Le Râmâyana - tome second: Poème sanscrit de Valmiky
Mais, sans même penser à ces prodiges souverainement épouvantables, Râvana, que la mort poussait en avant pour sa ruine, sortit, aveuglé par sa folie. Cependant, au roulement des chars de ces Rakshasas, impatients de combattre, l'armée des singes eux-mêmes s'était avancée pour accepter la bataille.
Enflammé de colère, le monarque aux vastes forces, à la vaillance éminente, déchire les corps des simiens par des grêles de flèches. Il s'avançait dans le champ de bataille, comme le soleil dans les plaines du ciel, et dardant ses flèches, telles que des rayons épouvantables, il courait furieux sur les généraux des singes. Hors d'eux-mêmes, agités par la crainte, le corps sillonné de blessures, les simiens alors de s'enfuir çà et là, tout baignés de leur sang. Mais bientôt les singes vaincus, faisant à la cause de Râma le sacrifice de leur vie, reviennent au combat, armés de roches et poussant des cris. Ils fondirent avec des arbres, avec leurs poings, avec des cimes de montagnes sur le fier Démon, qui les reçut de pied ferme dans le combat.
Gandhamâdana blessé de huit et même dix flèches, il frappe avec dix traits Nala, qui se tenait plus loin. Maînda au grand corps percé avec sept dards bien épouvantables, il en met cinq dans Gaya sur le champ de bataille. Hanoûmat reçoit vingt, Nîla dix et Gavâksha vingt-cinq flèches; il frappe Çakradjânou avec cinq, Dwivida avec six, Panasa avec dix, Koumouda avec quinze et Djâmbavat avec sept traits. Il déchire Angada, le fils de Bâli, avec quatre-vingts flèches et perce Çarabba d'un seul trait dans la poitrine. Trois dards vont de sa main se loger dans Târa, huit dans Vinata; il fiche trois zagaies dans le front de Krathana; et, tournant de nouveau sa rage sur les armées des singes, Râvana les dévaste dans une grande bataille avec ses flèches rayonnantes comme le soleil et qui tranchent les articulations.
Mais Sougrîva, à la vue des singes rompus et fuyants sur le champ de bataille, confia son corps d'armée à Soushéna et partit le front tourné vers l'ennemi. À ses côtés et derrière lui marchaient tous ses capitaines, ayant tous empoigné de hautes montagnes ou d'immenses et d'énormes arbres.
Sougrîva sans perdre un instant fondit sur Matta. Il saisit une vaste, une épouvantable roche, pareille à une montagne, et le grand singe à la grande splendeur la jeta pour la mort du Rakshasa. Mais soudain le général des Yâtavas, ne laissant pas l'inaffrontable roche arriver à son but, la trancha dans son vol avec des traits acérés. Brisé en mille fragments par les multitudes de ses flèches, le bloc énorme tomba comme une troupe de vautours s'abat du ciel sur la terre.
Enfin, saisi de courroux à la vue de sa roche cassée avant qu'elle ait porté coup, Sougrîva arrache et lance un shorée, que l'autre coupe encore en plus d'un morceau. Et, cela fait, le Rakshasa déchire avec ses dards le monarque des singes. Celui-ci dans le même temps voit une massue tombée à terre; il prend vite cette arme, il pare avec elle les flèches de l'ennemi, et d'un bond terrible il en frappe les coursiers du char.
Aussitôt le héros à l'immense vigueur, de qui le monarque avait tué les chevaux, saute à bas de son grand char et saisit lui-même une massue. Les mains armées de la massue et du pilon, nos deux héros engagent un nouveau combat, en poussant des cris tels que deux taureaux ou comme deux nuées grosses de tonnerres. Ensuite le noctivague en colère de lancer à Sougrîva dans cette grande bataille sa massue flamboyante et lumineuse à l'égal du soleil. Le monarque des simiens envoya son pilon frapper la massue du Rakshasa, et le pilon brisé par cette massue tomba sur la terre.
Alors l'invincible roi des singes prit sur le sol de la terre un moushala de fer épouvantable, partout enrichi d'or. Sougrîva lève ce trait, qu'il adresse au Rakshasa, et le Démon à son tour lui jette une seconde massue: les deux armes se brisent dans un choc mutuel et tombent à la fois sur le sol de la terre.
Les deux engins de guerre s'étant ainsi rompus, ils continuent ce combat à coups de poing, remplis l'un et l'autre de force et d'énergie, tels que deux brasiers excités jusqu'à la flamme. Les deux héros se frappent mutuellement, ils rugissent mainte et mainte fois, ils se choquent rudement avec les mains, ils tombent de compagnie sur la face de la terre, ils se relèvent soudain, ils se chargent de nouveaux coups et jettent leurs bras dans l'air avec un désir mutuel de s'arracher la vie. Mais le Rakshasa à la grande force, à la grande vitesse, voit alors, non loin de lui, un cimeterre qu'il ramasse avec un bouclier; et Sougrîva, de son côté, prend un bouclier avec une épée, tombés sur la terre; puis, enveloppés de colère, ils fondent l'un sur l'autre avec des rugissements. Habiles dans l'art des combats, nos deux guerriers, tenant haut leurs glaives, décrivent l'un à la droite de l'autre un cercle à pas rapide sur le champ de bataille. Enflammés d'une colère mutuelle, ils ont tous deux pour but la victoire: doués également de courage, ils ont une égale envie de se donner la mort.
Enfin Matta, d'une grande vigueur et d'une grande vitesse, Matta, renommé pour sa vaillance, décharge un coup mal combiné de cimeterre sur le grand bouclier du monarque des singes; mais, au moment qu'il veut relever son arme engagée dans l'écu, Sougrîva de son épée lui abat la tête, rayonnante dans la tiare dont elle était couronnée. Aussitôt que le tronc séparé du chef fut tombé sur le sol de la terre, toute l'armée du souverain des Yâtavas s'enfuit aux dix points de l'espace. Le singe, qui avait tué ce fier Démon, poussa joyeux un cri de victoire avec ses phalanges quadrumanes. La colère saisit l'auguste prince aux dix têtes, à la grande vaillance, à la vive splendeur, qui avait obtenu une grâce de Brahma et brisé dans les combats l'orgueil des Démons et même des Dieux.
Alors, voyant Râvana, qui, semblable à une montagne et rugissant comme un nuage destructeur, s'avançait, monté dans son char et brandissant un arc épouvantable; Râma aux yeux de lotus saisit le plus excellent des arcs et dit ces paroles: «Oh! bonheur! le despote insensé des Naîrritas vient s'offrir à mes yeux! je vais donc engager un combat avec lui et goûter enfin le plaisir de lui ôter la vie!» Il dit, bande son arc, et tirant la corde jusqu'à son oreille, décoche un trait, que le monarque irrité des Rakshasas lui coupe avec trois bhallas.
Alors un de ces combats épouvantables, acharnés, qui mettent fin à la vie, s'éleva entre ces deux héros, animés par un désir mutuel de la victoire. Le Rakshasa ne s'en émut pas, car il vit quelle était sa propre légèreté à décocher le trait, à briser le dard, à repousser la flèche ennemie. Cependant Râma, de qui ce combat excitait la colère, Râma à la force immense perce le noctivague avec des centaines de traits aigus, qui vibrent dans la blessure.
Mais le monarque aux dix têtes, à la grande vigueur, s'avance irrité et décoche le trait des ténèbres, dard bien formidable et qui glace de la plus horrible épouvante. Le projectile envoyé brûle de tous côtés les singes: aussitôt, rompus et fuyants, les simiens font lever sur le sol un nuage de poussière. Ils ne furent pas capables de supporter ce trait, que Brahma lui-même avait fabriqué.
Dans ce moment, le Démon victorieux voit Râma, qui l'attend de pied ferme à côté de Lakshmana, son frère: tel Vishnou près duquel est Indra. Il vit devant lui ce Kakoutsthide, qui, appuyé sur un grand arc, semblait effleurer de sa tête la voûte du ciel; et, poussant avec rapidité son char sur le champ de bataille contre ce noble enfant de Raghou, il blessa, chemin faisant, beaucoup de singes.
Voyant les simiens rompus dans la bataille, et Râvana qui fondait sur lui, Râma, tout horripilé de colère, empoigne son arc par le milieu. Et, brandissant cet arc immense, il défie au combat son ennemi à la grande fougue, à la voix tonnante, qui déchirait, pour ainsi dire, le ciel et la terre de ses cris.
Lakshmana, qui désirait lui porter le premier coup avec ses dards aigus, courba son arc et lui décocha ses flèches, pareilles à la flamme du feu. Mais à peine l'excellent archer les avait-il envoyées au milieu des airs, soudain l'éblouissant Râvana d'arrêter les flèches avec des flèches; et de couper, montrant la légèreté de sa main, un trait de Lakshmana avec un dard, trois avec trois, dix avec dix.
Quand le monarque, habitué à triompher dans les combats, eut vaincu le Soumitride, il s'approcha de Râma, qui se tenait là, immobile comme une montagne, les yeux rouges de colère; il fit pleuvoir sur lui des averses de flèches. À peine eut-il vu ces multitudes de zagaies partir de son arc et venir à lui d'une aile rapide, soudain l'aîné des Raghouides saisit des bhallas, avec le fer aigu desquels ce héros au grand arc trancha ces volées de traits enflammés, épouvantables, et tels que des serpents.
Les deux guerriers firent crever l'un sur l'autre des nuages de flèches dans ce combat, le Raghouide sur Râvana et Râvana même sur le Raghouide. Attentifs à s'observer mutuellement et décrivant mainte évolution l'un autour de l'autre, tantôt de droite à gauche, tantôt de gauche à droite, ces deux héros, jusqu'alors invaincus, dirigeaient d'une manière habile et variée la fougue de leurs projectiles.
Tels que les nuages couvrent le ciel au temps où la saison brûlante a disparu, tels ces divers projectiles acérés le voilaient de ténèbres, sillonnées par la flamme des éclairs.
Tous deux, armés des arcs les plus grands, tous deux versés dans l'art des combats, tous deux les plus adroits entre ceux qui savent lancer une arme de jet, tous deux ils se livrèrent un combat furieux. L'un et l'autre semblaient un océan, qui fait rouler des vagues de flèches comme des flots épouvantables, battus par le souffle du vent sur deux mers ennemies.
Enfin Râvana, d'une main vigoureuse, planta un bouquet de flèches de fer dans le front du vaillant Daçarathide. Mais celui-ci, portant sur sa tête comme une guirlande faite de lotus azurés, cette hideuse couronne lancée d'un arc terrible, n'en ressentit aucune émotion. Ensuite, récitant à voix basse la mystique formule qui a la vertu d'envoyer le trait de Çiva, le Raghouide, saisi de colère, encoche des flèches à son arc. Alors ce héros à la vive splendeur tire à soi le nerf de sa corde et lance à Râvana dans le combat ses flèches, pareilles à la flamme du feu. Mais, décochés par la main vigoureuse du Raghouide, ces dards tombent sur la cuirasse imbrisable du monarque des Yâtavas, sans lui faire de blessure.
De nouveau, Râma à la grande vigueur envoya un second trait, celui des Gandharvas mêmes, frapper le tyran, debout sur son beau char. Mais le démon arrête ces dards, qui soudain, quittant leurs formes de flèches, entrent dans la terre en sifflant, comme des serpents à cinq têtes.
Quand Râvana, plein de colère, eut vaincu le trait du Raghouide, il en choisit lui-même un autre, bien fait pour inspirer une insurmontable épouvante, celui des Asouras. Irrité et soufflant comme un serpent, le monarque à la vive splendeur lance à Râma des flèches terminées en muffles de tigres et de lions, en becs de hérons et de corbeaux: celles-ci ont une tête flamboyante de vautour; celles-là un museau de chacal; les unes ont des gueules de loup; les autres des hures de sanglier; il en est avec des bouches effroyablement béantes; en voici d'autres qui ont chacune cinq têtes, altérées de sang à lécher: tels sont les dards aigus et d'autres encore non moins terribles, que Râvana déchaîne contre son ennemi par la vertu de ses enchantements.
Assailli dans le combat par les traits des Asouras, le Raghouide à la grande énergie riposte avec le trait du feu, arme céleste et souveraine. Il décoche maintes flèches différentes: celles-ci ont une face toute flamboyante de feu et ressemblent au soleil ou à la foudre; celles-là ont des langues pareilles à des éclairs; les unes ont pour chef une étoile ou une planète; les autres ont pour tête une lune, soit pleine, soit demi-pleine: telles ont pour fer un grand météore igné, telles autres sont à l'image d'une comète. Le trait du Raghouide ayant rompu le charme, les dards formidables de Râvana s'évanouissent alors par milliers au sein des airs: et les singes, habiles à revêtir les formes qu'ils veulent, de pousser à l'envi un cri de joie, en voyant s'évaporer ces armes dont Râma aux travaux infatigables a brisé la vertu.
Quand Râvana vit que le trait de son rival avait anéanti son trait, son courroux augmenta et devint sur-le-champ deux fois ce qu'était auparavant sa colère. Le monarque à la grande vigueur se mit donc à lancer contre ce noble fils de Raghou le trait épouvantable de Çiva, que lui avait composé Maga le magicien. Alors on voit partir en masse de son arc, et les harpons, et les massues, et les moushalas enflammés, au tranchant de tonnerre. On en voit sortir, impétueux et divers, les marteaux de guerre, les maillets d'armes, les cimeterres et les foudres allumées, comme les vents sortent des nuages à la retraite de l'hiver.
Mais soudain, le plus habile entre ceux qui savent lancer une flèche, le Raghouide à la splendeur éclatante, de frapper le trait de Râvana avec un trait supérieur, celui des Gandharvas. À la vue de son trait vaincu par le magnanime Râma, le monarque tout flamboyant de lumière en décocha un autre, le Piçâtchide. Aussitôt les tchakras vastes, embrasés, à la fougue épouvantable, s'envolent de l'arc du Rakshasa aux dix têtes. Le ciel était rempli de ces armes ignées, qui se ruaient toutes à la fois: on aurait dit que le soleil, la lune et les planètes tombaient des mondes du Swarga.
Mais soudain Râma de trancher à la face des armées ces disques terribles et les armes diverses que lui adresse le vigoureux Démon. À peine eut-il vu surmonter la puissance de son trait, le monarque des Yâtavas blessa le Raghouide avec dix flèches dans tous les membres. Cruellement percé de ces dards aigus en tout le corps, ce guerrier d'une céleste vigueur n'en fut pas même ébranlé quelque peu. Sa colère en fut excitée au plus haut point, et ce héros, accoutumé à vaincre dans les batailles, ficha des traits aigus dans tous les membres du terrible Démon.
Dans cette conjoncture, le puissant Lakshmana prit avec colère sept flèches, et, d'une main vigoureuse, il envoya ces dards à la grande fougue trancher le drapeau du resplendissant monarque, dans le champ duquel une tête d'homme se détachait pour insigne. Puis, avec un seul trait, ce héros fortuné fit tomber à bas du char de ce roi magnanime la tête de son cocher, parée de pendeloques flamboyantes; et, dans le moment que le souverain des Rakshasas courbait son arc, semblable à une trompe d'éléphant, Lakshmana le rompit dans ses mains avec cinq et cinq flèches.
De son côté, Vibhîshana d'assommer sous les coups de sa massue, au timon du char même de son frère, les bons coursiers pareils à des montagnes et couleur des sombres nuages. Ses chevaux tués, le rapide monarque saute légèrement à bas de son grand char et s'enflamme d'une colère violente contre le héros son frère. Aussitôt l'auguste souverain saisit et lance à Vibhîshana une longue pique de fer, qui flamboyait comme la flamme du feu. Mais Râma de la briser avec trois flèches avant qu'elle ait touché le but: cette lance, autour de laquelle s'enroulait une guirlande d'or, tombe cassée en trois morceaux.
À la vue de cette arme que le magnanime Raghouide avait rompue dans ce grand combat, un immense cri de victoire s'éleva au milieu des singes.
Râvana s'arme d'une autre lance de fer, luisante, inaffrontable, rayonnante d'une lumière innée et plus redoutable que la mort elle-même. Balancée dans la main du vigoureux et magnanime Démon, cette pique, d'une impétuosité nonpareille, flamboya au milieu du ciel comme un éclair.
Mais soudain l'héroïque Lakshmana de s'élancer au même instant près de Vibhîshana exposé au danger de sa vie. Ce vaillant guerrier bande son arc et inonde avec une pluie de ses flèches Râvana, sa pique à la main et prêt de la darder en guise de javelot. Submergé dans cette averse de traits décochés par ce magnanime, le tyran ne pensa plus à diriger sa lance contre Vibhîshana et sa colère fut contrainte à se détourner de lui.
Voyant que son frère était sauvé par Lakshmana, il tourna sa face vers le Soumitride et lui tint ce langage: «Puisque c'est toi qui sauves de la mort ce Vibhîshana si renommé pour sa force, eh bien! ma lance épargne le Rakshasa, mais elle va tomber sur toi!» Il dit; et, brandissant à ces mots sa lance au grand bruit, aux huit clochettes, au coup toujours sûr, meurtrière des ennemis et flamboyante d'une splendeur innée, Râvana, bouillant de colère, vise Lakshmana, lui darde sa pique, ouvrage enchanté de Maga le magicien, et pousse un cri.
Enveloppée d'une lumière égale à celle de la foudre même de Çakra, cette pique, envoyée d'une effroyable vitesse, fondit sur le Soumitride au front de la bataille. Tandis que volait cette arme de fer, soudain Râma de lui adresser ces paroles à elle-même: «Que la fortune sauve Lakshmana! Sois vaine! N'arrive pas à ton but!»
Il dit; mais pendant cette pensée le trait, à la grande splendeur et flamboyant comme la langue du roi des serpents, s'abattit avec une grande fougue sur la grande poitrine de Lakshmana. Celui-ci tomba sur la terre, le cœur fendu sous le coup de cette lance que le bras impétueux du tyran avait enfoncée bien profondément. À peine Râma, qui se trouvait à ses côtés, l'eut-il vu dans ce déplorable état, que son cœur en fut tout rempli de tristesse par le vif amour qu'il portait à son frère; il demeura un instant absorbé en lui-même, les yeux troublés de larmes; mais bientôt, flamboyant comme le feu à la fin d'un youga: «Ce n'est pas le moment de se laisser abattre!» L'héroïque Daçarathide, impatient d'arracher la vie au Démon, recommença contre lui un combat des plus tumultueux avec des flèches bien aiguisées.
