Le Râmâyana - tome second: Poème sanscrit de Valmiky
«Bien! fit Angada; je pars!» et, cela dit, le singe prit son essor au milieu des airs. Tous les principaux des singes mirent leur vol à la suite de son vol, et, comme une nuée de pierres lancée par des machines, ils dérobaient aux yeux l'atmosphère.
Quand Sougrîva, le monarque des simiens, eut appris l'arrivée des singes, il dit à son allié Râma aux yeux de lotus, au cœur battu par le chagrin: «Console-toi, s'il te plaît! on a vu Sîtâ! autrement, il serait impossible que les singes revinssent ici, après qu'ils sont restés absents au delà du temps prescrit.
«Console-toi, Râma, fils charmant de Kâauçalyâ! ne t'abandonne pas au chagrin! On a vu ta Sîtâ, le fait est certain, et ce n'est pas un autre qu'Hanoûmat!»
Dans ce moment, l'on entendit au sein des cieux retentir de joyeuses clameurs: c'étaient les singes, qui, fiers des exploits d'Hanoûmat et criant, s'avançaient vers Kishkindhyâ et semblaient ainsi lui envoyer devant eux la nouvelle de leur succès. À l'ouïe de ces acclamations, le monarque des simiens releva sa grande queue et sentit la joie inonder son âme.
Arrivés au mont Prasravana, les nobles singes courbent la tête devant Râma et devant le héros Lakshmana; ils se prosternent, le prince héréditaire à leur tête, aux pieds de Sougrîva, et commencent à raconter les nouvelles qu'ils apportent de Sîtâ.
Le Mâroutide éloquent, Hanoûmat exposa de quelle manière il était parvenu à voir l'auguste princesse:
«Captive dans le gynœcée de Râvana et sous la garde vigilante des Rakshasîs, la reine Sîtâ, digne de tout plaisir, est toujours ensevelie dans une profonde douleur. Infortunée, elle porte ses cheveux noués dans une seule tresse10; elle n'a de pensée que pour toi, son âme est tout absorbée en toi; et, les membres sans couleur, comme un lac de lotus à l'arrivée des neiges, elle n'a pour couche que la terre. L'âme détournée avec horreur de Râvana, elle est résolue de mourir. Telle Sîtâ parut à mes yeux mêmes, rejeton de Kakoutstha, quand j'eus trouvé un moyen pour m'approcher d'elle.»
Quand Hanoûmat eut donné à Râma la perle d'une beauté céleste et brillante d'une splendeur native, il ajouta, les mains réunies en coupe à ses tempes: «Saisissant une occasion que lui offraient ses Rakshasîs, la charmante Sîtâ me dit ensuite, les yeux noyés dans les pleurs du chagrin:
«Ne manque pas de conter entièrement à Râma, le plus élevé des hommes, ce héros, dont le courage est une vérité, ce que tes yeux ont vu et ce que tes oreilles ont entendu ici de ces affreuses Démones: répète-lui, et ces invectives que leur maître a vomies contre moi, et ce langage que m'a tenu, et cette épouvantable menace que m'a faite Râvana lui-même. Je n'ai plus que deux mois à vivre; c'est le terme, dans lequel m'a renfermée ce monarque des Rakshasas.»
À ces mots, que lui adressait Hanoûmat, Râma le Daçarathide, ayant pressé la perle contre son cœur, se mit à pleurer avec Lakshmana. Quand il eut contemplé cette perle, la plus riche des perles, l'époux infortuné, bourrelé de chagrins, articula ces mots, les yeux noyés de larmes: «Tel que la vache périt d'amour loin du veau qu'on dérobe à sa tendresse, tel je languis; mais la vue de ce joyau est pour moi comme l'aspect de ma Vidéhaine. Cette parure fut donnée à la princesse du Vidéha par le roi son beau-père ce jour qu'elle devint sa bru: attachée entre ses tempes, elle brillait alors du plus vif éclat!
«Cette perle, née dans les eaux, était en bien grande vénération; car le sage Indra jadis l'avait donnée au roi, mon père, comme un témoignage de la plus haute satisfaction. La vue de cette perle magnifique semblait à mes yeux la vue même de mon père: aujourd'hui, bon Hanoûmat, c'est comme la vue de Sîtâ qu'elle vient ici m'offrir avec la sienne!
«Cette perle rare fut portée longtemps par ma bien-aimée: en la revoyant aujourd'hui, il me semble voir Sîtâ même. Que t'a dit ma Vidéhaine, beau singe! Ne te lasse pas de me le dire: verse l'eau de tes paroles sur mon cœur incendié par le feu du chagrin.»
À ces mots de Râma, le noble singe Hanoûmat répondit en racontant de nouveau les événements passés, qu'il avait reçus de Sîtâ comme un signe pour l'accréditer.
«Belle reine, dis-je à cette femme d'une taille ravissante, monte sur mon dos, sans balancer. Je ferai voir à tes yeux aujourd'hui même l'auguste Râma, ce maître de la terre, assis entre Lakshmana et Sougrîva: c'est là mon dessein bien arrêté!» «Noble singe, me répondit ensuite la reine, m'asseoir de mon plein gré sur ton dos, ce n'est pas une chose que permette le devoir. Héros, mon corps, il est vrai, a touché le corps du Rakshasa; mais je n'étais pas maîtresse de l'empêcher: dois-je faire volontairement une chose toute semblable à cette heure, que la nécessité ne m'y contraint pas?
«Va donc, tigre des singes, va seul où sont les deux fils du plus noble des hommes!
«Veuille bien agir de telle sorte que mon époux aux longs bras m'arrache bientôt à cette vaste mer de chagrins. Adieu, ô le plus héroïque des singes! Que ton voyage soit heureux!»
Quand il eut ouï ce discours, qu'Hanoûmat avait su dire avec une pleine convenance, Râma lui répondit en ces mots accompagnés de bienveillance: «Cette affaire si grande, à jamais célèbre dans le monde, impossible même de pensée à nul autre sur la face de la terre, Hanoûmat a donc pu l'accomplir! Je ne vois, certes! pas un être qui puisse franchir la vaste mer, excepté Garouda ou le vent, excepté Hanoûmat!
«Mais voici une chose qui désole encore mon âme contristée: je ne puis récompenser le plaisir que m'a fait ce récit, par un don qui fasse un plaisir égal!»
Quand l'Ikshwâkide eut ainsi roulé plusieurs idées en son âme ravie, il fixa bien longtemps des yeux amis sur Hanoûmat et lui tint affectueusement ce langage: «Cet embrassement est toute ma richesse, fils du Vent: reçois donc ce présent assorti au temps et à ma condition.»
À ces mots, embrassant Hanoûmat avec des yeux noyés de larmes, il se plongea derechef au milieu de ses pensées.
Ensuite le héros tint ce discours au singe Hanoûmat: «De toutes les manières, je suis capable de vous passer à la rive ultérieure de cette mer, soit au moyen d'un pont rapidement construit, soit par le desséchement de ses ondes mêmes. Dis-nous suivant la vérité, Hanoûmat, tout ce qu'il y a dans cette ville de Lankâ, sa force, sa grandeur, quels travaux défendent l'approche de ses portes, quels sont, et ses ouvrages fortifiés, et les richesses des Rakshasas; car tu le sais, puisque tu as pu voir là exactement et dans sa vraie nature ce qu'il en est à son égard.»
À ces mots de Râma, Hanoûmat, le fils du Vent et le plus habile entre ceux qui savent manier la parole, lui répondit à l'instant même et dans les termes suivants: «Écoute! et, suivant l'ordre que tu viens de me tracer, je vais décrire toutes ses fortifications, comment la ville est défendue et par quelles forces Lankâ est gardée.
«La ville joyeuse vit dans les plaisirs; elle est remplie d'éléphants, tous enivrés pour les combats; elle est fermée de portes liées solidement; elle est environnée de fossés profonds. Elle a quatre portes vastes et très-hautes, sur lesquelles on voit se dresser des machines de guerre, engins formidables d'une grande force et de grande dimension. Ces portes sont barrées avec des poutres épouvantables de fer massif, travaillées avec art; et devant elles sont rangés des çataghnîs par centaines, que les troupes héroïques des Rakshasas ont forgés de leurs mains. Elle est immense, pleine de chars et de vigoureux Démons, premier obstacle que rencontre une armée d'ennemis arrivant sous les murs. Là est un rempart de fer, très-élevé, inexpugnable, embelli d'or même, de corail, de lapis-lazuli, de pierreries et de perles. Partout des fossés profonds, aux froides ondes, peuplés de poissons, mais infestés de crocodiles, inspirent l'effroi et portent au cœur une mortelle épouvante. Dans les portes sont quatre couloirs étroits du fer le plus dur, que défendent des machines de guerre et des archers nombreux, intrépides, à la grande taille. Supposé qu'une armée d'ennemis les franchisse, elle trouve devant elle trois nouveaux défilés, tous remplis d'engins meurtriers, disposés de tous les côtés autour des fossés. Derrière eux vient seul, mais plus impraticable, un dernier passage difficile, fort, bien solide, inébranlable, couvert de védikas en or et de nombreuses colonnes faites du même riche métal.
«J'ai rompu ces défilés, comblé ces fossés, incendié toute la cité et fendu les remparts du côté où nous traversons l'empire de Varouna. Songe que la ville de Lankâ est déjà comme détruite par les singes!»
Après ce discours d'Hanoûmat, Râma, l'immolateur de ses ennemis, tint ce langage à Sougrîva, le singe au long cou: «Sougrîva, je suis d'avis que nous partions à l'instant même; car c'est une heure convenable pour la victoire: l'astre qui donne le jour est arrivé au milieu de sa carrière. En effet, aujourd'hui l'astérisme Phalgounî est au septentrion, et, demain, il sera joint par la constellation Hasta ou la main. Mets-toi donc en route, Sougrîva, entouré de ton armée entière. Les signes qui se révèlent à mes yeux sont tous propices: je ferai mordre la poussière au Démon, c'est évident, et je ramènerai la Mithilienne.
«Que Nîla, environné par cent mille singes rapides, s'en aille visiter la route en avant de cette armée. Général Nîla, obéis à ma voix et conduis promptement les bataillons par un chemin où l'on trouve en suffisance des racines et des fruits, de l'eau et des bois aux frais ombrages!
«Que le singe nommé Rishabha, parce qu'il est le taureau des singes et qu'il règne sur une multitude de simiens, s'avance, commandant l'aile droite de l'armée quadrumane. Non facile à vaincre, comme un éléphant, qui est dans la fièvre du rut, que Gandhamâdana aux pieds rapides se mette en marche, tenant sous ses ordres l'aile gauche de l'armée simienne. Moi, porté sur Hanoûmat, comme le roi des Immortels sur le céleste éléphant Aîrâvata, je marcherai au milieu de l'armée pour en diriger tout l'ensemble. Qu'après moi vienne immédiatement Lakshmana, monté sur Angada, comme Bhoutaiça11 sur le proboscidien éthéré Sârvabhâauma. Que Djâmbavat, Soushéna et Végadarçi, que ces trois singes défendent nos derrières avec le magnanime roi des ours!»
Ensuite Râma, au milieu des hommages que lui rendent et le monarque des quadrumanes et son frère Lakshmana, s'avance avec l'armée vers la plage méridionale.
Commandés par Sougrîva, les singes à la vigueur indomptable suivaient les pas de Râma dans les transports de l'enthousiasme et de la joie. Volant, nageant, poussant des cris, badinant, soulevant mille bruits, ils s'avançaient ainsi vers la plage méridionale. Ils mangeaient des racines et des fruits à l'odeur suave; ils portaient, ceux-ci de grands arbres, ceux-là des éclats de montagne. Ivres d'orgueil, ils s'enlèvent brusquement l'un à l'autre sa place, ils s'invectivent; les uns tombent et se relèvent, ceux-là dans leur chute font choir les autres. «Certes! il faut que Râvana tombe sous nos coups avec tous ses noctivagues!» criaient les singes devant l'époux de Sîtâ.
Cette grande et terrible armée des singes, pareille aux vagues de l'Océan, serpentait dans sa route avec un bruit immense, telle qu'une mer, dont la tempête a déchaîné la fougue impétueuse.
Ensuite, d'une voix affectueuse et tout en cheminant sur Angada, le resplendissant Lakshmana dit à Râma ces mots d'une parfaite justesse: «Bientôt, ayant tué Râvana et reconquis la Vidéhaine, qui te fut ravie, tu dois revenir, couronné de succès, dans Ayodhyâ, la ville aux abondantes richesses. Je vois, fils de Raghou, sur la terre et dans le ciel de grands signes, tous heureux et qui te promettent la réussite dans ton expédition. Le vent accompagne les armées d'un souffle bon, agréable, doux, fortuné; ces quadrupèdes et ces volatiles, qui ramagent ou crient, ont des couleurs et des sons parfaits.
«Une ruine certaine menace donc les Rakshasas, que la mort a déjà saisis dans cette heure même: j'en ai pour signes l'oppression des constellations et des planètes, qui leur sont affectées.»
Le Soumitride joyeux parlait ainsi et consolait son frère. L'innombrable armée s'avançait, couvrant toute la surface de la terre: le sol en avait disparu sous la foule de ces héros ours et singes, de qui les armes étaient les ongles et les dents. La poussière, soulevée par les singes avec la pointe de leurs pieds, avec le bout de leurs mains, offusquait la clarté du soleil et dérobait aux yeux le monde terrestre.
Toute la grande armée des simiens ravie, joyeuse, commandée par Sougrîva, cheminait sans relâche jour et nuit. Brûlante de combattre, elle s'avançait d'un pied hâté, par bonds rapides, et, tout impatiente de courir à la délivrance de Sîtâ, elle ne fit halte nulle part un seul instant.
Les singes, ayant franchi et les sommets du Vindhya et ceux du Malaya, cette alpe sourcilleuse, arrivèrent, suivant l'ordre des bataillons, sur les bords de la mer au bruit épouvantable.
Descendu sur la plaine, accompagné de son frère et de son allié, Râma de gagner promptement la majestueuse forêt du rivage; et là, dans cette vaste plage aux franges toutes baignées par les vagues, aux roches nettes et lavées par les ondes, ce héros, le plus aimable de ceux qui savent plaire: «Sougrîva, dit-il au roi des singes, nous voici arrivés au réceptacle des ondes salées.
«Voici le moment venu pour nous de mettre en délibération les moyens de traverser ici la mer. Que personne dans les héros singes, quel qu'il soit et de quelque endroit qu'il vienne, ne quitte son armée pour aller dans ce bois, dont les périls sont cachés et qu'il faut reconnaître!» Ces paroles de Râma entendues, Sougrîva et Lakshmana firent camper l'armée sur les bords de cette mer aux rives plantées d'arbres.
Le camp de l'armée bien attentive et bien en garde fut assis par Nîla dans un lieu favorable et suivant les règles sur le rivage septentrional de la mer. Alors deux généraux des singes, Maînda et Dwivida, battirent de tous côtés la campagne, voltigeant en éclaireurs à l'entour des armées.
Tandis que l'armée était campée sur le bord du souverain des rivières et des fleuves, Râma tint ce discours à Lakshmana, qu'il voyait se tenir à ses côtés: «Le chagrin s'en va avec le temps qui s'écoule, c'est l'effet constant ici-bas: au contraire, l'absence de ma bien-aimée augmente de jour en jour mon chagrin.
«Quand s'envolera donc la Djanakide, mon épouse, du milieu des Rakshasas dissipés devant elle comme un trait de la foudre, qui a fendu le sombre nuage? Telle que la riante fortune, quand verrai-je donc, victorieux de l'ennemi, la charmante Sîtâ aux yeux grands comme les pétales du lotus?
«Quand me dépouillerai-je au plus vite de cet affreux chagrin que m'inspire l'absence de la Mithilienne, et me revêtirai-je de la joie comme d'un autre habit blanc? Cette femme d'une nature infiniment délicate, le jeûne et le chagrin ont dû la rendre plus délicate encore dans la situation où elle est tombée par l'adversité de sa fortune. Quand donc, ayant plongé mes flèches dans la poitrine du monarque des Rakshasas, quand pourrai-je donc ramener ma Sîtâ, noyée maintenant sous les vagues furieuses du chagrin?»
Tandis que le judicieux Râma se livrait à ces plaintes, le soleil, dont le jour près de finir avait émoussé les rayons, parvint à la montagne où son astre se couche.
Hanoûmat, à la grande sagesse, était parti de Lankâ, incendiée par lui, quand la mère du monarque des noctivagues Démons, ayant appris, déchirée par la plus vive douleur, ce carnage des Rakshasas terribles, pleins de force et de courage, tint à Vibhîshana, son fils, ce langage dont la plus haute vérité formait la substance: «Hanoûmat fut envoyé ici par le fils de Raghou, versé dans la science de la politique et livré aux soins de chercher son épouse bien-aimée: le messager a vu la captive.
«C'est là, mon fils, un grand écueil pour le monarque des Rakshasas: tu sais, prince à la vaste prévoyance, ce qui doit en résulter à coup sûr dans l'avenir. Car, ô toi, qui sais le devoir, un grand plaisir que l'on goûte en violant son devoir ne manque jamais d'apporter à l'homme une affreuse calamité pour augmenter la joie de ses ennemis.
«Ce qu'a fait ton frère, Démon sans péché, est une action justement blâmée: elle produit en moi une douleur telle que si j'avais mangé une nourriture empoisonnée. Car, aussitôt reçue la nouvelle que Sîtâ fut enlevée, Râma, qui est le Devoir en personne, Râma, qui sait tous les chemins des flèches, va consommer un exploit digne de lui. Oui! dans sa colère, ayant saisi son arc, il peut tarir la mer elle-même, ce héros, si ferme dans le vœu de la vérité et dans la céleste force de ses flèches!
«Quand je songe à ces grandes qualités dont fut doué ce rejeton du roi Daçaratha, la crainte agite mes sens et mon âme ne trouve point où se reposer dans la tranquillité! Singe aux grands yeux, héros à l'esprit infiniment délié, ne laisse point échapper le moment favorable. Fais aujourd'hui même, ô toi, qui sais manier la parole, fais écouter, si tu peux, à Râvana un langage utile et qui se lève comme un astre doux sur le ciel de l'avenir. Car moi, je n'ai pas la force, mon fils, de gouverner cet insensé, ce cœur qui a secoué le frein, cette âme qui a déserté le devoir. Fais entendre, ô le plus éloquent des êtres à qui la voix fut donnée en partage, fais entendre au plus vite ces mots de ta bouche au petit-fils de Poulastya: «Renvoie libre Sîtâ!» car c'est dans cette parole qu'est notre salut.
«Tel qu'un pont enchaîne le vaste bassin des eaux, tel c'est par toi seul et par ta vie sage qu'on est maître de ce peuple enfoncé dans le vice.»
À ces mots, le Démon serra les pieds fortunés de sa mère, joignit ses mains pour l'andjali, prit congé d'elle et s'en alla, impatient de voir le monarque des Rakshasas, non que les délices des sens, où nageait son frère, eussent allumé sa jalousie.
Quand le monarque des Rakshasas vit le désastre épouvantable et glaçant de terreur dont le magnanime Hanoûmat, tel que s'il était Indra même, avait frappé sa ville de Lankâ, il dit, ses yeux rouges de fureur et sa tête légèrement inclinée par la colère, à tous les Démons, ses ministres, comme à Vibhîshana lui-même: «Hanoûmat est venu, il est entré dans cette ville, il a pénétré jusque dans mon gynœcée, où ses yeux ont vu la Vidéhaine. Hanoûmat a brisé le faîte de mon palais, il a tué les principaux des Rakshasas, il a bouleversé toute la cité de Lankâ! Que ferons-nous dans la circonstance? Ou que devons-nous faire immédiatement? Dites ce qui vous semble convenable ici pour nous: qu'est-ce que nous avons de mieux à faire dans cette conjoncture? En effet, le conseil, ont dit les nobles sages, est la racine de la victoire: ainsi, Démons à la grande force, veuillez bien délibérer au sujet de Râma.»
À ce langage du monarque des Rakshasas, tous les Démons à la grande force, joignant leurs mains en coupe, répondent à Râvana, l'Indra des Rakshasas: «Le malheur qui est tombé sur ta ville, puissant roi, est le fait d'un être vulgaire; il ne faut pas que tu le prennes à cœur; nous tuerons le Raghouide! Sire, tu as une bien grande armée, pleine de pattiças, d'épées, de lances et de massues: pourquoi ta majesté conçoit-elle de la crainte?
«Reste ici tranquille, puissant monarque! À quoi bon te fatiguer, mon seigneur? Ce guerrier aux longs bras, Indrajit ton fils, va broyer ton ennemi!»
Ensuite un Rakshasa, nommé Prahasta, héros, pareil aux sombres nuages et général d'une armée, réunit ses mains en coupe et tint ce langage: «Ni les serpents, les oiseaux ou les vampires, ni les Gandharvas, les Dânavas ou les Dieux mêmes, combien moins les singes, ne pourraient te vaincre dans une bataille! Si Hanoûmat a pu nous tromper, c'est grâce à la négligence, comme à la folle confiance de tous les Rakshasas: autrement, ce coureur de bois n'eût point échappé vivant de nos mains, nous vivants! Que ta majesté nous le commande, et nous allons dépeupler de singes toute la terre, avec ses bois, ses montagnes et ses forêts, jusqu'à la mer, ses limites.»
Tenant à la main son épouvantable massue, affamée de chair et de sang, le Démon Vajradanshtra dit ces paroles au monarque des Rakshasas: «À quoi bon nous occuper, noctivague, du misérable Hanoûmat, quand Sougrîva, Lakshmana et surtout l'invincible Râma sont encore debout? Aujourd'hui, je vais commencer, moi! par tuer Râma avec Lakshmana et Sougrîva; puis, je mets en déroute l'armée des singes et j'écrase les ennemis sous les coups de cette massue!»
Un Rakshasa, nommé Triçiras, dit à son tour dans une bouillante colère: «On ne peut tolérer un tel outrage fait à nous tous! C'est une chose épouvantable qu'on ait détruit,—et surtout un vil singe,—le gynœcée de l'Indra fortuné des Rakshasas et sa ville capitale! Je pars et je reviens dans cette heure même, couvert du sang des quadrumanes immolés; car je ne puis supporter davantage cette horrible offense que l'on fit à mon seigneur!»
Après lui un Démon, pareil à une montagne et léchant ses lèvres avec sa langue, qu'il promène autour de sa bouche, Yadjnahanou (c'est ainsi qu'il était nommé) jette ces mots dans sa colère: «Que tous les Rakshasas goûtent le plaisir dans la compagnie de leurs épouses: je veux dévorer à moi seul tous les princes des peuples quadrumanes!»
Mais soudain, arrêtant les Démons qui sortent, les armes au poing, Vibhîshana les fait tous rentrer, et, joignant ses mains, adresse au monarque ce langage: «Une marche conduite avec circonspection et suivant les règles, mon ami, aboutit nécessairement à son but. On ne peut évaluer, noctivagues Démons, ni les armées, ni les forces de ces quadrumanes: d'ailleurs, il ne faut jamais se hâter de mépriser un ennemi. Râma avait-il commencé lui-même par offenser le roi des Rakshasas, pour que celui-ci vînt enlever dans le Djanasthâna la noble épouse de ce magnanime!
«Si Khara vaincu périt sous les coups de Râma dans une bataille, il y avait nécessité pour celui-ci; car il faut que l'être, à qui la vie fut donnée, emploie toutes ses forces à défendre sa vie.
«Un affreux danger nous menace à cause de cette fille des rois: que Sîtâ soit donc renvoyée à son époux! le salut de ta famille l'exige, il n'y a là nul doute.
«Il n'est pas bon pour toi de s'aventurer dans une guerre funeste avec ce héros sage, dévoué à son devoir, plein de vaillance, à l'immense vigueur, à la grande âme, au bras exterminateur de ses ennemis! Pour sauver ta capitale avec ses Rakshasas et ta vie, jetée dans un péril extrême, suis la parole salutaire et vraie de tes amis: rends sa Mithilienne au Daçarathide! Arrache à la mort, et cette ville opulente avec les Rakshasas, et ton splendide gynœcée, Râvana, et tes serviteurs, et ton palais: rends sa Mithilienne au Daçarathide!
«Renonce à la colère, par laquelle on détruit sa gloire et sa race; cultive la vertu, qui ajoute un nouveau lustre à la beauté de la gloire: prête une oreille favorable à ma voix; fais que nous puissions vivre, nous, nos parents, nos fils, et rends sa Mithilienne au Daçarathide!»
À ce langage de Vibhîshana, discours salutaire et dont le devoir même avait inspiré la substance, l'intelligent Râvana se mit à délibérer avec ses ministres. Habile à manier la parole, ce monarque éloquent, superbe, entouré de superbes compagnons, parla en ces termes pleins de justesse: «On appelle sage l'homme qui, d'abord, ayant bien examiné sa force, celle des ennemis, les circonstances des temps et des lieux, ne commence une affaire qu'après cet examen.
«Vous n'avez point à délibérer ni à raisonner ici sur le Destin, qui est une chose éternelle. Mais, comme l'inattention ou la vigilance portent des fruits, que tous les êtres animés doivent recueillir dans le monde, il n'est aucune chose humaine dont il ne faille s'occuper ici.
«Quant à ce Destin, bien différent de la puissance humaine, n'y songez pas! Les esprits sensés n'observent que le chemin par où les malheurs peuvent arriver naturellement: ils savent que le sort est le maître de tout et les atteint comme il veut!
«En effet, comment eût-il été possible qu'un être, qui n'est pas autre chose qu'un singe, eût fouillé ainsi tout Lankâ, si le Destin ne l'eût permis? Le Destin est donc la plus grande des merveilles!
«Je tiens ici la Vidéhaine à ma discrétion, et je n'en ressens pas d'ivresse: n'est-ce pas vous donner ici une preuve assez grande que je suis maître de moi-même. Que des sages austères puissent me blâmer ici pour une offense que j'aurai faite à quelque saint anachorète: c'est une opinion que j'ai déjà conçue moi-même. Mais comment un homme, qui porte les insignes des anachorètes, peut-il, un arc, des flèches, une épée dans ses mains, poursuivre les timides hôtes des forêts? Où voit-on une seconde femme anachorète, qui demeure comme Sîtâ dans un ermitage et qui porte comme elle des pendeloques en or fin avec une robe de pourpre au tissu délié? Quel enfant de Manou, habitant, par vœu de pénitence au milieu des bois, entendit jamais là un son de noûpouras mêlé au gazouillement des parures et des ceintures de femme?»
Râvana dit, et Prahasta, expert en fait d'héroïsme et de guerre, ses propres sciences, Prahasta d'abord se mit à lui tenir ce langage: «Un homme instruit dans les Çâstras, habile à manier la parole, conciliant, sage, pur et né dans une noble race, voilà celui que les gens de bien estiment pour messager. Mais celui-ci était un espion que Râma nous envoya avec des qualités entièrement opposées! Un espion, qui vint jeter le désastre ici pour la ruine de son affaire à lui-même! En effet, seigneur, est-il possible de consentir à la demande d'un homme qui agit d'une telle manière, et, dans l'égarement de son intelligence, s'associe avec un être avide de combats?
«Le voilà donc enfin arrivé ce temps fortuné des batailles, qu'attendent depuis si longtemps nos guerriers, toujours affamés de combats! Certes! les massues, les arcs, les haches, les piques de fer ne manquent point ici!
«Les guerriers, de qui la plus belle parure est le courage, désirent les porter au milieu des combats!
