Le rêve et la vie - Les filles du feu - La bohème galante
[1] Sois fort et hardi; on ne descend ici que par de tels escaliers.
XI
LA HALLE
—Quelle belle nuit! dis-je en voyant scintiller les étoiles au-dessus du vaste emplacement où se dessinent, à gauche, la coupole de la halle aux blés avec la colonne cabalistique qui faisait partie de l'hôtel de Soissons, et qu'on appelle l'observatoire de Catherine de Médicis, puis le marché à la volaille; à droite, le marché au beurre, et, plus loin, la construction inachevée du marché à la viande. La silhouette grisâtre de Saint-Eustache ferme le tableau. Cet admirable édifice, où le style fleuri du moyen âge s'allie si bien aux desseins corrects de la renaissance, s'éclaire encore magnifiquement aux rayons de la lune, avec son armature gothique, ses arcs-boutants multipliés comme les côtes d'un cétacé prodigieux, et les cintres romains de ses portes et de ses fenêtres, dont les ornementa semblent appartenir à la coupe ogivale. Quel malheur qu'un si rare vaisseau soit déshonoré, à droite par une porte de sacristie à colonnes d'ordre ionique, et à gauche par un portail dans le goût de Vignole!
Le petit carreau des halles commençait à s'animer. Les charrettes des maraîchers, des mareyeurs, des beurriers, des verduriers, se croisaient sans interruption. Les charretiers arrivés au port se rafraîchissaient dans les cafés et dans les cabarets, ouverts sur cette place pour toute la nuit. Dans la rue Mauconseil, ces établissements s'étendent jusqu'à la halle aux huîtres; dans la rue Montmartre, de la pointe Saint-Eustache à la rue du Jour.
On trouve là, à droite, des marchands de sangsues; l'autre côté est occupé par les pharmaciens-Raspail et les débitants de cidre, chez lesquels on peut se régaler d'huîtres et de tripes à la mode de Caen. Les pharmaciens ne sont pas inutiles, à cause des accidents; mais, pour des gens sains qui se promènent, il est bon de boire un verre de cidre ou de poirés. C'est rafraîchissant.
Nous demandâmes du cidre nouveau, car il n'y a que des Normands ou des Bretons qui puissent se plaire au cidre dur.—On nous répondit que les cidres nouveaux n'arriveraient que dans huit jours, et qu'encore la récolte était mauvaise.
—Quant aux poirés, ajouta-t-on, ils sont arrivés depuis hier; ils avaient manqué l'année passée.
La ville de Domfront (ville de malheur) est cette fois très-heureuse. Cette liqueur blanche et écumante comme le Champagne rappelle beaucoup la blanquette de Limoux. Conservée en bouteille, elle grise très-bien son homme.—Il existe de plus une certaine eau-de-vie de cidre de la même localité, dont le prix varie selon la grandeur des petits verres. Voici ce que nous lûmes sur une pancarte attachée au flacon:
Le monsieur 4 sous.
La demoiselle 3 sous.
Le misérable 1 sous.
Cette eau-de-vie, dont les diverses mesures sont ainsi qualifiées, n'est point mauvaise et peut servir d'absinthe. Elle est inconnue sur les grandes tables.
XII
LA MARCHÉ DES INNOCENTS
En passant à gauche du marché aux poissons, où l'animation ne commence que de cinq à six heures, moment de la vente à la criée, nous avons remarqué une foule d'hommes en blouse, en chapeau rond et en manteau blanc rayé de noir, couchés sur des sacs de haricots... Quelques-uns se chauffaient autour de feux comme ceux que font les soldats qui campent, d'autres s'allumaient des foyers intérieurs dans les cabarets voisins. D'autres, encore debout près des sacs, se livraient à des adjudications de haricots... Là, on parlait prime, différence, couverture, reports, hausse et baisse, enfin comme à la bourse.
—Ces gens en blouse sont plus riches que nous, dit mon compagnon. Ce sont de faux paysans. Sous leur roulière ou leur bourgeron, ils sont parfaitement vêtus et laisseront demain leur blouse chez le marchand de vin pour retourner chez eux en tilbury. Le spéculateur adroit revêt la blouse comme l'avocat revêt la robe. Ceux de ces gens-là qui dorment sont les moutons, ou les simples voituriers.
—46-66 l'haricot de Soissons! dit près de nous une voix grave.
—48, fin courant, ajouta un autre.
—Les suisses blancs sont hors de prix.
—Les nains 28.
—La vesce à 13-34... Les flageolets sont mous, etc.
Nous laissons ces braves gens à leurs combinaisons. Que d'argent il se gagne et se perd ainsi!... Et l'on a supprimé les jeux!
XIII
LES CHARNIERS
Sous les colonnes du marché aux pommes de terre, des femmes matinales, ou bien tardives, épluchaient leurs denrées à la lueur des lanternes. Il y en avait de jolies qui travaillaient sous l'œil des mères en chantant de vieilles chansons. Ces dames sont souvent plus riches qu'il ne semble, et la fortune même n'interrompt pas leur rude labeur. Mon compagnon prit plaisir à s'entretenir très-longtemps avec une jolie blonde, lui parlant du dernier bal de la Halle, dont elle avait dû faire l'un des plus beaux ornements... Elle répondit fort élégamment et comme une personne du monde, quand je ne sais par quelle fantaisie il s'adressa à la mère en lui disant:
—Mais votre demoiselle est charmante... A-t-elle le sac? Cela veut dire en langage des halles: «A-t-elle de l'argent?»
—Non, mon fy, dit la mère, c'est moi qui l'ai, le sac!
—Eh! mais, madame, si vous étiez veuve, on pourrait... Nous recauserons de cela!
—Va-t'en donc, vieux mufle! cria la jeune fille avec un accent entièrement local qui tranchait sur ses phrases précédentes.
Elle me fit l'effet de la blonde sorcière de Faust, qui, causant tendrement avec son valseur, laisse échapper de sa bouche une souris rouge.
Nous tournâmes les talons, poursuivis d'imprécations railleuses, qui rappelaient d'une façon assez classique les colloques de Vadé.
—Il s'agit décidément de souper, dit mon compagnon. Voici Bordier, mais la salle est étroite. C'est le rendez-vous des fruitiers-orangers et des orangères. Il y a un autre Bordier qui fait le coin de la rue aux Ours, et qui est passable; puis le restaurant des Halles, fraîchement sculpté et doré, près de la rue de la Reynie... Mais autant vaudrait la Maison d'or.
—En voilà d'autres, dis-je en tournant les yeux vers cette longue ligne de maisons régulières qui bordent la partie du marché consacré aux choux.
—Y penses-tu? Ce sont les charniers. C'est là que des poëtes en habit de soie, épée et manchettes, venaient souper, au siècle dernier, les jours où leur manquaient les invitations du grand monde. Puis, après avoir consommé l'ordinaire de six sous, ils lisaient leurs vers par habitude aux rouliers, aux maraîchers et aux forts: «Jamais je n'ai eu tant de succès, disait Robbé, qu'auprès de ce public formé aux arts par les mains de la nature!»
Les hôtes poétiques de ces caves voûtées s'étendaient, après souper, sur les bancs ou sur les tables, et il fallait, le lendemain matin, qu'ils se fissent poudrer à deux sous par quelque merlan en plein air, et repriser par les ravaudeuses, pour aller ensuite briller aux petits levers de madame de Luxembourg, de mademoiselle Hus ou de la comtesse de Beauharnais.
XIV
BARATTE
Ces temps sont passés. Les caves des charniers sont aujourd'hui restaurées, éclairées au gaz; la consommation y est propre, et il est défendu d'y dormir, soit sur les tables, soit dessous; mais que de choux dans cette rue!... La rue parallèle de la Ferronnerie en est également remplie, et le cloître voisin de Sainte-Opportune en présente de véritables montagnes. La carotte et le navet appartiennent au même département.
—Voulez-vous des frisés, des milans, des cabus, mes petits amours? nous crie une marchande.
En traversant la place, nous admirons des potirons monstrueux. On nous offre des saucisses et des boudins, du café à un sou la tasse, et, au pied même de la fontaine de Pierre Lescot et de Jean Goujon sont installés, en plein vent, d'autres soupeurs plus modestes encore que ceux des charniers.
Nous fermons l'oreille aux provocations, et nous nous dirigeons vers Baratte, en fendant la presse des marchandes de fruits et de fleurs.—L'une crie:
—Mes petits choux! Feurissez vos dames!
Et, comme on ne vend à cette heure-là qu'en gros, il faudrait avoir beaucoup de dames à fleurir pour acheter de telles bottes de bouquets.—Une autre chante la chanson de son état.
«Pommes de reinette et pommes d'api!—Calville, calville, calville rouge!—Calville rouge et calville gris!
»Étant en crique,—dans ma boutique,—- j' vis des inconnus qui m' dirent: «Mon p'tit cœur! venez me voir, vous aurez grand débit!
»Nenni, messieurs!—je n' puis, d'ailleurs,—car il n' m' reste qu'un artichaut et trois petits choux-fleurs!»
Insensibles aux voix de ces sirènes, nous entrons enfin chez Baratte. Un individu en blouse, qui semblait avoir son petit jeune homme (être gris), roulait au même instant sur les bottes de fleurs, expulsé avec force, parce qu'il avait fait du bruit. Il s'apprête à dormir sur un amas de roses rouges, imaginant sans doute être le vieux Silène, et que les bacchantes lui ont préparé ce lit odorant. Les fleuristes se jettent sur lui, et le voilà bien plutôt exposé au sort d'Orphée ...Un sergent de ville s'entremet et le conduit au poste de la halle aux cuirs, signalé de loin par une campanille et un cadran éclairé.
La grande salle est un peu tumultueuse chez Baratte; mais il y a des salles particulières et des cabinets. Il ne faut pas se dissimuler que c'est là le restaurant des aristos. L'usage est d'y demander des huîtres d'Ostende avec un petit ragoût d'échalotes découpées dans du vinaigre et poivrées, dont on arrose légèrement lesdites huîtres. Ensuite, c'est la soupe à l'oignon, qui s'exécute admirablement à la Halle, et dans laquelle les raffinés sèment du parmesan râpé.—Ajoutez à cela un perdreau ou quelque poisson qu'on obtient naturellement de première main, du bordeaux, un dessert de fruit premier choix, et vous conviendrez qu'on soupe fort bien à la Halle.—C'est une affaire de sept francs par personne environ.
On ne comprend guère que tous ces hommes en blouse, mélangés du plus beau sexe de la banlieue en cornettes et en marmottes, se nourrissent si convenablement; mais, je l'ai dit, ce sont de faux paysans et des millionnaires méconnaissables. Les facteurs de la Halle, les gros marchands de légumes, de viande, de beurre et de marée sont des gens qui savent se traiter comme il faut, et les forts eux-mêmes ressemblent un peu à ces braves portefaix de Marseille qui soutiennent de leurs capitaux les maisons qui les font travailler.
XV
PAUL NIQUET
Le souper fait, nous allâmes prendre le café et le pousse-café à l'établissement célèbre de Paul Niquet.—Il y a là évidemment moins de millionnaires que chez Baratte... Les murs, très-élevés et surmontés d'un vitrage, sont entièrement nus. Les pieds posent sur des dalles humides. Un comptoir immense partage en deux la salle, et sept ou huit chiffonnières, habituées de l'endroit, font tapisserie sur un banc opposé au comptoir. Le fond est occupé par une foule assez mêlée, où les disputes ne sont pas rares. Comme on ne peut pas à tout moment aller chercher la garde, le vieux Niquet, si célèbre sous l'Empire par ses cerises à l'eau-de-vie, avait fait établir des conduits d'eau très-utiles dans le cas d'une rixe violente.
On les lâche de plusieurs points de la salle sur les combattants, et, si cela ne les calme pas, on lève un certain appareil qui bouche hermétiquement l'issue. Alors, l'eau monte, et les plus furieux demandent grâce;—c'est du moins ce qui se passait autrefois.
Mon compagnon m'avertit qu'il fallait payer une tournée aux chiffonnières pour se faire un parti dans l'établissement en cas de dispute. C'est, du reste, l'usage pour les gens mis en bourgeois. Ensuite vous pouvez vous livrer sans crainte aux charmes de la société. Vous avez conquis la faveur des dames.
Une des chiffonnières demanda de l'eau-de-vie.
—Tu sais bien que ça t'est défendu! répondit le garçon limonadier.
—Eh bien, alors, un petit verjus! mon amour de Polyte! Tu es si gentil avec tes beaux yeux noirs... Ah! si j'étais encore ... ce que j'ai été!
Sa main tremblante laissa échapper le petit verre plein de grains de verjus à l'eau-de-vie, que l'on ramassa aussitôt; les petits verres chez Paul Niquet sont épais comme des bouchons de carafe: ils rebondissent, et la liqueur seule est perdue.
—Un autre verjus! dit mon ami.
—Toi, t'es bien zentil aussi, mon p'tit fy, lui dit la chiffonnière; tu me happelles le p'tit Ba'as (Barras) qu'était si zentil, si zentil, avec ses cadenettes et son zabot d'Angueleterre... Ah! c'était z'un homme aux oiseaux, mon p'tit fy, aux oiseaux!... vrai! z'un bel homme comme toi!
Après le second verjus, elle nous dit:
—Vous ne savez pas, mes enfants, que j'ai été une des merveilleuses de ce temps-là... J'ai eu des bagues à mes doigts de pieds... Il y a des mirlifiores et des généraux qui se sont battus pour moi!
—Tout ça, c'est la punition du bon Dieu! dit un voisin. Où est-ce qu'il est à présent, ton phaéton?
—Le bon Dieu! dit la chiffonnière exaspérée, le bon Dieu, c'est le diable!
Un homme maigre, en habit noir râpé, qui donnait sur un banc, se leva en trébuchant:
—Si le bon Dieu, c'est le diable, alors c'est le diable qui est le bon Dieu, cela revient toujours au même. Cette brave femme fait un affreux paralogisme, dit-il en se tournant vers nous... Comme ce peuple est ignorant! Ah! l'éducation, je m'y suis livré bien longtemps. Ma philosophie me console de tout ce que j'ai perdu.
—Et un petit verre! dit mon compagnon.
—J'accepte! si vous me permettez de définir la loi divine et la loi humaine ...
La tête commençait à me tourner au milieu de ce public étrange; mon ami cependant prenait plaisir à la conversation du philosophe, et redoublait les petits verres pour l'entendre raisonner et déraisonner plus longtemps.
Si tous ces détails n'étaient exacts, et si je ne cherchais ici à daguerréotyper la vérité, que de ressources romanesques me fourniraient ces deux types du malheur et de l'abrutissement! Les hommes riches manquent trop du courage qui consiste à pénétrer dans de semblables lieux, dans ce vestibule du purgatoire, d'où il serait peut-être facile de sauver quelques âmes... Un simple écrivain ne peut que mettre les doigts sur ces plaies, sans prétendre à les fermer.
Les prêtres eux-mêmes qui songent à sauver des âmes chinoises, indiennes ou thibétaines, n'accompliraient-ils pas dans de pareils lieux de dangereuses et sublimes missions?—Pourquoi le Seigneur vivait-il avec les païens et les publicains?
Le soleil commence à percer le vitrage supérieur de la salle, la porte s'éclaire. Je m'élance de cet enfer au moment d'une arrestation, et je respire avec bonheur le parfum de fleurs entassées sur le trottoir de la rue aux Fers.
La grande enceinte du marché présente deux longues rangées de femmes dont l'aube éclaire les visages pâles. Ce sont les revendeuses des divers marchés, auxquelles on a distribué des numéros, et qui attendent leur tour pour recevoir leurs denrées d'après la mercuriale fixée.
