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Le rêve et la vie - Les filles du feu - La bohème galante

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[1] La note imprimée est extraite d'un catalogue. Ainsi nous avions déjà cinq manières d'orthographier le nom de Bucquoy: voici la sixième: Busquoy.

[2] Hermann, Arminius, ou peut-être Hermès.


11e LETTRE.

Le château d'Ermenonville.—Les Illuminés.—Le roi de Prusse. —Gabrielle et Rousseau.—Les tombes.—Les abbés de Châalis.

En quittant Châalis, il y a encore à traverser quelques bouquets de bois, puis nous entrons dans le désert. Il y a assez de désert pour que, du centre, on ne voie point d'autre horizon,—pas assez pour qu'en une demi-heure de marche on n'arrive au paysage le plus calme, le plus charmant du monde... Une nature suisse découpée au milieu du bois, par suite de l'idée qu'a eue René de Girardin d'y transplanter l'image du pays dont sa famille était originaire.

Quelques années avant la révolution, le château d'Ermenonville était le rendez-vous des Illuminés qui préparaient silencieusement l'avenir. Dans les soupers célèbres d'Ermenonville, on a vu successivement le comte de Saint-Germain, Mesmer et Cagliostro, développant, dans des causeries inspirées, des idées et des paradoxes dont l'école dite de Genève hérita plus tard.—Je crois bien que M. de Robespierre, le fils du fondateur de la loge écossaise d'Arras,—tout jeune encore,—peut-être encore plus tard Sénancour, Saint-Martin, Dupont de Nemours et Cazotte, vinrent exposer, soit dans ce château, soit dans celui de Le Pelletier de Mortfontaine, les idées bizarres qui se proposaient les réformes d'une société vieillie, laquelle dans ses modes même, avec cette poudre qui donnait aux plus jeunes fronts un faux air de la vieillesse, indiquait la nécessité d'une complète transformation.

Saint-Germain appartient à une époque antérieure, mais il est venu là. C'est lui qui avait fait voir à Louis XV dans un miroir d'acier son petit-fils sans tête, comme Nostradamus avait fait voir à Mario de Médicis les rois de sa race, dont le quatrième était également décapité.

Ceci est de l'enfantillage. Ce qui révèle les mystiques, c'est le détail rapporté par Beaumarchais, que les Prussiens,—arrivés jusqu'à Verdun,—se replièrent tout à coup d'une manière inattendue d'après l'effet d'une apparition dont leur roi fut surpris, et qui lui fit dire: «N'allons pas outre!» comme en certains cas disaient les chevaliers.

Les Illuminés français et allemands s'entendaient par des rapports d'affiliation. Les doctrines de Weisshaupt et de Jacob Bœhm avaient pénétré, chez nous, dans les anciens pays franks et bourguignons, par l'antique sympathie et les relations séculaires des races de même origine. Le premier ministre du neveu de Frédéric II était lui-même un Illuminé. Beaumarchais suppose qu'à Verdun, sous couleur d'une séance de magnétisme, on fit apparaître devant Frédéric-Guillaume son oncle, qui lui aurait dit: «Retourne!» comme le fit un fantôme à Charles VI.

Ces données bizarres confondent l'imagination; seulement, Beaumarchais, qui était un sceptique, a prétendu que, pour cette scène de fantasmagorie, on fit venir de Paris l'acteur Fleury, qui avait joué précédemment aux Français le rôle de Frédéric II, et qui aurait ainsi fait illusion au roi de Prusse, lequel, depuis, se retira, comme on sait, de la confédération des rois ligués contre la France.

Les souvenirs des lieux où je suis m'oppressent moi-même, de sorte que je vous envoie tout cela au hasard, mais d'après des données sûres. Un détail plus important à recueillir, c'est que le général prussien qui, dans nos désastres de la restauration, prit possession du pays, ayant appris que la tombe de Jean-Jacques Rousseau se trouvait à Ermenonville, exempta toute la contrée, depuis Compiègne, des charges de l'occupation militaire. C'était, je crois, le prince d'Anhalt: souvenons-nous au besoin de ce trait.

*

Rousseau n'a séjourné que peu de temps à Ermenonville. S'il y a accepté un asile, c'est que depuis longtemps, dans les promenades qu'il faisait en partant de l'Ermitage de Montmorency, il avait reconnu que cette contrée présentait à un herborisateur des familles de plantes remarquables, dues à la variété des terrains.

Nous sommes allés descendre à l'auberge de la Croix-Blanche, où il demeura lui-même quelque temps, à son arrivée. Ensuite, il logea encore de l'autre côté du château, dans une maison occupée aujourd'hui par un épicier. M. René de Girardin lui offrit un pavillon inoccupé, faisant face à un autre pavillon qu'occupait le concierge du château. Ce fut là qu'il mourut.

*

En nous levant, nous allâmes parcourir les bois encore enveloppés des brouillards d'automne, que peu à peu nous vîmes se dissoudre en laissant reparaître le miroir azuré des lacs. J'ai vu de pareils effets de perspective sur des tabatières du temps... Je revis l'île des Peupliers, au delà des bassins qui surmontent une grotte factice, sur laquelle l'eau tombe, quand elle tombe... Sa description pourrait se lire dans les idylles de Gessner.

Les rochers qu'on rencontre en parcourant les bois sont couverts d'inscriptions poétiques. Ici:

Sa masse indestructible a fatigué le temps,

ailleurs:

Ce lieu sert de théâtre aux courses valeureuses
Qui signalent du cerf les fureurs amoureuses.

ou encore, avec un bas-relief représentant des Druides qui coupent le gui:

Tels furent nos aïeux dans leurs bois solitaires!

Ces vers ronflants me semblent être de Roucher... Delille les aurait faits moins solides.

M. René de Girardin faisait aussi des vers.—C'était en outre un homme de bien. Je pense qu'on lui doit les vers suivants, sculptés sur une fontaine d'un endroit voisin, que surmontent un Neptune et une Amphytrite, légèrement décolletée comme les anges et les saints de Châalis:

Des bords fleuris où j'aimais à répandre
Le plus pur cristal de mes eaux,
Passant, je viens ici me rendre
Aux désirs, aux besoins de l'homme et des troupeaux.
En puisant les trésors de mon urne féconde,
Songe que tu les dois à des soins bienfaisants,
Puissé-je n'abreuver du tribut de mes ondes
Que des mortels paisibles et contents!

Je ne m'arrête pas à la forme des vers;—c'est la pensée d'un honnête homme que j'admire. L'influence de son séjour est profondément sentie dans le pays.—Là, ce sont des salles de danse,—où l'on remarque encore le banc des vieillards; là, des tirs à l'arc, avec la tribune d'où l'on distribuait des prix... Au bord des eaux, des temples ronds, à colonnes de marbre, consacrés soit à Vénus génitrice, soit à Hermès consolateur.—Toute cette mythologie avait alors un sens philosophique et profond.

*

La tombe de Rousseau est restée telle qu'elle était, avec sa forme antique et simple, et les peupliers, effeuillés, accompagnent encore d'une manière pittoresque le monument, qui se reflète dans les eaux dormantes de l'étang. Seulement la barque qui y conduisait les visiteurs est aujourd'hui submergée... Les cygnes, je ne sais pourquoi, au lieu de nager gracieusement autour de l'île, préfèrent se baigner dans un ruisseau d'eau bourbeuse, qui coule, dans un rebord, entre des saules aux branches rougeâtres, et qui aboutit à un lavoir, situé le long de la route.

Nous sommes revenus au château.—C'est encore un bâtiment de l'époque de Henri IV, refait vers Louis XV, et construit probablement sur des ruines antérieures,—car on a conservé une tour crénelée qui jure avec le reste, et les fondements massifs sont entourés d'eau, avec des poternes et des restes de ponts-levis.

Le concierge ne nous a pas permis de visiter les appartements, parce que les maîtres y résidaient.—Les artistes ont plus de bonheur dans les châteaux princiers, dont les hôtes sentent qu'après tout, ils doivent quelque chose à la nation.

On nous laissa seulement parcourir les bords du grand lac, dont la vue, à gauche, est dominée par la tour dite de Gabrielle, reste d'un ancien château. Un paysan qui nous accompagnait nous dit: «Voici la tour où était enfermée la belle Gabrielle ... tous les soirs Rousseau venait pincer de la guitare sous sa fenêtre, et le roi, qui était jaloux, le guettait souvent, et a fini par le faire mourir.»

Voilà pourtant comment se forment les légendes. Dans quelques centaines d'années, on croira cela.—Henri IV, Gabrielle et Rousseau sont les grands souvenirs du pays. On a confondu déjà,—à deux cents ans d'intervalle,—les deux souvenirs, et Rousseau devient peu à peu le contemporain d'Henri IV. Comme la population l'aime, elle suppose que le roi a été jaloux de lui, et trahi par sa maîtresse,—en faveur de l'homme sympathique aux races souffrantes. Le sentiment qui a dicté cette pensée est peut-être plus vrai qu'on ne croit. Rousseau, qui a refusé cent louis de madame de Pompadour, a ruiné profondément l'édifice royal fondé par Henri. Tout a croulé.—Son image immortelle demeure debout sur les ruines.

Quant à ses chansons, dont nous avons vu les dernières à Compiègne, elles célébraient d'autres que Gabrielle. Mais le type de la beauté n'est-il pas éternel comme le génie?

*

En sortant du parc, nous nous sommes dirigés vers l'église, située sur la hauteur. Elle est fort ancienne, mais moins remarquable que la plupart de celles du pays. Le cimetière était ouvert; nous y avons vu principalement le tombeau de De Vic,—ancien compagnon d'armes de Henri IV,—qui lui avait fait présent du domaine d'Ermenonville. C'est un tombeau de famille, dont la légende s'arrête à un abbé.—Il reste ensuite des filles qui s'unissent à des bourgeois.—Tel a été le sort de la plupart des anciennes maisons. Deux tombes plates d'abbés, très-vieilles, dont il est difficile de déchiffrer les légendes, se voient encore près de la terrasse. Puis, près d'une allée, une pierre simple sur laquelle on trouve inscrit: Ci-gît Almazor. Est-ce un fou? —est-ce un laquais?—est-ce un chien? La pierre ne dit rien de plus.

Du haut de la terrasse du cimetière, la vue s'étend sur la plus belle partie de la contrée; les eaux miroitent à travers les grands arbres roux, les pins et les chênes verts. Les grès du désert prennent à gauche un aspect druidique. La tombe de Rousseau se dessine à droite, et plus loin, sur le bord, le temple de marbre d'une déesse absente,—qui doit être la Vérité.

Ce dut être un beau jour que celui où une députation, envoyée par l'Assemblée nationale, vint chercher les cendres du philosophe pour les transporter au Panthéon.—Lorsqu'on parcourt le village, on est étonné de la fraîcheur et de la grâce des petites filles,—avec leurs grands chapeaux de paille, elles ont l'air de Suissesses... Les idées sur l'éducation de l'auteur d'Émile semblent avoir été suivies; les exercices de force et d'adresse, la danse, les travaux de précision encouragés par des fondations diverses, ont donné sans doute à cette jeunesse la santé, la vigueur et l'intelligence des choses utiles.

*

J'aime beaucoup cette chaussée,—dont j'avais conservé un souvenir d'enfance,—et qui, passant devant le château, rejoint les deux parties du village, ayant quatre tours basses à ses deux extrémités.

Sylvain me dit:—Nous avons vu la tombe de Rousseau: il faudrait maintenant gagner Dammartin, où nous trouverons des voitures pour nous mener à Soissons, et de là, à Longueval. Nous allons nous informer du chemin aux laveuses qui travaillent devant le château.

—Allez tout droit par la route à gauche, nous dirent-elles, ou, également, par la droite... Vous arriverez, soit à Ver, soit à Ève,—vous passerez par Othis, et en deux heures de marche vous gagnerez Dammartin.

Ces jeunes filles fallacieuses nous firent faire une route bien étrange;—il faut ajouter qu'il pleuvait.

*

La route était fort dégradée, avec des ornières pleines d'eau, qu'il fallait éviter en marchant sur les gazons. D'énormes chardons, qui nous venaient à la poitrine,—chardons à demi gelés, mais encore vivaces,—nous arrêtaient quelquefois.

Ayant fait une lieue, nous comprîmes que ne voyant ni Ver, ni Ève, ni Othis, ni seulement la plaine, nous pouvions nous être fourvoyés.

Une éclaircie se manifesta tout à coup à notre droite,—quelqu'une de ces coupes sombres qui éclaircissent singulièrement les forêts...

Nous aperçûmes une hutte fortement construite en branches rechampies de terre, avec un toit de chaume tout à fait primitif. Un bûcheron fumait sa pipe devant la porte.

—Pour aller à Ver?...

—Vous en êtes bien loin... En suivant la route, vous arriverez à Montaby.

—Nous demandons Ver,—ou Ève...

—Eh bien! vous allez retourner ... vous ferez une demi-lieue (on peut traduire cela si l'on veut en mètres, à cause de la loi), puis, arrivés à la place où l'on tire l'arc, vous prendrez à droite. Vous sortirez du bois, vous trouverez la plaine, et ensuite tout le monde vous indiquera Ver.

Nous avons retrouvé la place du tir, avec sa tribune et son hémicycle destiné aux sept vieillards. Puis nous nous sommes engagés dans un sentier qui doit être fort beau quand les arbres sont verts. Nous chantions encore, pour aider la marche et peupler la solitude, quelques chansons du pays.

La route se prolongeait comme le diable; je ne sais trop jusqu'à quel point le diable se prolonge,—ceci est la réflexion d'un Parisien.—Sylvain, avant de quitter le bois, chanta cette ronde de l'époque de Louis XIV:

C'était un cavalier
Qui revenait de Flandre...

Le reste est difficile à raconter.—Le refrain s'adresse au tambour, et lui dit:

Battez la générale
Jusqu'au point du jour!

Quand Sylvain,—homme taciturne—se met à chanter, on n'en est pas quitte facilement.—Il m'a chanté je ne sais quelle chanson des Moines rouges qui habitaient primitivement Châalis.—Quels moines! C'étaient des Templiers!—Le roi et le pape se sont entendus pour les brûler.

Ne parlons plus de ces moines rouges.

Au sortir de la forêt, nous nous sommes trouvés dans les terres labourées. Nous emportions beaucoup de notre patrie à la semelle de nos souliers;—mais nous finissions par le rendre plus loin dans les prairies... Enfin, nous sommes arrivés à Ver.—C'est un gros bourg.

L'hôtesse était aimable et sa fille fort avenante,—ayant de beaux cheveux châtains, une figure régulière et douce, et ce parler si charmant des pays de brouillard, qui donne aux plus jeunes filles des intonations de contralto, par moments!

—Vous voilà, mes enfants, dit l'hôtesse... Eh bien, on va mettre un fagot dans le feu!

—Nous vous demandons à souper, sans indiscrétion.

—Voulez-vous, dit l'hôtesse, qu'on vous fasse d'abord une soupe à l'oignon.

—Cela ne peut pas faire de mal, et ensuite?

—Ensuite, il y a aussi de la chasse.

Nous vîmes là que nous étions bien tombés.

Sylvain a un talent, c'est un garçon pensif,—qui n'ayant pas eu beaucoup d'éducation, se préoccupe pourtant de parfaire ce qu'il n'a reçu qu'imparfait du peu de leçons qui lui ont été données.

Il a des idées sur tout.—Il est capable de composer une montre ... ou une boussole.—Ce qui le gêne dans la montre, c'est la chaîne, qui ne peut se prolonger assez... Ce qui le gêne dans la boussole, c'est que cela fait seulement reconnaître que l'aimant polaire du globe attire forcément les aiguilles—mais que sur le reste,—sur la cause et sur les moyens de s'en servir, les documents sont imparfaits!

L'auberge, un peu isolée, mais solidement bâtie, où nous avons pu trouver asile, offre à l'intérieur une cour à galeries d'un système entièrement Valaque.... Sylvain a embrassé la fille, qui est assez bien découplée, et nous prenons plaisir à nous chauffer les pieds en caressant deux chiens de chasse, attentifs au tourne-broche,—qui est l'espoir d'un souper prochain...


12e LETTRE.

M. Toulouse.—Les deux bibliophiles.—Saint-Médard de Soissons.—Le château des Longueval de Bucquoy.—Inflexion.

Je n'ai pas à me reprocher d'avoir suspendu pendant dix jours le cours du récit historique que vous m'aviez demandé. L'ouvrage qui devait en être la base, c'est-à-dire l'histoire officielle de l'abbé de Bucquoy, devait être vendu le 20 novembre, et ne l'a été que le 30, soit qu'il ait été retiré d'abord (comme on me l'a dit), soit que l'ordre même de la vente, énoncé dans le catalogue, n'ait pas permis de le présenter plus tôt aux enchères.

L'ouvrage pouvait, comme tant d'autres, prendre le chemin de l'étranger, et les renseignements qu'on m'avait adressés des pays du Nord indiquaient seulement des traductions hollandaises du livre, sans donner aucune indication sur l'édition originale, imprimée à Francfort, avec l'allemand en regard.

J'avais vainement, vous le savez, cherché le livre à Paris. Les bibliothèques publiques ne le possédaient pas. Les libraires spéciaux ne l'avaient point vu depuis longtemps. Un seul, M. Toulouse, m'avait été indiqué comme pouvant le posséder.