Après que le noctivague eut livré cette terrible bataille au Raghouide, il s'écarta un peu du combat, fatigué de cette lutte, et se reposa. Alors, mettant à profit ce moment de répit que lui donnait la retraite de son ennemi, Râma, ayant relevé dans son sein la tête de son frère, se mit, plein de tristesse, à pleurer d'une manière touchante son Lakshmana aux signes heureux: «Hélas! mon frère! toi que j'aimais d'un amour infini! Hélas! mon frère! toi qui étais ma vie! Renonçant à tous les plaisirs, tu m'avais suivi dans la forêt. Là, inspiré sans cesse par la tendresse fraternelle, tu fus toujours mon consolateur quand le malheur fondit sur moi, quand le rapt de Sîtâ m'eut rempli de chagrin: «Je vaincrai, disais-tu, le monarque des Rakshasas et je ramènerai ta Mithilienne!» Où t'en es-tu allé, Soumitride aux longs bras, si dévoué à ton frère?»
Ensuite le monarque des simiens, Sougrîva à la grande science, réunissant les mains en coupe, dit ces mots à Râma, noyé dans sa douleur: «Ne conçois pas d'inquiétude à l'égard du Soumitride; abandonne, guerrier aux longs bras, abandonne ce chagrin et ne te laisse pas abattre. En effet, il est un médecin nommé Soushéna; qu'il vienne examiner le fils de Soumitrâ, ton frère bien-aimé...»
Celui-ci venu se mit à examiner Lakshmana de tous les côtés.
Puis, quand il eut promené son examen sur tous les membres et sur les sens intimes du malade, Soushéna tint ce langage à l'aîné des Raghouides:
«Ce Lakshmana, de qui l'existence accroît ta prospérité, n'a point quitté la vie; en effet, sa couleur n'a pas changé et son teint n'est pas devenu livide. Examinez son visage: il est clair et brillant; les paumes de ses mains ont la rougeur des lotus! Voyez reluire ses yeux!
«Que l'ordre soit donné d'apporter ici le simple du Gandhamâdana! Qu'un homme blessé voie cette plante, c'est assez pour qu'il soit guéri de ses blessures. Ainsi, que les singes prennent leur vol sans tarder et qu'ils s'en aillent rapidement la chercher!» Les paroles de Soushéna entendues, Râma tint ce langage: «Sougrîva, confie cette mission au vigoureux Hanoûmat et laisse-moi lui dire: «Va, héros à la grande science, va au mont Gandhamâdana! car je ne vois pas un autre homme aussi capable de nous apporter cette panacée.»
Il dit, à ces mots, le fils du Vent, habile dans l'art de manier le discours, Hanoûmat répondit en ces termes au noble fils de Raghou: «Si le sacrifice de ma vie pouvait rendre la vie à Lakshmana, je subirais volontiers la mort pour lui; à plus forte raison, la fatigue d'un voyage.»
À peine le plus vaillant des singes eut-il parlé ainsi, que Sougrîva lui adressa la parole en ces termes: «Élève ton vol au-dessus de la mer, et dirige-toi, héros à la grande vigueur, à la vaste science, vers le mont Gandhamâdana! Explore ces lieux où croît la plante fortunée, qui fait tomber les flèches des blessures. Là, sont deux rois Gandharvas, nommés Hâhâ et Hoûhoû. Trente millions de guerriers Gandharvas à la force immense habitent cette montagne délicieuse, couverte de lianes et d'arbres variés. Il te faudra soutenir contre eux, on ne peut en douter, un combat épouvantable. Va! que ta route soit heureuse! Fais une bonne traversée!»
Le fils du Vent les salua, ses mains en coupe, et se mit en chemin. Le héros Hanoûmat, qui voyageait par la cinquième voie18, passa donc intrépidement au-dessus de Lankâ.
Mais Râvana, car il aperçut le Mâroutide en sa course aérienne, tint alors ce langage à Kâlanémi, insurmontable Démon, le plus difficile à vaincre de tous les Rakshasas, monstre aux quatre faces, aux quatre bras, aux huit yeux, et de qui la seule vue inspirait la terreur: «Écoute ici mes paroles, noctivague éloquent! Le héros Hanoûmat, que tu vois là-haut, va au Gandhamâdana, où croît le simple fortuné qui extrait les flèches et guérit les blessures. Si tu réussis à l'arrêter, je te donne la moitié de mon royaume.»
Kâlanémi se hâte vers le mont Gandhamâdana. Parvenu là, ce noctivague à la grande force bâtit dans un clin d'œil par la vertu de sa magie un délicieux ermitage, où ne manquaient ni les offrandes au feu, ni les sacrés tisons allumés, ni les habits d'anachorète faits d'écorce. Il se trouve au même instant revêtu avec le costume des ermites, les cheveux renoués dans une gerbe sainte, les ongles et la barbe longs, le ventre amaigri par le jeûne, un chapelet à sa main et des prières sur ses lèvres murmurantes. Quand il se fut donné ces traits sous les apparences d'une forme qui n'était pas la sienne, il se tint là, attendant l'arrivée du singe.
Pendant ce temps, le sage Hanoûmat s'avançait d'une vigueur immense; les deux bras étendus à travers le ciel, ce héros aux longs bras nageait dans les airs bien au-dessus de la mer avec des mouvements accélérés.
Hanoûmat parvint avec la rapidité du vent au mont Gandhamâdana. Il aperçoit là un ermitage céleste, enveloppé d'arbres variés. L'anachorète, voyant arriver Hanoûmat, se lève, vient à sa rencontre et lui dit: «Sois le bienvenu; voici la corbeille de l'hospitalité, voici de l'eau pour laver tes pieds, voici un siége, assieds-toi! Repose-toi à ton aise dans mon ermitage, ô le plus excellent des singes.»
À ces mots du solitaire, Hanoûmat répondit en ces termes: «Écoute les paroles que je vais dire, ô le plus saint des ermites.
«L'homicide Râvana a blessé dans la poitrine avec une lance de fer un grand héros, nommé Lakshmana, qui est le frère de Râma. Je vais donc au Gandhamâdana à cause d'un simple merveilleux qui naît sur la montagne et qui s'appelle Extracteur-des-flèches: j'ai mission d'en rapporter pour lui cette herbe souveraine, que le médecin a prescrite.»
«Si même il en est ainsi, éminente personne, répondit celui qui d'un ermite n'avait que l'habit, tu peux néanmoins t'asseoir ici un moment. Tu es un hôte venu dans ma chaumière; accepte, héros, mes dons hospitaliers. J'ai obtenu ce lac céleste par la vertu d'une cruelle pénitence. Que je boive un peu de son eau, c'est assez pour apaiser ma faim.»
À ces mots du perfide, Hanoûmat descendit vers ce lac, couvert de nymphæas rouges et de lotus bleus. Mais, tandis qu'il y boit de l'eau, soudain Grâhî, la crocodile19, happe le singe. Tout saisi qu'il était par elle, Hanoûmat, le singe à la vigueur immense, tira le monstre hors des ondes rapidement, et, levant la Grâhî dans ses bras, il se mit à la déchirer avec ses ongles.
Alors, se pâmant au milieu de l'air, voici que la crocodile tint ce langage: «Écoute, tigre des singes, Hanoûmat, fils du Vent. Sache que je suis une Apsara, nommée Gandhakâlî. Un jour que, montée dans un char couleur du soleil, resplendissant d'or épuré, je m'en allais par l'air au palais de Kouvéra, je ne vis pas, tant ma course était rapide, un saint ermite occupé à mortifier sa chair. Cet anachorète à l'éminente splendeur avait nom Yaksha. Mon char dans ce moment, noble singe, heurta le pénitent, ceint des armes de la malédiction. Alors, de son nimbe radieux, le solitaire aux violentes macérations me jeta ces mots:
«Il est dans la plage du septentrion une montagne qui se nomme le Gandhamâdana. Près d'elle, à son côté méridional, est un grand lac: tu vivras dans ses ondes sous la forme d'un crocodile, ravisseur de tout ce qui a vie.» «Aussitôt je tombai, foudroyée par cette malédiction, sur le sol de la terre.» Et l'anachorète, se laissant fléchir à mes prières, conclut ainsi l'anathème: «Mais au temps où le héros Hanoûmat viendra au mont Gandhamâdana, tu obtiendras, n'en doute pas, la délivrance de cette métamorphose.»
«Mon histoire t'est connue maintenant, quadrumane sans péché; je te l'ai racontée entièrement: c'est à toi, héros, que je dois ma délivrance: adieu! je retourne au palais de Kouvéra!»
À ces paroles de la nymphe, Hanoûmat répondit ces mots: «Va donc avec une pleine assurance! je suis heureux, Apsara, de ce que j'ai brisé ta chaîne!»
Quand il eut affranchi de sa métamorphose la bayadère céleste, le fils du Vent, Hanoûmat s'en alla au charmant ermitage où se tenait le Démon. Aussitôt que le Rakshasa, déguisé en ermite, le voit arriver, il prend des racines et des fruits: «Mange!» lui dit-il. Le chef quadrumane vit cette forme d'emprunt, et resta un moment à cette vue plongé dans ses idées et dans ses réflexions: «Je ne vois pas chez les saints ermites des apparences telles que je les trouve en celui-ci, pensa-t-il. Cette différence nécessairement doit avoir sa cause, et d'ailleurs les gestes de cet homme remplissent malgré soi d'épouvante. Ses traits mêmes ont quelque chose du Rakshasa: on s'aperçoit qu'il a changé de forme. Ne voit-on pas ces Démons, qui excellent dans la magie, circuler par le monde sous quelque forme qu'ils veulent? Évidemment, c'est un émissaire, qui vint ici, envoyé par le monarque des Yâtavas pour me donner la mort: je tuerai donc ce Démon à l'âme cruelle, qui veut m'ôter la vie!»
Puis, s'adressant au Rakshasa: «Tiens bon, scélérat, noctivague de mauvaises mœurs! Je sais maintenant qui tu es!»
À ces mots d'Hanoûmat, le Démon Kâlanémi démasqua sa forme naturelle, repoussante, affreuse à voir, et fit trembler le Mâroutide: «Où iras-tu, singe? lui dit-il. Oui! c'est le magnanime Râvana qui m'envoie ici pour satisfaire son envie de t'arracher la lumière. Ma force en magie est considérable et je m'appelle Kâlanémi. Je vais aujourd'hui, singe, dévorer ta chair jusqu'à la satiété!»
À ces paroles, Hanoûmat sentit doubler son courage, et, les sourcils contractés sur le front, il défia Kâlanémi au combat. Aussitôt le singe et le Démon se prennent à bras le corps, une lutte s'engage; ils se frappent des bras ou des poings, de la queue ou des talons. L'un et l'autre d'une grande force, tous deux épouvantables, l'un et l'autre d'une effroyable valeur, ils ne laissèrent dans ce lieu, ni une roche, ni un arbre debout. Enfin le fils du Vent étreint dans le câble de ses bras le terrible Démon, qui, privé de souffle et la respiration supprimée, tombe sur la terre, pousse un vaste cri et descend au séjour d'Yama. Cette clameur du Rakshasa fit trembler tous les Gandharvas à la grande force et les trente millions des gardes vigoureux, campés sur la montagne.
Après qu'il eut donné la mort à l'inaffrontable Kâlanémi, le héros monta sur la céleste montagne, enrichie de métaux divers. Quand ils virent grimper Hanoûmat, les Gandharvas lui dirent: «Qui es-tu, toi, qui es venu, sous la forme d'un singe, au mont Gandhamâdana?»
À ces mots, il répondit: «L'homicide Râvana a blessé dans la poitrine avec une lance de fer un grand héros, nommé Lakshmana, qui est le frère de Râma. C'est à cause de lui que je viens au mont Gandhamâdana chercher une plante salutaire, née dans ces lieux et nommée l'Extracteur-des-flèches.
«Mon désir est que vous l'indiquiez, héros; veuillez m'accorder votre bienveillance. Dans la terre de Râma, le souverain des hommes, il sied à vos excellences de montrer un esprit tout à fait bienveillant et docile aux volontés de ce puissant monarque.»
—«Dans la terre de qui? répondent à ces paroles entendues les Gandharvas à la grande force. Et de quel autre que de Hâhâ et de Hoûhoû, ces deux magnanimes Gandharvas, sommes-nous les serviteurs? Qu'on mette donc à mort, sans délai, ce singe lui-même, le plus vil de sa race!» À ces mots, les vigoureux Gandharvas l'environnent, et, remplis de fureur, le chargent de coups avec les poings et les pieds, avec des massues et des épées. Battu par ces Génies, orgueilleux de leurs forces, Hanoûmat, sans penser à leurs coups, s'enflamma de colère et les mit en désordre aussi vite que le feu dévore une meule d'herbes sèches. Il tua dans un clin d'œil tous ces trente millions de robustes guerriers.
Ensuite le singe, fils du Vent, parcourut à la recherche du simple cette montagne céleste, remplie d'arbres et de lianes, séjour des tigres et des lions. Il eut beau chercher, tout rempli d'impatience, il ne put trouver cette plante salutaire. Enfin le noble singe entoura de ses bras et déracina, comme en se jouant, l'inébranlable plateau de cette montagne, large de cinq et longue de sept yodjanas sur dix en hauteur, retraite aimée par toutes les sortes de volatiles, embellie de la présence des Kinnaras, enrichie de métaux variés, ombragée d'arbres différents et chargés de fleurs; cette montagne, pleine de lions et de gazelles, hantée des éléphants et des tigres, qui versait partout dans ses grottes une eau semblable à des perles, qui se couronnait de maintes et maintes fleurs, qui prêtait çà et là des siéges aux Vidyâdharas et aux Génies Ouragas, où des lianes s'enroulaient à l'entour des arbres divers, où maint oiseau s'ébattait dans toutes les variétés du vol.
Déracinée avec tant de vigueur par l'auguste fils du Vent, la montagne pleura et des larmes de métaux coulèrent de ses yeux. Hanoûmat, qui possédait la force du vent, saisit à la hâte cette montagne, dont les échos répondaient aux cris des plus magnifiques animaux, ses habitants, de chaque espèce; il s'élança lestement avec elle au milieu des airs et partit avec rapidité.
À l'aspect du singe, volant ainsi chargé dans les airs, les Pannagas, les Vidyâdharas, les Gandharvas et les Dieux s'entredirent stupéfaits: «Nous n'avons pas encore vu dans les trois mondes un grand fait aussi merveilleux! Le héros capable d'accomplir un exploit tel: tuer dans un combat les Gandharvas et déraciner une montagne, quel autre peut-il être que Hanoûmat lui-même? Gloire à toi, héros aux longs bras, qui possèdes une telle vigueur! Tu as libéré Gandhakâlî de sa malédiction, tu as exterminé les gardes du Gandhamâdana, tu as déraciné la montagne et tu voles avec elle, portée dans tes bras! Certes! les œuvres qui ont aujourd'hui signalé ta vigueur sont égales aux œuvres mêmes des Immortels.»
Hanoûmat, tenant son agréable cime de montagne, arriva en peu de temps à Lankâ. Troublés à la vue du singe, une montagne dans ses mains, aussitôt les Rakshasas, qui habitaient cette ville, de courir, agités par la crainte. Alors ce valeureux fils du Vent, chargé de sa grande alpe, descendit près de Lankâ. Il rendit compte de sa mission à Sougrîva, Râma et Vibhîshana: «Je n'ai pas trouvé sur le Gandhamâdana cette plante salutaire. J'ai donc apporté ici la cime entière de cette montagne.
Le noble Raghouide s'empresse alors de louer Hanoûmat à la grande force: «L'œuvre que tu as faite, héros des singes, est égale aux actions des Dieux mêmes. Mais il faut reporter cette montagne aux lieux où tu l'as prise; car c'est le théâtre où les Dieux viennent toujours s'ébattre à chaque nouvelle ou pleine lune.» Soushéna d'un regard étonné contempla cette montagne, riche de racines et de fruits, ombragée par des lianes et des arbres divers, couverte par ses différents arbustes; il monta sur la céleste montagne, parée avec toutes les espèces de métaux. Arrivé sur la cime, il aperçut l'herbe salutaire. Aussitôt vu, il arracha le simple fortuné, le recueillit avec empressement et descendit au pied de la montagne. Soushéna, le plus habile des médecins, macéra ce végétal dans une pierre et le fit respirer avec le plus grand soin au guerrier blessé. L'héroïque meurtrier des héros ennemis, Lakshmana, en eut à peine senti l'odeur, qu'il fut délivré de ses flèches et guéri de ses blessures. À l'instant même il se releva de la terre où il était couché.
Le voyant libre de la pique, Râma fut comblé de joie: «Viens! viens!» dit-il à son frère; et, les yeux noyés de pleurs, il serra étroitement le Soumitride avec amour dans ses bras, le baisa au front, versa des larmes de plaisir, l'embrassa une seconde fois et lui dit: «Héros, je te vois donc, ô bonheur! ressuscité de la mort!»
Les singes de s'écrier joyeux à la vue de Lakshmana, qui s'était remis debout sur le sol de la terre: «Bien! bien!» Ils rendent à l'envi des honneurs à Soushéna, le plus habile des médecins; Sougrîva le comble de louanges, et le Kakoutsthide à la grande splendeur lui dit en souriant: «Grâce à toi, je revois Lakshmana vivant, ce frère bien-aimé!»
À la vue de Lakshmana debout, libre de ses flèches et sans blessures, les singes poussèrent de tous les côtés un cri de victoire. L'aspect de cette montagne, qu'ils n'avaient pas encore vue là jusqu'à cette heure, excite leur curiosité; et tous, joignant les mains, ils s'approchent de Sougrîva. Ils ont un grand désir, lui disent-ils, de visiter cette montagne; et le magnanime roi d'en accorder à tous la permission.
Alors, montés sur le Gandhamâdana, ils y voient des aiguières célestes de saints anachorètes et des fruits de toutes les sortes. Ils se baignent dans les sources de la montagne; ils mangent ses fruits et, dans un instant, les singes eurent consommé tout ce qu'il y avait de fruits et de racines. Puis, leur faim apaisée, leur soif étanchée dans ces ondes fraîches, les simiens descendent au pied de la montagne.
