le visage consterné de quelques singes, Angada leur tint ce langage, après qu'il eut salué les grands et sollicité d'un mot l'attention des autres:
«Quadrumanes à l'héroïque vigueur, il ne faut pas vous abandonner au découragement; car l'homme découragé ne peut mettre fin à son affaire. L'homme qui, s'armant d'énergie en face d'un obstacle, résiste à son découragement, ne laisse jamais derrière lui son œuvre imparfaite.
«Qui pourrait aller d'ici à Lankâ et revenir en deux bonds vigoureux? Qu'il réfléchisse mûrement et qu'il parle, celui qui possède en lui-même ce don merveilleux de franchir une distance! celui grâces auquel, revenus un jour d'ici, heureux et couronnés du succès, nous reverrons nos fortunes, nos épouses et nos fils!»
À ces paroles d'Angada, qui que ce fût parmi les singes ne répondit un seul mot, et les chefs du peuple restèrent là tous immobiles.
Gaya dit ces mots le premier: «Je puis nager dix yodjanas.»—«Et moi, dit Gavâksha, j'irai plus loin, jusqu'à vingt yodjanas!»—«Quant à moi, dit Gavaya, je peux franchir dans un seul jour trente yodjanas!» Ainsi parla dans cette assemblée des singes ce quadrumane vigoureux et cher à la fortune. Après lui, Çarabha, le singe d'une valeur incomparable, d'une bien grande vigueur et d'un aspect semblable au sommet d'une montagne, répondit ces mots aux paroles d'Angada: «Je puis aller quarante yodjanas dans un même jour!»
«Parcourir cinquante yodjanas, ce m'est chose facile, nobles singes!» dit ensuite Gandhamâdana, le fortuné singe à la couleur d'or. Puis Maînda, pareil au mont Himâlaya, tint ce langage: «Ma force est capable de soutenir une marche de soixante yodjanas!»—«Et moi j'irai sans doute jusqu'à soixante-dix,» répondit au bel Angada Dwivida à la grande splendeur.
Après celui-ci: «Singes, fit le sage Nîla, fils d'Agni, je puis nager quatre-vingts yodjanas!»—«Je pourrais bien fournir quatre-vingt-dix yodjanas complets!» dit avec assurance le fortuné Nala, ce noble singe de qui Viçvakarma fut le père. «Et moi, quatre-vingt-douze!» répond à son tour le vigoureux Târa, d'une force et d'un courage immenses. Profond comme l'Océan et rapide comme le vent, semblable au Mandara par sa taille et d'une splendeur égale à celle du soleil ou du feu, le singe Djâmbavat, saluant tous les chefs des quadrumanes, dit avec un sourire en présence des plus nobles simiens:
«Certes! ni pour le saut, ni même pour la marche, ma force, ma vigueur et mon courage ne sont plus ce qu'ils étaient dans les jours de ma jeunesse, au temps de mes jeunes années!
«Trois et trois fois, Djatâyou et moi nous décrivîmes un pradakshina autour de l'éternel Vishnou dans le sacrifice de Bali et pendant qu'il opérait ses trois pas célèbres. Je calcule où peut aller maintenant ma puissance de marcher: ce doit être sans doute jusqu'à cent yodjanas, moins neuf ou dix. Et cette force ne paraît pas suffisante pour atteindre le but proposé.»
Tandis que Djâmbavat parlait en ces termes pleins de sens et de raison, le fils du Vent, Hanoûmat, semblable à une montagne, ne dit rien alors de sa force et de son courage. Mais, ayant salué ce grand singe, le magnanime Djâmbavat, Angada lui répondit ces belles et magnifiques paroles: «Je pourrais bien marcher cent yodjanas, il n'est aucun doute, singes; mais je ne pourrais supporter la fatigue d'un prompt retour. À cause de mon jeune âge et par son attention à tenir mon existence éloignée de la douleur, mon père, sans considérer mes défauts ou mes qualités, m'a toujours élevé dans les délices, et sa tendresse ne m'a jamais accoutumé à la fatigue.»
Djâmbavat à la grande sagesse lui dit ces mots en souriant: «Il ne convient pas à toi, héros, de parler ainsi dans l'assemblée des singes. Nous savons tous, roi de la jeunesse, quelle est ta vigueur; tu peux revenir, ayant passé et repassé cent fois le grand Océan.
«Tu es notre maître et le fils de notre maître, ô le plus grand des singes: réunis autour de ta grandeur, elle nous inspire dans la discussion des affaires. Il est donc impossible à toi de nous quitter pour t'en aller quelque part, comme il ne convient pas à nous-mêmes de te laisser aller seul, prince héroïque des simiens.»
À ces paroles du noble pasteur des singes, Djâmbavat à l'éminente sagesse, Angada fit cette réponse d'un visage que la joie se partageait avec la tristesse: «Si je ne vais pas moi-même, ou si un autre chef ne va pas vite à Lankâ, nous courons tous un affreux danger! Certes! il nous faudra nous asseoir une seconde fois dans le jeûne de la mort; car, si nous revenons dans nos patries sans avoir effectué l'ordre que nous a donné le prudent monarque des singes, je n'y vois pas un moyen de sauver notre vie! Mais, si je vais à Lankâ, mon retour n'est qu'incertain. «Or, dit-on, un trépas douteux vaut mieux qu'une mort assurée.»
Alors que le roi de la jeunesse, Angada, eut prononcé de telles paroles, tous les singes, portant les mains en coupe à leurs tempes, de s'écrier aussitôt: «Il est impossible que ta grandeur s'en aille d'ici nulle part à la distance d'un seul pas! À ta vue, nous croyons tous posséder Bâli même de nos yeux! Nous souffrirons tous avec toi ce qui peut t'arriver de Sougrîva, le bien ou le mal, le plaisir ou la douleur!»
À ces belles paroles que les chefs des simiens adressaient au prince héréditaire, Djâmbavat aux longs bras passe les quadrumanes en revue dans sa pensée et répond, orateur disert, au fils de Bâli:
«Prince des singes, je connais le héros quadrumane qui peut franchir cent yodjanas et revenir couronné du succès.»
Quand il eut parcouru de ses regards cette armée abattue des singes, qui formait plusieurs centaines de milliers, Djâmbavat s'avança vers Hanoûmat, couché à part, sans mot dire, lui, habile dans toutes les matières des Çâstras et l'un des principaux de l'armée quadrumane: «Pourquoi, lui dit-il, pourquoi ne parles-tu pas, Hanoûmat?
«Je suis vieux aujourd'hui, ma vigueur s'est évanouie; la saison où me voici maintenant est celle de la mort; tous les dons au contraire accompagnent l'âge dont jouit ta grandeur. Déploie donc, héros, déploie donc tes moyens! N'es-tu pas en effet le plus excellent des singes? De même que tous les êtres suivent le Dieu qui dispense la pluie; de même la vie du monde tend vers ce magnanime, qui toujours, dans une difficulté survenue, attaque l'obstacle avec énergie; car la chose de l'homme, n'est-ce pas l'exercice du courage?»
Excité par le plus vénérable des singes, le fils du Vent, ce guerrier d'une vitesse renommée, se fit soudain une forme allongée propre à naviguer dans les airs, spectacle qui ravit alors toute l'armée des simiens.
Tandis que l'intelligent quadrumane se gonflait, son visage enflammé brillait, semblable au soleil, roi du ciel, ou tel qu'un feu sans fumée. Il se leva du milieu des singes, et, le poil hérissé, il s'inclina devant les grands et leur tint ce langage: «Qu'il en soit ainsi! Je passerai la mer, en déployant ma vigueur, et je reviendrai, ma mission accomplie: ayez, singes, ayez foi tous en moi!
«Veuillez écouter quel est mon courage, quelle est ma force, quel fut mon auguste père, et prêter l'oreille à toute cette aventure de ma mère. Si je vous entretiens de ma race, c'est pour vous inspirer de la confiance en mon héroïque vigueur: ce n'est pas l'envie d'exciter l'admiration, ni l'orgueil, ni le penchant naturel à parler, qui m'ouvre la bouche.
«Il est un limpide tîrtha de la mer occidentale, piscine renommée, où les saints anachorètes viennent se baigner avec recueillement: il est nommé Prabhâsa. Là, vivait un éléphant des plages célestes, appelé Dhavala: intrépide, méchant, doué d'une force épouvantable, il donnait sans pitié la mort à tous les solitaires. Ce monstre fondit un jour sur le saint anachorète Bharadwâdja, vénéré de tous les rishis et qui s'en allait dévotement se baigner dans les eaux du tîrtha.
«Mon père, tel que la cime d'une montagne, se fit à la hâte une forme d'une affreuse épouvante et s'élança tout à coup sur l'impétueux pachyderme. Le terrible monarque des singes aussitôt de lui déchirer avec acharnement les yeux de ses dents et de ses ongles aux pointes finement acérées. Puis, fondant sur lui d'un bond rapide, mon père lui arracha de la bouche, quoi qu'il fît, ses deux longues défenses, et, lui en assénant deux coups rapides, le tua avec ses propres armes. Le monstrueux éléphant tomba sans vie sur la montagne, comme une autre montagne qui s'écroule.
«Quand il vit tué ce terrible animal, l'anachorète prit mon père avec lui et s'en fut annoncer aux solitaires que le monstre n'était plus: «Cet éléphant, dont la rage dévasta entièrement le saint tîrtha, il est tombé leur dit-il, sous les coups de ce roi des singes aux prouesses infatigables!» À cette nouvelle, la société joyeuse des anachorètes de se rassembler tous les uns avec les autres et de résoudre: «Qu'il faut accorder à l'héroïque singe la grâce qu'il désire.» Tous ces ermites, les plus savants des hommes instruits dans les Védas, laissèrent donc à mon bien magnanime père de choisir lui-même cette faveur. «Je voudrais obtenir, fit-il, déclarant son choix, je voudrais obtenir, s'il plaît à la bienveillance des brahmes, un fils immortel, d'une beauté comme on peut la souhaiter, et d'une force qui fût celle de Mâroute même!»
«Certainement, grand singe! lui répondirent les anachorètes satisfaits, il te naîtra un fils tel que tu le demandes!» Ils dirent; et, joyeux de cette grâce obtenue, mon père, à la force héroïque, vécut à sa fantaisie dans les bois aux senteurs de miel.
«Ensuite de cette aventure, il arriva qu'Andjanâ, ma mère, se promenait un jour au temps de sa jeunesse. Cette beauté charmante, que le Malaya vit croître sous les ombrages de sa montagne céleste, était la fille du magnanime Koundjara, le monarque des singes. Parée de sandal rouge, elle venait de baigner sa tête dans la mer, et, laissant flotter ses cheveux humides, elle se tenait alors sur la cime du Malaya. Mâroute la vit en ce moment toute florissante de jeunesse et de beauté, l'étreignit dans ses bras, et, joignant ses mains en coupe, lui dit:
«Belle aux grands yeux, je suis Mâroute, le souffle de toutes les âmes. Mon union, toute mystique avec toi, femme au charmant visage, ne peut te souiller d'une faute: il naîtra de toi un fils, qui sera d'une force immense et le monarque des singes. Beauté, splendeur, force, courage: tels que ces dons mêmes sont en moi, tels on les verra bientôt réunis dans ton fils.»
«Il dit; et c'est ainsi que ma mère a jadis reçu la chaste faveur du beau Mâroute, ce vent, l'ami du feu, ce souffle rapide, impossible à mesurer, qui habite dans la région des airs et qui prête la respiration à tous les animaux. Je suis le propre fils de ce Mâroute à la course rapide, de ce magnanime à la terrifiante vélocité: je n'ai pas d'égal qui me le dispute à franchir une distance.
«Tous les singes, auxquels Angada commande, je suffirai seul, en traversant moi-même la grande mer, à les délivrer de la crainte qui les tourmente comme à repousser d'eux la colère de Sougrîva.
«Tel que Garouda, les ailes déployées, enlève un long serpent; tel je vais d'un vol rapide m'emparer du ciel, séjour des oiseaux. Vous, nobles singes, attendez-moi tous dans ces lieux; je vais franchir en courant les cent yodjanas.
«Réjouissez-vous donc, singes! je verrai la Vidéhaine: mes pressentiments me le disent et je la vois déjà même avec les yeux de ma pensée.»
À ce plus héroïque des singes, à ce fils du Vent, qui proclamait si haut sa puissance, l'habile Angada répondit en ces belles paroles: «Héros, singe rempli de vigueur, issu de Mâroute et fils de Kéçarin, tu viens d'étouffer dans le sein de tes pareils un chagrin bien cuisant. Les principaux des singes, réunis de concert, ces grands, qui tous aspirent au triomphe de ta mission, adresseront ici des vœux au ciel pour le succès de ton voyage.
«Nous resterons ici tant que va durer ton voyage, notre pied comme enraciné dans le même vestige: en effet, c'est de toi, noble singe, que dépendent les existences de nous tous.» À peine eut-il recueilli ce langage, que lui tenaient Angada et l'assemblée des quadrumanes, le grand singe ayant salué ceux à qui cet hommage était dû, se mit à dilater ses proportions naturelles.
Ce fortuné prince, de qui la main terrassa toujours ses ennemis, Hanoûmat, environné des singes, monta sur le Mahéndra.
Quand le singe pressa de ses deux pieds la noble montagne, elle rendit un mugissement: tel, dans sa colère, un grand éléphant qu'un lion a blessé. Les hauteurs brisées du sommet vomirent des ruisseaux pleins d'écume, les éléphants et les singes tremblèrent, la tige des grands arbres fut ébranlée. Écrasés dans le creux des rochers, où ils repairent, les serpents au venin mortel jettent de leur gueule un feu mêlé de fumée et une flamme épouvantable.
Le noble singe, debout sur le sommet de la montagne, brillait alors, tel que Vishnou sur le point de franchir le monde en trois pas. Là, désireux de voir cette merveille et conduits par une vive curiosité, se rassemblent de tous côtés les Dieux, les Gandharvas, les Siddhas et les saints du plus haut rang, les animaux qui vivent sur la terre, ceux qui habitent au sein des mers, ceux qui nichent sur le tronc des arbres et ceux qui repairent dans le creux des rochers.
Pour obtenir une bonne traversée de la grande mer, le singe aux longs bras de s'incliner avec recueillement, ses mains réunies aux tempes, en l'honneur des Immortels, du soleil et de la lune, de Mahéndra, du Vent, de Çiva, de Swayambhou, de Skanda, le Dieu qui préside à la guerre, d'Yama et de Varouna, de Râma, de Lakshmana, de Sîtâ même et du magnanime Sougrîva, des Bhoûtas, des Rishis, des Mânes et de Kouvéra, le sage monarque des Yakshas. Puis il embrassa les siens, et, les ayant salués d'un pradakshina, il s'élança dans la route pure et sans écueil, habitée par le vent. «Au retour!» s'écrièrent tous les singes. À cet adieu, il étendit ses longs bras et se tint la face tournée vers Lankâ.
Il affermit ses pieds sur le sol rocheux et le grand mont vacilla. Au moment qu'il appuya son pas sur la montagne, une liqueur rouge comme le sandal stilla des arbres embaumés de fleurs et parsemés de jeunes pousses.
L'eau suinte en bulles de mousse blanche par tous les côtés du grand mont, pressé sous le talon du singe vigoureux. Aussitôt qu'il assura le pied sur sa base, on vit chanceler soudain les belles cimes aimées des Siddhas et des Tchâranas, ces promenades chéries des Kinnaras. Toutes les fleurs tombèrent, secouées de la tête fleurie des arbres. À cette jonchée de fleurs aux suaves odeurs et qui, tombées de chaque arbre, couvraient le sol de tous côtés, on eût dit que la montagne était faite de fleurs. Quand il eut appuyé ferme ses pieds et baissé les deux oreilles, le noble singe, Hanoûmat de s'élancer avec toute sa grande vigueur.
Ses deux bras, allongés dans les champs du ciel, resplendissaient pareils à deux cimeterres sans tache ou semblables à deux serpents vêtus d'une peau nouvelle.
En quelque lieu de la mer que passe le grand singe, on voit les ondes entrer comme en furie, soulevées par l'air que déplace son corps. À la vue de ce tigre-simien, qui nage en plein ciel, les reptiles, qui ont leurs habitations dans la mer, pensent que c'est Garouda lui-même. Les poissons de tomber dans la stupeur, en voyant l'ombre de ce roi des singes couvrir dix yodjanas de sa largeur, et trois fois plus avec sa longueur. La grande ombre, en suivant le fils du Vent, se dessinait sur les ondes salées comme une file de nuages dans un ciel blanc, ou comme le fils de Vinatâ quand il courut enlever l'ambroisie.
Les grands nuages, labourés par les bras du singe, éclataient de couleur pourpre, blanche, rouge et noire dans l'espace illuminé de foudres, enflammé d'éclairs et que la chute des tonnerres festonnait avec des guirlandes de feu. On le voit à différentes fois entrer dans la masse des nuages ou sortir, et tantôt se montrer aux yeux, tantôt se dérober comme la lune.
Tandis que le singe nageait ainsi dans l'espace, cette pensée vint à l'esprit d'une vieille Rakshasî, nommée Sinhikâ, qui pouvait se revêtir à son gré de toutes les formes: «Aujourd'hui, après un long temps, je vais apaiser ma faim; car je vois là dans les airs un bien grand animal, qui tombe enfin sous ma puissance!» Quand elle eut roulé dans son esprit cette pensée, elle saisit l'ombre comme un vêtement; et le singe, voyant qu'elle arrêtait son ombre, de songer en lui-même: «Oh! oh! me voilà secoué vivement, tel qu'une montagne dans un tremblement de terre, ou comme un grand navire battu dans l'Océan par un vent contraire!»