M. Toulouse a la spécialité des livres de controverse religieuse. Il m'a interrogé sur la nature de l'ouvrage; puis il m'a dit: «Monsieur, je ne l'ai point... Mais, si je l'avais, peut-être ne vous le vendrais-je pas?»

J'ai compris que vendant d'ordinaire des livres à des ecclésiastiques, il ne se souciait pas d'avoir affaire à un fils de Voltaire.

Je lui ai répondu que je m'en passerais bien, ayant déjà des notions générales sur le personnage dont il s'agissait.

«Voilà pourtant comme on écrit l'histoire!» m'a-t-il répondu[1].

Vous me direz que j'aurais pu me faire communiquer l'histoire de l'abbé de Bucquoy par quelques-uns de ces bibliophiles qui subsistent encore, tels M. de Montmerqué et autres. A quoi je répondrai qu'un bibliophile sérieux ne communique pas ses livres. Lui-même ne les lit pas, de crainte de les fatiguer.

[1] M. Toulouse, rue du Foin-Saint-Jacques, en face la caserne des gendarmes.

Un bibliophile connu avait un ami;—cet ami était devenu amoureux d'un Anacréon in-seize, édition lyonnaise du seizième siècle, augmentée des poésies de Bion, de Moschus et de Sapho. Le possesseur du livre n'eût pas défendu sa femme aussi fortement que son in-16. Presque toujours son ami, venant déjeuner chez lui, traversait indifféremment la bibliothèque; mais il jetait à la dérobée un regard sur l'Anacréon.

Un jour, il dit à son ami: Qu'est-ce que tu fais de cet in-16 mal relié ... et coupé? Je te donnerais volontiers le Voyage de Polyphile en italien, édition princeps des Aides, avec les gravures de Belin, pour cet in-16... Franchement, c'est pour compléter ma collection des poëtes grecs.

Le possesseur se borna à sourire.

—Que te faut-il encore?

—Rien. Je n'aime pas à échanger mes livres.

—Si je t'offrais encore mon roman de la Rose, grandes marges, avec des annotations de Marguerite de Valois.

—Non ... ne parlons plus de cela.

—Comme argent, je suis pauvre, tu le sais; mais j'offrirais bien 1,000 francs.

—N'en parlons plus...

—Allons! 1,500 livres.

—Je n'aime pas les questions d'argent entre amis.

La résistance ne faisait qu'accroître les désirs de l'ami du bibliophile. Après plusieurs offres, encore repoussées, il lui dit, arrivé au dernier paroxysme de la passion:

—Eh bien! j'aurai le livre à ta vente.

—A ma vente?... mais, je suis plus jeune que toi....

—Oui, mais tu as une mauvaise toux.

—Et toi ... ta sciatique?

—On vit quatre-vingts ans avec cela!...

Je m'arrête, monsieur. Cette discussion serait une scène de Molière ou une de ces analyses tristes de la folie humaine, qui n'ont été traitées gaiement que par Érasme... En résultat, le bibliophile mourut quelques mois après, et son ami eut le livre pour 600 francs.

—Et il m'a refusé de me le laisser pour 1,500 francs! disait-il plus tard toutes les fois qu'il le faisait voir. Cependant, quand il n'était plus question de ce volume, qui avait projeté un seul nuage sur une amitié de cinquante ans, son œil se mouillait au souvenir de l'homme excellent qu'il avait aimé.

Cette anecdote est bonne à rappeler dans une époque où le goût des collections de livres, d'autographes et d'objets d'art, n'est plus généralement compris en France. Elle pourra, néanmoins, vous expliquer les difficultés que j'ai éprouvées à me procurer l'Abbé de Bucquoy.

Samedi dernier, à sept heures, je revenais de Soissons,—où j'avais cru pouvoir trouver des renseignements sur les Bucquoy,—afin d'assister à la vente, faite par Techener, de la bibliothèque de M. Motteley, qui dure encore, et sur laquelle on a publié, avant-hier, un article dans l'Indépendance de Bruxelles.

Une vente de livres ou de curiosités a, pour les amateurs, l'attrait d'un tapis vert. Le râteau du commissaire, qui pousse les livres et ramène l'argent, rend cette comparaison fort exacte.

Les enchères étaient vives. Un volume isolé parvint jusqu'à 600 francs. A dix heures moins un quart, l'Histoire de l'abbé de Bucquoy fut mise sur table à 25 fr.... A 55 francs, les habitués et M. Techener lui-même abandonnèrent le livre; une seule personne poussait contre moi.

A 65 francs, l'amateur a manqué d'haleine.

Le marteau du commissaire priseur m'a adjugé le livre pour 66 francs.

On m'a demandé ensuite 3 fr. 20 centimes pour les frais de la vente.

J'ai appris depuis que c'était un délégué de la Bibliothèque Nationale qui m'avait fait concurrence jusqu'au dernier moment.

Je possède donc le livre et je me trouve en mesure de continuer mon travail.

Votre, etc.

*

De Ver à Dammartin, il n'y a guère qu'une heure et demie de marche.—J'ai eu le plaisir d'admirer, par une belle matinée, l'horizon de dix lieues qui s'étend autour du vieux château, si redoutable autrefois, et dominant toute la contrée. Les hautes tours sont démolies, mais l'emplacement se dessine encore sur ce point élevé, où l'on a planté des allées de tilleuls servant de promenade, au point même où se trouvaient les entrées et les cours. Des charmilles d'épine-vinette et de belladone empêchent toute chute dans l'abîme que forment encore les fossés.—Un tir a été établi pour les archers dans un des fossés qui se rapprochent de la ville. Sylvain est retourné dans son pays:—j'ai continué ma route vers Soissons à travers la forêt de Villers-Cotteret, entièrement dépouillée de feuilles, mais reverdie çà et là par des plantations de pins qui occupent aujourd'hui les vastes espaces des coupes sombres pratiquées naguère.—Le soir, j'arrivai à Soissons, la vieille Augusta Suessonium, où se décida le sort de la nation française au sixième siècle.

On sait que c'est après la bataille de Soissons, gagnée par Clovis, que ce chef des Francs subit l'humiliation de ne pouvoir garder un vase d'or, produit du pillage de Reims. Peut-être songeait-il déjà à faire sa paix avec l'Église, en lui rendant un objet saint et précieux. Ce fut alors qu'un de ses guerriers voulut que ce vase entrât dans le partage, car l'égalité était le principe fondamental de ces tribus franques, originaires d'Asie.—Le vase d'or fut brisé, et plus tard la tête du Franc égalitaire eut le même sort, sous la francisque de son chef. Telle fut l'origine de nos monarchies.

Soissons, ville forte de seconde classe, renferme de curieuses antiquités. La cathédrale a sa haute tour, d'où l'on découvre sept lieues de pays;—un beau tableau de Rubens, derrière son maître-autel. L'ancienne cathédrale est beaucoup plus curieuse, avec ses clochers festonnés et découpés en guipure. Il n'en reste que la façade et les tours, malheureusement. Il y a encore une autre église qu'on restaure avec cette belle pierre et ce béton romain, qui font l'orgueil de la contrée. Je me suis entretenu là avec les tailleurs de pierre, qui déjeunaient autour d'un feu de bruyère et qui m'ont paru très-forts sur l'histoire de l'art. Ils regrettaient, comme moi, qu'on ne restaurât point l'ancienne cathédrale, Saint-Jean-des-Vignes, plutôt que l'église lourde où on les occupait.—Mais cette dernière est, dit-on, plus logeable. Dans nos époques de foi restreinte, on n'attire plus les fidèles qu'avec l'élégance et le confort.

Les compagnons m'ont indiqué comme chose à voir Saint-Médard, situé à une portée de fusil de la ville, au delà du pont et de la gare de l'Aisne. Les constructions les plus modernes forment l'établissement des sourds-muets. Une surprise m'attendait là. C'était d'abord la tour en partie démolie où Abailard fut prisonnier quelque temps. On montre encore sur les murs des inscriptions latines de sa main;—puis de vastes caveaux déblayés depuis peu, où l'on a retrouvé la tombe de Louis le Débonnaire,—formée d'une vaste cuve de pierre qui m'a rappelé les tombeaux égyptiens.

Près de ces caveaux, composés de cellules souterraines avec des niches çà et là comme dans les tombeaux romains, on voit la prison même où cet empereur fut retenu par ses enfants, l'enfoncement où il dormait sur une natte et autres détails parfaitement conservés, parce que la terre calcaire et les débris de pierres fossiles qui remplissaient ces souterrains les ont préservés de toute humidité. On n'a eu qu'à déblayer, et ce travail dure encore, amenant chaque jour de nouvelles découvertes.—C'est un Pompeï carlovingien.

En sortant de Saint-Médard, je me suis un peu égaré sur les bords de l'Aisne, qui coule entre les oseraies rougeâtres et les peupliers dépouillés de feuilles. Il faisait beau, les gazons étaient verts, et, au bout de deux kilomètres, je me suis trouvé dans un village nommé Cuffy, d'où l'on découvrait parfaitement les tours dentelées de la ville et ses toits flamands bordés d'escaliers de pierre.

On se rafraîchit dans ce village avec un petit vin blanc mousseux qui ressemble beaucoup à la tisane de Champagne.

En effet, le terrain est presque le même qu'à Épernay. C'est un filon de la Champagne voisine qui, sur ce coteau exposé au midi, produit des vins rouges et blancs qui ont encore assez de feu. Toutes les maisons sont bâties en pierres meulières trouées comme des éponges par les vrilles et les limaçons marins. L'église est vieille, mais rustique. Une verrerie est établie sur la hauteur.

*

Il n'était plus possible de ne pas retrouver Soissons. J'y suis retourné pour continuer mes recherches, en visitant la bibliothèque et les archives.—A la bibliothèque, je n'ai rien trouvé que l'on ne pût avoir à Paris. Les archives sont à la sous-préfecture et doivent être curieuses, à cause de l'antiquité de la ville. Le secrétaire m'a dit: «Monsieur, nos archives sont là-haut,—dans les greniers; mais elles ne sont pas classées.

—Pourquoi?

—Parce qu'il n'y a pas de fonds attribués à ce travail par la ville. La plupart des pièces sont en gothique et en latin... Il faudrait qu'on nous envoyât quelqu'un de Paris.

Il est évident que je ne pouvais espérer de trouver facilement là des renseignements sur les Bucquoy. Quant à la situation actuelle des archives de Soissons, je me borne à la dénoncer aux paléographes,—si la France est assez riche pour payer l'examen des souvenirs de son histoire, je serai heureux d'avoir donné cette indication.

Je vous parlerais bien encore de la grande foire qui avait lieu en ce moment-là dans la ville,—du théâtre, où l'on jouait Lucrèce Borgia, des mœurs locales, assez bien conservées dans ce pays situé hors du mouvement des chemins de fer,—et même de la contrariété qu'éprouvent les habitants par suite de cette situation. Ils ont espéré quelque temps être rattachés à la ligne du Nord, ce qui eût produit de fortes économies... Un personnage puissant aurait obtenu de faire passer la ligne de Strasbourg par ces bois, auxquels elle offre des débouchés,—mais ce sont là de ces exigences locales et de ces suppositions intéressées qui peuvent ne pas être de toute justice.

Le but de ma tournée est atteint maintenant. La diligence de Soissons à Reims m'a conduit à Braine. Une heure après, j'ai pu gagner Longueval, le berceau des Bucquoy. Voilà donc le séjour de la belle Angélique et le château-chef de son père, qui paraît en avoir eu autant que son aïeul, le grand-comté de Bucquoy, a pu en conquérir dans les guerres de Bohême.—Les tours sont rasées, comme à Dammartin. Cependant les souterrains existent encore. L'emplacement, qui domine le village, situé dans une gorge allongée, a été couvert de constructions depuis sept ou huit ans, époque où les ruines ont été vendues. Empreint suffisamment de ces souvenirs de localité qui peuvent donner de l'attrait à une composition romanesque,—et qui ne sont pas inutiles au point de vue positif de l'histoire, j'ai gagné Château-Thierry, où l'on aime à saluer la statue rêveuse du bon La Fontaine, placée au bord de la Marne et en vue du chemin de fer de Strasbourg.

RÉFLEXIONS.

«Et puis...» (C'est ainsi que Diderot commençait un conte, me dira-t-on.)

—Allez toujours!

—Vous avez imité Diderot lui-même.

—Qui avait imité Sterne...

—Lequel avait imité Swift.

—Qui avait imité Rabelais.

—Lequel avait imité Merlin Coccaïe...

—Qui avait imité Pétrone...

—Lequel avait imité Lucien. Et Lucien en avait imité bien d'autres... Quand ce ne serait que l'auteur de l'Odyssée, qui fait promener son héros pendant dix ans autour de la Méditerranée, pour l'amener enfin à cette fabuleuse Ithaque, dont la reine, entourée d'une cinquantaine de prétendants, défaisait chaque nuit ce qu'elle avait tissé le jour.

—Mais Ulysse a fini par retrouver Ithaque.

—Et j'ai retrouvé l'abbé de Bucquoy.

—Parlez-en.

—Je ne fais pas autre chose depuis un mois. Les lecteurs doivent être déjà fatigués—du comte de Bucquoi le ligueur, plus tard généralissime des armées d'Autriche;—de M. de Longueval de Bucquoy et de sa fille Angélique,—enlevée par La Corbinière,—du château de cette famille, dont je viens de fouler les ruines...

Et enfin de l'abbé comte de Bucquoy lui-même, dont j'ai rapporté une courte biographie,—et que M. d'Argenson, dans sa correspondance, appelle: le prétendu abbé de Bucquoy.

Le livre que je viens d'acheter à la vente Motteley vaudrait beaucoup plus de 66 francs 20 centimes, s'il n'était cruellement rogné. La reliure, toute neuve, porte en lettres d'or ce titre attrayant: Histoire du Sieur Abbé comte de Bucquoy, etc. La valeur de l'in-12 vient peut-être de trois maigres brochures en vers et en prose, composées par l'auteur, et qui étant d'un plus grand format, ont les marges coupées jusqu'au texte, qui cependant reste lisible.

Le livre a tous les titres cités déjà qui se trouvent énoncés dans Brunet, dans Quérard et dans la Biographie de Michaud. En regard du titre est une gravure représentant la Bastille, avec ce titre au-dessus: l'Enfer des vivants, et cette citation: Facilis descendus Averni.


On peut lire l'histoire de l'abbé de Bucquoi dans mon livre intitulé: Les Illuminés (Paris, Victor Lecoû). On peut consulter aussi l'ouvrage in-12 dont j'ai fait présent à la Bibliothèque impériale.

Je me suis peut-être trompé dans l'examen de l'écusson du fondateur de la chapelle de Châalis.

On m'a communiqué des notes sur les abbés de Châalis. «Robert de la Tourette, notamment, qui fut abbé là, de 1501 à 1522, fit de grandes restaurations...» On voit sa tombe devant le maître-autel.

«Ici arrivent les Médicis: Hippolyte d'Est, cardinal de Ferrare, 1554;—Aloys d'Est, 1586.»

«Ensuite: Louis, cardinal de Guise, 1601; Charles-Louis de Lorraine, 1630.

Il faut remarquer que les d'Est n'ont qu'un alérion au 2 et au 3, et que j'en ai vu trois au 1 et au 4 dans l'écusson écartelé.

«Charles II, cardinal de Bourbon (depuis Charles X,—l'ancien), lieutenant général de l'Ile de France depuis 1551, eut un fils appelé Poullain.»

Je veux bien croire que ce cardinal-roi eut un fils naturel; mais je ne comprends pas les trois alérions posés 2 et 1. Ceux de Lorraine sont sur une bande. Pardon de ces détails, mais la connaissance du blason est la clef de l'histoire de France... Les pauvres auteurs n'y peuvent rien!


LA BOHÈME GALANTE


LA MAIN ENCHANTÉE

I

LA PLACE DAUPHINE

Rien n'est beau comme ces maisons du XVIIe siècle dont la place Royale offre une si majestueuse réunion. Quand leurs façades de briques, entremêlées et encadrées de cordons et de coins de pierre, et quand leurs fenêtres hautes sont enflammées des rayons splendides du couchant, vous vous sentez, à les voir, la même vénération que devant une cour des parlements assemblée en robes rouges à revers d'hermine; et, si ce n'était un puéril rapprochement, on pourrait dire que la longue table verte où ces redoutables magistrats sont rangés en carré figure un peu ce bandeau de tilleuls qui borde les quatre faces de la place Royale et en complète la grave harmonie.

Il est une autre place dans la ville de Paris qui ne cause pas moins de satisfaction par sa régularité et son ordonnance, et qui est en triangle à peu près ce que l'autre est en carré. Elle a été bâtie sous le règne de Henri le Grand, qui la nomma place Dauphine, et l'on admira alors le peu de temps qu'il fallut à ses bâtiments pour couvrir tout le terrain vague de l'île de la Gourdaine. Ce fut un cruel déplaisir que l'envahissement de ce terrain pour les clercs qui venaient s'y ébattre à grand bruit, et pour les avocats qui venaient y méditer leurs plaidoyers: promenade si verte et si fleurie, au sortir de l'infecte cour du Palais.