Je crois qu'il est temps de me diriger vers l'embarcadère de Strasbourg, emportant dans ma pensée le vain fantôme de cette nuit.
XVI
MEAUX
Voilà, voilà, celui qui vient de l'enfer!
Je m'appliquais ce vers en roulant le matin sur les rails du chemin de Strasbourg, et je me flattais ... et je n'avais pas encore pénétré jusqu'aux plus profondes souricières; je n'avais guère, au fond, rencontré que d'honnêtes travailleurs, des pauvres diables avinés, des malheureux sans asile... Là n'est pas encore le dernier abîme.
L'air frais du matin, l'aspect des vertes campagnes, les bords riants de la Marne, Pantin à droite, d'abord,—le vrai Pantin,—Chelles à gauche, et plus tard Lagny, les longs rideaux de peupliers, les premiers coteaux abrités qui se dirigent vers la Champagne, tout cela me charmait et faisait rentrer le calme dans mes pensées.
Malheureusement, un gros nuage noir se dessinait au fond de l'horizon, et, quand je descendis à Meaux, il pleuvait à verse. Je me réfugiai dans un café, où je fus frappé par l'aspect d'une énorme affiche rouge conçue en ces termes:
PAR PERMISSION DE M. LE MAIRE. (de Meaux)
MERVEILLE SURPRENANTE
Tout ce que la nature offre de plus bizarre:
UNE TRÈS-JOLIE FEMME
Ayant pour chevelure une belle
TOISON DI MÉRINOS
Couleur marron.
«M. Montaldo, de passage en cette ville, a l'honneur d'exposer au public une rareté, un phénomène tellement extraordinaire, que Messieurs de la Faculté de médecine de Paris et de Montpellier n'ont pu encore le définir.
CE PHÉNOMÈNE
consiste en une jeune femme de dix-huit ans, native de Venise, qui, au lieu de chevelure, porte une magnifique toison en laine mérinos de Barbarie, couleur marron, d'une longueur d'environ cinquante-deux centimètres. Elle pousse comme les plantes, et on lui voit sur la tête des tiges qui supportent quatorze ou quinze branches.
»Deux de ces tiges s'élèvent sur son front et forment des cornes.
»Dans le cours de l'année, il tombe de sa toison, comme de celle des moutons qui ne sont pas tondus à temps, des fragments de laine.
»Cette personne est très-avenante, ses yeux sont expressifs, elle a la peau très-blanche; elle a excité dans les grandes villes l'admiration de ceux qui l'ont vue, et, dans son séjour à Londres, en 1843, Sa Majesté la reine, à qui elle a été présentée, a témoigné sa surprise en disant que jamais la nature ne s'était montrée si bizarre.
»Les spectateurs pourront s'assurer de la vérité au tact de la laine, comme à l'élasticité, à l'odorat, etc., etc.
»Visible tous les jours jusqu'à dimanche 5 courant.
»Plusieurs morceaux d'opéra seront exécutés par un artiste distingué.
»Des danses de caractère, espagnoles et italiennes, par des artistes pensionnés.
»Prix d'entrée: 25 centimes.—Enfants et militaires: 10 centimes.»
A défaut d'autre spectacle, je voulus vérifier par moi-même les merveilles de cette affiche, et je ne sortis de la représentation qu'après minuit.
J'ose à peine analyser maintenant les sensations étranges du sommeil qui succéda à cette soirée. Mon esprit, surexcité sans doute par les souvenirs de la nuit précédente, et un peu par l'aspect du pont des Arches, qu'il fallut traverser pour me rendre à l'hôtel, imagina le rêve suivant, dont le souvenir m'est fidèlement resté.
XVII
CAPHARNAUM
Des corridors, des corridors sans fin! Des escaliers, des escaliers où l'on monte, où l'on descend, où l'on remonte, et dont le bas trempe toujours dans une eau noire agitée par des roues, sous d'immenses arches de pont ... à travers des charpentes inextricables! Monter, descendre, ou parcourir les corridors, et cela, pendant plusieurs éternités... Serait-ce la peine à laquelle je serais condamné pour mes fautes?
J'aimerais mieux vivre!
Au contraire, voilà qu'on me brise la tête à grands coups de marteau: qu'est-ce que cela veut dire?
Je rêvais à des queues de billard ... à des petits verres de verjus ...
«Monsieur et marne le maire est-il content?»
Bon! je confonds à présent Bilboquet avec Macaire. Mais ce n'est pas une raison pour qu'on me casse la tête avec des foulons.
«Brûler n'est pas répondre!»
Serait-ce pour avoir embrassé la femme à cornes, ou pour avoir promené mes doigts dans sa chevelure de mérinos?
«Qu'est-ce que c'est donc que ce cynisme!» dirait Macaire.
Mais Desbarreaux le cartésien répondrait à la Providence:
«Voilà bien du tapage pour ... bien peu de chose.»
XVIII
CHŒUR DES GNOMES[1]
Les petits gnomes chantent ainsi:
«Profitons de son sommeil!—Il a eu bien tort de régaler le saltimbanque, et d'absorber tant de bière de Mars en octobre,—à ce même café—de Mars, avec accompagnement de cigares, de cigarettes, de clarinette et de basson.
»Travaillons, frères,—jusqu'au point du jour, jusqu'au chant du coq,—jusqu'à l'heure où part la voiture de Dammartin,—et qu'il puisse entendre la sonnerie de la vieille cathédrale où repose L'AIGLE DE MEAUX.
»Décidément, la femme mérinos lui travaille l'esprit,—non moins que la bière de Mars et les foulons du pont des Arches;—cependant, les cornes de cette femme ne sont pas telles que l'avait dit le saltimbanque:—notre Parisien est encore jeune... Il ne s'est pas assez méfié du boniment.
»Travaillons, frères, travaillons pendant qu'il dort.—Commençons par lui dévisser la tête, puis, à petits coups de marteau,—oui, de marteau,—nous descellerons les parois de ce crâne philosophique—et biscornu!
»Pourvu qu'il n'aille pas se loger dans une des cases de son cerveau—l'idée d'épouser la femme à la chevelure de mérinos! Nettoyons d'abord le sinciput et l'occiput;—que le sang circule plus clair à travers les centres nerveux qui s'épanouissent au-dessus des vertèbres.
»Le moi et le non-moi de Fichte se livrent un terrible combat dans cet esprit plein d'objectivité.—Si seulement il n'avait pas arrosé la bière de Mars—de quelques tournées de punch offert à ces dames!... L'Espagnole était presque aussi séduisante que la Vénitienne; mais elle avait de faux mollets,—et sa cachucha parassait due aux leçons de Mabille.
»Travaillons, frères, travaillons;—la boîte osseuse se nettoie.—Le compartiment de la mémoire embrasse déjà une certaine série de faits.—La causalité,—oui, la causalité,—le ramènera au sentiment de sa subjectivité.—Prenons garde seulement qu'il ne s'éveille avant que notre tâche soit finie.
»Le malheureux se réveillerait pour mourir d'un coup de sang, que la Faculté qualifierait d'épanchement au cerveau,—et c'est nous qu'on accuserait là-haut.—Dieux immortels! il fait un mouvement; il respire avec peine.—Raffermissons la boîte osseuse avec un dernier coup de foulon,—oui, de foulon.—Le coq chante,—l'heure sonne... Il en est quitte pour un mal de tête... Il le fallait!»
[1] Ceci est un chapitre dans le goût allemand. Les gnomes sont de petits êtres appartenant à la classe des esprits de la terre, qui sont attachés au service de l'homme, ou du moins que leur sympathie conduit parfois à lui être utile. (Voir les légendes recueillies par Simmek.)
XIX
JE M'ÉVEILLE
Décidément, ce rêve est trop extravagant ... même pour moi! Il vaut mieux se réveiller tout à fait.—Ces petits drôles! qui me démontaient la tête, et qui se permettaient après de rajuster les morceaux du crâne avec de grands coups de leurs petits marteaux!—Tiens, un coq qui chante!... Je suis donc à la campagne? C'est peut-être le coq de Lucien: ἀλεκτρυών.—Oh! souvenirs classiques, que vous êtes loin de moi!
Cinq heures sonnent,—où suis-je?—Ce n'est pas là ma chambre... Ah! je m'en souviens,—je me suis endormi hier à la Sirène, tenue par le Vallois,—dans la bonne ville de Meaux (Meaux en Brie, Seine-et-Marne).
mes hommages à monsieur et à mame le maire!—C'est la faute de Bilboquet (Faisant sa toilette):
Air des Prétendus.
Allons présenter—hum!—présenter notre hommage
A la fille de la maison!... (Bis.)
Oui, j'en conviens, elle a raison,
Oui, oui, la friponne a raison!
Allons présenter, etc.
Tiens, le mal de tête s'en va... Oui, mais la voiture est partie. Restons, et tirons-nous de cet affreux mélange de comédie,—de rêve—et de réalité.
Pascal a dit:
«Les hommes sont fous, si nécessairement fous, que ce serait être fou par une autre sorte que de n'être pas fou.» La Rochefoucauld a ajouté:
«C'est une grande folie de vouloir être sage tout seul.» Ces maximes sont consolantes.
XX
RÉFLEXIONS
Recomposons nos souvenirs.
Je suis majeur et vacciné; mes qualités physiques importent peu pour le moment. Ma position sociale est supérieure à celle du saltimbanque d'hier au soir; et décidément, sa Vénitienne n'aura pas ma main.
Un sentiment de soif me travaille.
Retourner au café de Mars à cette heure, ce serait vouloir marcher sur les fusées d'un feu d'artifice éteint.
D'ailleurs, personne n'y peut être levé encore. Allons errer sur les bords de la Marne et le long de ces terribles moulins à eau dont le souvenir a troublé mon sommeil.
Ces moulins, écaillés d'ardoises, si sombres et si bruyants au clair de lune, doivent être pleins de charmes aux rayons du soleil levant.
Je viens de réveiller les garçons du café du Commerce. Une légion de chats s'échappe de la grande salle de billard, et va se jouer sur la terrasse parmi les thuyas, les orangers et les balsamines roses et blanches.—Les voilà qui grimpent comme des singes le long des berceaux de treillage revêtus de lierre.
O nature, je te salue!
Et, quoique ami des chats, je caresse aussi ce chien à longs poils gris qui s'étire péniblement. Il n'est pas muselé.—N'importe; la chasse est ouverte.
Qu'il est doux pour un cœur sensible de voir lever l'aurore sur la Marne, à quarante kilomètres de Paris!
Là-bas, sur le même bord, au delà des moulins, est un autre café non moins pittoresque, qui s'intitule café de l'Hôtel-de-ville (sous-préfecture). Le maire de Meaux, qui habite tout près, doit, en se levant, y reposer ses yeux sur les allées d'ormeaux et sur les berceaux d'un vert glauque qui garnissent la terrasse. On admire là une statue en terre cuite de la Camargo, grandeur naturelle, dont il faut regretter les bras cassés. Ses jambes sont effilées comme celles de l'Espagnole d'hier—et des Espagnoles de l'Opéra.
Elle préside à un jeu de boules.
J'ai demandé de l'encre au garçon. Quant au café, il n'est pas encore fait. Les tables sont couvertes de tabourets; j'en dérange deux; et je me recueille en prenant possession d'un petit chat blanc qui a les yeux verts.
On commence à passer sur le pont; j'y compte huit arches. La Marne est marneuse naturellement; mais elle revêt maintenant des teintes plombées que rident parfois les courants qui sortent des moulins, ou plus loin les jeux folâtres des hirondelles.
Est-ce qu'il pleuvra ce soir?
Quelquefois, un poisson fait un soubresaut qui ressemble, ma foi, à la cachucha éperdue de cette demoiselle bronzée que je n'oserais qualifier de dame sans plus d'informations.
Il y a en face de moi, sur l'autre bord, des sorbiers à grains de corail du plus bel effet: sorbier des oiseaux,—aviaria.—J'ai appris cela quand je me destinais à la position de bachelier dans l'Université de Paris.
XXI
LA FEMME MÉRINOS
Je m'arrête. Le métier de réaliste est trop dur à faire. La lecture d'un article de Charles Dickens est pourtant la source de ces divagations!... Une voix grave me rappelle à moi-même.
Je viens de tirer de dessous plusieurs journaux parisiens et marnais un certain feuilleton d'où l'anathème s'exhale avec raison sur les imaginations bizarres qui constituent aujourd'hui l'école du vrai.
Le même mouvement a existé après 1830, après 1794, après 1716 et après bien d'autres dates antérieures. Les esprits, fatigués des conventions politiques ou romanesques, voulaient du vrai à tout prix.
Or, le vrai, c'est le faux, du moins en art et en poésie. Quoi de plus faux que l'Iliade, que l'Énéide, que la Jérusalem délivrée, que la Henriade? que les tragédies, que les romans?...
—Eh bien, moi, dit le critique, j'aime ce faux. Est-ce que cela m'amuse, que vous me racontiez votre vie pas à pas, que vous analysiez vos rêves, vos impressions, vos sensations?... Que m'importe que vous ayez couché à la Sirène, chez le Vallois? Je présume que cela n'est pas vrai, ou bien que cela est arrangé. Vous me direz d'aller y voir... Je n'ai pas besoin de me rendre à Meaux! Du reste, les mêmes choses m'arriveraient, que je n'aurais pas l'aplomb d'en entretenir le public. Et d'abord est-ce que l'on croit à cette femme aux cheveux de mérinos?
Je suis forcé d'y croire; et plus sûrement encore que par les promesses de l'affiche. L'affiche existe, mais la femme pourrait ne pas exister... Eh bien, le saltimbanque n'avait rien écrit que de véritable.
La représentation a commencé à l'heure dite. Un homme assez replet, mais encore vert, est entré en costume de Figaro. Les tables étaient garnies en partie par le peuple de Meaux, en partie par les cuirassiers du 6e.
M. Montaldo—car c'était lui—a dit avec modestie:
—Signori, ze vais vi faire entendre le grand aria di Figaro. Il commence.
—Tra de ra la, de ra la, de ra la, ah!...
Sa voix, un peu usée, mais encore agréable, était accompagnée d'un basson.
Quand il arriva au vers: Largo al fattotum délia cita! je crus devoir me permettre une observation. Il prononçait cita. Je dis tout haut: Tchita! ce qui étonna un peu les cuirassiers et le peuple de Meaux. Le chanteur me fit un signe d'assentiment, et, quand il arriva à cet autre vers: «Figaro-ci, Figaro-là ...» il eut soin de prononcer tchi.—J'étais flatté de cette attention.
Mais, en faisant sa quête, il vint à moi et me dit (je ne donne pas ici la phrase patoisée):
—On est heureux de rencontrer des amateurs instruits... Ma ze souis de Tourino, et, à Tourino, nous prononçons ci. Vous aurez entendu le tchi à Rome ou à Naples?
—Effectivement!... Et votre Vénitienne?
—Elle va paraître à neuf heures. En attendant, je vais danser une cachucha avec cette jeune personne que j'ai l'honneur de vous présenter.
La cachucha n'était pas mal, mais exécutée dans un goût un peu classique... Enfin, la femme aux cheveux de mérinos parut dans toute sa splendeur. C'étaient effectivement des cheveux de mérinos. Deux touffes, placées sur le front, se dressaient en cornes.—Elle aurait pu se faire faire un châle de cette abondante chevelure. Que de maris seraient heureux de trouver dans les cheveux de leurs femmes cette matière première qui réduirait le prix de leurs vêtements à la simple main-d'œuvre!
La figure était pâle et régulière. Elle rappelait le type des vierges de Carlo Dolci. Je dis à la jeune femme:
—Sete voi Veneziana?
Elle me répondit:
—Signor, si.