Alors jetant les yeux en bas, en haut, de côté, le fils de Mâroute vit ce grand être qui s'élevait hors des ondes salées. «C'est là, on n'en peut douter, se dit-il, cette créature qu'on voit dans la grande mer happer l'ombre, ainsi que je l'ai ouï dire au monarque des singes.» À peine eut-il conjecturé de cette manière avec justesse que c'était Sinhikâ, le quadrumane ingénieux de gonfler soudain son corps, tel que le nuage dans la saison des pluies. Aussitôt qu'elle vit s'augmenter les proportions du grand singe, elle ouvrit démesurément une bouche pareille aux enfers. L'officieux et rusé quadrumane observe alors cette furie, ses membres énormes et sa vaste gueule toute grande ouverte.
Le singe à l'immense vigueur se ramasse peu à peu, et, le corps devenu comme la foudre, il se plonge dans cette gueule béante; puis il déchire avec ses ongles acérés les entrailles de la Rakshasî et s'échappe rapidement, lui, qui possédait la vitesse du vent et celle de la pensée.
Grâces à la sûreté de son coup d'œil, à sa force, à son adresse, à sa fermeté, à son audace, le singe maître de lui-même fit son retour au dehors avec une promptitude merveilleuse. Tuée par cet Indra des singes à la prodigieuse légèreté, à la rapidité du vent ou de la pensée, la Rakshasî tomba dans le grand bassin des eaux.
Et, voyant la furie tombée morte sous les coups d'Hanoûmat, les Bhoûtas, ces Génies, habitants des airs:
«Tu viens d'accomplir, mon ami, dirent-ils au noble singe, une prouesse épouvantable, en immolant cette colossale créature. Ta force a terrassé la furie, dont la crainte avait banni de cette région les Tchâranas, les Dieux et le roi même des Immortels. La sécurité est rendue à ces routes, où les habitants de l'air pourront aller maintenant à leur gré.
«Mets à fin l'œuvre que tu as résolue: va donc, singe, et va sans péril!»
Au milieu de ces applaudissements, le grand et docte singe, qui avait réussi dans sa ruse, se replongea entre les routes de l'air et continua son voyage d'un vol accéléré.
Parvenu tout à fait sur le rivage ultérieur, ayant tourné ses regards sur lui-même, qui, semblable à un grand nuage, offusquait, pour ainsi dire, le ciel entièrement, le singe, toujours maître de son âme, fit cette réflexion: «J'exciterais à coup sûr, je pense, la curiosité des Rakshasas, s'ils me voyaient entrer dans leur ville avec ces membres démesurés.»
Le singe alors diminua extrêmement son corps, et, pour se mettre à couvert de la curiosité, il revint à son état naturel, comme Vishnou, quand il eut opéré ses trois pas.
Il s'avança vers Lankâ, ceinte de tous les côtés, en haut, par des remparts semblables à des masses blanches; en bas, par des fossés remplis d'eaux intarissables et bien profondes; cette ville, qu'environnait un grand retranchement fait d'or; cette ville, dont l'imagination ne peut se créer une idée; elle, jadis la résidence accoutumée de Kouvéra; elle, dont jadis le séjour était la récompense des bonnes œuvres. Pavoisée d'étendards et de drapeaux, ornée de balcons, les uns de cristal, les autres d'or, elle se couronnait avec des centaines de belvédères surétageant le faîte de ses maisons. Fondées sur le sol même du retranchement, on voyait des colonnes d'émeraude et de lapis-lazuli, si brillantes qu'elles semblaient aux yeux des centaines de lunes et de soleils, élever sur leurs chapitaux de magnifiques arcades.
Hanoûmat, le fils du Vent, roula ces nouvelles pensées en lui-même: «Par quel moyen verrai-je la Mithilienne, auguste fille du roi Djanaka, sans être vu de Râvana, ce cruel monarque des Rakshasas?
«Confiées aux mains d'un messager sans prudence, les affaires succombent sous les difficultés des lieux et des temps, comme les ténèbres s'évanouissent au lever du soleil.
«Ici le vent, je pense, ici le vent lui-même ne pourrait aller incognito; car il n'est rien qui puisse échapper à la connaissance de ces indomptables Rakshasas! Si je me tiens ici, revêtu de la forme qui m'est propre, je cours vite à ma perte et l'affaire de mon seigneur échoue. Aussi vais-je me réduire à des proportions minimes dans cette forme elle-même et courir cette nuit à Lankâ pour exécuter les commissions de Râma.
Aussitôt faites ces réflexions, Hanoûmat de gagner un bois vers le coucher du soleil et de s'y tenir caché dans l'attente du moment où il puisse tromper l'œil des Rakshasas. Ensuite, quand le jour a disparu, le vigoureux fils du Vent, qui doit pénétrer la nuit dans Lankâ, se réduit à la grosseur d'un chat, et, sautant sur le boulevard, il se met à contempler cette ville entière, fondée sur la cime d'un mont, qui semblait tenir en elle son épouse, couchée dans son sein.
Tel que le ciel brille de ses constellations, elle étincelait de magnifiques palais, hauts comme la cime du Kêlâsa, blancs comme les nuages d'automne; palais de corail, de marbre, d'argent, d'or, de perles et de lapis-lazuli, aux védikas de lapis et de perles, aux portes d'or, au sol pavé de corail, aux étages desservis par des escaliers de pierreries. Elle s'en allait, pour ainsi dire, espionner les secrets du ciel par ses hautes maisons élancées dans les airs.
Quand il eut observé la superbe cité du monarque des Rakshasas, cette Lankâ, si grande et si riche: «Il n'est pas d'ennemi, pensa le singe en lui-même, qui puisse enlever d'assaut cette ville, défendue, les armes levées à la main, par les forces de Râvana. Mais, quand je considère l'héroïque valeur de Râma aux longs bras et celle de Lakshmana, je renais à l'espérance.» Ensuite, revenu à la confiance, l'intelligent et sage fils du Vent s'élança d'un bond rapide à l'heure où le soir étend ses voiles, et pénétra dans la ville de Lankâ aux grandes rues bien distribuées.
Alors, dans les demeures des Rakshasas, les rires, les cris et les causeries, sur lesquels dominait le son des instruments de musique; alors, dis-je, tous ces bruits se mêlaient ensemble pour former en quelque sorte la seule voix de Lankâ.
Arrivé dans la grande rue, embaumée du parfum que l'éléphant amoureux distille de ses tempes, il vint cette pensée à l'esprit du singe intelligent, qui promenait ses regards de tous les côtés: «Je vais inspecter l'une après l'autre toutes les entrées de ces maisons princières qui ont l'éclat des constellations ou des planètes, et qui montent, pour ainsi dire, jusqu'au ciel.»
La lune, comme si elle eût prêté son ministère au singe, s'était levée, environnée par les bataillons des étoiles; et, brillante avec plusieurs milliers de rayons, elle fouillait dans les mondes par l'expansion de sa lumière. Le héros illustre des singes vit monter avec la splendeur de la nacre cet astre illuminant les régions éthérées dans la nuit, et qui, blanc comme le lait ou comme les fibres du lotus, nageait dans les deux, tel qu'un cygne dans un lac. Ce héros vit ensuite la splendide et radieuse planète, arrivée entre les deux moitiés de sa carrière, verser dans le ciel une abondante expansion de sa lumière et se promener dans le troupeau des étoiles, comme un taureau enflammé d'amour au milieu du parc aux génisses. Il vit l'astre aux rayons froids éteindre en s'élevant les chaleurs dont le monde avait souffert pendant le jour, enfler même les eaux de la grande mer, éclairer enfin toutes les créatures.
Il était semblable aux soirs du Paradis, cet heureux soir, qui répandait tant de charmes dans la nuit par le magnifique lever de la lune éclatante; cette nuit où circulent et les Rakshasas et les animaux carnassiers, mais dans laquelle Râma envoyait alors ses pensées vers sa gracieuse épouse. Le singe intelligent voit dans ses courses les maisons pleines de gens ivres ou somnolents, de trônes, de chars, de chevaux, et remplies même des dépouilles conquises par la main des héros. Ils se rabaissent les uns les autres dans leurs discours, ils jettent à droite et à gauche leurs bras énormes, ils sèment de part et d'autre les propos obscènes et se provoquent mutuellement comme des gens ivres.
Le singe vit encore là maintes sortes d'Yâtoudas d'une intelligence supérieure, d'une brillante nature, pleins de loi, riches en trésors de pénitence et l'âme recueillie dans la lecture des Védas. La vue des Rakshasas difformes lui inspira le dégoût; mais il vit avec plaisir ceux qui étaient doués d'une jolie forme, ceux qui étaient dignes, ceux qui avaient de la conduite et de la décence, ceux que distinguaient plusieurs bonnes qualités et qui n'étaient pas en désaccord avec leur noble origine. Il vit aussi leurs femmes de penchants bien purs, d'une haute majesté, épouses assorties aux maris, brillantes à l'égal des étoiles et dont le cœur était lié au cœur de leurs époux.
Il vit là de nouvelles mariées, flamboyantes de beauté et que les oiseaux de leurs parures couvraient comme de fleurs4: elles tenaient embrassés leurs époux, telles que des lianes attachées récemment à des troncs de xanthocyme.
Tandis que le prince des singes promenait ainsi tour à tour ses yeux dans chaque maison, il y remarqua des femmes jolies, gracieuses, enivrantes de gaieté, suavement parées de fleurs. Mais il ne vit point Sîtâ, issue d'une origine miraculeuse, née dans la famille des rois et de qui le pied ne déviait jamais de sa route; cette princesse bien née, à la taille svelte comme une liane en fleurs, et qui n'avait pas encore vu couler de nombreuses années depuis le jour de sa naissance: cette femme distinguée, vertueuse plus que les plus vertueuses; elle, qui marchait dans la voie éternelle; elle, de qui l'image habitait dans le cœur de son époux et qui, pleine de son amour, appelait Râma de tous ses vœux.
Voyant qu'il n'avait aperçu nulle part l'épouse de Râma, le plus grand des victorieux et le souverain des enfants de Manou, il demeura longtemps frappé de tristesse, mais enfin son âme revint à la sérénité.
Le grand singe, aimé de la fortune, s'approcha de la demeure habitée par le monarque des Rakshasas.
Un haut rempart couleur de soleil environnait son château, décoré, non moins que défendu, par des fossés, auxquels des masses de nélumbos formaient comme des pendeloques. Le singe en fit le tour, examinant ce palais aux arcades faites d'or, toutes semées de perles et de pierreries, aux enceintes d'argent, aux colonnes massives d'or. Alentour, se tenaient des héros infatigables, invincibles, à la grande âme, à la haute taille, habitués à monter des coursiers ou des chars d'or, d'argent ou d'ivoire, tapissés de riches pelleteries, soit de tigres, soit de lions.
Dans la demeure de Râvana, le noble singe vit tout émerveillé des chevaux marqués de signes heureux, avec la tête du perroquet, avec les ailes du héron, avec les yeux pareils au jasmin d'Arabie. Ils avaient le regard louche et les jambes longues: ils étaient d'une grande légèreté ou d'une vitesse égale à celle de la pensée. Il y en avait de rouges, de jaunes, de blancs, de noirs, de bais, de verts, de cramoisis et d'un rouge pâle, ou d'un pelage tacheté comme la peau de l'antilope aux pieds blancs. Les pays d'Aratta, de Vâlhi et de Kamboge les ont vus naître.
Il contempla ce palais sublime, hérissé par les hampes des étendards, troublé par le cri des paons et semblable au mont appelé Mandara; cette demeure peuplée en tous lieux de quadrupèdes et de volatiles variés, admirables à voir, des plus nobles espèces et par nombreux milliers. Ce palais, éclairé d'une lumière incessante par l'éclat des pierreries les plus fines et la splendeur même de Râvana, comme le soleil brille de ses rayons, et desservi, suivant les règles de l'étiquette, par de nobles dames et par les femmes du plus haut rang; ce palais, tout stillant de rhum et de liqueurs spiritueuses; ce palais regorgeant de vases en pierreries.
Vêtus en habit de femmes avec des manières de femme, on y voyait courir çà et là des animaux charmants, le corps et le sein radieux.
Ensuite il entendit un son de tambour, de conques, d'instruments à cordes, mêlé au son des instruments de musique à vent.
Il s'avança vers ce lieu, d'où partaient les accords, et vit le char nommé Poushpaka, resplendissant comme l'or. Il avait un demi-yodjana de long; sa largeur s'étendait égale à sa longueur5: il était soutenu sur des colonnes d'or avec des portes d'or et de pierres fines. Brillant, couvert de perles en multitude et planté d'arbres, où l'on cueillait du fruit au gré de tous les désirs, on y trouvait du plaisir en toutes les saisons, et sa douce atmosphère se balançait entre l'excès du chaud et du froid.
À la vue de ce grand char Poushpaka, aux arcades incrustées de corail, le noble singe monta dans cette voiture céleste et douée même d'un mouvement spontané. Le fils du Vent, Hanoûmat, vit au milieu d'elle un palais magnifique, long et large, tout à fait spacieux, embelli par beaucoup de bâtiments et couvert dans son pourtour de fenêtres en or, avec des portes, les unes d'or, les autres de lapis-lazuli: la présence du monarque ou de l'Indra même des Rakshasas en assurait la défense.
Là, soufflait une senteur exquise, enivrante, céleste, exhalée des breuvages, des onguents de toilette et des bouquets de fleurs. La suave odeur montait, et, parente, elle disait çà et là au singe magnanime, son parent, comme si elle était Mâroute lui-même, revêtu d'une forme: «Approche! approche-toi!»
Hanoûmat s'avance donc: il admire cette grande et resplendissante habitation, aussi chère au cœur de Râvana qu'une noble femme adorée; ce palais rayonnant de ses treillis d'or, au sol pavé de cristal, aux murs couverts de lambris d'ivoire, aux étages duquel on montait par des escaliers de pierreries.
«N'est-ce point ici le Swarga? Ne serait-ce point ici le monde des Dieux? ou le séjour de la perfection suprême?» pensait Hanoûmat, observant mainte et mainte fois ce palais. Il vit là des lampes d'or, qui semblaient méditer, pensives comme des joueurs vaincus au jeu par des joueurs plus habiles. Il vit là des femmes d'une éclatante splendeur, assises par milliers sur des tapis dans une grande variété de costumes avec des bouquets et des robes de toutes les couleurs. Tombé sous l'empire du sommeil et de l'ivresse, quand la nuit fut arrivée au milieu de sa carrière, ce troupeau de femmes, renonçant au plaisir de ses jeux, s'endormit alors en mille attitudes. En ce moment, dans le sommeil des oiseaux, dans le silence des robes et des parures, la salle parut comme une forêt de lotus, où se taisent les abeilles et les cygnes.
Alors cette pensée vint à l'esprit du singe: «Voilà sans doute les étoiles qu'on voit tomber de temps en temps, rejetées du ciel, et qui sont venues toutes se rassembler ici!» En effet, ces femmes rayonnaient là manifestement de la même couleur, du même éclat, de la même sérénité que les grandes étoiles à la splendeur éclatante.
Là, sur des panavas, des tambours, des cymbales, des siéges, des lits magnifiques et de riches tapis, des femmes dorment fatiguées, celles-ci des jeux, celles-là du chant, les autres de la danse.
Ici, un bras mis sur la tête et posé sous de fins tissus, sommeillent d'autres femmes, parées de bracelets d'or ou de coquillages. Celle-ci dort sur l'estomac d'une autre, celle-là sur un sein de la première: elles ont comme oreillers les cuisses, les flancs, les hanches et le dos les unes des autres.
Ces belles à la taille svelte semblaient, par le tissu de leurs bras enlacés, une guirlande tressée de femmes; guirlande aussi brillante qu'au mois de Mâdhava, un bouquet de lianes en fleurs tressées dans un feston, autour duquel voltigent des abeilles enivrées.
Ces dames étaient les filles des hommes, des Nâgas, des Asouras, des Daîtyas, des Gandharvas et des Rakshasas: telle se composait la cour de Râvana. Ainsi que resplendit le ciel par le troupeau des étoiles, ainsi brillait ce chariot divin par les visages, semblables à l'astre des nuits, et les pendeloques étincelantes, qui se jouaient à l'oreille de ces femmes.
Tandis qu'il parcourait tout des yeux, Hanoûmat vit un siége éminent de cristal, orné de pierreries et semblable au trône des Immortels.
Il vit, tel que l'astre des nuits, monarque des étoiles, un parasol blanc, orné de tous les côtés par les plus belles guirlandes suspendues à des rubans. Là, semblable à un nuage et revêtu d'une longue robe en argent, avec des bracelets d'or bruni, ses yeux rouges, ses vastes bras, tous ses membres oints d'un sandal rouge à l'exquise odeur, tel enfin que la nuée, grosse de foudres, qui rougit le ciel au crépuscule du soir ou du matin; là, couvert de superbes joyaux, plein d'orgueil, capable de revêtir à son gré toutes les formes et pareil au Mandara endormi avec ses riches forêts d'arbres et d'arbustes; là, dis-je, éventé par de nobles dames, le chasse-mouche et l'éventail en main, orné des plus belles parures, embaumé de parfums divers et dans les vapeurs du plus suave encens, mais se reposant alors des liqueurs bues et des jeux prolongés dans la nuit, apparut aux yeux du grand singe ce héros, l'amour des filles nées des Naîrritas et la joie des jeunes Rakshasîs, ce monarque souverain des Rakshasas, endormi sur un lit éblouissant de lumière.