«La terre aspire à se joncher de cadavres et, tout arrosée de leur sang, comme d'un parfum liquide, à rire en quelque sorte elle-même avec la bouche, entr'ouverte à son dernier soupir, de ces guerriers aux belles dents! Que tes ordres soient donc envoyés aujourd'hui même à tous nos combattants!»
Doué de constance, versé dans le devoir et dans les affaires, Vibhîshana, sur un ton doux, prit de nouveau la parole en ces termes: «Les conseils donnés par tes ministres étaient bons, amis, tout à fait en prévision de l'avenir et surtout d'une importance considérable. En effet, un ministre dévoué, rejetant loin de lui ce qui est simplement agréable et s'attachant à tout ce que l'affaire a de plus grave en elle-même, doit toujours dire uniquement ce qui est bien. Aussi vais-je, appuyé sur la confiance que m'inspirent tes grandes qualités, dire une chose que j'ai bien étudiée, roi des rois, dans ma pensée attentive. On poursuit dans ce bas monde les jouissances que procurent l'amour, la richesse et le devoir; mais c'est toujours avec l'œil du devoir qu'il faut examiner ici-bas la richesse et l'amour. Car l'homme qui, désertant le devoir, ne voit dans la richesse que la richesse et dans l'amour que le plaisir de l'amour, n'est pas un homme sage dans ses pensées.
«Quel homme judicieux, s'il prend sa conviction dans la raison, oserait dans les conseils d'un roi donner une fausse couleur à l'attentat commis sur l'épouse d'autrui, et dire: C'est le devoir. Les actions que l'on raconte de Râma ont laissé des vestiges répandus çà et là: eh bien! où voit-on nulle part, dans un de ces vestiges, Râma s'écarter du devoir? Quand Râma sortit de sa demeure un arc dans sa main, quand il décocha même sa flèche contre un kshatrya, a-t-il en cela violé son devoir?
«Suis donc mon avis! et que le vertueux Râma, s'il vient auprès de ta grandeur toute-puissante, reçoive de toi son épouse! Et quel homme, sire, n'eût-il aucune vertu, fût-il d'un rang vulgaire, se présenterait ici, devant ta majesté, remplie de belles qualités, et n'obtiendrait pas d'elle une gracieuse faveur? Si tu veux faire une chose digne de toi-même ou si tu veux observer le devoir, cette noble Sîtâ mérite, ô mon roi, que ta bienveillance lui rende sa liberté.»
À peine le vigoureux monarque eut-il ouï le discours de son frère, que soudain la fureur colora son visage, comme le soleil parvenu à son couchant. Tous les ministres, à qui le caractère du monarque était bien connu, sentirent naître la crainte au fond du cœur, en voyant cette fureur violente de l'irascible souverain.
Ensuite, après qu'il a frotté vivement de colère une main dans la paume de l'autre main, Râvana jette à Vibhîshana ces paroles dictées par un amer dépit: «Ce que ta grandeur a dit porte entièrement le sceau d'une pensée funeste pour moi: c'est un langage paré de qualités favorables à mes ennemis et qui n'est coupé nullement sur ma taille. Tu n'as point observé ici les égards que les hommes attentifs et bien nés se doivent mutuellement: il faut mettre le plus grand soin à respecter ces convenances, qui ne sont pas dépourvues de raison.
«En venant ici devant le maître de la terre, tu fais bien voir que tout ce qu'il y a de sottise, de pauvreté, d'idiotisme, d'aveuglement et d'inintelligence au monde est ramassé tout entier dans toi-même. Oui! c'est comme si la sauterelle en se jouant allait follement sauter pour sa perte au milieu du feu: serait-ce donc un signe indubitable d'héroïsme?
«Ce peuple, sans doute, ne savait pas quelle différence existe d'égarer à bien conduire, puisqu'il a reçu des cieux le sage Vibhîshana, de qui l'esprit est si dégagé des sens! Si les ennemis sont des héros dans la guerre et si nous sommes, nous, des lâches dans les combats, que n'allons-nous, par couardise et cédant à la force, demander grâce à l'ennemi!
«Voilà ce qui est toujours à l'heure du combat la nature éternelle des gens peureux, étroits de cœur, à l'âme basse, tels enfin que toi-même!
«Les hommes sans courage et sans vigueur ne brillent point à pourfendre les ennemis: leur âme est poltronne, de même nature et telle que la tienne!
«Si Râma, dépouillant son orgueil, venait me demander grâce!... Est-il une chose faisable aux yeux des gens de bien, qu'ils ne soient disposés à faire si on vient les supplier? Nous devons étouffer notre haine à l'égard de notre ennemi surtout: c'est un devoir à vos excellences de pratiquer la compassion de toute votre âme envers l'homme qui demande votre assistance. Ne pas le faire, c'est unir le poison avec le sang, d'où résulte que le mélange ira bientôt allumer la guerre entre les deux substances.
«Moi, fussé-je même seul dans ce combat, je suis capable de consumer par ma vigueur sur le champ de bataille Râma avec Lakshmana, comme un feu allumé dévore l'herbe sèche.
«Ainsi, que la résolution de la guerre soit prise à l'instant par vos grandeurs, si bien douées pour la guerre, à l'exception toujours du vil et du lâche Vibhîshana lui-même.»
Ensuite le sage, le généreux Vibhîshana, profond comme la mer et victorieux des sens, répondit ces nouvelles paroles au monarque des Rakshasas: «Rejeter les discours les plus vertueux pour s'engager dans une mauvaise route, c'est, disent les sages, un signe avant-coureur de la ruine.
«Il n'est pas facile pour une âme aveuglée de remporter la victoire: et quelle victoire peuvent espérer les bons mêmes, s'ils retiennent dans leurs mains une chose avec injustice? Autant il est difficile de traverser la mer à la force des bras, autant est-il impossible aux âmes basses d'atteindre le devoir, ce but où visent les gens de bien et qu'on doit se proposer ici-bas et dans l'autre monde! Comme l'amour, la haine et les autres affections naissent toujours de l'âme; ainsi tous les bonheurs des gens heureux ici-bas ont pour cause le devoir. Et même une preuve suffisante que le devoir est l'auteur de tout ce qui arrive, c'est que l'homme en général a très-peu de bonheur et que les maux font la plus grande partie de sa fortune.
«Est-il un bien quelconque, excellent, supérieur, d'acquisition facile, qui n'en soit le résultat? Si l'on veut observer d'un regard intelligent le bonheur de tous les êtres, on verra que le devoir en est la source.
«Là où le guide est vertueux et ceux qui l'accompagnent doués eux-mêmes des vertus, on doit naturellement considérer avec justesse l'amour, l'utile et le devoir. Mais ici le guide est sans vertus et ses compagnons suivent aveuglément ses pas. Les choses étant ce qu'elles sont, à quoi bon ce conseil et que cherchez-vous à connaître? Ce qui mérite d'être appelé un conseil, c'est une assemblée où l'on examine sérieusement, et le bien, et le mal, et le douteux; les autres ne sont, à bien dire, qu'un mauvais emploi du nom.
«J'abandonne un roi, esclave de l'amour et qui oublie son devoir dans ses conseils: je me retire à l'instant vers ce Râma, qui est sans cesse, lui dévoué, invariablement au devoir; car on m'a toujours dit que c'est un roi victorieux des Asouras et des Dieux; un prince qui n'abandonne jamais le faible abrité dessous sa protection; un roi qui est secourable à ses ennemis eux-mêmes! Je laisse avec une vive douleur ici tous mes parents divers, et je m'en vais, conseillé par le devoir, demander un asile à ce noble enfant de Manou. Une fois cela fait et moi parti, arrêtez, s'il est ici un conseiller qui sache indiquer la bonne voie, arrêtez convenablement une résolution qu'inspire l'intelligence d'une saine politique.»
Tandis que son frère Vibhîshana parlait ainsi, le monarque des Rakshasas, plein de fureur, s'élança tout à coup de son siége, le cimeterre à la main, tel qu'un nuage sombre, tonnant, d'où jaillissaient de longs éclairs; et, poussé par le sentiment de la colère, il frappa du pied Vibhîshana sur le siége où il se tenait assis. Le prince tomba renversé de son trône sur la terre, comme le fragment d'une belle montagne, brisée par la chute de la foudre. La terreur saisit les ministres à la vue de cette rixe, comme elle saisit les créatures à l'aspect de la pleine lune tombée dans la gueule de Râhou. Prahasta se mit à calmer doucement le monarque irrité des Rakshasas et fit rentrer dans le fourreau son glaive, qu'il tenait à la main. Ramené dans sa nature, le terrible souverain se rasséréna, tel que la mer au temps où ses flots, revenus au calme, sont rentrés dans ses rivages.
Les grands demeuraient là, formant un cercle autour du trône, où Râvana se tenait assis: tel que le hallo de la lune, merveilleux et beau spectacle! telle silencieuse resplendissait alors cette couronne de ministres. Ensuite, le vertueux Vibhîshana éteignit en lui-même le feu allumé de la colère et chercha dans sa pensée quelle marche son bien lui prescrivait d'observer. Doué de mansuétude et brillant d'une grande force morale, il suivit sans la franchir, comme un généreux coursier, la ligne que lui traçaient les inspirations de sa noble race. Quand il eut réfléchi un instant, pris, quitté et repris une résolution, Vibhîshana se levant tint alors ce langage dicté par le devoir:
«Les affections de mon âme sont pour le devoir et ne sont pas nommées de l'amour ou de la colère. Ce coup de pied n'est donc pas un bien grand malheur à mes yeux. Dans ce monde, ceux qui sont vraiment à plaindre, ce sont les grands pécheurs, qui ont déserté le devoir et qui, en dépit de leur auguste naissance, ont asservi leurs âmes à la colère. Toutes vos excellences ont embrassé les opinions de cet homme, et c'est un malheur, où je vois le grand signe d'une catastrophe universelle.
«Une flèche ne peut tuer qu'une seule vie sur le champ de bataille. Mais la pensée d'un roi à l'esprit aveuglé fait périr et lui-même et tout son peuple. La meilleure des flèches à la pointe acérée ne cause pas autant de mal que les péchés, une fois nés, de ces mortels, qui ont peu d'âme.
«Toi, sur la tête de qui la ruine est suspendue et qui pousses ta famille à sa ruine, je te quitte et je m'en vais de ce pas avec colère, tel que les eaux d'un fleuve coulent vers l'Océan. À cette heure, où j'ai reconnu que ton esprit est faux, cruel, infracteur de la justice, puis-je faire autrement que de t'abandonner comme un éléphant qui est enfoncé dans la boue?»
Quand Râvana, que poussait la mort, eut, bouillant de colère, entendu ces paroles de Vibhîshana, il répondit à son frère en ces termes pleins d'amertume: «On peut habiter avec son ennemi, avec un serpent irrité; mais non avec l'homme, qui manque à ses promesses et qui sert nos ennemis! Je sais bien, Rakshasa, quel est en toute chose le caractère des parents: les infortunes des parents font toujours du plaisir aux parents. Oui! des parents comme toi dédaignent et méprisent dans leur parent un chef actif, héroïque, savant, qui sait le devoir et qui se plaît avec les gens de bien.
«Félons, cœurs dissimulés, se réjouissant toujours des revers les uns des autres, les parents sont pour nous des ennemis terribles; et c'est d'eux que nous viennent les dangers. On entend quelque part, dans la forêt Padma, les éléphants mêmes chanter des çlokas à la vue des chasseurs qui viennent, tenant des cordes à leur main. Écoute-les, Vibhîshana!
«Notre danger n'est pas dans ces cordes, ni dans le feu, ni dans les autres armes; il est dans nos parents, esclaves égoïstes de leurs intérêts: voilà ce qui est à craindre. Ils indiqueront sans doute le moyen de nous prendre! Le plus terrible de tous les dangers est toujours, pense-t-on, le danger que nous apportent les parents.
«Il te déplaît, scélérat, que je sois honoré du monde!... Mais qui est monté sur le trône a les pieds sur le front de ses ennemis!»
Après que le monarque aux dix têtes eut jeté ces paroles, le fortuné Vibhîshana, dont il avait excité la colère, lui répondit en ces termes, debout au milieu des ministres: «Il est donc vrai, Démon des nuits! les hommes pris de vertige et tombés sous la main de la mort n'acceptent jamais les paroles d'un ami, qu'inspire le dévouement à leur bien! Si un autre que toi, nocturne Génie, m'avait tenu ce discours, il eût cessé de vivre à l'instant même. Loin de moi, honte de ta race!» Après qu'il eut dit ces mots si amers, Vibhîshana, de qui la juste raison inspirait toujours les paroles, prit son vol tout à coup, le cimeterre à la main, suivi par quatre des ministres.
Il revit sa mère, lui donna connaissance de tout, et, se replongeant au sein des airs, il se dirigea vers le mont Kêlâsa, où habite le monarque à la vigueur sans mesure, fils de Viçravas, avec ses nombreux Gouhyakas et ses Yakshas à la grande force. Il y avait alors dans le palais de ce roi divin l'auguste souverain des mondes, le chef de tout, Çiva, la vertu en personne.
Environné de troupes nombreuses d'immortels serviteurs, le suprême seigneur de tous les Dieux, celui de qui le drapeau montre aux yeux un taureau, était venu avec Oumâ, sa compagne, visiter le Dieu qui préside aux richesses dans sa brillante demeure.
Aussitôt ces deux grands Immortels de jouer entre eux aux dés. Sur ces entrefaites, l'époux d'Oumâ, voyant le prince des Rakshasas, Vibhîshana, le rejeton de Poulastya, qui venait à la montagne, dit ces paroles au maître des richesses: «Voici que Vibhîshana vient se réfugier vers toi, seigneur. Ce héros est tout plongé dans le ressentiment, parce qu'il a reçu un outrage du monarque des Rakshasas. Il a mis sur toi sa pensée et vient ici demeurer chez toi. Que ce héros vigoureux à la grande vaillance s'en aille promptement aujourd'hui même, engagé par toi, se présenter devant Râma. Ensuite, Vibhîshana étant venu chez lui, Râma, l'immolateur des ennemis et le plus élevé des hommes, doit sacrer ce Démon sur le trône des Rakshasas.»
Vibhîshana, comme il parlait ainsi, arrive en ce lieu, descend sur la terre, tombe à ses genoux et courbe la tête à ses pieds. Le bienheureux Çiva lui dit avec l'auguste rejeton de Viçravas: «Lève-toi, Rakshasa! lève-toi! La félicité descende sur toi! Ne te livre point à la douleur. Obtiens, invincible guerrier, obtiens la couronne aussitôt que tombée du front même de Râvana. Rends-toi, mon ami, aux lieux où sont, et Râma aux longs bras, ce jardin fortuné des vertus, et le singe Sougrîva, et le majestueux Lakshmana. C'est là que Râma à la vive splendeur et le plus habile de ceux qui manient les armes te sacrera bientôt sur le trône de Lankâ, toi, venu d'ici vers lui, vaillant meurtrier des ennemis.»
Dans ce moment, le monarque à la grande splendeur, fils de Viçravas, tint ce langage au prince des Rakshasas, Vibhîshana: «Partant d'ici, héros, tu seras bientôt roi de toutes les manières à Lankâ; c'est ce que nous avons déjà vu dans l'avenir depuis longtemps. Hâte-toi d'aller en ce jour même, pour l'anéantissement des Rakshasas, le salut de toutes les créatures et l'inauguration de toi-même sur le trône, vers ce héros né de Raghou, le plus vertueux de tous ceux par qui la vertu est cultivée. Accompagné de Râma, hâte-toi de consommer, prince à l'éminente fortune, l'affaire des habitants du ciel, des Rishis et de tous les êtres appliqués au devoir.
«Immole Râvana, comme on tue l'homme d'un naturel pervers, sans pudeur, sans frein, qui cherche à s'enivrer de guerres, qui est le perpétuel obstacle des âmes placides et douces, vouées aux pratiques de la vie pénitente. Immole ce Démon aux dix têtes qui se fait un jeu de troubler le soma dans les grands sacrifices, qui se plaît à semer le danger sous les pas du voyageur et des autres, qui aime à vivre toujours au milieu des iniquités, comme on se tient près d'un jeune frère que l'on aime ou dans la compagnie des Dieux.
«Parce que tu as quitté le tyran aux dix têtes comme on abandonne loin derrière soi le voyageur qui marche hors du vrai chemin et ne suit pas une bonne route, tu jouiras, Démon sans péchés, de la gloire et des plaisirs éternels dont nous jouissons nous-mêmes.»
Après qu'il eut écouté ces paroles tombées des lèvres de son frère aîné, le prudent Vibhîshana, baissant la tête, demeura plongé dans ses réflexions. L'auguste et immortel Bhagavat dit au prince enseveli dans ses pensées: «Lève-toi, monarque des Rakshasas! lève-toi, Démon à la grande sagesse! obtiens le bonheur éternel, digne récompense de ta pénitence et de tes bonnes œuvres! Nous voyons toutes ces choses dans l'avenir, héroïque Vibhîshana, comme si elles étaient sous nos yeux.
«Lève-toi donc et rends-toi vers l'immortel seigneur des villes, l'immortel et glorieux appui de toutes les créatures. Car c'est le trésor des vertus; c'est la voie suprême où circule ce qui se meut; c'est la racine de l'univers entier.»
À ces mots prononcés là par l'Immortel au cou bleu, le singe aux longs bras de se lever avec ses ministres eux-mêmes. Puis, quand il eut adoré le Dieu Çiva et l'auguste Kouvéra, le vertueux Vibhîshana partit d'un vol rapide, et, se replongeant au sein des airs, il s'en alla chercher la présence du héros à la grande force.
Les rois des singes, qui se tenaient sur la terre, le virent se tenant au milieu du ciel, où il ressemblait à la cime d'un mont et paraissait flamboyer de splendeur. Ceint des armes les plus excellentes, le fortuné Démon planait au sein de l'air, semblable à une montagne de nuages ou tel que la Mort vêtue d'un corps humain. Munis eux-mêmes d'armes offensives et de boucliers, ses quatre suivants à la force épouvantable reluisaient par l'éclat des parures.
Dès que le vigoureux monarque des singes, l'invincible Sougrîva, l'eut aperçu, il dit à tous ses quadrumanes, Hanoûmat à leur tête, ces mots que lui dictait sa prudence: «Ce Rakshasa couvert d'armes et d'une cuirasse, qui vient ici, voyez! suivi par quatre Démons, accourt sans doute pour nous tuer.»
À ces mots, arrachant des rochers et des arbres, tous les chefs des tribus quadrumanes de lui répondre en ces termes: «Donne-nous promptement tes ordres, sire, pour la mort de ces méchants; qu'ils tombent maintenant immolés sur la terre et baignés dans leur sang!»
Tandis qu'ils se parlaient mutuellement, Vibhîshana, étant arrivé sur le bord septentrional de la mer, s'y tint, planant au milieu des airs. Le Démon à la grande sagesse, abaissant de là ses regards sur le monarque et sur les singes, leur dit en criant d'une voix forte: «Je suis venu, sachez-le, singes, pour voir le noble Râma. Il est un Rakshasa puissant, nommé Râvana; c'est le souverain des Rakshasas. C'est par lui que Sîtâ fut emportée du Djanasthâna, après qu'il eut tué Djatâyou. Je suis le frère puîné de ce monarque, et Vibhîshana est mon nom. Je tentai d'ouvrir ses yeux par différents et sages discours: «Allons! que Sîtâ, lui ai-je dit mainte et mainte fois, que Sîtâ soit rendue à Râma!» Mais Râvana, que la mort pousse en avant, ne voulut point agréer les bonnes paroles que je lui fis entendre: tel un malade qui veut mourir se refuse au médicament.
«Accablé d'invectives, outragé par lui comme un esclave, je viens, abandonnant mes amis et mon épouse, me réfugier sous la protection de Râma. Je n'ai, certes, besoin ni des plaisirs, ni d'une autre opulence, ni de la vie: puisse mon abandon même de tous ces biens m'obtenir la faveur du prince fils de Raghou!
«Annoncez promptement au magnanime Râma, le protecteur de toutes les créatures, que je suis venu solliciter sa protection.»
Sougrîva s'en fut aussitôt trouver les deux Ikshwâkides: «Le frère puîné de Râvana, dit le monarque des singes, le héros Vibhîshana, comme on l'appelle, vient, accompagné de quatre ministres, se mettre sous ta protection. C'est Râvana lui-même, ce me semble, qui nous envoie ce Vibhîshana: la prudence veut qu'on s'assure de lui; c'est là mon avis, ô le meilleur des hommes patients. Il vient avec une pensée tortueuse, méchante, infernale, épier l'heure où tu seras sans défiance pour te frapper: homme sans péché, méfie-toi! c'est un ennemi caché! Mettons à mort dans un cruel supplice, avec ses quatre amis, ce frère puîné du sanguinaire Râvana, ce Vibhîshana qui s'est jeté dans nos mains.»
Alors que Râma eut appris l'arrivée de Vibhîshana il dit à Sougrîva, constant dans la douceur, l'attention sur le temps présent et la vigilance pour le temps à venir: «Asseyons-nous là, Sougrîva! convoque tous les conseillers, Hanoûmat à leur tête, et les autres chefs des peuples quadrumanes. Réuni avec eux, je ferai l'examen que nous avons à faire. Ce que tu dis est juste, Sougrîva: oui! les rois sont environnés de piéges.»
Ensuite, à la voix de Sougrîva, on vit se rassembler entièrement les chefs des tribus simiennes, tous héros, tous versés dans les affaires, tous adroits à lancer une flèche.
Alors ces optimates singes, qui avaient ouï les paroles de Vibhîshana et qui désiraient agir pour le bien de Râma, lui dirent avec soumission: «Il n'est rien qui te soit inconnu dans les trois mondes, fils de Raghou: si tu nous consultes, docte roi, c'est donc par amitié, c'est qu'il te plaît d'honorer nos personnes. Que tes conseillers nombreux, qui savent la raison des choses et sont doués tous de sages conseils, parlent donc maintenant tour à tour, et, s'il est nécessaire, à deux et plusieurs fois.»
À ces mots, Angada, rempli de prudence, leur dit ces bonnes paroles sur les précautions qu'il fallait observer à l'égard de Vibhîshana: «Il convient d'examiner à fond cet étranger, qui vient de chez l'ennemi; il ne faut point ajouter foi précipitamment au langage de Vibhîshana. Ces Démons aux pensées trompeuses circulent, dissimulant ce qu'ils sont; cachés dans les trous, ils épient l'instant de vous attaquer: un malheur ici serait pour eux un bonheur!»
Le singe Çarabba réfléchit; puis il dit ces mots: «Qu'on expédie promptement un espion vers lui, tigre des hommes. Oui! qu'un émissaire observe de toute son attention le caractère de ce réfugié, et, sur l'examen fait, que l'on tienne à son égard la conduite exigée par la juste raison.»
Djâmbavat, quadrumane savant, après qu'il eut considéré la chose dans son esprit illuminé par tous les Traités, exprima sa pensée dans ces termes exempts de reproche et dignes même d'éloge: «Sorti de chez le monarque des Rakshasas, en guerre déclarée avec nous et d'un naturel méchant, Vibhîshana vient ici, où ne l'appelle aucune raison, ni de temps, ni de lieu; il faut donc l'observer sans rien négliger.»
Après lui, Maînda, éloquent orateur, dit ces mots remplis de sens: «Que maintenant, sur l'ordre enjoint par ce monarque issu de Raghou, Vibhîshana soit interrogé sans précipitation avec des paroles douces. Quand tu sauras distinguer son caractère, ô le plus éminent des hommes, alors, s'il est perfide ou non, tu prendras une résolution, devant laquelle aura marché l'intelligence.»
Ensuite Hanoûmat, doué de sagesse, Hanoûmat le plus grand des conseillers, tint ce langage doux, aimable, utile et rempli de sens:
(Vrihaspati même parlant n'eût pas été capable de surpasser, quand Hanoûmat parlait, ce quadrumane savant, le plus vertueux des singes et le plus éloquent des êtres à qui fut donnée la parole:)
«Ce n'est pas l'amour, ni l'envie d'un présent, ni l'orgueil, ni une ambition de supériorité, mais, comme il convient, sire, la gravité de cette affaire, qui va dicter mon discours.
«Tes conseillers ont parlé d'envoyer, soit un espion, soit un émissaire: il n'existe pas de motif à cette mesure, puisqu'il n'en peut résulter aucun avantage. En effet, un espion ne peut connaître Vibhîshana tout d'un coup, et c'est une faute de traîner ici le temps en longueur: donc, il n'y a pas lieu d'envoyer un espion.
«On dit encore: «Ce Vibhîshana vient ici, où ne l'appelle aucune raison, ni du temps, ni du lieu!» J'ai pour cette objection quelques mots à répondre: «Il en est ici du temps et du lieu ce qu'il en est des vertus ou des vices dans chaque homme: ce sont les unes ou les autres qui font l'à-propos ou l'inopportun. Ce qui est accompagné du moyen porte bientôt ses fruits.
«Il a vu tes grands exploits et Râvana engagé dans une fausse route; il a su que tu avais immolé Bâli et mis Sougrîva sur le trône; il aspire à posséder aussi le trône de son frère et voit déjà, son âme le présageant, que les choses auront ici la même fin: voilà sans doute les considérations placées en première ligne devant ses yeux, et les motifs qui amènent Vibhîshana vers toi.»
Après qu'il eut écouté le fils du Vent, l'invincible Râma lui répondit en ces termes: «J'ai moi-même quelque envie de parler sur Vibhîshana. Je désire que mes paroles soient toutes entendues par vos grandeurs, inébranlables dans la vertu. À Dieu ne plaise que je repousse jamais l'homme qui vient à moi sous les couleurs de l'amitié! S'il est en lui de la perfidie, le blâme des gens de bien n'en sera-t-il pas le châtiment?
«Ne voyant donc en lui qu'un magnanime, entré dans une noble voie et qui vient à moi sans détour, veuillez bien retirer de lui vos soupçons.
«Ce nocturne Génie, qu'il soit bon ou méchant, est-il capable, singes, de me nuire en la moindre chose?
«On raconte que jadis une colombe accueillit avec politesse un vautour, son ennemi, qui était venu lui demander assistance, et lui offrit sa chair même en festin. Si une colombe, un simple volatile, donna l'hospitalité au meurtrier de son épouse, à plus forte raison dois-je accueillir ce Vibhîshana, ce frère de Râvana, il est vrai, mais appliqué à suivre le devoir et qui, malheureux, vient se réfugier vers moi, accompagné de ces démons!
«Je promets d'assurer la sécurité de tous les êtres, ai-je dit quand je prononçai mes vœux, et d'épargner dans le combat ceux qui diront, implorant ma pitié: «Je me rends à toi!»
«Conduis vers moi Vibhîshana, ô le meilleur des singes; je lui donne toute assurance: autrement, Sougrîva, ne serais-je pas un Râvana moi-même pour Vibhîshana?»
Quand Râma eut accordé le sauf-conduit, ce frère puîné de Râvana fut invité par le roi des singes et descendit aussitôt du ciel avec ses compagnons. Le monarque intelligent des quadrumanes s'approcha de Vibhîshana, l'étreignit dans ses bras, lui fit ses compliments et lui montra le héros né de Raghou. Descendu à peine du ciel à terre avec ses fidèles suivants, le Rakshasa joyeux attache toutes ses armes aux premiers des arbres qui se trouvent devant lui. Imité par ses compagnons eux-mêmes, le vertueux Démon changea sa forme en une autre plus avenante et se prosterna aux genoux de Râma.