Si elle avait dit: Si, signor, je l'aurais soupçonnée Piémontaise ou Savoyarde; mais, évidemment, c'est une Vénitienne des montagnes qui confinent au Tyrol. Les doigts sont effilés, les pieds petits, les attaches fines; elle a les yeux presque rouges et la douceur d'un mouton; sa voix même semble un bêlement accentué. Les cheveux, si l'on peut appeler cela des cheveux, résisteraient à tous les efforts du peigne. C'est un amas de cordelettes comme celles que se font les Nubiennes en les imprégnant de beurre. Toutefois, sa peau étant d'un blanc mat irrécusable et sa chevelure d'un marron assez clair (voir l'affiche), je pense qu'il y a eu croisement; un nègre, Othello peut-être, se sera allié au type vénitien, et, après plusieurs générations, ce produit local se sera révélé.
Quant à l'Espagnole, elle est évidemment originaire de Savoie ou d'Auvergne, ainsi que M. Montaldo.
Mon récit est terminé. «Le vrai est ce qu'il peut,» comme disait M. Dufougeray. J'aurais pu raconter l'histoire de la Vénitienne, de M. Montaldo, de l'Espagnole, et même du basson. Je pourrais supposer que je me suis épris de l'une ou de l'autre de ces deux femmes, et que la rivalité du saltimbanque ou du basson m'a conduit aux aventures les plus extraordinaires.—Mais la vérité, c'est qu'il n'en est rien. L'Espagnole avait, comme je l'ai dit, les jambes maigres; la femme mérinos ne m'intéressait qu'à travers une atmosphère de fumée de tabac et une consommation de bière qui me rappelait l'Allemagne.—Laissons ce phénomène à ses habitudes et à ses attachements probables.
Je soupçonne le basson, jeune homme assez fluet, noir de chevelure, de ne pas lui être indifférent.
XXII
ITINÉRAIRE
Je n'ai pas encore expliqué au lecteur le motif véritable de mon voyage à Meaux... Il convient d'avouer que je n'ai rien à faire dans ce pays; mais, comme le public français veut toujours savoir les raisons de tout, il est temps d'indiquer ce point.
Un de mes amis,—un limonadier de Creil,—ancien hercule retiré, et se livrant à la chasse dans ses moments perdus, m'avait invité, ces jours derniers, à une chasse à la loutre sur les bords de l'Oise:
Il était très-simple de me rendre à Creil par le Nord; mais le chemin du Nord est un chemin tortu, bossu, qui fait un coude considérable avant de parvenir à Creil, où se trouve le confluent du railway de Lille et de celui de Saint-Quentin. De sorte que je m'étais dit:
-En prenant par Meaux, je rencontrerai l'omnibus de Dammartin; je traverserai à pied les bois d'Ermenonville, et, suivant les bords de la Nonette, je parviendrai, après trois heures de marche, à Senlis, où je rencontrerai l'omnibus de Creil. De là, j'aurai le plaisir de revenir à Paris par le plus long, c'est-à-dire par le chemin de fer du Nord.
En conséquence, ayant manqué la voiture de Dammartin, il s'agissait de trouver une autre correspondance.—Le système des chemins de fer a dérangé toutes les voitures des pays intermédiaires. Le pâté immense des contrées situées au nord de Paris se trouve privé de communications directes; il faut faire dix lieues à droite ou dix-huit lieues à gauche, en chemin de fer, pour y parvenir, au moyen des correspondances, qui mettent encore deux ou trois heures à vous transporter dans des pays où l'on arrivait autrefois en quatre heures.
La spirale célèbre que traça en l'air le bâton du caporal Trûn n'était pas plus capricieuse que le chemin qu'il faut faire, soit d'un côté, soit de l'autre.
On m'a dit à Meaux:
—La voiture de Nanteuil-le-Haudouin vous mettra à une lieue d'Ermenonville, et, dès lors, vous n'avez plus qu'à marcher.
A mesure que je m'éloignais de Meaux, le souvenir de la femme mérinos et de l'Espagnole s'évanouissait dans les brumes de l'horizon. Enlever l'une au basson, ou l'autre au ténor chorégraphe, eût été un procédé plein de petitesse, en cas de réussite, attendu qu'ils avaient été polis et charmants;—une tentative vaine m'aurait couvert de confusion. N'y pensons plus.
Nous arrivons à Nanteuil par un temps abominable; il devient impossible de traverser les bois. Quant à prendre des voitures à volonté, je connais trop les chemins vicinaux du pays pour m'y risquer.
Nanteuil est un bourg montueux qui n'a jamais eu de remarquable que son château désormais disparu. Je m'informe à l'hôtel des moyens de sortir d'un pareil lieu; et l'on me répond:
—Prenez la voiture de Crespy en Valois, qui passe à deux heures; cela vous fera faire un détour, mais vous trouverez ce soir une autre voiture qui vous conduira sur les bords de l'Oise.
Dix lieues encore pour voir une pêche à la loutre. Il était si simple de rester à Meaux, dans l'aimable compagnie du saltimbanque, de la Vénitienne et de l'Espagnole!...
XXIII
CRESPY EN VALOIS
Trois heures plus tard, nous arrivons à Crespy. Les portes de la ville sont monumentales et surmontées de trophées dans le goût du XVIIe siècle. Le clocher de la cathédrale est élancé, taillé à six pans et découpé à jour comme celui de la vieille église de Soissons.
Il s'agissait d'attendre jusqu'à huit heures la voiture de correspondance. L'après-dînée, le temps s'est éclairci. J'ai admiré les environs assez pittoresques de la vieille cité valoise, et la vaste place du marché que l'on y crée en ce moment. Les constructions sont dans le goût de celles de Meaux. Ce n'est plus parisien, et ce n'est pas encore flamand. On construisait une église dans un quartier signalé par un assez grand nombre de maisons bourgeoises.—Un dernier rayon de soleil, qui teignait de rose la face de l'ancienne cathédrale, m'a fait revenir dans le quartier opposé. Il ne reste malheureusement que le chevet. La tour et les ornements du portail m'ont paru remonter au xive siècle.—J'ai demandé à des voisins pourquoi l'on s'occupait de construire une église moderne, au lieu de restaurer un si beau monument.
—C'est, m'a-t-on dit, parce que les bourgeois ont principalement leurs maisons dans l'autre quartier, et cela les dérangerait trop de venir à l'ancienne église... Au contraire, l'autre sera sous leur main.
—C'est, en effet, dis-je, bien plus commode d'avoir une église à sa porte; mais les vieux chrétiens n'auraient pas regardé à deux cents pas de plus pour se rendre à une vieille et splendide basilique. Aujourd'hui, tout est changé, c'est le bon Dieu qui est obligé de se rapprocher des paroissiens!...
XXIV
EN PRISON
Certes, je n'avais rien dit d'inconvenant ni de monstrueux. Aussi, la nuit arrivant, je crus bon de me diriger vers le bureau des voitures. Il fallait encore attendre une demi-heure.—J'ai demandé à souper pour passer le temps.
Je finissais une excellente soupe, et je me tournais pour demander autre chose, lorsque j'aperçus un gendarme qui me dit:
—Vos papiers?
J'interroge ma poche avec dignité... Le passe-port était resté à Meaux, où on me l'avait demandé à l'hôtel pour m'inscrire; et j'avais oublié de le reprendre le lendemain matin. La jolie servante à laquelle j'avais payé mon compte n'y avait pas pensé plus que moi.
—Eh bien, dit le gendarme, vous allez me suivre chez M. le maire.
Le maire! Encore si c'était le maire de Meaux! Mais c'est le maire de Crespy! L'autre eût certainement été plus indulgent.
—D'où venez-vous?
—De Meaux.
—Où allez-vous?
—A Creil.
—Dans quel but?
—Dans le but de faire une chasse à la loutre.
—Et pas de papiers, à ce que dit le gendarme?
—Je les ai oubliés à Meaux.
Je sentais moi-même que ces réponses n'avaient rien de satisfaisant; aussi le maire me dit-il paternellement:
—Eh bien, vous êtes en état d'arrestation!
—Et où coucherai-je?
—A la prison.
—Diable! mais je crains de ne pas être bien couché.
—C'est voire affaire.
—Et si je payais un ou deux gendarmes pour me garder à l'hôtel?...
—Ce n'est pas l'usage.
—Cela se faisait au XVIIIe siècle.
—Plus aujourd'hui.
Je suivis le gendarme assez mélancoliquement.
La prison de Crespy est ancienne. Je pense même que le caveau dans lequel on m'a introduit date du temps des croisades; il a été soigneusement recrépi avec du béton romain.
J'ai été fâché de ce luxe; j'aurais aimé à élever des rats ou à apprivoiser des araignées.
—Est-ce que c'est humide? dis-je au geôlier.
—Très-sec, au contraire. Aucun de ces messieurs ne s'en est plaint depuis les restaurations. Ma femme va vous faire un lit.
—Pardon, je suis Parisien: je le voudrais très-doux.
—On vous mettra deux lits de plume.
—Est-ce que je ne pourrais pas finir de souper? Le gendarme m'a interrompu après le potage.
—Nous n'avons rien. Mais, demain, j'irai vous chercher ce que vous voudrez; maintenant, tout le monde est couché à Crespy.
—A huit heures et demie!
-Il en est neuf.
La femme du geôlier avait établi un lit de sangle dans le caveau, comprenant sans doute que je payerais bien la pistole. Outre les lits de plume, il y avait un édredon. J'étais dans les plumes de tous côtés.
XXV
AUTRE RÊVE
J'eus à peine deux heures d'un sommeil tourmenté; je ne revis pas les petits gnomes bienfaisants; ces êtres panthéistes, éclos sur le sol germain, m'avaient totalement abandonné. En revanche, je comparaissais devant un tribunal, qui se dessinait au fond d'une ombre épaisse, imprégnée au bas d'une poussière scolastique.
Le président avait un faux air de M. Nisard; les deux assesseurs ressemblaient à M. Cousin et à M. Guizot, mes anciens maîtres. Je ne passais plus comme autrefois devant eux mon examen en Sorbonne. J'allais subir une condamnation capitale.
Sur une table étaient étendus plusieurs numéros de Magazines anglais et américains, et une foule de livraisons illustrées à jour et à six pence, où apparaissaient vaguement les noms d'Edgar Poe, de Dickens, d'Ainsworth, etc., et trois figures pâles et maigres se dressaient à droite du tribunal, drapées de thèses en latin imprimées sur satin, où je crus distinguer ces noms: Sapientia, Ethica, Grammatica.—Les trois spectres accusateurs me jetaient ces mots méprisants:
—Fantaisiste! réaliste!! essayste!!!
Je saisis quelques phrases de l'accusation formulée à l'aide d'un organe qui semblait être celui de M. Patin:
-Du réalisme au crime, il n'y a qu'un pas; car le crime est essentiellement réaliste. Le fantaisisme conduit tout droit à l'adoration des monstres. L'essaysme amène ce faux esprit à pourrir sur la paille humide des cachots. On commence par visiter Paul Niquet,—on en vient à adorer une femme à cornes et à chevelure de mérinos,—on finit par se faire arrêter à Crespy pour cause de vagabondage et de troubadourisme exagéré!...
J'essayai de répondre: j'invoquai Lucien, Rabelais, Érasme et autres fantaisistes classiques.—Je sentis alors que je devenais prétentieux.
Alors, je m'écriai en pleurant:
—Confiteor! plangior! juro!...—Je jure de renoncer à ces œuvres maudites par la Sorbonne et par l'Institut: je n'écrirai plus que de l'histoire, de la philosophie, de la philologie et de la statistique... On semble en douter?... Eh bien, je ferai des romans vertueux et champêtres, je viserai aux prix de poésie, de morale; je ferai des livres contre l'esclavage et pour les enfants, des poëmes didactiques, des tragédies!—des tragédies!... Je vais même en réciter une que j'ai écrite en seconde, et dont le souvenir me revient ...
Les fantômes disparurent en jetant des cris plaintifs.
XXVI
MORALITÉ
Nuit profonde! où suis-je? Au cachot!
Imprudent! voilà pourtant où t'a conduit la lecture de l'article anglais intitulé la Clef de la rue ... Tâche maintenant de découvrir la clef des champs!
La serrure a grincé, les barres ont résonné. Le geôlier m'a demandé si j'avais bien dormi:
—Très-bien! très-bien!
Il faut être poli.
—Comment sort-on d'ici?
—On écrira à Paris, et, si les renseignements sont favorables, au bout de trois ou quatre jours ...
—Est-ce que je pourrais causer avec un gendarme?
—Le vôtre viendra tout à l'heure.
Le gendarme, quand il entra, me parut un dieu. Il me dit:
—Vous avez de la chance.
—En quoi?
—C'est aujourd'hui jour de correspondance avec Senlis, vous pourrez paraître devant le substitut. Allons, levez-vous.
—Et comment va-t-on à Senlis?
—A pied; cinq lieues, ce n'est rien.
—Oui, mais s'il pleut ..., entre deux gendarmes, sur des routes détrempées.
—Vous pouvez prendre une voiture.
Il m'a bien fallu prendre une voiture. Une petite affaire de onze francs; deux francs à la pistole;—en tout, treize.—O fatalité!
Du reste, les deux gendarmes étaient très-aimables, et je me suis mis fort bien avec eux sur la route en leur racontant les combats qui avaient eu lieu dans ce pays du temps de la Ligue. En arrivant en vue de la tour de Montépilloy, mon récit devint pathétique, je peignis la bataille, j'énumerai les escadrons de gens d'armes qui reposaient sous les sillons;—ils s'arrêtèrent cinq minutes à contempler la tour, et je leur expliquai ce que c'était qu'un château fort de ce temps-là.
Histoire! archéologie! philosophie! Vous êtes donc bonnes à quelque chose.
Il fallut monter à pied au village de Montépilloy, situé dans un bouquet de bois. Là, mes deux braves gendarmes de Crespy m'ont remis aux mains de ceux de Senlis, et leur ont dit:
—Il a pour deux jours de pain dans le coffre de la voiture.
—Si vous voulez déjeuner? m'a-t-on dit avec bienveillance.
—Pardon, je suis comme les Anglais, je mange très-peu de pain.
—Oh! l'on s'y fait.
Les nouveaux gendarmes semblaient moins aimables que les autres. L'un d'eux me dit:
—Nous avons encore une petite formalité à remplir.
Il m'attacha des chaînes comme à un héros de l'Ambigu, et ferma les fers avec deux cadenas.
—Tiens, dis-je, pourquoi ne m'a-t-on mis des fers qu'ici?
—Parce que les gendarmes étaient avec vous dans la voiture, et que nous, nous sommes à cheval.
Arrivés à Senlis, nous allâmes chez le substitut, et, étant connu dans la ville, je fus relâché tout de suite. L'un des gendarmes m'a dit:
—Cela vous apprrendra à oublier votrre passe-porrt une autrre fois quand vous sorrtirrez de votrre déparrtement.
Avis au lecteur.—J'étais dans mon tort... Le substitut a été fort poli, ainsi que tout le monde. Je ne trouve de trop que le cachot et les fers. Ceci n'est pas une critique de ce qui se passe aujourd'hui. Cela s'est toujours fait ainsi. Je ne raconte cette aventure que pour demander que, comme pour d'autres choses, on tente un progrès sur ce point.—Si je n'avais pas parcouru la moitié du monde, et vécu avec les Arabes, les Grecs, les Persans, dans les khans des caravansérails et sous les tentes, j'aurais eu peut-être un sommeil plus troublé encore, et un réveil plus triste, pendant ce simple épisode d'un voyage de Meaux à Œil.