Le singe vit couchée dans un lit éclatant, disposé auprès du monarque, une femme charmante, douée admirablement de beauté. Reine du gynœcée, cette blonde favorite, semblable à la nuance de l'or, était là étendue sur un divan superbe: Mandaudarî était son nom.
Hanoûmat la vit, telle que l'éclair flamboyant au sein du sombre nuage, illuminer ce riche palais avec sa beauté et ses parures d'or bruni, enchâssant des pierreries et des perles. Quand le Mâroutide aux longs bras l'eut considérée un moment, sa jeunesse et sa beauté si parfaites lui firent naître cette pensée: «Ce ne peut être que Sîtâ!» Il en fut d'abord saisi d'une grande joie et s'applaudit, émerveillé. Ensuite, le fils du Vent écarte cette conjecture et son esprit sage, embrassant une autre opinion, s'arrête à cette idée sur la princesse du Vidéha:
«Cette dame,pensa-t-il, ne doit, séparée qu'elle est de Râma, ni dormir, ni manger, ni se parer, ni goûter à quelque breuvage. Elle ne doit pas se tenir à côté d'un autre homme, fût-ce Indra, le roi des Immortels! En effet, parmi les Dieux mêmes, il n'existe personne qui soit égal à Râma.»
Il dit; et le prudent fils de Mâroute, promenant sur elle un nouveau regard, observa tels et tels gestes, d'où il conclut que ce n'était point Sîtâ.
Le singe à la grande vigueur fouilla tout le palais de Râvana, sans rien omettre, et ne vit point la Djanakide. Ensuite la crainte d'avoir manqué au devoir lui inspira cette pensée:
«Sans doute cette vue que j'ai promenée dans leur sommeil sur les épouses d'autrui, au milieu de son gynœcée, est une infraction énorme au devoir. En effet, il n'entre pas dans les choses permises à mes yeux de voir les épouses d'un autre, et j'ai parcouru ici de mes regards tout ce gynœcée d'autrui.» Puis il naquit encore cette réflexion dans l'esprit du magnanime, lui de qui la pensée avait pour unique fin sa commission et de qui le regard n'avait pas vu là autre chose que le but de son affaire: «J'ai considéré à mon aise, dans toute son extension, le gynœcée de Râvana, et mon âme n'en a conçu rien d'impur. En effet, la cause d'où procèdent les mouvements de tous les organes des sens est dans les dispositions bonnes ou mauvaises de l'âme, et la mienne est bien disposée. D'ailleurs il m'était impossible de chercher la Vidéhaine autre part: où trouver les femmes que l'on cherche si ce n'est toujours parmi les femmes?»
Ensuite, brûlant de voir Sîtâ, le Mâroutide Hanoûmat de continuer ses recherches au milieu du palais, dans les maisons ou berceaux de lianes, dans les salles de tableaux, dans les chambres de nuit; mais il ne vit pas encore là cette femme au charmant visage.
Hanoûmat, le fils du Vent, se remet à visiter, montant, descendant, s'arrêtant ici, marchant là, toutes les différentes salles consacrées à boire, les maisons où l'on garde les fleurs, les salles diverses de tableaux, les maisons d'amusements, les places publiques, les chars et les bocages plantés devant les maisons. Le quadrumane à la marche légère, tel qu'un autre Mâroute, le singe, réduit à la taille de quatre pouces, rôdait ainsi partout, ouvrant les portes, secouant les vantaux, entrant ici, sortant de là, d'un côté montant, d'un autre descendant un escalier. Il n'y a pas un endroit où n'aille Hanoûmat; il n'existe rien dans le gynœcée de Râvana où il ne porte ses pas.
Il vit un riant bosquet: «Voilà un grand bocage d'açokas avec des arbres de très-belle taille, pensa Hanoûmat aux longs bras, le sage fils du Vent; il faut que je cherche là, car je n'ai pas encore fouillé ce parage.»
Alors de s'élancer par bonds vers ce clos d'açokas, rapide comme la flèche au moment qu'elle part de la corde. Promptement arrivé là, ce grand, léger et vigoureux singe, fils de Mâroute, pénétra dans ce plantureux bocage, rempli d'arbres et de lianes par centaines.
Tandis qu'il cherchait la vertueuse fille des rois à la taille charmante, le singe réveillait tous les oiseaux dans leur doux sommeil. Des pluies de fleurs tombaient des arbres, odorante averse de plusieurs teintes que les troupes des oiseaux, en s'envolant, soulevaient avec le vent de leurs ailes. Inondé là de ces fleurs, Hanoûmat le Mâroutide, au milieu du bocage d'açokas, brillait tel qu'une montagne faite de fleurs. Aussi, à cette vue du singe entré dans les massifs d'arbres et courant partout çà et là, tous les êtres de s'imaginer que c'était le printemps même.
Le singe remarqua un grand çinçapâ d'or, qui étendait au large ses branches couvertes de nombreuses feuilles et de jeunes rameaux. Le grand singe courut en bondissant vers le çinçapâ au faîte élevé, arbre majestueux né au milieu de ces arbres d'or. Arrivé au pied, le brave Hanoûmat se mit à rouler ces pensées en lui-même: «D'ici je verrai la Mithilienne, qui soupire après la vue de son époux, marcher à son gré çà et là, ses yeux baignés de larmes, son cœur dans la tristesse, captive et toute pantelante, comme une daine séparée de son daim et tombée sous la griffe d'un lion.
Après cette réflexion du magnanime Hanoûmat, soit qu'il cherchât dans le cercle de l'horizon l'épouse du monarque des hommes, soit qu'il jetât ses regards au pied de l'arbre couvert de fleur, Hanoûmat voyait tout, caché lui-même dans l'épaisseur de son feuillage.
L'optimate singe aux longs bras vit des Rakshasîs difformes. Les unes avaient trois oreilles, les autres avaient des oreilles comme le fer d'un épieu; celle-ci avait d'amples oreilles et celle-là n'avait point d'oreilles; certaines n'avaient qu'un œil et certaines qu'une oreille. Telle aurait pu s'envelopper de ses oreilles comme d'une coiffe; telle, sur un cou long et grêle, soutenait sa tête d'une grosseur énorme: l'une avait de beaux cheveux, l'autre était chauve, les cheveux d'une autre lui faisaient comme un voile. Celle-ci était large du front et des oreilles, celle-là portait flasques et pendants le ventre et les mamelles: beaucoup avaient les dents saillantes, la bouche rompue, le visage laid et difforme.
Elles avaient la face rébarbative et le teint noir ou tanné: irascibles, amies des rixes, elles tenaient à la main des marteaux, des maillets d'armes et de grandes piques en fer.
Telle avait une gueule de crocodile, telle avait une hure de sanglier; telle cachait une âme sinistre sous un visage heureux; les unes étaient courtes, les autres longues, bossues, naines ou déhanchées. Certaines avaient les pieds d'un éléphant, d'un cane ou d'un chameau; celles-ci avaient le muffle soit d'un tigre, soit d'un buffle; celles-là une tête de serpent, d'âne, de cheval ou d'éléphant; d'autres avaient le nez campé sur le sommet du crâne. Il y en avait de bipèdes, de tripèdes, de quadrupèdes: celles-ci avaient de larges pieds, celles-là un cou et d'autres les mamelles d'une longueur démesurée. En voici avec une bouche et des yeux d'une grandeur immense; en voilà avec une langue et des ongles excessivement longs: telle avait le faciès d'une chèvre; telle autre le faciès d'une cavale; telle est vache par sa tête et telle autre a son cou emmanché avec le chef d'une truie. Certaine a le muffle d'une hyène et sa compagne celui d'une bourrique. Toutes ces Rakshasîs ont une force épouvantable. Le nez de celle-ci est court et le nez de celle-là prodigieusement long: telle a son nez de travers; le nez manque à telle autre.
Elles tiennent des lances, des épées, des maillets d'armes; elles se repaissent de chair; elles ont les mains et la face ointes de graisse, elles ont tous leurs membres souillés de chair et de sang. Avides de graisse et de viande, elles boivent et mangent continuellement; elles font aliment de tout; mais, quoiqu'elles mangent toujours, elles ne sont jamais rassasiées.
Le singe joyeux et le poil hérissé de plaisir vit enfin dans le cercle des Rakshasîs, telle que Rohinî dans la gueule de Râhoû, cette reine infortunée qui étreignait dans ses bras, comme une liane en fleurs, cet arbre sur les branches duquel Hanoûmat se tenait accroupi.
Le singe vit cette charmante femme s'asseoir, pleine de sa tristesse, à la racine de l'arbre sisô, le visage troublé comme le croissant de la lune, voilé par un nuage, au commencement de sa quinzaine blanche.
Dépouillée de ses parures et néanmoins telle encore que Lakshmî sans lotus à la main, accablée de honte, consumée par la douleur, pleine de langueur et le corps exténué, elle semblait Rohinî sous l'oppression de la planète Lohitânga; elle paraissait comme la richesse tombée; comme la mémoire quand elle s'affaisse dans l'incertitude; comme une espérance, qui s'est envolée; comme un ordre qui n'est plus soutenu par la puissance. Désolée, amaigrie par l'abstinence, baignant sa face de larmes, faible, très-délicate, l'âme épuisée de chagrins et le corps de souffrances, elle jetait épouvantée de nombreux et longs soupirs, comme l'épouse du roi des serpents.
À l'aspect de cette femme souillée de taches et de poussière, triste et non parée, elle si digne des parures, et telle que la reine des constellations quand sa lumière est obscurcie par de sombres nuages, l'incertitude assiégea l'esprit du singe dans ses investigations.
Le fils du Vent, Hanoûmat, la reconnut avec peine: aussi douteuse revient à l'homme dans un moment, où sa pensée n'y est pas attentive, la science qu'il doit à ses lectures.
Après que le vigoureux quadrumane eut médité un instant, il tourna vers la Mithilienne ses yeux noyés de larmes et se mit à gémir dans une vive douleur. «C'est là, se dit-il, c'est là cette femme inébranlable dans sa fidélité à son époux, Sîtâ, la fille du magnanime Djanaka, ce roi de Mithila, si dévoué à son devoir! Elle, qui fendit la terre et sortit du champ déchiré par le soc de la charrue; elle, qui fut produite par la poussière jaune du guéret, pareille au pollen des lotus.
«Délaissant tous ses plaisirs, entraînée par la force de sa piété conjugale, elle était, sans tenir compte des peines, entrée dans la forêt déserte. Là, contente de manger les fruits sauvages et les racines, heureuse d'obéir à son époux, elle goûtait dans les bois tout le bonheur qu'elle eût jamais goûté dans son palais. Cette princesse à la couleur d'or, qui accompagnait toutes ses paroles d'un sourire, infortunée, sans appui, elle endure ici un supplice épouvantable! Cette magnifique robe jaune, qui brille sur elle avec la teinte de l'or, est la même que j'ai vue avec les singes ce jour qu'elle fit tomber sur la montagne son vêtement supérieur.
«Mais je veux interroger cette vertueuse Mithilienne, troublée par l'odieux Râvana, comme une fontaine par un homme altéré. Elle ne brille plus aujourd'hui, comme un lotus souillé de boue, cette femme en deuil, que le monstre aux dix têtes arracha violemment à ce lac d'Ikshwâkou! Elle, à cause de qui Râma est tourmenté de quatre sentiments: la pitié, la tendresse, le chagrin et l'amour. À cette pensée: «Ma femme est perdue!» sa pitié s'émeut; «elle pense à moi!» sa tendresse; «épouse fidèle!» son chagrin; «épouse adorée!» son amour.»
S'étant réveillé au temps opportun, le puissant monarque des Rakshasas, sa robe et ses guirlandes tombées, la tête encore échauffée par l'ivresse, tourna sa pensée vers la Vidéhaine.
Car, enchaîné fortement à Sîtâ, enivré d'amour jusqu'à la fureur, il ne pouvait cacher la passion effrénée dont son âme était consumée pour elle. Brûlant de voir la Mithilienne, il sortit de son palais: il était paré de tous ses joyaux et portait une magnificence incomparable.
Une centaine de femmes seulement suivaient Râvana dans sa marche, comme les femmes des Gandharvas et des Dieux suivent Kouvéra, le rejeton de Poulastya. Là, ces femmes portaient, les unes des lampes d'or et de formes diverses, les autres un chasse-mouche fait avec la queue du gayal, celles-là des éventails. Celles-ci d'une politesse distinguée marchaient, tenant à leur main droite des vases massifs d'or et pleins de maints breuvages.
Le fils du Vent alors entendit le son des noûpouras et des ceintures, qui gazouillaient aux pieds et sur les flancs de ces femmes du plus haut parage.
Brillant de tous les côtés par l'éclat de plusieurs lampes, où brûlaient, portés devant lui, des parfums et des huiles de sésame, Râvana, plein d'ivresse, d'orgueil et de luxure, semblait au regard oblique de ses grands yeux rouges l'Amour, qui s'avance irrité sans arc à la main.
À la vue de la splendeur infinie qu'il semait de tous les côtés: «C'est le monarque aux longs bras!» pensa le singe vigoureux à la grande énergie. L'intelligent quadrumane s'élance à terre et, gagnant une autre branche cachée au milieu des feuilles et des arbrisseaux, il s'y tient, désireux de voir ce que va faire le monstre aux dix têtes.
À l'aspect de Râvana, l'auguste femme trembla, comme un bananier battu par le vent.
Le Démon aux dix têtes vit l'infortunée Vidéhaine gardée par les troupes des Rakshasîs, en proie à sa douleur et submergée dans le chagrin, comme un vaisseau dans la grande mer. Il vit, inébranlable dans la foi jurée à son époux, il vit la triste captive assise alors sur la terre nue: telle une liane coupée de l'arbre conjugal et tombée sur le sol.
Il vit, privée de l'usage des bains et des parfums, les membres hâlés, sa personne non parée, elle si digne de toute parure: il vit telle qu'une statue faite de l'or le plus pur, mais souillée de poussière, il vit Sîtâ fuir dans le char de ses désirs attelé avec les coursiers de la pensée vers le grand et sage Râma, ce lion des rois, qui possédait la science de son âme.
Il la vit saisie de mouvements convulsifs à son approche.
Elle parut à ses yeux comme une gloire, qui se dément, comme la foi en butte au mépris, comme une postérité détruite, comme une espérance envolée, comme une Déesse tombée du ciel, comme un ordre foulé aux pieds.
Comme un autel souillé, comme la flamme éteinte du feu, comme le croissant de la lune, dont le rayon tombe du ciel sur la terre sans nous apporter de lumière.
Il la vit accablée par sa douleur, poussant des soupirs et telle que l'épouse du roi des éléphants, qui, séparée du chef de son troupeau et tombée captive, est gardée dans un peloton de chasseurs.
Consumée par le jeûne, le chagrin, la rêverie et la crainte, maigre, triste, se refusant la nourriture, se faisant, pour ainsi dire, un trésor de macérations, en proie à la douleur et ses mains jointes à ses tempes, comme une Déesse, elle demandait continuellement au ciel de conserver la vie à Râma et d'envoyer la mort à son persécuteur.
Râvana tint ce langage avec amour à l'infortunée Sîtâ, cette femme sans joie, macérant son corps et fidèle à son époux: «À mon aspect, te cachant çà et là dans ta crainte, tu voudrais te plonger au sein de l'invisibilité. Il n'est ici, noble dame, ni hommes quelconques, ni Rakshasas mêmes: bannis donc la terreur, Sîtâ, que t'inspire ma présence. Prendre les femmes de force et les ravir avec violence, ce fut de toutes manières et dans tous les temps notre métier, dame craintive, à nous autres Démons Rakshasas.
«Je t'aime, femme aux grands yeux! Sache enfin m'apprécier, ma bien-aimée, ô toi, en qui sont réunies toutes les perfections du corps, et qui es l'enchantement de tous les mondes! Ainsi, je ne te verrais plus armée de cette haine contre moi, noble dame. Reine, tu n'as rien à craindre ici; aie confiance en moi: accorde-moi ton amour, chère Vidéhaine, et ne reste point ainsi plongée dans le chagrin. Ces cheveux, que tu portes liés dans une seule tresse, comme les veuves, cette rêverie, cette robe souillée, cet éloignement des bains, le jeûne: ce ne sont pas là des choses qui siéent pour toi.
«Ce qu'il te faut, ce sont les guirlandes variées, les parfums d'aloès et de sandal, les robes de toute espèce, les célestes parures, les plus riches bouquets de fleurs, des lits précieux, de magnifiques siéges, et le chant, et la danse, et les instruments de musique: car je t'égale à moi, princesse du Vidéha. Tu es la perle des femmes; revêts donc tes membres de leurs parures: comment peux-tu, noble dame, toi, femme de haut parage, te montrer ainsi devant mes yeux?
«Elle passera cette jeunesse que tu pares avec tant de beauté; ce rapide fleuve du temps est comme l'eau; une fois écoulé, il ne revient plus!
«Viçvakarma, l'artiste en belles choses, après qu'il t'eut faite, n'en a plus fait d'autre, je pense; car il n'existe pas, Mithilienne, une seconde femme qui te soit égale en beauté. À la vue de la jeunesse et des charmes dont tu es si bien douée, quel homme venu près de toi voudrait s'éloigner de ta présence, fût-il Brahma lui-même?
«Mithilienne, sois mon épouse; abandonne cette folie: sois mon épouse favorite, à la tête de mes nombreuses femmes les plus distinguées. Les joyaux que j'ai ravis aux mondes avec violence, ils sont tous à toi, dame craintive, et ce royaume et moi-même. À cause de toi, je veux conquérir toute la terre, femme coquette, et la donner à Djanaka, ton père, avec les villes nombreuses qui en couvrent l'étendue.