Celui-ci, dont il cherchait à toucher les pieds, le fit relever, l'embrassa et lui dit cette douce parole: «Ta grandeur est mon amie?» À ce langage poli, Vibhîshana répondit en ces termes non moins polis, mariés au devoir et sur l'expression desquels se levait l'expression de ses qualités: «Je suis le frère puîné de Râvana et je fus outragé par lui. J'ai quitté Lankâ, mes richesses, mes amis, et je viens me réfugier vers ta majesté, secourable pour toutes les créatures. C'est à toi que je devrai tout, ma vie, mes richesses et l'empire même. Je ferai une alliance avec toi, héros à la grande sagesse, et je conduirai tes armées à la mort des Rakshasas et à la conquête de Lankâ.»
Ces paroles dites au fils du roi des hommes, le Démon dans la race d'un saint12 n'ajouta point un seul mot et contempla silencieusement le magnanime Râma.
À ces mots, Râma le héros d'embrasser Vibhîshana: «Mon ami, va chercher, dit-il à son frère, un peu d'eau à la mer et sacre au milieu des principaux singes à l'instant même ce Vibhîshana, par ma grâce, monarque des Rakshasas et roi de Lankâ; car, fils de Soumîtrâ, il a gagné ma faveur.» Il dit, et, sur l'ordre que lui donnait son frère, Lakshmana de sacrer Vibhîshana dans sa dignité au milieu des chefs quadrumanes. À la vue de la bienveillance que Râma témoignait au pieux Démon, tous les singes à l'instant d'applaudir avec de grandes clameurs: «Bien! bien!» s'écrièrent-ils.
Ensuite, Hanoûmat et Sougrîva dirent à Vibhîshana: «Comment traverserons-nous cette mer, inébranlable asile des monstres marins? Indique-nous un moyen, mon ami, de franchir sains et saufs avec une armée cet empire de Varouna, souverain des rivières et des fleuves.»
À ces paroles, Vibhîshana, le devoir en personne, de répondre: «Un monarque, issu de Sagara, n'a-t-il pas droit à réclamer le secours de la mer, car la main qui a creusé ce grand bassin des eaux, vaste et, pour ainsi dire, sans mesure, fut celle de Sagara? C'est donc un devoir pour la mer de rendre au petit-neveu de cet ancien roi les bons offices d'une parente: voilà quelle est mon opinion! En effet, Sagara, vous l'avez ouï dire, fut un des aïeux de Râma: aussi, prenant de nobles sentiments, la mer, à la vue de sa force immense, lui rendra certainement, je le répète, les bons offices d'une parente.» Ces paroles de Vibhîshana, le sage Démon, plurent au fils de Raghou, dont le caractère était naturellement fait pour le devoir.
Et, par une déférence de politesse, le héros à la grande splendeur, habile dans ses travaux, dit ces mots que précédait un sourire, à Lakshmana comme à Sougrîva, le monarque des singes: «J'approuve, Lakshmana, ce conseil de Vibhîshana; dis-moi, sans tarder, Sougrîva, s'il te plaît également.»
À ces mots, les deux héros, Lakshmana et Sougrîva, lui répondirent, d'un commun accord, en ces termes, d'une résolution bien arrêtée: «Les Dieux puissants, Indra même à leur tête, ne pourraient conquérir Lankâ, s'ils n'avaient d'abord jeté un pont sur cette mer, séjour épouvantable de Varouna! Suis, mon ami, cet avis, convenable ou non, de Vibhîshana: ne perdons pas de temps et que la mer soit liée d'un pont!»
Trois nuits alors s'écoulèrent ainsi dans la compression des sens pour ce héros d'une grandeur infinie, couché sur le sol de la terre. Mais Râma eut beau réprimer ses sens et lui rendre tout l'honneur qu'elle méritait, la mer ne se montra point à ses yeux.
Alors, s'irritant contre elle et voyant à ses côtés Lakshmana, il dit les yeux enflammés ces paroles avec colère: «Vois donc, Lakshmana, l'insolence de cette ignoble mer! Je l'honore, et pourtant elle ne veut pas m'accorder la vue de sa personne! La placidité, la patience, la douceur, l'attention à ne dire que des choses aimables, sont des qualités dont les fruits n'ont jamais de saveur pour les gens sans vertus. Le monde ne sait honorer que l'homme cruel, audacieux, qui se donne à soi-même des éloges et qui, dénué de raisons persuasives, ne parle jamais que le bâton levé.
«Apporte-moi donc au plus tôt mon arc et mes flèches pareilles à des serpents! Je vais à l'instant même bouleverser dans ma colère cette mer qu'on ne peut émouvoir!»
Ces mots dits, Râma de saisir dans les mains de Lakshmana ses flèches et son arc céleste, auquel soudain il attacha la corde.
Il courba son grand arc, et ce mouvement ébranla, pour ainsi dire, la terre; puis il décocha ses dards acérés, tel qu'Indra lance ses tonnerres! Ces longs traits flamboyants, et dont la splendeur était semblable à celle du feu, volent rapidement au sein des eaux et font trembler tous les poissons de l'Océan.
Au même instant s'élevèrent par milliers, semblables au mont Vindhya, les flots du souverain des fleuves, portant jusqu'aux nues les requins et les crocodiles. Hérissé par des multitudes de vagues monstrueuses et jonché par des masses de coquillages, le grand bassin des eaux s'agitait avec des ondes enveloppées de fumée. La terreur fouettait les reptiles aquatiques, la gueule en feu, les yeux enflammés. Ensuite, ayant éprouvé la puissance du héros et vu quelle terrible affaire il avait soulevé contre lui-même, le grand souverain qui règne sur les fleuves se fit voir en personne au fils du souverain qui régna sur le monde.
Ouvrant donc près du noble Râma ses vastes flots, la mer se montre alors entourée de ses monstres aux gueules enflammées. Semblable au suave lapis-lazuli, portant une robe de pourpre et des guirlandes de fleurs rouges avec des parures faites d'or, la mer, accompagnée de ses ministres, s'approche de Râma, sans tarder, et, les mains réunies en coupe à ses tempes, lui adresse un discours modeste et doux. Le saluant d'abord avec son nom, elle dit: «Râma!» ensuite, la mer vigoureuse lui tint ce langage:
«La terre, le vent, l'air, l'eau et la lumière, qui est la cinquième, se tiennent, mon ami, dans leur nature et suivent la voie éternelle qui leur fut assignée. Impérissable, j'ai reçu pour ma qualité la profondeur: être guéable serait un renversement de ma nature; je te répète là ce qui me fut dit à l'origine des choses. Un de tes aïeux à la grande splendeur et nommé Sagara fut jadis en ces lieux mon auteur, et c'est de son nom que je suis appelée Sâgara, moi, la souveraine des rivières et des fleuves. Je ne veux pas qu'on élève un pont sur moi; mais jette un môle dans mes eaux, Râma, et je t'y donnerai un chemin facile, par où passeront tes singes. L'origine de cette voie solide au milieu de la mer sera dès lors une merveille dans le monde; et c'est à toi surtout qu'il sied, Râma, de me laisser à jamais ce monument de toi.
«Apprends de moi, mon ami, le moyen de traverser mon domaine. Râma, voici un singe appelé Nala: c'est le fils de Viçvakarma, qui l'a doué de ses dons; Nala, qui trouve son plus grand plaisir à procurer ton bien même. Que ce fortuné singe, capable de grands travaux, soit préposé à la construction du môle et qu'il fasse, ô le meilleur des hommes, une jetée dans mes eaux! Je consens à la supporter, vu l'importance de l'affaire qui amène ici ta majesté; j'empêcherai les monstres marins de rôder au milieu de ces travaux, et Mâroute lui-même retiendra son souffle. Enfin, je rendrai mes flots immobiles, à ton ordre comme à celui de Nala.»
Quand il vit la mer tenir ce langage, Nala répondit au fils de Raghou: «Je mettrai en œuvre cette capacité, insigne faveur de mon père, et j'élèverai une vaste chaussée dans l'habitation des monstres marins: la reine des eaux a dit la vérité.»
La mer, aussitôt qu'elle eut ouï ce langage de Nala, prit congé de Râma et rentra dans son domaine.
À l'ordre de Sougrîva, les singes de s'élancer pleins d'empressement vers le bois par centaines de mille. Là, se chargeant d'açvakarnas, de shorées, de bambous et de roseaux, de koraïyas, de pentaptères arjounas, de nauclées, de tilâs, de mulsaris, de bakapoushpas et d'autres arbres; apportant même des cimes de montagne, les singes par centaines de mille en construisent une chaussée dans les eaux de la mer. Les uns, d'une force immense, arrachaient à l'envi des crêtes de montagnes ou des roches luisantes d'or, et venaient déposer leur faix dans la main de Nala.
Des singes pareils à des éléphants élevaient ce môle de la mer avec des monts aussi gros qu'une ville et des arbres encore tout parés de fleurs.
Le chemin s'en allait dans la mer, se dépliant sur les dix yodjanas de sa largeur, comme on voit dans la chaude saison un grand nuage se dérouler au souffle du vent.
Ces travailleurs à la force immense, pour lier entre eux les intervalles de la jetée, couchèrent là des arbres attachés avec des arbrisseaux pullulants de sauterelles, avec des câbles de lianes et de roseaux.
Les autres, par centaines de mille, chargeant d'un seul coup sur leurs épaules des sommets de montagnes, en formaient les assises du môle dans les eaux de la mer. Des singes rapides, vigoureux, secouaient impétueusement et renversaient même dans l'Océan, roi des fleuves, les arbres nés sur le rivage. C'était alors partout dans ce grand bassin des eaux un bruit confus de roches transportées et de cimes rompues.
Sougrîva lui-même, grimpant de montagne en montagne et semblable à un nuage, en faisait descendre les sommets par centaines et par milliers. Le bel Angada rompit de sa main le faîte du mont Dardoura et le fit rouler dans les flots salés comme une nuée d'où jaillissent des éclairs. Ici Maînda et Dwivida même accouraient, voiturant d'un pied hâté une grande cime, qu'ils venaient d'arracher, toute revêtue encore de sa forêt de sandal fleurie de tous les côtés.
Épouvantés du fracas, tous les quadrupèdes et les volatiles des bois, impuissants à courir ou voler, restaient nichés ou tapis dans les cimes des montagnes.
Les plus hauts Rishis, les Siddhas, les Gandharvas et les Dieux, brûlants de voir cette merveille, tous alors d'accourir là, couvrant de leur multitude la plaine éthérée. Les Rishis, les Pitris, les Nâgas, les saints rois, les Yakshas et Garouda lui-même viennent contempler ce môle jeté dans la grande mer. Et, se tenant au sein des airs, non loin de Râma, tous lui rendent leurs hommages et parlent ainsi d'une voix douce: «Quel créateur, sans excepter même Indra, secondé par les Dieux, a fait jadis ou fera jamais un ouvrage tel que celui du noble Raghouide?
«Autant que subsistera cette mer, aussi longtemps durera, comme elle est, cette admirable jetée: et tant que la renommée dira le nom de cette mer, elle publiera en même temps le nom de Râma13!»
Accourus à la hâte dans ces lieux: «Qui a lié d'une chaussée les deux rives de cette mer?» demandaient émerveillés les Tchâranas et les Vidyâdharas. «Celui, répondait-on, qui a lié d'une chaussée les deux rives de celle mer, c'est Râma.» Et ces mots dans un bruit confus de voix mêlées s'en allaient par les dix points de l'espace et venaient frapper les oreilles jusque sur la terre.
De peur que l'astre du jour ne brûlât, si peu même que ce fût, les singes dans leurs fatigants travaux, des nuages, nés sous la voûte des cieux, interceptaient les rayons du soleil. Indra versait la pluie et Mâroute son haleine d'une manière tout à fait propice: on vit même les arbres distillant alors un miel semblable aux nourritures accoutumées des singes.
Commencée à la rive septentrionale, la jetée se prolongeait jusqu'au rivage de Lankâ; et, d'une admirable beauté, on la voyait diviser la mer en deux parties. Large, bien exécutée, propice, faite pour tous les êtres, elle brilla désormais au front de l'Océan comme une raie de chair, qui partage les cheveux sur le milieu de la tête.
La jetée construite, le passage des singes magnanimes par milliers de kotis exigea un mois entier.
Enfin, ayant repris haleine et s'étant reposés tous, chacun dans son armée, ces quadrumanes fameux traversèrent l'Océan sur la voie qui était née sous leurs mains. Vibhîshana, une massue au poing, se tenait avec ses quatre amis sur la rive ultérieure de la mer afin de repousser l'approche des ennemis.
Quand Râma, le Daçarathide, eut traversé la mer avec son armée, le fortuné Râvana de parler ainsi à deux de ses ministres, Çouka et Sârana: «L'armée entière des singes a franchi l'infranchissable Océan, et Râma a lié d'une chaussée, qui n'existait pas avant ce jour, les deux rives de cette mer. On n'a jamais ni vu ni ouï dire qu'un pont fût jeté sur la mer elle-même: c'est donc le Destin qui, pour nous perdre, étend son bras vers nous! C'est Râma qui fit, Sârana, ce travail incroyable: la construction d'une telle chaussée en plein Océan trouble à cette heure mon esprit. Il faut nécessairement que je connaisse le nombre de cette armée simienne: une fois ces informations prises, je disposerai nos moyens de résistance.
«Que vos excellences, revêtant le corps des singes, entrent donc, sans qu'on les remarque, dans cette armée, et veuillent bien en supputer les forces. Observez, et l'armée, et l'ordre suivi des marches, et quels desseins ont les guerriers, et la stature, et la vigueur, et qui sont les plus excellents des quadrumanes.»
«Il sera fait ainsi!» répondent à cet ordre les démons Çouka et Sârana, qui s'en vont d'un vol rapide où est l'armée des ennemis. Là, revêtus d'une forme simienne, les deux ministres du monarque des Rakshasas entrent, sans avoir été remarqués, sous le déguisement que leur avait prêté la magie, dans l'armée des singes, dont l'imagination n'aurait pu se peindre une idée et dont l'aspect aurait fait dresser le poil d'épouvante.
Çouka et Sârana virent cette grande armée assise ou courant par milliers sur le faîte des montagnes, sur les rives de la mer, dans les cavernes, dans les bois fleuris, le long des cataractes, et se mirent à computer de tous leurs soins. Mais en vain, Sârana et Çouka ne surent pas trouver le nombre de cette armée simienne, invincible, sans fin, indestructible.
Vibhîshana reconnut sous leur déguisement ces deux magnanimes pour des espions venus de Lankâ. Ce héros à la grande vigueur les fit saisir par des singes aux forces épouvantables et dénonça les deux compagnons à Râma: «Sache que ces deux faux singes, lui dit-il, sont des espions qui nous viennent de Lankâ!»
Alors, pleins de trouble et désespérant de leur vie à l'aspect de Râma, ceux-ci de joindre en coupe leurs mains suppliantes et de lui adresser tout frissonnants les paroles suivantes: «Nous sommes venus dans ton camp, héros, les délices de Raghou, parce que Râvana nous envoya tous deux, observer ici toute cette armée sous tes ordres.»
Quand il eut ouï ces mots, Râma le Daçarathide, qui trouvait son plaisir dans le salut de tous les êtres, dit en souriant ces paroles: «Si vous avez bien vu toute l'armée, si vous nous avez suffisamment observés, si vous avez tout fait de la manière qu'on vous l'avait dit, retournez-vous-en comme il vous plaira. Vous pouvez, à votre aise, emporter vos calculs à la ville de Lankâ. Je vais dans ce moment, noctivagues, vous donner un sauf-conduit; et, s'il est quelque chose que vous n'ayez pas encore bien vu, il vous est permis de le voir une seconde fois.
«Mais une fois rentrés dans votre cité, n'oubliez pas de répéter au monarque des Rakshasas, le frère puîné du Dieu qui donne les richesses, ces paroles de moi, telles que je vous les dis: «Fais-nous voir autant qu'il est dans ta puissance, avec le secours de ton armée et de tes parents, cette vigueur que tu as déployée ce jour du temps passé, où tu m'as enlevé Sîtâ!
«Vois, quand demain sera venu, toute la ville de Lankâ s'écrouler sous mes flèches avec ses remparts, avec ses portiques, avec son armée de Rakshasas!»
À cet ordre, les deux Yâtavas partent, ils arrivent dans la cité de Lankâ, où Çouka et Sârana disent au roi des Rakshasas:
«Arrêtés dans notre mission par Vibhîshana, la mort nous était due, monarque des Rakshasas; mais, conduits en présence du magnanime Râma, ce prince à la vigueur sans mesure nous fit rendre la liberté. C'est là que nous vîmes réunis dans un même lieu et semblables aux gardiens du monde ces quatre héros à la grande force, aux mains instruites dans le maniement des armes, au courage inébranlable: Râma, le beau Daçarathide, Lakshmana à l'immense vigueur, Sougrîva d'une splendeur éblouissante et Vibhîshana, ton frère.
«Les voilà donc, ces héros quadrumanes, arrivés sous les murs de notre Lankâ inexpugnable. On ne trouve pas la fin de cette armée, qui a passé déjà et qui passe maintenant la mer sous la protection de Râma, qui semble, sire, un de ces Dieux préposés à la garde du monde. Loin d'ici la guerre! Que la paix soit résolue! Rends sa Mithilienne au fils du roi Daçaratha.»
Quand il eut ouï ces paroles justes, hardies, bien dites par Sârana, le roi de lui répondre en ces termes: «Je ne rendrais pas même Sîtâ par la crainte du monde entier, les Dânavas, les Gandharvas et les Dieux vinssent-ils à fondre sur moi!»
À ces mots, Râvana, plein d'une bouillante colère, se leva du siége royal et, poussé par le désir de voir, il monta, rapide, sur le faîte de son palais, qui avait la blancheur de la neige et dont la hauteur eût égalé plusieurs palmiers, l'un sur l'autre étagés. Flamboyant de tout son corps, il abaissa les yeux sur la terre, et, accompagné de ces deux espions, il contempla cette grande armée. Il vit, et la mer, et les montagnes couvertes de héros simiens, et les contrées de la terre bien remplies de singes. Quand il eut considéré cette armée de quadrumanes, immense, incalculable, sans terme, le monarque fit ces demandes à Sârana:
«Qui sont parmi eux les enfants des Dieux? Qui sont réduits à des forces purement humaines? Qui sont ici les singes de qui Sougrîva écoute les conseils? Qui sont les chefs des chefs? Indique-moi promptement, Sârana, les singes qui sont ici les généraux?»
À ces mots du monarque de Rakshasas, l'interrogé, à qui les principaux des singes n'étaient pas inconnus, lui répondit: «Le singe qu'entourent mille centaines de capitaines et qui rugit, le front tourné vers Lankâ; ce héros de qui la grande voix fait trembler toute la cité avec ses remparts, ses portiques, ses bois, ses montagnes et ses forêts; ce général qui se tient à la tête des armées du magnanime Sougrîva, l'Indra de tous les singes, on l'appelle Nala. Il est fils de Viçvakarma, et c'est par lui que ce pont fut construit.
«Semblable au faîte d'une montagne et pareil en couleur aux fibres du lotus, ce guerrier vigoureux, qui, tenant ses bras levés, creuse des pieds la terre et qui, la face tournée vers Lankâ dans une fureur débordée, ouvre à chaque instant sa bouche par des bâillements de colère, fait claquer à chaque pas sa queue et remplit du son les échos aux dix points de l'espace; ce héros qui, environné par un millier de padmas14 et par une centaine de cent milliards, te défie au combat, fut sacré comme roi de la jeunesse par Sougrîva, le monarque des singes: le nom qu'il porte, est Angada.
«Tu vois ce singe blanc, qui semble d'argent, qui vient de s'aboucher à la tête de son armée avec Sougrîva et qui s'en retourne, divisant par sa marche les armées simiennes, au milieu desquelles sa vue répand la joie. Il promène ses pas sur les rives charmantes de la Gomatî, sur les flancs du mont Arbouda, et tient le sceptre en ces lieux, où s'élève, peuplée d'oiseaux variés, la montagne nommée Sankotchana. Ce quadrumane fortuné, distingué par l'intelligence et fameux dans les trois mondes, est appelé Koumouda.
«Celui-ci d'une immense vigueur, et qui entraîne autour de lui cent et un mille guerriers, s'appelle Nîla, capitaine des capitaines et conseiller du magnanime Sougrîva, le monarque des singes.
«Cet autre, de qui les cheveux épars, affreux à voir, longs de plusieurs brasses, descendent jusqu'à sa grande queue et ressemblent à la crinière d'un lion; cet autre, dis-je, roi de Lankâ, qui, d'un naturel irascible et dans une bouillante colère, aspire au combat, a nom Végavat, et sa force est égale à celle de Sougrîva. Environné par un millier de cent mille kotis, il se vante de broyer Lankâ sous les coups de son armée!
«Ce général de couleur fauve, qu'on dirait un lion à sa longue crinière et qui, poussant des rugissements répétés, observe Lankâ d'une contenance plus modeste, est nommé Parvata. Il remplissait avant ce jour de ses cris éternels le Vindhya, qu'il habite, montagne azurée, délicieuse et charmante à la vue.
«Ce général simien, qui tient là ses oreilles ouvertes et qui bâille d'impatience, qui ne détourne pas ses yeux et ne s'écarte pas de son armée, qui montre enfin tant de sécurité dans ces grands dangers, a pour demeure le mont Tchandra, sire, et pour nom Çarabha. Tous les singes, compagnons de ce puissant capitaine, sont au nombre de cent milliers et de quarante centaines.
«Ce grand singe qui, dérobant le ciel, comme un grand nuage, se tient au milieu des chefs quadrumanes, comme Indra parmi les Dieux, là où, tel que le bruit des tambours, on entend les rois simiens appeler à grands cris le combat; ce général, vif, irascible, semblable à une montagne et toujours irrésistible dans une bataille, habite le Pâripâtra, mont sublime, et se nomme Pauasa.
«En voici un autre, que suit une armée formidable, excellente, de singes, campés avec lui sur le rivage de la mer, comme une seconde mer. Ce général, appelé Vinata, habite le mont Dardoura et s'abreuve dans la rivière Parnâça: cent millions de guerriers sont répandus autour de lui.
«Celui-là, qui, pareil au sombre nuage, les yeux enflammés, le visage doré comme le soleil, et tenant levée une roche immense, te défie au combat, se nomme Krathana. Son armée comprend soixante centaines de mille hôtes des bois.
«Voici Gavaya, que la colère pousse vers toi, singe plein de splendeur et qui nourrit un corps dont la teinte est ressemblante à l'or. Dix milliers et dix centaines de kotis lui obéissent, tous singes prompts et d'une grande vigueur. À leur tête, il peut te vaincre sur un champ de bataille, ô toi qui domptes les cités des ennemis!»
Après qu'il eut contemplé cette armée simienne aux nobles âmes, examiné la vigueur et l'héroïsme, entendu rapporter le nombre des singes, le monarque pâlit dans tout son corps et sentit faiblir sa résolution.
Quand Sârana, le magnanime Rakshasa, eut fini de parler, Çouka saisit l'occasion, et, contemplant toute l'armée, il dit à Râvana:
«Ces deux jeunes princes que tu vois là avec des formes célestes, sont Maînda et Dwivida: ils n'ont point d'égal au combat. Ils ont obtenu de Brahma la permission de manger l'ambroisie: aussi proclament-ils que leur seule force peut broyer la ville de Lankâ!
«Ces deux autres, qui, semblables à des montagnes, se tiennent à leurs côtés, sont Dourmoukha et Soumoukha, fils du Trépas, égaux à leur père. Environnés par cent millions de guerriers, ils observent la ville et se vantent que leur force va réduire en poussière la cité de Lankâ!
«Celui que tu vois là se tenir comme un éléphant enivré pour les combats; ce guerrier qui peut dans sa colère agiter, quoi qu'elle fasse, la mer elle-même par sa vigueur seule, est ce même singe qui a déjà triomphé de Lankâ et qui a déjà vu Sîtâ: vois-le revenu devant ces murs, lui que tes yeux ont vu dès avant ce jour. C'est le fils aîné de Kéçari, ou plutôt, dit la renommée, c'est le fils du Vent. On l'appelle Hanoûmat, et c'est lui-même qui a franchi la mer. On ne peut mettre obstacle à son chemin, comme il est impossible d'arrêter le vent dans sa route. Un jour, au temps qu'il était un enfant, comme il vit le soleil qui se levait, il s'élança vers lui; ce fait est certain: il franchit une route, qu'il parcourut jusqu'à trois mille yodjanas: «Je prendrai le soleil, avait-il dit, et le soleil n'ira plus sur moi!» Il avait arrêté cette résolution dans son âme, que sa force déjà enivrait d'orgueil. Mais, sans atteindre le soleil, ce Dieu, le plus invincible des êtres aux Dânavas, aux Rishis, aux Dieux mêmes, il tomba sur la montagne, où se lève chaque jour l'astre qui donne la lumière. Le singe au corps solide, précipité sur la face d'un rocher, s'y brisa quelque peu l'une des mâchoires: c'est de là qu'il est appelé Hanoûmat. Voilà ce que j'ai appris sur lui dans cette excursion même, où j'ai mis toute mon attention. Sa vigueur, ses formes, sa puissance est chose impossible à décrire.
«Ce héros, qui est là tout près de lui; cet homme au teint bleuâtre, aux yeux comme les pétales du lotus; ce guerrier, le plus grand des Ikshwâkides; lui, de qui la valeur est célèbre dans le monde; lui, de qui le devoir ne s'écarte jamais et qui n'abandonne jamais le devoir; lui, qui est le plus instruit des hommes instruits dans les Védas et qui sait manier la céleste flèche de Brahma; ce prince, en qui réside avec la destruction même l'assemblage de toutes les armes; lui, qui pourrait fendre le ciel et déchirer la terre avec ses flèches; lui, de qui la colère est comme celle de la mort et le courage est comme celui d'Indra, c'est Râma le Daçarathide, à qui naguère tu es allé dans un ermitage du Djanasthâna ravir son épouse et qui vient ici te livrer bataille!
«Ce guerrier, qui est à son côté droit avec un éclat d'or épuré, une large poitrine, les yeux dorés, les cheveux noirs et bouclés, c'est Lakshmana, l'exterminateur des ennemis, son frère, qu'il tient pour égal à sa vie. Habile à gouverner autant qu'il est habile à combattre, il a épuisé toute la science des armes; il est impétueux, difficile à vaincre, fort, courageux dans le combat, victorieux; c'est le bras droit de Râma; il est continuellement comme son âme qui se meut autour de lui.
«Ce guerrier, qui, environné par un peloton d'Yâtavas est venu se placer au flanc gauche de Râma, c'est ton frère lui-même, Vibhîshana. Dans sa colère contre toi, il s'en est allé prêter l'appui de ses conseils au Raghouide; et ce roi fortuné des rois a fait sacrer Vibhîshana comme monarque de Lankâ.
«Jadis, lancé par le vent, un grain de poussière entra dans l'œil gauche du maître des créatures, et le contact de cet hôte incommode lui causa une impression douloureuse. Brahma le prit donc avec la main gauche et l'envoya tomber au loin; puis cette pensée lui vint à l'esprit: «Que va-t-il naître de cela?»
«À l'instant même s'éleva une forme de jeune fille aux yeux de lotus, aux regards tremblants comme l'éclair, au visage rond comme le disque de la lune, et brillant comme un flocon d'écume, sur lequel vacille un rayon de lumière. Brahma lui-même n'avait jamais rien vu, ni Pannagî, ni Asourî, ni Gandharvî, ni Déesse elle-même d'une égale beauté. Les gardiens célestes du monde, à sa vue, d'accourir en ce lieu. Alors, s'étant approché de Brahma, le soleil de lui parler en ces termes: «De qui est cette nymphe à la figure charmante? Quelle raison l'a conduite ici? Pourquoi cette fille des Nâgas, quittant sa ville de Bhogavatî, est-elle venue ici? Est-ce la Grandeur, la Perfection, Lakshmî, la Satisfaction, la Splendeur ou l'Aurore? Aussitôt le Pradjâpati de raconter cette histoire au Soleil.