Il est inutile de dire que je suis arrivé trop tard pour la chasse à la loutre. Mon ami le limonadier, après sa chasse, était parti pour Clermont afin d'assister à un enterrement. Sa femme m'a montré la loutre empaillée, et complétant une collection de bêtes et d'oiseaux du Valois, qu'il espère vendre à quelque Anglais.
Voilà l'histoire fidèle de trois nuits d'octobre, qui m'ont corrigé des excès d'un réalisme trop absolu;—j'ai du moins tout lieu de l'espérer.
PROMENADES ET SOUVENIRS
I
LA BUTTE MONTMARTRE
Il est véritablement difficile de trouver à se loger dans Paris. Je n'en ai jamais été si convaincu que depuis deux mois. Arrivé d'Allemagne, après un court séjour dans une ville de la banlieue, je me suis cherché un domicile plus assuré que les précédents, dont l'un se trouvait sur la place du Louvre et l'autre dans la rue du Mail. Je ne remonte qu'à six années. Évincé du premier avec vingt francs de dédommagement, que j'ai négligé, je ne sais pourquoi, d'aller toucher à la Ville, j'avais trouvé dans le second ce qu'on ne trouve plus guère au centre de Paris: une vue sur deux ou trois arbres occupant un certain espace, qui permet à la fois de respirer et de se délasser l'esprit en regardant autre chose qu'un échiquier de fenêtres noires, où de jolies figures n'apparaissent que par exception. Je respecte la vie intime de mes voisins, et ne suis pas de ceux qui examinent avec des longues-vues le galbe d'une femme qui se couche, ou surprennent à l'œil nu les silhouettes particulières aux incidents et accidents de la vie conjugale. J'aime mieux tel horizon «à souhait pour le plaisir des yeux,» comme dirait Fénelon, où l'on peut jouir, soit d'un lever, soit d'un coucher de soleil, mais plus particulièrement du lever. Le coucher ne m'embarrasse guère: je suis sûr de le rencontrer partout ailleurs que chez moi. Pour le lever, c'est différent: j'aime à voir le soleil découper des angles sur les murs, à entendre au dehors des gazouillements d'oiseaux, fût-ce de simples moineaux francs... Grétry offrait un louis à entendre une chanterelle, je donnerais vingt francs pour un merle; les vingt francs que la ville de Paris me doit encore!
J'ai longtemps habité Montmartre; on y jouit d'un air très-pur, de perspectives variées, et l'on y découvre des horizons magnifiques, soit «qu'ayant été vertueux, l'on aime à voir lever l'aurore,» qui est très-belle du côté de Paris, soit qu'avec des goûts moins simples, on préfère ces teintes pourprées du couchant, où les nuages déchiquetés et flottants peignent des tableaux de bataille et de transfiguration au-dessous du grand cimetière, entre l'arc de l'Étoile et les coteaux bleuâtres qui vont d'Argenteuil à Pontoise. Les maisons nouvelles s'avancent toujours, comme la mer diluvienne qui a baigné les flancs de l'antique montagne, gagnant peu à peu les retraites où s'étaient réfugiés les monstres informes reconstruits depuis par Cuvier. Attaqué d'un côté par la rue de l'Empereur, de l'autre par la mairie, qui sape les âpres montées et abaisse les hauteurs du versant de Paris, le vieux mont de Mars aura bientôt le sort de la butte des Moulins, qui, au siècle dernier, ne montrait guère un front moins superbe. Cependant, il nous reste encore un certain nombre de coteaux ceints d'épaisses haies vertes, que l'épine-vinette décore tour à tour de ses fleurs violettes et de ses baies pourprées.
Il y a des moulins, des cabarets et des tonnelles, des élysées champêtres et des ruelles silencieuses, bordées de chaumières, de granges et de jardins touffus, des plaines vertes coupées de précipices, où les sources filtrent dans la glaise, détachant peu à peu certains flots de verdure où s'ébattent des chèvres, qui broutent l'acanthe suspendue aux rochers; des petites filles à l'œil fier, au pied montagnard, les surveillent en jouant entre elles. On rencontre même une vigne, la dernière du cru célèbre de Montmartre, qui luttait, du temps des Romains, avec Argenteuil et Suresnes. Chaque année, cet humble coteau perd une rangée de ses ceps rabougris, qui tombent dans une carrière. Il y a dix ans, j'aurais pu l'acquérir au prix de trois mille francs... On en demande aujourd'hui trente mille. C'est le plus beau point de vue des environs de Paris.
Ce qui me séduisait dans ce petit espace abrité par les grands arbres du château des Brouillards, c'était d'abord ce reste de vignoble lié au souvenir de saint Denis, qui, au point de vue des philosophes, était peut être le second Bacchus, Διονύσιος, et qui a eu trois corps, dont l'un a été enterré à Montmartre, le second à Ratisbonne et le troisième à Corinthe. C'était ensuite le voisinage de l'abreuvoir, qui, le soir, s'anime du spectacle de chevaux et de chiens que l'on y baigne, et d'une fontaine construite dans le goût antique, où les laveuses causent et chantent comme dans un des premiers chapitres de Werther. Avec un bas-relief consacré à Diane et peut-être deux figures de naïades sculptées en demi-bosse, on obtiendrait, à l'ombre des vieux tilleuls qui se penchent sur le monument, un admirable lieu de retraite, silencieux à ses heures, et qui rappellerait certains points d'étude de la campagne romaine. Au-dessus se dessine et serpente la rue des Brouillards, qui descend vers le chemin des Bœufs, puis le jardin du restaurant Gaucher, avec ses kiosques, ses lanternes et ses statues peintes... La plaine Saint-Denis a des lignes admirables, bornées par les coteaux de Saint-Ouen et de Montmorency, avec des reflets de soleil ou des nuages qui varient à chaque heure du jour. A droite est une rangée de maisons, la plupart fermées pour cause de craquements dans les murs. C'est ce qui assure la solitude relative de ce site; car les chevaux et les bœufs qui passent, les laveuses, ne troublent pas les méditations d'un sage, et même s'y associent. La vie bourgeoise, ses intérêts et ses relations vulgaires, lui donnent seuls l'idée de s'éloigner le plus possible des grands centres d'activité.
Il y a à gauche de vastes terrains, recouvrant l'emplacement d'une carrière éboulée, que la commune a concédés à des hommes industrieux qui en ont transformé l'aspect. Ils ont planté des arbres, créé des champs où verdissent la pomme de terre et la betterave, où l'asperge montée étalait naguère ses panaches verts décorés de perles rouges.
On descend le chemin et l'on tourne à gauche. Là sont encore deux ou trois collines vertes, entaillées par une route qui plus loin comble des ravins profonds, et qui tend à joindre un jour la rue de l'Empereur entre les buttes et le cimetière. On rencontre là un hameau qui sent fortement la campagne, et qui a renoncé depuis trois ans aux travaux malsains d'un atelier de poudrette.—Aujourd'hui, l'on y travaille les résidus des fabriques de bougies stéariques.—Que d'artistes repoussés du prix de Rome sont venus sur ce point étudier la campagne romaine et l'aspect des marais Pontins! Il y reste un marais animé par des canards, des oisons et des poules.
Il n'est pas rare aussi d'y trouver des haillons pittoresques sur les épaules des travailleurs. Les collines, fendues çà et là, accusent le tassement du terrain sur d'anciennes carrières; mais rien n'est plus beau que l'aspect de la grande butte, quand le soleil éclaire ses terrains d'ocre rouge veinés de plâtre et de glaise, ses roches dénudées et quelques bouquets d'arbres encore assez touffus, où serpentent des ravins et des sentiers.
La plupart des terrains et des maisons éparses de cette petite vallée appartiennent à de vieux propriétaires, qui ont calculé sur l'embarras des Parisiens à se créer de nouvelles demeures et sur la tendance qu'ont les maisons du quartier Montmartre à envahir, dans un temps donné, la plaine Saint-Denis. C'est une écluse qui arrête le torrent; quand elle s'ouvrira, le terrain vaudra cher.—Je regrette d'autant plus d'avoir hésité, il y a dix ans, à donner trois mille francs du dernier vignoble de Montmartre.
Il ne faut plus y penser. Je ne serai jamais propriétaire: et pourtant que de fois, au 8 ou au 15 de chaque trimestre (près Paris, du moins), j'ai chanté le refrain de M. Vautour:
Quand on n'a pas de quoi payer son terme ...
J'aurais fait faire dans cette vigne une construction si légère!... Une petite villa dans le goût de Pompéi avec un impluvium et une cella, quelque chose comme la maison du poëte tragique. Le pauvre Laviron, mort depuis sous les murs de Rome, m'en avait dessiné le plan.—A dire le vrai pourtant, il n'y a pas de propriétaires aux buttes Montmartre. On ne peut asseoir légalement sur des terrains minés par des cavités peuplées dans leurs parois de mammouths et de mastodontes. La commune concède un droit de possession qui s'éteint au bout de cent ans... On est campé comme les Turcs; et les doctrines les plus avancées auraient peine à contester un droit si fugitif où l'hérédité ne peut longuement s'établir.[1]
[1] Certains propriétaires nient ce détail, qui m'a été affirmé par d'autres. N'y aurait-il pas eu, là aussi, des usurpations pareilles à celles qui ont rendu les fiefs héréditaires sous Hugues Capet?
II
LE CHATEAU DE SAINT-GERMAIN
J'ai parcouru les quartiers de Paris qui correspondent à mes relations, et n'ai rien trouvé qu'à des prix impossibles, augmentés par les conditions que formulent les concierges. Ayant rencontré un seul logement au-dessous de trois cents francs, on m'a demandé si j'avais un état pour lequel il fallût du jour.—J'ai répondu, je crois, qu'il m'en fallait pour l'état de ma santé.
—C'est, m'a dit le concierge, que la fenêtre de la chambre s'ouvre sur un corridor qui n'est pas bien clair.
Je n'ai pas voulu en savoir davantage, et j'ai même négligé de visiter une cave à louer, me souvenant d'avoir vu à Londres cette même inscription, suivie de ces mots: «Pour un gentleman seul.»
Je me suis dit:
—Pourquoi ne pas aller demeurer à Versailles ou à Saint-Germain? La banlieue est encore plus chère que Paris; mais, en prenant un abonnement du chemin de fer, on peut sans doute trouver des logements dans la plus déserte ou dans la plus abandonnée de ces deux villes. En réalité, qu'est-ce qu'une demi-heure de chemin de fer, le matin et le soir? On a là les ressources d'une cité, et l'on est presque à la campagne. Vous vous trouvez logé par le fait rue Saint-Lazare, n° 130. Le trajet n'offre que de l'agrément, et n'équivaut jamais, comme ennui ou comme fatigue, à une course d'omnibus.
Je me suis trouvé très-heureux de cette idée, et j'ai choisi Saint-Germain, qui est pour moi une ville de souvenirs. Quel voyage charmant! Asnières, Chatou, Nanterre et le Pecq; la Seine trois fois repliée, des points de vue d'îles vertes, de plaines, de bois, de chalets et de villas; à droite, les coteaux de Colombes, d'Argenteuil et de Carrières; à gauche, le mont Valérien, Bougival, Luciennes et Marly; puis la plus belle perspective du monde: la terrasse et les vieilles galeries du château de Henri IV, couronnées par le profil sévère du château de François Ier. J'ai toujours aimé ce château bizarre, qui, sur le plan, a la forme d'un D gothique, en l'honneur, dit-on, du nom de la belle Diane.—- Je regrette seulement de n'y pas voir ces grands toits écaillés d'ardoises, ces clochetons à jour où se déroulaient des escaliers en spirale, ces hautes fenêtres sculptées s'élançant d'un fouillis de toits anguleux qui caractérisent l'architecture valoise. Des maçons ont défiguré, sous Louis XVIII, la face qui regarde le parterre. Depuis, l'on a transformé ce monument en pénitencier, et l'on a déshonoré l'aspect des fossés et des ponts antiques par une enceinte de murailles couvertes d'affiches. Les hautes fenêtres et les balcons dorés, les terrasses où ont paru tour à tour les beautés blondes de la cour des Valois et de la cour des Stuarts, les galants chevaliers des Médicis et les Écossais fidèles de Marie Stuart et du roi Jacques, n'ont jamais été restaurés; il n'en reste rien que le noble dessin des baies, des tours et des façades, que cet étrange contraste de la brique et de l'ardoise, s'éclairant des feux du soir ou des reflets argentés de la nuit, et cet aspect moitié galant, moitié guerrier, d'un château fort qui, en dedans, contenait un palais splendide dressé sur une montagne, entre une vallée boisée où serpente un fleuve et un parterre qui se dessine sur la lisière d'une vaste forêt.
Je revenais là, comme Ravenswood au château de ses pères; j'avais eu des parents parmi les hôtes de ce château,—il y a vingt ans déjà;—d'autres, habitants de la ville; en tout, quatre tombeaux... Il se mêlait encore à ces impressions des souvenirs d'amour et de fêtes remontant à l'époque des Bourbons—de sorte que je fus tour à tour heureux et triste tout un soir!
Un incident vulgaire vint m'arracher à la poésie de ces rêves de jeunesse. La nuit étant venue, après avoir parcouru les rues et les places, et salué des demeures aimées jadis, donné un dernier coup d'œil aux côtes de l'étang de Mareil et de Chambourcy, je m'étais enfin reposé d'ans un café qui donne sur la place du Marché. On me servit une chope de bière. Il y avait au fond trois cloportes;—un homme qui a vécu en Orient est incapable de s'affecter d'un pareil détail.
—Garçon! dis-je, il est possible que j'aime les cloportes; mais, une autre fois, si j'en demande, je désirerais qu'on me les servît à part.
Le mot n'était pas neuf, s'étant déjà appliqué à des cheveux servis sur une omelette; mais il pouvait encore être goûté à Saint Germain. Les habitués, les bouchers ou conducteurs de bestiaux, le trouvèrent agréable.
Le garçon me répondit imperturbablement:
—Monsieur, cela ne doit pas vous étonner; on fait en ce moment des réparations au château, et ces insectes se réfugient dans les maisons de ville. Ils aiment beaucoup la bière et y trouvent leur tombeau.
—Garçon, lui dis-je, vous êtes plus beau que nature; et votre conversation me séduit... Mais est-il vrai que l'on fasse des réparations au château?
—Monsieur vient d'en être convaincu.
—Convaincu, grâce à votre raisonnement; mais êtes-vous sûr du fait en lui-même?
—Les journaux en ont parlé.
Absent de France pendant longtemps, je ne pouvais contester ce témoignage. Le lendemain, je me rendis au château pour voir où en était la restauration. Le sergent-concierge me dit, avec un sourire qui n'appartient qu'à un militaire de ce grade:
—Monsieur, seulement pour raffermir les fondations, il faudrait neuf millions; les apportez-vous?
Je suis habitué à ne m'étonner de rien.
—Je ne les ai pas sur moi, observai-je; mais cela pourrait encore se trouver!
—Eh bien, dit-il, quand vous les apporterez, nous vous ferons voir le château.
J'étais piqué; ce qui me fit retourner à Saint-Germain deux jours après. J'avais trouvé l'idée.
—Pourquoi, me disais-je, ne pas faire une souscription? La France est pauvre; mais il viendra beaucoup d'Anglais l'année prochaine pour l'exposition des Champs-Élysées. Il est impossible qu'ils ne nous aident pas à sauver de la destruction un château qui a hébergé plusieurs générations de leurs reines et de leurs rois. Toutes les familles jacobites y ont passé.—La ville encore est à moitié pleine d'Anglais; j'ai chanté tout enfant les chansons du roi Jacques et pleuré Marie Stuart en déclamant les vers de Ronsard et de du Bellay... La race des king-charles emplit les rues comme une preuve vivante encore des affections de tant de races disparues... Non! me dis-je, les Anglais ne refuseront pas de s'associer à une souscription doublement nationale. Si nous contribuons par des monacos, ils trouveront bien des couronnes et des guinées!