A peine ces trois rangées de maisons furent-elles dressées sur leurs portiques lourds, chargés et sillonnés de bossages et de refends; à peine furent-elles revêtues de leurs briques, percées de leurs croisées à balustres, et chaperonnées de leurs combles massifs, que la nation des gens de justice envahit la place entière, chacun suivant son grade et ses moyens, c'est-à-dire en raison inverse de l'élévation des étages. Cela devint une sorte de cour des miracles au grand pied, une truanderie de larrons privilégiés, repaire de la gent chiquanouse, comme les autres de la gent argotique; celui-ci en brique et en pierre, les autres en boue et en bois.

Dans une de ces maisons composant la place Dauphine habitait, vers les dernières années du règne de Henri le Grand, un personnage assez remarquable, ayant pour nom Godinot-Chevassut, et pour titre lieutenant civil du prévôt de Paris; charge bien lucrative et pénible à la fois en ce siècle où les larrons étaient beaucoup plus nombreux qu'ils ne sont aujourd'hui, tant la probité a diminué depuis dans notre pays de France! et où le nombre des filles folles de leur corps était beaucoup plus considérable, tant nos mœurs se sont dépravées!—L'humanité ne changeant guère, on peut dire, comme un vieil auteur, que moins il y a de fripons aux galères, plus il y en a dehors.

Il faut bien dire aussi que les larrons de ce temps-là étaient moins ignobles que ceux du nôtre, et que ce misérable métier était alors une sorte d'art que des jeunes gens de famille ne dédaignaient pas d'exercer. Bien des capacités refoulées au dehors et au pied d'une société de barrières et de privilèges se développaient fortement dans ce sens; ennemis plus dangereux aux particuliers qu'à l'État, dont la machine eût peut-être éclaté sans cet échappement. Aussi, sans nul doute, la justice d'alors usait-elle de ménagements envers les larrons distingués; et personne n'exerçait plus volontiers cette tolérance que notre lieutenant civil de la place Dauphine, pour des raisons que vous connaîtrez. En revanche, nul n'était plus sévère pour les maladroits: ceux-là payaient pour les autres, et garnissaient les gibets dont Paris alors était ombragé, suivant l'expression de d'Aubigné, à la grande satisfaction des bourgeois, qui n'en étaient que mieux volés, et au grand perfectionnement de l'art de la truche.

Godinot-Chevassut était un petit homme replet qui commençait à grisonner et y prenait grand plaisir, contre l'ordinaire des vieillards, parce qu'en blanchissant, ses cheveux devaient perdre nécessairement le ton un peu chaud qu'ils avaient de naissance, ce qui lui avait valu le nom désagréable de Rousseau, que ses connaissances substituaient au sien propre, comme plus aisé à prononcer et à retenir. Il avait ensuite des yeux bigles très-éveillés, quoique toujours à demi fermés sous leurs épais sourcils, avec une bouche assez fendue, comme les gens qui aiment à rire. Et cependant, bien que ses traits eussent un air de malice presque continuel, on ne l'entendait jamais rire à grands éclats, et, comme disent nos pères, rire d'un pied en carré; seulement, toutes les fois qu'il lui échappait quelque chose de plaisant, il le ponctuait à la fin d'un ah! ou d'un oh! poussé du fond des poumons, mais unique et d'un effet singulier; et cela arrivait assez fréquemment, car notre magistrat aimait à hérisser sa conversation de pointes, d'équivoques et de propos gaillards, qu'il ne retenait pas même au tribunal. Du reste, c'était un usage général des gens de robe de ce temps, qui a passé aujourd'hui presque entièrement à ceux de la province.

Pour l'achever de peindre, il faudrait lui planter à l'endroit ordinaire un nez long et carré du bout, et puis des oreilles assez petites, non bordées, et d'une finesse d'organe à entendre sonner un quart d'écu d'un quart de lieue, et une pistole de bien plus loin. C'est à ce propos que, certain plaideur ayant demandé si M. le lieutenant civil n'avait pas quelques amis qu'on pût solliciter et employer auprès de lui, on lui répondit qu'en effet il y avait des amis dont le Rousseau faisait grand état; que c'était, entre autres, monseigneur le Doublon, messire le Ducat, et même monsieur l'Écu; qu'il fallait en faire agir plusieurs ensemble, et que l'on pouvait s'assurer d'être chaudement servi.


II

D'UNE IDÉE FIXE

Il est des gens qui ont plus de sympathie pour telle ou telle grande qualité, telle ou telle vertu singulière. L'un fait plus d'estime de la magnanimité et du courage guerrier, et ne se plaît qu'au récit des beaux faits d'armes; un autre place au-dessus de tout le génie et les inventions des arts, des lettres ou de la science; d'autres sont plus touchés de la générosité et des actions vertueuses par où l'on secourt ses semblables et l'on se dévoue pour leur salut, chacun suivant sa pente naturelle. Mais le sentiment particulier de Godinot-Chevassut était le même que celui du savant Charles neuvième, à savoir, que l'on ne peut établir aucune qualité au-dessus de l'esprit et de l'adresse, et que les gens qui en sont pourvus sont les seuls dignes en ce monde d'être admirés et honorés; et nulle part il ne trouvait ces qualités plus brillantes et mieux développées que chez la grande nation des tire-laine, matois, coupeurs de bourse et bohèmes, dont la vie généreuse et les tours singuliers se déroulaient tous les jours devant lui avec une variété inépuisable.

Son héros favori était maître François Villon, Parisien, célèbre dans l'art poétique autant que dans l'art de la pince et du croc; aussi l'Iliade avec l'Énéide, et le roman non moins admirable de Huon de Bordeaux, il les eût donnés pour le poëme des Repues franches, et même encore pour la légende de maître Faifeu, qui sont les épopées versifiées de la nation truande! Les Illustrations de Dubellay, l'Aristoteles peripoliticon et le Cymbalum mundi lui paraissaient bien faibles à côté du Jargon, suivi des États généraux du royaume de l'Argot, et des Dialogues du polisson et du malingreux, par un courtaud de boutanche, qui maquille en mollanche en la vergne de Tours, et imprimé avec autorisation du roi de Thunes, Fiacre l'emballeur; Tours, 1603. Et, comme naturellement ceux qui font cas d'une certaine vertu ont le plus grand mépris pour le défaut contraire, il n'était pas de gens qui lui fussent si odieux que les personnes simples, d'entendement épais et d'esprit peu compliqué. Cela allait au point qu'il eût voulu changer entièrement la distribution de la justice, et que, lorsqu'il se découvrait quelque larronnerie grave, on pendit non point le voleur, mais le volé. C'était une idée; c'était la sienne. Il pensait y voir le seul moyen de hâter l'émancipation intellectuelle du peuple, et de faire arriver les hommes du siècle à un progrès suprême d'esprit, d'adresse et d'invention, qu'il disait être la vraie couronne de l'humanité et la perfection la plus agréable à Dieu.

Voilà pour la morale. Et, quant à la politique, il lui était démontré que le vol organisé sur une grande échelle favorisait plus que toute chose la division des grandes fortunes et la circulation des moindres, d'où seulement peuvent résulter pour les classes inférieures le bien-être et l'affranchissement.

Vous entendez bien que c'était seulement la bonne et double piperie qui le ravissait, les subtilités et patelinages des vrais clercs de Saint-Nicolas, les vieux tours de maître Gonin, conservés depuis deux cents ans dans le sel et dans l'esprit; et que Villon, le villonneur, était son compère, et non point des routiers tels que les Guilleris ou le capitaine Carrefour. Certes, le scélérat qui, planté sur une grande route, dépouille brutalement un voyageur désarmé, lui était aussi en horreur qu'à tous les bons esprits, de même que ceux qui, sans autre effort d'imagination, pénètrent avec effraction dans quelque maison isolée, la pillent, et souvent en égorgent les maîtres. Mais, s'il eût connu ce trait d'un larron distingué qui, perçant une muraille pour s'introduire dans un logis, prît soin de figurer son ouverture en un trèfle gothique, pour que, le lendemain, s'apercevant du vol, on vit bien qu'un homme de goût et d'art l'avait exécuté, certes, maître Godinot-Chevassut eût estimé celui-là beaucoup plus haut que Bertrand de Clasquin ou l'empereur César; et c'est peu dire.


III

LES GRÈGUES DU MAGISTRAT

Tout ceci étant déduit, je crois qu'il est l'heure de tirer la toile et, suivant l'usage de nos anciennes comédies, de donner un coup de pied par derrière à mons le Prologue, qui devient outrageusement prolixe, au point que les chandelles ont été déjà trois fois mouchées depuis son exorde. Qu'il se hâte donc de terminer, comme Bruscambille, en conjurant les spectateurs «de nettoyer les imperfections de son dire avec les époussettes de leur humanité, et de recevoir un clystère d'excuses aux intestins de leur impatience;» et voilà qui est dit, et l'action va commencer.

C'est dans une assez grande salle, sombre et boisée. Le vieux magistrat, assis dans un large fauteuil sculpté, à pieds tortus, dont le dossier est vêtu de sa chemisette de damas à franges, essaye une paire de grègues bouffantes toutes neuves que lui vient d'apporter Eustache Bouteroue, apprenti de maître Goubard, drapier-chaussetier. Maître Chevassut, en nouant ses aiguillettes, se lève et se rassied successivement, adressant par intervalles la parole au jeune homme, qui, roide comme un saint de pierre, a pris place, d'après son invitation, sur le coin d'un escabeau, et qui le regarde avec hésitation et timidité.

—Hum! celles-là ont fait leur temps! dit-il en poussant du pied les vieilles grègues qu'il venait de quitter; elles montraient la corde comme une ordonnance prohibitive de la prévôté; et puis tous les morceaux se disaient adieu ... un adieu déchirant!

Le facétieux magistrat releva cependant encore l'ancien vêtement nécessaire pour y prendre sa bourse, dont il répandit quelques pièces dans sa main.

—Il est sûr, poursuivit-il, que nous autres gens de loi faisons de nos vêtements un très-durable usage, à cause de la robe sous laquelle nous les portons aussi longtemps que le tissu résiste et que les coutures gardent leur sérieux; c'est pourquoi, et comme il faut que chacun vive, même les voleurs, et partant les drapiers-chaussetiers, je ne réduirai rien des six écus que maître Goubard me demande; à quoi même j'ajoute généreusement un écu rogné pour le courtaud de boutique, sous la condition qu'il ne le changera pas au rabais, mais le fera passer pour bon à quelque bélître de bourgeois, déployant, à cet effet, toutes les ressources de son esprit; sans cela, je garde ledit écu pour la quête de demain dimanche à Notre-Dame.

Eustache Bouteroue prit les six écus et l'écu rogné, en saluant bien bas.

—Çà, mon gars, commence-t-on à mordre à la draperie? Sait-on bien gagner sur l'aunage, sur la coupe, et couler au chaland du vieux pour du neuf, du puce pour du noir?... soutenir enfin la vieille réputation des marchands aux piliers des Halles?

Eustache leva les yeux vers le magistrat avec quelque terreur; puis, supposant qu'il plaisantait, se mit à rire; mais le magistrat ne plaisantait pas.

—Je n'aime point, ajouta-t-il, la larronnerie des marchands; le voleur vole et ne trompe pas; le marchand vole et trompe. Un bon compagnon, affilé du bec et sachant son latin, achète une paire de grègues; il débat longtemps son prix et finit par la payer six écus. Vient ensuite quelque honnête chrétien, de ceux que les uns appellent gonze, les autres un bon chaland; s'il arrive qu'il prenne une paire de grègues exactement pareille à l'autre, et que, confiant au chaussetier, qui jure de sa probité par la Vierge et les saints, il la paye huit écus, je ne le plaindrai pas, car c'est un sot. Mais, pendant que le marchand, comptant les deux sommes qu'il a reçues, prend dans sa main et fait sonner avec satisfaction les deux écus qui sont la différence de la seconde à la première, passe devant sa boutique un pauvre homme qu'on mène aux galères pour avoir tiré d'une poche quelque sale mouchoir troué: «Voici un grand scélérat, s'écrie le marchand; si la justice était juste, le gredin serait roué vif, et j'irais le voir, poursuit-il tenant toujours dans sa main les deux écus ...» Eustache, que penses-tu qu'il arriverait si, selon le vœu du marchand, la justice était juste?

Eustache Bouteroue ne riait plus; le paradoxe était trop inouï pour qu'il songeât à y répondre, et la bouche d'où il sortait le rendait presque inquiétant. Maître Chevassut, voyant le jeune homme ébahi comme un loup pris au piège, se mit à rire avec son rire particulier, lui donna une tape légère sur la joue, et le congédia. Eustache descendit tout pensif l'escalier à balustre de pierre, quoiqu'il entendît de loin, dans la cour du Palais, la trompette de Galinette la Galine, bouffon du célèbre opérateur Geronimo, qui appelait les badauds à ses facéties et à l'achat des drogues de son maître; il y fut sourd cette fois, et se mit en devoir de traverser le pont Neuf pour gagner le quartier des Halles.


IV

LE PONT NEUF

Le pont Neuf, achevé sous Henri IV, est le principal monument de ce règne. Rien ne ressemble à l'enthousiasme que sa vue excita, lorsque, après de grands travaux, il eut entièrement traversé la Seine de ses douze enjambées, et rejoint plus étroitement les trois cités de la maîtresse ville.

Aussi devint-il bientôt le rendez-vous de tous les oisifs parisiens, dont le nombre est grand, et, partant, de tous les jongleurs, vendeurs d'onguents et filous, dont les métiers sont mis en branle par la foule, comme un moulin par un courant d'eau.

Quand Eustache sortit du triangle de la place Dauphine, le soleil dardait à plomb ses rayons poudreux sur le pont, et l'affluence y était grande, les promenades les plus fréquentées de toutes à Paris étant d'ordinaire celles qui ne sont fleuries que d'étalages, terrassées que de pavés, ombragées que de murailles et de maisons.

Eustache fendait à grand'peine ce fleuve de peuple qui croisait l'autre fleuve et s'écoulait avec lenteur d'un bout à l'autre du pont, arrêté du moindre obstacle, comme des glaçons que l'eau charrie, formant de place en place mille tournants et mille remous autour de quelques escamoteurs, chanteurs ou marchands prônant leurs denrées. Beaucoup s'arrêtaient le long des parapets à voir passer les trains de bois sous les arches, circuler les bateaux, ou bien à contempler le magnifique point de vue qu'offrait la Seine en aval du pont, la Seine côtoyant à droite la longue file des bâtiments du Louvre, à gauche le grand Pré-aux-Clercs, rayé de ses belles allées de tilleuls, encadré de ses saules gris ébouriffés et de ses saules verts pleurant dans l'eau; puis, sur chaque bord, la tour de Nesle et la tour de Bois, qui semblaient faire sentinelle aux portes de Paris comme les géants des romans anciens.

Tout à coup, un grand bruit de pétards fit tourner vers un point unique les yeux des promeneurs et des observateurs, et annonça un spectacle digne de fixer l'attention. C'était au centre d'une de ces petites plates-formes en demi-lune, surmontées naguère encore de boutiques en pierre, et qui formaient alors des espaces vides au-dessus de chaque pile du pont, et en dehors de la chaussée. Un escamoteur s'y était établi; il avait dressé une table, et sur cette bible se promenait un fort beau singe, en costume complet de diable, noir et rouge, avec la queue naturelle, et qui, sans la moindre timidité, tirait force pétards et soleils d'artifice, au grand dommage de toutes les barbes et les fraises qui n'avaient pas élargi le cercle assez vite.

Pour son maître, c'était une de ces figures du type bohémien, commun cent ans auparavant, déjà rare alors, et aujourd'hui noyé et perdu dans la laideur et l'insignifiance de nos têtes bourgeoises: un profil en fer de hache, front élevé mais étroit, nez très-long et très-bossu, et cependant ne sur-plombant pas comme les nez romains, mais fort retroussé au contraire, et dépassant à peine de sa pointe la bouche aux lèvres minces très-avancées, et le menton rentré; puis des yeux longs et fendus obliquement sous leurs sourcils, dessinés comme un V, et de longs cheveux noirs complétant l'ensemble; enfin, quelque chose de souple et de dégagé dans les gestes et dans toute l'attitude du corps témoignait un drôle adroit de ses membres et brisé de bonne heure à plusieurs métiers et à beaucoup d'autres.

Son habillement était un vieux costume de bouffon, qu'il portait avec dignité; sa coiffure, un grand chapeau de feutre à larges bords, extrêmement froissé et recroquevillé; maître Gonin était le nom que tout le monde lui donnait, soit à cause de son habileté et de ses tours d'adresse, soit qu'il descendît effectivement de ce fameux jongleur qui fonda, sous Charles VII, le théâtre des Enfants-sans-Souci et porta le premier le titre de Prince des Sots, lequel, à l'époque de cette histoire, avait passé au seigneur d'Engoulevent, qui en soutint les prérogatives souveraines jusque devant les parlements.


V

LA BONNE AVENTURE

L'escamoteur, voyant amassé un assez bon nombre de gens, commença quelques tours de gobelets qui excitèrent une bruyante admiration. Il est vrai que le compère avait choisi sa place dans la demi-lune avec quelque dessein, et non pas seulement en vue de ne point gêner la circulation, comme il paraissait; car de cette façon il n'avait les spectateurs que devant lui et non derrière.