«Un jour qu'elle s'était baignée sur le sein du Mandara, le soleil dit ces mots à la nymphe, toute fière de sa jeunesse et de sa beauté: «Par l'opération d'une force écoulée de ma splendeur, il te naîtra un fils d'une immense vigueur, invincible dans les grandes batailles aux Rakshasas, aux Pannagas, aux Yakshas, aux Démons, aux Dieux; un fils, à qui les Tridaças eux-mêmes n'auraient pas la puissance d'ôter la vie.»
«Dès qu'il eut gratifié la nymphe de cette faveur éminente, le Dieu partit aussitôt. Elle fut appelé Bâlâ par le soleil, parce qu'elle était dans la fleur de l'adolescence.
«Ensuite, dans la saison qui abonde en toutes les espèces de fleurs, un jour que le bienheureux Indra se promenait, agité par l'amour, il vit cette jeune fille belle en toute sa personne; et ce Dieu, que tous les Dieux honorent, en fut ravi dans la plus haute admiration. De qui, lui dit-il, de qui es-tu la fille entre les Rakshasas, les Pannagas et les Yakshas? Tu ravis mon âme, belle timide, car tu es ce que j'ai vu de plus beau!»
«Alors il toucha de sa main fraîche comme l'onde, par la nature de son essence divine, cette nymphe bien séduisante et lui dit encore ces paroles: «Deux singes d'une forme céleste, possédant toutes les sciences, prenant à leur gré toutes les formes, naîtront de toi, noble nymphe: bannis donc ta crainte. Ces glorieux jumeaux seront appelés Bâli et Sougrîva. Il est une caverne sainte, riche de fruits et de fleurs célestes; on la nomme Kishkindhyâ. C'est là qu'ils doivent exercer l'empire sur tous les héros simiens. Il naîtra dans la race d'Ikshwâkou un prince fameux, nommé Râma, qui sera Vishnou même sous une forme humaine: un de tes jumeaux est pour s'unir d'une alliance avec lui.»
«Cet invincible seigneur de tous les rois simiens est celui-là même que tu vois debout ici tout près de Lakshmana: il surpasse les singes en splendeur, en renommée, en intelligence, en force, en noblesse, autant que l'Himâlaya dépasse en hauteur les montagnes. Il habite avec les principaux chefs la Kishkindhyâ, caverne pleine de singes, impénétrable et située au milieu d'une montagne. C'est autour de lui que resplendit cette guirlande d'or, où s'entrelacent cent lotus et dans laquelle réside la fortune, non moins agréable aux Dieux qu'elle est aimée des hommes. Cette guirlande et la belle Târâ, et l'empire éternel des singes, sont les dons que Râma fit à Sougrîva quand sa main eut donné la mort à Bâli.
«Maintenant que tu as vu, grand monarque, cette armée impatiente de combattre et pareille à la planète qui vomit des flammes, déploie tes plus héroïques efforts de manière que tu remportes la victoire et non la défaite.»
Râvana, saisi de colère, éclata en menaces à la fin du récit, et, courroucé, il jeta aux deux héros Çouka et Sârana, ces reproches d'une voix bégayante de fureur: «Tenir un discours si blessant au roi qui dispense et les faveurs et les peines, c'est un langage qui, certes, ne convient pas dans la circonstance à des conseillers qui vivent dans sa dépendance! Des paroles comme celles que vous avez dites l'un et l'autre siéent à des ennemis déclarés et qui s'avancent pour le combat; mais dans votre bouche, elles ne sont point à louer.
«Certes! j'enverrais à la mort ces deux coupables, qui osent vanter les forces de mes ennemis, si leurs anciens services n'inclinaient mon courroux à la clémence: ils iraient voir à l'instant même, envoyés par moi, le Dieu sombre Yama!
«Que ces deux méchants sortent d'ici et s'éloignent vite de ma présence! je ne veux plus vous avoir sous les yeux, vous de qui les paroles offensent!»
À ces paroles, les deux ministres Çouka et Sârana, tout confus, de saluer ce monarque aux dix têtes avec le mot d'usage: «Triomphe!» et de sortir à l'instant.
Il manda le Rakshasa Vidyoudjihva, magicien au grand corps, à l'immense vigueur; puis il entra dans le bocage où était la Mithilienne. Quand le puissant magicien fut venu, le monarque des Rakshasas lui dit: «Je veux au moyen de ta magie fasciner l'âme de Sîtâ, cette fille du roi Djanaka. Fais-moi donc à l'instant une tête enchantée avec un grand arc et sa flèche: puis, reviens à moi, noctivague, une fois ton œuvre finie.»
«Oui!» répondit à ces mots le coureur de nuit Vidyoudjihva, qui bientôt mit sous les yeux de Râvana ce travail de magie parfaitement exécuté. Le roi, content de lui, gratifia d'une parure l'habile enchanteur et, d'un pas empressé, il entra dans le joli bosquet d'açokas.
Là, il vit la triste Djanakide, venue elle-même dans ce bocage, plongée dans une affliction qu'elle ne méritait pas, rêvant à son époux et surveillée de loin par ses épouvantables Rakshasîs. Le monarque à l'âme vicieuse dit ces mots à l'adolescente fille du roi Djanaka, qui, tristement assise, détournait de lui sa face et tenait son visage baissé vers la terre:
«J'ai toujours été avec toi comme un flatteur, esclave des femmes; mais, à chaque fois, tu m'as traité comme un être à qui l'on paye en mépris la douceur de ses paroles. Je refrène ma colère soulevée contre toi, Sîtâ, comme un habile cocher, abordant un chemin difficile, modère la course de ses chevaux. Ton époux, noble Dame, vers lequel ton âme se reporte sans cesse, quand elle répond à mes flatteries, est mort dans un combat. Ainsi, de toutes les manières, j'ai coupé ta racine et j'ai terrassé ton orgueil: grâce à ton malheur, tu seras donc mon épouse, Sîtâ!
«Écoute quelle fut la mort de ton époux, aussi épouvantable que la mort de Vritra lui-même! Il est vrai que ton Raghouide, environné d'une armée nombreuse, commandée par Sougrîva, le roi des singes, a franchi l'Océan pour me tuer!
«Abordé sur la rive méridionale de la mer, à l'heure où le soleil s'inclinait vers son couchant, il s'est campé avec une grande armée. Nos espions, se glissant au milieu de la nuit, ont d'abord visité ces troupes, qu'il ont trouvées lasses du voyage et dormant un agréable sommeil. Ensuite une grande armée de moi, que Prahasta commandait, a surpris dans cette nuit même le camp, où reposaient Râma et Lakshmana. Pleuvent alors de toutes parts au milieu des singes les kampanas, les crocs aigus, les bhallas, les tchakras-de-la-mort, les haches, une grêle de flèches, une tempête de pattiças, de bâtons en fer massif, de pilons, de massues, de lances, de maillets d'armes et de marteaux de guerre luisants, de traits, de grands disques, de moushalas et d'effrayants leviers tout en fer. Bientôt le terrible Prahasta d'une main ferme coupa de plusieurs coups avec une grande épée la tête de Râma, plongé dans le sommeil. Blessé dans le dos à l'instant qu'il se levait en sursaut, Lakshmana, mettant de lui-même un frein à sa valeur, s'enfuit avec les singes vers la plage orientale.
«C'est ainsi que mon armée immola ton époux avec son armée. Sa tête me fut apportée ici couverte de poussière avec les yeux remplis de sang.»
En ce moment, le monarque des Rakshasas dit aux oreilles mêmes de Sîtâ à l'une des Rakshasîs: «Fais entrer Vidyoudjihva aux actions féroces, qui m'apporta lui-même du champ de bataille la tête du Raghouide. À ces mots, la Rakshasî d'aller en courant vers le Rakshasa et d'introduire avec empressement le rôdeur impur des nuits. Vidyoudjihva, portant la tête et l'arc, se prosterna, le front jusqu'à terre, et se tint devant le monarque. Ensuite le puissant Râvana dit à l'épouvantable Démon, placé debout et près de lui:
«Mets, sans différer, la tête de ce Daçarathide sous les yeux de Sîtâ! Allons! qu'elle voie, cette malheureuse, la dernière condition de son époux.»
À ces paroles, l'esprit impur, ayant fait rouler aux pieds de Sîtâ une tête si chère à sa vue, disparut au même instant, et Râvana, jetant lui-même devant elle un grand arc tout resplendissant: «Voilà, dit-il, ce qu'on appelle dans les trois mondes l'arc de Râma! Cette arme, à laquelle tient sa corde, c'est Prahasta qui me l'apporta ici lui-même, après qu'il en eut tué le maître dans cette nuit de combat.»
Quand Râvana vit Sîtâ, qui, fidèle à sa foi conjugale et déchirée par le malheur de son époux, versait des larmes: «Qu'as-tu, lui dit-il, à voir ici davantage? Allons! deviens mon épouse, noble dame!»
À peine Sîtâ eut-elle vu cet arc gigantesque et la tête ravissante; à peine eut-elle vu, et les cheveux, et cette place de la tête, où leur extrémité se rattachait en gerbe, et le joyau étincelant de l'aigrette, que, tombée dans une profonde douleur et convaincue par tous ces traits exposés devant ses yeux, elle se mit à maudire Kêkéyî et à pousser des cris comme un aigle de mer.
«Jouis, au comble de tes vœux, Kêkéyî! ce héros qui répandait la joie dans sa famille est tué, et toute sa race est détruite avec lui par une ambitieuse, amie de la discorde!»
La chaste Vidéhaine eut à peine articulé ces mots, que, tremblante et déchirée par sa douleur, elle tomba sur la terre, comme un bananier tranché dans un bois. Dès que la respiration lui fut rendue et qu'elle eut recouvré sa connaissance, elle baisa cette pâle tête et gémit cette plainte avec des yeux troublés:
«Je meurs avec toi, héros aux longs bras! c'est là ce que demande la foi que j'ai vouée à mon époux. Ce dernier état de l'homme est donc maintenant le tien, et mon veuvage m'arrache également la vie. Le premier et le plus saint asile de la femme, dit-on ici-bas, est celui qu'elle trouve auprès de son époux. Honte soit donc à moi, qui peux te voir dans cet état suprême de la mort!
«En effet, toi qui fus renversé dans ton premier élan pour me sauver, n'est-ce point à cause de moi que tu fus tué dans cette lutte avec les Rakshasas? La parole de ceux qui t'avaient promis une longue vie n'était donc pas vraie, héros à la force inimaginable, puisque tu n'as point vécu de longues années. Comment as-tu pu tomber dans cette mort sans la voir, toi, versé dans les traités de la politique, habile à te garantir des malheurs et qui savais opposer la ruse à la ruse? Mais, quelque savant qu'il soit, la science de l'homme expire au moment qu'arrive le Destin contraire et que vient l'heure de la mort. Car la mort, impérissable et souveraine, moissonne également tous les êtres.
«Sans doute, tu es allé dans le ciel, héros sans péché, te réunir à Daçaratha, ton père et mon beau-père, ainsi qu'à tes antiques aïeux? Là, tu contemples ces rois saints de ta race immaculée, qui, en célébrant les cérémonies des plus grands sacrifices, ont mérité de former dans le ciel une constellation.
«Pourquoi ne tournes-tu pas tes yeux sur moi, Râma? Pourquoi ne m'adresses-tu pas une parole, à moi qu'enfant tu pris enfant pour ton épouse et qui toujours accompagnai tes pas?
«Lakshmana, revenu seul de nous trois, qui étions partis pour l'exil, répondra aux questions de Kâauçalyâ, insatiable de chagrins.
«Il racontera donc, héros, ta mère l'interrogeant, et mon enlèvement par un Démon, et cette mort fatale, que tu as reçue des Rakshasas dans une heure où tu dormais. À la nouvelle que son fils unique fut tué dans le sommeil et qu'un Rakshasa m'avait déjà lui-même ravie à mon époux, elle quittera sans doute la vie, car tout son cœur se brisera. Allons, Râvana! fais-moi tuer promptement sur le corps de Râma! Joins l'épouse à son époux, et procure-moi ce bonheur, le plus grand que je puisse goûter maintenant.
«Place ma tête sur cette froide tête, unis mon corps à son corps: je suivrai dans sa route mon époux magnanime!»
Ainsi la fille du roi Djanaka gémissait, consumée par sa douleur, et contemplait avec ses yeux troubles ce qu'elle croyait l'arc et la tête de son époux. Mais, tandis qu'elle se lamente de cette manière, voici venir le général des armées, les mains réunies en coupe, désirant parler au puissant monarque. Dans le même instant, l'âme troublée de ce qu'il venait d'apprendre, le portier du palais courut annoncer au noctivague souverain la nouvelle effrayante et malheureuse, que le général apportait à son maître. «Triomphe, dit-il, fils d'une noble race!» Puis, après qu'il se fut incliné sur la terre, il raconta d'un air stupéfait la chose à l'Indra même des Rakshasas: «Prahasta est arrivé avec tous les conseillers; il désire t'informer d'une affaire un peu fâcheuse, qui nous est survenue.»
À ces mots, le puissant monarque sortit avec empressement, et vit Prahasta, qui attendait non loin, accompagné des ministres. Mais à peine fut-il sorti, vivement ému, que la tête feinte s'évanouit et que l'arc gigantesque disparut avec elle.
Ayant su que Sîtâ était comme aliénée par sa douleur, une Rakshasî, nommé Saramâ, s'approcha de la Vidéhaine pour la consoler. Car, pleine de compassion et ferme dans ses vœux, elle s'était prise d'affection pour Sîtâ et lui adressait toujours des paroles aimables. Elle vit donc alors Sîtâ, l'âme pénétrée de chagrin, assise et souillée de poussière, comme une cavale qui s'est roulée dans la poudre.
Quand elle vit sa chère amie dans une telle situation, Saramâ, cherchant à la consoler, lui dit ces mots d'une voix émue par l'amitié: «Djanakide aux grands yeux, ne plonge pas ton âme dans ce trouble. Il est impossible qu'on ait surpris dans le sommeil ce Râma, qui a la science de son âme. La mort ne trouve même aucune prise dans ce tigre des hommes. On ne peut tuer les héros quadrumanes, qui ont pour armes de grands arbres et que Râma défend, comme le roi des Immortels défend les Dieux. Tu es fascinée par une illusion, ouvrage d'un terrible enchanteur. Bannis ton chagrin, Sîtâ! la félicité va renaître pour toi!»
Tandis que la bonne Rakshasî parlait de cette manière avec Sîtâ, elle entendit un bruit épouvantable d'armées qui en venaient aux mains; et, quand elle eut distingué le bruit des tymbales frappées à grands coups de baguette, Saramâ dit ces mots à Sîtâ d'une voix douce:
«Écoute! la tymbale effrayante, qui fait courir le brave à ses armes et qui fend le cœur du lâche, envoie dans les airs un son profond comme le bruit des nuées orageuses. Voici qu'on met le harnais aux éléphants déjà enivrés pour les combats; voici qu'on attelle aux chars les coursiers; on entend çà et là courir les fantassins, qui ont vite endossé la cuirasse, de toutes parts toute la rue royale est encombrée d'armées, comme la mer de grands flots impétueux à la fougue indomptable.
«Cette épouvante des Rakshasas, belle aux yeux charmants comme les pétales du lotus, c'est Râma qui l'inspire, tel que le Dieu, armé de sa foudre sème la terreur chez les Daîtyas. Bientôt, sa colère éteinte dans le sang de Râvana, ton époux, d'une bravoure inconcevable, viendra te reprendre ici comme le prix de sa conquête!»
De même que le ciel, en versant la pluie, redonne la joie à la terre; de même la bienveillante Yâtoudhânî remit dans la joie avec un tel discours cette âme égarée, où il était né un cuisant chagrin. Ensuite, cette bonne amie, qui désirait procurer le bien de son amie, lui tint ce langage à propos, elle qui savait les moments opportuns, et, débutant par mettre un sourire en avant de ses paroles: «Je puis m'en aller vers ton Râma, dit-elle, et revenir sans qu'on le sache, belle aux yeux noirs, après que je lui aurai fait part de tous ces discours.»
À Saramâ qui parlait ainsi, la Vidéhaine répondit ces douces paroles d'une voix faible et comme étouffée par le chagrin qu'elle venait d'éprouver: «Si tu veux me rendre un service, si tu es mon amie, va et veuille bien t'informer ainsi: «Qu'est-ce que fait Râvana?»
«Voici la grâce que je voudrais obtenir de toi, femme, de qui les promesses sont une vérité: c'est que je sache toutes les actions du monarque aux dix visages, ses discours touchant Râma et ce qu'il aura décidé même en conseil.»
À ces mots d'elle, Saramâ, troublée par ses larmes, répondit à Sîtâ d'une voix douce ces nobles paroles: «Si c'est là ton désir, belle Djanakide, je pars à l'instant pour l'accomplir.» Elle dit et s'en alla près du puissant Démon, où elle entendit tout ce que Râvana délibérait avec ses ministres. Quand elle eut découvert les résolutions du cruel monarque, elle revint avec la même vitesse au charmant bocage d'açokas. Entrée là, elle vit Sîtâ qui l'attendait, Sîtâ, belle comme Laksmî sans lotus à la main.
«Écoute, Mithilienne, ce qu'a résolu ton ravisseur. Aujourd'hui sa mère elle-même a supplié, Vidéhaine, le monarque des Rakshasas pour ta délivrance; et le plus vieux de ses ministres lui fit entendre bien longtemps ses représentations:
«Qu'on traite avec les honneurs de l'hospitalité, ont-ils dit, le roi de Koçala, et qu'on lui rende sa Mithilienne. Que ses exploits merveilleux dans le Djanasthâna, sa traversée de la mer, la vue de ce qu'il est comme Dieu sous une forme humaine, et le carnage des Rakshasas nous suffisent pour exemple! En effet, quel homme aurait pu consommer de tels actes sur la terre?» Mais en vain ces avertissements lui sont-ils donnés longuement par sa mère et le plus vieux de ses conseillers, il n'a point la force de te rendre la liberté, comme l'avare ne peut se résoudre à lâcher son or. Ton ravisseur, Djanakide, ne pourra jamais prendre sur lui de te renvoyer sans combat. Voilà quelle résolution fut arrêtée par le monarque des Rakshasas dans le conseil de ses ministres; et cette pensée demeure immuable par le décret même de la mort. Ni Râma lui-même, ni aucun autre ne peut donc briser tes fers sans combat. Mais ne te fais nullement de cette difficulté un pénible souci. Le Raghouide saura bien, Sîtâ, reconquérir son épouse, et, Râvana une fois immolé par ses flèches, ton époux te remmènera dans sa ville, Mithilienne aux yeux noirs.»
Au même instant, il s'éleva dans le camp de Râma un bruit de tambours mêlé au son des conques, et les montagnes en furent toutes ébranlées.
Au bruit épouvantable qui s'élevait, envoyé au loin par un vent impétueux, la grande ville s'affaissa tout entière dans la peur, tant elle ne put supporter le tumulte des singes.
Râvana le Rakshasa délibéra de concert avec ses ministres; il examina les choses; il établit dans Lankâ la plus vigoureuse défense. Il confia la porte orientale au Démon Prahasta, il mit le quartier du midi sous la garde de Mahâpârçwa et de Mahaudara. Il commanda pour la porte occidentale de la ville son fils Indradjit, le grand magicien, environné de nombreux Yâtavas. Il préposa les deux compagnons Çouka et Sârana sur la partie du nord: «C'est là que je serai de ma personne;» dit-il à ses ministres. Il mit Viroûpâsksha d'un grand courage et d'une grande force à la tête de la division postée au milieu de la ville. Quand il eut ainsi disposé les choses dans Lankâ, le souverain des Rakshasas, fasciné par la puissance de la mort, se crut déjà maître du succès.
Parvenus enfin sur le territoire des ennemis, les deux rois des hommes et des quadrumanes, le singe fils du Vent, Djâmbavat, le roi des ours, et le Rakshasa Vibhîshana, Angada, Lakshmana, Nala et le singe Nîla se réunirent tous en conseil pour délibérer.
«La voilà donc qui se montre à nos yeux, dirent-ils, cette Lankâ inexpugnable aux Démons, aux Gandharvas, aux Dieux mêmes et par conséquent aux hommes!»
Tandis qu'ils se parlaient ainsi, le vertueux Vibhîshana, prince habile dans toutes les affaires soumises à la délibération d'un conseil, tint ce langage utile à Râma, mais funeste à Râvana; discours aux excellentes idées et tissu même avec la substance de la raison:
«Mes quatre compagnons, d'une vigueur sans mesure, Anala, Hara, Sampâti et Praghasa, sont allés, au moyen de la magie, dans la ville de Lankâ et sont revenus ici près de moi dans l'intervalle d'un clin d'œil seulement. Changés en oiseaux, ils sont tous entrés dans la cité de l'ennemi, et, visitant ses quartiers, ils ont vu toutes les dispositions faites pour la défense.»
Aussitôt ouïes les paroles qu'avait dites ce frère puîné de Râvana, le Raghouide tint ce langage dans le but d'opposer victorieusement la force à la force des ennemis. «Environné de plusieurs milliers des plus grands héros simiens, que Nîla le singe fonde sur Prahasta le Rakshasa. Qu'appuyé d'une armée formidable, Angada, fils de Bâli, courre à la porte méridionale sur Mahâpârçwa et Mahaudara. Que le fils du Vent à la magnanimité sans mesure enfonce la porte du couchant et pénètre dans la ville, escorté par une foule de singes!
«Quant à moi, me réservant la mort de Râvana, cet Indra puissant des Rakshasas, je forcerai, secondé par le Soumitride, la porte septentrionale de la ville. Enfin que Sougrîva, le roi des singes, et le monarque des ours, et le frère puîné de l'Indra même des Rakshasas se tiennent prêts à charger le corps d'armée posté au milieu de la ville.
«Je défends à tous les simiens de prendre une forme humaine dans la bataille, afin que tous conservent les moyens de se reconnaître au milieu de la mêlée dans leurs divisions respectives. «C'est un singe!» diront nos gens, qui les distingueront à cette marque.»
Après qu'il eut dit ces paroles à Vibhîshana pour le triomphe de ses armes, le sage Râma conçut la pensée de monter sur la cime du Souvéla.
Parvenu avec les singes au sommet, il s'assit là sur une roche à la surface unie. Ensuite des troupes de simiens, couvrant la terre à la distance de trois yodjanas, gravirent toutes en sautant cette montagne, la face tournée vers le midi. Arrivés là de tous les côtés en peu de temps, ils virent devant eux la ville de Lankâ remplie de Rakshasas épouvantables, d'un immense courage et de formes différentes, impatients de combattre; tous les singes poussèrent de hautes clameurs, tels que des paons à la vue de nuages pluvieux. Ensuite le soleil, rougi par le crépuscule, disparut au couchant et la nuit vint promener la pleine lune comme une lampe au milieu du ciel.
Quand il eut à propos arrêté mainte et mainte résolution, désirant une exécution immédiate, connaissant la vérité des choses dans leur enchaînement et leurs conséquences, se rappelant d'ailleurs à quels devoirs les rois sont obligés, le Daçarathide appela vers lui Angada, fils de Bâli, et lui dit ces mots avec le consentement de Vibhîshana: «Va, mon ami, vers le monarque aux dix têtes; ose traverser, exempt de crainte et libre d'inquiétude, la ville de Lankâ, et répète ces mots, recueillis de ma bouche, à ce Râvana, de qui la fortune est brisée, la puissance abattue, la raison égarée et qui cherche la mort:
«Abusant des grâces que t'a données Brahma, l'orgueil est né dans ton cœur, vaniteux noctivague; et ta folie est montée jusqu'à outrager les rois, les Yakshas, les Nâgas, les Apsaras, les Gandharvas, les Rishis et même les Dieux! Je t'apporte ici le châtiment dû à ces forfaits, moi, de qui tu as suscité la colère par le rapt de mon épouse; et j'ai la force de tenir la peine levée sur ta tête, moi, que tu vois déjà placé devant la porte de Lankâ. De pied ferme dans le combat, je suivrai le chemin, Rakshasas, de tous les rois saints, des Maharshis et des Dieux. Montre-nous donc ici, roi des noctivagues, cette vigueur avec laquelle tu m'as enlevé Sîtâ, après que tu m'eus fait sortir de mon ermitage au moyen de la magie. Je ne laisserai pas un Rakshasa dans ce monde avec mes flèches acérées, si tu ne me rends la Mithilienne et ne viens implorer ma clémence. Renonce à la souveraineté de Lankâ, abdique l'empire, quitte le trône, et, pour sauver ta vie, insensé, fais sortir ma Vidéhaine. Ce Vibhîshana qui est venu me trouver, ce sage Démon, le plus vertueux des Rakshasas et comme le devoir incarné, va gouverner, sous ma protection, le vaste empire de Lankâ.»
À ces mots de Râma, infatigable en ses travaux, le fils de Târâ se plongea dans les airs et partit: on eût dit le feu revêtu d'un corps. Un instant après, le gracieux messager abattit son vol sur le palais du monarque, où il vit Râvana paisible et calme assis dans son trône au milieu de ses conseillers. Descendu près de lui, le jeune prince des singes, Angada aux bracelets d'or, se tint vis-à-vis, resplendissant comme un brasier flamboyant.
Puis, s'étant fait connaître lui-même, il rendit, sans rien omettre, au despote, environné de ses ministres, les grandes, les suprêmes, les irréprochables paroles du Raghouide.
À ces paroles mordantes, que lui jetait le roi des singes, Râvana fut saisi d'une violente colère, et, les yeux tout enflammés d'une fureur débordante, il dit alors plus d'une fois aux ministres: «Qu'on saisisse et qu'on châtie cet insensé!» À peine Râvana, de qui la splendeur égale celle du feu, a-t-il articulé ces mots, quatre épouvantables noctivagues s'emparent aussitôt d'Angada. Le héros se laissa prendre volontairement lui-même pour donner sa force en spectacle dans l'armée des Yâtoudhânas. Mais Angada étreignit aussitôt dans ses deux bras les quatre noctivagues, et, les emportant comme des serpents, il s'envola sur le comble du palais, semblable à une montagne. Rejetés par lui du haut des airs avec impétuosité, tous ces Rakshasas alors de tomber sur la terre sans connaissance et la vie brisée. Le fortuné Angada frappe alors de son pied la cime du palais, et ce comble superbe tomba du choc aux yeux mêmes du monstre aux dix têtes. Quand il eut brisé le sommet du palais et proclamé son nom: «Victoire, s'écria-t-il, au roi Sougrîva, le puissant monarque des singes! Et à Râma, le Daçarathide, et au vigoureux Lakshmana, et au vertueux roi Vibhîshana, le souverain des Rakshasas! car il obtiendra ce vaste empire de Lankâ, après qu'il t'aura couché mort dans la bataille.»
Alors, joyeux, Angada se battit les bras avec ses mains, s'élança dans les cieux, revint en la présence du magnanime Râma, et, de retour aux pieds de Sougrîva, il rendit compte de toute sa mission. À peine Râma eut-il ouï ce rapport, tombé de la bouche d'Angada, qu'il fut ravi de la plus haute admiration et tourna ses pensées vers la guerre.
L'outrage fait à son palais avait allumé dans Râvana la plus vive colère, et, prévoyant sa ruine à lui-même, il poussait de profonds soupirs.