«Témoignes-en le désir, et l'on va te faire à l'instant une magnifique parure. Que les plus brillants joyaux étincellent, attachés sur ta personne! Que je voie, femme bien faite, la parure orner tes jolies formes, et ta grâce polie orner la parure même.
«Jouis des pierreries diverses qui appartenaient au fils de Viçravas; jouis à ton gré, femme ravissante, de Lankâ et de moi. Râma n'est pas mon égal, Sîtâ, ni pour les austérités de la pénitence, ni pour les richesses, ni pour la rapidité même des pas: il ne m'égale ni en force, ni en valeur, ni en renommée. Jouis, dame craintive, ô toi, de qui la personne est embellie par ce brillant collier d'or, jouis donc avec moi du plaisir de ces forêts, nées sur les rivages de l'Océan, percées d'avenues et couvertes par une multitude d'arbres à la cime fleurie.»
Après qu'elle eut écouté ce langage du Rakshasa terrible, Sîtâ oppressée, abattue, d'une voix triste, lui répondit ces mots prononcés avec lenteur: «C'est une chose honteuse, que je ne dois pas faire, moi, vertueuse épouse, entrée dans une famille pure et née dans une illustre famille.»
Quand elle eut parlé de cette manière à l'Indra des Rakshasas, la chaste Vidéhaine au charmant visage tourna le dos à Râvana et lui dit encore ces paroles: «Je suis l'épouse d'un autre, je ne puis donc être une épouse convenable pour toi; allons! jette les yeux sur le devoir; allons! suis le sentier du bien! De même que tu défends tes épouses, ainsi dois-tu, nocturne Génie, défendre les épouses des autres.
«Ou les gens de bien manquent ici, ou tu ne suis pas l'exemple des gens de bien: ce métier, dont tu parles, c'est ce que les sages nomment le crime. Bientôt Lankâ, couverte par des masses de pierreries, Lankâ, pour la faute de toi seul, va périr, malheureuse de ce qu'elle eut pour maître un insensé. À la vue du malheur tombé sur ton âme scélérate: «Quel bonheur! s'écrieront avec joie tous les hommes; ce monstre aux actions féroces a donc enfin trouvé la mort!»
«Ni ton empire, ni tes richesses ne peuvent me séduire: je n'appartiens qu'à Râma, comme la lumière n'appartient qu'à l'astre du jour!
«Ne fus-je pas légalement unie pour son épouse à ce bien magnanime, comme la science est unie au brahme, qui a dompté son âme et reçu l'initiation après le bain cérémoniel? Allons, Râvana! allons! rends-moi à Râma dans ma douleur, comme la femelle chérie d'un noble éléphant, qu'on ramène à son époux amoureux dans la grande forêt.
«La raison te commande, Râvana, de sauver ta ville et de gagner l'amitié du vaillant Raghouide, à moins que tu ne désires une mort épouvantable.
«Avant peu le Raghouide, mon époux, qui dompte ses ennemis; avant peu Râma, fondant sur toi, son odieux rival, m'arrachera de tes mains comme Vishnou aux trois pas ravit aux Asouras sa Lakshmî enflammée de splendeur.»
À ces paroles de la Mithilienne, le monarque irrité des Rakshasas lui répondit ces mots dans une colère montée jusqu'à la fureur: «Tu crois sans doute que ta condition de femme te met à l'abri du supplice, et c'est là ce qui t'excite à me tenir sans crainte ce langage outrageant. Il n'est pas convenable de jeter une injure ni même des paroles qui déplaisent dans l'oreille d'un roi, surtout au milieu de grandes et d'éminentes personnes. Assurément, dit-on, une politesse distinguée est la parure des femmes; c'est un avantage, noble dame, qu'il ne t'est pas facile d'acquérir. Comment peux-tu conserver ici le désir de ton époux?
«Au point où ma colère est montée, amassée comme elle est sur ta tête, il faudra bien que je t'envoie à la mort! Si tu vis maintenant, c'est grâce à ce que tu es une femme!»
Indignée de ce langage, Sîtâ répondit avec colère au monarque des Rakshasas, comme la gloire pure qui s'adresse à la honte: «À la nouvelle du carnage que Râma fit dans le Djanasthâna, à la nouvelle qu'il avait tué Doûshana et Khara même, ta première pensée fut pour la vengeance, et tu m'as conduite ici.
«Car notre habitation était vide alors de ces deux héroïques et nobles frères, sortis pour la chasse, tels que deux lions d'une caverne.
«Les forces ne seront pas égales dans cette guerre, prête à fondre ici entre eux et toi. Bientôt accompagné du Soumitride, Râma s'en ira de ces lieux, emportant avec la tienne les vies de ton armée, comme le soleil passe, ayant tari une flaque d'eau.»
Le monarque des Rakshasas, quand il eut ouï ces paroles amères de Sîtâ, répondit en ce langage odieux à cette femme d'un aspect aimable: «J'ai toujours été avec toi comme un flatteur, esclave des femmes; mais, à chaque fois, tu m'as traité comme un être à qui l'on paye en mépris la douceur de ses paroles.
«Pour chacune des paroles outrageantes que tu m'as dites, Mithilienne, une horrible mort ne serait qu'un juste châtiment. Mais il me faut patienter encore deux mois: je t'accorde ce temps: puis, monte dans ma couche, femme aux yeux enivrants. Passé le terme de ces deux mois, si tu refuses de m'accepter pour ton époux, mes cuisiniers te couperont en morceaux pour mon déjeuner!
«Râma ne pourra jamais te reconquérir, Mithilienne, comme Hiranyakaçipou ne put enlever Poulakshmî venue dans les mains d'Indra.»
À la vue de cette belle Djanakide ainsi menacée par le monstre aux dix têtes, les jeunes filles aux grands yeux des Gandharvas et des Dieux furent saisies par la douleur. Résolues à la défendre, elles se mirent, avec les mouvements de leurs yeux obliques et les signes de leurs visages à rassurer Sîtâ contre les menaces du hideux Rakshasa.
Raffermie par elles, Sîtâ, justement fière de sa belle conduite, tint ce langage utile pour lui-même à ce Râvana, qui fit verser tant de larmes au monde:
«Il n'existe assurément aucun être, dévoué au soin d'acquérir la béatitude, qui ne veuille détourner tes pas de cette action criminelle. Il n'est, certes! pas dans les trois mondes un autre que toi pour oser même de pensée arrêter son désir sur moi, l'épouse du sage Râma, non plus qu'il n'oserait désirer Çatchî, l'épouse de l'immortel Indra. Après que tu m'as tenu un langage tel à moi, la femme de Râma, tu verras bientôt, vil Rakshasa, quelle résolution a prise ce héros d'une vigueur sans mesure! De même qu'un lièvre n'est pas l'égal d'un fier éléphant pour le combat: de même Râma est tel qu'un éléphant vis-à-vis de toi, et l'on te regarde, toi! comme un vil lièvre à côté de lui.
«Quand tu viens rabaisser ainsi le rejeton d'Ikshwâkou, tu ne penses pas ce que tu dis; car tu ne saurais tenir le pied ferme dans la région de sa vue le temps qu'a duré ta jactance.
«On ne peut m'ôter au vaillant Râma, tant qu'il vit; mais si le Destin a voulu disposer les choses comme elles sont, ce fut pour ta mort, sans aucun doute.»
Après ces mots, Râvana, qui fait répandre tant de larmes au monde, impose un ordre à toutes les Rakshasîs épouvantables à la vue.
«Rakshasîs, leur dit-il, faites ce qu'il faut, sans balancer, à l'ordre que je vous donne ici, pour que Sîtâ la Djanakide sache bientôt obéir à ma volonté! Employez pour la rompre tous les moyens, les présents et les caresses, les flatteries et les menaces: faites-la s'incliner vers moi à force de travaux mêmes et par de nombreux châtiments!»
Quand il eut donné ce commandement aux furies, le monarque des Rakshasas, l'âme pleine de colère et d'amour, sortit abandonnant la Djanakide.
Le monarque des Rakshasas était à peine sorti et retourné dans son gynœcée, que les Rakshasîs aux formes épouvantables s'élancèrent toutes vers Sîtâ. Ces furies aux visages difformes commencent par se moquer de leur captive; ensuite elles couvrent à l'envi de paroles choquantes et d'injures cette infortunée, à qui des louanges seules étaient si bien dues.
«Quoi! Sîtâ, tu n'es pas heureuse d'habiter ce gynœcée, meublé de couches somptueuses et doué complétement des choses que l'on peut désirer? Pourquoi donc es-tu fière d'avoir un époux de condition humaine? Détourne ta pensée de Râma; tu ne dois plus jamais retourner vers lui!
«Pourquoi ne veux-tu pas être l'épouse du monarque des Naîrritas, lui, de qui le bras a vaincu les trente-trois Dieux et le roi des Immortels? Pourquoi, ma belle, toi, simple humaine, ne pas élever ton ambition au-dessus d'un humain, ce Râma, qui ne jouit pas d'une heureuse fortune, qui est exilé de sa famille, qui vit dans le trouble, qui est enfin tombé du trône?»
À ces mots des Rakshasîs, la Djanakide au visage de lotus répondit en ces termes, les yeux remplis de larmes: «Mon âme repousse comme un péché ce langage sorti de votre bouche, ces affreuses paroles, exécrées du monde. Qu'il soit malheureux ou banni de son royaume, l'homme qui est mon époux est l'homme que je dois vénérer, comme l'épouse de Bhrigou ne cessa point d'estimer cet anachorète à la grande vigueur. Il est donc impossible que je renie mon époux: n'est-il pas une divinité pour moi?»
À ces mots de Sîtâ, les Rakshasîs, pleines de colère, se mettent à menacer çà et là avec des paroles féroces la malheureuse Vidéhaine. Hanoûmat, caché dans les branches du çinçapâ, entendit ces discours menaçants, que les furies déversaient à l'envi sur elle.
Les Rakshasîs irritées se penchent de tous les côtés sur la tremblante Vidéhaine, lèchent avidement Sîtâ avec ces hideuses langues, dont leur grande bouche est couverte; et, saisissant leurs épées, empoignant leurs bipennes, lui disent, enflammées de courroux: «Si tu ne veux pas de Râvana pour ton époux, tu vas périr: n'en doute pas!»
À ces menaces, elle de s'enfuir et de se réfugier, baignée de larmes, au tronc du çinçapâ. Là, harcelée de nouveau par les furies épouvantables, cette noble dame aux grands yeux se tient, noyée dans sa douleur, au pied du grand arbre; mais, de tous les côtés, les Rakshasîs n'en continuent pas moins d'effrayer la Vidéhaine maigre, le visage abattu, le corps vêtu d'une robe souillée.
Ensuite une Rakshasî à l'aspect épouvantable, les dents longues, le ventre saillant, les formes encolérées, Vinatâ ou la courbée, c'est ainsi qu'elle était nommée, lui dit: «Il suffit de cette preuve, Sîtâ, que tu aimes ton époux. En tous lieux, ce qui passe la mesure est un malheur. Je suis contente de toi, noble dame: ce qu'on peut faire humainement, tu l'as fait! Mais écoute la parole de vérité que je vais dire, Mithilienne. Accepte comme époux Râvana, le souverain de tous les Rakshasas; ce Démon vaillant, beau, poli, qui sait dire à chacun des mots aimables; lui, si noble de caractère, égal dans les combats au grand Indra lui-même. Abandonne Râma, un malheureux, un homme! et que ton cœur incline vers Daçagrîva. Embaumée d'un onguent céleste et parée de célestes atours, sois désormais la souveraine de tous les mondes, comme Swâhâ est l'épouse du Feu et Çatchî l'épouse de l'auguste Indra.
«Que veux-tu faire de ce Râma, un misérable, qui, pour ainsi dire, n'est déjà plus? Accepte Râvana comme un époux qui est tout dévoué à toi et de qui les pensées, belle dame sont toutes pour toi! Si tu ne suis pas ce conseil, que, moi! je te donne ici, nous allons toutes, à cette heure même, te manger!»
Une autre furie, horrible à la vue et nommée la Déhanchée, dit en vociférant, les formes toutes courroucées et levant son poing: «C'est trop de paroles inconvenantes, que notre douceur et notre bienveillance pour toi nous ont fait écouter patiemment! À cause de toi, ma jeune enfant, nous sommes accablées de peines et de soins: à quoi bon tarder, Sîtâ? Aime Râvana, ou meurs! Si tu ne fais pas ce que je dis là, toutes les Rakshasîs vont te manger à cette heure même, n'en doute pas!»
Ensuite Tête-de-cheval, rôdeuse épouvantable des nuits, la bouche en feu et les yeux enflammés dit, la tête penchée sur la poitrine, ces mots avec colère à l'épouse de Râma: «Longtemps nous avons mêlé nos caresses aux avis que nous t'avons donnés, Mithilienne, et cependant tu n'as pas encore suivi nos paroles salutaires et dites à propos. Tu fus amenée sur le rivage ultérieur de la mer inabordable pour d'autres, et tu es entrée, Mithilienne, dans le gynœcée terrible de Râvana. C'est assez verser de larmes! abandonne cet inutile chagrin! Le Dieu même qui brisa les cités volantes ne pourrait te délivrer, enfermée dans le sérail de Râvana et bien gardée ici par nous toutes. Suis donc le salutaire conseil, Mithilienne, qui t'est donné par moi. Cultive le plaisir et la joie, dépouille ce chagrin continuel. Tu ne sais pas, toi! Sîtâ, combien la jeunesse d'une femme est incertaine: savoure donc le plaisir, tandis que tu la tiens encore. Ivre de vin, parcours avec le monarque des Rakshasas ses délicieux jardins et ses bois d'agrément sur la pente des montagnes. Sept milliers de femmes se tiendront, Mithilienne, attentives à tes ordres. Accepte pour ton époux Râvana, le souverain de tous les Rakshasas: ou bien, si tu n'obéis pas comme il faut à la parole que j'ai dite, nous allons t'arracher le cœur et nous le mangerons!»
Après elle, une Rakshasî d'un horrible aspect et nommée Ventre-de-tonnerre jeta ces mots, brandissant une grande pique: «Alors que je vis cette femme, devenue la proie de Râvana; elle de qui les yeux se jouaient comme une onde et le sein palpitait de crainte, il me vint une grande envie de la manger. Quel régal, pensais-je, de savourer son foie, sa croupe, sa poitrine, ses entrailles, sa tête et son cœur tout dégouttant de sang liquide!»
La Rakshasî, nommée la Déhanchée prit de nouveau la parole: «Étranglons Sîtâ, fit-elle, et nous irons annoncer qu'elle est morte de soi-même. En effet, quand il aura vu cette femme sans respiration et passée dans l'empire d'Yama: «Eh bien! mangez-la!» nous dira le maître; je n'en doute pas.»
«—Partageons-la donc entre nous toutes, car je n'aime pas les disputes;» lui répondit une Rakshasî, qui avait nom Tête-de-chèvre.
«—J'approuve ce que vient de nous dire ici Tête-de-chèvre. Qu'on apporte vite, reprit Çoûrpanakhâ, la furie aux ongles, dont chaque aurait pu faire un van6; qu'on apporte ici des liqueurs enivrantes et beaucoup de guirlandes variées. Quand nous aurons bien dîné avec la chair humaine, nous danserons sur la place où l'on brûle les victimes! Si elle ne veut pas faire comme il fut dit par nous, eh bien! mettons un genou sur elle et mangeons-la de compagnie!»
À de telles menaces, que lui jettent à l'envi ces Rakshasîs très-épouvantables, la fermeté échappe à Sîtâ, et cette femme, semblable à une fille des Dieux, se met à pleurer.
Accablée par tant d'invectives effrayantes, que vomissaient toutes ces furies hideuses, la fille du roi Djanaka versait des larmes, baignant ses larges seins avec l'eau dont ses yeux répandaient les torrents; et, plongée dans sa triste rêverie, elle ne pouvait aborder nulle part à la fin de cette douleur. En ce moment les femmes de Râvana, qui avaient tenté Sîtâ par tous les artifices et rempli de concert les injonctions du maître avec le plus grand soin, firent silence autour d'elle.
Aux paroles des Rakshasîs, la sage Vidéhaine répondit, effrayée au plus haut point et d'une voix que ses larmes rendaient bégayante: «Il ne sied pas qu'une femme de condition humaine soit l'épouse d'un Rakshasa: mangez toutes mon corps, si vous voulez; je ne ferai pas ce que vous dites!»
Elle s'appuya sur une longue branche fleurie d'açoka, et là, brisée par le chagrin, l'âme en quelque sorte exhalée, elle reporta une pensée vers son époux: «Hélas! Râma!» s'écria-t-elle, assaillie par la douleur;» Hâ! Lakshmana!» fit-elle encore: «Hélas! Kâauçalyâ, ma belle-mère! Hélas! noble Soumitrâ!
«Heureux les regards qui voient ce rejeton de Kakoutstha, à l'âme reconnaissante, aux paroles aimables, aux yeux teints comme les pétales du lotus, au cœur doué avec le courage des lions. De quel crime jadis mon âme dans un autre corps s'est-elle donc souillée, pour que je doive subir un tel chagrin et cette horrible torture! Honte à la condition humaine! Honte à celle de l'esclave, puisqu'il m'est impossible de rejeter la vie à ma volonté! Puisque Yama ne m'entraîne pas dans son empire, moi, ballottée dans une douleur sans rivage!»