Fort de cette combinaison, je suis allé la soumettre aux habitués du café du Marché. Ils l'ont accueillie avec enthousiasme, et, quand j'ai demandé une chope de bière sans cloportes, le garçon m'a dit:
—Oh! non, monsieur, plus aujourd'hui!
Au château, je me suis présenté la tête haute. Le sergent m'a introduit au corps de garde, où j'ai développé mon idée avec succès, et le commandant, qu'on a averti, a bien voulu permettre que l'on me fît voir la chapelle et les appartements des Stuarts, fermés aux simples curieux. Ces derniers sont dans un triste état, et, quant aux galeries, aux salles antiques et aux chambres des Médicis, il est impossible de les reconnaître depuis des siècles, grâce aux clôtures, aux maçonneries et aux faux plafonds qui ont approprié ce château aux gouvernances militaires.
Que la cour est belle, pourtant! ces profils sculptés, ces arceaux, ces galeries chevaleresques, l'irrégularité même du plan, la teinte rouge des façades, tout cela fait rêver aux châteaux d'Écosse et d'Irlande, à Walter Scott et à Byron. On a tant fait pour Versailles et tant pour Fontainebleau. Pourquoi donc ne pas relever ce débris précieux de notre histoire? La malédiction de Catherine de Médicis, jalouse du monument construit en l'honneur de Diane, s'est continuée sous les Bourbons. Louis XIV craignait de voir la flèche de Saint-Denis; ses successeurs ont tout fait pour Saint-Cloud et Versailles. Aujourd'hui, Saint-Germain attend encore le résultat d'une promesse que la guerre a peut-être empêché de réaliser.
III
UNE SOCIÉTÉ CHANTANTE
Ce que le concierge m'a fait voir avec le plus d'amour, c'est une série de petites loges qu'on appelle les cellules, où couchent quelques militaires du pénitencier. Ce sont de véritables boudoirs ornés de peintures à fresque représentant des paysages. Le lit se compose d'un matelas de crin soutenu par des élastiques; le tout très-propre et très-coquet, comme une cabine d'officier de vaisseau.
Seulement, le jour y manque, comme dans la chambre qu'on m'offrait à Paris, et l'on ne pourrait pas y demeurer ayant un état pour lequel il faudrait du jour.
—J'aimerais, dis-je au sergent, une chambre moins bien, décorée et plus près des fenêtres.
—Quand on se lève avant le jour, c'est bien indifférent! me répondit-il.
Je trouvai cette observation de la plus grande justesse.
En repassant par le corps de garde, je n'eus qu'à remercier le commandant de sa politesse, et le sergent ne voulut accepter aucune buona mano.
Mon idée de souscription anglaise me trottait dans la tête, et j'étais bien aise d'en essayer l'effet sur les habitants de la ville; de sorte qu'allant dîner au pavillon de Henri IV, d'où l'on jouit de la plus admirable vue qui soit en France, dans un kiosque ouvert sur un panorama de dix lieues, j'en fis part à trois Anglais et à une Anglaise, qui en furent émerveillés, et trouvèrent ce plan très-conforme à leurs idées nationales.—Saint-Germain a cela de particulier, que tout le monde s'y connaît, qu'on y parle haut dans les établissements publics, et que l'on peut même s'y entretenir avec des dames anglaises sans leur être présenté. On s'ennuierait tellement sans cela! Puis c'est une population à part, classée, il est vrai, selon les conditions, mais entièrement locale.
Il est très-rare qu'un habitant de Saint-Germain vienne à Paris; certains d'entre eux ne font pas ce voyage une fois en dix ans. Les familles étrangères vivent aussi là entre elles avec la familiarité qui existe dans les villes d'eaux. Et ce n'est pas l'eau, c'est l'air pur que l'on vient chercher à Saint-Germain. Il y a des maisons de santé charmantes, habitées par des gens très-bien portants, mais fatigués du bourdonnement et du mouvement insensés de la capitale. La garnison, qui était autrefois de gardes du corps, et qui est aujourd'hui de cuirassiers de la garde, n'est pas étrangère peut-être à la résidence de quelques jeunes beautés, filles ou veuves, qu'on rencontre à cheval ou à âne sur la route des Loges ou du château du Val.—Le soir, les boutiques s'éclairent rue de Paris et rue au Pain; on cause d'abord sur la porte, on rit, on chante même.—L'accent des voix est fort distinct de celui de Paris; les jeunes filles ont la voix pure et bien timbrée, comme dans les pays de montagnes. En passant dans la rue de l'Église, j'entendis chanter au fond d'un petit café. J'y voyais entrer beaucoup de monde et surtout des femmes. En traversant la boutique, je me trouvai dans une grande salle toute pavoisée de drapeaux et de guirlandes avec les insignes maçonniques et les inscriptions d'usage.—J'ai fait partie autrefois des Joyeux et des Bergers de Syracuse; je n'étais donc pas embarrassé de me présenter.
Le bureau était majestueusement établi sous un dais orné de draperies tricolores, et le président me fit le salut cordial qui se doit à un visiteur.—Je me rappelai qu'aux Bergers de Syracuse, on ouvrait généralement la séance par ce toast: «Aux Polonais!... et à ces dames!» Aujourd'hui, les Polonais sont un peu oubliés.—Du reste, j'ai entendu de fort jolies chansons dans cette réunion, mais surtout des voix de femmes ravissantes. Le Conservatoire n'a pas terni l'éclat de ces intonations pures et naturelles, de ces trilles empruntés au chant du rossignol ou du merle; on n'a pas faussé avec les leçons du solfège ces gosiers si frais et si riches en mélodie. Comment se fait-il que ces femmes chantent si juste? Et pourtant tout musicien de profession pourrait dire à chacune d'elles: «Vous ne savez pas chanter.» Rien n'est amusant comme les chansons que les jeunes filles composent elles-mêmes, et qui font, en général, allusion aux trahisons des amoureux ou aux caprices de l'autre sexe. Quelquefois, il y a des traits de raillerie locale qui échappent au visiteur étranger. Souvent un jeune homme et une jeune fille se répondent comme Daphnis et Chloé, comme Myrtil et Sylvie. En m'attachant à cette pensée, je me suis trouvé tout ému, tout attendri comme à un souvenir de la jeunesse... C'est qu'il y a un Age—âge critique, comme on le dit, pour les femmes, —où les souvenirs renaissent si vivement, que certains dessins oubliés reparaissent sous la trame froissée de la vie! On n'est pas assez vieux pour ne plus songer à l'amour, on n'est plus assez jeune pour penser toujours à plaire.—Cette phrase, je l'avoue, est un peu Directoire. Ce qui l'amène sous ma plume, c'est que j'ai entendu un ancien jeune homme qui, ayant décroché du mur une guitare, exécuta admirablement la vieille romance de Carat:
Plaisir d'amour ne dure qu'un moment ...
Chagrin d'amour dure toute la vie!
Il avait les cheveux frisés à l'incroyable, une cravate blanche, une épingle de diamant sur son jabot, et des bagues à lacs d'amour. Ses mains étaient blanches et fines comme celles d'une jolie femme. Et, si j'avais été femme, je l'aurais aimé, malgré son âge; car sa voix allait au cœur.
Ce brave homme m'a rappelé mon père, qui, jeune encore, chantait avec goût des airs italiens, à son retour de Pologne. Il y avait perdu sa femme, et ne pouvait s'empêcher de pleurer, en s'accompagnant de la guitare, aux paroles d'une romance qu'elle avait aimée, et dont j'ai toujours retenu ce passage:
Mamma mia, medicate
Questa piaga, per pietà!
Melicerto fu l'arciero
Perché pace in cor non ho!...[43]
Malheureusement, la guitare est aujourd'hui vaincue par le piano, ainsi que la harpe; ce sont là des galanteries et des grâces d'un autre temps. Il faut aller à Saint-Germain pour retrouver, dans le petit monde paisible encore, les charmes effacés de la société d'autrefois.
Je suis sorti par un beau clair de lune, m'imaginant vivre en 1827, époque où j'ai quelque temps habité Saint-Germain. Parmi les jeunes filles présentes à cette petite fête, j'avais reconnu des yeux accentués, des traits réguliers, et, pour ainsi dire, classiques, des intonations particulières au pays, qui me faisaient rêver à des cousines, à des amies de cette époque, comme si dans un autre monde j'avais retrouvé mes premières amours. Je parcourais au clair de lune ces rues et ces promenades endormies. J'admirais les profils majestueux du château, j'allais respirer l'odeur des arbres effeuillés à la lisière de la forêt, je goûtais mieux à cette heure l'architecture de l'église, où repose l'épouse de Jacques II, et qui semble un temple romain[2].
Vers minuit, j'allai frapper à la porte d'un hôtel où je couchais souvent, il y a quelques années. Impossible d'éveiller personne. Des bœufs défilaient silencieusement, et leurs conducteurs ne purent me renseigner sur les moyens de passer la nuit. En revenant sur la place du Marché, je demandai au factionnaire s'il connaissait un hôtel où l'on pût recevoir un Parisien relativement attardé.
—Entrez au poste, on vous dira cela, me répondit-il.
Dans le poste, je rencontrai de jeunes militaires qui me dirent:
—C'est bien difficile! On se couche ici à dix heures; mais chauffez-vous un instant.
On jeta du bois dans le poêle; je me mis à causer de l'Afrique et de l'Asie. Cela les intéressa tellement, que l'on réveillait pour m'écouter ceux qui s'étaient endormis. Je me vis conduit à chanter des chansons arabes et grecques; car la société chantante m'avait mis dans cette disposition. Vers deux heures, un des soldats me dit:
—Vous avez bien couché sous la tente... Si vous voulez, prenez place sur le lit de camp.
On me fit un traversin avec un sac de munition, je m'enveloppai de mon manteau, et je m'apprêtais à dormir quand le sergent rentra et dit:
—Où est-ce qu'ils ont encore ramassé cet homme-là?
—C'est un homme qui parle assez bien, dit un des fusiliers; il a été en Afrique.
—S'il a été en Afrique, c'est différent, dit le sergent; mais on admet quelquefois ici des individus, qu'on ne connaît pas; c'est imprudent... Ils pourraient enlever quelque chose!
—Ce ne serait pas un matelas, m'écriai-je.
—Ne faites pas attention, me dit l'un des soldats: c'est son caractère; et puis il vient de recevoir une politesse ... ça le rend grognon.
J'ai dormi fort bien jusqu'au point du jour; et, remerciant ces braves soldats ainsi que le sergent, tout à fait radouci, je m'en allai faire un tour vers les coteaux de Mareil pour admirer les splendeurs du soleil levant.
Je le disais tout à l'heure, «mes jeunes années me reviennent,» et l'aspect des lieux aimés rappelle en moi le sentiment des choses passées. Saint-Germain, Senlis et Dammartin, sont les trois villes qui, non loin de Paris, correspondent à mes souvenirs les plus chers. La mémoire de vieux parents morts se rattache mélancoliquement à la pensée de plusieurs jeunes filles dont l'amour m'a fait poëte, ou dont les dédains m'ont fait parfois ironique et songeur.
J'ai appris le style en écrivant des lettres de tendresse ou d'amitié, et, quand je relis celles qui ont été conservées, j'y retrouve fortement tracée l'empreinte de mes lectures d'alors, surtout de Diderot, de Rousseau et de Sénancourt. Ce que je viens de dire expliquera le sentiment dans lequel ont été écrites les pages suivantes. Je m'étais repris à aimer Saint-Germain par ces derniers beaux jours d'automne. Je m'établis à l'Ange Gardien, et, dans les intervalles de mes promenades, j'ai tracé quelques souvenirs que je n'ose intituler Mémoires, et qui seraient plutôt conçus selon le plan des promenades solitaires de Jean-Jacques. Je les terminerai dans le pays même où j'ai été élevé, et où il est mort.
[1] «O ma mère! guérissez-moi cette blessure, par pitié! Mélicerte fut l'archer par qui j'ai perdu la paix de mon cœur.»
[2] L'intérieur est aujourd'hui restauré dans le style byzantin, et l'on commence à y découvrir des fresques remarquables commencées depuis plusieurs années.
IV
JUVENILIA
Le hasard a joué un si grand rôle dans ma vie, que je ne m'étonne pas en songeant à la façon singulière dont il a présidé à ma naissance. C'est, dira-t-on, l'histoire de tout le monde. Mais tout le monde n'a pas occasion de raconter son histoire.
Et, si chacun le faisait, il n'y aurait pas grand mal: l'expérience de chacun est le trésor de tous.
Un jour, un cheval s'échappa d'une pelouse verte qui bordait l'Aisne, et disparut bientôt entre les halliers; il gagna la région sombre des arbres et se perdît dans la forêt de Compiègne. Cela se passait vers 1770.
Ce n'est pas un accident rare qu'un cheval échappé à travers une forêt, et cependant, je n'ai guère d'autre titre à l'existence. Cela est probable du moins, si l'on croit à ce que Hoffmann appelait l'enchaînement des choses.
Mon grand-père était jeune alors. Il avait pris le cheval dans l'écurie de son père, puis il s'était assis sur le bord de la rivière, rêvant à je ne sais quoi, pendant que le soleil se couchait dans les nuages empourprés du Valois et du Beauvoisis.
L'eau verdissait et chatoyait de reflets sombres, des bandes violettes striaient les rougeurs du couchant. Mon grand-père, en se retournant pour partir, ne trouva plus le cheval qui l'avait amené. En vain il le chercha, l'appela jusqu'à la nuit. Il lui fallut revenir à la ferme.
Il était d'un naturel silencieux; il évita les rencontres, monta à sa chambre et s'endormit, comptant sur la Providence et sur l'instinct de l'animal, qui pouvait bien lui faire retrouver la maison.
C'est ce qui n'arriva pas. Le lendemain matin, mon grand-père descendit de sa chambre et rencontra dans la cour son père, qui se promenait à grands pas. Il s'était aperçu déjà qu'il manquait un cheval à l'écurie. Silencieux comme son fils, il n'avait pas demandé quel était le coupable: il le reconnut en le voyant devant lui.
Je ne sais ce qui se passa. Un reproche trop vif fut cause sans doute de la résolution que prit mon grand-père. Il monta à sa chambre, fit un paquet de quelques habits, et, à travers la forêt de Compiègne, il gagna un petit pays situé entre Ermenonville et Senlis, près des étangs de Châalis, vieille résidence carlovingienne. Là, vivait un de ses oncles, qui descendait, dit-on, d'un peintre flamand du XVIIe siècle. Il habitait un ancien pavillon de chasse aujourd'hui ruiné, qui avait fait partie des apanages de Marguerite de Valois. Le champ voisin, entouré de halliers qu'on appelle les bosquets, était situé sur l'emplacement d'un ancien camp romain et a conservé le nom du dixième des Césars. On y récolte du seigle dans les parties qui ne sont pas couvertes de granits et de bruyères. Quelquefois, on y a rencontré, en traçant, des pots étrusques, des médailles, des épées rouillées ou des images informes de dieux celtiques.
Mon grand-père aida le vieillard à cultiver ce champ, et fut récompensé patriarcalement en épousant sa cousine. Je ne sais pas au juste l'époque de leur mariage; mais, comme il se maria avec l'épée, comme aussi ma grand-mère reçut le nom de Marie-Antoinette avec celui de Laurence, il est probable qu'ils furent mariés un peu avant la Révolution. Aujourd'hui, mon grand-père repose, avec sa femme et sa plus jeune fille, au milieu de ce champ qu'il cultivait jadis. Sa fille aînée est ensevelie bien loin de là, dans la froide Silésie, au cimetière catholique polonais de Gross-Glogaw. Elle est morte à vingt-cinq ans des fatigues de la guerre, d'une fièvre qu'elle gagna en traversant un pont chargé de cadavres, où sa voiture manqua d'être renversée. Mon père, chargé de rejoindre l'armée à Moscou, perdît plus tard ses lettres et ses bijoux dans les flots de la Bérésina.