Alors et sous les regards mêmes du monarque des Rakshasas, les armées, dévouées au bien de Râma, escaladaient par sections la ville de Lankâ. Ces héros d'une vigueur infinie ébranlaient, soit à coups de poing, soit en frappant, les uns avec des arbres, les autres avec les pitons des montagnes, ces hautes portes et ces remparts solides, inébranlables; et remplissant, ou de terre sèche, ou de sommets arrachés des monts, les fossés aux ondes limpides, les singes combattaient vaillamment.
Ils dévastaient les arcades faites d'or, ils secouaient les hautes portes, semblables aux cimes du Kêlâsa, et volant, bondissant, élevant des cris, les singes, pareils à de grandes montagnes, se ruaient tous sur Lankâ même.
L'âme enveloppée de colère, Râvana aussitôt de commander à toutes les armées de sortir au pas de course. À son ordre, les héros joyeux de s'élancer par toutes les portes en masses compactes, tels que les courants de la mer. Au même instant une bataille épouvantable s'engage entre les Rakshasas et les singes, comme si les Dânavas en venaient aux mains avec les Dieux. Proclamant à haute voix leurs propres qualités, les terribles Démons frappent les singes avec des massues enflammées, des lances, des piques en fer ou des haches; et les singes de tous les côtés répondent aux coups des Rakshasas avec les dents et les ongles, avec des arbres aux grands troncs, avec des cimes de montagnes.
D'autres affreux Démons blessaient du haut des remparts avec des javelots et des piques en fer les singes placés en bas sur la terre. Ceux-ci alors d'un vol rapide s'élancent irrités et précipitent à coups de poing les Rakshasas du haut des remparts.
Dans ce moment, il s'engagea une série de combats singuliers entre les singes et les Rakshasas, qui se précipitaient à l'envi les uns contre les autres.
Le Rakshasa Indradjit à la grande vigueur et d'une bravoure égale à celle de Râvana, son père, combattit avec Angada, fils de Bâli.
Sampâti, toujours difficile à vaincre dans une lutte, en vient aux mains avec Pradjangha.
Le vigoureux Hanoûmat lui-même entreprit Djâmboumâlî. Poussé d'une bouillante colère, Vibhîshana fit tête dans la bataille à Mitraghna d'une fougue irrésistible; et Nala à la grande vigueur croisa le fer avec le Rakshasa Tapana.
Nîla à la vive splendeur se battit avec Soukarna, et Sougrîva, le roi des singes, affronta le duel avec Praghasa. Le sage Lakshmana se posa dans le combat à l'encontre de Viroûpâksha; mais Râma seul eut quatre ennemis à combattre, l'invincible Agnikétou, le Démon Raçmikétou, Souptaghna et Yadjnakétou.
Beaucoup d'autres guerriers quadrumanes s'étaient couplés avec beaucoup d'autres guerriers Yâtavas pour se livrer des combats singuliers. Là, bouillonnait donc une épouvantable, immense, tumultueuse bataille de héros singes et Rakshasas, désirant tous également la victoire. Sortis du corps des Rakshasas et des singes, on voyait couler des fleuves de sang, roulant une foule de cadavres, où les cheveux des morts figuraient aux yeux des herbes fluviales.
Habitué à rompre les armées des ennemis, le héros Indradjit, plein de colère, frappa de sa massue Angada, comme Indra lui-même frappe de son tonnerre. Mais le bel Angada lui brise dans la bataille son char aux admirables ais d'or, ses chevaux, son cocher, et pousse un cri de victoire. Sampâti, blessé par trois flèches de Pradjangha, asséna un coup du shorée, qu'il tenait, à son adversaire, et l'étendit sur le champ du combat. Atikâya, de qui la vigueur infinie pouvait briser l'orgueil des Démons et des Dieux, perça de ses flèches Rambha et Vinata même. Tapana fondit sur Nala, qui fondait sur lui; mais l'épouvantable singe d'un coup de sa paume lui enfonça les deux yeux. Le Démon à la main prompte de lui déchirer le corps avec ses flèches acérées, mais Nala d'assommer Tapana avec son poing, aussi lourd qu'une montagne.
Bouillant de colère et debout sur son char, le vigoureux Djâmboumâlî perça dans le combat Hanoûmat entre les deux seins avec sa lance de fer. Mais le fils du Vent s'élança sur le char, et, frappant le Démon avec la paume seulement, il broya sa tête, pareille au sommet d'une montagne. Mitraghna de ses flèches aiguës avait hérissé le corps de Vibhîshana, et celui-ci dans sa colère assomma le Rakshasa d'un coup de sa massue. Praghasa, qui dévorait, pour ainsi dire, les bataillons, tomba sous l'alstonie, dont s'était armé le roi des singes, et Sougrîva de pousser un cri de victoire. Avec une seule flèche, Lakshmana eut raison de Viroûpâksha, ce Rakshasa d'un aspect épouvantable, qui semait des averses de flèches.
Les traits de l'invincible Anikétou, ceux de Raçmikétou, de Souptaghna et du Rakshasa Yadjnakétou avaient blessé Râma. Mais, avec quatre flèches, Râma dans sa colère de trancher les têtes de ses quatre ennemis: les chefs coupés bondissent hors des épaules et croulent sur la terre.
Debout lui-même sur un char, Vidyounmâlî transfora de ses dards aux ornements d'or le roi Soushéna et poussa maint cri de victoire; mais celui-ci, voyant un instant propice, le saisit et soudain lui broya son char sous le coup d'une grande cime de montagne. Alors, grâce à sa légèreté naturelle, le noctivague Vidyounmâlî sauta vite à bas du char et se tint pied à terre, une massue à la main.
Aussitôt, enflammé de colère, Soushéna, le roi des singes, prit un vaste rocher et courut sur le noctivague. Néanmoins, d'un mouvement rapide, le rôdeur des nuits, Vidyounmâlî, frappa dans la poitrine avec sa massue le roi Soushéna au moment qu'il fondait sur lui. Mais le quadrumane, sans faire aucune attention à ce terrible coup de massue, envoya sa lourde roche tomber dans la poitrine même de son rival et termina ce grand combat. Tué par l'atteinte du rocher, le noctivague Vidyounmâlî tomba sur la terre, ayant son cœur moulu et sa vie brisée.
Tandis que les Rakshasas et les singes combattaient ainsi, le soleil parvint à son couchant et fut remplacé dans les cieux par la nuit destructive des existences. Alors un combat de nuit infiniment épouvantable s'éleva entre ces guerriers qu'une haine mutuelle armait l'un contre l'autre et qui tous désiraient également la victoire: «Es-tu Rakshasa?» disaient les singes; «es-tu un singe?» criaient les Rakshasas; et tous, à ces mots, ils se frappaient dans le combat de coups réciproques au milieu de cette affreuse obscurité. «Fends!... déchire!... amène!» disaient les uns; «Traîne-le!... mets-les en fuite!» criaient les autres. On ne distinguait que ces mots dans un bruit confus au milieu de cette affreuse obscurité.
Sous leurs cuirasses d'or, les noirs Démons apparaissaient dans les ténèbres comme de grandes montagnes, dont le feu consume les forêts et les herbes. Les ours, couleur de la nuit, circulaient pleins de fureur et dévoraient les noctivagues au milieu de cette affreuse obscurité. Remplis de colère, les Rakshasas à la vigueur immense criaient eux-mêmes çà et là, dévorant les quadrumanes au milieu de cette inextricable nuit.
Les singes, élevant, abaissant leur vol, plongeaient à leur tour dans l'empire d'Yama les Rakshasas, qu'ils frappaient avec les poings et les dents. Répétant leurs assauts, ils déchiraient à belles dents, pleins d'une violente colère, et les coursiers aux riches panaches d'or, et les drapeaux semblables à la flamme du feu. Répétant leurs assauts, ils mettaient en pièces avec l'ongle et la dent les chars, les conducteurs, les fantassins, les éléphants et les guerriers habitués à combattre sur les éléphants.
Râma et Lakshmana, visant avec justesse aux plus excellents des noctivagues, les frappaient de leurs flèches pareilles à la flamme du feu.
Déroulée par le sabot des chevaux et soulevée par les roues des chars, une poussière épaisse dérobait aux yeux et les armées et toutes les plages du ciel.
Le bruit confus des tambours, des tymbales et des patahas, mêlé d'un côté au son des conques et des flûtes, jouées par les terribles Démons aux formes changeantes, d'un autre aux gémissements des Rakshasas blessés, aux cliquetis des armes, aux hennissements des chevaux, frappaient les oreilles du plus épouvantable fracas. Le champ du combat, affreux à voir, affreux à marcher dans un bourbier de chair et de sang, n'offrait là que des bouquets d'armes au lieu de ses présents de fleurs.
Alors, enflammé de colère, Indradjit, furieux, se mit à ravager de toutes parts l'armée d'Angada par une averse de flèches.
Angada, ce roi vigoureux de la jeunesse, arrache, l'âme tout enveloppée de colère, un vaste rocher à la force de ses bras et pousse trois et quatre fois un cri. Submergé sous un torrent de flèches, le prince simien lance rapidement son roc et brise le char de son ennemi sous la chute impétueuse de cette masse. Indradjit, à qui le terrible singe avait tué ses chevaux et son cocher, abandonne son char à l'instant, et, puissant magicien, il se rend alors même invisible.
Indradjit, humilié, ce héros méchant, habile à manier toutes les flèches et terrible dans les batailles, courut sacrifier au feu suivant les rites sur la place destinée à consumer les victimes. Tandis qu'il célébrait les cérémonies en l'honneur du feu, les Yâtavas s'empressèrent d'apporter là, où le Râvanide était, des bouquets de fleurs, des habits et des turbans couleur de sang: des flèches à la pointe aiguisée, des morceaux de bois, des myrobolans belerics, des vêtements rouges et une cuiller double en fer noir. De tous côtés, à l'entour du feu, ils jonchèrent le sol de flèches, de leviers en fer et de traits barbelés.
Le guerrier, avide de combats, égorgea vivant un bouc noir et versa dans le feu, suivant les rites, le sang recueilli du cou. Une grande flamme, pure de fumée, s'allume soudain, et des signes, présage de victoire, se manifestent avec elle. Le feu s'enflamme de lui-même, et, tournant au midi la pointe de sa flamme, couleur d'or épuré, il accepte gracieusement l'oblation de beurre clarifié. Ensuite, du milieu des feux sacrés s'élança un char magnifique, attelé de quatre beaux coursiers avec des panaches d'or sur la tête.
Resplendissant comme le feu enflammé, à peine le fortuné Démon, qui s'était rendu invisible, eut-il rassasié du sacrifice le feu, les Asouras, les Dânavas et même les Rakshasas; à peine eut-il fait prononcer par la voix des Brahmanes les bénédictions et les vœux pour un bon succès, qu'il monta dans ce char éblouissant, nonpareil, brillant de sa propre substance, tel enfin que l'or épuré. Attelé de quatre chevaux sans frein, il marchait invisible, couvert de riches vêtements, approvisionné de traits divers, armé de grandes lances à l'usage des chars, muni partout de bhallas et de flèches ressemblantes à des lunes demi-pleines. Un serpent d'or massif, paré de lapis-lazuli et pareil en éclat au soleil adolescent, se déroulait sur le char: c'était le drapeau qu'arborait Indradjit.
Quand celui-ci eut sacrifié au feu avec les formules des prières consacrées chez les Rakshasas, il se tint à lui-même ce langage: «Aujourd'hui que j'aurai tué ces deux insensés, qui méritent la mort et que leur folle audace engage dans un combat, je vais rapporter une victoire délicieuse à Râvana, mon père!»
Monté dans le char aérien et se tenant invisible aux yeux, il blesse alors de ses dards aiguisés Râma et Lakshmana. Les deux frères, enveloppés dans une tempête de ses flèches, saisissent leurs arcs et lancent dans les cieux des traits épouvantables. Mais ce couple de héros à la grande force eut beau couvrir le ciel par des nuages de flèches, aucun trait ne vint toucher le Rakshasa, pareil à un grand Asoura.
Ayant fait naître des ténèbres, grâce à cette puissance de la magie dont il était doué, le Râvanide voila toutes les plages du ciel, enveloppées de brouillards et d'obscurité. Tandis qu'il se promenait ainsi dans les airs, on n'entendait, ni le bruit du char, ni celui des roues, ni le son de la corde vibrante à son arc: on n'entrevoyait même aucune forme de son corps.
Enfin la colère fit parler Lakshmana: «Je vais, dit-il plein de courroux à son frère, décocher la flèche de Brahma pour la mort de tous les Rakshasas!»
«Garde-toi bien, répondit celui-ci, de tuer pour un seul Rakshasa tous ceux qui vivent sur la terre et de confondre avec les Rakshasas qui nous font la guerre ceux qui ne combattent pas, ceux qui dorment, ceux qui sont cachés, ceux qui fuient et ceux qui viennent à nous les mains jointes!»
Dans l'intervalle à peine d'un clin d'œil, le Râvanide lia par la vertu d'une flèche enchantée les deux frères, qui, tombés sur le champ de bataille, ne pouvaient plus même remuer les yeux. Tous les membres percés, couverts l'un et l'autre de javelots et de flèches, en vain cherchaient-ils à briser le charme, ils gisaient comme deux bannières du grand Indra qu'on plie après une fête et qu'on lie d'une corde.
Héros, ils étaient couchés maintenant sur la couche des héros, ces deux frères ensevelis dans la douleur, baignés de sang et tous les membres hérissés de flèches! Il n'était pas dans tout le corps de ces deux guerriers une largeur de doigt sans blessure; il n'était pas si minime partie que les dards n'eussent percée ou même détruite.
Ensuite les singes, hôtes des bois, portant leurs yeux dans le ciel et sur la terre, virent gisants les deux frères Daçarathides, que les flèches tenaient là garrottés.
Vibhîshana et tous les singes furent saisis d'une vive douleur à la vue de ces deux héros, tombés sur la terre et couverts d'une grêle de flèches. Parcourant des yeux le firmament et toutes les plages du ciel, les simiens ne virent pas dans tout ce vaste champ de bataille Indradjit, qui se dérobait sous le voile de la magie. Mais Vibhîshana, regardant lui-même dans les airs avec des yeux éclairés de la même science, aperçut le fils de son frère, qui s'y tenait caché grâce aux prestiges de la magie.
Le Râvanide, habile à trouver les articulations dans tous les membres, se mit à fatiguer de ses épouvantables flèches, présent d'Agni, tous les chefs des quadrumanes, et, les enchaînant avec la magie de ses dards, il faisait tomber ces héros fascinés sur la face de la terre. Quand il eut semé les blessures et la terreur au milieu des singes par les torrents de ses flèches, il éclata d'un rire bruyant et dit ces paroles: «Ces deux frères, compagnons de fortune, je les ai garrottés à la face même de l'armée avec cet affreux lien d'une flèche: voyez, Rakshasas!» À ces mots, charmés de cet exploit, tous les noctivagues, accoutumés à combattre avec l'arme de la fraude, sont ravis dans la plus haute admiration. Tous alors de crier à grand bruit, comme les nuées tonnantes; et tous, à cette nouvelle: «Râma est tué!» d'honorer à l'envi ce vaillant Râvanide.
Ensuite l'indomptable Indradjit, victorieux dans cette bataille, entra d'un pied hâté dans la ville de Lankâ, rapportant la joie à tous les Naîrritas.
Là, il s'approcha de Râvana, il s'inclina devant son père, les mains jointes, et lui annonça l'agréable nouvelle que Râma et Lakshmana n'étaient plus. À peine eut-il ouï que ses deux ennemis gisaient morts, Râvana joyeux de s'élancer vers son fils et de l'embrasser au milieu des Rakshasas. Il baisa d'une âme toute satisfaite son fils sur le front; et celui-ci répondit aux questions de son père, en lui racontant sa bataille entièrement. Aussitôt que Râvana eut ouï le récit de ce guerrier au grand char, il rejeta le souci, que le vaillant Daçarathide avait déjà fait naître dans son âme, inondée par un torrent de plaisir, et, dans les transports de sa joie, il congratula son fils.
Le roi manda vers lui une vieille Rakshasî, personne éminente, dévouée, exécutant les choses à son moindre signe: elle était au-dessus des autres et se nommait Tridjatâ. Quand le monarque des Rakshasas vit la Démone accourue à la parole de son maître, celui-ci tint ce langage:
«Dis à la Vidéhaine qu'Indradjit, mon fils, a tué Râma et Lakshmana, fais-la monter sur le char Poushpaka et fais-lui voir les deux frères morts sur le champ de bataille. Sans incertitude, sans crainte, sans préoccupation maintenant, il est évident que la Mithilienne va s'approcher de moi, souriante et parée de toutes ses parures.»
À peine Tridjatâ et les Démones, ses compagnes, eurent-elles ouï ces paroles de Râvana le méchant, qu'elles s'en allèrent où était le char Poushpaka. Elles s'empressent de tirer le céleste chariot de sa remise, et viennent trouver la Mithilienne dans le bocage d'açokas.
Le monarque des Rakshasas fit pavoiser Lankâ de drapeaux, de banderolles, d'étendards, et, plein de joie, fit proclamer dans toute la ville: «Râma et Lakshmana sont morts: c'est Indradjit qui les a tués!»
Alors Sîtâ, du char, où elle était assise avec Tridjatâ, vit la terre couverte par des armées de héros quadrumanes, les Rakshasas, l'âme remplie de joie, mais l'aspect épouvantable, et les singes consumés par la douleur à côté de Râma et de Lakshmana. À la vue de ces deux héroïques Daçarathides, étendus sur le sein de la terre, la cuirasse détruite, l'arc échappé des mains, le corps, pour ainsi dire, tout revêtu de flèches, alors, noyée dans les pleurs du chagrin, tremblante, consumée par la douleur, elle se mit à gémir d'une manière lamentable.
«Tous les doctes interprètes des marques naturelles, qui m'ont dit: «Tu seras mère et tu ne seras jamais veuve!» n'avaient donc pas dit la vérité, puisque Râma fut tué aujourd'hui! Les savants, qui m'appelaient tous: «Fortunée, parce que tu seras, disaient-ils, l'épouse d'un héros et d'un roi,» ne disaient donc pas la vérité, puisque Râma fut tué aujourd'hui! Quand ces doctes sacrificateurs, qui ont sans cesse les Çâstras dans leurs mains, me prédisaient tous que je serais une reine couronnée, ils ne disaient donc pas la vérité, puisque Râma fut tué aujourd'hui! Tous ces brahmes savants, qui m'ont assuré dans l'audition des prières que je serais bienheureuse et que j'étais fortunée, ils assuraient donc eux-mêmes un mensonge, puisque Râma fut tué aujourd'hui!»
La Rakshasî Tridjatâ dit à l'infortunée, qui soupirait ces plaintes: «Reine, ne te livre pas au désespoir, car ton époux est vivant. On voit des marques certaines accompagner toujours la défaite des héros. En effet, quand le roi est tué, les chefs des guerriers ne sont pas si bouillants de colère et si brûlants d'exercer leur courage et leur impatiente ardeur.
«Une armée qui a perdu son général est sans vigueur, sans énergie; elle se débande; elle est dans une bataille ce qu'est au milieu des eaux un navire qui a perdu son gouvernail. Au contraire, cette armée, pleine d'ardeur, sans trouble, ses légions en bon ordre, garde ici le Kakoutsthide, étendu sur le champ de bataille.
«Fais attention, Mithilienne, à cet indice; il est bien grand: ces deux héros ont perdu le sentiment, et cependant la beauté ne les a pas encore abandonnés. Ce n'est pas ce qu'on voit ordinairement; car le visage des hommes qui ont rendu le dernier soupir et dont l'âme s'est enfuie, inspire à tous les yeux une insurmontable aversion. Secoue, fille du roi Djanaka, secoue ce chagrin et cette douleur, qu'a jetés dans ton âme ce triste aspect de Râma et de Lakshmana: ils n'ont pas, ces deux héros, perdu la vie.»
Semblable à une fille des Dieux, Sîtâ joignit les mains et répondit encore affligée à ces paroles de Tridjatâ: «Puisse-t-il en être ainsi!»
Là, dans ce bosquet délicieux, l'épouse du monarque des hommes ne put goûter de joie au souvenir de ces deux princes, qu'elle venait de contempler étendus sur le champ de bataille; car cette vue l'avait blessée au cœur, telle qu'une jeune gazelle, par une flèche empoisonnée.
Après beaucoup de temps écoulé, l'aîné des Raghouides, quoiqu'il fût tout criblé de flèches, reprit enfin sa connaissance, grâce à sa durabilité, grâce à l'union d'une plus grande part de l'âme divine dans sa nature humaine.
Il tourna d'abord ses regards sur lui-même, et, se voyant inondé de sang, il gémit et des larmes lentes coulèrent de ses yeux. Mais, quand il vit Lakshmana tombé près de lui, alors, saisi par la douleur et le chagrin, désespéré, il prononça d'un accent plaintif le nom de sa mère, et, d'une voix brisée, il dit au milieu des singes:
«Qu'ai-je à faire maintenant de Sîtâ, de Lankâ ou même de la vie, moi, qui, à cette heure, vois Lakshmana aux signes heureux couché parmi les morts? Je puis trouver ailleurs une épouse, un fils et même d'autres parents; mais je ne vois pas un lieu où je puisse obtenir de nouveau un frère consanguin. «Indra fait pleuvoir tous les biens;» c'est une parole des Védas; «mais il ne fait pas qu'il nous pleuve un frère!» c'est un adage qui n'est pas moins vrai. Soumitrâ est ma mère par son hymen avec mon père, et Kâauçalyâ est celle qui m'a donné le jour. Mais je ne fais aucune différence entre elles pour l'autorité d'une mère.»
Dans ce même instant, le Vent s'approcha du héros gisant et lui souffla ces mots à l'oreille: «Râma! Râma aux longs bras, souviens-toi dans ton cœur de toi-même. Tu es Nârâyana le bienheureux, incarné dans ce monde pour le sauver des Rakshasas: rappelle-toi seulement le fils de Vinatâ, ce divin Garouda, à l'immense vigueur, qui dévore les serpents! Et soudain il viendra ici vous dégager l'un et l'autre de cet affreux lien, dont vous ont enchaîné des serpents sous les apparences de flèches.»
Râma, les délices de Raghou, entendit ce langage du Vent et pensa au céleste Garouda, la terreur des serpents. Au même instant, il s'élève un vent impétueux avec des nuages accompagnés d'éclairs. L'eau de la mer est bouleversée, les montagnes sont ébranlées; tous les arbres nés sur le rivage sont brisés, arrachés avec les racines et renversés de mille manières dans les ondes salées au seul vent des ailes de l'invincible oiseau. Les serpents de la terre et les reptiles, habitants des eaux, tremblent d'épouvante.
Un instant s'était à peine écoulé, que déjà tous les singes voyaient ce Garouda à la grande force, comme un feu qui flamboyait au milieu du ciel. À la vue de l'oiseau, qui vient à tire d'aile, tous les reptiles de s'enfuir çà et là. Et les serpents, qui se tenaient sous la forme de flèches sur le corps de ces deux robustes et nobles hommes, disparaissent au plus vite dans les creux de la terre.
Aussitôt qu'il voit les princes Kakoutsthides, Garouda les salue et de ses mains il essuie leurs visages, resplendissants comme la lune. Toutes les blessures se ferment dès que l'oiseau divin les a touchés, et des couleurs égales sur tout le corps effacent dans un moment les cicatrices. Souparna, brillant comme l'or, les baisa tous deux, et, sous l'impression de ce baiser, il revint en eux-mêmes deux fois plus de force, de vigueur, d'énergie, de courage, de prévision et même d'intelligence qu'ils n'avaient auparavant. «Grâce à toi, lui dit Râma, nous avons échappé vite à cette profonde infortune, où le Râvanide nous avait plongés; nous sommes revenus promptement à la bonne santé; nous avons été délivrés du lien de ces flèches et nous avons obtenu même une force plus grande! Être fortuné, qui rehausses de célestes parures cette beauté dont tu es doué, qui es-tu, ô toi, qui, portant ces vêtements célestes, parfumes notre haleine de célestes guirlandes et de parfums célestes?»
Souparna, le monarque des oiseaux, embrassa, l'âme pleine de joie et les yeux troublés par des larmes de plaisir, le noble rejeton de Kakoutstha et lui dit en souriant: «Je suis ton ami, Kakoutsthide, et, pour ainsi dire, une seconde âme que tu as hors de toi: je suis le propre fils de Kaçyapa et je suis né de Vinatâ, son épouse. Je suis Garouda, que l'amitié fit accourir à votre aide; car ni les Asouras au grand courage, ni les Dânavas à la grande force, ni les Dieux ou les Gandharvas, Indra même à leur tête, n'auraient pu vous délivrer de ces flèches au lien souverainement épouvantable, que le farouche Indradjit avait forgées par la puissance de la magie. En effet, tous ces dards plongés dans ton corps, c'étaient des serpents infernaux se nouant de l'un à l'autre, aux dents aiguës, au subtil venin, que le Rakshasa avait changés en flèches par la vertu de sa magie.
«Fils de Raghou, il te faut déployer dans les batailles une grande vigilance; car tous les Rakshasas naturellement sont des êtres pour qui la fraude est l'arme habituelle de combat.»
Il dit; et, sur ces mots, Garouda à la force impétueuse décrivit au milieu des singes un pradakshina autour du noble Râma, et, se plongeant au sein des airs, il partit, semblable au vent. À la vue de ce merveilleux spectacle et des Raghouides rendus à la santé, les simiens de pousser tous à l'envi des acclamations de triomphe, qui portent la terreur dans l'âme des Rakshasas.
Les oreilles battues par le bruit vaste et profond de ces habitants des bois, les ministres de parler en ces termes: «Tels qu'on entend s'élever, comme le tonnerre des nuages, les cris immenses de ces milliers de singes joyeux, il a dû naître, c'est évident, au milieu d'eux un bien grand sujet d'allégresse; car voilà qu'ils ébranlent de leurs intenses clameurs toute la mer, pour ainsi dire.
À ces paroles de ses ministres, le monarque des Rakshasas: «Que l'on sache promptement, dit-il aux gens placés là près de lui autour de sa personne, la cause qui fait naître à cette heure une telle joie parmi ces coureurs des bois dans une circonstance née pour la tristesse!»
À cet ordre, ils montent avec empressement sur le rempart et promènent leurs yeux sur les armées commandées par le magnanime Sougrîva. Ils virent les deux nobles princes debout et libres des liens, dont ces flèches magiques les avaient garrottés: cette vue alors consterna les Rakshasas. L'âme tremblante, ils descendent vite du rempart, et, tristes, ils se présentent devant l'Indra des Rakshasas avec un visage abattu. L'affliction peinte sur la figure, ces noctivagues, tous orateurs habiles, rapportent suivant la vérité cette fâcheuse nouvelle à Râvana.
À ces mots, l'Indra puissant des Rakshasas, le visage consterné, l'âme enveloppée de tristes pensées, donna cet ordre au milieu des Rakshasas: «Sors, accompagné d'une nombreuse armée de guerriers aux formidables exploits, dit-il au Rakshasa nommé Dhoûmrâksha, et va combattre à l'instant Râma avec le peuple des bois!»
Les vigoureux noctivagues aux formes épouvantables attachent leurs sonnettes, et, joyeux, poussant des cris, ils environnent Dhoûmrâksha. Les chefs des Rakshasas, inabordables comme des tigres, s'élancent revêtus de cuirasses, ceux-ci montés sur des chars pavoisés de brillants drapeaux et défendus par un filet d'or, ceux-là sur des ânes15 aux hideuses figures, les uns sur des chevaux d'une vitesse incomparable, les autres sur des éléphants tout remplis d'une furieuse ivresse. Dhoûmrâksha, étourdissant les oreilles par un son éclatant, était monté sur un char divin, attelé d'ânes, aux ornements d'or, à la tête de lions et de loups.