Quand Râma les vit descendus: «Héros, dit-il à Sougrîva, donne tes ordres au fils du Vent. Qu'il remporte cette montagne et qu'elle soit remise à la même place, d'où elle fut arrachée.»
Aussitôt Sougrîva de parler au Mâroutide un langage conforme à celui de Râma; et le fils du Vent, à cet ordre de son magnanime souverain, s'incline devant les chefs quadrumanes, enlève dans ses bras la montagne sublime et s'élance avec elle rapidement au milieu des airs.
Le monarque aux dix têtes vit passer la montagne emportée dans le ciel; et, s'adressant aux Rakshasas, que leur force enivrait d'orgueil, à Tâladjangha, le Démon très-épouvantable, à Sinhavaktra, de qui le ventre s'arrondissait en cruche, à Oulkâmoukha d'une force immense, à Tchandralékha, à Hastikarna aux longs bras et au noctivague Kankatounda:
«Que le singe Hanoûmat, leur dit-il à cette vue, soit arrêté au plus vite par la vertu de vos enchantements! En récompense, ô les plus terribles des Rakshasas, vous recevrez de moi un honneur au-dessus duquel il n'est rien de supérieur.» À ces mots de Râvana, les noctivagues se couvrent tous les membres de leurs cuirasses, prennent à la main des projectiles variés et s'élancent tous au milieu des airs.
Quand ils virent l'inaffrontable Mâroutide voyageant, sa montagne à la main, les Rakshasas vigoureux lui adressèrent tous ce langage: «Qui es-tu sous les formes d'un singe, toi qui marches tenant une montagne? Ne crains-tu ni les Rakshasas, ni les Daîtyas, ni les Dieux mêmes? Qui peut te sauver de nos mains à cette heure, où te voilà pris? Tu vois en nous Brahma, le grand Çiva, Yama, Vishnou, Kouvéra et Indra, tous rayonnants de splendeur, qui viennent ici, conduits par le désir de t'arracher la vie!»
Aux paroles de ces Démons, le fils du Vent répondit en ces termes: «Fussiez-vous les trois mondes, qui viennent, secondés par les Asouras, les Pannagas et les Dieux, je vous tuerai tous, m'appuyant sur la seule force de mon bras!»
Ce disant, Hanoûmat, sachant bien qu'il avait affaire à des courtisans de Râvana, fit tête aux six Rakshasas, unissant leurs efforts contre lui. Ne pouvant user de ses bras, qui portaient la montagne, et réduit à combattre avec les pieds seulement, le singe à la grande vigueur maltraita les Démons à la grande force. Il écrasa les uns avec le coup de sa poitrine, les autres avec le coup de son genou; il frappa ceux-ci avec ses pieds, ceux-là avec ses dents. D'autres, liés dans le câble de sa queue par le magnanime singe porteur de la montagne, pendaient au sein des airs; et ces Démons robustes, ondulants au milieu du vide, semblaient un collier de grands saphirs bleus, entrelacés dans un fil d'or. Après de violents efforts Tâladjangha, entouré de la formidable queue, parvint avec beaucoup de peine à se dégager de la chaîne et prit la fuite.
Quand le vigoureux fils du Vent eut tué les Rakshasas, il continua son chemin, tenant sa montagne et resplendissant au milieu du ciel. Alors tous les Dieux avec les Gandharvas, les Vidyâdharas et les Tchâranas de lui jeter cette acclamation: «Gloire à toi, Hanoûmat, qui nous montres une telle vigueur! Où verra-t-on jamais un autre que toi capable d'accomplir un exploit tel avec une puissance infinie et d'exterminer les Rakshasas dans les airs, sans quitter cette montagne!»
Au milieu de ces applaudissements, il arrive au Gandhamâdana et remet sa montagne à la même place d'où elle fut arrachée.
Cependant le monarque aux dix têtes s'était retiré à l'écart, et, par la vertu de sa magie, il avait créé un char éblouissant, pareil au feu, muni complétement de projectiles et d'armes, aussi épouvantable à voir qu'Yama, le trépas et la mort. Des coursiers à face humaine et d'une vitesse nonpareille s'attelaient à ce char fortuné, solidement cuirassé, enrichi d'or partout, et conduit par un habile cocher, quoiqu'il se mût à la seule pensée de l'esprit.
Monté dans ce char, le roi décacéphale, visant d'un œil attentif, assaillit Râma sur le champ de bataille avec les plus terribles dards, semblables au tonnerre. «Il est inégal, dirent les Gandharvas, les Dânavas et les Dieux, ce combat, où Râma est à pied sur la terre et Râvana monté dans un char!»
À ces paroles des Immortels, Çatakratou20 d'envoyer sur-le-champ à Râma son char, conduit par son cocher Mâtali. On vit descendre aussitôt du ciel et s'approcher du Kakoutsthide le char fortuné du monarque des Dieux avec son drapeau à la hampe d'or, avec ses parois admirablement incrustées d'or, avec son timon fait de lapis-lazuli, avec les cent zones de ses clochettes; véhicule nonpareil, tel que l'astre adolescent du jour, que traînaient de bons coursiers au poil fauve, semblables au soleil même, ornés avec une profusion d'or, agitant sur le front des panaches d'or et secouant sur le corps des chasse-mouches blancs.
Quand ils virent ce char descendu des cieux, Râma, Lakshmana, Sougrîva, Hanoûmat et Vibhîshana furent tout saisis d'étonnement. «Il arrivera quelque chose! se dirent-ils émerveillés. Sans doute, ceci est une ruse, que le tyran cruel des Rakshasas, ce Râvana, qui est armé d'une magie puissante, met en jeu pour nous tromper.»
À ces mots des précédents, Sougrîva tint ce langage: «Visitons nous tous, char, attelage et cocher!» Mais à la vue des chevaux qui se tenaient sur la terre, prêts au combat et rapides comme la pensée: «Héros, dit Vibhîshana à la grande science, monte sans crainte, avec une pleine confiance, dans ce char. Je connais toute la magie des Rakshasas qui sont ici: il n'existe, meurtrier des ennemis, aucun char de cette espèce chez le monarque des Rakshasas. Et, de plus, je vois ici de ces présages qui annoncent le succès.»
Alors Mâtali, cocher de l'Immortel aux mille yeux, tenant son aiguillon et monté dans le char, s'approche du Kakoutsthide à la vue même du monarque aux dix têtes, et, les mains réunies en coupe, il adresse à Râma ces paroles: «Mahéndra, ce Dieu aux mille regards, t'envoie pour la victoire, Kakoutsthide, ce char fortuné, exterminateur des ennemis, et ce grand arc, fait à la main d'Indra, et cette cuirasse pareille au feu, et ces flèches semblables au soleil, et ces lances de fer, luisantes, acérées. Monte donc, héros, dans ce char céleste, et, conduit par moi, tue le Démon Râvana, comme jadis, avec moi pour cocher, Mahéndra fit mordre la poussière aux Dânavas!»
Râma, saisi d'une religieuse horreur, se mit à la gauche du char et décrivit autour de lui un pradakshina; il fit ses révérences à Mâtali, et, songeant qu'il était un Dieu, il honora les Dieux avec lui. Cet hommage rendu, le héros, instruit à manier les traits divins, monta pour la victoire dans ce char céleste; et, quand il eut attaché autour de sa poitrine la cuirasse du grand Indra, il rayonna de splendeur à l'égal du monarque même qui règne sur les gardiens du monde.
Mâtali, le plus habile des cochers, contint d'abord ses coursiers; puis, les fouetta de sa pensée au gré du héros qui savait dompter les ennemis. Alors s'éleva, char contre char, un terrible, un prodigieux combat. Le Daçarathide, versé dans l'art de lancer un trait surnaturel, paralysa tous ceux du roi ennemi, le gandharvique avec le gandharvique, le divin avec le divin.
Le monarque aux dix têtes, bouillant de colère, saisit un nouveau dard souverain, épouvantable, et décocha au Raghouide le trait même des Nâgas. Soudain, transformées en serpents au venin subtil, les flèches aux ornements d'or, que Râvana lance de son arc, fondent sur le Kakoutsthide. Affreux, apportant avec eux la terreur, la tête en feu, la gueule béante, vomissant la flamme de leurs bouches, ils assaillent Râma lui-même. Toutes les plages du ciel étaient remplies, toutes les régions intermédiaires étaient couvertes de ces reptiles flamboyants au poison mortel, au toucher pareil à celui de Vâsouki.
Quand Râma vit ces hideux serpents voler de tous les côtés, il mit en lumière un épouvantable trait, le dard terrifiant de Garouda. Les flèches aux ornements d'or et brillantes comme le feu, décochées par le grand arc de Râma, dévoraient, comme autant de Garoudas, les dards des ennemis transformés en serpents. Irrité de voir son trait anéanti, le monarque des Rakshasas fit alors tomber sur Râma d'épouvantables averses de flèches.
Quand il eut rempli de mille dards ce prince aux infatigables exploits, il perça Mâtali avec une foule de traits. Après qu'il eut abattu le drapeau d'or sur le fond du char, Râvana de blesser avec la rapidité de ses flèches les coursiers mêmes d'Indra. À la vue du Raghouide accablé par son ennemi, les Dânavas et les Dieux tremblèrent. La terreur saisit tous les rois des singes et Vibhîshana avec eux. La mer, pour ainsi dire, toute en flammes, enveloppée de fumée, ses flots bouleversés, montait avec fureur dans les airs et touchait presque au flambeau du jour. Le soleil avec des rayons languissants apparaissait horrible, couleur de cuivre, collé en quelque sorte contre une comète et le sein maculé.
Le monarque aux dix têtes, aux vingt bras, son arc à la main, se montrait alors inébranlable comme le mont Maînaka. Et Râma lui-même, refoulé par le terrible Daçagrîva, ne pouvait arrêter le torrent de ses flèches sur le champ de bataille. Enfin, les sourcils contractés sur le front et ses yeux rouges de colère, il entra dans la plus ardente fureur, consumant de sa flamme, pour ainsi dire, le puissant Démon.
Aussitôt les Asouras et les Dieux rallument entre eux leur ancienne guerre, ils entre-croisent des acclamations passionnées: «Victoire à toi, Daçagrîva!» s'écrient d'un côté les Asouras. «Victoire à toi, Râma!» crient d'un autre les Dieux mainte et mainte fois.
Dans ce moment Râvana à l'âme vicieuse, qui désirait lancer un nouveau coup au Raghouide, mit la main sur un long projectile. Enflammé de colère, pour ainsi dire, il saisit une lance épouvantable, sans pareille, insurmontable, effroi de toutes les créatures, au tranchant de diamant, à la grande splendeur, exterminatrice de tous les ennemis, inaffrontable pour Yama lui-même et semblable au trépas.
L'Indra puissant des Rakshasas lève son arme, il pousse un grand cri épouvantable, il ébranle de cet horrible son la terre, le ciel, les points cardinaux et les plages intermédiaires. Au rugissement affreux du monarque aux terribles exploits, tous les êtres de trembler, la mer de s'agiter et les plus hauts rishis de s'écrier: «Dieu veuille sauver les mondes!» Après que le monarque aux vastes forces eut pris cette grande lance et qu'il eut jeté cette clameur, il tint à Râma cet amer langage: «Tiens bon maintenant, Raghouide! Mais cette lance va trancher ta vie.» Et le monarque à ces mots lui darde sa lance.
À la vue de cette arme flamboyante et d'un aspect épouvantable, le Raghouide vigoureux, levant son arc, envoie contre elle ses dards aigus. Il frappa cette lance au milieu de son vol avec des torrents de flèches, comme la mer combat avec les torrents de ses ondes le feu qui s'élève pour la destruction du monde à la fin d'un youga.
Mais, tel que le feu dévore les sauterelles, la grande pique de l'Yâtou consuma les traits que lui décochait l'arc de son rival. En voyant ses dards brisés au milieu des airs et réduits en cendres au seul toucher de cette lance, le Raghouide fut saisi de colère. Il empoigne dans une ardente fureur la pique de fer que Mâtali avait apportée et qu'Indra lui-même estimait grandement. À peine eut-il d'une main vigoureuse élevé cette arme, bruyante de ses nombreuses clochettes, que le ciel en fut tout illuminé, comme par le météore de feu qui incendie le monde à la fin d'un youga. Il envoya cette pique frapper la grande lance du monarque des Yâtavas, qui, brisée en plusieurs morceaux, tomba, ses clartés éteintes.
Ensuite Râma de lui abattre ses coursiers aussi rapides que la pensée avec des traits acérés, perçants, à la grande vitesse, au toucher pareil à celui du tonnerre. Cela fait, le Raghouide blesse Râvana de trois flèches aiguës dans la poitrine, et lui fiche de toutes ses forces trois autres dards au milieu du front. Le corps tout percé de flèches, le sang ruisselant de ses membres, l'Indra blessé des Rakshasas paraissait alors comme un açoka en fleurs planté au milieu des armées.
Ensuite l'héroïque Daçarathide, tout brûlant de courroux, se mit à rire et tint ce langage mordant à Râvana: «En châtiment de ce que tu entraînas du Djanasthâna ici mon épouse, tu vas perdre la vie, ô le plus vil des Rakshasas! Abusant d'un moment, où j'avais quitté ma Vidéhaine, tu me l'as ravie, triste, violentée, sans égard à sa qualité d'anachorète, et tu penses: «Je suis un héros!» Tu exerces ton courage sur des femmes sans défense, ravisseur des épouses d'autrui; tu fais une action d'homme lâche, et tu penses: «Je suis un héros!» Tu renverses les bornes, Démon sans pudeur, tu désertes les bonnes mœurs, tu prends la mort comme par orgueil, et tu penses: «Je suis un héros!» Parce que des Rakshasas faibles, tremblants, t'honorent comme d'un culte, tu penses en ton orgueil et ta hauteur: «Je suis un héros!» Tu m'as ravi mon épouse au moyen de la magie, qui fit paraître à mes yeux ce fantôme de gazelle: c'était bien montrer complétement ton courage et tu fis là un exploit merveilleux!
«Je ne dors, ni la nuit, ni le jour, noctivague aux actions criminelles; non! Râvana, je ne puis goûter de repos, tant que je ne t'aurai pas arraché de ta racine! Qu'ici donc aujourd'hui même, de ton corps percé de mes dards et abattu sans vie, les oiseaux du ciel tirent les entrailles, comme Garouda tire les serpents!»
À ces mots, l'héroïque meurtrier des ennemis, Râma d'inonder avec les averses de ses flèches Râvana, qui se tenait dans la foule de ses Rakshasas. La colère avait doublé en ce guerrier aux travaux infatigables dans la guerre son courage, sa force et son ardeur pour le combat.
En butte aux averses de flèches que décochait Râma, aux pluies de pierre que jetaient les singes, le trouble envahit le cœur du monarque aux dix têtes. Toutes les flèches, tous les javelots divers lancés par lui ne suffisaient plus aux nécessités du combat; tant il marchait rapidement vers l'heure fixée pour sa mort! Aussitôt que le cocher, par qui ses coursiers étaient gouvernés, le vit tomber dans un tel affaissement, il se mit, troublé lui-même, à tirer peu à peu le char de son maître hors du champ de bataille.
Irrité jusqu'à la démence, aveuglé par la puissance de la mort, Râvana, saisi de la plus ardente colère, dit à son cocher: «Pourquoi, sans tenir compte de mon désir, me traitant avec mépris, comme un être faible, timide, léger, sans âme, comme un homme de force vile, dépourvu de courage et destitué d'énergie, ta grandeur fait-elle sortir mon char du milieu des ennemis?
«Fais vite retourner le char avant que mon ennemi ne soit retiré, si tu n'es pas un rebelle, ou si tu n'as point mis en oubli ce que sont mes qualités.»
À ce langage amer, que le monarque insensé adressait au judicieux cocher, celui-ci répondit avec respect ces paroles salutaires:
«Écoute! Je vais te dire pour quel motif ce char fut détourné par moi du combat, comme un fleuve impétueux serait détourné de la mer.
«Je pense, héros, que le grand travail de cette journée t'a causé de la fatigue: en effet, je ne te vois plus la même ardeur, ni l'air aussi dispos. À force de traîner ce fardeau, les coursiers du char sont couverts de sueur; ils sont abattus, accablés par la fatigue. J'ai fait ce qui était convenable pour suspendre un instant ce combat entre vous et te procurer du repos, à toi et même aux coursiers du char.»
Râvana, satisfait de ce langage, dit, altéré de combat: «Cocher, fais tourner vite à ce char le front vers le Raghouide! Râvana ne veut pas revenir sans avoir tué son ennemi dans la bataille!» Stimulé par ces mots de Râvana, le cocher aussitôt de pousser rapidement ses coursiers, et, dans un instant, le grand véhicule du souverain des noctivagues fut arrivé devant le char du Raghouide.
À l'aspect de ce char pareil aux nuages, qui, attelé de chevaux noirs, se précipitait sur lui, et, revêtu d'une formidable splendeur, semblait soutenu sur les humides nuées au milieu des airs, Râma dit à Mâtali, cocher du puissant Indra:
«Mâtali, vois ce char de l'ennemi qui fond sur nous avec colère et d'un bruit égal à celui d'une montagne qui se déchire, fendue par un coup de tonnerre. Marche au-devant du char de mon rival et tiens ferme, sans négligence; je veux l'anéantir, comme le vent dissipe le nuage qui s'est élevé dans les cieux. Je le sais, il n'est rien qui soit à corriger en toi, digne du char d'Indra; mais je désire combattre, c'est là ma seule pensée: c'est donc une chose que je rappelle à ta mémoire; ce n'est pas un avis que je veuille te donner.» Satisfait par ce langage de Râma, Mâtali, le plus excellent des cochers, poussa rapidement son char.
Il fut grand le combat de ces deux guerriers, affrontés l'un contre l'autre, animés par un désir mutuel de s'arracher la vie et comme deux éléphants rivaux, ivres de colère et d'amour. Bientôt les Rishis du plus haut rang, les Siddhas, les Gandharvas et les Dieux, intéressés à la mort de Râvana, se rassemblent pour contempler ce duel en char.
Le combat de ces deux rivaux fut léger, varié, savant; ils se portaient mutuellement des blessures, enflammés par l'ambition de triompher. Étalant toute leur vitesse de main et frappant les dards avec les dards, ils encombraient le ciel de flèches pareilles à des serpents. En même temps s'élevèrent des prodiges horribles, épouvantables, qui annonçaient la défaite de Râvana et le triomphe de Râma.