Je n'ai jamais vu ma mère, ses portraits ont été perdus ou volés; je sais seulement qu'elle ressemblait à une gravure du temps, d'après Prudhon ou Fragonard, qu'on appelait la Modestie. La fièvre dont elle est morte m'a saisi trois fois, à des époques qui forment dans ma vie des divisions singulières, périodiques. Toujours, à ces époques, je me suis senti l'esprit frappé des images de deuil et de désolation qui ont entouré mon berceau. Les lettres qu'écrivait ma mère des bords de la Baltique, ou des rives de la Sprée ou du Danube, m'avaient été lues tant de fois! Le sentiment du merveilleux, le goût des voyages lointains, ont été sans doute pour moi le résultat de ces impressions premières, ainsi que du séjour que j'ai fait longtemps dans une campagne isolée au milieu des bois. Livré souvent aux soins des domestiques et des paysans, j'avais nourri mon esprit de croyances bizarres, de légendes et de vieilles chansons. Il y avait là de quoi faire un poète, et je ne suis qu'un rêveur en prose.
J'avais sept ans, et je jouais, insoucieux, sur la porte de mon oncle, quand trois officiers parurent devant la maison; l'or noirci de leurs uniformes brillait à peine sous leurs capotes de soldat. Le premier m'embrassa avec une telle effusion, que je m'écriai:
—Mon père!... tu me fais mal!
De ce jour, mon destin changea.
Tous trois revenaient du siège de Strasbourg. Le plus âgé, sauvé des flots de la Bérésina glacée, me prit avec lui pour m'apprendre ce qu'on appelait mes devoirs. J'étais faible encore, et la gaieté de son plus jeune frère me charmait pendant mon travail. Un soldat qui les servait eut l'idée de me consacrer une partie de ses nuits. Il me réveillait avant l'aube et me promenait sur les collines voisines de Paris, me faisant déjeuner de pain et de crème dans les fermes et dans les laiteries.
V
PREMIÈRES ANNÉES
Une heure fatale sonna pour la France; son héros, captif lui-même au sein d'un vaste empire, voulut réunir dans le champ de Mai l'élite de ses héros fidèles. Je vis ce spectacle sublime dans la loge des généraux. On distribuait aux régiments des étendards ornés d'aigles d'or, confiés désormais à la fidélité de tous.
Un soir, je vis se dérouler sur la grande place de la ville une immense décoration qui représentait un vaisseau en mer. La nef se mouvait sur une onde agitée, et semblait voguer vers une tour qui marquait le rivage. Une rafale violente détruisit l'effet de cette représentation. Sinistre augure, qui présidait à la patrie le retour des étrangers.
Nous revîmes les fils du Nord, et les cavales de l'Ukraine rongèrent encore une fois l'écorce des arbres de nos jardins. Mes sœurs du hameau revinrent à tire-d'aile, comme des colombes plaintives, et m'apportèrent dans leurs bras une tourterelle aux pieds roses, que j'aimais comme une autre sœur.
Un jour, une des belles dames qui visitaient mon père me demanda un léger service: j'eus le malheur de lui répondre avec impatience. Quand je retournai sur la terrasse, la tourterelle s'était envolée.
J'en conçus un tel chagrin, que je faillis mourir d'une fièvre purpurine qui fit porter à l'épiderme tout le sang de mon cœur. On crut me consoler en me donnant pour compagnon un jeune sapajou rapporté d'Amérique par un capitaine, ami de mon père. Cette jolie bête devint la compagne de mes jeux et de mes travaux.
J'étudais à la fois l'italien, le grec et le latin, l'allemand, l'arabe et le persan. Le Pastor fido, Faust, Ovide et Anacréon, étaient mes poëmes et mes poëtes favoris. Mon écriture, cultivée avec soin, rivalisait parfois de grâce et de correction avec les manuscrits les plus célèbres de l'Iram. Il fallait encore que le trait de l'amour perçât mon cœur d'une de ses flèches les plus brûlantes! Celle-là partit de l'arc délié du sourcil noir d'une vierge à l'œil d'ébène, qui s'appelait Héloïse.—J'y reviendrai plus tard.
J'étais toujours entouré de jeunes filles; l'une d'elles était ma tante; deux femmes de la maison, Jeannette et Fanchette, me comblaient aussi de leurs soins. Mon sourire enfantin rappelait celui de ma mère, et mes cheveux blonds, mollement ondulés, couvraient avec caprice la grandeur précoce de mon front. Je devins épris de Fanchette, et je conçus l'idée singulière de la prendre pour épouse selon les rites des aïeux. Je célébrai moi-même le mariage, en figurant la cérémonie au moyen d'une vieille robe de ma grand'mère que j'avais jetée sur mes épaules. Un ruban pailleté d'argent ceignait mon front, et j'avais relevé la pâleur ordinaire de mes joues d'une légère couche de fard. Je pris à témoin le Dieu de nos pères et la Vierge sainte, dont je possédais une image, et chacun se prêta avec complaisance à ce jeu naïf d'un enfant.
Cependant, j'avais grandi; un sang vermeil colorait mes joues; j'aimais à respirer l'air des forêts profondes. Les ombrages d'Ermenonville, les solitudes de Morfontaine, n'avaient plus de secrets pour moi. Deux de mes cousines habitaient par là. J'étais fier de les accompagner dans ces vieilles forêts, qui semblaient leur domaine.
Le soir, pour divertir de vieux parents, nous représentions les chefs-d'œuvre des poëtes, et un public bienveillant nous comblait d'éloges et de couronnes. Une jeune fille vive et spirituelle, nommée Louise, partageait nos triomphes; on l'aimait dans cette famille, où elle représentait la gloire des arts.
Je m'étais rendu très-fort sur la danse. Un mulâtre, nommé Major, m'enseignait à la fois les premiers éléments de cet art et ceux de la musique, pendant qu'un peintre de portraits, nommé Mignard, me donnait des leçons de dessin. Mademoiselle Nouvelle était l'étoile de notre salle de danse. Je rencontrai un rival dans un joli garçon nommé Provost. Ce fut lui qui m'enseigna l'art dramatique: nous représentions ensemble de petites comédies qu'il improvisait avec esprit. Mademoiselle Nouvelle était naturellement notre actrice principale et tenait une balance si exacte entre nous deux, que nous soupirions sans espoir... Le pauvre Provost s'est fait depuis acteur sous le nom de Raymond; il se souvint de ses premières tentatives, et se mit à composer des féeries, dans lesquelles il eut pour collaborateurs les frères Cogniard.—Il a fini bien tristement en se prenant de querelle avec un régisseur de la Gaieté, auquel il donna un soufflet. Rentré chez lui, il réfléchit amèrement aux suites de son imprudence, et, la nuit suivante, se perça le cœur d'un coup de poignard.
VI
HÉLOÏSE
La pension que j'habitais avait un voisinage de jeunes brodeuses. L'une d'elles, qu'on appelait la Créole, fut l'objet de mes premiers vers d'amour; son œil sévère, la sereine placidité de son profil grec, me réconciliaient avec la froide dignité des études; c'est pour elle que je composai des traductions versifiées de l'ode d'Horace A Tyndaris, et d'une mélodie de Byron, dont je traduisais ainsi le refrain:
Dis-moi, jeune fille d'Athènes,
Pourquoi m'as-tu ravi mon cœur?
Quelquefois, je me levais dès le point du jour et je prenais la route de ***, courant et déclamant mes vers au milieu d'une pluie battante. La cruelle se riait de mes amours errantes et de mes soupirs! C'est pour elle que je composai une poésie, imitée d'une mélodie de Thomas Moore.
J'échappe à ces amours volages pour raconter mes premières peines. Jamais un mot blessant, un soupir impur, n'avaient souillé l'hommage que je rendais à mes cousines. Héloïse, la première, me fit connaître la douleur. Elle avait pour gouvernante une bonne vieille Italienne qui fut instruite de mon amour. Celle-ci s'entendit avec la servante de mon père pour nous procurer une entrevue. On me fit descendre en secret dans une chambre où la figure d'Héloïse était représentée par un vaste tableau. Une épingle d'argent perçait le nœud touffu de ses cheveux d'ébène, et son buste étincelait comme celui d'une reine, pailleté de tresses d'or sur un fond de soie et de velours. Éperdu, fou d'ivresse, je m'étais jeté à genoux devant l'image; une porte s'ouvrit, Héloïse vint à ma rencontre et me regarda d'un œil souriant.
—Pardon, reine, m'écriai-je, je me croyais le Tasse aux pieds d'Éléonore, ou le tendre Ovide aux pieds de Julie!...
Elle ne put rien me répondre, et nous restâmes tous deux muets dans une demi-obscurité. Je n'osai lui baiser la main, car mon cœur se serait brisé.—O douleurs et regrets de mes jeunes amours perdues! que vos souvenirs sont cruels! «Fièvres éteintes de l'âme humaine, pourquoi revenez-vous encore échauffer un cœur qui ne bat plus?» Héloïse est mariée aujourd'hui; Fanchette, Sylvie et Adrienne sont à jamais perdues pour moi:—le monde est désert. Peuplé de fantômes aux voies plaintives, il murmure des chants d'amour sur les débris de mon néant! Revenez pourtant, douces images; j'ai tant aimé! j'ai tant souffert! «Un oiseau qui vole dans l'air a dit son secret au bocage, qui l'a redit au vent qui passe,—et les eaux plaintives ont répété le mot suprême:—Amour! amour!»
VII
VOYAGE AU NORD
Que le vent enlève ces pages écrites dans des instants de fièvre ou de mélancolie, peu importe: il en a déjà dispersé quelques-unes, et je n'ai pas le courage de les récrire. En fait de mémoires, on ne sait jamais si le public s'en soucie, et cependant je suis du nombre des écrivains dont la vie tient intimement aux ouvrages qui les ont fait connaître. N'est-on pas aussi, sans le vouloir, le sujet de biographies directes ou déguisées? Est-il plus modeste de se peindre dans un roman sous le nom de Lélio, d'Octave ou d'Arthur, ou de trahir ses plus intimes émotions dans un volume de poésies? Qu'on nous pardonne ces élans de personnalité, à nous qui vivons sous le regard de tous, et qui, glorieux ou perdus, ne pouvons plus atteindre au bénéfice de l'obscurité!
Si je pouvais faire un peu de bien en passant, j'essayerais d'appeler quelque attention sur ces pauvres villes délaissées dont les chemins de fer ont détourné la circulation et la vie. Elles s'asseyent tristement sur les débris de leur fortune passée, et se concentrent en elles-mêmes, jetant un regard désenchanté sur les merveilles d'une civilisation qui les condamne ou les oublie. Saint-Germain m'a fait penser à Senlis, et, comme c'était un mardi, j'ai pris l'omnibus de Pontoise, qui ne circule plus que les jours de marché. J'aime à contrarier les chemins de fer, et Alexandre Dumas, que j'accuse d'avoir un peu brodé dernièrement sur mes folies de jeunesse, a dit avec vérité que j'avais dépensé deux cents francs et mis huit jours pour l'aller voir à Bruxelles, par l'ancienne route de Flandre, et en dépit du chemin de fer du Nord.
Non, je n'admettrai jamais, quelles que soient les difficultés des terrains, que l'on fasse huit lieues, ou, si vous voulez, trente-deux kilomètres, pour aller à Poissy en évitant Saint-Germain, et trente lieues pour aller à Compiègne en évitant Senlis. Ce n'est qu'en France que l'on peut rencontrer des chemins si contrefaits. Quand le chemin belge perçait douze montagnes pour arriver à Spa, nous étions en admiration devant ces faciles contours de notre principale artère, qui suivent tour à tour les lits capricieux de la Seine et de l'Oise, pour éviter une ou deux pentes de l'ancienne route du Nord.
Pontoise est encore une de ces villes, situées sur des hauteurs, qui me plaisent par leur aspect patriarcal, leurs promenades, leurs points de vue, et la conservation de certaines mœurs, qu'on ne rencontre plus ailleurs. On y joue encore dans les rues, on cause, on chante le soir sur le devant des portes; les restaurateurs sont des pâtissiers; on trouve chez eux quelque chose de la vie de famille; les rues, en escaliers, sont amusantes à parcourir; la promenade tracée sur les anciennes tours domine la magnifique vallée où coule l'Oise. De jolies femmes et de beaux enfants s'y promènent. On surprend en passant, on envie tout ce petit monde paisible qui vit à part dans ses vieilles maisons, sous ses beaux arbres, au milieu de ces beaux aspects et de cet air pur. L'église est belle et d'une conservation parfaite. Un magasin de nouveautés parisiennes s'éclaire auprès, et ses demoiselles sont vives et rieuses comme dans la Fiancée de M. Scribe... Ce qui fait le charme, pour moi, des petites villes un peu abandonnées, c'est que j'y retrouve quelque chose du Paris de ma jeunesse. L'aspect des maisons, la forme des boutiques, certains usages, quelques costumes ... A ce point de vue, si Saint-Germain rappelle 1830, Pontoise rappelle 1820;—je vais plus loin encore retrouver mon enfance et le souvenir de mes parents.
Cette fois, je bénis le chemin de fer,—une heure au plus me sépare de Saint-Leu:—le cours de l'Oise, si calme et si verte, découpant au clair de lune ses îlots de peupliers, l'horizon festonné de collines et de forêts, les villages aux noms connus qu'on appelle à chaque station, l'accent déjà sensible des paysans qui montent d'une distance à l'autre, les jeunes filles coiffées de madras, selon l'usage de cette province, tout cela m'attendrit et me charme: il me semble que je respire un autre air; et, mettant le pied sur le sol, j'éprouve un sentiment plus vif encore que celui qui m'animait naguère en repassant le Rhin: la terre paternelle, c'est deux fois la patrie.
J'aime beaucoup Paris, où le hasard m'a fait naître, mais j'aurais pu naître aussi bien sur un vaisseau, et Paris, qui porte dans ses armes la bari ou nef mystique des Égyptiens, n'a pas dans ses murs cent mille Parisiens véritables. Un homme du Midi, s'unissant là par hasard à une femme du Nord, ne peut produire un enfant de nature lutécienne. On dira à cela: «Qu'importe!» Mais demandez un peu aux gens de province s'il importe d'être de tel ou tel pays.
Je ne sais si ces observations ne semblent pas bizarres; cherchant à étudier les autres dans moi-même, je me dis qu'il y a dans l'attachement à la terre beaucoup de l'amour de la famille. Cette piété qui s'attache aux lieux est aussi une portion du noble sentiment qui nous unit à la patrie. En revanche, les cités et les villages se parent avec fierté des illustrations qui proviennent de leur sol. Il n'y a plus là division ou jalousie locale, tout se rapporte au centre national, et Paris est le foyer de toutes ces gloires. Me direz-vous pourquoi j'aime tout le monde dans ce pays, où je retrouve des intonations connues autrefois, où les vieilles ont les traits de celles qui m'ont bercé, où les jeunes gens et les jeunes filles me rappellent les compagnons de ma première jeunesse? Un vieillard passe: il m'a semblé voir mon grand-père; il parle, c'est presque sa voix;—cette jeune personne a les traits de ma tante, morte à vingt-cinq ans; une plus jeune me rappelle une petite paysanne qui m'a aimé, qui m'appelait son petit mari,—qui dansait et chantait toujours, et qui, le dimanche au printemps, se faisait des couronnes de marguerites. Qu'est-elle devenue, la pauvre Célénie, avec qui je courais dans la forêt de Chantilly, et qui avait si peur des gardes-chasse et des loups!