C'est que véritablement l'art n'était pas alors ce qu'il est devenu aujourd'hui, où l'escamoteur travaille entouré de son public. Les tours de gobelets terminés, le singe fit une tournée dans la foule, recueillant force monnaie, dont il remerciait très-galamment, en accompagnant son salut d'un petit cri assez semblable à celui du grillon. Mais les tours de gobelets n'étaient que le prélude d'autre chose, et, par un prologue fort bien tourné, le nouveau maître Gonin annonça qu'il avait en outre le talent de prédire l'avenir par la cartomancie, la chiromancie, et les nombres pythagoriques; ce qui ne pouvait se payer, mais qu'il ferait pour un sol, dans la seule vue d'obliger. En disant cela, il battait un grand jeu de cartes, et son singe, qu'il nommait Pacolet, les distribua ensuite avec beaucoup d'intelligence à tous ceux qui tendirent la main.

Quand il eut satisfait à toutes les demandes, son maître appela successivement les curieux dans la demi-lune par le nom de leurs cartes, et leur prédit à chacun leur bonne ou mauvaise fortune, tandis que Pacolet, à qui il avait donné un oignon pour loyer de son service, amusait la compagnie par les contorsions que ce régal lui occasionnait, enchanté à la fois et malheureux, riant de la bouche et pleurant de l'œil, faisant à chaque coup de dent un grognement de joie et une grimace pitoyable.

Eustache Bouteroue, qui avait pris une carte aussi, se trouva le dernier appelé. Maître Gonin regarda avec attention sa longue et naïve figure, et lui adressa la parole d'un ton emphatique.

—Voici le passé: vous avez perdu père et mère; vous êtes depuis six ans apprenti drapier sous les piliers des Halles. Voici le présent: votre patron vous a promis sa fille unique; il compte se retirer et vous laisser son commerce. Pour l'avenir, tendez-moi votre main.

Eustache, très-étonné, tendit sa main; l'escamoteur en examina curieusement les lignes, fronça le sourcil avec un air d'hésitation, et appela son singe comme pour le consulter. Celui-ci prit la main, la regarda; puis, s'allant poster sur l'épaule de son maître, sembla lui parler à l'oreille; mais il agitait seulement ses lèvres très-vite, comme font ces animaux lorsqu'ils sont mécontents.

—Chose bizarre! s'écria enfin maître Gonin, qu'une existence si simple dès l'abord, si bourgeoise, tende vers une transformation si peu commune, vers un but si élevé!... Ah! mon jeune coquardeau, vous romprez votre coque; vous irez haut, très-haut... Vous mourrez plus grand que vous n'êtes.

—Bon! dit Eustache en soi-même, c'est ce que ces gens-là vous promettent toujours. Mais comment donc sait-il les choses qu'il m'a dites en premier? Cela est merveilleux!... à moins, toutefois, qu'il ne me connaisse de quelque part.

Cependant, il tira de sa bourse l'écu rogné du magistrat, en priant l'escamoteur de lui rendre sa monnaie. Peut-être avait-il parlé trop bas; mais celui-ci n'entendit point, car il reprit ainsi, en roulant l'écu dans ses doigts:

—Je vois assez que vous savez vivre; aussi j'ajouterai quelques détails à la prédiction très-véritable, mais un peu ambiguë, que je vous ai faite. Oui, mon compagnon, bien vous a pris de ne me point solder d'un sol comme les autres, encore que votre écu perde un bon quart; mais n'importe, cette blanche pièce vous sera un miroir éclatant où la vérité pure va se refléter.

—Mais, observa Eustache, ce que vous m'avez dit de mon élévation, n'était-ce donc pas la vérité?

—Vous m'avez demandé votre bonne aventure, et je vous l'ai dite, mais la glose y manquait... Çà, comment comprenez-vous le but élevé que j'ai donné à votre existence dans ma prédiction?

—Je comprends que je puis devenir syndic des drapiers-chaussetiers, marguillier, échevin ...

—C'est bien rentrer de piques noires, bien trouvé sans chandelle!... Et pourquoi pas le grand sultan des Turcs, l'Amorabaquin Eh! non, non, monsieur mon ami, c'est autrement qu'il faut l'entendre; et, puisque vous désirez une explication de cet oracle sibyllin, je vous dirai que, dans notre style, aller haut est pour ceux qu'on envoie garder les moutons à la lune, de même que aller loin, pour ceux qu'on envoie écrire leur histoire dans l'Océan, avec des plumes de quinze pieds ...

—Ah! bon! mais, si vous m'expliquiez encore votre explication, je comprendrais sûrement.

—Ce sont deux phrases honnêtes pour remplacer deux mots: gibet et galères. Vous irez haut, et moi loin. Cela est parfaitement indiqué chez moi par cette ligne médiane, traversée à angles droits d'autres lignes moins prononcées; chez vous, par une ligne qui coupe celle du milieu sans se prolonger au delà, et une autre les traversant obliquement toutes deux ...

—Le gibet! s'écria Eustache.

—Est-ce que vous tenez absolument à une mort horizontale? observa maître Gonin. Ce serait puéril; d'autant que vous voici assuré d'échapper à toute sorte d'autres fins, où chaque homme mortel est exposé. De plus, il est possible que, lorsque messire le Gibet vous lèvera par le cou à bras tendu, vous ne soyez plus qu'un vieil homme dégoûté du monde et de tout... Mais voici que midi sonne, et c'est l'heure où l'ordre du prévôt de Paris nous chasse du pont Neuf jusqu'au soir. Or, s'il vous faut jamais quelque conseil, quelque sortilège, charme ou philtre à votre usage, dans le cas d'un danger, d'un amour ou d'une vengeance, je demeure là-bas; au bout du pont, dans le Château-Gaillard. Voyez-vous bien d'ici cette tourelle à pignon?...

—Un mot encore, s'il vous plaît, dit Eustache en tremblant: serai-je heureux en mariage?

—Amenez-moi votre femme, et je vous le dirai... Pacolet, une révérence à monsieur, et un baisemain.

L'escamoteur plia sa table, la mit sous son bras, prit le singe sur son épaule, et se dirigea vers le Château-Gaillard, en ramageant entre ses dents un air très-vieux.


VI

CROIX ET MISÈRES

Il est bien vrai qu'Eustache Bouteroue s'allait marier dans peu avec la fille du drapier-chaussetier. C'était un garçon sage, bien entendu dans le commerce, et qui n'employait point ses loisirs à jouer à la boule ou à la paume, comme bien d'autres, mais à faire des comptes, à lire le Bocage des six corporations, et à apprendre un peu d'espagnol, qu'il était bon qu'un marchand sût parler, comme aujourd'hui l'anglais, à cause de la quantité de personnes de cette nation qui habitaient dans Paris. Maître Goubard s'étant donc, en six années, convaincu de la parfaite honnêteté et du caractère excellent de son commis, ayant de plus surpris entre sa fille et lui quelque penchant bien vertueux et bien sévèrement comprimé des deux parts, avait résolu de les unir à la Saint-Jean d'été, et de se retirer ensuite à Laon, en Picardie, où il avait du bien de famille.

Eustache ne possédait cependant aucune fortune; mais l'usage n'était point alors général de marier un sac d'écus avec un sac d'écus; les parents consultaient quelquefois le goût et la sympathie des futurs époux, et se donnaient la peine d'étudier longtemps le caractère, la conduite et la capacité des personnes qu'ils destinaient à leur alliance; bien différents des pères de famille d'aujourd'hui, qui exigent plus de garanties morales d'un domestique qu'ils prennent que d'un gendre futur.

Or, la prédiction du jongleur avait tellement condensé les idées assez peu fluides de l'apprenti drapier, qu'il était demeuré tout étourdi au centre de la demi-lune, et n'entendait point les voix argentines qui babillaient dans les campaniles de la Samaritaine, et répétaient: Midi, midi!... Mais, à Paris, midi sonne pendant une heure, et l'horloge du Louvre prit bientôt la parole avec plus de solennité, puis celle des Grands-Augustins, puis celle du Châtelet; si bien qu'Eustache, effrayé de se voir si fort en retard, se prit à courir de toutes ses forces, et, en quelques minutes, eut mis derrière lui les rues de la Monnaie, du Borel et Tirechappe; alors, il ralentit son pas, et, quand il eut tourné la rue de la Boucherie-de-Beauvais, son front s'éclaircit en découvrant les parapluies rouges du carreau des Halles, les tréteaux des Enfants-sans-Souci, l'échelle et la croix, et la jolie lanterne du pilori coiffée de son toit en plomb. C'était sur cette place, sous un de ces parapluies, que sa future, Javotte Goubard, attendait son retour. La plupart des marchands aux piliers avaient ainsi un étalage sur le carreau des Halles, gardé par une personne de leur maison, et servant de succursale à leur boutique obscure. Javotte prenait place tous les matins à celui de son père, et, tantôt assise au milieu des marchandises, elle travaillait à des nœuds d'aiguillettes, tantôt elle se levait pour appeler les passants, les saisissait étroitement par le bras, et ne les lâchait guère qu'ils n'eussent fait quelque achat; ce qui ne l'empêchait pas d'être, au demeurant, la plus timide jeune fille qui jamais eût atteint l'âge d'un vieil bœuf sans être encore mariée; toute pleine de grâce, mignonne, blonde, grande, et légèrement ployée en avant, comme la plupart des filles du commerce dont la taille est élancée et frêle; enfin, rougissant comme une fraise aux moindres paroles qu'elle disait hors du service de l'étalage, tandis que sur ce point elle ne le cédait à aucune marchande du carreau pour le bagout et la platine (style commercial d'alors).

A midi, Eustache venait d'ordinaire la remplacer sous le parapluie rouge, pendant qu'elle allait dîner à la boutique avec son père. C'était à ce devoir qu'il se rendait en ce moment, craignant fort que son retour n'eût impatienté Javotte; mais. d'aussi loin qu'il l'aperçut, elle lui parut très-calme, le coude appuyé sur un rouleau de marchandises, et fort attentive à la conversation animée et bruyante d'un beau militaire, penché sur le même rouleau, et qui n'avait pas plus l'air d'un chaland que de toute chose que l'on pût s'imaginer.

—C'est mon futur! dit Javotte en souriant à l'inconnu, qui fit un léger mouvement de tête sans changer de situation.

Seulement, il toisait le commis de bas en haut, avec ce dédain que les militaires témoignent pour les personnes de l'état bourgeois dont l'extérieur est peu imposant.

—Il a un faux air d'un trompette de chez nous, observa-t-il gravement; seulement, l'autre a plus de corporance dans les jambes; mais tu sais, Javotte, le trompette, dans un escadron, c'est un peu moins qu'un cheval, et un peu plus qu'un chien ...

—Voici mon neveu, dit Javotte à Eustache, en ouvrant sur lui ses grands yeux bleus avec un sourire de parfaite satisfaction; il a obtenu un congé pour venir à notre noce. Comme cela se trouve bien, n'est-ce pas? Il est arquebusier à cheval... Oh! le beau corps! Si vous étiez vêtu comme cela, Eustache!... mais vous n'êtes pas assez grand, vous, ni assez fort ...

—Et combien de temps, dit timidement le jeune homme, monsieur nous fera-t-il cet avantage de demeurer à Paris?

—Cela dépend, dit le militaire en se redressant, après avoir fait attendre un peu sa réponse. On nous a envoyés dans le Berry pour exterminer les croquants; et, s'ils veulent rester tranquilles quelque temps encore, je vous donnerai un bon mois; mais, de toute façon, à la Saint-Martin, nous viendrons à Paris remplacer le régiment de M. d'Humières, et alors je pourrai vous voir tous les jours et indéfiniment.

Eustache examinait l'arquebusier à cheval, tant qu'il pouvait le faire sans rencontrer ses regards, et, décidément, il le trouvait hors de toutes les proportions physiques qui conviennent à un neveu.

—Quand je dis tous les jours, reprit ce dernier, je me trompe; car il y a, le jeudi, la grande parade... Mais nous avons la soirée, et, de fait, je pourrai toujours souper avec vous ces jours-là.

—Est-ce qu'il compte y dîner les autres? pensa Eustache. Mais vous ne m'aviez point dit, demoiselle Goubard, que monsieur votre neveu était si ...

—Si bel homme? Oh! oui, comme il a renforcé! Dame, c'est que voilà sept ans que nous ne l'avions vu, ce pauvre Joseph; et, depuis ce temps-là, il a passé bien de l'eau sous le pont ...

—Et, à lui, bien du vin sous le nez, pensa le commis, ébloui de la face resplendissante de son neveu futur; on ne se met pas la figure en couleur avec de l'eau rougie, et les bouteilles de maître Goubard vont danser le branle des morts avant la noce, et peut-être après ...

—Allons dîner, papa doit s'impatienter, dit Javotte en sortant de sa place. Ah! je vais donc te donner le bras, Joseph!... Dire qu'autrefois j'étais la plus grande, quand j'avais douze ans et toi dix; on m'appelait la maman,.. Mais comme je vais être fière au bras d'un arquebusier! Tu me conduiras promener, n'est-ce pas? Je sors si peu; je ne puis pas y aller seule; et, le dimanche soir, il faut que j'assiste au salut, parce que je suis de la confrérie de la Vierge, aux Saints-Innocents; je tiens un ruban du guidon ...

Ce caquetage de jeune fille, coupé à temps égaux par le pas sonnant du cavalier, cette forme gracieuse et légère qui sautillait enlacée à cette autre massive et roide, se perdirent bientôt dans l'ombre sourde des piliers qui bordent la rue de la Tonnellerie, et ne laissèrent aux yeux d'Eustache qu'un brouillard, et à ses oreilles qu'un bourdonnement.


VII

MISÈRES ET CROIX

Nous avons jusqu'ici emboîté le pas à cette action bourgeoise, sans guère mettre à la conter plus de temps qu'elle n'en a mis à se poursuivre; et maintenant, malgré notre respect, ou plutôt notre profonde estime pour l'observation des unités dans le roman même, nous nous voyons contraints de faire faire à l'une des trois un saut de quelques journées. Les tribulations d'Eustache, relativement à son neveu futur, seraient peut-être assez curieuses à rapporter; mais elles furent cependant moins amères qu'on ne le pourrait juger d'après l'exposition. Eustache se fut bientôt rassuré à l'endroit de sa fiancée: Javotte n'avait fait véritablement que garder une impression un peu trop fraîche de ses souvenirs d'enfance qui, dans une vie si peu accidentée que la sienne, prenaient une importance démesurée. Elle n'avait vu tout d'abord, dans l'arquebusier à cheval, que l'enfant joyeux et bruyant, autrefois le compagnon de ses jeux; mais elle ne tarda pas à s'apercevoir que cet enfant avait grandi, qu'il avait pris d'autres allures, et elle devint plus réservée à son égard.

Quant au militaire, à part quelques familiarités d'habitude, il ne faisait point paraître envers sa jeune tante de blâmables intentions; il était même de ces gens assez nombreux à qui les honnêtes femmes inspirent peu de désirs; et, pour le présent, il disait comme Tabarin, que la bouteille était sa mie. Les trois premiers jours de son arrivée, il n'avait pas quitté Javotte, et même il la conduisait le soir au Cours la Reine, accompagnée seulement de la grosse servante de la maison, au grand déplaisir d'Eustache. Mais cela ne dura point; il ne tarda pas à s'ennuyer de sa compagnie, et prit l'habitude de sortir seul tout le jour, ayant, il est vrai, l'attention de rentrer aux heures des repas.

La seule chose donc qui inquiétât le futur époux, c'était de voir ce parent si bien établi dans la maison qui allait devenir sienne après la noce, qu'il ne paraissait pas facile de l'en évincer avec douceur, tant il semblait tous les jours s'y emboîter plus solidement. Pourtant il n'était neveu de Javotte que par alliance, étant né seulement d'une fille que feue l'épouse de maître Goubard avait eue d'un premier mariage.

Mais comment lui faire comprendre qu'il tendait à s'exagérer l'importance des liens de famille, et qu'il avait, à l'égard des droits et des privilèges de la parenté, des idées trop larges, trop arrêtées et, en quelque sorte, trop patriarcales?

Cependant, il était probable que bientôt il sentirait de lui-même son indiscrétion, et Eustache se vit obligé de prendre patience, ainsi que les dames de Fontainebleau quand la cour est à Paris, comme dit le proverbe.

Mais la noce faite et parfaite ne changea rien aux habitudes de l'arquebusier à cheval, qui même fit espérer qu'il pourrait obtenir, grâce à la tranquillité des croquants, de rester à Paris jusqu'à l'arrivée de son corps. Eustache tenta quelques allusions épigrammatiques, que certaines gens prenaient des boutiques pour des hôtelleries, et bien d'autres qui ne furent point saisies, ou qui parurent faibles; du reste, il n'osait encore en parler ouvertement à sa femme et à son beau-père, ne voulant pas se donner, dès les premiers jours de son mariage, une couleur d'homme intéressé, lui qui leur devait tout.

Avec cela, la compagnie du soldat n'avait rien de bien divertissant: sa bouche n'était que la cloche perpétuelle de sa gloire, laquelle était fondée moitié sur ses triomphes dans les combats singuliers qui le rendaient la terreur de l'armée, moitié sur ses prouesses contre les croquants, malheureux paysans français à qui les soldats du roi Henri faisaient la guerre pour n'avoir pu payer la taille, et qui ne paraissaient pas près de jouir de la célèbre poule au pot ...