Lankâ parut comme incendiée jour et nuit d'une aurore et d'un crépuscule, qui ressemblaient aux fleurs du rosier de la Chine. Il s'éleva de grands météores ignés avec des trombes de vent furieuses et un épouvantable bruit: Râvana en trembla et la terre en fut ébranlée.
De toutes parts tombèrent d'un ciel sans nuages sur l'armée de Râvana les foudres épouvantables d'Indra avec un bruit que l'oreille ne pouvait supporter. Ses coursiers mêmes, transpirant des étincelles de leurs membres et versant des pleurs en larges gouttes de leurs yeux, rendaient à la fois et de l'eau et du feu.
«Il faut vaincre!» se disait le Kakoutsthide; «Il faut mourir!» se disait Râvana. Tous deux ils firent voir dans cette bataille la suprême essence du courage.
Enfin le vigoureux monarque aux dix têtes encoche à son arc des flèches, et, visant le drapeau arboré sur le char du Raghouide, il envoie ses dards avec colère. Mais, sans toucher le drapeau flottant sur le char de Pourandara, les flèches viennent frapper la pique en fer debout sur le véhicule et tombent amorties sur le sol de la terre.
Alors, bouillant de courroux, le fort Râma bande son arc et songe à rendre, coup pour coup, la pareille à son ennemi. Il vise le drapeau de Râvana et lui décoche un trait, flamboyant de sa propre splendeur, irrésistible et tel qu'un grand serpent.
Cette flèche, après qu'elle eut tranché l'étendard, s'abattit sur la terre, et le drapeau coupé du monarque tomba du char sur la plaine.
À la vue de son étendard abattu, le décacéphale aux vastes forces fut comme embrasé dans le combat par le feu qui s'allume au souffle de la colère, et, incapable de modérer sa fureur, il fit pleuvoir une averse de flèches.
Debout sur les chars, ils s'abordèrent, le timon de l'un affronté au timon de l'autre, les étendards aux étendards et les coursiers tête contre tête.
Aussitôt, encochant à son arc une flèche semblable à un serpent, Râma, versé dans la science des astras les plus grands, abattit du corps une des têtes de Râvana. Les trois mondes virent donc alors gisante sur la terre cette grande tête coupée. Mais, sur les épaules de Râvana, tout à coup s'éleva une autre pareille tête, que le magnanime Raghouide à la main prompte abattit également. On vit décollée encore la seconde tête de Râvana; mais, à peine eut-il coupé cette horrible tête, que Râma en vit une nouvelle naître à sa place. On la voit tomber, comme les autres, sous les traits de Râma, semblables à la foudre; mais autant il en coupe dans sa colère, autant il en renaît sur les épaules de Râvana. Ainsi, dans ce combat, il était impossible à Râma d'obtenir la mort du cruel Démon. Enfin il trancha l'une après l'autre une centaine de têtes égales en splendeur; mais on n'en vit pas davantage se briser la vie du monarque des Rakshasas.
À son tour, du char où il tenait, le monarque irrité des Rakshasas fatiguait Râma dans cette bataille avec une averse de traits en fer.
La scène de ce grand, de ce tumultueux, de cet épouvantable combat fut, tantôt le ciel, tantôt la terre, ou même encore le sommet de la montagne. Il dura sept jours entiers, ce grand duel, qui eut pour témoins les Rakshasas, les Ouragas, les Piçâtchas, les Yakshas, les Dânavas et les Dieux. Le repos ne suspendit alors ce combat, ni un jour, ni une nuit, ni une heure, ni une seule minute.
Enfin, Mâtali rappela au Raghouide ce qu'il paraissait avoir oublié: «Pourquoi suis-tu cette marche, héros, comme si tu ne savais pas ce qu'est ton adversaire?
«Décoche-lui pour la mort, seigneur, le trait de Brahma: en effet c'est Brahma lui-même qui sera ainsi l'auteur de sa mort. Il ne te faut pas, Raghouide, lui couper les membres supérieurs; car la mort ne peut lui être donnée par la tête: la mort, seigneur, n'a entrée chez lui que par les autres membres.»
Râma, au souvenir de qui les choses étaient rappelées par ces mots de Mâtali, prit alors un dard enflammé, soufflant comme un serpent.
Brahma à la splendeur infinie l'avait fabriqué jadis pour Indra et l'avait donné au roi des Dieux qui désirait la victoire sur les trois mondes. Cette flèche avait dans sa partie empennée le vent; à sa pointe le feu et le soleil; dans sa pesanteur, le Mérou et le Mandara, bien que son corps fût composé d'air. Brahma fit asseoir dans ses nœuds les Divinités qui portent la terreur, Kouvéra, Varouna, le Dieu qui tient la foudre, et la Mort un lasso dans sa main. Les membres souillés du sang ravi à une foule d'êtres, arrosée de moelle, affreuse, épouvantable, la terreur de tout, avide de lécher comme un serpent et donnant toujours dans le combat une abondante pâture aux grues, aux vautours, aux corbeaux, aux Rakshasas, aux chacals, aux quadrupèdes carnassiers, elle avait les formes de la mort et portait la terreur avec elle.
Dans le moment qu'il ajustait à son arc ce trait excellent, la peur fit trembler tous les êtres et la terre elle-même chancela. Irrité, il imprime une forte courbure à son arc, et, bouillant de courroux, lance à Râvana cette flèche qui détruit les articulations. Accompagnée du plus efficace des astras et décochée par cet arc magnanime de Çakra, la flèche partit avec la mission de tuer l'ennemi.
Aussi impossible d'être arrêté dans son vol que la mort elle-même, le trait s'abattit sur le Démon et brisa le cœur de ce Râvana à l'âme cruelle. Il mit fin rapidement à son existence, il ravit le souffle à Râvana, et, quand il eut traversé le tyran, il revint, aussitôt son œuvre accomplie, et rentra de lui-même dans son carquois.
Soudain l'arc avec son trait échappe à la main du monarque et tombe avec le souffle exhalé de sa vie. Sa splendeur éteinte, sa fougue anéantie, son âme expirée, il croula de son char sur la terre, comme Vritra sous un coup de la foudre.
Tremblants d'épouvante à la vue de leur maître tombé sur la terre, les noctivagues sans défenseur, faible reste des Rakshasas tués, s'enfuient çà et là de tous les côtés. Privés du roi, sous le bras duquel était leur asile et maltraités par les simiens triomphants, ils courent, chassés par la terreur, à Lankâ, leurs visages ruisselants de larmes pitoyables. Ensuite, les singes victorieux poussent des cris joyeux, proclamant la victoire de Râma et la mort de Râvana.
Au moment où fut tué ce Rakshasa, l'ennemi du monde, le tambour des Dieux résonna bruyamment au milieu des airs. Un immense cri s'éleva au sein même du ciel: «Victoire!» Et le vent, chargé de parfums célestes, souffla de sa plus caressante haleine. Une pluie de fleurs tomba du firmament sur la terre, et le char de Râma fut tout inondé de ces fleurs divines aux suaves odeurs.
Les mélodieuses voix des Immortels joyeux criaient au milieu des airs: «Bien! bien!» et s'associaient dans les éloges de Râma. Nârada, Toumbourou, Gârgya, Hâhâ, Hoûhoû et Soudâma, ces rois des Gandharvas, chantèrent eux-mêmes devant le Raghouide victorieux. Ménakâ, Rambhâ, Ourvaçî, Pantchatchoûdâ et Tilauttamâ, ces nobles Apsaras, dansèrent, elles cinq, devant le Kakoutsthide, joyeuses de la mort qu'il avait infligée au Démon.
Râma, que la mort de Râvana, tué de sa main, transportait de la joie la plus vive, dit alors ces paroles polies à Sougrîva, de qui les désirs étaient remplis, à son ami Angada, à Lakshmana, à Vibhîshana, enfin à tous les généraux des ours et des singes:
«Grâce à la force et au courage de vos excellences, grâce à la vigueur de vos bras, le voici mort ce Râvana, le monarque des Rakshasas, qui fit tant pleurer le monde! Aussi longtemps que le monde subsistera, les hommes s'entrediront le haut fait si prodigieux que vous avez accompli et qui ajoute beaucoup à vos gloires!»
Râma, les charmant de sa voix, répéta deux et trois fois cette pensée, et rappela aux singes et aux ours différentes choses, et justes, et convenables, qu'ils avaient faites dans la guerre.
À ces mots du Raghouide, ils répondent joyeux: «Ta splendeur seule a consumé ce criminel et ses généraux. Où trouver en nous, gens de peu de vigueur, assez de force pour accomplir dans les combats un fait immense comme ce qui fut exécuté par toi, noble Raghouide!»
Ainsi honoré par eux de tous les côtés, ce monarque de la terre éclatait en splendeur, comme Indra le fortuné, recevant les hommages des grands Dieux. Ensuite, le vent revint au calme, les dix points cardinaux se firent sereins, le ciel fut sans nuage, les Divinités se rallièrent à l'entour du grand Indra, leur chef, et le soleil même rayonna d'une lumière inaltérable.
Quand Vibhîshana vit Râvana, son frère, expiré sous les flèches de Râma, il se mit à gémir, l'âme assiégée par la violence du chagrin: «Héros courageux, célèbre dans la guerre, versé dans toute la science des astras, pourquoi ton corps sans vie est-il couché sur la terre, hélas! toi qui possèdes un lit somptueux? Tu gis, tes longs bras, ornés de sandal, étendus sans mouvement, ton diadème rejeté du front, ce diadème d'un éclat égal à celui de l'astre du jour! Le voici donc arrivé maintenant, héros, ce malheur, que j'avais prévu: car, aveuglé par la folie de l'amour, tu as dédaigné mes paroles!
«Le voici donc étendu mort sur la terre, le corps écrasé dans les griffes du lion d'Ikshwâkou, ce grand, cet amoureux éléphant de Râvana; lui, de qui la splendeur était comme une défense; lui, pour qui sa race était comme une forêt de bambous, théâtre de sa colère; lui, de qui la passion furieuse était comme la trompe, inondée par la mada21, ruisselant de ses tempes!»
À la nouvelle que le Raghouide à la grande âme avait tué Râvana, les Rakshasîs, aliénées par la douleur, sortirent du gynœcée. Agitées de nombreuses convulsions, souillées des poussières de la terre, se battant la poitrine et la tête avec des bras luisants d'or, les cheveux déliés, accablées de chagrin, comme un troupeau de génisses, qui a perdu son taureau, elles sortirent avec les Rakshasas par la porte septentrionale.
Entrées dans cet épouvantable champ de bataille, elles cherchent leur époux sans vie: «Hélas! mon noble mari!» s'écrient-elles de tous les côtés. «Hélas! mon protecteur.» Elles parcourent cette terre au sein jonché de cadavres, pleine de vautours et de chacals, résonnante aux cris des hérons et des corbeaux, et qui n'était plus qu'un bourbier de sang.
Absorbées dans le chagrin et les yeux baignés de larmes, se lamentant comme de plaintives éléphantes, elles ne brillaient point alors ces femmes qui pleuraient un époux tué dans ce terrible monarque. Elles virent là ce vaillant Râvana au grand corps, à la grande splendeur, tombé sur la terre et semblable à une montagne écroulée de noir collyre. À la vue de leur époux mort, couché dans la poussière du champ de bataille, elles se laissent tomber sur ses membres, comme des lianes coupées avec les arbres d'une forêt.
Celle-ci l'embrasse avec respect et pleure dans cette posture, celle-là prend ses pieds, une autre lui passe ses bras autour du cou. Telle jette ses bras en l'air, puis se roule sur la terre; l'une s'évanouit, en voyant la face de Râvana glacée par la mort; l'autre soulève dans son giron la tête du monarque et pleure accablée de chagrin, lavant ce pâle visage de ses larmes, comme l'aurore inonde un lotus de gelée blanche.
Ainsi désolées à l'aspect de leur époux immolé dans la bataille, elles manifestaient leur désespoir sous différentes formes et se lamentaient à l'envi l'une de l'autre.
Tandis que les épouses et concubines royales se désolaient dans le champ de carnage, la plus auguste des épouses et la bien-aimée du roi contemplait son époux avec tristesse. Et quand elle eut promené ses regards sur le monarque aux dix têtes, son mari, tombé sous les coups de Râma aux prodigieux exploits, Mandaudarî se mit alors à gémir d'une manière touchante: «N'est-il pas vrai, héros aux bras puissants, frère puîné de Kouvéra, n'est-il pas vrai qu'Indra n'eût pas été capable de tenir pied en face de ta colère sur un champ de bataille? Terrifiés à ta vue, les Rishis, les Gandharvas renommés, les Tchâranas, les Yakshas et les Dieux s'enfuyaient à tous les points de l'espace. Tu dors, abattu dans le combat sous la main de Râma, qui n'est qu'un homme! N'en rougis-tu pas, monarque des Rakshasas?
«Je refuse ma foi à cette action de Râma, toute faite qu'elle soit à la face des armées: non! ce n'a pas été sa main d'homme qui t'a broyé, toi, gonflé de force partout. Je croirais plutôt que c'est Vishnou, qui vint en personne pour ta mort sous les formes de Râma et qui entra dans son corps à notre insu, grâce aux artifices de la magie.
«Alors que Khara, ton frère, dans le Djanasthâna, fut tué avec les Rakshasas nombreux qui l'environnaient, son meurtrier déjà n'était pas un homme. Alors que, dans la forêt, Bâli, cent fois supérieur à toi pour la force, fut tué par ce Râma dans la guerre, son meurtrier déjà n'était pas un homme. Alors qu'une épouvantable chaussée fut jetée par les singes dans la grande mer, je soupçonnais déjà dans mon cœur que Râma n'était pas un homme.
«Que la paix soit faite avec le Raghouide!» te disais-je; mais tu n'accueillis pas mes paroles, et de là vient son triomphe en ce jour. Tu t'es follement épris de Sîtâ, monarque des Rakshasas, pour la perte de ton empire, de ta personne et de moi-même. Il y a des femmes qui lui sont égales, il y a des femmes qui lui sont même supérieures en beauté; mais, devenu l'esclave de l'amour, tu n'as point compris cela.
«La Mithilienne va donc maintenant se promener joyeuse avec Râma, tandis que moi, infortunée, je suis tombée dans une mer épouvantable de chagrins! moi, qui m'enivrai de plaisir, accompagnée par toi sur le Kêlâsa, dans le Nandana, sur le Mérou, dans les bocages du Tchaîtraratha et dans les jardins suaves des Dieux!
«La voilà donc, hélas! venue, cette nuit suprême de moi, cette nuit qui fait mon veuvage et que je n'ai jamais prévue telle, insensée que j'étais! Mon père est le souverain des Dânavas, mon époux était le monarque des Rakshasas, et j'avais pour fils Çatrounirdjétri; aussi étais-je fière! Mais aujourd'hui je n'ai plus de famille, j'ai perdu en toi mon protecteur et je vais passer dans la tristesse mes éternelles années!
«Lève-toi, sire! Pourquoi es-tu couché là? Pourquoi ne me dis-tu pas une parole, à moi, ton épouse chérie? Honore en moi, noctivague aux longs bras, la mère de ton fils!
«La voici donc rompue en morceaux cette lance avec laquelle tu immolais tes ennemis dans les combats, cette lance brillante comme le soleil et semblable à la foudre même du Dieu qui manie le tonnerre! Tranchée à coups de flèches, les tronçons de ta massue jonchent la terre de tous côtés, cette massue à la vigueur infinie, armé de laquelle, héros, tu brillais naguère! Honte soit à mon cœur qui, écrasé par le chagrin, n'éclate pas en mille parties quand je te vois là descendu au tombeau!»
Elle dit; et gémissant ainsi, les yeux troublés de larmes et le cœur assailli par l'amour, la reine tomba dans un triste évanouissement.
Alors, toutes les femmes du roi, ses compagnes, pleurant et désespérées elles-mêmes, environnent et s'empressent de relever Mandaudarî, plongée dans un tel désespoir: «Reine, lui disent-elles, il n'a pas compris la marche inconstante des choses humaines; le malheur vient par toutes les conditions de la vie: honnie soit même cette splendeur instable des rois!» À ces paroles, elle se mit à pleurer avec de bruyants sanglots, et, la tête baissée, elle mouilla ses deux seins avec les gouttes épaisses de ses larmes.
Le Daçarathide invita les parents à faire la cérémonie qui devait ouvrir au guerrier mort les portes du Swarga; car il vit dans leur pensée qu'ils avaient le désir de célébrer ses obsèques. Aussitôt, à la voix de Sougrîva, les singes à la force épouvantable de rassembler çà et là des bois d'aloès et de sandal.
Les généraux des singes reviennent chargés de cruches remplies d'une eau puisée dans les quatre vastes mers; ils rapportent à grande hâte des fleurs cueillies sur les sept monts et sur les autres montagnes de la terre. Ils apportent des faisceaux de kouças, l'herbe pure, du beurre clarifié, du lait nouveau et du lait coagulé, la cuiller du sacrifice, des feux consacrés par les prières, et des amas de bois. Vibhîshana lui-même fit venir de sa maison l'agnihotra, que les brahmes ne laissent jamais seul. Il fit cette partie des funérailles suivant l'ordre des cérémonies, consigné dans le rituel, de manière qu'elle fût jointe aux récompenses de l'obligation, en même temps qu'associée à ce qui était non défectueux, impérissable, très-saint et hautement vénéré.
D'abord, les serviteurs déposent Râvana dans un lieu pur. Ensuite, on dresse un vaste, un très-grand bûcher, que surmontent des bûches de sandal, mêlées à des nâgésars, auxquels sont unis de généreux aloès; bûcher riche de tous les parfums, incomparable par ses grands arbres de sandal jaune. Ils portent sur la pile terminée le monarque vêtu d'une robe de lin, et, s'inclinant, les Rakshasas déposent le corps couché sur un lit.
Aussitôt les prêtres, versés dans la science des Védas, commencent en l'honneur du roi la cérémonie dernière; ils immolent pour le monarque des Rakshasas la suprême victime des morts. Ils orientent l'autel au sud-est et portent le feu à sa place consacrée. Vibhîshana, qui s'approche en silence, y dépose la cuiller du sacrifice.