Tandis que la fille du roi Djanaka parlait ainsi, des larmes ruisselaient à son visage; et, malade, vivement affligée, la tête baissée à terre, la jeune femme se lamentait comme une égarée ou telle qu'une insensée; tantôt, comme engourdie au fond d'une tristesse inerte; tantôt, se débattant sur le sol comme une pouliche qui se roule dans la poussière.
«Si Râma savait que je suis captive ici dans le palais de Râvana, sa main irritée enverrait aujourd'hui ses flèches dépeupler tout Lankâ de Rakshasas; il tarirait sa grande mer et renverserait la ville même!
«Rien n'y serait épargné, en premier lieu, dans la race impure du vil Râvana; ensuite, dans chaque maison des Rakshasîs, qui tomberaient elles-mêmes sur leurs époux immolés; et la cité résonnerait alors de mes chants, comme elle retentit à cette heure de mes plaintes larmoyantes! Oui! Râma, secondé par Lakshmana; viderait tout Lankâ de Rakshasas, et l'on chercherait un jour la ville sur la terre où maintenant elle s'élève!
À ce langage de Sîtâ, ses gardiennes sont remplies de colère: les unes s'en vont rapporter ses discours au cruel Râvana; les autres, furieuses à l'aspect épouvantable, s'approchent d'elle et recommencent à l'accabler de paroles outrageantes et même de paroles sinistres: «O bonheur! c'est maintenant, ignoble Sîtâ, puisque tu choisis un parti funeste; c'est maintenant que les Rakshasîs vont manger les chairs arrachées de tous les côtés sur tes membres!»
Or, en ce moment, parlait un oiseau perché sur une branche, adressant à l'affligée mainte et mainte consolation puissante; corneille fortunée, elle envoyait à la captive sa douce parole de «bonjour,» et semblait annoncer à Sîtâ la prochaine arrivée de son époux.
Le vaillant Hanoûmat entendit, sans que rien lui échappât, toutes ces paroles; le fils du Vent regarda cette reine malheureuse comme il eût regardé une Déesse elle-même au sein du Nandana; ensuite, il se mit à rouler dans son esprit mainte espèce de pensées: «Celle que les singes par milliers, par millions et par centaines de millions cherchent dans tous les points de l'espace, c'est moi, qui l'ai trouvée!
«Les convenances m'imposent de rassurer une épouse qui aspire à la vue de son époux, ce héros doué véritablement d'une âme sans mesure. Elle ne trouve pas une fin à sa douleur, elle, qui jusqu'ici n'en avait pas connu les angoisses.
«Si je m'en retourne sans avoir consolé dans son abandon cette infortunée, de qui l'âme est plongée dans la tristesse, cet oubli sera blâmé fortement comme une faute. Il m'est impossible de m'entretenir avec elle en présence de ces rôdeuses impures des nuits. Comment donc faire? se disait Hanoûmat, enfoncé dans ses réflexions. Si je ne la rassure pas entièrement aujourd'hui, elle abandonnera la vie, je ne puis en douter nullement. Et si Râma vient à me demander: «Qu'est-ce que t'a dit ma bien-aimée?» que lui répondrai-je, moi, qui n'aurai pas causé avec cette femme d'une taille ravissante?»
Il dit; et, s'étant recueilli dans ses réflexions, le singe intelligent adopte enfin cette idée:
«Je vais lui nommer Râma aux travaux infatigables, et lui parler dans un langage sanscrit, mais comme on le trouve sur les lèvres d'un homme qui n'est pas un brahme. De cette manière, je ne puis effrayer cette infortunée, de qui l'âme est allée dans sa pensée rejoindre son époux.»
Le grand singe fit tomber ces mots avec lenteur dans l'oreille de Sîtâ: «Reine, que vit naître le Vidéha, ton époux Râma te dit par ma bouche ce qu'il y a de plus heureux; et le jeune frère de ton mari, Lakshmana, le héros, te souhaite la félicité!» Quand il eut dit ces mots, Hanoûmat, le fils du Vent, cessa; et la Djanakide, à ces douces paroles, ouvrit son cœur au plaisir et se réjouit. Ensuite, elle, de qui l'âme était assiégée par les soucis, elle de lever craintive sa tête aux jolis cheveux annelés et de regarder en haut sur le çinçapâ. Tremblante alors et l'âme tout émue, la modeste Sîtâ vit, assis au milieu des branches, un singe d'un aspect aimable. À la vue du noble quadrumane posé dans une attitude respectueuse: «Ce que j'ai cru entendre n'était qu'un songe;» pensa la dame de Mithila.
Mais, ne voyant pas autre chose qu'un singe, son âme défaillit: elle resta longtemps comme une personne évanouie; et, quand elle eut enfin recouvré sa connaissance, cette femme aux grands yeux, Sîtâ de rouler ces pensées en elle-même: «C'est un songe! je me suis endormie un instant, épuisée de terreur et de chagrin; car il n'est plus de sommeil pour moi, depuis que j'ai perdu celui de qui le visage ressemble à la reine des nuits! En effet, toute mon âme s'en est allée vers lui; l'amour que je porte à mon époux égare souvent mon esprit; et, pensant à lui sans cesse, c'est lui que je vois, c'est lui que j'entends, au milieu de ma rêverie.
«... Mais quelle est donc cette chose? car un songe n'a point de corps, et c'est un corps bien manifeste qui me parle ici! Adoration soit rendue à Çiva, au Dieu qui tient la foudre, à l'Être-existant-par-lui-même! Adoration soit rendue même au Feu! S'il y a quelque chose de réel dans ce que dit là cet habitant des bois, daignent ces Dieux faire que toutes les paroles en soient véritables!»
Ensuite, Hanoûmat adressa une seconde fois la parole à Sîtâ, et, portant à sa tête les deux mains réunies, il rendit cet hommage à la Djanakide et lui dit: «Qui es-tu, femme aux yeux en pétales de lotus, à la robe de soie jaune, toi qui te tiens appuyée sur une branche de cet arbre et qui appartiens sans doute à la classe des Immortels?
«Si tu es Sîtâ la Vidéhaine, que Râvana put un jour enlever de force dans le Djanasthâna, dis-moi, noble dame, la vérité.»
Quand elle eut ouï ces paroles d'Hanoûmat, la Vidéhaine, que le nom de son époux avait remplie de joie, répondit en ces termes au grand singe, qui était venu se placer dans le milieu du çinçapâ: «Je suis la fille du magnanime Djanaka, le roi du Vidéha: on m'appelle Sîtâ, et je suis l'épouse du sage Râma.»
À ces paroles de Sîtâ, le noble singe Hanoûmat lui répondit en ces termes, l'âme partagée entre la douleur et le plaisir:
«C'est l'ordre même de Râma qui m'envoie ici vers toi en qualité de messager: Râma est bien portant, belle Vidéhaine; il te souhaite ce qu'il y a de plus heureux. Lakshmana aux longs bras, la joie de Soumitrâ, sa mère, te salue, inclinant sa tête devant toi, mais consumée par la douleur, car tu es toujours présente à la pensée de ton fils7, comme un fils est toujours présent à la pensée de sa mère. Ce Démon, qui, un jour, dans la forêt, te fait dire ici Lakshmana par ma bouche; ce Démon, qui avait séduit tes regards, reine, sous la forme empruntée d'une gazelle ravissante au pelage d'or, mon frère aîné, qui pour moi est égal à un père, Râma aux yeux beaux comme des lotus, Râma, à qui le devoir est connu dans sa vraie nature, l'a tué avec justice en lui décochant une grande flèche aux nœuds droits.
«Mârîtcha, en tombant, a jeté son cri au loin.
«Le vertueux Lakshmana, pour te faire plaisir, obéit docilement aux paroles mordantes que tu lui fis entendre à cette occasion; car ton jeune beau-frère est pour toi, reine, toujours plein d'une respectueuse soumission...»
À ces mots, le singe de s'incliner devant elle et Sîtâ de pousser à cette vue un long et brûlant soupir: «Si tu es Râvana lui-même, qui, aidé par la puissance de la magie, vient ajouter une nouvelle douleur à mon chagrin, lui dit cette femme au visage brillant comme la lune, tu ne fais pas une belle action. Mais salut à toi, noble singe, si tu es un messager envoyé par mon époux! Je demande que tu me fasses de lui un récit qui me ravira de plaisir. Raconte-moi les vertus de mon bien-aimé Râma: tu entraînes mon âme, beau singe, comme la saison chaude emporte la rive du fleuve. Mais ceci n'est, hélas! qu'un songe! c'est un songe qui présente le singe à mes yeux! car ce rêve, il m'enivre d'une grande béatitude, et la béatitude n'est donnée à personne ici-bas.
«Oh! qu'il y a de charmes en toi, songe! puisque, dans mon triste abandon même, je te vois sous mes yeux comme un habitant des bois, qui m'est envoyé par le noble enfant de Raghou!
«Cette vision aurait-elle sa cause dans le trouble de mon esprit? est-ce délire, hallucination, folie? ou n'est-ce qu'un effet du mirage?
«Ou plutôt ce n'est pas égarement, ni délire, ou signe d'un trouble dans mon esprit: je vois bien que le singe est ici une réalité.»
Ensuite, la fille du roi Djanaka eut le désir de connaître mieux le singe, et, cette pensée conçue, la Mithilienne de lui parler en ces termes:
«Puisque tu es le messager de Râma, veuille bien encore, ô le meilleur des singes, me dire avec le secours des comparaisons quel est ce Râma, allié des singes, habitants des bois?»
À ces paroles de Sîtâ, l'auguste fils du Vent lui répondit en ces mots doux à l'oreille:
«Ce prince vertueux, qui a l'énergie de la vérité, qui est le Devoir même incarné, qui trouve son plaisir dans le bonheur de toutes les créatures, qui est le défenseur et le donateur de tous les biens, vigoureux comme le vent, invincible comme le grand Indra, aimé du monde comme la lune et resplendissant comme le soleil; ce roi, chéri de tout l'univers, semblable à Kouvéra, et qui possède autant de courage qu'il en est dans Vishnou à la force immense; ce monarque, sur la bouche duquel réside la vérité; ce Râma à la voix douce comme celle de Vrihaspati, et beau, joli, charmant comme l'Amour, qui s'est revêtu d'un corps; ce magnanime, qui a dompté la colère en lui-même, c'est le plus intrépide guerrier et le plus grand héros du monde! Sous l'ombre de son bras l'univers entier repose, et, dans un prochain combat il va tuer de ses dards enflammés de fureur, comme des serpents gonflés de leurs poisons, ce Râvana par qui tu fus enlevée de ton ermitage vide, un jour qu'il en eut fait écarter ce vigoureux fils de Raghou, sous les apparences mensongères d'une gazelle! Tu verras donc bientôt ce méchant goûter le fruit de son action! Envoyé par ton époux, je me présente ici devant tes yeux en qualité de son messager: ta séparation d'avec lui brûle son cœur de chagrin; il te souhaite une bonne santé!
«Sous peu de temps, accompagné de Lakshmana et de Sougrîva, tu verras venir ici ton Râma au milieu des singes par dix millions comme Indra au milieu des Maroutes. Je suis le singe appelé Hanoûmat, le conseiller de Sougrîva et le messager de Râma, ce héros infatigable et ce lion des rois. J'ai franchi la grande mer et je suis entré dans la cité de Lankâ.
«Je ne suis pas ce que tu penses, reine: abandonne ce doute, crois-en ma parole, Mithilienne, car jamais un mensonge n'a souillé ma bouche.»
«Comme tu ne vois en moi qu'un singe, c'est évident! et non pas autre chose, reçois donc cet anneau, sur lequel est écrit le nom de Râma; car il me fut donné par ce magnanime comme un signe qui devait m'accréditer.
«Râma sur cet anneau d'or, auguste reine, a gravé lui-même ces mots: «D'or, d'or, d'or!»
Les membres palpitants de joie et la face baignée de larmes, la royale captive reçut alors cet anneau et le mit sur sa tête. À peine entendues les paroles que Râma lui envoyait, à peine vu l'anneau, elle versa de ses yeux noirs et charmants l'eau dont la source est dans la joie. Son visage pur aux belles dents et doué avec les dons les plus charmants parut comme l'astre des nuits, quand son disque sort affranchi de la gueule du serpent Râhou.
La femme aux yeux de gazelle dit alors ces douces paroles au singe d'une voix suffoquée par ses larmes, mais où la joie se mêlait avec le chagrin:
«Je veux offrir au temps convenable un sacrifice aux Dieux en reconnaissance de cet événement, ô le plus grand des singes. Quel bonheur! mon époux jouit encore de la vie! Lakshmana, oh! bonheur! vit encore! Je suis toute satisfaite d'apprendre ici par ton récit, après tant de jours écoulés, que mon époux et le héros Lakshmana se portent bien l'un et l'autre.»
Elle dit ensuite au fils du Vent: «Je suis contente de toi, singe, puisses-tu jouir d'une longue vie! Sois heureux! toi, par qui me fut annoncé que mon époux est en bonne santé avec son frère puîné. Certes! je ne crois pas, noble singe, que tu sois un quadrumane vulgaire, toi, à qui ce Râvana n'inspire ni terreur, ni frémissement! Tu es bien digne de converser avec moi, ô le plus excellent des singes, puisque tu viens, envoyé par mon époux, qui a la science de son âme. Il est sûr que Râma n'eût pas envoyé, surtout en ma présence, un affidé qu'il n'aurait pas étudié et dont il n'eût pas expérimenté le courage!
«Râma n'est-il pas dans le trouble? N'est-il pas rongé de chagrin?
«Emploie-t-il sa main à des actions viriles et même à des œuvres divines? Est-ce que l'absence n'a point effacé mon amour dans le cœur de ce noble héros? Non! c'est lui, qui doit m'arracher de cette horrible calamité, lui, toujours digne des biens et jamais digne des maux!
«Plongé dans une douleur profonde, Râma ne s'y noie donc pas? On le verra donc bientôt, singe, venir à cause de moi dans ces lieux, ce rejeton auguste de Raghou, ce Râma, fils du monarque des hommes!
«Puissé-je vivre, Hanoûmat, jusqu'au temps où mon époux ait reçu tes nouvelles! Viendra-t-elle bientôt à cause de moi l'armée complète, l'épouvantable armée du magnanime Bharata, commandée par ses généraux et rassemblée sous les étendards? Est-ce que les singes à la force terrible viendront ici? Le beau Lakshmana, ce fils, qui est la joie de Soumitrâ, va-t-il de sa main habile à tirer l'arc jeter l'épouvante chez les Rakshasas avec la multitude de ses flèches? Mon vœu est que je puisse voir bientôt Râvana tué dans un combat, lui, ses parents, ses conjoints et ses fils, sous la main de Râma si terrible avec son arc sans égal!»
À ces belles paroles de Sîtâ, le fils du Vent lui répondit en ces termes d'une voix douce et les mains réunies en coupe à ses tempes: «Reine, ton Raghouide ne sait pas encore que tu es ici: à mon retour, ses flèches consumeront bientôt cette ville.
«Là, si la Mort, si les habitants du ciel avec Indra osent tenir pied devant lui, ce noble fils de Kakoutstha leur fait mordre à tous la poussière du champ de bataille!
«Plongé dans une grande affliction par ton absence de ses yeux, Râma ne trouve de calme nulle part, comme un taureau assailli par un lion.
«Troublé de ce chagrin, né du malheur qui le sépare de toi, il ne pense ni à l'héroïsme, ni à l'exercice des armes, ni à la volupté, ni aux festins. Le seul plaisir qu'il trouve est celui, Vidéhaine, que lui donne son âme en se reportant vers toi: il gémit sans cesse, femme craintive; il se plonge mainte fois dans sa douleur profonde.
«Son âme toujours avec toi n'a pas d'autre pensée: il rêve de toi dans le sommeil; à son réveil, il pense encore à toi. «Sîtâ!» dit le prince d'une voix douce à l'aspect, ou d'un fruit, ou d'une fleur, ou d'un autre objet qui ravit le cœur des femmes; et, courant saisir la jolie chose: «Ah! mon épouse!» fait-il, s'imaginant que c'est toi-même! «ah! Sîtâ! ah! femme au corps séduisant! ah! toi, de qui la vue est la merveille de mes yeux! où demeures-tu, Vidéhaine? où es-tu?» s'écrie-t-il en pleurant toujours. Du moment qu'il a vu dans les nuits se lever le charme de la nature, cette lune, ravissante par l'immense réseau de ses rayons froids, les yeux de Râma ne cessent point d'accompagner jusqu'au mont Asta la reine des étoiles, car l'amour, dont il est esclave, chasse le sommeil de ses paupières!»
Quand elle eut écouté ce discours, Sîtâ, au visage beau comme la lune dans sa pléoménie, répondit au singe Hanoûmat ces paroles, où le juste se mariait à l'utile: «Ce langage que tu m'as tenu est de l'ambroisie mêlée à du poison, car si d'un côté Râma n'a pas une pensée dont je ne sois l'objet, son amour d'une autre part le rend malheureux.
«Je l'espère, ô le meilleur des singes, mon époux viendra bientôt; car mon âme est pure et de nombreuses qualités sont en lui. Persévérance, force, énergie, courage, activité, reconnaissance, majesté: voilà, singe, les qualités de mon noble Raghouide.
«Quand donc Râma, ce héros, ou plutôt ce soleil qui sème en guise de rayons un réseau de flèches, dissipera-t-il avec colère ces ténèbres que Râvana fit naître sur notre ciel?»