VIII
CHANTILLY
Voici les deux tours de Saint-Leu, le village sur la hauteur, séparé par le chemin de fer de la partie qui borde l'Oise. On monte vers Chantilly en côtoyant de hautes collines de grès d'un aspect solennel, puis c'est un bout de la forêt; la Nonette brille dans les prés bordant les dernières maisons de la ville. La Nonette! une des chères petites rivières où j'ai pêché des écrevisses; de l'autre côté de la forêt coule sa sœur la Thève, où je me suis presque noyé pour n'avoir pas voulu paraître poltron devant la petite Célénie!
Célénie m'apparaît souvent dans mes rêves comme une nymphe des eaux, tentatrice naïve, follement enivrée de l'odeur des prés, couronnée d'ache et de nénufar, découvrant, dans son rire enfantin, entre ses joues à fossettes, les dents de perles de la nixe germanique. Et certes, l'ourlet de sa robe était très-souvent mouillé comme il convient à ses pareilles... Il fallait lui cueillir des fleurs aux bords marneux des étangs de Commelle, ou parmi les joncs et oseraies qui bordent les métairies de Coye. Elle aimait les grottes perdues dans les bois, les ruines des vieux châteaux, les temples écroulés aux colonnes festonnées de lierre, le foyer des bûcherons, où elle chantait et racontait les vieilles légendes du pays;—madame de Montfort, prisonnière dans sa tour, qui tantôt s'envolait en cygne, et tantôt frétillait en beau poisson d'or dans les fossés de son château;—la fille du pâtissier, qui portait des gâteaux au comte Ory, et qui, forcée à passer la nuit chez son seigneur, lui demanda son poignard pour ouvrir le nœud d'un lacet et s'en perça le cœur;—les moines rouges, qui enlevaient les femmes, et les plongeaient dans des souterrains;—la fille du sire de Pontarmé, éprise du beau Lautrec, et enfermée sept ans par son père, après quoi elle meurt; et le chevalier, revenant de la croisade, fait découdre avec un couteau d'or fin son linceul de fine toile; elle ressuscite, mais ce n'est plus qu'une goule affamée de sang... Henri IV et Gabrielle, Biron et Marie de Loches, et que sais-je encore de tant de récits dont sa mémoire était peuplée! Saint Rieul parlant aux grenouilles, saint Nicolas ressuscitant les trois petits enfants hachés comme chair à pâté par un boucher de Clermont-sur-Oise. Saint Léonard, saint Loup et saint Guy ont laissé dans ces cantons mille témoignages de leur sainteté et de leurs miracles. Célénie montait sur les roches ou sur les dolmens druidiques, et les racontait aux jeunes bergers. Cette petite Velléda du vieux pays des Sylvanectes m'a laissé des souvenirs que le temps ravive. Qu'est-elle devenue? Je m'en informerai du côté de la Chapelle-en-Serval ou de Charlepont, ou de Montméliant... Elle avait des tantes partout, des cousines sans nombre: que de morts dans tout cela! que de malheureux sans doute dans un pays si heureux autrefois!
Au moins, Chantilly porte noblement sa misère; comme ces vieux gentilshommes au linge blanc, à la tenue irréprochable, il a cette fière attitude qui dissimule le chapeau déteint ou les habits râpés... Tout est propre, rangé, circonspect; les voix résonnent harmonieusement dans les salles sonores. On sent partout l'habitude du respect, et la cérémonie qui régnait jadis au château règle un peu les rapports des placides habitants. C'est plein d'anciens domestiques retraités, conduisant des chiens invalides;—quelques-uns sont devenus des maîtres, et ont pris l'aspect vénérable des vieux seigneurs qu'ils ont servis.
Chantilly est comme une longue rue de Versailles. Il faut voir cela l'été, par un splendide soleil, en passant à grand bruit sur ce beau pavé qui résonne. Tout est préparé là pour les splendeurs princières et pour la foule privilégiée des chasses et des courses. Rien n'est étrange comme cette grande porte qui s'ouvre sur la pelouse du château et qui semble un arc de triomphe, comme le monument voisin, qui paraît une basilique et qui n'est qu'une écurie. Il y a là quelque chose encore de la lutte des Condé contre la branche aînée des Bourbons. C'est la chasse qui triomphe à défaut de la guerre, et où cette famille trouva encore une gloire après que Clio eut déchiré les pages de la jeunesse guerrière du grand Condé, comme l'exprime le mélancolique tableau qu'il a fait peindre lui-même.
A quoi bon maintenant revoir ce château démeublé qui n'a plus à lui que le cabinet satirique de Watteau et l'ombre tragique du cuisinier Vatel se perçant le cœur dans un fruitier! J'ai mieux aimé entendre les regrets sincères de mon hôtesse touchant ce bon prince de Condé, qui est encore le sujet des conversations locales. Il y a dans ces sortes de villes quelque chose de pareil à ces cercles du purgatoire de Dante immobilisés dans un seul souvenir, et où se refont dans un centre plus étroit les actes de la vie passée.
—Et qu'est devenue votre fille, qui était si blonde et gaie? lui ai-je dit; elle s'est sans doute mariée?
—Mon Dieu oui, et, depuis, elle est morte de la poitrine ...
J'ose à peine dire que cela me frappa plus vivement que les souvenirs du prince de Condé. Je t'avais vue toute jeune, et certes je l'aurais aimée, si à cette époque je n'avais eu le cœur occupé d'une autre... Et maintenant voilà que je pense à la ballade allemande la Fille de l'hôtesse, et aux trois compagnons, dont l'un disait: «Oh! si je t'avais connue, comme je l'aurais aimée!»—et le second: «Je t'ai connue, et je t'ai tendrement aimée!»—et le troisième: «Je ne t'ai pas connue ... mais je t'aime et t'aimerai pendant l'éternité!»
Encore une figure blonde qui pâlit, se détache et tombe glacée à l'horizon de ces bois baignés de vapeurs grises... J'ai pris la voiture de Senlis, qui suit le cours de la Nonette en passant par Saint-Firmin et par Courteuil; nous laissons à gauche Saint-Léonard et sa vieille chapelle, et nous apercevons déjà le haut clocher de la cathédrale. A gauche est le champ des Raines, où saint Rieul, interrompu par les grenouilles dans une de ses prédications, leur imposa silence, et, quand il eut fini, permit à une seule de se faire entendre à l'avenir. Il y a quelque chose d'oriental dans cette naïve légende et dans cette bonté du saint, qui permet du moins à une grenouille d'exprimer les plaintes des autres.
J'ai trouvé un bonheur indicible à parcourir les rues et les ruelles de la vieille cité romaine, si célèbre encore depuis par ses sièges et ses combats. «O pauvre ville! que tu es enviée!» disait Henri IV.—Aujourd'hui, personne n'y pense, et ses habitants paraissent peu se soucier du reste de l'univers. Ils vivent plus à part encore que ceux de Saint-Germain. Cette colline aux antiques constructions domine fièrement son horizon de prés verts bordés de quatre forêts; Halatte, Apremont, Pontarmé, Ermenonville, dessinent au loin leurs masses ombreuses où pointent çà et là les ruines des abbayes et des châteaux.
En passant devant la porte de Reims, j'ai rencontré une de ces énormes voitures de saltimbanques qui promènent de foire en foire toute une famille artistique, son matériel et son ménage. Il s'était mis à pleuvoir, et l'on m'offrit cordialement un abri. Le local était vaste, chauffé par un poêle, éclairé par huit fenêtres, et six personnes paraissaient y vivre assez commodément. Deux jolies filles s'occupaient de repriser leurs ajustements pailletés, une femme encore belle faisait la cuisine et le chef de la famille donnait des leçons de maintien à un jeune homme de bonne mine qu'il dressait à jouer les amoureux. C'est que ces gens ne se bornaient pas aux exercices d'agilité, et jouaient aussi la comédie. On les invitait souvent dans les châteaux de la province, et ils me montrèrent plusieurs attestations de leurs talents, signées de noms illustres. Une des jeunes filles se mit à déclamer des vers d'une vieille comédie du temps au moins de Montfleury, car le nouveau répertoire leur est défendu. Ils jouent aussi des pièces à l'impromptu sur des canevas à l'italienne, avec une grande facilité d'invention et de répliques. En regardant les deux jeunes filles, l'une vive et brune, l'autre blonde et rieuse, je me mis à penser à Mignon et Philine dans Wilhelm Meister, et voilà un rêve germanique qui me revient entre la perspective des bois et l'antique profil de Senlis. Pourquoi ne pas rester dans cette maison errante à défaut d'un domicile parisien? Mais il n'est plus temps d'obéir à ces fantaisies de la verte bohème; et j'ai pris congé de mes hôtes, car la pluie avait cessé.
LES CHIMÈRES.
EL DESDICHADO.
Je suis le ténébreux,—le veuf,—l'inconsolé,
Le prince d'Aquitaine à la tour abolie:
Ma seule étoile est morte,—et mon luth constellé
Porte le Soleil noir de la Mélancolie.
Dans la nuit du tombeau, toi qui m'as consolé,
Rends-moi le Pausilippe et la mer d'Italie,
La fleur qui plaisait tant à mon cœur désolé,
Et la treille où le pampre à la rose s'allie.
Suis-je Amour ou Phébus?... Lusignan ou Biron?
Mon front est rouge encor du baiser de la reine;
J'ai rêvé dans la grotte où nage la syrène ...
Et j'ai deux fois vainqueur traversé l'Achéron:
Modulant tour à tour sur la lyre d'Orphée
Les soupirs de la sainte et les cris de la fée.
MYRTHO.
Je pense à toi, Myrtho, divine enchanteresse,
Au Pausilippe altier, de mille feux brillant,
A ton front inondé des clartés d'Orient,
Aux raisins noirs mêlés avec l'or de ta tresse.
C'est dans ta coupe aussi que j'avais bu l'ivresse.
Et dans l'éclair furtif de ton œil souriant,
Quand aux pieds d'Iacchus on me voyait priant,
Car la Muse m'a fait l'un des fils de la Grèce.
Je sais pourquoi là-bas le volcan s'est rouvert ...
C'est qu'hier tu l'avais touché d'un pied agile,
Et de cendres soudain l'horizon s'est couvert.
Depuis qu'un duc normand brisa tes dieux d'argile,
Toujours, sous les rameaux du laurier de Virgile,
Le pâte Hortensia s'unit au Myrte vert!
HORUS.
Le dieu Kneph en tremblant ébranlait l'univers:
Isis, la mère, alors se leva sur sa couche,
Fit un geste de haine à son époux farouche,
Et l'ardeur d'autrefois brilla dans ses yeux verts.
«Le voyez-vous, dit-elle, il meurt, ce vieux pervers,
Tous les frimas du monde ont passé par sa bouche,
Attachez son pied tors, éteignez son œil louche,
C'est le dieu des volcans et le roi des hivers!
L'aigle a déjà passé, l'esprit nouveau m'appelle,
J'ai revêtu pour lui la robe de Cybèle ...
C'est l'enfant bien-aimé d'Hermès et d'Osiris!»
La Déesse avait fui sur sa conque dorée,
La mer nous renvoyait son image adorée,
Et les cieux rayonnaient sous l'écharpe d'Iris.
ANTÉROS.
Tu demandes pourquoi j'ai tant de rage au cœur
Et sur un col flexible une tête indomptée;
C'est que je suis issu de la race d'Antée,
Je retourne les dards contre le dieu vainqueur.
Oui, je suis de ceux-là qu'inspire le Vengeur,
Il m'a marqué le front de sa lèvre irritée,
Sous la pâleur d'Abel, hélas! ensanglantée,
J'ai parfois de Caïn l'implacable rougeur!
Jéhovah! le dernier, vaincu par ton génie,
Qui, du fond des enfers, criait: «O tyrannie!»
C'est mon aïeul Bélus ou mon père Dagon ...
Ils m'ont plongé trois fois dans les eaux du Cocyte,
Et protégeant tout seul ma mère Amalécyte,
Je ressème à ses pieds les dents du vieux dragon.
DELFICA.
La connais-tu, Dafné, cette ancienne romance,
Au pied du sycomore, ou sous les lauriers blancs,
Sous l'olivier, le myrthe ou les saules tremblants,
Cette chanson d'amour ... qui toujours recommence!
Reconnais-tu le TEMPLE, au péristyle immense,
Et les citrons amers où s'imprimaient tes dents?
Et la grotte, fatale aux hôtes imprudents,
Où du dragon vaincu dort l'antique semence.
Ils reviendront ces dieux que tu pleures toujours!
Le temps va ramener l'ordre des anciens jours;
La terre a tressailli d'un souffle prophétique ...
Cependant la sibylle au visage latin
Est endormie encor sous l'arc de Constantin:
—Et rien n'a dérangé le sévère portique.
ARTÉMIS.
La Treizième revient... C'est encor la première;
Et c'est toujours la seule,—ou c'est le seul moment
Car es-tu reine, ô toi! la première ou dernière?
Es-tu roi, toi le seul ou le dernier amant?...
Aimez qui vous aima du berceau dans la bière;
Celle que j'aimai seul m'aime encor tendrement:
C'est la mort—ou la morte... O délice! ô tourment!
La rose qu'elle tient, c'est la Rose trémière.
Sainte napolitaine aux mains pleines de feux,
Rose au cœur violet, fleur de sainte Gudule:
As-tu trouvé ta croix dans le désert des cieux?
Roses blanches, tombez! vous insultez nos dieux:
Tombez fantômes blancs de votre ciel qui brûle:
—La sainte de l'abîme est plus sainte à mes yeux!
LE CHRIST AUX OLIVIERS.
Dieu est mort et le ciel est vide...
Pleurez! enfants, vous n'avez plus de père!
Jean Paul.
I.
Quand le Seigneur, levant au ciel ses maigres bras,
Sous les arbres sacrés, comme font les poëtes,
Se fut longtemps perdu dans ses douleurs muettes,
Et se jugea trahi par des amis ingrats;
Il se tourna vers ceux qui l'attendaient en bas
Rêvant d'être des rois, des sages, des prophètes ...
Mais engourdis, perdus dans le sommeil des bêtes,
Et se prit à crier: «Non, Dieu n'existe pas!»
Ils dormaient. «Mes amis, savez-vous la nouvelle?
J'ai touché de mon front à la voûte éternelle;
Je suis sanglant, brisé, souffrant pour bien des jours!
Frères, je vous trompais: Abîme! abîme! abîme!
Le dieu manque à l'autel, où je suis la victime ...
Dieu n'est pas! Dieu n'est plus!» Mais ils dormaient toujours!
II.
Il reprit: «Tout est mort! J'ai parcouru les mondes;
Et j'ai perdu mon vol dans leurs chemins lactés,
Aussi loin que la vie, en ses veines fécondes,
Répand des sables d'or et des flots argentés:
Partout le sol désert côtoyé par des ondes,
Des tourbillons confus d'océans agités ...
Un souffle vague émeut les sphères vagabondes,
Mais nul esprit n'existe en ces immensités.
En cherchant l'œil de Dieu, je n'ai vu qu'un orbite
Vaste, noir et sans fond; d'où la nuit qui l'habite
Rayonne sur le monde et s'épaissit toujours;
Un arc-en-ciel étrange entoure ce puits sombre,
Seuil de l'ancien chaos dont le néant est l'ombre,
Spirale, engloutissant les Mondes et les Jours!
III.