Aussitôt qu'ils voient sortir le Démon aux yeux couleur de sang, tous les singes joyeux, avides de combats poussent des cris. Et, du même temps, s'éleva un combat tumultueux entre les simiens et les Rakshasas. Ils tombèrent dans cette bataille, déchirés mutuellement par les javelots impitoyables.
Son arc à la main et sur le front de la bataille, Dhoûmrâksha éparpillait en riant à tous les points de l'espace les singes fuyant sous les averses de ses flèches. Mais à peine eut-il vu le Rakshasa maltraiter son armée, soudain le Mâroutide empoigna un énorme rocher et furieux il fondit sur lui. Les yeux deux fois rouges de colère et déployant une force égale à celle du Vent, son père, il envoya la pesante roche tomber sur le char de l'ennemi.
Mais Dhoûmrâksha, qui avait déjà levé sa massue, voyant arriver cette grande masse, se hâta de sauter lestement à bas du char, et se tint de pied ferme sur la terre. Le rocher brisa le char et tomba sur la plaine.
Quand il eut rompu la voiture de l'ennemi, son timon et ses roues, cassé même son arc et son drapeau avec le char, Hanoûmat, le fils du Vent, se mit à répandre la terreur parmi les Démons à coups d'arbres enlevés, troncs et branches.
Brisés, la tête fendue, le corps tout broyé sous le poids de ces arbres énormes, les Rakshasas, noyés dans leur sang, tombèrent sur la face de la terre.
L'armée de Yâtavas une fois mise en déroute, le fils du Vent prit la cime d'une montagne et courut avec elle sur le vaillant Dhoûmrâksha.
Mais celui-ci, portant haut sa massue, de s'élancer rapidement contre Hanoûmat, qui fondait sur lui dans le combat avec des rugissements. Alors Dhoûmrâksha fit tomber avec impétuosité sa massue toute hérissée de pointes sur la poitrine d'Hanoûmat, enflammé de colère. Le Mâroutide à la grande valeur, que sa massue d'une forme épouvantable avait frappé au milieu des seins, n'en fut nullement ému. Et le singe qui possédait la force de Mâroute, sans même penser à ce terrible coup, déchargea, au milieu de la tête du Rakshasa la cime de montagne. Broyé sous la chute du lourd sommet, Dhoûmrâksha, tous ses membres vacillants, tomba soudain sur la terre, comme une montagne qui s'écroule.
À la vue de leur chef renversé, les noctivagues échappés au carnage de rentrer dans Lankâ, tremblants et battus par les singes. Tout bouleversé, les genoux brisés, la poitrine et les cuisses rompues, les yeux rouges de sang, la tête pendante, vomissant de la bouche un sang épais, Dhoûmrâksha tomba par terre, sa connaissance éteinte.
À peine eut-il appris la mort du héros, qu'il avait envoyé au combat, Râvana, plein de colère, dit ces mots à l'intendant de ses armées, qui s'était approché, les mains réunies en coupe: «Que des Rakshasas d'un épouvantable aspect, difficiles à vaincre et tous habiles au métier des armes, sortent à l'instant sous le commandement d'Akampana! Il a étudié les Traités sur la guerre, il sait défendre une armée; il est le plus excellent des hommes qui ont l'intelligence des batailles; il a toujours eu ma prospérité à cœur, il a toujours aimé les combats.»
Monté sur un char et paré de pendeloques d'un or épuré, le fortuné Akampana sortit, environné de formidables Rakshasas.
De nouveau, il s'alluma donc entre les singes et les Rakshasas une bataille infiniment épouvantable, où, de l'une et de l'autre part, on sacrifiait sa vie pour la cause de Râma et celle de Râvana.
Il était impossible aux combattants de se voir les uns les autres sur le champ de bataille, enveloppés qu'ils étaient par les nuages de poussière, où le blanc, le pourpre, le jaune et le bistre se confondaient ensemble dans une teinte unique. Ils ne pouvaient distinguer au milieu de cette poussière, ni un char, ni même un coursier, ni un drapeau, ni une bannière, ni une cuirasse, ni même une arme quelconque. On entendait le cri tumultueux des guerriers s'entrechargeant et poussant des cris; mais aucune forme n'était perceptible dans cette bataille confuse. Les singes irrités frappaient les singes dans le combat, et les Rakshasas tuaient les Rakshasas dans cette mêlée.
Bientôt la poussière fut abattue sur le sol, arrosée par un fleuve de sang, et la terre se montra aux yeux toute remplie par des centaines de cadavres.
Alors ce guerrier, le plus habile de ceux qui savent combattre sur un char, le vigoureux Akampana, emporté par sa colère, de précipiter contre les simiens son char et ses chevaux, dont le fouet ou l'aiguillon excitait la vitesse.
Les singes ne pouvaient tenir pied devant lui, à plus forte raison ne purent-ils combattre; et tous ils s'enfuirent, brisés par les flèches du général ennemi. Quand Hanoûmat vit ses proches tombés dans les mains de la mort ou réduits sous le pouvoir d'Akampana, il s'avança avec son immense vigueur. À peine tous les plus braves simiens ont-ils vu le grand singe dans la bataille, qu'ils se rallient et se pressent de tous les côtés autour du héros.
Mais Akampana inonde avec une averse de flèches Hanoûmat, ferme devant lui et tel qu'une montagne, comme Indra, le grand Dieu, inonde avec un torrent de pluie les sommets et les flancs d'un mont. Le fils du Vent, Hanoûmat à la vive splendeur pousse un éclat de rire et court sur le Rakshasa d'un pas qui, pour ainsi dire, fait trembler la terre.
Songeant qu'il n'avait pas d'arme et saisi de colère, il arracha un shorée, haut comme la cime d'une montagne. Le guerrier vigoureux tint d'une main l'arbre sourcilleux, et, poussant le plus effroyable cri, il remplit d'épouvante les Rakshasas. Ensuite il fondit sur Akampana pour le tuer, comme le Dieu courroucé de la foudre tua Namoutchi dans un grand combat. Mais le général des Rakshasas, le voyant porter haut son shorée, lui coupa de loin cette affreuse massue avec de grandes flèches en demi-lune. Hanoûmat fut saisi de stupéfaction, quand il vit cet arbre énorme qui, tranché au milieu des airs par le chef des Yâtavas, tombait, jonchant la terre de ses débris. Mais de nouveau le singe à la grande force, à la dévorante splendeur, arracha d'un mouvement rapide un shorée immense pour la mort de son ennemi. Il empoigna et, riant d'une joie extrême, se mit à brandir l'arbre colossal sur le champ de bataille.
Furieux, il abattit et les éléphants, et les guerriers montés sur des éléphants, et les chars, et les coursiers attelés à des chars, et les troupes de fantassins Rakshasas.
Quand ils virent Hanoûmat en courroux et qui, semblable au Dieu de la mort, arrachait les vies dans la bataille, les Démons prirent de nouveau la fuite. À l'aspect du singe accourant, plein de colère, et semant la terreur dans les Rakshasas, le héros à la grande force, Akampana, fut lui-même rempli de fureur.
Aussitôt le guerrier vigoureux de percer Hanoûmat au milieu des seins avec quatorze flèches aiguës, habituées à fendre les articulations. Mais, tenant son arbre levé, il se précipita du plus vif élan et déchargea le shorée épouvantable rapidement sur la tête du noctivague Akampana. Celui-ci, à peine reçu en pleine tête le coup asséné par le singe, tombe soudain sur la terre et meurt.
Tous les plus vigoureux des Rakshasas jettent leurs armes et, tournant le dos à l'ennemi, s'enfuient vers Lankâ, malmenés par les singes. Troublés, vaincus, brisés, les cheveux épars, les couleurs du visage effacées par la peur, soupirant, la tête perdue, fous d'épouvante, tournant à chaque instant leurs yeux effrayés derrière eux, ils entrèrent dans la ville, en s'écrasant les uns les autres.
Alors, et tous les quadrumanes, Sougrîva même à leur tête, et Vibhîshana à la grande sagesse, et Lakshmana à la force sans mesure, et Râma lui-même, et les chœurs des Immortels s'empressèrent tous d'honorer le vaillant Mâroutide.
Dès que Râvana eut appris d'une âme agitée cette défaite, il donna promptement de nouveaux ordres à ses Yâtavas:
«Je rendrai à Râma et à Lakshmana le prix de leur inimitié: je sortirai pour l'extermination des ennemis et le gain de la victoire avec les chars, avec les coursiers, avec les éléphants, avec tous les Rakshasas, et j'irai moi-même d'un pied hâté au front de la bataille.»
À la nouvelle que Râvana se laissait emporter au désir des combats, la noble et belle reine, qui avait nom Mandaudarî, se leva et vint le trouver. Elle prit Mâlyavat par la main; puis, accompagnée par Yoûpâksha, par les ministres versés dans la vérité des conseils et par les autres plus sages conseillers; environnée par les Yâtavas, qui tous portaient des jharjharas16 et des bambous, entourée de femmes, jeunes et vieilles, escortée de tous les côtés par des guerriers, qui tenaient des armes dans leurs mains inquiètes, la reine se rendit elle-même dans la salle où était le souverain des Rakshasas.
Aussitôt que le monarque aux dix têtes voit s'approcher la reine, il se lève précipitamment, il marche à sa rencontre d'un pied hâté, il embrasse Mandaudarî, sa belle épouse.
Après que Râvana l'eut saluée comme il était convenable, il se rassit sur le trône, les yeux rougis par les pleurs donnés aux malheurs de Lankâ, l'âme troublée et soupirant après les combats. Et prenant la parole, suivant l'étiquette, d'une voix haute et profonde: «Reine, dit-il, quelle affaire t'amène ici? Empresse-toi de me l'apprendre.»
À ces paroles du monarque, la reine de lui répondre en ces termes: «Écoute, grand roi, ce que j'ai à t'apprendre, je t'en supplie à mains jointes. Il n'entrera dans mes paroles aucune intention de t'offenser, ô toi, de qui l'honneur découle. J'ai pensé que ta majesté brûlait de combattre et qu'elle avait formé la résolution de sortir: c'est là, roi des rois, la cause de ma venue en ces lieux.
«Il ne sied pas à toi, ô le plus éminent des princes, il ne sied pas à toi d'affronter le magnanime Râma, de qui tu as ravi l'épouse, ni le fils de Soumitrâ, ce Lakshmana qui n'a point son égal dans la guerre. Ce n'est pas simplement un homme, que ce Râma le Daçarathide, qui, seul de sa personne, immola tant de Rakshasas..., quatorze milliers, qui habitaient le Djanasthâna!
«Il est impossible que tu réussisses: c'est l'opinion de ces ministres mêmes dans leur intelligence. Que la vertueuse épouse de Râma soit donc rendue à son époux!
«Envoyons au plus grand des Raghouides, et de riches vêtements, et des joyaux, et Sîtâ elle-même, puissant roi, et des chars, et de l'or, et de l'argent, et du corail, des pierreries et des perles. Que Mâlyavat se rende vers lui en diligence, accompagné d'Yoûpâksha et de cet Atikâya si versé dans la connaissance des choses qui sont ou ne sont point à faire. Vibhîshana, qui les a précédés, aidera certainement ces trois envoyés, qui vont le rejoindre, à négocier la paix au camp des ennemis: sans doute, après qu'il aura salué Râma et honoré la Mithilienne, Vibhîshana lui-même, en ton nom, rendra ta captive à son époux.
«La fortune des batailles est douteuse: ou l'on tue, ou l'on est tué: n'embrasse donc pas le parti des combats, et traite plutôt de la paix, monarque aux dix têtes.»
À ces paroles de son épouse, le monarque des Rakshasas, poussant de longs et brûlants soupirs, regarda les membres de l'assemblée, prit ensuite la main de Mandaudarî et lui répondit en ces termes: «Ce langage, que tu m'as tenu par le désir de mon bien, reine chérie, n'est pas entré d'une manière fâcheuse dans mon esprit. Quand j'ai vaincu jadis les Nâgas, les Asouras, les Démons et les Dieux, comment irais-je m'incliner devant Râma, le protégé d'un singe! Que diraient les Dieux, s'ils me voyaient baisser la tête devant Râma le Kakoutsthide? Quelle serait ma vie dans la perte de ma splendeur!
«Ne laisse pas entrer le souci dans ton cœur; je triompherai, femme au candide sourire; je tuerai les singes, et Lakshmana, et Râma lui-même. La peur de Râma ne me fera pas lui renvoyer sa Vidéhaine: Râma d'ailleurs ne voudrait plus de la paix maintenant. Au reste, je ne veux de sa paix ni aujourd'hui, ni dans un autre temps; va donc, aie confiance; tout cela, noble dame, est pour nous l'aube du plaisir.»
Il dit et, d'une âme qui semblait joyeuse, il embrasse son épouse. La reine aussitôt rentra dans son brillant palais. Elle partie, Râvana de penser à cette guerre épouvantable qui avait éclaté, et, s'adressant aux Rakshasas: «Qu'on prépare vite mon char, dit-il, et qu'on l'amène ici promptement!»
Alors, au milieu des conques, des tambours et des patahas résonnants, au milieu des applaudissements, des cris de guerre et des grincements de dents, au milieu des hymnes les plus doux chantés à sa gloire, alors s'avança le plus grand des rois Yâtavas.
À l'aspect de Râvana, qui accourt d'un rapide essor avec son arc et son dard enflammé, le monarque des simiens se porte à sa rencontre, impatient de se mesurer avec lui dans un combat. Le souverain des singes arrache de ses bras vigoureux la cime d'une montagne, fond sur le roi des Rakshasas, et, levant cette masse, lance à Râvana le sommet que surmonte un plateau ombragé d'une forêt. Mais à la vue de ce mont qui vient sur lui, soudain le héros décacéphale de le couper avec des flèches pareilles au sceptre de la mort.
Quand il eut fendu par morceaux cette montagne aux admirables et nombreux plateaux couverts d'arbres, au faîte aérien et sublime, le formidable monarque prit une flèche terrible, semblable à un grand serpent. Il encocha cette arme scintillante, pareille à une flamme et d'une vitesse égale à celle du vent; puis il envoya au souverain des troupes simiennes ce trait aussi rapide que le tonnerre du grand Indra. Le dard, lancé par la main de Râvana, ce dard à la pointe aiguë, au corps semblable à celui de la foudre, atteint Sougrîva et le perce avec impétuosité: tel Kârtikéya d'un coup de sa lance transperça le mont Krâauntcha.
Le roi blessé par la flèche pousse un cri et tombe sur la terre, l'âme égarée, en proie à l'émotion de la douleur. À l'aspect du noble singe étendu sur le champ de bataille, les Yâtoudhânas, pleins de joie, la font éclater en acclamations: mais Gavâksha, Gavaya, Soudanshtra, Nala, Djyotirmoukha, Angada et Maînda arrachent les rochers d'une grosseur démesurée et courent à l'envi sur l'Indra même des Rakshasas. Ce terrible monarque rendit inutiles tous les coups des singes avec des centaines de traits à la pointe aiguë, et blessa les héros quadrumanes avec ses multitudes de flèches à l'empennure embellie d'or.
Sur ces entrefaites, le fils du Vent, Hanoûmat à la grande splendeur, voyant Râvana lancer partout ses projectiles, s'était avancé contre lui.
Il s'approcha du char et, levant son bras droit, il fit trembler ce héros: «Eh quoi! les singes t'inspirent de la crainte, lui dit le sage Hanoûmat, à toi, qui as pu briser les Nâgas et les Yakshas, les Gandharvas, les Dânavas et les Dieux, grâce à ce que la faveur obtenue de Brahma te mit de leur côté à l'abri de la mort!
«Ce bras de moi à cinq rameaux, ce bras droit que je tiens levé, arrachera de ton corps l'âme qui l'habite et dont il fut trop longtemps le séjour!»
À ces mots d'Hanoûmat, Râvana au terrifiant courage lui répondit en ces termes, les yeux rouges de colère: «Sus donc! attaque-moi sans crainte! couvre-toi d'une solide gloire! je n'éteindrai ta vie qu'après avoir expérimenté ce que tu as de vigueur!» À ce langage de Râvana le fils du Vent répondit: «Souviens-toi que c'est moi qui naguère t'enlevai ton fils Aksha!» Sur ces mots, le vigoureux monarque des Rakshasas, le Viçravaside à la splendeur flamboyante, asséna au fils du Vent un coup de sa paume dans la poitrine. À ce rude choc, le singe alors chancelle un instant; mais, saisi de colère, il frappe également de sa paume l'ennemi des Immortels.
Sous le coup violent de ce quadrumane impétueux, le monarque aux dix têtes fut secoué comme une montagne dans un tremblement de terre. À l'aspect du Rakshasa ébranlé dans le combat par une paume vigoureuse, les Démons et les Dieux, les Siddhas, les Tchâranas et les plus grands saints poussent à l'envi des cris de joie. Quand il eut repris le souffle: «Bien, singe! tu as de la vigueur, lui dit Râvana à la vive splendeur; tu es un ennemi digne de moi!» Hanoûmat répondit à ces mots: «Honte soit de ma vigueur, puisqu'elle n'a pu briser ta vie, Râvana! Livre maintenant un combat sérieux! Pourquoi te vanter, insensé? Mon poing va te précipiter dans les abîmes d'Yama!» Ces paroles du quadrumane ne firent qu'ajouter à la fureur du noctivague; et celui-ci, l'âme tout enveloppée par le feu de la colère, jeta des flammes, pour ainsi dire.
Les yeux affreusement rouges, le vigoureux Démon lève son poing épouvantable, qu'il fait tomber rapidement sur la poitrine du simien. Frappé de ce poing terrible dans sa large poitrine, le grand singe en fut tout ému, perdit connaissance et chancela. Aussitôt qu'il vit Hanoûmat privé de sentiment, Râvana, qui excellait à conduire un char, fondit sur Nîla rapidement, à toute vitesse.
Quand le resplendissant Hanoûmat à la grande vigueur et plein de vaillance eut recouvré le sentiment, il ne songea point à tirer parti de la circonstance pour ôter la vie à Râvana; mais, arrêtant sur lui ses regards, il dit avec colère: «Guerrier versé dans la science des batailles, ce combat est inconvenant aux yeux de tout homme qui n'ignore pas les devoirs du kshatrya: tu ne devais pas m'abandonner pour t'en aller combattre avec un autre!»
Mais le vigoureux monarque des Yâtavas, sans faire cas de ces paroles, coupa en sept morceaux, avec sept flèches, la cime de montagne lancée par Nîla.
En ce moment, le fortuné Mâroutide asséna dans sa large poitrine à l'ennemi un coup de son poing semblable au tonnerre. Sous le choc de cette main fermée, le monarque à la grande vigueur tomba par terre à genoux, vacilla et s'évanouit. En voyant ce Râvana d'une valeur si terrible dans les batailles étendu sans connaissance, les Rishis, les Dânavas et les Dieux poussent à l'envi des cris de joie. Revenu à lui aussitôt, le Démon prit des flèches acérées et s'arma d'un grand arc.
Le vaillant Râma, voyant le courage du puissant noctivague et tant de fameux héros des armées simiennes étendus sans vie, courut sus à Râvana dans ce combat même. Alors, s'étant approché de lui: «Monte sur mon dos, lui dit Hanoûmat, et dompte cet impur Démon!»—«Oui!» répondit à ces mots le Raghouide, qui, impatient de combattre et désireux de tuer le noctivague, monta vite sur le singe.
Porté sur Hanoûmat, comme Indra même sur l'éléphant Aîrâvata, le monarque des hommes vit alors dans le champ de bataille Râvana monté sur son char. À cette vue, le héros à la grande vigueur, tenant haut son arme, de fondre sur lui, comme jadis Vishnou dans sa colère fondit sur Virotchana. Et, faisant résonner le nerf de son arc au bruit tel que la chute écrasante du tonnerre, Râma d'une voix profonde: «Arrête! arrête! dit-il au monarque des Yâtavas. Après un tel outrage que j'ai reçu de toi, où peux-tu aller, tigre des Rakshasas, pour te dérober à ma vengeance? Allasses-tu chercher un asile chez Indra, chez Yama ou vers le Soleil, chez l'Être-existant-par lui-même, vers Agni ou vers Çiva; allasses-tu même dans les dix points de l'espace, tu ne pourrais aujourd'hui échapper à ma colère!»
Il s'approche et brise de ses dards à la pointe aiguë le char de Râvana, avec ses roues, avec ses chevaux, avec son cocher, avec son ample étendard, avec sa blanche ombrelle au manche d'or. Puis, soudain, il darde au Démon lui-même dans sa poitrine large et d'une forme bien construite une flèche pareille à l'éclair et au tonnerre: tel Indra au bras armé de la foudre terrassa dans ses combats l'Indra même des Dânavas. Atteint par la flèche de Râma, cet orgueilleux roi, que n'avaient pu ébranler dans leurs chutes ni les traits de la foudre, ni les lances du tonnerre, chancela sous le coup, et, tout ébranlé, déchiré par la douleur, consterné, laissa tomber son arc de sa main. À l'aspect de son vacillement, le magnanime Râma saisit un dard flamboyant en forme de lune demi-pleine et coupa rapidement sur la tête du souverain des Yâtavas sa radieuse aigrette couleur du soleil.
Le vainqueur alors de jeter dans le combat ces paroles au monarque, semblable au serpent désarmé de poison, la splendeur éteinte, sa gloire effacée, l'aigrette de son diadème emportée, tel enfin que le soleil quand il n'a plus sa lumière: «Tu viens d'exécuter un grand, un bien difficile exploit; ton bras m'a tué mes plus vaillants guerriers: aussi pensé-je que tu dois être fatigué, et c'est pourquoi mes flèches ne t'enverront pas aujourd'hui dans les routes de la mort!»
À ces mots, Râvana, de qui l'orgueil était renversé, la jactance abattue, l'arc brisé, l'aurige et les chevaux tués, la grande tiare mutilée, se hâta de rentrer dans Lankâ, consumé de chagrins et toute sa gloire éclipsée.
Il s'approcha du siége royal, céleste, fait d'or; il s'assit, et, regardant ses conseillers, il parla en ces termes: «Toutes ces pénitences rigoureuses que j'ai pratiquées, elles ont donc été vaines, puisque moi, l'égal du roi des Dieux, je suis vaincu par un homme! La voici confirmée par l'événement, cette parole ancienne de Brahma: «Tu n'as rien à craindre, si ce n'est des hommes.» J'ai obtenu que ni les Pannagas ou les Rakshasas, ni les Yakshas ou les Gandharvas, ni les Dânavas ou même les Dieux ne pourraient m'ôter la vie; mais j'ai dédaigné de m'assurer contre les hommes. Voici même que ma ville, comme Nandî17 me l'avait prédit un jour dans sa colère sur le mont Himâlaya, est assiégée par des êtres d'une figure semblable à son visage. Aujourd'hui les choses n'arrivent pas autrement qu'il ne fut dit par ces deux magnanimes. Elles n'étaient pas moins vraies, ces paroles que m'adressa le noble Vibhîshana. Ces discours sages de mon frère s'accomplissent: les événements qui surviennent sont justement ce qu'il avait prévu.
«Que Koumbhakarna d'un courage incomparable et qui a brisé l'orgueil des Dânavas et des Dieux soit réveillé du sommeil où il est plongé par la malédiction de Brahma! Ce géant aux longs bras dépasse dans le combat tous les Rakshasas comme une cime de montagne: il aura tué bientôt les singes et les deux princes Daçarathides.»
À ces paroles du monarque, les Rakshasas de courir avec la plus grande hâte au palais de Koumbhakarna.
Mais, rejetés au dehors par le vent de sa respiration, ces robustes Démons ne purent même y rester. Quelle que fût leur puissante vigueur, le souffle seul du géant les repoussa hors du palais: enfin, avec de grands efforts et beaucoup de peine, les Yâtavas parvinrent à rentrer dans cette habitation charmante au pavé d'or. Là, ils virent alors couché, dormant, tout son aspect glaçant d'effroi et le poil dressé en l'air, cet horrible chef des Naîrritas, ce mangeur de chair, effrayant par ses ronflements, soufflant comme un boa, avec une tempête de respiration épouvantable, sortant d'une bouche aussi grande que la bouche même de l'enfer.
Alors, se plaçant à l'entour et se tenant l'un à l'autre fortement, ils s'approchent du géant, dont la vue semblait une montagne de noir collyre; puis, ces guerriers intrépides entassent devant lui un amas d'aliments haut comme le Mérou et capable de rassasier sa faim complétement. Ils firent là des tas de gazelles, de buffles et de sangliers; ils amoncelèrent une prodigieuse montagne de nourriture. Ensuite, ces ennemis des Dieux mirent devant Koumbhakarna des urnes de sang et différentes liqueurs spiritueuses. Ils oignirent d'un sandal précieux à l'odeur céleste, ils couvrirent le géant de riches habits, de guirlandes et de parfums aux senteurs les plus exquises. Enfin, ils répandent les émanations embaumées du plus suave encens autour de lui, ils entonnent des hymnes en l'honneur de Koumbhakarna, ils se mettent à réveiller de son lourd sommeil ce héros, immolateur des ennemis. Tels que des nuages orageux, les Yâtoudhânas font du bruit çà et là, ils secouent ses membres, et poussent des cris en même temps qu'ils frappent sur lui. Ils se fatiguent, mais ils ne peuvent le réveiller. Enfin ils tentent, pour le tirer du sommeil, un plus grand effort. Ils remplirent de leur souffle des trompettes reluisantes comme la lune, et, dans leur vive impatience, ils jetèrent tous à la fois des cris éclatants. Ils se frappaient les mains l'une contre l'autre ou les bras avec leurs mains, ils allaient et venaient de tous les côtés, soulevant pour le réveil de Koumbhakarna un bruit tumultueux. Ils battaient des chameaux, des ânes, des chevaux et des éléphants à grands coups de bâtons, de fouets et d'aiguillons: ils faisaient résonner de toutes leurs forces des tymbales, des conques et des tambours. Ils frappaient les membres du géant avec de grands marteaux, avec des maillets d'armes, avec des pattiças, avec des pilons même, levés autant qu'ils pouvaient. Les oiseaux tombaient tout d'un coup dans leur vol, étourdis par ce fracas de tymbales, de patahas, de conques, par ces cris de guerre, ces battements de mains et ces rugissements; bruit confus, qui s'en allait courant par tous les points de l'espace et se dispersait au milieu du ciel.
Mais en vain; tant de tumulte ne réveillait pas encore ce magnanime Démon.
Las de tous ces vains efforts, les noctivagues essayent d'un nouveau moyen: ils font venir de charmantes femmes aux colliers de pierreries éblouissants. Celles-ci étaient nées des Rakshasas ou des Nâgas, celles-là étaient les épouses des Gandharvas, celles-ci encore étaient les filles des hommes ou même des Kinnaras.
Entrées dans ce palais magnifique au pavé d'or pur, elles se tiennent devant Koumbhakarna, les unes chantant, les autres jouant divers instruments du musique. Et voici que, dans leurs folâtres ébats, ces dames célestes aux célestes parures, ces nymphes, embaumées d'un céleste encens et parfumées de senteurs célestes, remplissent des odeurs les plus suaves cette splendide habitation. Toutes avaient de grands yeux, toutes avaient le doux éclat de l'or, toutes possédaient les dons aimables de la beauté, toutes étaient parées de gracieux atours.