À Sîtâ, qui parlait ainsi, consumée de chagrin par l'absence de Râma et le visage baigné de larmes, le noble singe répondit en ces termes: «Je vais aujourd'hui même te porter sur le sein de Râma, Mithilienne aux beaux cheveux annelés, comme le feu porte aux Dieux l'offrande sacrifice sur leurs autels.
«Viens! monte sur mon dos, reine; assure tes mains dans ma crinière! Je te ferai voir ton Râma aujourd'hui même, regarde-moi bien! oui! ton Râma à la grande vigueur, assis, comme Pourandara, sur le front d'une montagne-reine, où il se tient dans un ermitage, les efforts de son âme tendus pour atteindre jusqu'à ta vue. Assise sur mon échine, traverse l'Océan par la voie des airs, comme la Déesse Pârvatî, montée sur le taureau. En effet, quand je fuirai, t'emportant avec moi, reine au charmant visage, tous les habitants de Lankâ ne sont point capables de suivre ma route.
«Ou bien, si tu crains de monter sur mon dos, reine, de quel volatile ou quadrupède vivant sur la terre me faut-il emprunter la forme?»
À ces paroles agréables du terrible singe Hanoûmat à la vigueur épouvantable, la Mithilienne en ces termes lui dit avec modestie: «Comment pourrais-tu, noble singe, toi de qui le corps est si petit, me porter de ces lieux jusqu'en présence de mon époux, le monarque des enfants de Manou?»
Hanoûmat répondit à ces mots de Sîtâ: «Eh bien! Vidéhaine, vois seulement la forme que je vais prendre maintenant!» Alors, ce tigre des singes à la grande énergie, lui, auquel était donné de changer sa forme à volonté, il s'augmenta dans ses membres.
Devenu semblable à un sombre nuage, le prince des quadrumanes se mit en face de Sîtâ et lui tint ce langage: «J'ai la force de porter Lankâ même avec ses chevaux et ses éléphants, ses arcades, ses palais et ses remparts, ses parcs, ses bois et ses montagnes!»
Quand la fille du roi Djanaka vit semblable à une montagne le propre fils du Vent, cette princesse aux yeux grands comme les pétales des nymphées lui dit:
«Je sais que tu as la force, singe, de me porter dans cette course; mais il est essentiel de voir si l'affaire peut arriver sans naufrage au succès. Il est impossible que j'aille avec toi par les airs, ô le meilleur des singes: ton impétueuse vitesse, égale à toute la fougue du vent, me ferait tomber. Ensuite, il ne sied pas que l'épouse de ce Râma, aux yeux de qui le devoir siége avant tout, monte sur le dos même d'un être que l'on appelle d'un nom affecté au sexe mâle. Si autrefois, sans protecteur, esclave et n'étant pas la maîtresse de mes actes, il est arrivé que j'ai touché malgré moi le corps de Râvana, est-ce un motif pour que je fasse librement la même chose à présent?»
À ce langage, le singe Mâroutide, aux louables qualités, répondit à Sîtâ: «Ce que tu dis, reine à l'aspect charmant, est d'une forme convenable; ce discours est assorti au caractère d'une femme qui siége au rang des plus vertueuses; il est digne enfin de tes vœux.
«Tous ces détails, reine, et ce que tu as fait, et ce que tu as dit en face de moi, tout sera conté, sans que rien soit omis, au rejeton de Kakoutstha.
«Si tu ne peux venir avec moi par la voie des airs, donne-moi un signe que Râma sache reconnaître.»
À ces paroles d'Hanoûmat, la jeune Sîtâ, semblable à une fille des Dieux, lui répondit ces mots d'une voix que ses larmes rendaient balbutiante: «Dis au roi des hommes: «Sîtâ la Djanakide, vouée au soin de conserver ta faveur, est couchée, en proie à la douleur, au pied d'un açoka et dort sur la terre nue. Les membres pantelants de chagrin, aspirant de tout son cœur à ta vue, Sîtâ est plongée dans un océan de tristesse; daigne l'en retirer. Maître de la terre, tu es plein de vigueur, tu as des flèches, tu as des armes; et Râvana qui mérite le trépas vit encore! Que ne te réveilles-tu?
«Un héros, toi! ceux qui le disent ne parlent pas avec justesse: en effet, quiconque a souillé l'épouse d'un héros ne peut garder la vie. Le héros défend son épouse et l'épouse sert le héros! Mais toi, héros, tu ne me défends pas: quel signe est-ce d'héroïsme?»
«Tu lui diras ces choses et d'autres encore de manière à toucher son cœur de compassion pour moi, car le feu ne brûle pas une forêt, s'il n'est agité par le vent.»
Quand elle eut ainsi donné fin à ces candides et justes paroles, Sîtâ, levant son visage pareil à l'astre des nuits, regarda une seconde fois dans le çinçapâ fait d'or. Cette noble dame vit, assis au milieu des branches avec sa taille d'un empan, le singe au langage aimable, tenant les deux mains réunies en coupe à ses tempes. À sa vue, la chaste Sîtâ, le cœur affligé, poussant un long soupir, adressa une seconde fois la parole au singe, qui se tenait là dans cette respectueuse attitude:
«Raconte à mon époux ces deux faits de notre vie intime, ce qui sera pour toi le meilleur des signes devant lui: «Au pied du mont Tchitrakoûta, rempli confusément d'arbres et de lianes, dans les massifs des bocages, embaumés par les senteurs de fleurs variées, au temps que j'habitais avec toi un ermitage de pénitents, non loin du fleuve Mandâkinî et dans un lieu vanté des saints anachorètes, un jour, que j'avais recueilli au milieu des bois les racines et les fruits, je m'assis, humide du bain, sur ta cuisse, où tu m'avais attirée. Alors tu pris en jouant de l'arsenic rouge et tu me fis sur le front un tilaka, qui, dans un embrassement, fut imprimé sur ta poitrine.
«Une autre fois, que j'avais étalé des viandes de cerf devant la porte de l'ermitage, une corneille voulut en dérober; mais je l'en empêchai, lui jetant des mottes de terre. La corneille s'irritant vient alors me frapper de tous côtés: en colère, à mon tour, je lève ma robe, comme un bouclier, contre les assauts du volatile. L'oiseau enlève de force, il mange la chair, que j'avais semée en l'honneur de tous les êtres; et toi, Râma, tu n'eus aucun souci que j'eusse perdu ma robe dans cette lutte. Furieuse, moquée de toi, fuyant çà et là, j'étais vaincue de tous côtés par la vigueur de l'oiseau, avide de nourriture. Enfin, épuisée de force, je courus à toi, insoucieusement assis, et je me réfugiai sur ton sein dans une colère que tu pris soin de calmer, toi, que cette petite guerre avait amusé.
«Là, fondant sur moi à tire d'aile, le volatile me frappa encore aux deux seins. Tu me vis alors désolée, irritée par la corneille, essuyant mes yeux sur mon visage baigné de larmes; et ta main secourable, tirant une flèche du carquois, l'envoya contre l'oiseau. C'était l'arme de Brahma, que tu avais encochée: le trait flamboya dans les airs; et la corneille, visée par toi, s'enfuit, prenant des routes différentes. Dans son vol, que précipite la crainte, elle suit le tour de ce globe: tantôt elle se joue au sein du nuage pluvieux, tantôt au milieu des gazelles; mais le dard que tu as lancé la suit comme son ombre. Enfin n'ayant pu trouver la paix dans les mondes, c'est auprès de toi-même qu'elle vient chercher un asile.
«Triste et consternée, elle reçut de toi ces paroles: «La flèche, que j'ai décochée, ne l'est jamais en vain. Quel membre veux-tu qu'elle détruise en toi?» L'oiseau choisit de perdre un œil, que le trait fit périr à l'instant. Tu n'as pas craint de lancer à cause de moi la flèche de Brahma lui-même sur une chétive corneille; et tu peux, maître du monde, épargner le Démon qui m'a ravie de tes bras! Courageux et fort, comme tu l'es, fils de Raghou, pourquoi ne décoches-tu point ta flèche au milieu des Rakshasas, toi, le plus adroit parmi tous ceux qui savent manier l'arc? Chef des hommes, aie donc, héros du grand arc, aie donc pitié de moi!»
À ces paroles de Sîtâ, Hanoûmat répondit en ces termes: «Ton époux accomplira tout ce qui fut dit par toi, Mithilienne. Veuille me confier, noble dame, un signe, que Râma connaisse et qui mette la joie dans son cœur.»
À ces mots, Sîtâ, regardant tout le gracieux tissu de ses cheveux entrelacés dans une tresse, délia sa longue natte et donna au singe Hanoûmat le joyau qui retenait la chevelure attachée: «Donne-le à Râma,» dit cette femme, semblable à une fille des Immortels. Le noble singe reçut le bijou, s'inclina pour saluer, décrivit un pradakshina autour de Sîtâ et se tint à côté, les mains réunies aux tempes. «Adieu! lui dit-il, femme aux grands yeux; ne veuille pas t'abandonner au chagrin!»
Salué, au moment de son départ, avec des paroles heureuses, quand le singe eut incliné sa tête devant Sîtâ et se fut éloigné d'elle, il fit ces réflexions: «Il reste peu de chose dans cette affaire; j'ai vu la princesse aux yeux noirs: mettant de côté les trois moyens8, qui sont dans l'ordre avant le quatrième, c'est à mes yeux celui-là que je dois employer.
«Oui? Je ne vois que l'énergie maintenant pour dénouer ce nœud: après que j'aurai tué quelque héros éminent des Rakshasas, viendra ensuite, de manière ou d'autre, le tour des moyens amiables.
«Je détruirai donc, comme le feu dévore une forêt sèche, tout le magnifique bocage de ce roi féroce; bocage, riche de lianes et d'arbres variés; bocage, le charme de l'âme et des yeux, semblable au Nandana lui-même! Et ce parc dévasté allumera contre moi la colère du monarque.»
À ces mots, le vaillant Hanoûmat de saccager ce bosquet royal, peuplé de maintes gazelles et rempli d'éléphants ivres d'amour. Bientôt ce bocage n'offrit plus aux regards que des formes hideuses par ses arbres cassés, ses bassins d'eau rompus, et ses montagnes réduites en poussière.
Quand le grand singe, émissaire de l'auguste et sage monarque des hommes eut achevé cet immense dégât, il s'avança vers la porte en arcade, ambitieux de combattre seul contre les nombreuses et puissantes armées des Rakshasas.
Cependant le cri du singe et le brisement de la forêt avaient jeté le trouble et l'épouvante chez tous les habitants de Lankâ. Aussitôt que le sommeil eut abandonné leurs paupières, les Rakshasîs aux hideuses figures virent ce bocage dévasté et le géant héros des quadrumanes.
Elles, à l'aspect du vigoureux simien, le corps démesuré, tel enfin qu'un nuage, de s'enquérir à la fille du roi Djanaka: «Qui est-il? De qui est-il né? D'où vient-il? Quel sujet l'a conduit ici? Et comment, fille de roi, se fait-il qu'il tienne ici conversation avec toi?»
Alors, cette fille des rois, belle en toute sa personne: «Je ne crois pas le connaître, dit Sîtâ, parce qu'il est donné aux Rakshasas de prendre toutes les formes qu'ils veulent. Mais vous connaissez, vous! ce qu'il est et ce qu'il fait, car le serpent doit connaître les pas du serpent: il n'y a pas de doute!»
À ces paroles de Sîtâ, les Rakshasîs furent saisies d'étonnement: les unes de rester là, les autres de s'en aller raconter cet événement à Râvana. Les mains réunies en coupe à leurs tempes, courbant leurs têtes jusqu'à terre, pleines d'effroi et les yeux égarés: «Roi, lui dirent-elles, un singe au corps épouvantable et d'une vigueur outre mesure se tient au milieu du bocage d'açokas, où il s'est entretenu avec Sîtâ. Nous avons interrogé la Djanakide plusieurs fois, mais en vain; cette femme aux yeux de gazelle ne veut pas nous révéler ce qu'il est. Ce doit être, soit un messager d'Indra, soit un émissaire de Kouvéra; ou Râma peut-être l'envoie à la recherche de Sîtâ. En peu de temps, sire, il a brisé tout le bocage; mais il n'a point saccagé la partie du bois où Sîtâ la Djanakide est assise. Est-ce par ménagement pour Sîtâ ou par fatigue? On ne sait; mais comment cette violence aurait-elle pu le fatiguer? Et d'ailleurs il semble garder la Djanakide. Il défend l'abord d'un çinçapâ aux branches semées de charmants boutons, arbre majestueux, dont Sîtâ s'est approchée. Veuille bien ordonner, sire, le châtiment de cet audacieux aux actes criminels, qui osa converser avec Sîtâ et dévaster le bocage.»
À ces mots des furies, le souverain des Rakshasas, les yeux rouges de colère, flamboya comme le feu, qui dévore une oblation; et le monarque à la grande splendeur commanda sur-le-champ de saisir Hanoûmat.
Aussitôt un héros au cœur généreux, de qui l'âme avait déjà précédé le corps au combat; ce héros, égal en puissance au fils de Daksha même, décrivit un pradakshina autour de son père; et, cet hommage rendu, l'invincible Indradjit monta dans son char, auquel un art merveilleux avait adapté une irrésistible impétuosité. Quatre lions aux dents aiguës et tranchantes le traînaient d'une vitesse épouvantable et pareille au vol de Garouda, le monarque des oiseaux.
Le héros, maître du char, le plus adroit des archers, le plus habile de ceux qui savent manier les armes, courut sur le singe avec son chariot couleur du soleil. Le noble quadrumane se réjouit, dès qu'il entendit retentir son char, résonner son arc et vibrer sa corde. À la vue du héros Indradjit, qui s'avançait dans son véhicule, le singe poussa un effroyable cri, et rapide il grossit la masse de son corps. Indradjit, monté sur le céleste char, tenant son arc admirable dans sa main, le brandit avec un son égal au fracas du tonnerre.
Alors ces deux héros à la grande force, à l'ardente fougue dans l'action, au cœur dur au milieu des combats, le singe et le fils du monarque des Rakshasas en vinrent aux mains comme deux rois des Dieux et des Démons, entre lesquels s'est allumée la guerre.
Ensuite le singe démesuré, ne songeant pas combien étaient rapides les flèches du guerrier au grand char, excellent archer et le plus habile de ceux qui manient les armes, s'élança tout à coup dans les routes de son père. Là, Hanoûmat, qui avait la vitesse et la force du vent, se tint devant les flèches du héros et s'en moqua. Doués également de rapidité, experts l'un et l'autre dans les choses de la guerre, alors ces deux athlètes d'engager un combat terrible, qui retint enchaînées les âmes de tous les êtres. Le Rakshasa ne connaît pas le côté faible d'Hanoûmat et le Mâroutide ne connaît pas celui du Rakshasa: objets mutuels de leurs pensées, ils se tenaient donc l'un en face de l'autre, semblables à deux serpents qui ne sont point armés de poisons. Ensuite il vint cette pensée au fils du roi des Rakshasas touchant le plus grand héros des singes: «J'ai vu que cet animal est immortel; ainsi de quels moyens n'userai-je pas, comme inutiles, pour me saisir de lui?»
Indradjit, à ces mots, de lier son rival avec la flèche de Brahma. Le singe devint au même instant incapable de tout mouvement et tomba sur la face de la terre. Maltraité par les Rakshasas, accablé par une nuée de projectiles, Hanoûmat ne savait comment se dégager du lien dont ce trait puissant le tenait garrotté.
Quand le singe eut reconnu la puissance du trait enchanté, il songea que la grâce de Brahma lui avait donné un charme pour s'en délivrer: il récita donc la formule que lui avait enseignée le père des créatures. Mais, tout doué qu'il fût de vigueur, le Mâroutide ne put même s'affranchir de cette flèche avec les chants mystiques, dont il devait la science à la faveur de Brahma. «Hélas! s'écria-t-il, il n'est pas de remède contre ce dard lancé par les Rakshasas! Où vint frapper la flèche de Brahma, nulle autre n'en peut détruire l'effet: nous voilà tombés dans un grand péril!»
Quand ils virent le Mâroutide enchaîné par ce trait merveilleux, aussitôt les Rakshasas de l'attacher avec des cordes multipliées de chanvre et des liens faits du liber enroulé des grands végétaux.
À l'aspect de ce héros, le plus vaillant des quadrumanes, lié fortement avec l'écorce des arbres, Indradjit lui ôta son dard, lien formidable, dont la délivrance n'était pas connue au noble singe.
Hanoûmat se résigna donc malgré lui à ses liens et au mépris des Rakshasas, ses ennemis: «Si du moins la curiosité, pensa-t-il, inspirait l'envie de me voir au monarque des Rakshasas!» Battu à coups de poings et de bâtons par ces cruels Démons, le Mâroutide fut, ce qu'il désirait, introduit en la présence du monarque des nocturnes Génies.
Le fils du Vent aperçut le monstre aux dix visages, les yeux rouges et tout pleins de colère, assis dans un siége moelleux et dictant ses ordres aux principaux de ses ministres, distingués par l'âge, les bonnes mœurs et la famille. Alors ce magnanime prince des singes, fils de Mâroute, abordant le souverain à la grande vigueur, de s'annoncer à lui dans ces termes: «Je viens ici en qualité de messager, envoyé de sa présence par le monarque des singes.»
Saisi d'un grand courroux à la vue du singe aux longs bras, aux yeux jaunes nuancés de noir, qui se tenait en face de lui, Râvana au vaste courage, les yeux rouges de sa colère allumée, dit à Prahasta, le plus éminent des Rakshasas, ces mots dictés par la circonstance: «Interroge ce méchant! Qui est-il? Quelle raison nous l'amène? Pour quel motif a-t-il brisé mon bocage? Pourquoi ses menaces contre les Rakshasas?»