Ce caractère de vanterie excessive était alors assez commun, ainsi qu'on le voit par les types des Taillebras et des capitans Matamores, reproduits sans cesse dans les pièces comiques de l'époque, et doit, je pense, être attribué à l'irruption victorieuse de la Gascogne dans Paris, à la suite du Navarrois. Ce travers s'affaiblit bientôt en s'élargissant, et, quelques années après, le baron de Fœneste en fut le portrait déjà bien adouci, mais d'un comique plus parfait, et enfin la comédie du Menteur le montra, en 1662, réduit à des proportions presque communes.

Mais ce qui, dans les façons du militaire, choquait le plus le bon Eustache, c'était une tendance perpétuelle à le traiter en petit garçon, à mettre en lumière les côtés peu favorables de sa physionomie, et enfin à lui donner en toute occasion vis-à-vis de Javotte une couleur ridicule, fort désavantageuse dans ces premiers jours où un nouveau marié a besoin de s'établir sur un pied respectable, et de prendre position pour l'avenir; ajoutez aussi qu'il fallait peu de chose pour froisser l'amour-propre tout neuf et tout roide encore d'un homme établi en boutique, patenté et assermenté.

Une dernière tribulation ne tarda pas à combler la mesure. Comme Eustache allait faire partie du guet des métiers, et qu'il ne voulait pas, comme l'honnête maître Goubard, faire son service en habit bourgeois et avec une hallebarde prêtée par le quartier, il avait acheté une épée à coquille qui n'avait plus de coquille, une salade et un haubergeon en cuivre rouge que menaçait déjà le marteau d'un chaudronnier, et, ayant passé trois jours à les nettoyer et à les fourbir, il parvint à leur donner un certain lustre qu'ils n'avaient pas auparavant; mais, quand il s'en revêtit et qu'il se promena fièrement dans sa boutique en demandant s'il avait bonne grâce à porter le harnois, l'arquebusier se prit à rire comme un tas de mouches au soleil, et l'assura qu'il avait l'air d'avoir sur lui sa batterie de cuisine.


VIII

LA CHIQUENAUDE

Tout étant disposé de la sorte, il arriva qu'un soir, c'était le 12 ou le 13, un jeudi toujours, Eustache ferma sa boutique de bonne heure; chose qu'il ne se fût pas permise sans l'absence de maître Goubard, qui était parti l'avant-veille pour voir son bien en Picardie, parce qu'il comptait y aller demeurer trois mois plus tard, quand son successeur serait solidement établi en son lieu, et posséderait pleinement la confiance des pratiques et des autres marchands.

Or, l'arquebusier, revenant ce soir-là, comme de coutume, trouva la porte close et les lumières éteintes. Cela l'étonna beaucoup, la guette n'étant pas sonnée au Châtelet; et, comme il ne rentrait point d'ordinaire sans être un peu animé par le vin, sa contrariété se produisit par un gros juron qui fit tressaillir Eustache dans son entre-sol, où il n'était pas couché encore, s'effrayant déjà de l'audace de sa résolution.

—Holà! hé! cria l'autre en donnant un coup de pied dans la porte, c'est donc ce soir fête? c'est donc la Saint-Michel, la fête des drapiers, des tire-laine et des vide-goussets?...

Et il tambourinait du poing sur la devanture; mais cela ne produisit pas plus d'effet que s'il eût pilé de l'eau dans un mortier.

—Ohé! mon oncle et ma tante!... voulez-vous donc me faire coucher en plein vent, sur le grès, au risque d'être gâté par les chiens et les autres bêtes?... Holà! hé! Diantre soit des parents! Ils en sont corbleu capables! Et la nature donc, manants! Ho! ho! descends vitement, bourgeois, c'est de l'argent qu'on t'apporte!... Le cancre te vienne, vilain maroufle!

Toute cette harangue du pauvre neveu n'émouvait aucunement le visage de bois de la porte; il usait à rien ses paroles comme le vénérable Bède prêchant à un tas de pierres.

Mais, quand les portes sont sourdes, les fenêtres ne sont pas aveugles, et il y a un moyen fort simple de leur éclaircir le regard; le soldat se fit tout d'un coup ce raisonnement; il sortit de la galerie sombre des piliers, se recula jusqu'au milieu de la rue de la Tonnellerie, et, ramassant à ses pieds un tesson, l'adressa si bien, qu'il éborgna l'une des petites fenêtres de l'entre-sol. C'est un incident à quoi Eustache n'avait nullement songé, un point d'interrogation formidable à cette question où se résumait tout le monologue du militaire: «Pourquoi donc n'ouvre-t-on pas la porte?...»

Eustache prit subitement une résolution; car un couard qui s'est monté la tête ressemble à un vilain qui se met en dépense, et pousse toujours les choses à l'extrême; mais, de plus, il avait à cœur de se bien montrer une fois devant sa nouvelle épouse, qui pouvait avoir pris pour lui peu de respect en le voyant depuis plusieurs jours servir de quintaine au militaire, avec cette différence que la quintaine rend quelquefois de bons coups pour ceux qu'on lui porte continuellement. Il tira donc son feutre de travers, et eut dégringolé l'escalier étroit de son entre-sol avant que Javotte songeât à l'arrêter. Il décrocha sa rapière en passant dans l'arrière-boutique, et seulement quand il sentit dans sa main brûlante le froid de la poignée en cuivre, il s'arrêta un instant et ne chemina plus qu'avec des pieds de plomb vers sa porte, dont il tenait la clef de l'autre main. Mais une seconde vitre qui se cassa avec grand bruit, et les pas de sa femme qu'il entendit derrière les siens, lui rendirent toute sou énergie; il ouvrit précipitamment la porte massive, et se planta sur le seuil avec son épée nue, comme l'archange à l'huis du paradis terrien.

—Que veut donc ce coureur de nuit? ce méchant ivrogne à un sou le pot? ce casseur de plats fêlés?... cria-t-il d'un ton qui eût été tremblant pour peu qu'il l'eût pris deux notes plus bas. Est-ce de la façon qu'on se comporte avec les gens honnêtes?... Çà, tournez-nous les talons sans retard, et vous en allez dormir sous les charniers avec vos pareils, ou j'appelle mes voisins et les gens du guet pour vous prendre!

—Oh! oh! voilà comme tu chantes à présent, coquecigrue? on t'a donc sifflé ce soir avec une trompette?... Oh bien, c'est différent!... j'aime à te voir parler tragiquement comme Tranchemontagne, et les gens de cœur sont mes mignons... Viens çà que je t'accole, picrochole!...

—Va-t'en, ribleur! Entends-tu les voisins s'éveiller au bruit et qui vont te conduire au premier corps de garde, comme un affronteur et un larron? va-t'en donc sans plus d'esclandre, et ne reviens point!

Mais, au contraire, le soldat s'avançait entre les piliers, ce qui émoussa un peu la fin de la réplique d'Eustache.

—C'est bien parlé! dit-il à ce dernier: l'avis est honnête et mérite qu'on le paye.

Le temps de compter deux, il était tout près et avait lâché sur le nez du jeune marchand drapier une chiquenaude à le lui rendre cramoisi.

—Garde tout, si tu n'as pas de monnaie! s'écria-t-il; et sans adieu, mon oncle!

Eustache ne put endurer patiemment cet affront, plus humiliant encore qu'un soufflet, devant sa nouvelle épouse, et, nonobstant les efforts qu'elle faisait pour le retenir, il s'élança vers son adversaire, qui s'en allait, et lui porta un coup de taillant qui eût fait honneur au bras du preux Roger, si l'épée eût été une balisarde; mais elle ne coupait plus depuis les guerres de religion, et n'entama point le buffle du soldat; celui-ci lui saisit aussitôt les deux mains dans les siennes, de telle sorte que l'épée tomba d'abord, et qu'ensuite le patient se mit à crier si haut, qu'il ne le pouvait davantage, allongeant de furieux coups de pied sur les bottes molles de son tourmenteur.

Heureusement que Javotte s'interposa, car les voisins regardaient bien la lutte par leurs fenêtres, mais ne songeaient guère à descendre pour y mettre fin; et Eustache, tirant ses doigts bleuâtres de l'étau naturel qui les avait serrés, eut à les frotter longtemps pour leur faire perdre la figure carrée qu'ils y avaient prise.

—Je ne te crains pas, s'écria-t-il, et nous nous reverrons! Trouve-toi, si tu as seulement le cœur d'un chien, trouve-toi demain matin au Pré-aux-Clercs!... A six heures, bélître, et nous nous battrons à mort, coupe-jarret!

—L'endroit est bien choisi, mon championnet, et nous ferons en gentilshommes! A demain donc; par Saint-Georges, la nuit te paraîtra courte!

Le militaire prononça ces mots avec un ton de considération qu'il n'avait pas montré jusque-là. Eustache se retourna fièrement vers sa femme; son cartel l'avait grandi de six empans. Il ramassa son épée et poussa sa porte à grand bruit.


IX

LE CHATEAU GAILLARD

Le jeune marchand drapier, en se réveillant, se trouva tout dégrisé de son courage de la veille. Il ne fit point difficulté de s'avouer qu'il avait été très-ridicule en proposant un duel à l'arquebusier, lui qui ne savait manier d'autre arme que la demi-aune, dont il s'était escrimé souvent, du temps de son apprentissage, avec ses compagnons dans le clos des Chartreux. Partant, il ne tarda guère à prendre la ferme résolution de rester chez lui et de laisser son adversaire promener son béjaune dans le Pré-aux-Clercs, en se balançant sur ses pieds comme un oison bridé.

Quand l'heure fut passée, il se leva, ouvrit sa boutique et ne parla point à sa femme de la scène de la veille, comme elle évita, de son côté, d'y faire la moindre allusion. Ils déjeunèrent silencieusement; après quoi, Javotte alla, comme à l'ordinaire, s'établir sous le parapluie rouge, laissant son mari occupé, avec sa servante, à visiter une pièce de drap et à en marquer les défauts. Il faut bien dire qu'il tournait souvent les yeux vers la porte, et tremblait à chaque instant que son redoutable parent ne vînt lui reprocher sa couardise et son manque de parole. Or, vers huit heures et demie, il aperçut de loin l'uniforme de l'arquebusier poindre sous la galerie des piliers, encore baignée d'ombre, comme un reitre de Rembrandt, qui luit par trois paillettes, celle du morion, celle du haubert et celle du nez; funeste apparition qui s'agrandissait et s'éclaircissait rapidement, et dont le pas métallique semblait battre chaque minute de la dernière heure du drapier.

Mais le même uniforme ne recouvrait point le même moule, et, pour parler plus simplement, c'était un militaire compagnon de l'autre, qui s'arrêta devant la boutique d'Eustache, remis à grand'peine de sa frayeur, et lui adressa la parole d'un ton très-calme et très-civil.

Il lui fit connaître d'abord que son adversaire, l'ayant attendu pendant deux heures au lieu du rendez-vous sans le voir arriver, et jugeant qu'un accident imprévu l'avait empêché de s'y rendre, retournerait le lendemain, à la même heure, au même endroit, y demeurerait le même espace de temps, et que, si c'était sans plus de succès, il se transporterait ensuite à sa boutique, lui couperait les deux oreilles, et les lui mettrait dans sa poche, comme avait fait, en 1605, le célèbre Brusquet à un écuyer du duc de Chevreuse pour le même sujet, action qui obtint l'applaudissement de la cour et fut généralement trouvée de bon goût.

Eustache répondit à cela que son adversaire faisait tort à son courage par une menace pareille, et qu'il aurait à lui rendre raison doublement; il ajouta que l'obstacle ne venait point d'une autre cause que de ce qu'il n'avait pu trouver encore quelqu'un pour lui servir de second.

L'autre parut satisfait de cette explication, et voulut bien instruire le marchand qu'il trouverait d'excellents seconds sur le pont Neuf, devant la Samaritaine, où ils se promenaient d'ordinaire; gens qui n'avaient point d'autre profession, et qui, pour un écu, se chargeaient d'embrasser la querelle de qui que ce fût, et même d'apporter des épées. Après ces observations, il fit un salut profond, et se retira.

Eustache, resté seul, se mit à songer, et demeura longtemps dans cet état de perplexité: son esprit fourchait à trois résolutions principales. Tantôt il voulait donner avis au lieutenant civil de l'importunité du militaire et de ses menaces, et lui demander l'autorisation de porter des armes pour sa défense; mais cela aboutissait toujours à un combat. Ou bien il se décidait à se rendre sur le terrain, en avertissant les sergents, de façon qu'ils arrivassent au moment même où le duel commencerait; mais ils pouvaient arriver quand il serait fini. Enfin, il songeait aussi à s'en aller consulter le bohémien du pont Neuf, et c'est à cela qu'il se résolut en dernier lieu.

A midi, la servante remplaça, sous le parapluie rouge, Javotte, qui vint dîner avec son mari; celui-ci ne lui parla point, pendant le repas, de la visite qu'il avait reçue; mais il la pria ensuite de garder la boutique pendant qu'il irait faire l'article chez un gentilhomme nouvellement arrivé, et qui voulait se faire habiller. Il prit en effet son sac d'échantillons, et se dirigea vers le pont Neuf.

Le Château-Gaillard, situé au bord de l'eau, à l'extrémité méridionale du pont, était un petit bâtiment surmonté d'une tour ronde, qui avait servi de prison dans son temps, mais qui maintenant commençait à se ruiner et se crevasser, et n'était guère habitable que pour ceux qui n'avaient point d'autre asile. Eustache, après avoir marché quelque temps d'un pas mal assuré parmi les pierres dont le sol était couvert, rencontra une petite porte au centre de laquelle une souris chauve était clouée. Il y frappa doucement, et le singe de maître Gonin lui ouvrit aussitôt en levant un loquet, service auquel il était dressé, comme le sont quelquefois les chats domestiques.

L'escamoteur était à une table et lisait. Il se retourna gravement, et fit signe au jeune homme de s'asseoir sur un escabeau. Quand celui-ci lui eut conté son aventure, il l'assura que c'était la chose du monde la moins fâcheuse, mais qu'il avait bien fait de s'adresser à lui.

—C'est un charme que vous demandez, ajouta-t-il, un charme magique pour vaincre votre adversaire à coup sûr; n'est-ce pas cela qu'il vous faut?

—Oui-da, si cela se peut.

—Bien que tout le monde se mêle d'en composer, vous n'en trouverez nulle part d'aussi assurés que les miens; encore ne sont-ils pas, comme d'aucuns, formés par art diabolique; mais ils résultent d'une science approfondie de la blanche magie, et ne peuvent, en aucune façon, compromettre le salut de l'âme.

—Bon cela! dit Eustache; autrement, je me garderais d'en user. Mais combien coûte votre œuvre magique? car encore faut-il que je sache si je la pourrai payer.

—Songez que c'est la vie que vous achetez là, et la gloire encore par-dessus. Ce point convenu, pensez-vous que, pour ces deux choses excellentes, on puisse exiger moins que cent écus?

—Cent diables pour t'emporter! grommela Eustache, dont la figure s'obscurcit; c'est plus que je ne possède!... Et que me sera la vie sans pain et la gloire sans habits? Encore peut-être est-ce là une fausse promesse de charlatan dont on leurre les personnes crédules.

—Vous ne payerez qu'après.

—C'est quelque chose... Enfin, quel gage en voulez-vous?

—Votre main seulement.

—Eh bien donc... Mais je suis un grand fat d'écouter vos sornettes! Ne m'avez-vous pas prédit que je finirais par la hart?

—Sans doute, et je ne m'en dédis point.

—Or donc, si cela est, qu'ai-je à redouter de ce duel?

—Rien, sinon quelques estocades et estafilades, pour ouvrir à votre âme les portes plus grandes... Après cela, vous serez ramassé et hissé néanmoins à la demi-croix, haut et court, mort ou vif, comme l'ordonnance le porte; et ainsi votre destinée se verra accomplie. Comprenez-vous cela?

Le drapier comprit tellement, qu'il s'empressa d'offrir sa main à l'escamoteur, en forme de consentement, lui demandant dix jours pour trouver la somme, à quoi l'autre s'accorda, après avoir noté sur le mur le jour fixe de l'échéance. Ensuite il prit le livre du grand Albert, commenté par Corneille Agrippa et l'abbé Trithème, l'ouvrit à l'article des combats singuliers, et, pour assurer davantage Eustache que son opération n'aurait rien de diabolique, lui dit qu'il pourrait cependant réciter ses prières, sans crainte d'y apporter aucun obstacle. Il leva alors le couvercle d'un bahut, en tira un pot de terre non vernissé, et y fit le mélange de divers ingrédients qui paraissaient lui être indiqués par son livre, en prononçant à voix basse une sorte d'incantation. Quand il eut fini, il prit la main droite d'Eustache, qui, de l'autre, faisait le signe de la croix, et l'oignit jusqu'au poignet de la mixtion qu'il venait de composer.

Ensuite il tira encore du bahut un flacon très-vieux et très-gras, et, le renversant lentement, répandit quelques gouttes sur le dos de la main, en prononçant des mots latins qui se rapprochaient de la formule que les prêtres emploient pour le baptême.