Réveillé par le gazouillement de leurs noûpouras, le ramage de leurs ceintures, le concert de leurs chants mariés au son de leurs instruments, leurs voix douces, leurs senteurs exquises et leurs divers attouchements, le géant crut n'avoir jamais goûté de plus délicieuses sensations. Le prince des noctivagues jette en l'air ses grands bras aussi hauts que des cimes de montagnes; il ouvre sa bouche semblable à un volcan sous-marin, et bâille hideusement. Cet horrible spasme achève de réveiller ce Démon à la force sans mesure: il pousse un soupir, comme le vent qui souffle à la fin du monde. Ensuite le Démon réveillé, ayant fait rougir ses yeux, en les frottant, promena ses regards de tous les côtés et dit aux noctivagues: «Pour quelle raison vos excellences m'ont-elles réveillé dans mon sommeil? Ne serait-il point arrivé quelque chose de fâcheux au monarque des Rakshasas? En effet, on ne trouble pas dans le sommeil une personne de mon rang pour une faible cause.»
«Le roi souverain de tous les Rakshasas a bien envie de te voir. Veuille donc aller vers lui, répondent-ils; fais ce plaisir à ton frère.»
Aussitôt qu'il eut ouï la parole envoyée par son maître, l'invincible Koumbhakarna: «Je le ferai!» dit le géant à la grande vigueur, qui se leva de sa couche, et, joyeux, se lava le visage, prit un bain et revêtit ses plus riches parures. Ensuite il eut envie de boire et demanda au plus vite un breuvage, qui répand la force dans les veines. Soudain les noctivagues s'empressent d'apporter au géant, comme Râvana leur avait prescrit, des liqueurs spiritueuses et différentes sortes d'aliments pour la joie de son cœur. Le colosse affamé se jeta avidement, avec une bouche enflammée, avec des yeux ardents, sur la chair des buffles, sur les viandes de sangliers, sur les boissons préparées, et, non moins altéré, il but à longs traits du sang.
À l'aspect de cet éminent Rakshasa, tel qu'à le voir on eût dit une montagne, et qui semblait marcher dans les airs, comme jadis l'auguste Nârâyana lui-même; à cet aspect du colosse, affreusement épouvantable, à la voix tonnante comme celle du nuage, à la langue flamboyante, aux longues dents aiguës et saillantes, aux grands bras, aux mains armées d'une lance et devant la vue duquel, inspirant la terreur, fuyaient tous les singes par les dix points de l'espace, Râma dit avec étonnement ces mots à Vibhîshana: «Dis-moi qui est ce colosse? Est-il un Rakshasa? Est-ce un Asoura? Je ne vis jamais avant ce jour un être de cette espèce?»
À cette demande que lui adressait le prince aux travaux infatigables, Vibhîshana répondit en ces termes au rejeton de Kakoutstha: «C'est le fils de Viçravas, le noctivague Koumbhakarna, qui a pu vaincre dans la guerre Yama et le roi des Immortels.
«Le vigoureux Koumbhakarna est fort de sa propre nature: la force des autres chefs Rakshasas vient des faveurs et des grâces qu'ils ont méritées du ciel; mais la force de Koumbhakarna ne vient que de son corps, héros aux longs bras; elle est innée en lui. Aussitôt sa naissance, ce magnanime, pressé déjà par la faim, mangea dix Apsaras, suivantes du puissant Indra. Par lui furent dévorés des êtres animés en bien grand nombre de milliers.
«Enfin, accompagné des créatures, Indra se rendit au séjour de l'Être-existant-par-lui-même, et fit connaître au vénérable aïeul de tous les êtres la méchanceté de Koumbhakarna: «La terre sera bientôt vide, s'il continue à dévorer sans relâche, comme il fait, tous les êtres animés!» À ces paroles de Çakra, l'auguste père de tous les mondes manda vers lui Koumbhakarna et vit cet affreux géant. À l'aspect du colosse, le souverain maître des créatures fut saisi d'étonnement, et l'Être-existant-par-lui-même tint ce langage au vigoureux Koumbhakarna: «Assurément, c'est pour la destruction du monde, que tu fus engendré par le fils de Poulastya; mais, puisque tu n'emploies tes soins et cette force, dont tu es doué, qu'à ravager le monde, désormais tu vas dormir, semblable à un mort!»
«Aussitôt, vaincu par la malédiction de Brahma, le Rakshasa tombe, et s'endort!
«Quand il vit son frère étendu et plongé dans un profond sommeil, alors, agité par la plus vive émotion: «On ne jette pas à terre, dit Râvana, un arbre d'or, parce qu'il n'a point rapporté de fruits dans la saison. Souverain maître des créatures, il n'est pas séant que ton petit-fils dorme ainsi. L'auguste parole, dite par toi, ne peut l'être en vain: il dormira donc, ce n'est pas douteux; mais fixe pour lui un temps alternatif de sommeil et de veille.» À ces mots de Râvana: «Eh bien! répondit l'Être-existant-par-lui-même, il dormira six mois, et restera éveillé un seul jour. J'accorde toute la durée d'un jour à ce héros affamé pour se promener sur la terre, y faire des choses égales à lui-même et se pourvoir de nourriture.»
«C'est Râvana lui-même, qui maintenant, épouvanté de ta valeur et tombé dans l'adversité, fit sans doute réveiller Koumbhakarna. Ce héros vigoureux va sortir, crois-le bien! et, dans sa violente colère aiguisée par la faim, il va dévorer les singes.»
Le prince des Rakshasas à la grande vigueur, mais encore plein de l'ivresse du sommeil, était arrivé dans la rue royale, environné de splendeur.
Il vit la charmante demeure du monarque des Rakshasas, vaste habitation; revêtue d'une immense richesse d'or et qui offrait l'aspect du soleil, père de la lumière. Il s'approche du palais, il entre dans l'enceinte, il voit son auguste frère assis, le cœur troublé, dans le char Poushpaka.
Alors le prince à la grande force, Koumbhakarna, d'embrasser les pieds de son frère, assis dans un palanquin. Mais Râvana se lève et, plein de joie, lui donne une accolade. Ensuite Koumbhakarna, embrassé et comblé par son frère des honneurs qu'exigeait l'étiquette, prit place sur un trône sublime et céleste. Quand le Démon à la grande vigueur se fut assis dans le siége, il adressa, les yeux rouges, avec colère, ces mots à Râvana:
«Pourquoi, sire, m'as-tu fait réveiller sans aucun égard? Dis-moi d'où te vient cette crainte? À qui dois-je maintenant donner la mort? Ce danger te vient-il du roi des Dieux, sire, ou du monarque des eaux?»
«Noctivague, mon frère, il y avait bien longtemps, répondit l'autre, que durait le sommeil, dont nous t'avons retiré aujourd'hui. Tu n'as donc pu connaître, plongé dans ce doux repos, en quelle infortune m'a jeté Râma. Jamais, ni les Gandharvas, ni les Daîtyas, les Asouras ou même les Dieux ne m'ont fait courir un péril égal au danger qui me vient de cet homme.
«Tu n'as pu savoir comment Sîtâ fut jadis enlevée par moi. Râma, que ce rapt consume de colère et de chagrin, nous a précipités dans ces horribles transes. Accompagné de Sougrîva, ce vigoureux Daçarathide a franchi la mer, et maintenant il coupe sans pitié les racines de notre existence. Vois, hélas! aux portes mêmes de Lankâ nos bosquets d'agrément, que les singes, arrivés par une chaussée inouïe, revêtent d'une couleur tannée. Ils ont tué dans la guerre mes Rakshasas les plus éminents.
«Sors donc, armé de ta lance et ton lasso à la main, comme la Mort!
«Guerrier à la vigueur infinie, qu'aujourd'hui, rendu au bonheur, tout mon peuple, défendu par la vitesse et la force de ton bras, soit affranchi de ce péril extrême: immole, ennemi des Dieux, Râma et toute son armée!»
Dès qu'il eut ouï ce discours, Koumbhakarna lui répondit en ces termes: «C'est assez t'abandonner aux soucis, tigre des Rakshasas! dépose ton chagrin et ta colère, veuille bien être calme. J'immolerai celui qui est la cause de tes chagrins.
«Aujourd'hui, guerrier aux longs bras, sois dans la joie et Sîtâ dans la douleur, en voyant la tête de Râma, que je vais te rapporter du combat!
«Amuse-toi, selon tes fantaisies, bois des liqueurs spiritueuses, vaque à tes affaires, chasse de toi le souci: aujourd'hui que son époux sera plongé dans l'empire de la Mort, Sîtâ va pour longtemps devenir ton esclave!»
Le colosse saisit rapidement sa lance aiguë, exterminatrice des ennemis; arme épouvantable, flamboyante, toute de fer, pareille à la foudre du puissant Indra et d'un poids à l'équipollent du tonnerre. Quand il eut pris cette lance, ornée d'un or épuré, teinte du sang des ennemis, émoulue, qui avait mainte fois brisé l'orgueil des Dânavas et des Dieux, arraché à la vie des Yakshas et des Gandharvas, Koumbhakarna à la grande splendeur tint ce langage à Râvana: «J'irai seul, moi-même! Que ton armée reste ici!»
Son cocher à l'instant de lui amener son char céleste, attelé de cent ânes et sur lequel flottaient des drapeaux de guerre; vaste char, semblable au sommet du mont Kêlâsa, monté sur huit roues, bruyant comme les grands nuages et long de cinq stades.
Inondé par des pluies de fleurs, le front abrité d'une ombrelle, une pique émoulue à sa main, ivre du sang dont il s'était gorgé, et dans la fureur de l'ivresse, tel sortait le plus terrible combattant des Yâtavas.
Grand, terrible, large de cent arcs, haut de six cents brasses, les yeux comme les roues d'un char, il ressemblait au sommet d'une montagne.
«Au reste, la racine des maux de Lankâ, c'est l'aîné des Raghouides avec Lakshmana; lui mort, tout est mort, se disait-il: je vais donc le tuer dans cette bataille.»
Tandis que le Rakshasa Koumbhakarna s'avançait, des prodiges d'un aspect sinistre se manifestaient de tous les côtés.
Des chacals aux formes horribles glapirent et leurs gueules jetèrent des bouffées de flammes; les oiseaux annoncèrent des augures sinistres. Un vautour s'abattit sur le char du héros en marche pour le combat; son œil gauche tressaillit et son bras gauche trembla. Son pied frémit, son poil se hérissa, sa voix même changea de nature au moment qu'il entra sur le champ de bataille. Un météore igné tomba flamboyant du ciel avec un fracas épouvantable, la clarté du soleil fut éclipsée et le vent fut sans haleine.
Mais, sans tenir compte de ces grands signes, qui tous se levaient pour annoncer la fin de sa vie, Koumbhakarna sortit, l'âme égarée par la puissance de la mort.
Aussitôt que le vigoureux colosse eut passé le seuil de la cité, il poussa une clameur immense, qui fit résonner tout l'Océan, produisit au milieu des airs l'effet d'un ouragan impétueux et fit trembler, pour ainsi dire, les montagnes. Dès qu'ils virent s'avancer le monstre aux yeux épouvantables, que n'auraient pu tuer Yama, Maghavat et Varouna, tous les singes de courir çà et là.
À la vue de Gavâksha, de Çarabha, de Nîla et du robuste Koumouda, qui s'enfuyaient, oublieux de leur vaillance, de leurs familles et d'eux-mêmes, le fils de Bâli, Angada, leur jeta ces paroles: «Où allez-vous, tremblants comme des singes vulgaires? Vous courez là? Revenez! Quoi! vous croyez sauver ainsi votre vie? Mais où irez-vous, chefs des singes, que la mort n'y soit pour vous? Puisque la mort est une nécessité, ce qui va le mieux à des gens tels que vous, c'est de mourir en combattant.»
Rassurés avec peine et s'appuyant l'un sur l'autre, les singes restent enfin de pied ferme sur le front de la bataille, tenant à leurs mains des rochers et des arbres. Revenus sur leurs pas, les sylvicoles guerriers, bouillants d'ardeur, comme des éléphants pleins d'ivresse, se mettent à frapper dans une extrême fureur Koumbhakarna de tous les côtés; mais en vain le frappait-on avec des rochers, avec des sommets élevés de montagnes, avec des arbres aux cimes fleuries, il n'en était pas ébranlé.
Irrité, Koumbhakarna de broyer dans un souverain effort les armées des singes vigoureux, comme un feu allumé dévore les forêts.
Enfin, battus par le terrible Démon, les singes tremblants se sauvent dans la route même par laquelle tous ils avaient traversé la mer. Traversant d'un bond ce large détroit, courant en avant, le visage consterné d'épouvante, ils ne s'arrêtaient pas à regarder ces lieux profonds. Les uns franchissent la mer, les autres s'envolent dans les cieux; il en est qui grimpent sur les arbres; il en est qui plongent dans l'Océan. Ceux-ci de gravir sur les montagnes, ceux-là de se réfugier dans les cavernes; en voici qui tombent; en voilà qui ne se tiennent plus en bon ordre. Voyant les simiens rompus; «Arrêtez, singes! leur crie Angada; combattons! Que vous sert-il de fuir?
«Si nous sauvons nos vies par la fuite, rompus en si grand nombre sous le bras d'un seul, notre renommée dans la guerre est à jamais perdue!»
Aussitôt neuf généraux des armées quadrumanes, tenant levées de pesantes roches, courent sur le géant à la grande vigueur. Mais, rompus par le corps du géant, les rochers, pareils à des montagnes, ne broyent sous leur chute que son drapeau, son char, ses ânes et son cocher. Le héros en toute hâte se jette à bas du char, tenant levée sa lance, et s'envole rapidement au milieu des airs, tel qu'une montagne ailée.
Il se promenait dans les armées des singes, foulant aux pieds les guerriers, comme un vigoureux éléphant, ses tempes baignées par une sueur de rut, brise de ses piétinements une forêt de roseaux.
En ce moment du combat, Nîla de lancer une cime de montagne à Koumbhakarna; mais celui-ci voit arriver cette masse et la frappe de son poing. Sous l'atteinte de ce vigoureux coup, le sommet de montagne se brisa et tomba sur la face de la terre, en semant des étincelles et dispersant des flammes.
On vit alors des milliers de simiens se précipiter à la fois contre le géant; et, grimpant sur Koumbhakarna, ils escaladèrent le colosse, tels qu'on eût cru voir des collines s'élever sur une montagne.
Le vigoureux Démon, entraînant tous les simiens entre ses bras, se mit à les dévorer dans sa fureur, comme Garouda mange les serpents. Mais les singes, que le monstre jetait dans sa bouche, aussi grande que les enfers, trouvaient le moyen d'en sortir, ceux-ci par ses oreilles, ceux-là par ses fosses nasales.
Ceux-ci, fuyant la mort, courent s'abriter sous la protection de Râma, qui s'élance et prend son arc, cette perle des arcs.
Près d'en venir aux mains, il dit alors au colosse, tel qu'une montagne ou pareil à un nuage, chassé par le vent: «Avance près de moi, seigneur des Rakshasas! Me voici de pied ferme, mon arc et ma flèche dans les mains. Sache que je suis la mort venue ici pour toi: dans un moment, scélérat, tu vas exhaler ta vie!»
«C'est Râma!» se dit Koumbhakarna à la grande splendeur. Il poussa en même temps un bruyant éclat de rire, qui brisa, pour ainsi dire, les cœurs de tous les quadrumanes hôtes des bois; et, quand il a ri d'une manière difforme, épouvantable, pareille au tonnerre des nuages, il tient ce langage au Raghouide:
«Vois ce maillet d'armes que je porte, solide, épouvantable, tout en fer! avec lui, j'ai vaincu jadis les Dieux et les Dânavas. Montre-moi, tigre d'Ikshwâkou, cette vigueur agile de laquelle est doué ton corps; ensuite, quand j'aurai vu ta force et ton courage, je ferai de toi mon festin.»
À ces mots, Râma lui décocha des flèches bien empennées; mais, atteint dans le combat par ces traits d'une vitesse égale à celle du tonnerre, le colosse n'en fut aucunement ému.
Cet ennemi du grand Indra but des pores, en quelque sorte, ces flèches, comme des gouttes d'eau, et, brandissant son maillet d'armes, il en opposa la terrible fougue à l'impétuosité des projectiles du vaillant Raghouide.
Mais Râma dans ce combat déploie soudain un arc céleste et plonge des flèches invincibles dans le cœur de Koumbhakarna. De la bouche du colosse en fureur, blessé par le Daçarathide et fondant sur lui rapidement, il sortit un mélange de flammes et de charbons.
Dans son trouble, l'arme effroyable tomba de sa main sur la terre; et, quand il vit son bras désarmé, le géant à la grande vigueur se mit à faire un immense carnage à coups de pieds, à coups de poings. Le corps tout blessé par les flèches, baigné du sang qui ruisselait de ses membres comme les torrents d'une montagne, Koumbhakarna, inondé à la fois de sang et d'une colère bouillante, parcourut les armées, dévorant tout sans distinction, quadrumanes ou Rakshasas.
Râma, défiant son ennemi, décocha au noctivague la grande flèche-du-vent et lui enleva du coup le bras, qui tomba au milieu des armées quadrumanes et frappa dans ses convulsions les bataillons des singes.
Tel qu'une haute montagne, à qui la foudre coupa une aile, Koumbhakarna, que cette flèche avait dépouillé de son bras, déracine un shorée de l'autre main et fond avec cet arbre sur l'Indra même des hommes. Mais soudain, celui-ci, associant à la flèche d'Indra un dard pareil à l'éclair et au tonnerre, de lui trancher ce bras, que le géant élevait, armé de son énorme shorée. Ce bras coupé de Koumbhakarna, tombant comme un serpent échappé aux serres de Garouda, se débattit sur le sol et frappa les rochers, les arbres, les Rakshasas et les singes.
Néanmoins le Rakshasa, poussant des cris, accourait avec la même furie, quoiqu'il fût sans bras: à cette vue, Râma saisit deux flèches émoulues en demi-lunes et lui trancha les deux pieds dans cette nouvelle phase du combat. Alors, ouvrant sa bouche semblable au volcan sous-marin, le Démon vociférant, les bras coupés et les jambes mutilées, s'avançait encore impétueusement vers le Raghouide: tel Râhou, dans les cieux, quand il veut dévorer la lune. Râma aussitôt de lui remplir sa gueule de flèches à la pointe aiguë, à l'empennure vêtue d'or; et le monstre, sa bouche pleine de traits, ne pouvant parler, râlait à grand'peine des sons inarticulés; il perdit même la connaissance.
Râma choisit un autre dard céleste, d'une éternelle durée, que les Dieux et même Indra vénéraient comme le second sceptre de la Mort. Il envoya au noctivague cette arme à l'empennure variée d'or et de diamants, ce projectile d'un éclat pareil aux flammes ou aux rayons allumés du soleil, ce trait d'une vitesse égale à celle de l'éclair et du tonnerre déchaînés par le grand Indra.
Soudain le trait coupe au roi des Yâtavas sa tête pareille au sommet d'une montagne, ce chef à la bouche armée de ses longues dents arrondies, au cou paré de son beau et resplendissant collier: tel Indra jadis abattit la tête de Vritra. Le Démon poussa un effroyable cri et tomba mort: son grand corps écrasa deux milliers de singes. La chute du géant sur la terre fit trembler tous les remparts et les portiques de Lankâ; la grande mer elle-même en fut agitée.
Alors, pleins d'allégresse et le visage riant comme des lotus épanouis, les singes d'honorer en foule cet heureux et bien-aimé Raghouide, qui avait tué de sa main leur ennemi noctivague d'une force épouvantable. Alors les Maharshis, les Gouhyakas, les Dieux et les Asouras, les Bhoûtas, les Pannagas et Garouda même, les Yakshas, les Gandharvas, les Daîtyas, les Dânavas et les Dieux-rishis, tous de célébrer dans la joie cette valeur insigne du noble Râma.
À la nouvelle que le rejeton magnanime de Raghou avait tué Koumbhakarna, les Yâtavas se hâtent d'en porter la connaissance aux oreilles du monarque des Rakshasas. Apprenant que ce géant à la grande force avait perdu la vie dans la bataille, Râvana, consumé de chagrin, s'évanouit et tomba.
Voyant le souverain plongé dans ses pénibles soucis, personne n'osait parler, et tous ils étaient absorbés dans leurs tristes pensées. Enfin le fils du monarque des Rakshasas, Indradjit, le plus grand des héros, voyant son père consterné et comme submergé par les flots de cet océan de chagrins, lui adressa la parole en ces termes: «Mon père, il n'est pas temps de s'abandonner au découragement, puisque Indradjit vit encore: oui! puissant roi des Naîrritas, qui que ce soit dans un combat, s'il est touché d'une flèche lancée par mon bras ennemi d'Indra, n'est capable de remporter sa vie sauve! Vois bientôt Râma couché sans vie avec Lakshmana sur le sol de la terre, le corps fendu, tout hérissé de mes flèches et les membres couverts de mes dards aigus.» À ces mots, l'ennemi du roi des Tridaças salua son père et, d'une âme intrépide, il monta dans son char, bien admirable, attelé des plus excellents coursiers et dont la vitesse égalait celle du vent. Quand ce guerrier à la vive splendeur, habitué à dompter les ennemis, fut monté dans ce char, pareil au char de Vishnou, il hâta sa marche vers le champ de bataille. De nombreux héros à la grande vigueur, les mains armées de harpons, d'arcs et d'épées, suivirent à l'envi l'un de l'autre les pas de ce magnanime. Le contempteur du roi des Dieux s'avançait à grand son de tymbales, au bruit terrible des conques, au milieu des hymnes chantés à sa gloire.
Râvana dit à son fils, qu'il voyait sortir, environné d'une nombreuse armée: «Tu n'as pas au monde un héros qui puisse lutter avec toi, mon fils: tu as vaincu Indra même dans la guerre; à plus forte raison feras-tu mordre la poussière à ce Raghouide, un misérable, un homme!» Après ces mots de son père et quand il eut reçu les bénédictions pour la victoire, ce héros, monté sur le char attelé de rapides chevaux, s'en alla vite au lieu destiné à consumer les victimes. Arrivé sur le terrain des sacrifices, le Démon à la grande splendeur, habitué à dompter ses ennemis, fit placer de tous côtés les Rakshasas devant son char.
Là, cet auguste prince, d'un éclat pareil à celui du feu, sacrifia au puissant Agni, suivant les rites avec les prières mystiques.
Alors, il se mit à charmer par des incantations son arc, ses flèches et son char même entièrement.
Il congédia son armée, et seul, une flèche et son arc à la main, invisible sur le champ de bataille, il répandit sur les armées des singes la pluie d'une tempête de flèches, tel qu'un sombre nuage déverse l'eau de ses flancs.
Fascinés par sa magie et criant avec des sons discordants, les plus épouvantables des singes, le corps hérissé des flèches que lançait Indradjit, tombent sur la terre, comme des arbres sourcilleux, sur lesquels Indra jette sa foudre. Ils voyaient seulement les dards si horribles que l'exterminateur envoyait dans les armées des singes; mais ils n'entrevoyaient nulle part leur ennemi, ce terrible contempteur du roi des Dieux, que sa magie enveloppait d'invisibilité.
L'invisible ennemi de frapper Sougrîva, Angada, Nîla, le vigoureux Hanoûmat, Soushéna, Dhoûmra, Çatabali, Dwivida et d'autres ennemis.
Quand il eut déchiré avec ses dards empennés d'or les héros et le monarque des singes, il enveloppa Râma lui-même et Lakshmana dans les réseaux de ses pluies de flèches, aussi rapides que la foudre.
Inondé par cette averse de projectiles, comme le roi des monts par la chute des pluies, Râma d'une beauté souveraine et merveilleuse jeta les yeux sur Lakshmana et lui tint ce langage: «Lakshmana, le prince des Rakshasas, ce vaillant guerrier, ennemi du roi des Dieux, a pris de nouveau le trait de Brahma; il immole cette armée de héros simiens, et, monté sur son char, il déploie toute sa magie. Comment peut-on maintenant réussir à tuer dans le combat cet Indradjit, son trait ineffable à la main, et le corps invisible aux yeux? Son dard infaillible est un don, je pense, de l'auguste Swayambhoû lui-même, inconcevable à la pensée. Supporte en ce moment avec moi d'une âme intrépide ces averses épouvantables de flèches.
«Toute cette armée du monarque des simiens est taillée en pièces; elle a perdu ses héros les plus éminents. Mais, quand il nous aura vus, nous d'une fougue épouvantable dans la guerre, mis hors de combat et tombés sans connaissance, alors, sans doute, cet ennemi des Tridaças nous abandonnera; et, content de la gloire insigne, qu'il a recueillie dans sa bataille, cet odieux contempteur d'Indra et de ses Dieux, va bientôt s'en aller, environné de ses amis, raconter son triomphe au monarque des Rakshasas.» En effet, ces multitudes de flèches, lancées par Indradjit, couvrirent de blessures les deux nobles frères; et, quand il eut abattu ces deux puissants Raghouides, le prince des Rakshasas mit fin au combat en poussant un cri de victoire.
Le terrible Démon avait couché morts ou blessés dans la huitième partie d'un jour soixante-quatre kotis de rapides quadrumanes.
Après un long regard jeté sur cette épouvantable armée, répandue telle que les flots de la mer, Hanoûmat et Vibhîshana virent le vieux Djâmbavat couvert par des centaines de flèches. Accablé naturellement sous le faix de la vieillesse, ce héros, enveloppé de souffrances, était alors comme l'image d'un feu qui s'éteint. À sa vue, le rejeton de Poulastya, s'étant approché de lui: «Ces flèches acérées, noble vieillard, dit-il, n'auraient-elles pas entièrement brisé ta vie? Vis-tu encore, roi des ours? Te reste-t-il encore un peu de force?»
Quand il eut ouï la voix de Vibhîshana, Djâmbavat, le monarque des ours, faisant couler de sa bouche les paroles avec peine, lui répondit ces mots: «Puissant roi des Naîrritas, je te vois de l'oreille. Mais, blessé par ces multitudes de flèches, plein de souffrances, je ne puis, Naîrrita, te voir de mes yeux. Celui que la nymphe Andjanâ et le Vent se glorifient d'avoir pour fils, Hanoûmat, le plus excellent des singes, a-t-il sauvé sa vie du combat?» À ce langage du moribond, Vibhîshana, voulant éprouver le caractère et la sagesse de ce roi, qui savait honorer les sages: «Pourquoi me fais-tu cette demande sur Hanoûmat, lui dit-il, sans t'inquiéter d'abord de ces deux illustres hommes qui sont les premiers objets de notre douleur, eux, sur la vie desquels repose même notre force!»
À ces mots de Vibhîshana, Djâmbavat répondit: «Écoute pour quelle raison je t'ai fait cette demande sur le Mâroutide; c'est que, tigre des Naîrritas, si l'invincible Hanoûmat respire, cette armée, fût-elle morte, peut vivre encore! Si le souffle de la vie est resté au Mâroutide, nous sommes pleins de vie nous-mêmes, eussions-nous rendu le dernier soupir.»
À peine ouïes ces belles paroles, Vibhîshana reprit: «Il vit, mon père, ce héros d'une vitesse égale à celle du vent: le prince, fils de Mâroute, conserve une splendeur pareille à celle du feu. Il est venu ici; et c'est toi, seigneur, qu'il cherchait maintenant de concert avec moi.»
Hanoûmat, le fils du Vent, s'approche alors du vieillard, le salue avec modestie et lui dit son nom. Quand ce vieux roi des ours entendit, les sens tout émus, cette parole d'Hanoûmat, il crut naître, pour ainsi dire, une seconde fois à la vie. Ensuite Djâmbavat à la grande splendeur lui tint ce langage: «Va, prince des simiens, et veuille sauver les quadrumanes; il n'y en a pas d'autre ici que toi, ô le plus vertueux des singes, qui soit assez doué de vigueur.