Tous les brahmes alors, le visage noyé de larmes, répandent, suivant le rite, à pleines cuillers, sur le mort un beurre liquide et clarifié dont l'antilope a fourni la matière. Ils mettent un char à ses pieds, un mortier dans un grand intervalle; d'autres placent sur le bûcher différents arbres à fruit. Ils déposent le moushala du magnanime au lieu fixé pour lui, suivant la règle établie par un des Maharshis et prescrite dans les Çâstras.
À la suite de ces choses, les Rakshasas immolent en l'honneur du monarque une victime de bétail qu'ils oignent tout entière de beurre clarifié, couchent dans un tapis et jettent dans le feu du sacrifice. Puis, l'âme consumée de tristesse et la face baignée de larmes, ils inondent Râvana de grains frits, de parfums, de bouquets et d'autres oblations.
Enfin Vibhîshana, suivant les prescriptions du rite, applique le feu au bûcher; et la flamme, se développant éclatante, dévore aussitôt le monarque aux dix têtes.
Alors, congédiant le char divin, resplendissant à l'égal du soleil qu'Indra lui avait prêté, Râma à la grande science fit ses révérences à Mâtali: «Tu as déployé une grande puissance, tu m'as rendu le plus éminent service, lui dit-il; retourne maintenant, je t'en donne congé, dans le séjour des Immortels.» Il dit; et sur la permission ainsi donnée, le cocher d'Indra, Mâtali, remonte dans son char et s'élève aussitôt vers le ciel.
Le vaillant Râma dit ces paroles au singe Hanoûmat, ce héros qui ressemblait à une grande montagne et qui s'approcha, les mains réunies en coupe à ses tempes: «Demande, mon ami, la permission à Vibhîshana, le puissant monarque; puis entre dans la ville de Lankâ et va souhaiter le bonjour à la princesse de Mithila. Annonce à ma Vidéhaine, ô le plus éminent des victorieux, que je suis en bonne santé, de même que Sougrîva, de même que Lakshmana, et que Râvana fut tué dans la bataille. Raconte à ma Vidéhaine ces agréables nouvelles d'ici, et veuille bien revenir aussitôt qu'elle t'aura donné ses commissions.»
Quand le singe à la grande splendeur se fut introduit dans le palais opulent de Râvana, il vit, dépouillée de tous honneurs Sîtâ, la vertueuse épouse de Râma. La tête courbée, le corps incliné, l'air modeste, il salua la Mithilienne et se mit à lui répéter toutes les paroles de son époux:
«J'ai remporté la victoire, te fait dire ton époux; sois tranquille, Sîtâ, et dépose tes soucis; j'ai tué Râvana, ton ennemi, sous le joug duquel gémissait Lankâ! Ton séjour dans l'habitation de Râvana ne doit plus t'inspirer de crainte: en effet, ce royaume de Lankâ est tombé sous l'obéissance de Vibhîshana.»
À ces mots, Sîtâ de se lever en sursaut; mais, la joie fermant tout passage à sa voix, cette femme au visage brillant comme l'astre des nuits ne put articuler une seule parole. Ensuite, le plus illustre des singes dit à Sîtâ, plongée dans le silence: «À quoi penses-tu, reine? Pourquoi ne me parles-tu pas?»
À cette question d'Hanoûmat, elle, qui jamais ne quitta le chemin du devoir, Sîtâ, au comble du bonheur, lui tint ce langage d'une voix que sa joie rendait balbutiante: «À peine eus-je entendu une si agréable nouvelle, l'éminente victoire de mon époux, que, subjuguée par la joie, je devins sans parole un moment. En effet, je ne vois rien, singe, mon ami (et c'est la vérité, que je dis là), non! je ne vois rien sur la terre qui soit égal aux charmes de ton récit, ni l'or, ni les vêtements, ni même les pierreries. Aussi fus-je saisie d'une joie telle, que j'en perdis la parole.»
À ces mots de la Vidéhaine, le singe, joignant ses deux mains en coupe et debout en face de Sîtâ, lui tint ce langage dicté par la joie: «Femme vertueuse, appliquée au bonheur de ton époux, ô toi qui es pour ton mari la joie de sa victoire, il te sied de parler en ces paroles d'amour. Elles sont égales, reine, ces bonnes et fécondes paroles de toi, au don le plus magnifique par des multitudes de pierreries; elles valent même tout l'empire des Dieux! Avec cette richesse, je pourrais acheter tous les biens, un royaume et le reste. Maintenant que je vois Râma victorieux et son rival immolé, il est une grâce que je sollicite de toi, reine, une seule, mais grande, à laquelle je tiens. Daigne me l'accorder gracieusement; ensuite, on te fera voir ton époux.
«J'ai vu naguère plus d'une fois ces Rakshasîs aux visages hideux vomir sur toi des paroles outrageantes, suivant les injonctions de Râvana.
«J'ai donc envie de tuer ces affreuses Démones bien épouvantables, aux cruelles mœurs: daigne m'accorder cette grâce.»
À ces mots d'Hanoûmat, la Vidéhaine, fille du roi Djanaka, réfléchit un moment; puis elle se mit à rire et lui fit cette réponse: «Que le noble singe ne s'irrite pas contre des servantes, forcées d'obéir, qui se meuvent par la volonté d'un autre et qui vivent soumises dans la domesticité du roi.
«Tout ce qui m'est arrivé de leur fait, je l'ai subi en châtiment des mauvaises œuvres que j'avais commises avant ces jours et par la faute de l'adversité de ma fortune. C'est ma destinée seule qui m'avait lié à cette déplorable condition: telle est vraiment l'opinion de mon esprit. Faible, je sais pardonner à de faibles servantes.»
À ce langage de Sîtâ, Hanoûmat, qui savait manier la parole, fit cette réponse à l'illustre épouse de Râma: «Sîtâ, la noble épouse de Râma, vient de parler comme il était convenable. Donne-moi tes commandements, reine, et je retourne où m'attend le Raghouide.» À ces mots d'Hanoûmat, la fille du roi Djanaka repartit: «Chef des singes, je désire voir mon époux.»
Le singe à la grande science s'approche de Râma et dit cette noble parole au héros, le plus habile entre ceux qui savent manier l'arc: «Ta Mithilienne, que j'ai trouvée absorbée dans la peine et les yeux troubles de pleurs, n'eut pas plutôt appris ta victoire, qu'elle a désiré jouir de ta vue.» À ces mots d'Hanoûmat, soudain Râma, le plus vertueux des hommes vertueux, Râma, noyé de larmes, s'abandonna à ses réflexions.
Après qu'il eut, en regardant la terre, poussé de longs et brûlants soupirs, il dit à Vibhîshana, le monarque des Rakshasas: «Fais venir ici la princesse de Mithila, Sîtâ, ma Vidéhaine, aussitôt qu'elle aura baigné sa tête, répandu sur elle un fard céleste et revêtu de célestes parures.»
À peine eut-il parlé, que Vibhîshana partit d'un pied hâté; il entra dans le gynœcée, et, les mains réunies en coupe, il dit à Sîtâ: «Baigne-toi la tête, Vidéhaine; revêts de célestes parures et monte dans un char, s'il te plaît; ton époux désire te voir.» À ces mots, la Vidéhaine répondit à Vibhîshana: «Je désire aller voir mon époux avant même de m'être lavée, monarque des Rakshasas.» Ces paroles entendues, Vibhîshana repartit: «Reine, tu dois faire comme ton époux veut que tu fasses.»
Aussitôt qu'elle eut ouï ces mots, la vertueuse Mithilienne, pour qui son mari était comme une divinité, cette reine toute dévouée à l'amour et à la volonté de son époux: «Qu'il en soit donc ainsi!» répondit-elle. Sur-le-champ, de jeunes femmes lavent sa tête et font sa toilette; on la revêt de robes précieuses, on la pare de riches joyaux; puis, Vibhîshana fait monter Sîtâ dans une litière magnifique, couverte de tapis somptueux, et l'emmène, escortée de Rakshasas en grand nombre.
Enflammés de curiosité, les principaux des singes, désirant voir la Mithilienne, se tenaient sur le passage par centaines de mille. «De quelle beauté donc est cette Vidéhaine? se disaient-ils. Quelle est cette perle des femmes, à cause de laquelle ce monde des singes fut mis en si grand péril? Elle, pour qui fut tué un roi, ce Râvana, le monarque des Rakshasas, et fut jetée dans les eaux de la grande mer une chaussée longue de cent yodjanas!»
Au milieu de ces paroles, qu'il entendait répéter de tous les côtés, Vibhîshana mit la riche litière en tête et s'avança vers Râma lui-même. Il s'approcha du magnanime, plongé dans ses réflexions, tout victorieux qu'il fût, et lui dit joyeux en s'inclinant: «Je l'ai amenée!»
À peine eut-il appris qu'elle était venue, celle qui avait longtemps habité dans la maison d'un Rakshasa, trois sentiments d'assaillir à la fois Râma, la joie, la colère et la tristesse. Il fit aller ses yeux de côté et se mit à réfléchir avec incertitude; ensuite il dit à Vibhîshana ces paroles opportunes:
«Monarque des Rakshasas, mon ami, toi qui toujours t'es complu dans mes victoires, que la Vidéhaine paraisse au plus tôt en ma présence.» À ces mots du Raghouide, Vibhîshana fit alors en grande hâte repousser le monde de tous les côtés. Aussitôt des serviteurs, coiffés de turbans faits en peau de serpent, le djhardjhara et le bambou dans la main, parcourent d'un pied hâté la multitude, refoulant de toutes parts les assistants.
Quand Râma vit de tous côtés ces foules se rejeter en arrière, pleines de terreur et de hâte, il arrêta ce mouvement par un sentiment de politesse et d'amour. Irrité et brûlant de ses yeux, pour ainsi dire, le Démon à la grande science, Râma de jeter ces mots sur le ton du reproche à Vibhîshana: «Pourquoi, sans égard pour moi, vexes-tu ces gens? Ne leur fais pas de violence, car je regarde chacun d'eux comme s'il était de ma famille.»
Attentive aux paroles de son époux, Sîtâ, se voyant négligée, en conçut une secrète colère difficile à tenir sous le voile. Ensuite la Djanakide, ayant regardé son époux, réfléchit, et, femme, elle comprima sa joie cachée au fond du cœur.
Le sage Râma dit alors ces mots à Vibhîshana d'une voix forte et pareille au bruit d'une masse de grands nuages:
«Ce ne sont pas les maisons, ni les vêtements, ni l'enceinte retranchée d'un sérail, ni l'étiquette d'une cour, ni tout autre cérémonial des rois, qui mettent une femme à l'abri des regards: le voile de la femme, c'est la vertu de l'épouse! Celle que voici nous est venue de la guerre; elle est plongée dans une grande infortune; je ne vois donc pas de mal à ce que les regards se portent sur elle, surtout en ma présence. Fais-lui quitter sa litière, amène la Vidéhaine à pied même près de moi: que ces hommes des bois puissent la voir!» Il dit; et Vibhîshana, tout en méditant ce langage, conduisit la Mithilienne auprès du magnanime Râma.
À peine ouïes les paroles du Raghouide sur la Mithilienne, les singes et tous les généraux de Vibhîshana avec le peuple de se regarder les uns les autres et de s'entre-dire: «Que va-t-il faire? On entrevoit chez lui une colère secrète; elle perce même dans ses yeux.» Ils furent tous agités de crainte aux gestes de Râma; la peur naquit dans leurs âmes, et, tremblants, ils changèrent de visage.
Lakshmana, Sougrîva et le fils de Bâli, Angada, étaient remplis tous de confusion; et, ensevelis dans leurs pensées, ils ressemblaient à des morts. À l'indifférence qu'il marquait pour son épouse, à ses manières effrayantes, Sîtâ parut à leurs yeux comme un bouquet de fleurs qui n'a plus de charmes et que son maître abandonne.
Suivie par Vibhîshana et les membres fléchissants de pudeur, la Mithilienne s'avança vers son époux. On la vit s'approcher de lui, telle que Çrî elle-même revêtue d'un corps, ou telle que la Déesse de Lankâ, ou telle enfin que Prabhâ, la femme du soleil. À la vue de Sîtâ, la plus noble des épouses, tous les singes furent transportés dans la plus haute admiration par la force de sa grâce et de sa beauté.
Quand, le visage inondé par des larmes de pudeur, au milieu de ces peuples assemblés, elle se fut approchée de son époux, la Djanakide se tint près de lui, comme la charmante Lakshmî à côté de Vishnou. À l'aspect de cette femme qui animait un corps d'une beauté céleste, le Raghouide versa des pleurs, mais ne lui dit point un seul mot, car le doute était né dans son âme. Ballotté au milieu des flots de la colère et de l'amour, Râma, le visage pâle, avait ses yeux empourprés d'une extrême rougeur, tant il s'efforçait d'y retenir ses larmes!
Il voyait devant lui cette reine debout, l'âme frissonnante de pudeur, ensevelie dans ses pensées, en proie à la plus vive affliction et comme une veuve qui n'a plus son protecteur. Elle, cette jeune femme, qu'un Démon avait enlevée de force et tourmentée dans une odieuse captivité; elle, à peine vivante et qui semblait revenir du monde des morts; elle, que la violence arracha de son ermitage un instant désert; elle, sans reproche, innocente, à l'âme pure, elle n'obtenait pas de son époux une seule parole! Aussi, les yeux déjà baignés par des larmes de pudeur au milieu des peuples assemblés, fondit-elle en des torrents de pleurs, quand elle se fut approchée de Râma, en lui disant: «Mon époux!»
À ce mot, qu'elle soupira avec un sanglot, une larme vint troubler les yeux des capitaines simiens; et tous ils se mirent à pleurer, saisis de tristesse. Le Soumitride, qui sentit naître son émotion, se couvrit aussitôt la face de son vêtement et fit un effort pour contenir ses larmes et rester impassible dans sa fermeté.
Enfin Sîtâ à la taille charmante, ayant remarqué cette grande révolution qui s'était opérée dans son époux, rejeta sa timidité et se mit en face de lui. L'auguste Vidéhaine secoua son chagrin, elle s'arma de courage, elle refoula ses larmes en elle-même par sa force d'âme et la pureté de sa conscience. On la vit arrêter sur le visage de son époux un regard où plus d'un sentiment se peignit: c'étaient l'étonnement, la joie, l'amour, la colère et même la douleur.
Ballotté sur le doute, Râma, quand il vit ainsi la reine, se mit à lui exposer l'état secret de son cœur: «Je t'ai conquise des mains de l'ennemi par la voie des armes, noble Dame: reste donc à faire bravement ce que demandent les circonstances. J'ai assouvi ma colère, j'ai lavé mon offense, j'ai retranché du même coup mon déshonneur et mon ennemi. Aujourd'hui, j'ai fait éclater mon courage; aujourd'hui, ma peine a rendu son fruit; j'ai accompli ma promesse: je dois être ici égal à moi-même.
«Pour ce qui est de ton rapt en mon absence par un Démon travesti sous une forme empruntée, c'est le Destin qui est l'auteur de cette faute; la fraude s'est faite ici l'égale du courage. Mais qu'aurait-il de commun avec une grande valeur, cet homme à l'âme petite, qui n'essuierait pas avec énergie la honte qui a rejailli sur lui?
«Aujourd'hui même la traversée de la mer et le ravage de Lankâ, tout ce grand exploit d'Hanoûmat a porté son fruit heureux. La fatigue des armées et celle de Sougrîva, qui déploya tant de courage dans les combats et de lumière dans les conseils pour notre bien, porte aujourd'hui tout son fruit. La grande fatigue de Vibhîshana, qui, désertant le parti d'un frère vicieux, est venu se rallier au mien, porte également son fruit aujourd'hui.»
Il dit; et, tandis que Râma tenait ce langage, Sîtâ, les yeux tout grands ouverts, comme ceux d'une gazelle, était inondée par ses larmes. À cette vue, la colère du Raghouide s'en accroît davantage, et, contractant ses noirs sourcils sur le front, jetant des regards obliques, il envoie à Sîtâ ces mordantes paroles au milieu des singes et des Rakshasas:
«Ce que doit faire un homme pour laver son offense, je l'ai fait, par cela même que je t'ai reconquise: j'ai donc sauvé mon honneur. Mais sache bien cette chose: les fatigues que j'ai supportées dans la guerre avec mes amis, c'est par ressentiment, noble Dame, et non pour toi, que je les ai subies! Tu fus reconquise des mains de l'ennemi par moi dans ma colère; mais ce fut entièrement, noble Dame, pour me sauver du blâme encouru et laver la tache imprimée sur mon illustre famille.
«Ta vue m'est importune au plus haut degré, comme le serait une lampe mise dans l'intervalle de mes yeux! Va donc, je te donne congé; va, Djanakide, où il te plaira! Voici les dix points de l'espace, choisis! il n'y a plus rien de commun entre toi et moi. En effet, est-il un homme de cœur, né dans une noble maison, qui, d'une âme où le doute fit son trait, voulût reprendre son épouse, après qu'elle aurait habité sous le toit d'un autre homme?
«Place comme il te plaira ton cœur, Sîtâ! car il n'est pas croyable que Râvana, t'ayant vue si ravissante et douée de cette beauté céleste, ait pu jamais trouver du charme dans aucune autre des jeunes femmes qui habitent son palais!»
Quand elle entendit pour la première fois ces paroles affreuses de son époux au milieu des peuples assemblés, la Mithilienne se courba sous le poids de la pudeur. La Djanakide rentra dans ses membres, pour ainsi dire, et, blessée par les flèches de ces paroles, elle versa un torrent de larmes. Ensuite, essuyant son visage baigné de pleurs, elle dit ces mots lentement et d'une voix bégayante à son époux: «Tu veux me donner à d'autres, comme une bayadère, moi qui, née dans une noble famille, Indra des rois, fus mariée dans une race illustre. Pourquoi, héros, m'adresses-tu, comme à une épouse vulgaire, un langage tel, choquant, affreux à l'oreille et qui n'a point d'égal? Je ne suis pas ce que tu penses, guerrier aux longs bras; mets plus de confiance en moi; j'en suis digne, je le jure par ta vertu elle-même!
«C'est avec raison que tu soupçonnes les femmes, si leur conduite est légère; mais dépose le doute à mon égard, Râma, si tu m'as bien étudiée. S'il m'est arrivé de toucher les membres de ton ennemi, mon amour n'a rien fait ici pour la faute; le seul coupable, c'est le Destin! Mon cœur, néanmoins, la seule chose qui fût en mon pouvoir, n'a jamais cessé de résider en toi; que ferai-je désormais, esclave en des membres qui ne sont pas à moi? Jamais, en idée seulement, je n'ai failli envers toi: puissent les Dieux, nos maîtres, me donner la sécurité d'une manière aussi vraie que cette parole est certaine! Si mon âme, prince, qui donne l'honneur, si mon naturel chaste et notre vie commune n'ont pu me révéler à toi, ce malheur me tue pour l'éternité.