À ces paroles du monarque: «Rassure-toi! dit Prahasta: salut à toi, singe! Tu n'as rien à craindre ici? Est-ce Indra qui t'envoie maintenant chez les Rakshasas? Dis la vérité; n'aie pas d'inquiétude, singe, tu seras mis en liberté. Es-tu l'envoyé de Kouvéra? ou d'Yama? ou de Varouna? N'as-tu pris cette forme épouvantable que pour entrer dans cette ville? Viens-tu même envoyé par Vishnou, ambitieux de conquérir Lankâ? car ta vigueur n'est pas d'un quadrumane et tu n'as du singe que la forme! Conte-nous la vérité maintenant, et tu seras mis en liberté; mais si tu nous dis un mensonge, il te sera difficile de sauver ici ta vie!»
À ces mots, le singe doué de la parole, le quadrumane à la grande vitesse, Hanoûmat, fils du Vent, tourna les yeux vers le monarque des Rakshasas et, lui parlant d'une âme ferme, il se fit connaître au Démon: «Je ne suis pas l'envoyé de Çakra, ni celui d'Yama, ni le messager de Varouna. Aucune alliance ne m'unit, soit au Dieu qui donne les richesses, soit à Vishnou: aucun d'eux ne m'a donc envoyé. Cette forme est la mienne, et c'est comme singe que je viens ici. Il ne m'était pas facile d'obtenir cette vue du monarque des Rakshasas; et, si j'ai détruit son bocage, c'est afin d'être amené en sa présence.
«Il est impossible qu'une arme fée m'enchaîne avec ses liens, quelque longs même qu'ils soient, car jadis le père des créatures m'accorda cette faveur éminente. Mais, comme j'avais envie de voir ici le roi, j'ai permis à cette arme de m'attacher: «Qu'importe! ce fut là ma pensée; puisque j'ai le pouvoir de m'en délivrer!» Et j'ai subi même ces liens vils, non assurément par faiblesse, roi, mais, sache-le, pour atteindre au but de mon désir. Je suis venu dans ces lieux comme le messager du plus grand des Raghouides à la force sans mesure: écoute donc, sire, les paroles convenables, que je vais t'adresser ici en cette qualité.»
Le prince courageux des singes regarda le Démon à la grande âme et lui tint sans trouble ce langage plein de sens: «Je suis venu dans ton palais suivant les ordres de Sougrîva. L'Indra des singes, ton frère, Indra des Rakshasas, te souhaite une bonne santé. Écoute les instructions que m'a données le magnanime Sougrîva, ton frère; paroles où le juste se marie à l'utile, paroles séantes, convenables ici et partout ailleurs.
«Il fut un potentat, nommé Daçaratha, le roi des coursiers, des éléphants et des hommes: il était comme le père du monde entier; il égalait en splendeur le monarque des Immortels. Son fils aîné, prince charmant, aux longs bras et de qui la vue inspirait la joie, sortit de la ville aux ordres de son père et s'exila dans la forêt Dandaka. Accompagné de Lakshmana, son frère, et de Sîtâ, son épouse, il entra dans le sentier du devoir que suivent les grands saints. Il perdit au milieu de la forêt sa femme, la chaste Sîtâ, fille du magnanime Djanaka, roi du Vidéha.
«Tandis qu'il cherchait la reine, ce fils du roi Daçaratha vint avec son frère puîné au mont Rishyamoûka, et là il eut une conférence avec Sougrîva. Celui-ci promit à celui-là de chercher Sîtâ, et l'autre s'engageait à rétablir Sougrîva dans le royaume des singes. Sougrîva fut ainsi réinstallé sur le trône, comme roi de tous les peuples singes, par la main de Râma, qui tua Bâli, ton ami, dans un combat. Enchaîné à la vérité et pressé d'acquitter sa promesse, le nouveau roi des quadrumanes a donc envoyé des singes par tous les points de l'espace à la recherche de Sîtâ. Des milliers de simiens, des myriades même et des centaines de millions la cherchent aujourd'hui en toutes les régions, sur la terre et dans le ciel. Moi, j'ai pour nom Hanoûmat, je suis le propre fils du Vent, et j'ai franchi légèrement à cause de Sîtâ votre mer de cent yodjanas.
«Écoute entièrement le message que je t'apporte ici, grand roi: utile dans ce monde-ci, il peut même te procurer le bonheur dans l'autre monde. Ta majesté connaît la dévotion, le juste et l'utile; elle a ses propres femmes: il ne te sied donc pas, monarque à la grande sagesse, de faire violence aux épouses d'autrui. Si tu estimes cet avis utile pour toi, si tu le crois digne de tes amis et de toi-même, rends, héros, la Djanakide au roi des hommes.
«J'ai vu cette reine; je suis parvenu à la chose où il était si difficile de parvenir chez toi: pour ce qui reste à faire en dernier lieu, c'est à Râma de l'exécuter ici. Je l'ai vue plongée dans le chagrin, cette reine aux grands yeux. Quand tu enlevas cette femme pour ta concubine royale, comment n'as-tu pas senti que tu prenais une lionne pour te dévorer? Le Dieu qui brisa les villes, Indra même, s'il commettait une offense à la face de Râma, ne goûtera plus désormais de bonheur: combien davantage un être de ta condition! Cette femme qui se tient ici charmante et de laquelle tu dis: «Voilà donc Sîtâ!» sache que c'est Kâlarâtri9 elle-même pour tous les habitants de Lankâ!
«Certes! mon bras fût-il seul, peut facilement détruire Lankâ, ses éléphants, ses chars et ses coursiers; mais ce n'est pas là que gît le point de la question. Râma, il en a fait la promesse en face du roi des singes, tranchera la vie du rival odieux par qui sa Mithilienne lui fut ravie. Rejette donc ce lacet de la mort que tu as lié toi-même à ton cou; rejette ce lacet dissimulé sous les formes charmantes de Sîtâ, et pense au moyen qui peut seul te sauver!»
Enflammé de colère à ces mots du singe, le monarque des Rakshasas ordonne qu'il soit conduit à la mort.
Quand Râvana eut commandé le supplice d'Hanoûmat, Vibhîshana lui tint ce langage afin de l'en détourner. Informé que le roi était en colère et de quelle affaire il s'agissait, le vertueux Rakshasa d'examiner la chose d'après ses règles mêmes.
Ensuite il honora le monarque avec politesse, et, versé dans l'art de manier un discours, il adressa au Poulastide assis dans sa résolution ce langage d'une extrême justesse: «Il n'est pas digne de toi, héros, d'envoyer ce singe à la mort: en effet, le devoir s'y oppose; c'est un acte blâmé dans cette vie et dans l'autre monde. Ce quadrumane est un grand ennemi, nul doute en cela; son crime est odieux, il est infini; mais, disent les sages, on doit respecter la vie des ambassadeurs. Il est plusieurs autres peines desquelles on peut user envers eux. Il est permis de les mutiler dans les membres, de faire tomber le fouet sur leurs épaules, de raser leurs cheveux, d'arracher même leurs insignes: le hérault de qui les paroles sont blessantes mérite de telles punitions; mais on ne voit pas que la mort de l'envoyé soit portée au nombre des châtiments.
«O toi qui réjouis l'âme des Naîrritas, le héros né de Raghou ne peut lutter sur un champ de bataille avec toi, si plein de génie, de persévérance, de courage, si difficile à vaincre aux Asouras, et, qui plus est, aux Dieux. Il est même à toi des guerriers nombreux, attentifs, intelligents, bons soldats, héros même, les meilleurs de ceux qui manient les armes et nés dans les familles les mieux douées en grandes qualités. Tu combattras, sire, accompagné de leurs bataillons rassemblés contre ces deux fils de roi: que le singe aille donc libre vers eux, et fais promptement défier au combat ces deux hommes qui me semblent déjà morts!»
Quand il eut ouï ce discours, le monarque puissant répondit à son frère en ces mots conformes aux circonstances du temps et du lieu: «Ta grandeur vient de parler avec justesse: on est blâmé pour donner la mort à des ambassadeurs; nécessairement, il faut infliger à celui-ci une peine autre que la mort. Les singes tiennent leur queue en grande estime; ils disent qu'elle est une parure: eh bien! qu'on mette sans tarder le feu à la queue de celui-ci, et qu'il s'en retourne avec sa queue brûlée! Que ses conjoints, ses parents, ses alliés, ses amis et le monarque des singes le voient tous vexé par la difformité de ce membre!»
À ces mots les Rakshasas, de qui la colère avait accru la méchanceté, enveloppent sa queue avec de vieilles étoffes en coton. À mesure que l'on entourait sa queue de ces matières combustibles, le grand singe d'augmenter ses proportions, comme un incendie allumé dans les forêts quand la flamme s'attache au bois sec.
Le prudent singe de rouler en lui-même beaucoup de pensées assorties aux circonstances du moment et du lieu: «Il est sûr que ces rôdeurs impurs des nuits sont trop faibles contre moi, tout lié que je suis; combien moins ne pourraient-ils m'arrêter si je voulais rompre ces liens et fuir, m'élançant au milieu des airs. Mais il faut nécessairement que je voie Lankâ éclairée par le jour.»
Quand Hanoûmat, zélé pour le bien de Râma, eut ainsi arrêté sa résolution, le noble singe endura ces avanies, tout fort qu'il fût pour les empêcher. Ensuite, pleins de fureur et l'ayant arrosée d'huile, ces Démons à l'âme féroce attachent solidement la flamme à sa queue. Ils empoignent Hanoûmat, l'entraînent hors du palais et se font un jeu cruel de promener le grand singe, sa queue enflammée, dans toute la ville, qu'ils remplissent çà et là de bruit avec le son des conques et des tambourins.
Tandis qu'ils montrent Hanoûmat dans la ville avec la flamme au bout de sa queue, les Rakshasîs de s'en aller vite porter cette nouvelle à Sîtâ: «Ce singe à la face rouge qui eut un entretien avec toi, Sîtâ, lui disent-elles, voici que nos Rakshasas ont mis le feu à sa queue et le traînent ainsi partout!» À ces paroles cruelles et qui, pour ainsi dire, lui donnaient la mort, Sîtâ la Djanakide tourna son visage vers le grand singe et conjura le feu par ses incantations puissantes.
Cette femme aux grands yeux adora le feu d'une âme recueillie: «Si j'ai signalé mon obéissance à l'égard de mon vénérable, dit-elle; si j'ai cultivé la pénitence ou si même je n'ai violé jamais la fidélité à mon époux, Feu, sois bon pour Hanoûmat! S'il est dans ce quadrumane intelligent quelque sensibilité pour moi, ou s'il me reste quelque bonheur, Feu, sois bon pour Hanoûmat! S'il a vu, ce quadrumane à l'âme juste, que ma conduite est sage et que mon cœur suit le chemin de la vertu, Feu, sois bon pour Hanoûmat!»
À ces mots, un feu pur de toute fumée et d'une lumière suave flamboya dans un pradakshina autour de cette femme aux yeux doux comme ceux du faon de la gazelle, et sa flamme semblait ainsi lui dire: «Je suis bon pour Hanoûmat!»
Ces pensées vinrent à l'esprit du singe dans cet embrasement de sa queue: «Voici le feu allumé; pourquoi son ardeur ne me brûle-t-elle pas? Je vois une grande flamme; pourquoi n'en éprouvé-je aucune douleur? Un ruisseau de fraîcheur circule même dans ma queue! C'est là, je pense, une chose merveilleuse!
«Si le feu ne me brûle pas, c'est une faveur, que je dois sans doute à la bonté de Sîtâ, à la splendeur de Râma, à l'amitié, qui unit le feu au vent, mon père!»
Le grand singe, marchant vers la porte de la ville, s'approche alors de cette magnifique entrée, qui s'élevait comme l'Himâlaya et d'où tombaient les faisceaux divisés de ses rayons éblouissants. Là, toujours maître de lui-même, le simien se rend aussi grand qu'une montagne; puis, il se ramasse tout à coup dans une extrême petitesse, fait tomber ses liens et, sitôt qu'il en est sorti, le fortuné singe redevient au même instant pareil à une montagne. Ses yeux, observant tout, virent une massue arborée dessus l'arcade: aussitôt le singe aux longs bras saisit l'arme solide toute en fer, et broya de ses coups les gardes mêmes de la porte.
Les Rakshasas, échappés au carnage, de courir sans jeter un seul regard derrière eux, comme des gazelles épouvantées qu'un tigre chasse devant lui.
Le grand singe avec sa queue toute en flammes se promena dans Lankâ sur les toits des palais, tel qu'un nuage d'où jaillissent les éclairs. Hanoûmat semait le feu, qui semblait, comme un fils, prêter au singe le concours zélé de sa flamme; et le Vent, qui aimait son fils, de souffler en même temps l'incendie allumé sur tous les palais. Aussi voyait-on le feu, d'une fureur augmentée par son alliance avec le vent, dévorer les habitations comme le feu de la mort.
Les palais superbes, incrustés de gemmes, périssaient avec leurs treillis d'or, avec leurs pavés de perles et de pierreries; et les œils-de-bœuf en éclats tombaient sur le sol de la terre, comme les chars des saints tombent du ciel, quand ils ont un jour épuisé la récompense due à leurs bonnes œuvres. Hanoûmat vit en flammes tous les quartiers des palais admirables aux ornements d'argent, de corail, de perles, de lapis-lazuli et de diamants.
Le feu est insatiable de bois, le noble singe est insatiable de feu, et la terre ne peut se rassasier de Rakshasas morts, que lui jette Hanoûmat. Le fils du Vent semait çà et là ses brûlantes guirlandes de flammes, et le feu toujours plus intense dévorait Lankâ avec ses Rakshasas.
Effrayés par le bruit et vaincus par le feu, ces grands, ces terribles Démons à la force épouvantable, armés de traits divers, se précipitent sur le singe. Ils fondent sur lui avec des flèches pareilles en éclat aux rayons du soleil, et l'on voit cette multitude de Rakshasas envelopper le plus vaillant des quadrumanes comme un vaste et profond tourbillon dans les eaux du Gange. Les Démons nocturnes jettent à l'envi contre Hanoûmat des lances étincelantes, des traits barbelés, une grêle de haches; mais soudain le fils irrité du Vent se donne une forme épouvantable, arrache d'un palais une colonne incrustée d'or, la fait pirouetter cent fois, proclame autant de fois son nom, et, tel qu'Indra sous les coups de sa foudre abat les Asouras, il assomme les horribles Rakshasas.
Vaincue par la force de sa colère, Lankâ, toute flamboyante de feux, enveloppée de flammes, les plus vaillants héros tués, les guerriers taillés en pièces, Lankâ semblait en ce moment frappée d'une malédiction.
Après qu'il eut ruiné la ville, porté le trouble au cœur de Râvana, signalé sa force épouvantable et salué Sîtâ, ce vaillant meurtrier des ennemis, ce tigre des singes, brûlant de revoir enfin son maître, escalada le grand mont Arishta; montagne à la surface boisée, ténébreuse, couverte d'arbres en grand nombre et plantée de padmakas élevés, d'acwakarnas, de palmiers et de vigoureux sâlas.
De la cime où il était monté, le héros, fils du Vent, contempla cette mer épouvantable, séjour des reptiles et des poissons. Tel que Mâroute au milieu des airs, le tigre des simiens, ce propre fils du Vent, s'élança dans la route la plus haute de son père. Accablée sous le poids du singe, la grande montagne alors poussa un gémissement, et, secouée par lui, elle semblait danser avec ses hautes cimes, les unes ébranlées, les autres même s'écroulant.
On entendit un bruit épouvantable, pareil au fracas des nuées orageuses: c'était le rugissement des lions à la grande force écrasés au milieu des cavernes, leurs tanières.
De nombreux serpents aux venins subtils, aux langues enflammées, à l'immense longueur, se débattent et se tordent, le cou et la tête écrasés.
La belle montagne, foulée par le grand singe, fit jaillir, ici, un torrent d'eau; là, un ruisseau de sang; ailleurs, différents métaux; et, sous les pieds du quadrumane vigoureux, elle entra dans le sein de la terre avec ses arbres et ses hautes cimes.
Hanoûmat non fatigué, de qui la voix était pareille au bruit des nuages tonnants, poussa un long cri et se plongea dans le lac sans rivage du ciel; ce lac pur, dont les nuées sont le jeune gazon et la vallisnérie, dont les étoiles de l'arcture sont les cygnes qui en sillonnent la surface.
Dès qu'ils eurent ouï ce cri épouvantable d'Hanoûmat, la joie remplit aussitôt l'âme des singes impatients de revoir ce noble ami.
Djâmbavat, le plus vertueux des quadrumanes, adressant la parole à tous les simiens, ainsi qu'à leur chef Angada, prononce alors ces mots, le cœur ému de plaisir: «C'est Hanoûmat qui a complétement réussi dans sa mission; il n'y a là nul doute; car, s'il avait échoué dans son entreprise, il n'aurait pas un tel empressement!» À peine entendu ce cri du magnanime avec le battement fougueux de ses bras et de ses cuisses, les singes contents de s'élancer à l'envi de tous les côtés.
Déployant sa plus grande légèreté et d'une vigueur que doublait sa joie, Hanoûmat, à la vive splendeur, traversa de nouveau l'Océan par le milieu.
Le grand et fortuné quadrumane, voyageur aérien, s'avançait ainsi dans le ciel même, séjour accoutumé du vent, et sa fougue arrachait, pour ainsi dire, les bornes aux dix points de l'espace.