«Après une route merveilleuse parcourue au-dessus de la mer, veuille bien diriger ta course, Hanoûmat, vers l'Himâlaya, roi des monts. Ensuite tu verras, héros à la prodigieuse vigueur, une montagne d'or, appelée Rishabha, au front sourcilleux, et la crête elle-même du Kêlâsa. Entre deux cimes, tu verras une admirable montagne d'un éclat incomparable: c'est la Montagne-des-simples, riche de toutes les herbes médicinales. Là, végétant sur le faîte, s'offriront à tes yeux, noble singe, quatre plantes à la splendeur enflammée, dont elles illuminent les dix points de l'espace. Une d'elles, herbe précieuse, ressuscite de la mort, une autre fait sortir les flèches des blessures, la troisième cicatrise les plaies, une autre enfin ramène sur les membres guéris une couleur égale et naturelle. Prends-les toutes, Hanoûmat, et veuille bien revenir ici promptement. Fais à tous les singes, fils du Vent, fais-nous présent de la vie!»
À ces mots des torrents de force remplirent Hanoûmat, comme la mer elle-même est remplie par les courants impétueux des ondes.
Après qu'il eut offert son adoration aux Dieux, le Mâroutide à la terrifiante vigueur entra dans sa grande mission pour le salut des Raghouides. Il releva sa queue semblable à un serpent, courba son dos, infléchit ses oreilles, ouvrit sa bouche, pareille au volcan sous-marin et s'élança dans les airs d'une vitesse impatiente et merveilleuse. Ses deux bras, tels que des serpents étendus par-devant lui, Hanoûmat, de qui la force égalait celle de Garouda, le roi des oiseaux, dirigea son vol, déchirant, pour ainsi dire, les plages du ciel, vers le Mérou, ce mont, le roi des monts; et le grand singe aperçut bientôt l'Himâlaya, doué richement de fleuves et de ruisseaux, orné de cataractes et de forêts, avec des cimes du plus magnifique aspect et semblables à des masses de nuages blancs.
Le grand singe avait parcouru mille yodjanas quand il arriva sur la haute montagne, où il se mit à chercher les quatre inestimables panacées. Mais ces divines plantes qui pouvaient changer de forme, ayant su qu'Hanoûmat n'était venu dans ce lieu que pour s'emparer d'elles, se cachèrent à l'instant même dans l'invisibilité. Le noble singe, ne les voyant pas, s'irrite; il pousse un cri de colère, il ouvre sa bouche, il cligne tout indigné ses yeux et jette ces paroles au roi de la montagne:
«Est-ce une sage pensée à toi de montrer une telle insensibilité pour le noble Raghouide? Vaincu par la force de mon bras, vois! à l'instant même, roi des grandes montagnes, tes débris vont ici joncher la terre!» Soudain ce magnanime, embrassant la cime, rompit violemment, d'un seul coup, dans sa fougue, le sommet flamboyant et le sépara de la montagne avec ses éléphants, son or et sa richesse de mille métaux.
Quand il eut déraciné ce plateau, il s'élança dans les cieux avec lui et, déployant sa vitesse impétueuse, effrayant les mondes, les princes des Asouras, les Dieux mêmes et le roi des Souras, il s'en alla rapidement célébré à l'envi par les chœurs des Immortels et des Siddhas. Cette montagne répandait une splendeur éclatante sur le fils du Vent, tel qu'une montagne lui-même, comme le tchakra de feu jette dans les cieux sa lumière flamboyante sur Vishnou, quand ce Dieu s'est armé de son disque aux mille tranchants.
Aussitôt qu'ils ont aperçu Hanoûmat, les singes de pousser leurs acclamations de joie; le Mâroutide, de son côté, jette un cri de triomphe à la vue des singes, et les habitants de Lankâ eux-mêmes, au bruit de ces clameurs effrayantes, crient d'une manière encore plus épouvantable. Admiré par les plus nobles chefs des simiens et loué par Vibhîshana lui-même, le héros, tenant la cime de montagne, descendit au milieu de cette armée quadrumane. À peine les deux fils du monarque issu de Raghou ont-ils respiré l'odeur exhalée des célestes panacées, soudain les flèches sortent des plaies et leur corps est guéri même de toutes ses blessures.
Alors tous les singes privés de la vie sortirent de la mort, comme on sort du sommeil à la fin de la nuit; et, poussant des cris de joie, ils se relevaient tout à coup, célébrant à l'envi ce glorieux fils du Vent!
Quand Indradjit, victorieux dans la guerre, eut mis l'armée des singes en déroute, il revint du combat et rentra dans la ville. Mais bientôt, saisi d'une grande colère au souvenir mainte et mainte fois renouvelé des Rakshasas, tombés morts sous les coups des singes, le héros prit de nouveau le chemin de la sortie. Dès qu'il eut franchi d'un pied rapide le seuil de la porte occidentale, le puissant noctivague résolut de mettre en œuvre la magie pour fasciner les quadrumanes hôtes des bois.
Le cruel fit donc par la vertu de sa magie un fantôme de Sîtâ, montée dans son char: puis, guerrier habile en l'art des combats, il s'avança dans le champ de bataille, la face tournée vers les singes. À peine ont-ils vu le Rakshasa venir de la ville, ceux-ci, brûlants de combattre, s'élancent, enflammés de colère et les mains pleines de rochers. Devant eux marchait le noble Hanoûmat, tenant levé un faite de montagne, sommet immense et d'un poids accablant.
Il vit, montée sur le char d'Indradjit, la Sîtâ, plongée au fond de la tristesse, les cheveux renoués dans une seule tresse et le corps exténué de jeûnes. À cette vue de la Mithilienne, assise dans le char, l'air consterné et les membres souillés d'impuretés, son âme se troubla et des larmes noyèrent son visage. À peine eut-il vu la Sîtâ morne, pleine de méfiance, amaigrie de privations, déchirée par le chagrin et montée sur le char du Râvanide: «Quel est son dessein?» pensa le grand singe; et là-dessus il fondit avec les plus vaillants des quadrumanes sur le fils de Râvana.
Rempli de colère en voyant l'armée des singes, le Râvanide tire son glaive du fourreau et pousse un bruyant éclat de rire. Quand il se fut armé de cet excellent cimeterre, il saisit par son épaisse chevelure ce fantôme de Sîtâ, qui appelait à grands cris: «Râma! Râma!»
Alors qu'il vit appréhender la Sîtâ, Hanoûmat, le fils du Vent tomba dans un profond abattement et versa de ses yeux l'eau dont la source est dans la douleur. Au comble de la colère, il dit au Râvanide avec menace: «Âme ignoble, méchante et vile, insensé, de qui la scélératesse inspire les résolutions, il n'est pas séant à toi de faire une chose telle, basse, ignominieuse!
«Comment veux-tu ôter la vie à cette Mithilienne, enlevée à sa demeure, à son royaume, aux mains de Râma, innocente de toute injure et sans défense? De quelle offense cette dame s'est-elle rendue coupable envers toi, que tu veuilles ici la tuer?»
À peine eut-il articulé ces mots sur le champ de bataille, Hanoûmat, plein de colère, fondit, environné des singes, sur le fils du monarque des Rakshasas. Mais le Démon aux faits épouvantables refoula dans un rapide combat cette formidable armée des orangs-outangs qui se ruaient contre lui. Indradjit, avec mille dards, sema le trouble dans l'armée des simiens, puis, adressant la parole au Mâroutide, le plus vaillant des singes: «Moi, qui te parle, dit-il, je tuerai sous tes yeux, à l'instant même, cette Mithilienne pour laquelle Sougrîva, toi et Râma, vous êtes venus ici. Une fois la vie arrachée à Sîtâ, je donnerai la mort à Sougrîva, à Râma, à Lakshmana, à toi, singe, et au lâche Vibhîshana. On doit respecter la vie des femmes, dis-tu: je te réponds qu'on a droit, singe, de faire ce qui peut causer de la peine à l'ennemi.»
Indradjit, à ces mots, frappa de son glaive au taillant acéré ce fantôme de Sîtâ, versant des larmes. Tranchée par lui comme un fil, tombe alors sur la terre cette belle anachorète à la ravissante personne.
Le fils du Vent, Hanoûmat, dit à tous les singes terrifiés, la face consternée, fuyant, aiguillonnés par la peur, chacun de son côté: «Singes, pourquoi fuyez-vous, troublés, le visage abattu, l'ardeur éteinte pour les combats? Où s'en est allée votre âme héroïque? Suivez-moi par derrière, je marche en avant au combat! car il ne sied pas de fuir à des héros nés en de nobles races.»
Il dit: et les singes dont ces mots raniment le courage, d'empoigner aussitôt les cimes des montagnes ou des arbres nombreux et divers.
Pénétré de colère et de chagrin, le grand singe Hanoûmat envoya tomber sur le char du Râvanide un pesant rocher. Mais, à peine voit-il arriver cette masse, le cocher détourne bien loin du coup son char attelé de coursiers dociles. Arrivé sur la place où avaient été le char et les chevaux, Indradjit et son cocher, le granit, sans toucher le but, rompit la terre et s'y plongea. La chute du rocher mit le trouble dans l'armée Rakshasî; et les singes par centaines de se ruer sur elle en poussant des cris.
Arrivé en la présence du magnanime Râma, Hanoûmat lui tint avec douleur ce langage: «Fils de Raghou, tandis que nous combattions de tous nos efforts, le Râvanide a frappé de son épée, sous nos yeux, Sîtâ versant des pleurs. Consterné, l'âme troublée, je l'ai vue de mes yeux gisante, dompteur des ennemis, et, l'esprit enveloppé d'épaisses ténèbres, je suis venu t'en apporter la nouvelle.» À peine le Raghouide eut-il ouï ces paroles du singe, que, suffoqué par la douleur, il tomba sur la terre, son âme troublée et sa connaissance évanouie.
Tandis que Lakshmana, frère dévoué, s'occupait à rendre le sentiment à Râma, Vibhîshana revint d'inspecter les troupes et de leur assigner des postes. Le héros aux vastes forces, s'étant approché de l'infortuné Raghouide, vit les singes consternés, en même temps que Sougrîva, en même temps que Lakshmana. Il vit aussi le Raghouide à la grande vigueur, joie de la race d'Ikshwâkou, tombé dans l'évanouissement et soutenu sur le sein de Lakshmana.
À la vue de Râma, sans force et consumé par le chagrin: «Qu'est-ce?» dit Vibhîshana, le cœur affligé d'une peine intérieure. Lakshmana, voyant Vibhîshana plongé dans ses réflexions et la tête baissée: «Héros, lui dit-il, noyé dans ses larmes, ce prince vient d'apprendre à l'instant par la bouche d'Hanoûmat qu'Indradjit a tué Sîtâ, et soudain il est tombé dans cet évanouissement...»
Mais Vibhîshana, interrompant le Soumitride au milieu de son récit, adresse à l'évanoui, revenu à la connaissance, ces paroles éminemment consolantes: «Dans ce qu'est venu te raconter Hanoûmat d'un air consterné, il n'y a pas moins de fausseté, je pense, qu'il n'y en aurait dans cette nouvelle: «Toute la mer est à sec!» Je sais, guerrier aux longs bras, quelles sont, à l'égard de Sîtâ les résolutions de l'impie Râvana: il ne lui fera pas ôter la vie. En effet, ses parents lui ont dit, au nom de son intérêt, en même temps qu'ils parlaient au nom du devoir: «Abandonne la Vidéhaine!» mais il n'a point écouté cette parole.
«Secoue, tigre des hommes, secoue ce désespoir qui est tombé sur toi sans raison; car toute l'armée va perdre courage en te voyant la proie du chagrin.»
Revêtu de son armure, le Soumitride, tenant alors ses flèches, portant son épée, couvert de sa cuirasse et rayonnant d'une grande quantité d'or, toucha les pieds de Râma et lui dit, plein de joie: «Dans un instant ces dards, lancés par mon arc, vont dévorer le corps de ce terrible Démon, comme le feu consume un tas d'herbes sèches.»
Il dit, et, sur ces mots prononcés en face de son frère, Lakshmana joyeux sortit, brûlant de tuer le Râvanide dans un combat. Aussitôt Hanoûmat, environné par de nombreux milliers de singes, et Vibhîshana, escorté de ses ministres, suivent le frère de Râma.
Le Râvanide, plein de fureur, semblable au noir Trépas, s'avance impétueux, monté dans son char, bien décoré, spacieux, hérissé d'armes et de cimeterres, attelé de chevaux noirs. Ensuite, quand il eut promené ses regards sur tous, et sur le Soumitride, et sur Vibhîshana, et sur les principaux des singes: «Voyez ma force! s'écria dans la plus ardente colère le puissant Râvanide aux longs bras. Tâchez maintenant de supporter dans cette guerre l'insupportable averse des flèches que va lancer mon arc, comme une pluie versée au milieu des airs. Qui tiendra pied devant moi, criant d'une voix semblable au tonnerre du nuage et semant d'une main prompte sur le champ de bataille les multitudes de mes flèches? Tout à l'heure, sous les coups de mes pattiças, de mes épées, de mes traits à sarbacane, je vous plongerai tous, percés de mes flèches aiguës, dans la noire habitation d'Yama!»
À peine eut-il entendu cette jactance du prince des Yâtavas, Lakshmana, plein de colère, lui répondit en ces mots, prononcés d'une voix que la peur ne troublait pas: «On aborde aisément avec la langue au rivage des faits; mais le propre du sage, ô le plus vil des Rakshasas, c'est de prendre terre avec un acte à cette rive ultérieure des actes.
«Le feu brûle sans parler et le soleil échauffe en silence; le vent brise les arbres, sans leur jeter un seul mot d'outrage.» Le puissant héros, à qui ce langage était adressé, Indradjit, habitué à vaincre dans les combats, saisit un arc épouvantable et se mit à lancer des flèches acérées. Décochés par le guerrier vigoureux, ces dards, pareils au poison des serpents, atteignent Lakshmana et continuent leur vol en sifflant comme des reptiles.
Tous ses membres percés par cette multitude de flèches, le beau Lakshmana, baigné de sang, brillait alors sous la couleur d'un feu sans fumée.
Indradjit, admirant son exploit, s'enorgueillit, jeta au loin un immense cri et tint ce langage: «Frappé de mes flèches, tu vas rester ici gisant, tes membres supérieurs déchirés, les sens troublés, ta cuirasse tombée sur la terre et ton arc en morceaux échappé de ta main!»
Au fils de Râvana, à qui la colère avait dicté ces mots outrageants, Lakshmana répondit en ces termes convenables et pleins de raison: «Pourquoi viens-tu, Rakshasa, te vanter ici, n'ayant rien fait encore? C'est moi qui, sans t'avoir dit une seule injure, sans me vanter, ni mépriser ta valeur, te ferai mordre la poussière à cette heure même, ô le plus vil des Rakshasas!»
À ces mots, Lakshmana d'une grande vitesse plongea dans le fils de Râvana une flèche à cinq nœuds, lancée d'une corde tirée jusqu'à son oreille. Atteint par ce trait, le Râvanide en colère de blesser à son tour Lakshmana avec trois dards bien décochés.
Lakshmana irrité arrache ces terribles flèches et, d'un visage intrépide, jette dans le combat ces mots au Râvanide: «Ce tir, noctivague, n'est pas celui des héros, une fois arrivés sur un champ de bataille; car ces flèches, venues de ta main, sont légères et n'ont pas une grande force. Voici de quelle manière dans un combat tirent les héros qui désirent la victoire!» Le guerrier à ces mots le perça cruellement de ses flèches. Brisée par les dards sur le sein du noctivague, sa vaste cuirasse d'or tombe çà et là sur le fond du char, comme on voit filer dans le ciel une multitude d'étoiles. Sa cotte de maille enlevée par les flèches de fer, le héros Indradjit, tout sanglant de ses blessures, parut aux yeux dans la bataille comme un kinçouka en fleurs. Tous les membres hérissés de flèches, ces deux héros à la grande vigueur combattirent, inondés par leur sang de tous les côtés et respirant d'un souffle haletant. L'homme et le Démon exposaient aux yeux dans ce combat leur terrible vigueur: de l'un à l'autre passait une ardeur à détruire, légère, variée, sûre.
Le ciel était labouré de leurs flèches entremêlées; leurs dards à milliers brisaient et fendaient les airs.
Tantôt Lakshmana touchait le Râvanide et tantôt le Râvanide touchait Lakshmana: aussi régnait-il dans cette lutte de l'un avec l'autre une effrayante instabilité. Enfin Lakshmana de percer avec quatre dards les quatre chevaux noirs aux ornements d'or, qui traînaient ce lion des Rakshasas. Ensuite il saisit une flèche de fer étincelante, signalée, meurtrière des ennemis et telle qu'un serpent. Lancée par son arc, comme le tonnerre par un nuage, elle ravit le jour au cocher.
Mais, voyant son attelage sans vie et son cocher mort, le Râvanide se jette à bas du char et fait pleuvoir sur le Soumitride une averse de flèches. Alors, semblable au grand Indra même, Lakshmana d'arrêter vigoureusement avec des centaines de flèches le guerrier aux chevaux massacrés, qui, forcé de combattre à pied, semait dans le champ de bataille ses traits formidables, acérés, invincibles.
Indradjit, ayant brisé d'abord la cuirasse imbrisable de Lakshmana, lui plante trois dards bien empennés au milieu du front, en homme de qui la main est rapide. Lakshmana, déployant sa valeur, eut bientôt fiché cinq dards acérés dans le visage irrité d'Indradjit aux boucles d'oreille faites d'or. L'un et l'autre habiles archers, l'âme déterminée à la victoire, s'étant mis à portée, ils se frappèrent de coups mutuels dans tous les membres avec des flèches épouvantables.
Ensuite, le frère puîné du Raghouide encocha une flèche excellente, bien faite, céleste, insurmontable, irrésistible, rayonnante de splendeur, aux nœuds droits, au toucher pareil à celui du feu ou mortel comme celui des serpents et qui portait au corps une incurable destruction. Jadis, combattant avec cette arme dans la guerre des Asouras et des Dieux, l'auguste Indra, cette puissante divinité aux coursiers fauves, extermina les Dânavas.
Ce trait encoché au meilleur des arcs, Lakshmana, le protégé de Lakshmî, prononça en tirant la corde, ces mots utiles pour le succès de lui-même: «Aussi sûr que Râma le Daçarathide est une âme vertueuse, un cœur attaché à la vérité, un guerrier qui n'a point son égal pour le courage dans un combat singulier, tue ce Rakshasa! Aussi sûr qu'il fut dévoué à son père, qu'il est une grâce accordée aux Dieux, que c'est un jeu pour lui de lutter contre une multitude de héros, qu'il aime tous les êtres et compatit à leurs peines, tue ce Rakshasa!»
Ces mots dits, l'héroïque Lakshmana tire jusqu'à son oreille et décoche au vaillant Démon sa flèche, qui va toujours droit au but. Elle fait tomber violemment du corps d'Indradjit sur le sol de la terre sa tête épouvantable, armée de son casque et parée de ses pendeloques flamboyantes.
Alors ce Démon tué, tous les singes et Vibhîshana avec eux poussent des cris simultanés de joie: tels acclamèrent les Dieux à la mort de Vritra. Dans ce moment éclate au sein des airs un battement de mains, applaudissement des Bhoûtas, des magnanimes Rishis, des Gandharvas et des Apsaras elles-mêmes.
À peine eut-elle appris sa mort, la grande armée des Rakshasas, maltraitée par les singes victorieux, se dispersa dans tous les points de l'espace. Après qu'ils ont envoyé une volée de traits, les Rakshasas tournent la face vers Lankâ, et, battus par les simiens, ils fuient, poussant des cris et la tête perdue. Malmenés par les singes, les uns entrent dans Lankâ tout tremblants, ceux-là se jettent dans la mer, ceux-ci gravissent les montagnes.
Aussitôt que le fils du monarque des Rakshasas fut tombé, le souffle impétueux du vent se calma; le monde perdit son inquiétude et prit un aspect souriant. Aussitôt que ce Démon aux œuvres méchantes eut succombé, l'auguste Indra se réjouit avec tous les principaux Dieux; les cieux et les eaux deviennent purs; les Dânavas et les Dieux se félicitent. Une fois mort cet impie, qui portait l'épouvante dans tous les mondes, les Gandharvas, les Dieux et les Dânavas marchent de compagnie et proclament joyeux: «Que les Brahmes désormais se promènent sans inquiétudes, leur ennemi n'est plus!»
De leur côté, les chefs des troupeaux quadrumanes, ayant vu frapper de mort dans le combat ce prince des Rakshasas, doué d'une irrésistible vigueur, poussent à l'envi des cris de joie. Se balançant, jetant des cris, se glorifiant, tous les singes s'étaient approchés et formaient un cercle autour du rejeton vaillant de Raghou, qui avait si bien touché le but. Remuant leurs queues, battant des mains, ils criaient à l'envi ces mots: «Victoire à Lakshmana!» L'âme remplie de joie et s'embrassant les uns les autres, ils échangeaient entre eux différentes histoires concernant ce noble frère de l'aîné des Raghouides.
Les membres arrosés de sang, le guerrier puissant avait eu le corps sillonné de blessures dans ce combat par le terrible Rakshasa. Le vigoureux Lakshmana à la vive splendeur s'en revint, l'âme dans la joie, appuyé sur Vibhîshana et sur le singe Hanoûmat au lieu où l'attendaient Râma et Sougrîva.
«Qu'est-il arrivé?» dit Râma, interrogeant Lakshmana, son frère. Alors, comme s'il en avait perdu le souvenir, ce héros ne raconta point lui-même la mort d'Indradjit au magnanime Raghouide. «Mais la tête du Râvanide fut coupée, dit Vibhîshana, par l'intrépide Lakshmana!» Et, joyeux, le noble transfuge exposa toute l'affaire. À cette nouvelle que son héroïque frère avait terrassé Indradjit, le Raghouide à la grande vigueur en conçut une joie sans égale.
Puis, voyant avec douleur que des flèches avaient blessé cruellement son frère, le Raghouide alors fut près de s'évanouir, partagé qu'il était entre la joie et le chagrin. Il baisa sur la tête ce héros, donné pour l'accroissement de sa fortune et fit asseoir Lakshmana malgré lui et rougissant au milieu de sa cuisse. Après qu'il eut posé dans son sein le Soumitride avec amour, le Raghouide l'embrassa: il tourna mainte et mainte fois ses regards vers ce frère bien-aimé, le baisa au front une seconde fois, toucha doucement ses blessures et dit:
«Cet exploit difficile, que tu viens d'accomplir, est heureux au plus haut degré. Tu as coupé dans ce combat, ô bonheur! le bras droit lui-même de ce criminel Râvana! En effet, héros, cet Indradjit était son dernier asile! Sur la nouvelle que son fils a mordu la poussière, Râvana, de qui tu as tué ce fidèle ami, sortira donc aujourd'hui avec une nombreuse foule de troupes!»
Ensuite, ayant ranimé son frère et l'ayant serré dans ses bras étroitement, Râma, s'adressant à Soushéna, debout à son côté, lui parla en ces termes: «Tu vois percé de flèches ce fils de Soumitrâ, la joie de ses amis: veuille donc bien procurer, singe à la grande science, un remède qui le rende à la santé.»
À ces mots, Soushéna, le roi des singes, mit sous les narines de Lakshmana le simple fortuné, sublime, né sur l'Himâlaya et nommé l'Extracteur-des-flèches. À peine celui-ci en eut-il respiré le parfum, que tous ses dards glissèrent du corps au même instant. Ses douleurs s'éteignirent et ses plaies furent cicatrisées.
Entrés dans la ville de Lankâ, les noctivagues, reste échappé de l'armée détruite, s'en vont, éperdus, consternés, la cuirasse déchirée, le corps accablé de fatigue, au palais de Râvana et lui annoncent que le Râvanide a succombé dans la bataille sous le fer de Lakshmana.
Le despote aux longs bras s'évanouit; hors de lui-même, il perdit le sentiment; et, quand la connaissance lui fut revenue longtemps après, ce roi, que la perte de son fils torturait de chagrin, ce monarque suprême des Rakshasas, gémit, consterné et dans le trouble des sens:
«Hélas, mon fils! Indradjit aux vastes forces, toi, le plus formidable des armées Rakshasîs, comment aujourd'hui as-tu subi le joug de Lakshmana? Yama est un Dieu, que désormais j'estimerai davantage, lui, par qui tu fus attelé, mon ami, sous le grand joug de la mort! Hélas! c'est le chemin battu des héros, dans les troupes mêmes, où tout guerrier est un immortel. Mais, s'il a sacrifié sa vie pour son maître, l'homme au cœur mâle entre aussitôt dans le Swarga.
«Abandonnant, et l'hérédité du trône, et Lankâ, et l'empire même des Rakshasas, et ta mère, et moi, et ton épouse, où t'en es-tu allé, après que tu nous eus tous délaissés! N'était-ce pas à toi, héros, de célébrer mes funérailles, alors que je serais descendu au séjour d'Yama? Et les rôles sont ici renversés!»
Tandis qu'il gémissait ainsi, les yeux baignés de larmes, il tomba en défaillance.
Le héros, affligé par la mort de son fils, Râvana, en proie à la plus vive douleur, tourna les regards de sa pensée vers Sîtâ et résolut de lui ôter la vie.
«Mon fils, pour fasciner les singes, leur fit voir avec le secours de la magie un fantôme de même taille et de même figure; puis, ayant paru le tuer, s'écria: «La voici, votre Sîtâ!» Moi, au contraire, je veux pour mon plaisir faire de cette illusion une réalité; je tuerai cette Vidéhaine, trop fidèle au kshatrya, son époux!»
Il dit; et le monarque eut à peine articulé ces mots adressés aux ministres, qu'il dégaina son épée de bonne trempe, éclatante comme un ciel sans nuage. Il sortit promptement du palais à pas rapides, et chaque pied, qu'il posait en colère sur le sol, ébranlait toute la terre.
Dans ce même instant, un conseiller honnête, judicieux et doué de science, Avindhya tint ce langage au monarque des Rakshasas, mal contenu par ses ministres: «Comment donc, toi, en qui nos yeux voient un fils de Viçravas, peux-tu, sans manquer à ta dignité, égorger la Vidéhaine dans ce moment où la colère te fait oublier ce qui est le devoir? Tuer une femme est une action qui ne te sied d'aucune manière, à toi, né dans la plus éminente famille, recommandé par la célébration des sacrifices et distingué surtout par ta haute sagesse.
«Regarde cette Vidéhaine, douée de toute beauté et si charmante à voir; puis, va dans cette bataille même décharger ta colère allumée sur le Raghouide! Une fois que tu auras tué dans un combat, il n'y a nul doute, Râma le Daçarathide, sa Mithilienne retombera de nouveau dans tes mains.»
À ces mots, le vigoureux Démon retint le monarque malgré lui et réussit à l'emmener hors de la présence de Sîtâ. Le tyran à l'âme cruelle abaissa un long regard sur la beauté de sa captive, ornée de toutes les perfections, et sa colère s'éteignit au même instant. Il retourna donc à son palais et rentra dans la salle du conseil, environné de ses amis.
Ensuite, monté dans son char, attelé de chevaux rapides, l'éminent héros sortit de la ville par cette porte même que tenaient investie Râma et Lakshmana. Aussitôt le soleil éteint sa lumière, les plages du firmament sont enveloppées d'obscurité, les nuages mugissent avec un bruit épouvantable et la terre chancelle. Une pluie de sang tombe du ciel, les coursiers bronchent dans leur chemin, un vautour s'abat sur son drapeau, et des chacals hurlent d'une manière sinistre. On vit une troupe de vautours qui volaient en cercle autour du roi magnanime; on vit enfin les coursiers réunis dans son attelage verser eux-mêmes des larmes.