«Quand Hanoûmat, envoyé par toi, s'est montré la première fois dans Lankâ, où j'étais captive, pourquoi, héros, ne m'as-tu pas rejetée dès ce moment? Aussitôt cette parole, vaillant guerrier, abandonnée par toi, j'eusse abandonné la vie à la vue même de ce noble singe. Tu n'aurais pas en vain subi tant de fatigue et mis ta vie en péril; cette armée de tes amis ne se fût pas consumée en des travaux sans fruit.
«Mais, sous l'empire même de la colère, ce que tu mis avant tout, comme un esprit léger, monarque des hommes, ce fut ma qualité seule d'être une femme. J'étais née du roi Djanaka, appelée que je fusse d'un nom qui attribuait ma naissance à la terre; mais, ni ma conduite, ni mon caractère, tu n'as rien estimé de moi. Ma main, qu'adolescent tu avais pressée en mon adolescence, tu ne l'as point admise pour garant; ma vertu et mon dévouement, tu as tout rejeté derrière toi!»
Sîtâ parlait ainsi en pleurant et d'une voix que ces larmes rendaient balbutiante; puis, s'étant recueillie dans ses pensées, elle dit avec tristesse à Lakshmana: «Fils de Soumitrâ, élève-moi un bûcher; c'est le remède à mon infortune: frappée injustement par tant de coups, je n'ai plus la force de supporter la vie. Dédaignée par mon époux, dans l'assemblée de ces peuples, je vais entrer dans le feu; c'est la seule route ici qu'il m'est séant de suivre.»
À ces mots de la Mithilienne, l'intrépide meurtrier des héros ennemis, Lakhsmana, flottant parmi les ondes de l'incertitude, fixa les yeux sur le visage de son frère; et, comme il vit l'opinion de Râma se manifester dans l'expression de ses traits, le robuste guerrier fit un bûcher pour se conformer à sa pensée. En effet, qui que ce fût alors n'aurait pu calmer Râma, tombé sous le pouvoir de la douleur et de la colère, ni lui adresser une parole, ni même le regarder.
Aussitôt qu'elle eut décrit un pradakshina autour de Râma debout et la tête baissée, la Vidéhaine s'avança vers le feu allumé. Elle s'inclina d'abord en l'honneur des Dieux, puis en celui des brahmes; et, joignant ses deux mains en coupe à ses tempes, elle adressa au Dieu Agni cette prière, quand elle fut près du bûcher: «De même que je n'ai jamais violé, soit en public, soit en secret, ni en actions, ni en paroles, ni de l'esprit, ni du corps, ma foi donnée au Raghouide; de même que mon cœur ne s'est jamais écarté du Raghouide: de même, toi, feu, témoin du monde, protége-moi de tous les côtés!»
Après qu'elle eut parlé ainsi, la Vidéhaine, impatiente de s'élancer dans les flammes, fit le tour du feu et dit encore ces mots: «Agni, ô toi qui circules dans le corps de tous les êtres, sauve-moi, ô le plus vertueux des Dieux, toi qui, placé dans mon corps, est en lui comme un témoin!» À ces paroles entendues, tous les généraux simiens de pleurer beaucoup, et, tombant une à une, les larmes couvrent bientôt leur visage.
Alors, s'étant prosternée devant son époux, Sîtâ d'une âme résolue entra dans les flammes allumées. Une multitude immense, adultes, enfants, vieillards, était rassemblée en ce lieu; ils virent tous la Mithilienne éplorée se plonger dans le bûcher. Au moment qu'elle entra dans le feu, singes et Rakshasas de pousser un hélas! hélas! dont la clameur intense éclata comme quelque chose de prodigieux. Semblable à l'or bruni le plus excellent, Sîtâ, parée de bijoux d'or épuré, s'élança dans les flammes allumées, comme une victime, que l'on jette dans le feu du sacrifice.
À ces cris des peuples: «Hélas! hélas!» Râma, le devoir incarné, mais l'âme courroucée, demeura un moment les yeux troubles de larmes. Soudain Kouvéra, le roi des richesses, Yama avec les Mânes, le Dieu aux mille regards, monarque des Immortels, et Varouna, le souverain des eaux, le fortuné Çiva aux trois yeux, de qui le drapeau a pour emblème un taureau, l'auguste et bienheureux créateur du monde entier, Brahma, et le roi Daçaratha, porté dans un char au milieu des airs et revêtu d'une splendeur égale à celle du roi des Dieux, tous d'accourir ensemble vers ces lieux. Tous, se hâtant sur leurs chars semblables au soleil, ils arrivent sous les murs de Lankâ.
Ensuite, le plus éminent des Immortels et le plus savant des esprits savants, le saint créateur de l'univers entier, étendit un long bras, dont sa main était la digne parure, et dit au Raghouide, qui se tenait devant lui, ses deux mains réunies en coupe: «Comment peux-tu voir avec indifférence que Sîtâ se jette dans le feu d'un bûcher? Comment, ô le plus grand des plus grands Dieux, ne te reconnais-tu pas toi-même? Quoi! c'est toi qui es en doute sur la chaste Vidéhaine, comme un époux vulgaire!»
À ces mots du roi des Immortels, Râma, joignant ses deux mains aux tempes, répondit au plus éminent des Dieux: «Je suis, il me semble, un simple enfant de Manou, Râma, le fils du roi Daçaratha. S'il en est d'une autre manière, daigne alors ton excellence me dire qui je suis et d'où je proviens.» Au Kakoutsthide, qui parlait ainsi: «Écoute la vérité, Kakoutsthide, ô toi de qui la force ne s'est jamais démentie! répondit l'Être à la splendeur infinie existant par lui-même. Ton excellence est Nârâyana, ce Dieu auguste et fortuné, de qui l'arme est le tchakra. Ton arc est celui qu'on appelle Çârnga; tu es Hrishikéça, tu es l'homme le plus grand des hommes.
«Tu es la demeure de la vérité; tu es vu au commencement et à la fin des mondes; mais on ne connaît de toi ni le commencement ni la fin. «Quelle est son essence?» se dit-on. On te voit dans tous les êtres; dans les troupeaux, dans les brahmes, dans le ciel, dans tous les points de l'espace, dans les mers et dans les montagnes!
«Dieu fortuné aux mille pieds, aux cent têtes, aux mille yeux, tu portes les créatures, la terre et ses montagnes. Que tu fermes les yeux, on dit que c'est la nuit; si tu les ouvres, on dit que c'est le jour: les Dieux étaient dans ta pensée, et rien de ce qui est n'est sans toi.
«On dit que la lumière fut avant les mondes; on dit que la nuit fut avant la lumière; mais ce qui fut avant ce qui est avant tout, on raconte que c'est toi, l'âme suprême. C'est pour la mort de Râvana que tu es entré ici-bas dans un corps humain. Ce fut donc pour nous que tu as consommé cet exploit, ô la plus forte des colonnes qui soutiennent le devoir. Maintenant que l'impie Râvana est tué, retourne joyeux dans ta ville.»
Cependant le feu ardent et sans fumée avait respecté la Djanakide, placée au milieu du bûcher: tout à coup, voilà qu'il s'incarne dans un corps et soudain il s'élance, tenant Sîtâ dans ses bras. Le Feu mit de son sein dans le sein de Râma la jeune, la belle, la sage Vidéhaine aux joyaux d'or épuré, aux cheveux noirs bouclés, vêtue d'une robe écarlate, parée de fraîches guirlandes de fleurs et semblable au soleil enfant.
Alors ce témoin incorruptible du monde, le Feu, dit à Râma: «Voici ton épouse, Râma; il n'existait aucune faute en elle.
«Cette femme vertueuse à la conduite sage n'a failli envers toi, ni de parole, ni de pensée, ni par l'esprit, ni par les yeux. Dans une heure, où tu l'avais quittée, héros, le Démon Râvana d'une irrésistible vigueur l'emporta malgré sa résistance loin de la forêt solitaire. Enfermée dans son gynœcée, triste, absorbée dans ton souvenir, n'ayant de pensée que pour toi, surveillée de tous les côtés par des Rakshasîs difformes, tentée et menacée de toutes les manières, ta Mithilienne, en son âme retournée toute vers toi, n'a jamais songé au Rakshasa.
«Reçois-la pure, sans tache: il n'existe pas en elle la moindre faute: je t'en suis le garant. Le feu voit tout ce qu'il y a de manifeste et tout ce qu'il y a de caché: aussi, ta Sîtâ m'est-elle connue, à moi, qui viens de l'observer ici même en face de mes yeux!»
À ces mots, le héros à la grande splendeur, à l'inébranlable énergie, Râma, plein de constance et le plus vertueux des hommes vertueux, répondit au plus excellent des Dieux: «Il fallait nécessairement que Sîtâ fût soumise dans les mondes, grand Dieu, à l'épreuve de cette purification; car elle avait longtemps, elle femme charmante, habité dans le gynœcée de Râvana. «Râma, ce fils du roi Daçaratha, est un insensé; son âme n'est qu'une esclave de l'amour,» auraient dit les mondes, si je n'eusse point fait passer la Djanakide par cette purification. Cependant je savais bien que la fille du roi Djanaka n'avait pas changé de cœur, qu'elle m'était dévouée et que sa pensée errait sans cesse autour de moi. Mais, pour lui attirer la confiance des trois mondes dans cette assemblée des peuples, je n'ai point arrêté Sîtâ, quand elle s'est jetée au milieu du feu. Râvana lui-même n'aurait pu triompher de cette femme aux grands yeux, défendue par sa vertu seule, comme l'Océan ne peut franchir son rivage. Oui! cette âme cruelle n'aurait pas été capable de souiller même de pensée la Mithilienne, aussi impossible à toucher que la flamme du feu allumé. Non! Sîtâ n'a point donné son cœur à un autre, comme la splendeur ne fait pas divorce avec le soleil!»
Après qu'il eut écouté ce discours du magnanime Râma, l'antique aïeul des créatures, l'auguste Swayambhou adressa au héros qu'il aimait ce langage, expression de son âme joyeuse, paroles ornées, douces, suaves, judicieuses et mariées au devoir: «Quand tu auras consolé Bharata de sa tristesse, et la pieuse Kâauçalyâ, et Kêkéyî, et Soumitrâ, la royale mère de Lakshmana; quand tu auras ceint le diadème dans Ayodhyâ et ramené la joie dans la foule de tes amis; quand tu auras fait naître une lignée dans la race des magnanimes Ikshwâkides, prodigué aux brahmes des richesses et gagné une renommée sans pareille, veuille bien alors revenir de la terre au ciel.
«Vois-tu là dans un char, Kakoutsthide, le roi Daçaratha, qui fut ton illustre père et ton gourou dans ce monde des enfants de Manou? Sauvé par toi, son fils, c'est aujourd'hui un bienheureux, à qui fut ouvert le monde d'Indra: incline-toi devant lui avec Lakshmana, ton frère.»
À ces mots de l'antique aïeul des créatures, le Kakoutsthide avec Lakshmana de toucher les pieds de son père, assis au sommet d'un char. Tous deux ils virent Daçaratha, flamboyant de sa propre splendeur, vêtu d'une robe pure de toute poussière; et, monté dans son char, l'ancien souverain de la terre fut pénétré d'une immense joie à la vue de ses deux fils, qu'il préférait au souffle même de sa vie.
Le roi Daçaratha dit à son fils ces mots, qui débutaient par le flatter: «Séparé de toi, Râma, je n'attache pas un grand prix au Swarga ni au bonheur d'habiter avec les princes des Dieux. Certes, heureuse est-elle cette Kâauçalyâ, qui te verra joyeuse rentrer dans ton palais, victorieux de ton ennemi et dégagé de ton vœu! Certes, heureux sont-ils ces hommes qui te verront bientôt, Râma, de retour dans ta ville et sacré dans ton empire comme le monarque de la terre! Heureux aussi lui-même ce Lakshmana, ton frère, si dévoué au devoir; lui de qui la gloire est montée jusqu'au ciel et couvre à jamais la terre! Ta Vidéhaine est pure, mon fils, elle connaît le devoir et tient ses yeux toujours attachés sur le devoir.
«Ce qui existe, soit en mal, soit en bien, dans l'univers entier, est à la connaissance des Dieux; et moi, que voici devant toi, Daçaratha, ton père, j'atteste sa pureté moi-même!
«Tu as vu, héros, quatorze années s'écouler pendant que tu habitais pour l'amour de moi les forêts, en compagnie de ta Vidéhaine et de Lakshmana. Ton séjour dans les bois est donc aujourd'hui une dette acquittée et ta promesse est accomplie. Ta piété filiale a sauvegardé, mon fils, la vérité de ma parole, et la mort de Râvana, immolé de ta main dans la bataille, a satisfait les Dieux. Maintenant, paisible avec tes frères dans ton royaume, goûte le bonheur d'une longue vie.»
Au roi des hommes, qui parlait ainsi, Râma fit cette réponse, les mains réunies en coupe: «Je suis heureux de voir que ta majesté, objet naturel de ma vénération, est contente de moi. Mais je voudrais obtenir de ton amour une grâce utile: c'est que tu rendes, ô toi qui sais le devoir, ta faveur à Kêkéyî et Bharata. «Je t'abandonne avec ton fils!» telles sont les paroles qui furent jetées par toi-même à Kêkéyî. Que cette malédiction, seigneur, ne frappe ni cette mère ni son fils!»
«J'y consens!» repartit Daçaratha le père à Râma le fils. «Quelle autre chose veux-tu que je fasse?» reprit-il encore avec affection. Là-dessus, Râma lui dit: «Jette sur moi un regard propice!» Ensuite, Daçaratha fit de tels adieux à son fils Lakshmana: «O toi, qui cultives le devoir, tu recueilleras sur la terre, avec la récompense du devoir, une vaste renommée, et tu obtiendras, par la faveur de Râma, le Swarga et la grandeur suprême.
«Sois docilement soumis, Dieu t'assiste! à Râma, ô toi qui ajoutes sans cesse aux joies de Soumitrâ, ta mère. Tu accompliras le devoir dans toute son étendue, tu recueilleras une immense renommée, et les hommes raconteront dans les mondes ton dévouement fraternel.»
Quand il eut parlé de cette manière à Lakshmana, le monarque dit à Sîtâ: «Ma fille!» et, d'une voix douce, il adressa hautement ces mots à la Vidéhaine, qui se tenait là, formant l'andjali de ses mains réunies. Il ne faut pas ouvrir ton cœur, Vidéhaine, au ressentiment que pourrait y conduire cette répudiation apparente: c'est le désir même de ton bien qui inspira cette conduite au sage Râma pour amener ici la reconnaissance de ta pureté. L'action vaillante, sceau de ta pureté, que tu as faite aujourd'hui, ma fille, éclipsera la gloire des femmes dans les siècles à venir.
Après qu'il eut éclairé de ses conseils la Djanakide et ses deux fils, le monarque issu de Raghou, Daçaratha, flamboyant, s'éleva dans son char vers le monde d'Indra. Il suivait le chemin fréquenté par les Dieux; et, ses regards baissés vers la surface de la terre, il s'éloignait, sans quitter des yeux le visage de son fils aussi beau que l'astre des nuits.
Tandis que le Kakoutsthide déifié s'en allait, Indra, au comble de la joie, dit ces mots à Râma, qui se tenait devant lui, ses mains réunies en coupe à ses tempes: «Ce n'est jamais en vain qu'on nous a vus, monarque des hommes; nous sommes contents: dis-moi donc ce que ton cœur désire.»
À ces mots, le Raghouide, d'une âme sereine, lui fit joyeux cette réponse: «Si je t'ai plu, Dieu, souverain du monde entier des Immortels, je vais te demander une grâce; daigne me l'accorder. Que tous les singes, qui, vaincus dans ces combats, sont tombés à cause de moi dans l'empire d'Yama, ressuscitent, gratifiés d'une vie nouvelle. Que des ruisseaux limpides coulent dans ces lieux où sont les singes et qu'il naisse pour eux des racines, des fruits et des fleurs dans le temps même qui n'en est point la saison.»
À ces mots du magnanime, le grand Indra lui répondit en ces termes dictés par la bienveillance: «Tu désires le salut des héros, tes amis, et des guerriers, qui te sont venus en aide, c'est un vœu qui te sied, fils chéri de Kâauçalyâ, et qui est digne de toi. Néanmoins, cette immense faveur dont tu parles, mon ami, qu'on rende les morts à la vue des vivants, aucun autre que toi, guerrier aux longs bras, ne le fera jamais dans les mondes eux-mêmes des Immortels; mais, à cause de la parole qui te fut dite par moi, il en sera aujourd'hui même ainsi. Ours, golângoulas, gens du peuple et chefs, tous les singes vont se relever, comme on voit sortir de leur couche, à la fin du sommeil, ceux qui sont endormis.
«On verra ici, guerrier au grand arc, des arbres chargés de fleurs et de fruits, dans un temps qui n'en est point la saison, et des rivières couler avec des ondes pures.»
Aussitôt que le monarque illustre des Dieux eut articulé ces paroles, Çakra de verser une pluie mêlée d'ambroisie sur le champ de bataille. À peine l'ondée vivifiante les a-t-elle touchés qu'au même instant, rendus à la vie, tous les singes magnanimes se relèvent: on eût dit qu'ils se réveillaient à la fin d'un sommeil. Eux, que l'ennemi avait renversés morts, les membres déchirés de blessures, tous, se relevant guéris et dispos, ils ouvraient de grands yeux pleins d'étonnement.
À la suite de ces choses, Vibhîshana dit, les mains jointes, ces paroles au dompteur des ennemis, Râma, qui avait passé la nuit commodément couché: «Que de nobles dames, habiles dans l'art de parer, les mains chargées d'eau pour le bain, de parfums, de guirlandes variées, du sandal le plus riche, de vêtements et d'atours, viennent ici et qu'elles te baignent suivant l'étiquette.» À ces mots, le Kakoutsthide répondit à Vibhîshana: «Bharata aux longs bras, fidèle à la vérité, est plongé dans la douleur à cause de moi, et, voué à la pénitence dans un âge encore si tendre, il se tourmente le corps. Sans lui, ce fils de Kêkéyî, sans Bharata, qui marche dans la voie du devoir, je fais peu de cas du bain, des vêtements et des parures. Occupe-toi de me procurer un prompt retour dans ma ville. Car le chemin qui mène dans Ayodhyâ est très-difficile à pratiquer.»