Alors seulement, Eustache ressentit dans tout le bras une sorte de commotion électrique qui l'effraya beaucoup; sa main lui sembla comme engourdie, et cependant, chose bien étrange, elle se tordit et s'allongea plusieurs fois à faire craquer ses articulations, comme un animal qui s'éveille; puis il ne sentit plus rien, la circulation parut se rétablir, et maître Gonin s'écria que tout était fini, et qu'il pouvait bien à présent défier à l'épée les plus roides plumets de la cour et de l'armée, et leur percer des boutonnières pour tous les boutons inutiles dont la mode surchargeait alors leurs vêtements.


X

LE PRÉ-AUX-CLERCS

Le lendemain matin, quatre hommes traversaient les vertes allées du Pré-aux-Clercs en cherchant un endroit convenable et suffisamment écarté. Arrivés au pied du petit coteau qui bordait la partie méridionale, ils s'arrêtèrent sur l'emplacement d'un jeu de boules, qui leur parut un terrain très-propre à s'escrimer commodément. Alors, Eustache et son adversaire mirent bas leurs pourpoints, et les témoins les visitèrent, selon l'usage, sous la chemise et sous les chausses. Le drapier n'était pas sans émotion, mais pourtant il avait foi dans le charme du bohémien; car on sait que jamais les opérations magiques, charmes, philtres et envoultements n'eurent plus de crédit qu'à cette époque, où ils donnèrent lieu à tant de procès dont les registres des parlements sont remplis, et dans lesquels les juges eux-mêmes partageaient la crédulité générale.

Le témoin d'Eustache, qu'il avait pris sur le pont Neuf et payé un écu, salua l'ami de l'arquebusier, et lui demanda s'il était dans l'intention de se battre aussi; l'autre lui ayant fait réponse que non, il se croisa les bras avec indifférence, et se recula pour voir faire les champions.

Le drapier ne put se garder d'un certain mal de cœur quand son adversaire lui fit le salut d'armes, qu'il ne rendit point. Il demeurait immobile, tenant son épée devant lui comme un cierge, et si mal planté sur ses jambes, que le militaire, qui au fond n'avait pas le cœur mauvais, se promit bien de ne lui faire qu'une égratignure. Mais à peine les rapières se furent-elles touchées, qu'Eustache s'aperçut que sa main entraînait son bras en avant, et se démenait d'une rude façon. Pour mieux dire, il ne la sentait plus que par le tiraillement puissant qu'elle exerçait sur les muscles de son bras; ses mouvements avaient une force et une élasticité prodigieuses, que l'on pourrait comparer à celle d'un ressort d'acier; aussi le militaire eut-il le poignet presque faussé en parant le coup de tierce; mais le coup de quarte envoya son épée à dix pas, tandis que celle d'Eustache, sans se reprendre et du même mouvement dont elle était lancée, lui traversa le corps si violemment, que la coquille s'imprima sur sa poitrine. Eustache, qui ne s'était pas fendu, et que la main avait entraîné par une secousse imprévue, se fût brisé la tête en tombant de toute sa longueur si elle n'eût porté sur le ventre de sou adversaire.

—Tudieu, quel poignet!... s'écria le témoin du soldat; ce gars-là en remontrerait au chevalier Tord-Chêne! Il n'a pas la grâce pour lui, ni le physique; mais, pour la roideur du bras, c'est pire qu'un arc du pays de Galles!

Cependant, Eustache s'était relevé avec l'aide de son témoin, et demeura un instant absorbé sur ce qui venait de se passer; mais, quand il put distinguer clairement l'arquebusier étendu à ses pieds, et que l'épée fixait en terre, comme un crapaud cloué dans un cercle magique, il se prit à fuir de telle sorte, qu'il oublia sur l'herbe son pourpoint des dimanches, tailladé et garni de passements de soie.

Or, comme le soldat était bien mort, les deux seconds n'avaient rien à gagner en restant sur le terrain, et ils s'éloignèrent rapidement. Ils avaient fait une centaine de pas, quand celui d'Eustache s'écria en se frappant le front:

—Et mon épée que j'avais prêtée, et que j'oublie!

Il laissa l'autre poursuivre son chemin, et, revenu au lieu du combat, se mit à retourner curieusement les poches du mort, où il ne trouva que des dés, un bout de ficelle et un jeu de tarots sale et écorné.

Floutière et puis floutière! murmura-t-il; encore un marpaut qui n'a ni michon ni tocante! Le glier t'entrolle, souffleur de mèches!

L'éducation encyclopédique du siècle nous dispense d'expliquer, dans cette phrase, autre chose que le dernier terme, lequel faisait allusion à l'état d'arquebusier du défunt.

Notre homme, n'osant rien emporter de l'uniforme, dont la vente l'eût pu compromettre, se borna à tirer les bottes du militaire, les roula sous sa cape avec le pourpoint d'Eustache, et s'éloigna en maugréant.

XI

OBSESSION

Le drapier fut plusieurs jours sans sortir de chez lui, le cœur navré de cette mort tragique, qu'il avait causée pour des offenses assez légères et par un moyen condamnable et damnable, en ce monde comme en l'autre. Il y avait des instants où il considérait tout cela comme un rêve, et, n'eût été son pourpoint oublié sur l'herbe, témoin irrécusable qui brillait par son absence, il eût démenti l'exactitude de sa mémoire.

Un soir, enfin, il voulut se brûler les yeux à l'évidence, et se rendit au Pré-aux-Clercs comme pour s'y promener. Sa vue se troubla en reconnaissant le jeu de boules où le duel avait eu lieu, et il fut obligé de s'asseoir. Des procureurs y jouaient, comme c'est leur usage avant souper; et Eustache, dès que le brouillard qui couvrait ses yeux se fut dissipé, crut distinguer sur le terrain uni, entre les pieds écartés de l'un d'eux, une large plaque de sang.

Il se leva convulsivement, et pressa sa marche pour sortir de la promenade, ayant toujours devant les yeux la plaque de sang qui, gardant sa forme, se posait sur tous les objets où son regard s'arrêtait en passant, comme ces taches livides qu'on voit longtemps voltiger autour de soi quand on a fixé les yeux sur le soleil.

En revenant chez lui, il crut s'apercevoir qu'on l'avait suivi; alors seulement, il songea que des gens de l'hôtel de la reine Marguerite, devant lequel il avait passé l'autre matin et ce soir-là même, l'avaient peut-être reconnu; et, quoique les lois sur le duel ne fussent point à cette époque exécutées à la rigueur, il réfléchit qu'on pouvait fort bien juger à propos de faire pendre un pauvre marchand pour l'enseignement des gens de cour, auxquels on n'osait point alors s'attaquer comme on le fit plus tard.

Ces pensées et plusieurs autres lui procurèrent une nuit fort agitée: il ne pouvait fermer l'œil un instant sans voir mille gibets lui montrer les poings, de chacun desquels pendait au bout d'une corde un mort qui se tordait de rire horriblement, ou un squelette dont les côtes se dessinaient avec netteté sur la face large de la lune.

Mais une idée heureuse vint balayer toutes ces visions fourchues: Eustache se ressouvint du lieutenant civil, vieille pratique de son beau-père, et qui lui avait déjà fait un accueil assez bienveillant; il se promit d'aller le lendemain le trouver, et de se confier entièrement à lui, persuadé qu'il le protégerait au moins en considération de Javotte, qu'il avait vue et caressée toute petite, et de maître Goubard, dont il faisait grande estime. Le pauvre marchand s'endormit enfin et reposa jusqu'au matin sur l'oreiller de cette bonne résolution.

Le lendemain, vers neuf heures, il frappait à la porte du magistrat. Le valet de chambre, supposant qu'il venait pour prendre mesure d'habits, ou pour proposer quelque achat, l'introduisit aussitôt près de son maître, qui, à demi renversé dans un grand fauteuil à oreillettes, faisait une lecture réjouissante. Il tenait à la main l'ancien poëme de Merlin Coccaie, et se délectait singulièrement du récit des prouesses de Balde, le vaillant prototype de Pantagruel, et plus encore des subtilités et larronneries sans égales de Cingar, ce grotesque patron sur lequel notre Panurge se modela si heureusement.

Maître Chevassut en était à l'histoire des moutons, dont Cingar débarrasse la nef en jetant à la mer celui qu'il a payé, et que tous les autres suivent aussitôt, quand il s'aperçut de la visite qui lui venait, et, posant le livre sur une table, se tourna vers son drapier d'un air de belle humeur.

Il le questionna sur la santé de sa femme et de son beau-père, et lui fit toute sorte de plaisanteries banales touchant son nouvel état de marié. Le jeune homme prit occasion de ce propos pour en venir à son aventure, et, ayant récité toute la suite de sa querelle avec l'arquebusier, encouragé par l'air paterne du magistrat, lui fit aussi l'aveu du triste dénoûment qu'elle avait eu.

L'autre le regarda avec le même étonnement que s'il eût été le bon géant Fracasse de son livre, ou le fidèle Falquet qui avait l'arrière-train d'un lévrier, au lieu de maître Eustache Bouteroue, marchand sous les piliers; car, encore qu'il eût appris déjà que l'on soupçonnait ledit Eustache, il n'avait pu donner la moindre créance à ce rapport, à ce fait d'armes d'une épée clouant contre terre un soldat du roi, attribué à un courtaud de boutique, haut de taille comme Gribouille ou Triboulet.

Mais, quand il ne put douter davantage du fait, il assura le pauvre drapier qu'il ferait de tout son pouvoir pour assourdir la chose et pour dépister de sa trace les gens de justice, lui promettant, pourvu que les témoins ne l'accusassent point, qu'il pourrait bientôt vivre en repos et franc du collier.

Maître Chevassut l'accompagnait même jusqu'à la porte en lui réitérant ses assurances, quand, au moment de prendre humblement congé de lui, Eustache s'avisa de lui appliquer un soufflet à lui effacer la figure, un soufflet qui fit au magistrat une face mi-partie de rouge et de bleu comme l'écusson de Paris, de quoi il demeura plus étonné qu'un fondeur de cloches, ouvrant la bouche d'un pied ou deux, et aussi incapable de parler qu'un poisson privé de sa langue.

Le pauvre Eustache fut si épouvanté de cette action, qu'il se précipita aux pieds de maître Chevassut, et lui demanda pardon de son irrévérence avec les termes les plus suppliants et les plus piteuses protestations, jurant que c'était quelque mouvement convulsif imprévu, où sa volonté n'entrait pour rien, et dont il espérait miséricorde de lui comme du bon Dieu. Le vieillard le releva, plus étonné que colère; mais à peine Eustache fut-il sur ses pieds, qu'il donna, du revers de sa main, sur l'autre joue, un pendant à l'autre soufflet, tel que les cinq doigts y imprimèrent un bon creux où l'on aurait pu les mouler.

Pour cette fois, cela devenait insupportable, et maître Chevassut courut à sa sonnette pour appeler ses gens; mais le drapier le poursuivit, continuant la danse, ce qui formait une scène singulière, parce qu'à chaque maître soufflet dont il gratifiait son protecteur, le malheureux se confondait en excuses larmoyantes et en supplications étouffées, dont le contraste avec son action était des plus réjouissantes; mais en vain cherchait-il à s'arrêter dans les élans où sa main l'entraînait, il semblait un enfant qui tient un grand oiseau par une corde attachée à sa patte. L'oiseau tire par tous les coins de sa chambre l'enfant effrayé, qui n'ose le laisser envoler, et qui n'a point la force de l'arrêter. Ainsi, le malencontreux Eustache était tiré par sa main à la poursuite du lieutenant civil, qui tournait autour des tables et des chaises, et sonnait et criait, outré de rage et de souffrance. Enfin les valets entrèrent, s'emparèrent d'Eustache Bouteroue, et le jetèrent à bas étouffant et défaillant. Maître Chevassut, qui ne croyait guère à la magie blanche, ne devait penser autre chose sinon qu'il avait été joué et maltraité par le jeune homme pour quelque raison qu'il ne pouvait s'expliquer; aussi fit-il chercher les sergents, auxquels il abandonna son homme sous la double accusation de meurtre en duel et d'outrages manuels à un magistrat dans son propre logis. Eustache ne sortit de sa défaillance qu'au grincement des verrous ouvrant le cachot qu'on lui destinait.

—Je suis innocent!... cria-t-il au geôlier qui l'y poussait.

—Oh! vertubleu! lui répliqua gravement cet homme, où donc croyez-vous être? Nous n'en avons jamais ici que de ceux-là!


XII

D'ALBERT LE GRAND ET DE LA MORT

Eustache avait été descendu dans une de ces logettes du Châtelet dont Cyrano disait qu'en l'y voyant, on l'eût pris pour une bougie sous une ventouse.

—Si l'on me donne, ajoutait-il après en avoir visité tous les recoins ensemble par une pirouette, si l'on me donne ce vêtement de roc pour un habit, il est trop large; si c'est pour un tombeau, il est trop étroit. Les poux y ont des dents plus longues que le corps, et l'on y souffre sans cesse de la pierre, qui n'est pas moins douloureuse pour être extérieure.

Là, notre héros put faire à loisir des réflexions sur sa mauvaise fortune, et maudire le fatal secours qu'il avait reçu de l'escamoteur, qui avait distrait ainsi un de ses membres de l'autorité naturelle de sa tête; d'où toute sorte de désordres devaient résulter forcément. Aussi sa surprise fut-elle grande de voir un jour maître Gonin descendre en son cachot, et lui demander d'un ton calme comment il s'y trouvait.

—Que le diable te pende avec tes tripes! méchant hâbleur et jeteur de sorts, lui fit-il, pour tes enchantements damnés!

—Qu'est-ce donc? répondit l'autre; suis-je cause pourquoi vous n'êtes pas venu le dixième jour faire lever le charme en m'apportant la somme dite?

—Eh! savais-je aussi qu'il vous fallût si vite cet argent, dit Eustache un peu moins haut, à vous qui faites de l'or à volonté, comme l'écrivain Flamel?

—Point, point! fit l'autre, c'est bien le contraire! J'y viendrai sans doute, à ce grand œuvre hermétique, étant tout à fait sur la voie; mais je n'ai encore réussi qu'à transmuter l'or fin en un fer très-bon et très-pur: secret qu'avait aussi trouvé le grand Raymond Lulle sur la fin de ses jours ...

—La belle science! dit le drapier. Çà! vous venez donc m'ôter d'ici à la fin; pardigues! c'est bien raison! et je n'y comptais plus guère ...

—Voici justement l'enclouure, mon compagnon! C'est en effet à quoi je compte bientôt réussir, que d'ouvrir ainsi les portes sans clefs, pour entrer et sortir; et vous allez voir par quelle opération on y parvient.

Disant cela, le bohémien tira de sa poche son livre d'Albert le Grand, et, à la clarté de la lanterne qu'il avait apportée, il lut le paragraphe qui suit:

MOYEN HÉROÏQUE DONT SE SERVENT LES SCÉLÉRATS
POUR S'INTRODUIRE DANS LES MAISONS

«On prend la main coupée d'un pendu, qu'il faut lui avoir achetée avant la mort; on la plonge, en ayant soin de la tenir presque fermée, dans un vase de cuivre contenant du zimac et du salpêtre, avec de la graisse de spondillis. On expose le vase à un feu clair de fougère et de verveine; de sorte que la main s'y trouve, au bout d'un quart d'heure, parfaitement desséchée et propre à se conserver longtemps. Puis, ayant composé une chandelle avec de la graisse de veau marin et du sésame de Laponie, on se sert de la main comme d'un martinet pour y tenir cette chandelle allumée; et, par tous les lieux où l'on va, la portant devant soi, les barres tombent, les serrures s'ouvrent, et toutes les personnes que l'on rencontre demeurent immobiles. Cette main ainsi préparée reçoit le nom de main de gloire.»

—Quelle belle invention! s'écria Eustache Bouteroue.

—Attendez donc; quoique vous ne m'ayez pas vendu votre main, elle m'appartient cependant, parce que vous ne l'avez point dégagée au jour convenu, et la preuve de cela est que, une fois l'échéance passée, elle s'est conduite, par l'esprit dont elle est possédée de façon que je puisse en jouir au plus tôt. Demain, le Parle ment vous jugera à la hart; après-demain, la sentence s'accomplira, et, le soir même, je cueillerai ce fruit tant convoité et l'accommoderai de la manière qu'il faut.

—Non-da! s'écria Eustache; et je veux, dès demain, dire à messieurs tout le mystère.

—Ah! c'est bon, faites cela ... et seulement vous serez brûlé vif pour avoir usé de magie, ce qui vous habituera par avance à la broche de M. le diable... Mais ceci même ne sera point, car votre horoscope porte la hart, et rien ne peut vous en distraire!

Alors, le misérable Eustache se mit à crier si fort et à pleurer si chaudement, que c'était grande pitié.

—Eh la la! mon ami cher, lui dit doucement maître Gonin, pourquoi se bander ainsi contre la destinée?

—Sainte-Dame! c'est aisé de parler, sanglota Eustache; mais quand la mort est là tout proche ...

—Eh bien, qu'est-ce donc que la mort, que l'on s'en doive tant étonner?... Moi, j'estime la mort une rave! «Nul ne meurt avant son heure!» dit Sénèque le Tragique. Êtes-vous donc seul son vassal, à cette dame camarde? Aussi le suis-je, et celui-là, un tiers, un quart, Martin, Philippe!... La mort n'a respect à aucun. Elle est si hardie, qu'elle condamne, tue et prend indifféremment papes, empereurs, rois, comme prévôts, sergents et autres telles canailles.