Remuant les masses de nuages et les traversant mainte et mainte fois, on le voit comme la lune, tantôt il apparaît à découvert, et tantôt il disparaît caché.
À la vue du grand singe, qui semblable à une masse de feu précipitait sa course vers eux, tous les simiens alors se tinrent, les mains réunies en coupe à leurs tempes. Descendu sur la haute montagne avec une rapidité extrême, le Mâroutide prit enfin pied sur la cime, hérissée de grands arbres. Alors tous les chefs des singes environnent le magnanime Hanoûmat et se tiennent auprès de lui, tous d'une âme joyeuse. Ils honorent le singe très-distingué, fils naturel du Vent, et lui offrent des présents, du miel et des fruits. Les uns d'éclater en joyeux applaudissements; les autres poussent des cris de plaisir, ceux-là se balancent de contentement sur les branches des arbres.
Hanoûmat à la puissante vigueur salua, inclinant son corps, le grand singe Djâmbavat à la vieillesse reculée et le prince de la jeunesse Angada.
Quand il eut reçu d'eux les révérences et les honneurs, qu'il méritait justement, le vaillant quadrumane leur annonça brièvement sa nouvelle: «J'ai vu la reine!» À ces mots du fils de Mâroute: «J'ai vu la reine;» ces mots si heureux et semblables en douceur à l'ambroisie même, le cœur des singes fut tout rempli de joie.
Le fils de Bâli, Angada le serre dans ses bras avec étreinte; il prend sa main dans la sienne; puis il s'asseoit. Tous les singes font cercle autour de lui dans ces bois charmants du grand mont de Mahéndra et se livrent à la joie la plus vive.
Accroupis aux pieds du Mâroutide sur les grands blocs de la montagne, les principaux des singes, impatients de l'entendre conter de quelle manière il avait traversé la mer, comment il avait pu voir, et Lankâ, et Sîtâ, et Râvana, se tiennent de toutes parts autour de lui, et tous, les mains réunies en coupe à leurs tempes. Les yeux brillants de joie, ils demeurent tous en silence, attentifs, recueillis, et le visage dressé vers les paroles qu'allait dire Hanoûmat.
Après qu'il eut raconté toutes ses aventures, Hanoûmat, le fils du Vent, prit de nouveau la parole dans le plus beau langage: «La victoire de Râma, le zèle de Sougrîva et ma grande natation aérienne pour aller vers la chaste Sîtâ, ont porté des fruits. Telles que sont les œuvres de cette noble dame, sa pénitence peut sauver les mondes, chefs des singes, ou les brûler même dans sa colère.
«La puissance de Râvana, ce grand monarque des Rakshasas, est infinie de toute manière, puisqu'il a touché cette femme vertueuse et que son corps n'est point éclaté en cent morceaux! La flamme du feu, touchée avec la main, ne ferait pas elle-même ce que peut faire la fille du roi Djanaka, quand son âme est émue de colère. Environnée de Rakshasîs, cette dame charmante est accablée sous le poids du chagrin, et cependant c'est une fille des rois et la plus chaste des femmes qui gardent saintement la foi du mariage.
«Au milieu des Rakshasîs mêmes, je ramenai la confiance dans le cœur de cette femme aux yeux tels, pour ainsi dire, que ceux du faon de la gazelle, aux cheveux noués d'une seule tresse, comme les veuves, environnée dans ce bocage délicieux par des Rakshasîs difformes, en butte à leurs menaces, infortunée captive, affermie dans la résolution de mourir, n'ayant pour couche que la terre, les membres sans couleur comme un étang de lotus à l'arrivée des neiges, l'âme détournée avec horreur de l'impie Râvana et tout absorbée dans la pensée de son époux. J'eus un entretien avec elle, je l'instruisis des choses dans la vérité. Apprenant que Râma s'était uni par une alliance avec Sougrîva, elle en fut ravie de joie, cette magnanime dame, qui, malgré ses douleurs, ne s'écarte pas de ses vœux, de sa résolution, de sa rare piété conjugale.»
«Décidons maintenant tout ce qui est à faire dans la conjoncture.»
Après qu'il eut ouï son discours: «Puisque la chose est ainsi et qu'on vous l'a racontée comme elle est arrivée, dit le fils de Bâli à tous ses compagnons, quel autre parmi vous a besoin de voir la Vidéhaine, fille du roi Djanaka? Moi, fussé-je même sans aide, je suis capable de renverser dans un instant cette Lankâ, avec son peuple de Rakshasas, et d'exterminer le noctivague Râvana: combien plus, si j'étais accompagné de toutes vos grandeurs aux âmes parfaites, aux bonds vigoureux?
«Ce qui retient ici mon courage, c'est le congé que j'attends de vos grandeurs.
«N'est-ce pas quand nous aurons délivré cette reine aux yeux noirs et reconquis cette fille du roi Djanaka, qu'il nous sied d'aller nous montrer sous les yeux du magnanime fils de Raghou? Autrement, que diriez-vous là? «On a vu Sîtâ, mais on ne l'a pas ramenée!» parole honteuse pour des gens qui ont du cœur, du courage et de la vigueur!
«Quoi! chacun ici est capable de franchir la mer, et pas un ne le serait d'héroïsme, quand vous n'avez pas d'égal dans les mondes, nobles singes, ni parmi les Daîtyas, ni même entre les Immortels!
«Une fois Lankâ vaincue avec ses multitudes de Rakshasas, une fois Sîtâ enlevée de force à Râvana tué, alors nous, l'âme joyeuse et notre mission accomplie, nous ramènerons la fille du roi Djanaka au milieu de Râma et de Lakshmana!»
Djâmbavat, à ce langage d'Angada, répondit en ces termes: «La pensée, héros aux longs bras, que tu viens d'exprimer ici n'est pas la mienne, prince à la grande sagesse. Fouillez, nous a-t-on dit, l'immense plage méridionale;» mais ni le roi des singes ni le sage Râma n'ont parlé de conquérir.
«Comment pourrait-il vouloir que Sîtâ fût reconquise par nous? S'il en était ainsi, le Raghouide, ce roi le plus grand des rois, il renierait donc son illustre famille! Après que notre monarque s'est engagé lui-même, en face de tous les principaux des singes, à faire de sa personne la conquête de Sîtâ, comment pourrait-il abjurer sa promesse? Cette grande chose mise à fin ne lui donnerait aucune satisfaction, et vous auriez en vain fait montre d'héroïsme, ô les plus excellents des singes! Rendons-nous donc aux lieux où Râma nous attend avec Lakshmana et Sougrîva aux longs bras: portons cet événement à leurs oreilles.»
«Bien!» lui répondent tous les singes; et, ce mot dit, ils aspirent au départ; ils s'élancent de la cime du Mahéndra et nagent de tous les côtés au sein des airs.
Tous les chefs des singes avaient mis le Mâroutide à leur tête et ne pouvaient rassasier leurs yeux de contempler cet illustre Hanoûmat à l'éminente force; Hanoûmat, le plus excellent des simiens, que saluaient à son passage toutes les créatures.
Ils arrivèrent près d'un bois couvert d'arbres et de lianes, semblable au Nandana et nommé le Bois-du-Miel. Cette forêt, bien disposée, appartenait à Sougrîva; elle ravissait l'âme de toutes les créatures, mais elle était infranchissable à tous les êtres. Le singe Dadhimoukha aux longs bras, oncle du magnanime Sougrîva, le monarque des simiens, veillait continuellement sur le bois.
Nos voyageurs abordent ce parc du souverain des quadrumanes, lieu fortuné, délicieux, aimé du cœur, et sont transportés de joie à sa vue. Puis, enchantés à l'aspect de ce grand Bois-du-Miel, les singes, Djâmbavat à leur tête, de prier Hanoûmat, qui s'approche d'Angada et lui parle en ces termes: «Daigne nous accorder une faveur, à nous, qui avons réussi dans notre mission.»
Le jeune prince loua d'une voix gracieuse Hanoûmat et lui répondit ces mots avec amitié: «Que désires-tu? parle!»
À ces paroles, le fils du Vent, accompagné de ses proches, Hanoûmat reprit avec joie: «Fils du roi des simiens, daigne accorder en don aux chefs des singes le Bois-du-Miel, qui fut jadis à ton père; cette forêt inexpugnable, bien gardée, sans pareille, dont l'accès nous est défendu.»
À peine eut-il entendu ce langage d'Hanoûmat: «Eh bien! lui répondit Angada, le plus éminent des simiens, que les singes boivent le miel! Après qu'Hanoûmat a si bien rempli sa mission, l'on ne peut se dispenser de satisfaire à sa demande, fût-elle même impossible: à plus forte raison, quand la chose est telle qu'est celle-ci.» À ces paroles tombées de la bouche d'Angada, les singes joyeux de s'écrier: «Bien! bien!» et d'honorer cet auguste prince.
Les singes envahirent les arbres pleins des sucs du miel; ils remuèrent mainte et mainte fois toute la forêt; ils prenaient dans leurs bras des rayons tels, qu'un drona les eût à peine contenus, les jetaient joyeux par terre, et mangeaient et buvaient. Le plaisir de manger ces miels savoureux et bien parfumés les mit tous dans la joie et tous ils en devinrent comme fous d'ivresse.
De ces quadrumanes à face ridée, les uns maltraitaient après boire les préposés à la garde des rayons, ceux-là se frappaient dans l'ivresse les uns les autres avec un reste de miel. Ici, des singes se roulent aux pieds des arbres; là, gorgés de mets, ils se font un lit de feuilles et dorment accablés d'ivresse. On voit des chefs de troupeaux quadrumanes arracher les arbres et casser la forêt: on en voit qui, le corps tout basané par le miel, boivent dans les rayons d'une soif insatiable. Les uns chantent, les autres déclament, en voici qui dansent, en voilà qui rient; ceux-ci boivent, ceux-là causent; tels dorment et tels racontent. Les uns se laissent tomber ivres de la cime des arbres; les autres, d'un rapide essor, s'élancent du sol de la terre et s'envolent de nouveau sur le sommet des branches. Tel en riant lutte avec un rival, tel fond en volant sur un autre, qui dort; tel s'élance à l'improviste devant tel autre qui s'avance; celui-ci vient en pleurant vers celui-là qui pleure. Il n'y avait pas un simien qui ne fût ivre; il n'y en avait pas un qui ne fût rassasié.
Les singes empêchés ne tinrent pas compte alors de tous ceux que Dadhimoukha avait mis là par son ordre pour défendre le miel. On les tira par les bras, on leur fit voir les chemins du ciel; et, frappés, ils s'enfuirent épouvantés à tous les points de l'espace. Ils arrivent tremblants vers Dadhimoukha et lui disent: «Singe, Hanoûmat, Angada et les autres ont détruit le Bois-du-miel. Que ta grandeur veuille donc faire immédiatement ce qui doit l'être dans la circonstance! On nous a tirés par les genoux; on nous a fait voir la route des airs.»
Aussitôt que le chef des surveillants, Dadhimoukha eut appris, enflammé de colère, que l'on avait saccagé le Bois-du-Miel, il se mit à ranimer le courage de ces quadrumanes: «Allez donc! marchons, leur dit-il; empêchons à toute force les singes d'un orgueil excessif, qui mangent ce miel exquis.»
À ces mots, les héros, chefs des singes, retournent au Bois-du-Miel, où Dadhimoukha les accompagne. Il prend au milieu d'eux un arbre énorme et court avec furie, escorté par les plus grands des singes. Ceux-ci alors s'arment de pierres, d'arbres et même de lianes; ils se précipitent, bouillants de colère, où sont les nobles singes, compagnons d'Hanoûmat.
Les vaillants singes, Hanoûmat à leur tête, voyant s'avancer Dadhimoukha furieux, de fondre sur lui dans une égale colère.
Irrité, le vigoureux Angada saisit par les deux bras ce héros impétueux qui accourait avec son arbre; mais, tout aveuglé qu'il fût par l'ivresse, il en eut pitié: «C'est un vieillard vénérable!» et, ce disant, il se contenta de lui frotter les membres sur le sol de la terre.
S'étant un peu débarrassé des singes, le noble quadrumane se rapprocha tout à fait des serviteurs, qui étaient accourus avec lui, et leur dit: «Singes, venez avec moi! allons où est notre maître, Sougrîva au long cou, avec le sage Râma. Car ces insensés, qui foulent aux pieds les ordres mêmes du souverain, ont mérité la mort; et Sougrîva, irrité de leurs violences, ôtera la vie à tous.» Quand Dadhimoukha, le garde vigoureux du bois, eut parlé de cette manière, il partit à la tête de tous les singes qui formaient son bataillon. Dans l'intervalle que mesure un clin d'œil, ce coureur des bois atteignit ces lieux où Sougrîva se tenait assis avec Râma et Lakshmana. Le singe Dadhimoukha, le chef aux longs bras des préposés à la surveillance du bois, descendit alors, environné de tous ses gardes forestiers. Là, d'un visage consterné, joignant les mains en coupe à ses tempes, il pressa du front les pieds fortunés de Sougrîva.
Ensuite le monarque des simiens, ayant vu ce noble singe, le cœur dans le trouble et le front humilié, lui tint ce langage: «Relève-toi! relève-toi! pourquoi te vois-je prosterné à mes pieds? Tu n'as rien à craindre; je t'en donne l'assurance.
«Dis-moi ce que tu veux au fond de ta pensée. La paix règne-t-elle dans le Bois-du-Miel? Singe, je désire le savoir.»
Ainsi encouragé par le magnanime Sougrîva, le sage Dadhimoukha se lève et lui répond en ces termes: «Les singes ont détruit ce bois, que n'avaient pu surmonter jusqu'ici le monarque des ours, ni toi, bien-aimé neveu, ni Bâli même. Environné de tous ses compagnons, Hanoûmat à leur tête, le singe Angada, à la vue des rayons, nous a chassés tous et les a mangés.»
Quand le singe eut informé Sougrîva de ces nouvelles, l'immolateur des héros ennemis, Lakshmana à la grande sagesse fit cette demande au monarque des simiens: «Sire, quelle affaire amène ce singe qui garde ton bois? Il vient de t'annoncer quelque chose d'un air affligé: quelle parole est-ce qu'il a dite?»
À cette question, le monarque habile dans l'art de parler, Sougrîva de répondre en ces termes au magnanime Lakshmana: «Mon Bois-du-Miel fut saccagé par les chefs valeureux des bataillons quadrumanes, qui sont allés, sous la conduite d'Angada, scruter la plage méridionale.
«Si Angada est entré sans aucun égard avec tous les singes, Hanoûmat à leur tête, dans mon Bois-du-Miel, c'est qu'il a vu la reine, je pense, ô fils, qui ajoute sans cesse à la joie de Soumitrâ, ta mère. C'est là, sans doute, ce qui a rendu les singes si osés d'envahir ma forêt et d'y boire le miel.»
Ensuite, quand il eut ouï cette délicieuse parole, tombée des lèvres de Sougrîva, le vertueux Lakshmana s'en réjouit avec le plus grand des Raghouides. Sougrîva joyeux lui-même tint ce langage à Dadhimoukha: «Je suis content; n'aie pas d'inquiétude! Le singe a bien rempli sa mission: je dois pardonner cette faute d'un serviteur, qui a réussi dans son expédition. Retourne vite au Bois-du-Miel, continue à le garder comme il convient, et hâte-toi de m'envoyer tous les singes, Hanoûmat à leur tête.»
Le fortuné s'en alla rapide, comme il était venu; il abaissa du haut des airs son vol sur la terre et pénétra dans la forêt. Entré dans le Bois-du-Miel, il vit les chefs des bataillons singes désenivrés, debout et tremblants tous de crainte maintenant que l'ivresse était dissipée.
Le héros s'approcha d'eux, tenant ses mains réunies en coupe à ses tempes, et, d'un air joyeux, il dit ces paroles caressantes au noble Angada: «Gentil singe, l'obstacle que ces gens ont mis à ta marche ne doit pas allumer ta colère: il n'est personne qui ne pèche à son insu ou sciemment.
«Je suis allé, noble singe, vers ton oncle et je lui ai dit, mon seigneur, l'arrivée de vous tous dans ces lieux. À la nouvelle que tu étais venu ici avec ces chefs de bataillons quadrumanes, à la nouvelle même que son bois fut envahi, c'est de la joie qu'il en ressentit, et non de la colère. «Hâte-toi de me les envoyer tous!» m'a dit Sougrîva, ton oncle, ce puissant roi des simiens. Allez donc à votre désir!»
À ce langage affectueux que lui tient Dadhimoukha, le fils de Bâli adresse à tous les principaux des singes ces réjouissantes paroles: «Le roi, je m'en doutais, nobles singes, vient d'apprendre cet événement: c'est une joie franche qui fait parler ce quadrumane, et c'est la cause qui en porte ici la nouvelle à notre connaissance. Vous avez bu tous à souhait du miel jusqu'à l'ivresse: aussi convient-il maintenant de nous rendre aux lieux où le singe Sougrîva nous attend. Vos excellences doivent agir de telle manière, illustres chefs, qu'elles soient ma règle; car je ne suis qu'un serviteur au milieu de vos excellences. Suis-je vraiment le prince héréditaire? En ce cas, j'aurais le pouvoir de commander: mais il vous convient de me suivre, puisque vous avez terminé votre expédition.»
À peine ont-ils ouï Angada émettre une aussi noble parole, tous les singes à la grande vigueur de s'écrier, l'âme ravie de joie: «Qui parlera jamais de cette manière, s'il tient le sceptre, ô le plus éminent des singes? En effet, aveuglé par l'ivresse de la puissance: «Je suis tout!» Voilà quelle est toujours la pensée d'un roi.»