À ces mots de Râma: «Fils du monarque de la terre, lui répondit Vibhîshana, je te ferai conduire en ta ville. Il est un char nommé Poushpaka, char nonpareil, céleste, resplendissant comme le soleil et qui va de lui-même. Il appartenait à Kouvéra, mon frère; mais Râvana, plus fort, l'en a dépouillé après une bataille qu'il a gagnée sur lui. Ce véhicule, dont l'éclat ressemble à celui de l'astre du jour, est ici. Monté dans ce char, tu seras conduit par lui-même sans inquiétude jusque dans Ayodhyâ.»
À ces mots, Vibhîshana d'appeler avec empressement le char semblable au soleil; ce véhicule, ouvrage de Viçvakarma, aux flancs marquetés de cristal poli, aux siéges magnifiques de lazulithe, au son mélodieux par les multitudes de clochettes qui gazouillaient, balancées de tous côtés autour de lui, ce char, qui se mouvait de lui-même, resplendissant, impérissable, céleste, ravissant l'âme, embelli de portes d'or, couvert de tissus, où l'or se mariait avec la soie, et qui, ombragé de mille étendards ou drapeaux blancs, ressemblait au sommet du Mérou.
Quand il vit arrivé le char Poushpaka, le monarque des Rakshasas dit au Raghouide: «Que ferai-je?» Le héros à la grande splendeur, ayant réfléchi, lui répondit ces mots, où dominait le sentiment de l'amitié: «Que tous ces quadrumanes habitants des bois, qui ont mis à fin leur expédition, en soient récompensés, Vibhîshana, par divers présents de chars et de pierreries. C'est avec leur appui que tu as conquis Lankâ, monarque des Rakshasas: rejetant loin d'eux la crainte de la mort, ils n'ont jamais reculé dans les batailles. Les chefs contents des légions simiennes obtiendront ainsi, grâce à ta reconnaissance, l'estime qu'ils méritent, et, dignes d'honneur, ils seront honorés par toi.
«Le héros puissant, qui sait donner, connaît la substance de son devoir et pratique ainsi les obligations imposées à un maître de la terre, n'est-il pas adoré du guerrier?»
Il dit, et Vibhîshana s'empresse d'honorer tous les simiens jusqu'au dernier avec des largesses de pierreries et d'or. Accompagné de son frère, et quand il eut pris dans son anka l'illustre Vidéhaine, rougissante de pudeur, le Raghouide, monté dans le char, tint ce langage à tous les singes, à Sougrîva d'une extrême vigueur, comme à Vibhîshana le Rakshasa: «Tout ce que doivent faire des amis, vous l'avez fait, héros des singes; je vous donne congé, il vous est donc loisible à tous de vous retirer où bon vous semble. Mais ce qu'on peut attendre, Sougrîva, d'un allié, d'un ami, d'un cœur appliqué, ta majesté, qui marche dans le devoir, l'a fait pour moi complétement. Retourne à Kishkindhyâ et gouverne là ton empire, Sougrîva!
«Je t'ai donné Lankâ pour ton royaume, Vibhîshana aux longs bras. Les habitants du ciel, Indra même avec eux, ne t'y vaincront jamais, souverain des Rakshasas, ô toi, le plus fidèle aux devoirs du kshatrya. Je retourne dans Ayodhyâ au palais de mon père; je vous demande la permission de partir et je vous fais à tous mes adieux.»
À ces mots de Râma, les généraux quadrumanes, le monarque des singes et Vibhîshana le Rakshasa, tous, joignant les mains, de lui dire: «Nous désirons t'accompagner jusqu'à la cité d'Ayodhyâ; nous désirons voir ton sacre, vœu de notre cœur. Quand nous aurons vu cette auguste cérémonie et salué Kâauçalyâ, nous reviendrons après un court séjour, ô le plus grand des rois, dans nos habitations.»
Le vertueux Kakoutsthide répondit: «Je trouverai dans votre société, si vous faites route avec moi, ce qu'il y a de plus aimable que l'aimable même: ce sera pour moi un bonheur que de rentrer dans Ayodhyâ en la compagnie de toutes vos excellences. Hâte-toi de monter dans le char avec tes généraux, Sougrîva; monte aussi avec tes ministres, Vibhîshana, monarque des Rakshasas.»
À l'instant Sougrîva avec les rois des singes et Vibhîshana avec ses conseillers de monter, pleins de joie, dans le céleste Poushpaka. Quand ils sont tous embarqués, Râma commande au véhicule de partir, et le char nonpareil de Kouvéra s'élève au milieu du ciel même.
Le char s'était envolé comme un grand nuage soulevé par le vent. De là, promenant ses yeux de tous côtés, le guerrier issu de Raghou dit à Sîtâ la Mithilienne, au visage tel que l'astre des nuits: «Regarde, Vidéhaine, la cité bâtie par Viçvakarma, cette Lankâ debout sur la cime du Trikoûta, qui ressemble au sommet du Kêlâça. Regarde ce champ de bataille; ce n'est qu'une fange de chair et de sang, vaste boucherie, Sîtâ, de singes et de Rakshasas!
«Voici l'endroit où Méghanâda nous ayant liés par sa magie, Lakshmana et moi, les singes avaient perdu toute espérance. Tous les simiens ont beaucoup pleuré dans la pensée que Râma était descendu au tombeau; mais Garouda nous eut bientôt délivrés du lien mortel de ces flèches. Ici, tombé sous mon dard à cause de toi, femme aux grands yeux, gisait le monarque des Yâtavas, cet épouvantable Râvana, que Brahma lui-même avait comblé de ses grâces. C'est à cette place que se lamenta d'une manière si touchante l'épouse du cruel souverain, appelée Mandaudarî.
«Maintenant, reine, s'offre à nos regards l'Océan, roi des fleuves: il eut en quelque façon pour ancêtre un de mes aïeux; aussi a-t-il fait alliance avec moi. Cette montagne, qui nous montre son dos, c'est le Souléva, où nous avons passé la nuit, dame au charmant visage, après la traversée de l'Océan. Voici la chaussée que j'ai construite à cause de toi, femme aux grands yeux, à travers cette mer, le domaine des requins; cette gloire n'aura pas de fin.
«Ici, reine, sur le sol de la terre, jonché du graminée kouça, je couchai trois nuits pour obtenir que la mer voulût bien se montrer à mes yeux sous une forme humaine. Cette montagne, qui ressemble à une masse de grands nuages, c'est le Dardoura, où le singe Hanoûmat alla prendre son élan. Kishkindhyâ aux admirables forêts se montre à nos yeux, Sîtâ; c'est la charmante ville de Sougrîva, où Bâli fut tué par moi. À la porte de Kishkindhyâ, tu vois s'élever la cime lumineuse du Mâlyavat: c'est là, reine, que j'ai passé les quatre mois de la saison pluvieuse, loin de toi, femme aux grands yeux, et portant le poids de ma douleur, après que j'eus arraché la vie au terrible Bâli et sacré le nouveau roi Sougrîva.
«À présent, voici devant nos yeux la Pampâ aux bois variés, aux étangs de lotus, où, privé de toi, Sîtâ, je promenais çà et là mes plaintes continuelles.
«Là avait coutume de se percher le roi des vautours, Djatâyou à la grande force, ton défenseur, qui tomba sous les coups de Râvana.
«Voilà, femme au charmant visage, voila enfin notre chaumière de feuillage, d'où Râvana, le monarque des Yâtavas, osa t'enlever, malgré ta résistance. C'est là que vint s'offrir à nos yeux Çoûrpanakhâ, cette Rakshasî terrible, à qui Lakshmana, reine, coupa le nez et les oreilles.
«Maintenant, c'est l'amœne et délicieuse Godâvarî aux limpides ondes, qui nous apparaît avec l'ermitage d'Agastya, entouré de bananiers.
«Ces chaumières que tu vois là-bas, femme à la taille svelte, sont les habitations des ascètes, qui ont pour chef le noble Atri, flamboyant à l'égal du feu même ou du soleil.
«Le toit qui se montre ici, Vidéhaine, c'est le grand ermitage d'Atri, le révérend anachorète, de qui l'épouse Anasoûyâ t'avait donné un fard merveilleux. Cette montagne plus loin, c'est le Tchitrakoûta, où le fils de Kêkéyî vint m'apporter ses vaines supplications. Ce fleuve qui roule au pied, c'est la sainte Mandâkinî aux ondes très-limpides, où j'offris aux mânes de mon père une oblation de racines et de fruits.
«Voici maintenant l'Yamounâ, rivière charmante aux bois variés, et l'ermitage de Bharadwâdja, près d'un lieu béni pour les sacrifices. Cet autre cours d'eau, Sîtâ, c'est la Gangâ, qui roule ses flots dans trois lits; et voici la ville même de Çringavéra, où demeure Gouha, mon ami. À présent, vois-tu, femme à la taille déliée, cet ingoudi; c'est là, c'est à son pied, que nous avons couché la première nuit, après que nous eûmes traversé la Bhâgirathî.
«Enfin, j'aperçois le palais de mon père..... Ayodhyâ! Incline-toi devant elle, Sîtâ, ma Vidéhaine, t'y voilà revenue!»
Alors, témoignant leur joie par des bonds réitérés, tous les singes, et Sougrîva, et Vibhîshana avec eux, de contempler cette magnifique cité.
À peine les foules pressées l'ont-elles aperçu arrivant comme un second soleil et d'une marche rapide, que le ciel est percé d'un immense cri de joie, lancé par la bouche des vieillards, des enfants et des femmes, s'écriant tous: «Voici Râma!» Descendus alors des chevaux, des éléphants et des chars, les hommes, ayant mis pied à terre, de contempler ce noble Raghouide assis dans l'intelligent véhicule, comme la lune est portée dans le ciel. Bharata, passé de la tristesse à la joie, s'approcha, les mains jointes, de Râma et l'honora du salut: «Sois le bienvenu!» prononcé avec le respect que méritait son frère. On fit monter Bharata dans le char. Alors ce prince, dévoué à la vérité, s'avança rempli de joie aux pieds de Râma et l'honora encore d'une nouvelle génuflexion.
Mais celui-ci fit aussitôt relever son frère, qui s'offrait dans la route de ses yeux après une si longue absence, le plaça contre son cœur et joyeux le serra dans ses bras. Le magnanime Kêkéyide à l'âme domptée s'approcha de la reine Sîtâ suivant la manière qu'exigeait la bienséance, et salua ses nobles pieds.
Les singes, qui prenaient à leur gré telles ou telles apparences, s'étaient revêtus de formes humaines et tous ils interrogeaient avec empressement Bharata sur la santé de sa majesté. Celui-ci dit à Vibhîshana d'une voix caressante: «Grâce à ton aide, on a terminé heureusement une guerre d'une extrême difficulté.»
Alors Çatroughna, s'étant incliné devant Râma, puis devant Lakshmana, vint saluer ensuite avec modestie les pieds de Sîtâ.
Râma, s'étant approché de sa mère, enchaînée à l'observance d'un vœu, les yeux noyés de larmes, pâle, maigre, déchirée par le chagrin, se prosterna, lui toucha les pieds et remplit de joie à sa vue le cœur de sa mère. Cette révérence faite, il s'inclina devant Soumitrâ et devant l'illustre Kêkéyî. De là, il s'avança près de Vaçishta, environné des ministres, et courba son front devant lui, comme il l'eût courbé devant Brahma l'éternel.
Les citadins, qui s'étaient approchés en troupes, purent alors contempler Râma. «Sois le bienvenu, prince aux longs bras, fils chéri de Kâauçalyâ!» disaient à Râma tous les habitants de la cité, joignant les mains à leurs tempes. Le frère aîné de Bharata voyait, tels que des lotus épanouis, ces andjalis par milliers que les citadins lui présentaient à son passage.
En ce moment, à la voix de Râma, le char d'une grande vitesse, attelé de cygnes et rapide comme la pensée, descendit sur le sol de la terre. Ensuite, ayant pris les deux sandales, Bharata, qui savait le devoir, les chaussa lui-même aux pieds du monarque des hommes; et, ses mains réunies au front, il dit à Râma: «Par bonheur, maître, tu te souviens encore de nous, qui sommes restés sans maître si longtemps. Par la crainte et sur la défense de ta majesté, personne, qui en eût besoin, n'a dérobé un fruit dans ton absence. Tout cet empire est à toi; c'est un dépôt que je te rends. Aujourd'hui le but de ma naissance est rempli et mes vœux sont comblés, puisque je te vois enfin revenu ici pour régner dans Ayodhyâ. Que ta majesté passe en revue les greniers, les trésors, le palais, les armées et la ville; j'ai tout décuplé, grâce à la force qu'elle m'a prêtée.»
À peine ont-ils entendu Bharata parler en ces mots dictés par l'amour fraternel, les singes et Vibhîshana le Rakshasa de verser tous des larmes. Râma dans sa joie fit alors asseoir Bharata sur sa cuisse et s'en alla, monté sur le char, accompagné des armées, à l'ermitage du Kêkéyide. Arrivé là, suivi des escadrons, il quitta le sommet du char, descendit et se tint sur le sol de la terre.
Le frère aîné de Bharata dit alors au char, dont la vitesse égalait celle de la pensée: «Va, je te l'ordonne, vers le Dieu Kouvéra.» Aussitôt reçu le congé que Râma lui donnait, ce léger véhicule s'enfonça dans la plage septentrionale et roula vers le palais du Dieu qui dispense à son gré les richesses. Quand il vit son char, Kouvéra lui dit: «Porte Râma, et sois désormais, ne l'oublie point, à son service comme tu es au mien.» À cet ordre, le char se mit à la disposition de Râma; et le Raghouide, quand il eut appris cette nouvelle, en fit ses remerciements à Kouvéra.
Le fils des rois et le fléau des ennemis, Bharata, à l'éclatante splendeur, ayant salué d'un air modeste le monarque des singes, lui tint ce langage: «Nous étions quatre frères, et toi maintenant, Sougrîva, tu fais le cinquième; car un ami est, comme ses amis, un fils de l'amitié, et ses traits de famille sont les services qu'il a rendus.»
Ensuite le fils bien-aimé de Kêkéyî, ses deux mains réunies en coupe à ses tempes, dit à Râma, son frère aîné, de qui le courage ne se démentit jamais: «Que ma mère n'en soit point offensée! cet empire qui me fut donné, je te le rends, comme ta majesté me l'avait elle-même donné. Comme un pont, qui s'écroule, brisé par la grande furie des eaux, un royaume dont la couronne n'est pas légitime est, à mon avis, une charge bien difficile à porter.
«Fais-toi sacrer aujourd'hui et que les rois te contemplent dans ta splendeur flamboyante, comme le soleil qui brûle au milieu du jour! Endors-toi et réveille-toi chaque jour au cliquetis des noûpouras d'or, aux concerts des troupes de musiciens, aux chants de voix mélodieuses. Aussi longtemps que la terre, ton empire, accomplira sa révolution, aussi longtemps exerce, toi! la domination sur tout le globe.»
Aussitôt et sur l'ordre de Çatroughna, des barbiers habiles à la main douce et prompte donnent leurs soins à Râma.
Alors, ses membres lavés, oints d'essences, parés avec des bouquets de fleurs blanches, son djatâ d'anachorète bien peigné, le corps flamboyant de magnifiques joyaux et revêtu de somptueux habits avec des pendeloques éblouissantes, Râma, éclatant de beauté, apparut comme enflammé d'une céleste splendeur.
Toutes les femmes du feu roi Daçaratha firent elles-mêmes la toilette ravissante de la sage Djanakide.
Ensuite, au commandement de Çatroughna, le cocher ayant attelé ses coursiers, vint avec le char décoré en toutes ses parties. Râma, au courage infaillible, monta dessus et, voyant Lakshmana avec ses frères placés eux-mêmes sur le char, il se mit en marche, assis auprès d'eux et tout flamboyant de splendeur.
Bharata prit les rênes, Çatroughna portait l'ombrelle, et Lakshmana, s'emparant de l'éventail, fit son soin d'éventer le noble Râma. Alors on entendit au milieu des airs une suave mélodie: c'étaient les louanges de Râma, que chantaient les chœurs des saints, les troupes des vents et les Dieux. Après le char venait le plus grand des singes, Sougrîva à la vive splendeur, monté sur l'éléphant appelé Çatroundjaya, pareil à une montagne. Tous les quadrumanes s'étaient revêtus des formes humaines, et, parés de tous les atours, ils s'avançaient, portés sur des milliers de magnifiques éléphants. C'est ainsi que marchait, remplissant de joie sa ville, cet Indra des hommes, au bruit des tambours, au son des tymbales et des conques.
Des grains frits, de l'or, des vaches, des jeunes filles, des brahmes et des hommes, les mains pleines de confitures, bordaient le passage du Raghouide.
Il racontait aux ministres l'amitié, qu'il avait trouvée dans Sougrîva, la force merveilleuse d'Hanoûmat et les hauts faits des singes. Apprenant ce qu'étaient les exploits des quadrumanes et la vigueur des Rakshasas, les habitants de la ville capitale furent saisis d'admiration.
C'est au milieu de ces récits, que Râma, environné des singes, entra dans Ayodhyâ, cité charmante, décorée en ce moment de guirlandes, pavoisée d'étendards, pleine d'un peuple gras et joyeux, avec ses places publiques, ses marchés et ses grandes rues bien arrosées, ses routes jonchées de fleurs, sans un intervalle, qui ne fût pas rempli de vieillards et d'enfants, au milieu desquels on entendait les femmes dire au monarque arrivé dans sa capitale: «Les habitants de cette ville désiraient te voir, sire, avec leurs frères, avec leurs fils, et, par bonheur, les dieux leur ont fait cette grâce aujourd'hui! Kâauçalyâ eut beaucoup de chagrin, Kakoutsthide; elle souffrit de ton absence infiniment, elle et dans la ville tous les habitants d'Ayodhyâ, sans aucune exception. Délaissée par toi, Râma, cette ville était comme un ciel qui n'a point de soleil, comme une mer à laquelle on a ravi ses perles, comme une nuit où ne brille pas la lune. Aujourd'hui que nous te voyons enfin près de nous, toi, notre salut, Ayodhyâ, guerrier aux longs bras, peut justifier son nom22 à la face des ennemis, qui ambitionnent sa conquête. Tandis que nous habitions loin de toi, confiné dans les forêts, ces quatorze années, Râma, ont coulé pour nous avec une lenteur de quatorze siècles!»