»Donc, ne vous affligez point de faire ce que tous les autres feront plus tard; leur condition est plus déplorable que la vôtre; car, si la mort est un mal, elle n'est mal qu'à ceux qui ont à mourir. Ainsi, vous n'avez plus qu'un jour de ce mal, et la plupart des autres en ont vingt ou trente ans, et davantage.

»Un ancien disait: «L'heure qui vous a donné la vie l'a déjà diminuée ...» Vous êtes en la mort pendant que vous êtes en la vie; car, quand vous n'êtes plus en vie, vous êtes après la mort; ou, pour mieux dire et bien terminer, la mort ne vous concerne ni mort ni vif: vif, parce que vous êtes; mort, parce que vous n'êtes plus!

»Qu'il vous suffise, mon ami, de ces raisonnements, pour vous bien encourager à boire cette absinthe sans grimace, et méditez encore d'ici là un beau vers de Lucrétius dont voici le sens: «Vivez aussi longtemps que vous pourrez, vous n'ôterez rien à l'éternité de votre mort!»

Après ces belles maximes quintessenciées des anciens et des modernes, subtilisées et sophistiquées dans le goût du siècle, maître Gonin releva sa lanterne, frappa à la porte du cachot, que le geôlier vint lui rouvrir, et les ténèbres retombèrent sur le prisonnier comme une chape de plomb.


XIII

OU L'AUTEUR PREND LA PAROLE

Les personnes qui désireront savoir tous les détails du procès d'Eustache Bouteroue en trouveront les pièces dans les Arrêts mémorables du Parlement de Paris, qui sont à la bibliothèque des manuscrits, et dont M. Paris leur facilitera la recherche avec son obligeance accoutumée. Ce procès tient sa place alphabétique immédiatement avant celui du baron de Boutteville, très-curieux aussi, à cause de la singularité de son duel avec le marquis de Bussi, où, pour mieux braver les édits, il vint exprès de Lorraine à Paris, et se battit dans la place Royale même, à trois heures après midi, et le propre jour de Pâques (1627). Mais ce n'est point de cela qu'il s'agit ici. Dans le procès d'Eustache Bouteroue, il n'est question que du duel et des outrages au lieutenant civil, et non du charme magique qui causa tout ce désordre. Mais une note annexée aux autres pièces renvoie au Recueil des histoires tragicques de Belleforest (édition de la Haye, celle de Rouen étant incomplète); et c'est là que se trouvent encore les détails qui nous restent à donner sur cette aventure, que Belleforest intitule assez heureusement Main possédée.


XIV

CONCLUSION

Le matin de son exécution, Eustache, que l'on avait logé dans une cellule mieux éclairée que l'autre, reçut la visite d'un confesseur, qui lui marmonna quelques consolations spirituelles d'un aussi grand goût que celles du bohémien, lesquelles ne produisirent guère plus d'effet. C'était un tonsuré de ces bonnes familles où l'un des enfants est toujours abbé de son nom; il avait un rabat brodé, la barbe cirée et tordue en pointe de fuseau, et une paire de moustaches, de celles qu'on nomme crocs, troussée très-galamment; ses cheveux étaient fort frisés, et il affectait de parler un peu gras pour se donner un langage mignard. Eustache, le voyant si léger et si pimpant, n'eut point le cœur de lui avouer toute sa coulpe, et se confia en ses propres prières pour en obtenir le pardon.

Le prêtre lui donna l'absolution, et, pour passer le temps, comme il fallait qu'il demeurât jusqu'à deux heures auprès du condamné, lui présenta un livre intitulé les Pleurs de l'âme pénitente, ou le Retour du pécheur vers son Dieu. Eustache ouvrit le volume à l'endroit du privilège royal, et se mit à le lire avec beaucoup de componction, commençant par: Henry, roy de France et de Navarre, à nos amés et féaulx, etc., jusqu'à la phrase: A ces causes, voulant traiter favorablement ledit exposant ... Là, il ne put s'empêcher de fondre en larmes, et rendit le livre en disant que c'était fort touchant et qu'il craignait trop de s'attendrir en en lisant davantage. Alors, le confesseur tira de sa poche un jeu de cartes fort bien peint, et proposa à son pénitent quelques parties où il lui gagna un peu d'argent que Javotte lui avait fait passer pour qu'il pût se procurer quelques soulagements. Le pauvre homme ne songeait guère à son jeu, mais il est vrai aussi que la perte lui était peu sensible.

A deux heures, il sortit du Châtelet, tremblant le grelot en disant les patenôtres du singe, et fut conduit sur la place des Augustins, entre les deux arcades formant l'entrée de la rue Dauphine et la tête du pont Neuf, où il eut l'honneur d'un gibet de pierre. Il montra assez de fermeté sur l'échelle, car beaucoup de gens le regardaient, cette place d'exécution étant une des plus fréquentées. Seulement, comme, pour faire ce grand saut sur rien, on prend le plus de champ que l'on peut, dans le moment où l'exécuteur s'apprêtait à lui passer la corde au cou, avec autant de cérémonie que si c'eût été la Toison d'or, car ces sortes de personnes, exerçant leur profession devant le public, mettent d'ordinaire beaucoup d'adresse et même de grâce dans les choses qu'ils font, Eustache le pria de vouloir bien arrêter un instant, qu'il eût débridé encore deux oraisons à saint Ignace et à saint Louis de Gonzague, qu'il avait, entre tous les autres saints, réservés pour les derniers, comme n'ayant été béatifiés que cette même année 1609; mais cet homme lui fit réponse que le public qui était là avait ses affaires, et qu'il était malséant de le faire attendre autant pour un si petit spectacle qu'une simple pendaison; la corde qu'il serrait cependant en le poussant hors de l'échelle coupa en deux la repartie d'Eustache.

On assure que, lorsque tout semblait terminé et que l'exécuteur s'allait retirer chez lui, maître Gonin se montra à une des embrasures du Château-Gaillard, qui donnait du côté de la place.

Aussitôt, bien que le corps du drapier fût parfaitement lâche et inanimé, son bras se leva, et sa main s'agita joyeusement comme la queue d'un chien qui revoit son maître. Cela fit naître dans la foule un long cri de surprise, et ceux qui déjà étaient en marche pour s'en retourner revinrent en grande hâte, comme des gens qui ont cru la pièce finie, tandis qu'il reste encore un acte.

L'exécuteur replanta son échelle, tâta aux pieds du pendu derrière les chevilles; le pouls ne battait plus; il coupa une artère, le sang ne jaillit point, et le bras continuait cependant ces mouvements désordonnés.

L'homme rouge ne s'étonnait pas de peu; il se mit en devoir de remonter sur les épaules de son sujet, aux grandes huées des assistants; mais la main traita son visage bourgeonné avec la même irrévérence qu'elle avait montrée à l'égard de maître Chevassut, si bien que cet homme tira, en jurant Dieu, un large couteau qu'il portait toujours sous ses vêtements, et en deux coups abattit la main possédée.

Elle fit un bond prodigieux et tomba sanglante au milieu de la foule, qui se divisa avec frayeur; alors, faisant encore plusieurs bonds par l'élasticité de ses doigts, et comme chacun lui ouvrait un large passage, elle se trouva bientôt au pied de la tourelle du Château-Gaillard; puis, s'accrochant encore par ses doigts comme un crabe aux aspérités et aux fentes de la muraille, elle monta ainsi jusqu'à l'embrasure où le bohémien l'attendait.

Belleforest s'arrête à cette conclusion singulière et termine en ces termes: «Cette aventure, annotée, commentée et illustrée, fit pendant longtemps l'entretien des belles compagnies, comme aussi du populaire, toujours avide des récits bizarres et surnaturels; mais c'est peut-être encore une de ces baies bonnes pour amuser les enfants autour du feu et qui ne doivent pas être adoptées légèrement par des personnes graves et de sens rassis.»


LE MONSTRE VERT

I

LE CHATEAU DU DIABLE

Je vais parler d'un des plus anciens habitants de Paris; on l'appelait autrefois le diable Vauvert.

D'où est résulté le proverbe: «C'est au diable Vauvert! Allez au diable Vauvert!» C'est-à-dire: «Allez vous ... promener aux Champs-Élysées.»

Les portiers disent généralement: «C'est au diable aux vers!» pour exprimer un lieu qui est fort loin. Cela signifie qu'il faut payer très-cher la commission dont on les charge.—Mais c'est là, en outre, une locution vicieuse et corrompue, comme plusieurs autres familières au peuple parisien.

Le diable Vauvert est essentiellement un habitant de Paris, où il demeure depuis bien des siècles, si l'on en croit les historiens. Sauval, Félibien, Sainte-Foix et Dulaure ont raconté longuement ses escapades.

Il semble d'abord avoir habité le château de Vauvert, qui était situé au lieu occupé aujourd'hui par le joyeux bal de la Chartreuse, à l'extrémité du Luxembourg et en face des allées de l'Observatoire, dans la rue d'Enfer.

Ce château, d'une triste renommée, fut démoli en partie, et les ruines devinrent une dépendance d'un couvent de chartreux, dans lequel mourut, en 1414, Jean de la Lune, neveu de l'antipape Benoît XIII. Jean de la Lune avait été soupçonné d'avoir des relations avec un certain diable, qui peut-être était l'esprit familier de l'ancien château de Vauvert, chacun de ces édifices féodaux ayant le sien, comme on le sait.

Les historiens ne nous ont rien laissé de précis sur cette phase intéressante.

Le diable Vauvert fit de nouveau parler de lui à l'époque de Louis XIII.

Pendant fort longtemps, on avait entendu, tous les soirs, un grand bruit dans une maison faite des débris de l'ancien couvent, et dont les propriétaires étaient absents depuis plusieurs années; ce qui enrayait beaucoup les voisins.

Ils allèrent prévenir le lieutenant de police, qui envoya quelques archers.

Quel fut l'étonnement de ces militaires en entendant un cliquetis de verres mêlé de rires stridents!

On crut d'abord que c'étaient des faux monnayeurs qui se livraient à une orgie, et, jugeant de leur nombre d'après l'intensité du bruit, on alla chercher du renfort.

Mais on jugea encore que l'escouade n'était pas suffisante; aucun sergent ne se souciait de guider ses hommes dans ce repaire, où il semblait qu'on entendît le fracas de toute une armée.

Il arriva enfin, vers le matin, un corps de troupes suffisant: on pénétra dans la maison. On n'y trouva rien.

Le soleil dissipa les ombres.

Toute la journée, l'on fit des recherches, puis l'on conjectura que le bruit venait des catacombes, situées, comme on sait, sous ce quartier.

On s'apprêtait à y pénétrer; mais, pendant que la police prenait ses dispositions, le soir était venu de nouveau, et le bruit recommençait plus fort que jamais.

Cette fois, personne n'osa plus redescendre, parce qu'il était évident qu'il n'y avait rien dans la cave que des bouteilles, et qu'alors il fallait bien que ce fût le diable qui les mît en danse. On se contenta d'occuper les abords de la rue et de demander des prières au clergé.

Le clergé fit une foule d'oraisons, et l'on envoya même de l'eau bénite avec des seringues par le soupirail de la cave.

Le bruit persistait toujours.


II

LE SERGENT

Pendant toute une semaine, la foule des Parisiens ne cessait d'obstruer les abords du faubourg, en s'effrayant et demandant des nouvelles.

Enfin, un sergent de la prévôté, plus hardi que les autres, offrit de pénétrer dans la cave maudite, moyennant une pension réversible, en cas de décès, sur une couturière nommée Margot.

C'était un homme brave et plus amoureux que crédule. Il adorait cette couturière, qui était une personne bien nippée et très-économe, on pourrait même dire un peu avare, et qui n'avait point voulu épouser un simple sergent privé de toute fortune.

Mais, en gagnant la pension, le sergent devenait un autre homme.

Encouragé par cette perspective, il s'écria «qu'il ne croyait ni à Dieu ni à diable, et qu'il aurait raison de ce bruit.»

—A quoi donc croyez-vous? lui dit un de ses compagnons.

—Je crois, répondit-il, à M. le lieutenant criminel et à M. le prévôt de Paris.

C'était trop dire en peu de mots.

Il prit son sabre dans ses dents, un pistolet à chaque main, et s'aventura dans l'escalier.

Le spectacle le plus extraordinaire l'attendait en touchant le sol de la cave.

Toutes les bouteilles se livraient à une sarabande éperdue et formaient les figures les plus gracieuses.

Les cachets verts représentaient les hommes, et les cachets rouges représentaient les femmes.

Il y avait même là un orchestre établi sur les planches à bouteilles.

Les bouteilles vides résonnaient comme des instruments à vent, les bouteilles cassées comme des cymbales et des triangles, et les bouteilles fêlées rendaient quelque chose de l'harmonie pénétrante des violons.

Le sergent, qui avait bu quelques chopines avant d'entreprendre l'expédition, ne voyant là que des bouteilles, se sentit fort rassuré, et se mit à danser lui-même par imitation.

Puis, de plus en plus encouragé par la gaieté et le charme du spectacle, il ramassa une aimable bouteille à long goulot, d'un bordeaux pâle, comme il paraissait, et soigneusement cachetée de rouge, et la pressa amoureusement sur son cœur.

Des rires frénétiques partirent de tous côtés; le sergent, intrigué, laissa tomber la bouteille, qui se brisa en mille morceaux.

La danse s'arrêta, des cris d'effroi se firent entendre dans tous les coins de la cave, et le sergent sentit ses cheveux se dresser en voyant que le vin répandu paraissait former une mare de sang.

Le corps d'une femme nue, dont les blonds cheveux se répandaient à terre et trempaient dans l'humidité, était étendu sous ses pieds.

Le sergent n'aurait pas eu peur du diable en personne, mais cette vue le remplit d'horreur; songeant après tout qu'il avait à rendre compte de sa mission, il s'empara d'un cachet vert qui semblait ricaner devant lui, et s'écria:

—Au moins j'en aurai une!

Un ricanement immense lui répondit.

Cependant, il avait regagné l'escalier et, montrant la bouteille à ses camarades, il s'écria:

—Voilà le farfadet!... Vous êtes bien capons (il prononça un autre mot plus vif encore) de ne pas oser descendre là-dedans!

Son ironie était amère. Les archers se précipitèrent dans la cave, où l'on ne retrouva qu'une bouteille de bordeaux cassée. Le reste était en place.

Les archers déplorèrent le sort de la bouteille cassée; mais, braves désormais, ils tinrent tous à remonter chacun avec une bouteille à la main.

On leur permit de les boire.

Le sergent de la prévôté dit:

—Quant à moi, je garderai la mienne pour le jour de mon mariage.

On ne put lui refuser la pension promise, il épousa la couturière, et....

Vous allez croire qu'ils eurent beaucoup d'enfants?

Ils n'en eurent qu'un.


III

CE QUI S'ENSUIVIT

Le jour de la noce du sergent, qui eut lieu à la Râpée, il mit la fameuse bouteille au cachet vert entre lui et son épouse, et affecta de ne verser de ce vin qu'à elle et à lui.

La bouteille était verte comme ache, le vin était rouge comme sang.

Neuf mois après, la couturière accouchait d'un petit monstre, entièrement vert, avec des cornes rouges sur le front.

Et maintenant, allez, ô jeunes filles! allez-vous-en danser à la Chartreuse ... sur l'emplacement du château de Vauvert!

Cependant, l'enfant grandissait, sinon en vertu, du moins en croissance. Deux choses contrariaient ses parents: sa couleur verte, et un appendice caudal qui semblait n'être d'abord qu'un prolongement du coccyx, mais qui peu à peu prenait les airs d'une véritable queue.

On alla consulter les savants qui déclarèrent qu'il était impossible d'en opérer l'extirpation sans compromettre la vie de l'enfant. Ils ajoutèrent que c'était un cas assez rare, mais dont on trouvait des exemples cités dans Hérodote et dans Pline le Jeune. On ne prévoyait pas alors le système de Fourier.

Pour ce qui était de la couleur, on l'attribua à une prédominance du système bilieux. Cependant, on essaya de plusieurs caustiques pour atténuer la nuance trop prononcée de l'épiderme, et l'on arriva, après une foule de lotions et frictions, à l'amener tantôt au vert-bouteille, puis au vert d'eau, et enfin au vert-pomme. Un instant, la peau sembla tout à fait blanchir; mais, le soir, elle reprit sa teinte.

Le sergent et la couturière ne pouvaient se consoler des chagrins que leur donnait ce petit monstre, qui devenait de plus en plus têtu, colère et malicieux.

La mélancolie qu'ils éprouvèrent les conduisit à un vice trop commun parmi les gens de leur sorte. Ils s'adonnèrent à la boisson.

Seulement, le sergent ne voulait jamais boire que du vin cacheté de rouge, et sa femme que du vin cacheté de vert.

Chaque fois que le sergent était ivre-mort, il voyait dans son sommeil la femme sanglante dont l'apparition l'avait épouvanté dans la cave après qu'il eut brisé la bouteille.

Cette femme lui disait:

—Pourquoi m'as-tu pressée sur ton cœur, et ensuite immolée ... moi qui t'aimais tant?

Chaque fois que l'épouse du sergent avait trop fêté le cachet vert, elle voyait dans son sommeil apparaître un grand diable, d'un aspect épouvantable, qui lui disait:

—Pourquoi t'étonner de me voir ... puisque tu as bu de la bouteille? Ne suis-je pas le père de ton enfant?...

O mystère!

Parvenu à l'âge de treize ans, l'enfant disparut.

Ses parents, inconsolables, continuèrent de boire, mais ils ne virent plus se renouveler les terribles apparitions qui avaient tourmenté leur sommeil.

IV

MORALITÉ

C'est ainsi que le sergent fut puni de son impiété,—et la couturière de son avarice.


V

CE QU'ÉTAIT DEVENU LE MONSTRE VERT

On n'a jamais pu le savoir.


PETITS CHATEAUX DE BOHÈME

A ARSÈNE HOUSSAYE

Mon ami, vous me demandez si je pourrais retrouver quelques-uns de mes anciens vers, et vous vous inquiétez même d'apprendre comment j'ai été poëte, longtemps avant de devenir un humble prosateur.—Ne le savez-vous donc pas, vous qui avez écrit ces vers:

Ornons le vieux bahut de vieilles porcelaines
Et faisons refleurir roses et marjolaines.
Qu'un rideau de lampa embrasse encor ces lits
Où nos jeunes amours se sont ensevelis.

Appendons au beau jour le miroir de Venise:
Ne te semble-t-il pas y voir la Cydalise
Respirant une fleur qu'elle avait à la main
Et pressentant déjà le triste lendemain?

Je vous envoie les trois âges du poëte; il n'y a plus en moi qu'un prosateur obstiné. J'ai fait les premiers vers par enthousiasme de jeunesse, les seconds par amour, les derniers par désespoir. La Muse est entrée dans mon cœur comme une déesse aux paroles dorées; elle s'en est échappée comme une pythie en jetant des cris de douleur. Seulement, ses derniers accents se sont adoucis à mesure qu'elle s'éloignait. Elle s'est détournée un instant, et j'ai revu comme en un mirage les traits adorés d'autrefois!

La vie d'un poète est celle de tous. Il est inutile d'en définir toutes les phases. Et, maintenant,

Rebâtissons, ami, ce château périssable
Que le souffle du monde a jeté sur le sable.
Replaçons le sofa sous les tableaux flamands
Et pour un jour encor relisons nos romans.


I

PREMIER CHATEAU

C'était dans notre logement commun de la rue du Doyenné que nous nous étions reconnus frères,—Arcades ambo,—bien près de l'endroit où exista l'ancien hôtel de Rambouillet.

Le vieux salon du Doyenné, restauré par les soins de tant de peintres, nos amis, qui sont depuis devenus célèbres, retentissait de nos rimes galantes, traversées souvent par les rires joyeux ou les folles chansons des Cydalises. Le bon Rogier souriait dans sa barbe, du haut d'une échelle, où il peignait sur un des quatre dessus de glace un Neptune,—qui lui ressemblait! Puis les deux battants d'une porte s'ouvraient avec fracas: c'était Théophile. Il cassait, en s'asseyant, un vieux fauteuil Louis XIII. On s'empressait de lui offrir un escabeau gothique, et il lisait, à son tour, ses premiers vers,—pendant que Cydalise Ire, ou Lorry, ou Victorine, se balançaient nonchalamment dans le hamac de Sarah la blonde, tendu à travers l'immense salon.

Quelqu'un de nous se levait parfois, et rêvait à des vers nouveaux en contemplant, des fenêtres, les façades sculptées de la galerie du Musée, égayée de ce côté par les arbres du manège.

Vous l'avez bien dit:

Théo, te souviens-tu de ces vertes saisons
Qui s'effeuillaient si vite en ces vieilles maisons,
Dont le front s'abritait sous une aile du Louvre?

Ou bien, par les fenêtres opposées, qui donnaient sur l'impasse, on adressait de vagues provocations aux yeux espagnols de la femme du commissaire, qui apparaissaient assez souvent au-dessus de la lanterne municipale.

Quels temps heureux! On donnait des bals, des soupers, des fêtes costumées; on jouait de vieilles comédies, où mademoiselle Plessy, étant encore débutante, ne dédaigna pas d'accepter un rôle: c'était celui de Béatrice dans Jodelet.—Et que notre pauvre Édouard Ourliac était comique dans les rôles d'Arlequin.[1]

Nous étions jeunes, toujours gais, quelquefois riches... Mais je viens de faire vibrer la corde sombre: notre palais est rasé. J'en ai foulé les débris l'automne passé. Les ruines mêmes de la chapelle, qui se découpaient si gracieusement sur le vert des arbres, et dont le dôme s'était écroulé un jour, au XVIIe siècle, sur onze malheureux chanoines réunis pour dire un office, n'ont pas été respectées. Le jour où l'on coupera les arbres du manège, j'irai relire sur la place la Forêt coupée de Ronsard:

Écoute, bûcheron, arreste un peu le bras!
Ce ne sont pas des bois que tu jettes à bas;
Ne vois-tu pas le sang, lequel dégoutte à force,
Des nymphes, qui vivoient dessous la dore écorce.

Cela finit ainsi, vous le savez:

La matière demeure et la forme se perd!

Vers cette époque, je me suis trouvé, un jour, encore assez riche pour enlever aux démolisseurs et racheter en deux lots les boiseries du salon, peintes par nos amis. J'ai les deux dessus de porte de Nanteuil; le Watteau de Vattier, signé; les deux panneaux longs de Corot, représentant deux Paysages de Provence; le Moine rouge, de Châtillon, lisant la Bible sur la hanche cambrée d'une femme nue[2] qui dort; les Bacchantes, de Chassériau, qui tiennent des tigres en laisse comme des chiens; les deux trumeaux de Rogier, où la Cydalise, en costume régence,—en robe de taffetas feuille morte, triste présage—sourit, de ses yeux chinois, en respirant une rose, en face du portrait en pied de Théophile, vêtu à l'espagnole. L'affreux propriétaire, qui demeurait au rez-de-chaussée, mais sur la tête duquel nous dansions trop souvent, après deux ans de souffrances, qui l'avaient conduit à nous donner congé, a fait couvrir depuis toutes ces peintures d'une couche à la détrempe, parce qu'il prétendait que les nudités l'empêchaient de louer à des bourgeois.—Je bénis le sentiment d'économie qui l'a porté à ne pas employer la peinture à l'huile.

De sorte que tout cela est à peu près sauvé. Je n'ai pas retrouvé le Siège de Lérida, de Lorentz, où l'armée française monte à l'assaut, précédée par des violons; ni les deux petits Paysages de Rousseau, qu'on aura sans doute coupés d'avance; mais j'ai, de Lorentz, Une maréchale poudrée, en uniforme Louis XV.—Quant à mon lit renaissance, à ma console Médicis, à mes buffets[3], à mon Ribeira[4], à mes tapisseries des Quatre Éléments, il y a longtemps que tout cela s'était dispersé.

—Où avez-vous perdu tant de belles choses? me dit un jour Balzac.

—Dans les malheurs! lui répondis-je en citant un de ses mots favoris.

Reparlons de la Cydalise, ou plutôt, n'en disons qu'un mot: elle est embaumée et conservée à jamais dans le pur cristal d'un sonnet de Théophile,—du Théo, comme nous disions.

Le Théophile a toujours passé pour gras; il n'a jamais cependant pris de ventre, et s'est conservé tel encore que nous le connaissions. Nos vêtements étriqués sont si absurdes, que l'Antinous, habillé d'un habit, semblerait énorme, comme la Vénus, habillée d'une robe moderne: l'un aurait l'air d'un fort de la halle endimanché, l'autre d'une marchande de poisson. L'armature solide du corps de notre ami (on peut le dire, puisqu'il voyage en Grèce aujourd'hui) lui fait souvent du tort près des dames abonnées aux journaux de modes; une connaissance plus parfaite lui a maintenu la faveur du sexe le plus faible et le plus intelligent; il jouissait d'une grande réputation dans notre cercle, et ne se mourait pas toujours aux pieds chinois de la Cydalise.

En remontant plus haut dans mes souvenirs, je retrouve un Théophile maigre... Vous ne l'avez pas connu. Je l'ai vu, un jour, étendu sur un lit,—long et vert,—la poitrine chargée de ventouses. Il s'en allait rejoindre, peu à peu, son pseudonyme, Théophile de Viau, dont vous avez décrit les amours panthéistes, par le chemin ombragé de l'Allée de Sylvie. Ces deux poêles, séparés par deux siècles, se seraient serré la main, aux Champs-Élysées de Virgile, beaucoup trop tôt.

Voici ce qui s'est passé à ce sujet:

Nous étions plusieurs amis, d'une bohème antérieure, qui menions gaiement l'existence que nous menons encore quoique plus rassis. Le Théophile mourant nous faisait peine, et nous avions des idées nouvelles d'hygiène, que nous communiquâmes aux parents. Les parents comprirent, chose rare; mais ils aimaient leur fils. On renvoya le médecin, et nous dîmes à Théo:

—Lève-toi ... et viens boire.

La faiblesse de son estomac nous inquiéta d'abord. (Il s'était endormi et senti malade à la première représentation de Robert le Diable.) On rappela le médecin. Ce dernier se mît à réfléchir, et, le voyant plein de santé au réveil, dit aux parents:—Ses amis ont peut-être raison.

Depuis ce temps-là, le Théophile refleurit.—On ne parla plus de ventouses, et on nous l'abandonna. La nature l'avait fait poëte, nos soins le firent presque immortel. Ce qui réussissait le plus sur son tempérament, c'était une certaine préparation de cassis sans sucre, que ses sœurs lui servaient dans d'énormes amphores en grès de la fabrique de Beauvais; Ziégler a donné depuis des formes capricieuses à ce qui n'était alors que de simples cruches au ventre lourd. Lorsque nous nous communiquions nos inspirations poétiques, on faisait, par précaution, garnir la chambre de matelas, afin que le paroxysme, dû quelquefois au Bacchus du cassis, ne compromît pas nos têtes avec les angles des meubles.

Théophile, sauvé, n'a plus bu que de l'eau rougie et un doigt de Champagne dans les petits soupers.

Cependant, nous avions désespéré d'attendrir la femme du commissaire. Son mari, moins farouche qu'elle, avait répondu, par une lettre fort polie, à l'invitation collective que nous leur avions adressée. Comme il était impossible de dormir dans ces vieilles maisons, à cause des suites chorégraphiques de nos soupers,—munis du silence complaisant des autorités voisines,—nous invitions tous les locataires distingués de l'impasse, et nous avions une collection d'attachés d'ambassades, en habit bleu à boutons d'or, de jeunes conseillers d'État[5], de référendaires en herbe, dont la nichée d'hommes déjà sérieux, mais encore aimables, se développait dans ce pâté de maisons, en vue des Tuileries et des ministères voisins. Ils n'étaient reçus qu'à condition d'amener des femmes du monde, protégées, si elles y tenaient, par des dominos et des loups.

Les propriétaires et les concierges étaient seuls condamnés à un sommeil troublé—par les accords d'un orchestre de guinguette choisi à dessein, et par les bonds éperdus d'un galop monstre, qui, de la salle aux escaliers et des escaliers à l'impasse, allait aboutir nécessairement à une petite place entourée d'arbres, où un cabaret s'était abrité sous les ruines imposantes de la chapelle du Doyenné. Au clair de lune, on admirait encore les restes de la vaste coupole italienne qui s'était écroulée, au XVIIe siècle, sur les onze malheureux chanoines,—accident duquel le cardinal Mazarin fut un instant soupçonné.

Mais vous me demanderez d'expliquer encore, en pâle prose, ces six vers de votre pièce intitulée Vingt ans.

D'où vous vient, ô Gérard! cet air académique?
Est-ce que les beaux yeux de l'Opéra-Comique
S'allumeraient ailleurs? La reine du Sabbat,
Qui, depuis deux hivers, dans vos bras se débat,
Vous échapperait-elle ainsi qu'une chimère?
Et Gérard répondait: «Que la femme est amère! »

Pourquoi du Sabbat ..., mon cher ami? et pourquoi jeter maintenant de l'absinthe dans cette coupe d'or, moulée sur un beau sein?

Ne vous souvenez-vous plus des vers de votre Cantique des cantiques, où l'Ecclésiaste nouveau s'adresse à cette même reine du matin:

La grenade qui s'ouvre au soleil d'Italie
N'est pas si gaie encore, à mes yeux enchantés,
Que ta lèvre entr'ouverte, ô ma belle folie!
Où je bois à longs flots le vin des voluptés.

Nous reprendrons plus tard ce discours littéraire et philosophique.

La reine de Saba, c'était bien celle, en effet, qui me préoccupait alors,—et doublement.—Le fantôme éclatant de la fille des Hémiarites tourmentait mes nuits sous les hautes colonnes de ce grand lit sculpté, acheté en Touraine, et qui n'était pas encore garni de sa brocatelle rouge à ramages. Les salamandres de François Ier me versaient leur flamme du haut des corniches, où se jouaient des amours imprudents. Elle m'apparaissait radieuse, comme au jour où Salomon l'admira s'avançant vers lui dans les splendeurs pourprées du matin[6]. Elle venait me proposer l'éternelle énigme que le Sage ne put résoudre, et ses yeux, que la malice animait plus que l'amour, tempéraient seuls la majesté de son visage oriental. Qu'elle était belle! non pas plus belle cependant qu'une autre reine du matin dont l'image tourmentait mes journées.

Cette dernière réalisait vivante mon rêve idéal et divin. Elle avait, comme l'immortelle Balkis, le don communiqué par la huppe miraculeuse. Les oiseaux se taisaient en entendant ses chants, et l'auraient certainement suivie à travers les airs.

La question était de la faire débuter à l'Opéra. Le triomphe de Meyerbeer devenait le garant d'un nouveau succès. J'osai en entreprendre le poëme. J'aurais réuni ainsi dans un trait de flamme les deux moitiés de mon double amour. C'est pourquoi, mon ami, vous m'avez vu si préoccupé dans une de ces nuits splendides où notre Louvre était en fête.—Un mot de Dumas m'avait averti que Meyerbeer nous attendait à sept heures du matin.

Je ne songeais qu'à cela au milieu du bal. Une femme, que vous vous rappelez sans doute, pleurait à chaudes larmes dans un coin du salon, et ne voulait, pas plus que moi, se résoudre à danser. Cette belle éplorée ne pouvait parvenir à cacher ses peines. Tout à coup elle me prit le bras et me dit:

—Ramenez-moi, je ne puis rester ici.

Je sortis en lui donnant le bras. Il n'y avait pas de voiture sur la place. Je lui conseillai de se calmer et de sécher ses yeux, puis de rentrer ensuite dans le bal; elle consentit seulement à se promener sur la petite place. Je savais ouvrir une certaine porte en planches qui donnait sur le manège, et nous causâmes longtemps au clair de lune, sous les tilleuls. Elle me raconta longuement tous ses désespoirs.

Celui qui l'avait amenée s'était épris d'une autre; de là une querelle intime; puis elle avait menacé de s'en retourner seule ou accompagnée; il lui avait répondu qu'elle pouvait bien agir à son gré. De là les soupirs, de là les larmes.

Le jour ne devait pas tarder à poindre. La grande sarabande commençait. Trois ou quatre peintres d'histoire, peu danseurs de leur nature, avaient fait ouvrir le petit cabaret et chantaient à gorge déployée: Il était un raboureur, ou bien: C'était un calonnier qui revenait de Flandre, souvenir des réunions joyeuses de la mère Saguet. Notre asile fut bientôt troublé par quelques masques qui avaient trouvé ouverte la petite porte. On parlait d'aller déjeuner à Madrid,—au Madrid du bois de Boulogne,—ce qui se faisait quelquefois. Bientôt le signal fut donné, on nous entraîna, et nous partîmes à pied, les uns se trompant de femmes et se trompant de chemin,—vous vous en souvenez,—les autres escortés par trois gardes françaises, dont deux étaient simplement MM. d'Egmont et de Beauvoir;—le troisième, c'était Giraud, le peintre ordinaire des gardes françaises.

Les sentinelles des Tuileries ne pouvaient comprendre cette apparition inattendue qui semblait le fantôme d'une scène d'il y a cent ans, où des gardes françaises auraient mené au violon une troupe de masques tapageurs. De plus, l'une des deux petites marchandes de tabac si jolies qui faisaient l'ornement de nos bals n'osa se laisser emmener à Madrid sans prévenir son mari, qui gardait la maison. Nous l'accompagnâmes à travers les rues. Elle frappa à sa porte. Le mari parut à la fenêtre de l'entre-sol. Elle lui cria:

—Je vais déjeuner avec ces messieurs.

Il répondit:

—Va-t'en au diable! c'était bien la peine de me réveiller pour cela!

La belle désolée faisait une résistance assez faible pour se laisser entraîner à Madrid, et, moi, je faisais mes adieux à Rugier en lui expliquant que je voulais aller travailler à mon scénario.

—Comment! tu ne nous suis pas? Cette dame n'a plus d'autre cavalier que toi ... et elle t'avait choisi pour la reconduire.

—Mais j'ai rendez-vous à sept heures chez Meyerbeer, entends-tu bien!

Rogier fut pris d'un fou rire. Un de ses bras était occupé par la Cydalise; il offrit l'autre à la belle dame, qui me salua d'un petit air moqueur. J'avais servi du moins à faire succéder un sourire à ses larmes.

J'avais quitté la proie pour l'ombre ... comme toujours!

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