Telles, douces, amicales, Râma entendait sur son passage les voix réunies des hommes et des femmes lui envoyer de ces paroles en témoignage d'affection.
Arrivé dans la ville habitée par les rejetons d'Ikshwâkou, le glorieux monarque des hommes se rendit au palais de son père. Il entra, et Kâauçalyâ, ayant baisé Râma et Lakshmana sur la tête, prit Sîtâ dans son anka et déposa le chagrin qui avait envahi son âme.
Ensuite, parlant à Bharata d'un langage auquel était joint l'à-propos et où la raison était mêlée aux convenances, elle dit à ce fils des rois aux pas bien assurés dans le devoir: «Que Sougrîva goûte ici le plaisir d'habiter ce grand bocage d'açokas et ce palais magnifique, pavé d'or et de lazulithe. Que cette maison voisine, très-vaste, belle, richement décorée, céleste, soit donnée, mon ami, à Vibhîshana. Que des habitations au gré de leurs désirs soient données promptement à tous les rois folâtres des singes, en observant l'ordre établi des rangs.» À peine eut-il entendu ces paroles, Bharata au courage sûr comme la vérité prit Sougrîva par la main et l'introduisit alors dans le palais.
«Seigneur, dit à Sougrîva ce frère attentif de Râma, expédie promptement des courriers pour le sacre du roi; car c'est demain, au point du jour, l'heure où l'astérisme Poushya est dans sa jonction, que l'on doit sacrer le Raghouide.
Aussitôt le monarque des simiens donna quatre cruches d'or, embellies de pierres fines, à quatre chefs des singes. «Qu'on revienne promptement, leur dit-il, avec ces cruches pleines d'eau puisée dans les quatre mers, et qu'on soit de retour avant le temps où l'aube reparaît!» À ces mots, les singes magnanimes, semblables à des montagnes, s'élancent rapidement au milieu du ciel comme des vents impétueux.
Rishabha dans sa cruche d'or, couronnée avec les branches du sandal rouge, apporta d'un vol léger une onde empruntée à la mer du midi. Djâmbavat avait rempli dans les eaux de la mer occidentale son urne, incrustée de pierreries, qu'il avait ornée avec les pousses nouvelles de grands aloës. Végadarçi, portant sa course jusqu'à l'Océan septentrional, en rapporta sans tarder l'onde fortunée dans son vase, qu'il avait paré de rameaux fleuris. Soushéna revint à la hâte de l'autre mer, où il avait rempli sa cruche ornée d'armilles et de bracelets.
Çatroughna, environné des ministres, annonça donc au saint archibrahme que les éléments du sacrifice étaient prêts. Ensuite, quand apparut, dans un moment propice, au temps où l'astérisme Poushya était dans sa jonction, l'aube sans tache, l'auguste Vaçishta, environné des brahmes, fit asseoir Râma le magnanime avec Sîtâ dans un trône de pierreries donné par un des Maharshis et tournant sa face à l'orient. Le prêtre alors, suivant les rites et conformément aux règles consignées dans les Çâstras, annonça aux brahmes le sacre qu'on allait conférer à ce noble prince issu de Raghou.
Puis, Vaçishta, Vâmadéva, Djâvâli et Vidjaya, Kaçyapa, Gautama, le brahme Kâtyâyana, Viçvâmitra à l'éblouissante splendeur et les autres chefs des brahmanes donnent le sacre au monarque des hommes avec l'eau bien limpide et parfumée, comme les Vasous eux-mêmes avaient sacré jadis Indra aux mille yeux.
Râma fut consacré en présence de toutes les Divinités réunies là dans les airs, avec le suc de toutes les herbes médicinales, au milieu des ritouidjes, des brahmes, des jeunes vierges, des principaux officiers de l'armée et des notables commerçants, tous joyeux et rangés suivant l'ordre. Sacré, il rayonna d'une splendeur nonpareille. Çatroughna lui-même portait le magnifique parasol blanc; Sougrîva, le monarque des singes, tenait le blanc chasse-mouche et le blanc éventail. Le souverain des Rakshasas, Vibhîshana, plein de joie, saisit, pour éventer Râma, un autre beau chasse-mouche avec un autre incomparable éventail, semblable à l'astre des nuits.
Engagé à lui faire ce don par le roi des Dieux, le Vent donna au Raghouide une guirlande d'or, composée de cent lotus et flamboyante de sa nature. Le monarque des Yakshas, qui vint lui-même à cette assemblée, fit présent à Râma d'un collier de perles, entremêlé de gemmes et de pierres fines; et ce fut encore à l'invitation de Mahéndra. Le Kakoutsthide fut loué par les sept rishis, qui l'exaltèrent avec des bénédictions pour la victoire.
Ces louanges portaient aux oreilles une suave mélodie: les musiciens des Dieux chantèrent et les Apsaras dansèrent elles-mêmes pour honorer la fête où fut sacré le sage Râma. Pendant l'inauguration du monarque, la terre se couvrait de moissons, les fruits avaient plus de saveur et les bouquets de fleurs exhalaient une senteur plus exquise. Râma, pour les honoraires du sacre, donna aux brahmes cent fois cent taureaux, mille vaches laitières multiplié par mille et, de plus, trente kotis d'or. Il donna aux brahmes dans sa joie des chars, des joyaux, des vêtements, des lits, des siéges et beaucoup de villages à plusieurs fois.
L'éminent héros donna lui-même à Sougrîva une guirlande d'or magnifique, enrichie de pierreries et semblable aux rayons du soleil. Le présent que reçut Angada, fils de Bâli, fut une paire de bracelets d'un beau travail, ornés d'admirables diamants, entremêlés de lapis et d'autres pierreries. Râma fit cadeau à sa Vidéhaine d'un superbe collier en perles d'un brillant égal aux rayons de la lune, et dont les plus fines pierreries augmentaient encore la richesse.
En ce moment la Mithilienne, cette noble fille du roi Djanaka, se mit à détacher de son cou un collier et tourna les yeux vers le singe Hanoûmat. Elle regarda tous les quadrumanes et son époux à plusieurs fois. Le Raghouide, ayant vu ces gestes: «Noble dame, dit-il à son épouse, donne ce collier au guerrier dont tu fus le plus contente, à celui dans qui tu as trouvé toujours du courage, de la vigueur et de l'intelligence.»
À ces mots, la dame aux yeux noirs donna le collier au fils du Vent. Et le prince des singes, Hanoûmat, resplendit, avec ce collier, tel qu'une montagne avec une ceinture de nuées blanches, dont les rayons de la lune jaunissent le sommet.
Ainsi honorés, leurs désirs accomplis, gratifiés de magnifiques pierres fines, mis aux premières places avec politesse, comblés de biens et d'hommages, partirent, ayant séjourné là quelques heures, tous les ours, les Rakshasas et les singes, l'âme peinée de quitter Râma.
Le héros né de Raghou dit au fils du Vent sur le point de partir lui-même: «Hanoûmat, prince des singes, je ne t'ai pas récompensé comme il faut. Choisis donc une grâce; car le service que tu m'as rendu est bien grand.» À ces mots, des larmes de joie troublant ses yeux, celui-ci dit à Râma: «Que mon âme reste jointe à mon corps, sire, aussi longtemps qu'il sera parlé de Râma sur la terre; je demande cette grâce, si tu veux m'en accorder une.»
À peine eut-il articulé ces mots que Râma lui fit cette réponse: «Qu'il en soit ainsi! La félicité descende sur toi! Jouis de la vie, sans maladie, sans vieillesse, toujours vigoureux et jeune, aussi longtemps que la terre soutiendra les mers et les montagnes!»
La Mithilienne alors de lui faire aussi une grâce non-pareille: «Que les différentes choses à manger, fils de Mâroute, se présentent d'elles-mêmes à toi sur la terre! Que les chœurs des Apsaras, les Gandharvas, les Dânavas et les Dieux t'honorent comme un Immortel en tous lieux où tu seras. Que partout il naisse pour l'amour de toi ou ruisselle à ton gré, quadrumane sans péché, des fruits pareils à l'ambroisie et des ondes limpides!»
«Ainsi soit-il!» reprit le singe, qui partit les yeux mouillés de larmes; et tous ses compagnons de s'en aller, comme ils étaient venus, à leurs différentes habitations, s'entretenant tout le voyage, tant ils aimaient Râma, des grandes aventures de ce noble Raghouide.
Après le départ de tous les singes, l'homicide généreux des ennemis tint ce langage au vertueux Lakshmana, qui toujours lui fut si dévoué: «Gouverne avec moi, ô toi qui sais le devoir, cette terre qu'ont habitée les rejetons des monarques nos ancêtres, et porte, comme roi de la jeunesse, ce timon des affaires, qui n'a rien de supérieur à ta force et que nos aïeux ont jadis porté.»
Chaque jour, l'auguste et vertueux Râma étudiait lui-même avec ses frères toutes les affaires de son vaste empire. Pendant son règne plein de justice, toute la terre, couverte de peuples gras et joyeux, regorgea de froment et de richesses. Il n'y avait pas de voleur dans le monde, le pauvre ne touchait à rien, et jamais on n'y vit des vieillards rendre les honneurs funèbres à des enfants. Tout vivait dans la joie: la vue de Râma enchaîné au devoir maintenait le sujet dans son devoir, et les hommes ne se nuisaient pas les uns aux autres.
Tant que Râma tint les rênes de l'empire, on était sans maladie, on était sans chagrin, la vie était de cent années, chaque père avait un millier de fils. Les arbres, invulnérables aux saisons et couverts sans cesse de fleurs, donnaient sans relâche des fruits; le Dieu du ciel versait la pluie au temps opportun et le vent soufflait d'une haleine toujours caressante.
Tant que Râma tint le sceptre de l'empire, les classes vivaient renfermées dans leurs devoirs et dans leurs occupations respectives; les créatures s'adonnaient à la pratique de la vertu.
Doué de tous les signes heureux, dévoué à tous ses devoirs, c'est ainsi que Râma, dans lequel étaient réunies toutes les qualités, gouvernait la monarchie du monde. Devenu maître de tout l'empire et victorieux de ses ennemis, ce prince, à la haute renommée, offrit mainte espèce de grands sacrifices, où les brahmes furent comblés de riches honoraires.
Ce poëme fortuné, qui donne la gloire, qui prolonge la vie, qui rend les rois victorieux, est l'œuvre primordiale que jadis composa Valmîki.
Il sera délivré du péché, l'homme, qui pourra tenir dans le monde son oreille sans cesse occupée au récit de cette histoire admirable ou variée du Raghouide aux travaux infatigables. Il aura des fils, s'il veut des fils; il aura des richesses, s'il a soif de richesses, l'homme qui écoutera lire dans le monde ce que fit Râma.
La jeune fille qui désire un époux obtiendra cet époux, la joie de son âme: a-t-elle des parents bien-aimés qui voyagent dans les pays étrangers, elle obtiendra qu'ils soient bientôt réunis avec elle. Ceux qui dans le monde écoutent ce poëme, que Valmîki lui-même a composé, acquièrent du ciel toutes les grâces, objets de leurs désirs, telles qu'ils ont pu les souhaiter.
FIN DU RAMAYANA.
INDEX
DE QUELQUES NOMS OU MOTS IGNORÉS OU PEU CONNUS DES PERSONNES QUI NE SONT PAS ENCORE BIEN FAMILIARISÉES AVEC L'ANTIQUITÉ, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE DE L'INDE.
A
Agnihotra, le feu sacré en général.
Andjali, salut ou marque de respect: mettre les deux mains jointes ensemble, les paumes ouvertes, en forme de coupe et les porter au front.
Anka, la partie du corps qui est comprise entre la hanche gauche et l'aisselle du même côté.
Apsara, nymphes du Paradis, les bayadères du ciel.
Asta, montagne à l'occident, derrière laquelle le soleil est supposé descendre se coucher.
Asoura, ennemis des Dieux, les plus grands des Démons, en hostilité continuelle avec les Souras ou les Dieux.
B
Bhagavat, vénérable, adorable, appellation commune à tous les Dieux, mais principalement consacrée à Brahma.
Brahma, la première personne de la Trinité indienne, ou la puissance créatrice personnifiée de l'Être irrévélé dans sa manifestation par les merveilles du monde.
Ç
Çakra, validus, robore ou vi præditus. V. Indra.
Çâstra, ouvrages de sciences ou de littérature en général, mais plus ordinairement de théologie, de philosophie, de politique et de jurisprudence.
Çataghnî, machine de guerre. Les racines du mot veulent dire qui tue cent hommes. L'opinion générale est que la çataghnî était une arme à feu.
Çîva, troisième personne de la Trinité indienne, la puissance destructive et reproductive personnifiée de l'Être irrévélé dans sa manifestation par les choses créées.
D
Daçagrîva, c'est-à-dire decem habens colla, un surnom de Râvana.
G
Gandharva, musiciens célestes, Demi-Dieux, qui habitent le ciel d'Indra et composent l'orchestre à tous les banquets des principales Divinités.
Garouda, volatile merveilleux, moitié homme et moitié oiseau, la monture de Vishnou. C'est le vautour indien, grand destructeur de serpents, exalté jusqu'à la condition divine.
H
Hrishikéça, un nom de Vishnou et par conséquent de Krishna ou Vishnou incarné.
I
Indra, le roi des Dieux, le rassembleur de nuages, le Jupiter tonans de la mythologie indienne; nom propre qui devient un nom commun: l'Indra des hommes, l'Indra des quadrupèdes, l'Indra des oiseaux, pour dire le roi de ceux-ci ou de ceux-là.
Ikshwâkou, le fondateur de la ville d'Ayodhyâ, la moderne Ouddé, et le premier roi de la race solaire, d'où vint à Râma, son descendant, le nom d'Ikshwâkide.
K
Kakoutstha, un des rois de la race solaire, le fils de Bhagîratha et le père de Raghou. Nous avons formé de ce nom le patronymique Kakoutsthide pour son descendant Râma.
Kinnara, un ordre des musiciens du ciel.
Kouvéra, le roi des demi-dieux appelés Yakshas, le dieu des richesses et le frère aîné du tyran Râvana.
Kshatrya, un homme de la seconde caste, celle des guerriers et des rois.
L
Lohitânga, la planète de Mars.
M
Mâdhava, le deuxième mois de l'année, avril-mai, un des mois du printemps.
Mâroute, le vent, le Dieu du vent. Les Maroutes ou les vents sont au nombre de 49, division du rhumb ou de la boussole indienne.
Moushala, pistillum, teli genus, dit Bopp.
N
Naîrrita, mauvais Génies, Démons. Ce mot est quelquefois employé dans le poëme comme synonyme de Rakshasa.
Nârâyana, l'esprit qui marche sur les eaux, un nom de Vishnou et de Krishna, mais considéré spécialement comme la divinité qui préexistait avant tous les mondes.
Noûpoura, armilles ou bracelets d'or, souvent accompagnés de pierreries, que les femmes portent au-dessus de la cheville du pied.
P
Panava, une sorte d'instrument de musique, un petit tambour.
Pannagas, Demi-Dieux serpents.
Pattiça, espèce d'arme en forme de hache.
Piçâtchas, espèce de Démons analogues aux vampires.
Pourandara, le briseur de villes. V. Indra.
Pradakshina, salutation respectueuse: tourner autour d'une personne, ayant soin de lui présenter toujours le côté droit.
R
Raghou, un roi de la race solaire, un des aïeux de Râma, d'où lui vint ce nom patronymique si usité de Râghava ou de Raghouide.
Râhou, mauvais Génie, la personnification des éclipses du soleil et de la lune.
Rakshasa, Démons, espèces de vampires, hantant les cimetières, animant les corps sans vie, dévorant les hommes, troublant les sacrifices, sorte de Titans en guerre avec les Dieux. On donne à leurs femmes le nom de Rakshasî.
Rohinî, la personnification du quatrième astérisme lunaire, une des filles de Daksha et l'épouse la plus aimée de Lunus, une des 27 nymphes, personnifications des 27 astérismes lunaires, que Tchandra ou Lunus est censé avoir épousées.
S
Shorée, arbre de charpente, le shorea robusta.
Soma, l'asclépiade acide ou le sarcostema viminalis, dont le jus est offert aux Dieux dans les sacrifices.
Souparna. V. Garouda.
Soura, Dieu, opposé à Asoura, Démon. Ce mot vient de la racine sour, briller, splendere.
Swarga, le ciel d'Indra, le Paradis, le séjour qui attend les bons et les héros après cette vie.
Swayambhou, c'est-à-dire, l'être, qui existe par soi-même, un des noms de Brahma.
T
Tchakra, disque acéré, arme de guerre tranchante de tous les côtés: c'est l'arme terrible de Vishnou.
Tchârana, bons Génies, les panégyristes des Dieux.
Tilaka, marque faite avec une terre colorante ou des onguents sur le front et entre les deux sourcils, soit comme ornement, soit comme distinction de secte.
V
Varouna, le Neptune indien, le Dieu des eaux.
Vâsoukî, le roi des serpents. Il sert de trône à Vishnou.
Viçvakarma, l'architecte des Dieux, l'artiste des Souras, le Vulcain de la mythologie indienne. Il était fils de Brahma et son nom veut dire cujuslibet peritus operis.
Vidyâdhara, Demi-Dieux, habitants des airs.
Virotchana, fils de Prahlâda et père de Bali, d'où celui-ci est nommé le Virotchanide.
Vishnou, la deuxième personne de la Trinité indienne, la puissance conservatrice du monde personnifiée.
Vritra, Démon qui fut tué par Indra. C'est le loup Fenris des poésies Scandinaves, l'emblème de l'obscurité primitive dissipée aux rayons de la lumière originelle.
Y
Yama, le Dieu des morts et des enfers, le Pluton indien. Il est le fils du Soleil, d'où il est appelé Vivasvatide.
Yâtou, au pluriel, Yâtavas, et
Yatoudhâna, mauvais Génies, soumis à l'empire de Râvana.
Yatoudhânî, c'est le féminin de ce mot.
Yodjana, mesure itinéraire, cinq milles anglais de 1,609 mètres chacun.