«Immobile Destin, muette sentinelle,
Froide Nécessité!... Hasard qui l'avançant,
Parmi les mondes morts sous la neige éternelle,
Refroidis, par degrés l'univers pâlissant,
Sais-tu ce que tu fais, puissance originelle,
De tes soleils éteints, l'un l'autre se froissant ...
Es-tu sûr de transmettre une haleine immortelle,
Entre un monde qui meurt et l'autre renaissant?...
O mon père! est-ce toi que je sens en moi-même?
As-tu pouvoir de vivre et de vaincre la mort?
Aurais-tu succombé sous un dernier effort
De cet ange des nuits que frappa l'anathème ...
Car je me sens tout seul à pleurer et souffrir,
Hélas! et si je meurs, c'est que tout va mourir!»
IV.
Nul n'entendait gémir l'éternelle victime,
Livrant au monde en vain tout son cœur épanché;
Mais prêt à défaillir et sans force penché,
Il appela le seul—éveillé dans Solyme:
«Judas! lui cria-t-il, tu sais ce qu'on m'estime,
Hâte-toi de me vendre, et finis ce marché:
Je suis souffrant, ami! sur la terre couché ...
Viens! ô toi qui, du moins, as la force du crime!»
Mais Judas s'en allait mécontent et pensif,
Se trouvant mal payé, plein d'un remords si vif
Qu'il lisait ses noirceurs sur tous les murs écrites ...
Enfin Pilate seul, qui veillait pour César,
Sentant quelque pitié, se tourna par hasard:
«Allez chercher ce fou!» dit-il aux satellites.
V
C'était bien lui, ce fou, cet insensé sublime ...
Cet Icare oublié qui remontait les cieux,
Ce Phaéton perdu sous la foudre des dieux,
Ce bel Atys meurtri que Cybèle ranime!
L'augure interrogeait le flanc de la victime,
La terre s'enivrait de ce sang précieux ...
L'univers étourdi penchait sur ses essieux,
Et l'Olympe un instant chancela vers l'abîme.
«Réponds! criait César à Jupiter Ammon,
Quel est ce nouveau dieu qu'on impose à la terre?
Et si ce n'est un dieu, c'est au moins un démon ...»
Mais l'oracle invoqué pour jamais dut se taire;
Un seul pouvait au monde expliquer ce mystère:
—Celui qui donna l'âme aux enfants du limon.
VERS DORÉS.
Eh quoi! tout est sensible!
PYTHAGORE.
Homme, libre penseur! le crois-tu seul pensant
Dans ce monde où la vie éclate en toute chose?
Des forces que tu tiens ta liberté dispose,
Mais de tous tes conseils l'univers est absent.
Respecte dans la bête un esprit agissant:
Chaque fleur est une âme à la Nature éclose;
Un mystère d'amour dans le métal repose;
«Tout est sensible!» Et tout sur ton être est puissant.
Crains, dans le mur aveugle, un regard qui t'épie:
A la matière même un verbe est attaché ...
Ne la fais pas servir à quelque usage impie!
Souvent dans l'être obscur habite un Dieu caché;
Et comme un œil naissant couvert par ses paupières,
Un pur esprit s'accroît sous l'écorce des pierres!
CORILLA
[De l'édition de Les filles du feu; Giraud, 1854.]
FABIO.—MARCELLI.—MAZETTO, garçon de théâtre. CORILLA, prima dona.
Le boulevard de Sainte-Lucie, à Naples, près de l'Opéra.
FABIO, MAZETTO.
FABIO. Si tu me trompes, Mazetto, c'est un triste métier que tu fais là...
MAZETTO. Le métier n'en est pas meilleur; mais je vous sers fidèlement. Elle viendra ce soir, vous dis-je; elle a reçu vos lettres et vos bouquets.
FABIO. Et la chaîne d'or, et l'agrafe de pierres fines?
MAZETTO. Vous ne devez pas douter qu'elles ne lui soient parvenues aussi, et vous les reconnaîtrez peut-être à son cou et à sa ceinture; seulement, la façon de ces bijoux est si moderne, qu'elle n'a trouvé encore aucun rôle où elle pût les porter comme faisant partie de son costume.
FABIO. Mais, m'a-t-elle vu seulement? m'a-t-elle remarqué à la place où je suis assis tous les soirs pour l'admirer et l'applaudir, et puis-je penser que mes présents ne seront pas la seule cause de sa démarche?
MAZETTO. Fi, monsieur! ce que vous avez donné n'est rien pour une personne de cette volée; et, dès vous vous connaîtrez mieux, elle vous répondra par quelque portrait entouré de perles qui vaudra le double. Il en est de même des dix ducats que vous m'avez remis déjà, et des vingt autres que vous m'avez promis dès que vous aurez l'assurance de votre premier rendez-vous; ce n'est qu'argent prêté, je vous l'ai dit, et ils vous reviendront un jour avec de gros intérêts.
FABIO. Va, je n'en attends rien.
MAZETTO. Non, monsieur, il faut que vous sachiez à quels gens vous avez affaire, et que, loin de vous ruiner, vous êtes ici sur le vrai chemin de votre fortune; veuillez donc me compter la somme convenue, car je suis forcé de me rendre au théâtre pour y remplir mes fonctions de chaque soir.
FABIO. Mais pourquoi n'a-t-elle pas fait de réponse, et n'a-t-elle pas marqué de rendez-vous?
MAZETTO. Parce que, ne vous ayant encore vu que de loin, c'est-à-dire de la scène aux loges, comme vous ne l'avez vue vous-même que des loges à la scène, elle veut connaître avant tout votre tenue et vos manières, entendez-vous? votre son de voix, que sais-je! Voudriez-vous que la première cantatrice de San-Carlo acceptât les hommages du premier venu sans plus d'information?
FABIO. Mais l'oserai-je aborder seulement? et dois-je m'exposer, sur ta parole, à l'affront d'être rebuté, ou d'avoir, à ses yeux, la mine d'un galant de carrefour?
MAZETTO. Je vous répète que vous n'avez rien à faire qu'à vous promener le long de ce quai, presque désert à cette heure; elle passera, cachant son visage baissé sous la frange de sa mantille; elle vous adressera la parole elle-même, et vous indiquera un rendez-vous pour ce soir, car l'endroit est peu propre à une conversation suivie. Serez-vous content?
FABIO. O Mazetto! si tu dis vrai, tu me sauves la vie!
MAZETTO. Et, par reconnaissance, vous me prêtez les vingt louis convenus.
FABIO. Tu les recevras quand je lui aurai parlé.
MAZETTO. Vous êtes méfiant; mais votre amour m'intéresse, et je l'aurais servi par pure amitié, si je n'avais à nourrir ma famille. Tenez-vous là comme rêvant en vous-même et composant quelque sonnet; je vais rôder aux environs pour prévenir toute surprise. (Il sort.)
FABIO, seul.
Je vais la voir! la voir pour la première fois à la lumière du ciel, entendre, pour la première fois, des paroles qu'elle aura pensées! Un mot d'elle va réaliser mon rêve ou le faire envoler pour toujours! Ah! j'ai peur de risquer ici plus que je ne puis gagner; ma passion était grande et pure, et rasait le monde sans le toucher, elle n'habitait que des palais radieux et des rives enchantées; la voici ramenée à la terre et contrainte à cheminer comme toutes les autres. Ainsi que Pygmalion, j'adorais la forme extérieure d'une femme; seulement la statue se mouvait tous les soirs sous mes yeux avec une grâce divine, et, de sa bouche, il ne tombait que des perles de mélodies. Et maintenant voici qu'elle descend à moi. Mais l'amour qui a fait ce miracle est un honteux valet de comédie, et le rayon qui fait vivre pour moi cette idole adorée est de ceux que Jupiter versait au sein de Danaé!... Elle vient, c'est bien elle; oh! le cœur me manque, et je serais tenté de m'enfuir si elle ne m'avait aperçu déjà!
FABIO, UNE DAME en mantille.
LA DAME, passant près de lui. Seigneur cavalier, donnez-moi le bras, je vous prie, de peur qu'on ne nous observe, et marchons naturellement. Vous m'avez écrit...
FABIO. Et je n'ai reçu de vous aucune réponse...
LA DAME. Tiendriez-vous plus à mon écriture qu'à mes paroles?
FABIO. Votre bouche ou votre main m'en voudrait si j'osais choisir.
LA DAME. Que l'une soit le garant de l'autre: vos lettres m'ont touchée, et je consens à l'entrevue que vous me demandez. Vous savez pourquoi je ne puis vous recevoir chez moi?
FABIO. On me l'a dit.
LA DAME. Je suis très-entourée, très-gênée dans toutes mes démarches. Ce soir, à cinq heures de la nuit, attendez-moi au rond-point de la Villa-Realo, j'y viendrai sous un déguisement, et nous pourrons avoir quelques instants d'entretien.
FABIO. J'y serai.
LA DAME. Maintenant, quittez mon bras et ne me suivez pas, je me rends au théâtre. Ne paraissez pas dans la salle ce soir... Soyez discret et confiant.
(Elle sort.)
FABIO, seul. C'était bien elle!... En me quittant, elle s'est tonte révélée dans un mouvement, comme la Vénus de Virgile. J'avais à peine reconnu son visage, et pourtant l'éclair de ses yeux me traversait le cœur, de même qu'au théâtre, lorsque son regard vient croiser le mien dans la foule. Sa voix ne perd pas de son charme en prononçant de simples paroles; et, cependant, je croyais jusqu'ici qu'elle ne devait avoir que le chant, comme les oiseaux! Mais ce qu'elle m'a dit vaut tous les vers de Métastase, et ce timbre si pur, et cet accent si doux, n'empruntent rien pour séduire aux mélodies de Paesiello ou de Gimarosa. Ah! toutes ces héroïnes que j'adorais en elle, Sophonisbe, Alcime, Herminie, et même cette blonde Molinara, qu'elle joue à ravir avec des habits moins splendides, je les voyais toutes enfermées à la fois sous cette mantille coquette, sous cette coiffe de satin... Encore Mazetto!
FABIO, MAZETTO.
MAZETTO. Eh bien! seigneur, suis-je un fourbe, un homme sans parole, un homme sans honneur?
FABIO. Tu es le plus vertueux des mortels! Mais, tiens, prends cette bourse et laisse-moi seul.
MAZETTO. Vous avez l'air contrarié.
FABIO. C'est que le bonheur me rend triste; il me force à penser au malheur qui le suit toujours de près.
MAZETTO. Peut-être avez-vous besoin de votre argent pour jouer au lansquenet cette nuit? Je puis vous le rendre, et même vous en prêter d'autre.
FABIO. Cela n'est point nécessaire. Adieu.
MAZETTO. Prenez garde à la jettatura, seigneur Fabio! (Il sort.)
FABIO, seul.
Je suis fatigué de voir la tête de ce coquin faire ombre sur mon amour; mais, Dieu merci, ce messager va me devenir inutile. Qu'a-t-il fait, d'ailleurs, que de remettre adroitement mes billets et mes fleurs, qu'on avait longtemps repoussés? Allons, allons, l'affaire a été habilement conduite et touche à son dénoûment... Mais pourquoi suis-je donc si morose ce soir, moi qui devrais nager dans la joie et frapper ces dalles d'un pied triomphant? N'a-t-elle pas cédé un peu vite, et surtout depuis l'envoi de mes présents?... Bon, je vois les choses trop en noir, et je ne devrais songer plutôt qu'à préparer ma rhétorique amoureuse. Il est clair que nous ne nous contenterons pas de causer amoureusement sous les arbres, et que je parviendrai bien à l'emmener souper dans quelque hôtellerie de Chiaia; mais il faudra être brillant, passionné, fou d'amour, monter ma conversation au ton de mon style, réaliser l'idéal que lui ont présenté mes lettres et mes vers ... et c'est à quoi je ne me sens nulle chaleur et nulle énergie... J'ai envie d'aller me remonter l'imagination avec quelques verres de vin d'Espagne.
FABIO, MARCELLI.
MARCELLI. C'est un triste moyen, seigneur Fabio; le vin est le plus traître des compagnons; il vous prend dans un palais et vous laisse dans un ruisseau.
FABIO. Ah! c'est vous, seigneur Marcelli; vous m'écoutiez? MARCELLI. Non, mais je vous entendais.
FABIO. Ai-je rien dit qui vous ait déplu?
MARCELLI. Au contraire; vous vous disiez triste et vous vouliez boire, c'est tout ce que j'ai surpris de votre monologue. Moi, je suis plus gai qu'on ne peut dire. Je marche le long de ce quai comme un oiseau; je pense à des choses folles, je ne puis demeurer en place, et j'ai peur de me fatiguer. Tenons-nous compagnie l'un à l'autre un instant; je vaux bien une bouteille pour l'ivresse, et cependant je ne suis rempli que de joie; j'ai besoin de m'épancher comme un flacon de sillery, et je veux jeter dans votre oreille un secret étourdissant.
FABIO. De grâce, choisissez un confident moins préoccupé de ses propres affaires. J'ai la tête prise, mon cher; je ne suis bon à rien ce soir, et, eussiez-vous à me confier que le roi Midas a des oreilles d'âne, je vous jure que je serais incapable de m'en souvenir demain pour le répéter.
MARCELLI. Et c'est ce qu'il me faut, vrai Dieu! un confident muet comme une tombe.
FABIO. Bon! ne sais-je pas vos façons?... Vous voulez publier une bonne fortune, et vous m'avez choisi pour le héraut de votre gloire.
MARCELLI. Au contraire, je veux prévenir une indiscrétion, en vous confiant bénévolement certaines choses que vous n'avez pas manqué de soupçonner.
FABIO. Je ne sais ce que vous voulez dire.
MARCELLI. On ne garde pas un secret surpris, au lieu qu'une confidence engage.
FABIO. Mais je ne soupçonne rien qui vous puisse concerner.
MARCELLI. Il convient alors que je vous dise tout.
FABIO. Vous n'allez donc pas au théâtre?
MARCELLI. Non, pas ce soir; et vous?
FABIO. Moi, j'ai quelque affaire en tête, j'ai besoin de me promener seul.
MARCELLI. Je gage que vous composez un opéra?
FABIO. Vous avez deviné.
MARCELLI. Et qui s'y tromperait? Vous ne manquez pas une seule des représentations de San-Carlo; vous arrivez dès l'ouverture, ce que ne fait aucune personne du bel air; vous ne vous retirez pas au milieu du dernier acte, et vous restez seul dans la salle avec le public du parquet. Il est clair que vous étudiez votre art avec soin et persévérance. Mais une seule chose m'inquiète: êtes-vous poète ou musicien?—
FABIO. L'un et l'autre.
MARCELLI. Pour moi, je ne suis qu'amateur et n'ai fait que des chansonnettes. Vous savez donc très-bien que mon assiduité dans cette salle, où nous nous rencontrons continuellement depuis quelques semaines, ne peut avoir d'autre motif qu'une intrigue amoureuse...
FABIO. Dont je n'ai nulle envie d'être informé.
MARCELLI. Oh! vous ne m'échapperez point par ces faux-fuyants, et ce n'est que quand vous saurez tout que je me croirai certain du mystère dont mon amour a besoin.
FABIO. Il s'agit donc de quelque actrice ... de la Borsella?
MARCELLI. Non, de la nouvelle cantatrice espagnole, de la divine Corilla!... Par Bacchus! vous avez bien remarqué les furieux clins d'œil que nous nous lançons?
FABIO, avec humeur. Jamais!
MARCELLI. Les signes convenus entre nous à de certains instants où l'attention du public se porte ailleurs?—
FABIO. Je n'ai rien vu de pareil.
MARCELLI. Quoi! vous êtes distrait à ce point? J'ai donc eu tort de vous croire informé d'une partie de mon secret; mais la confidence étant commencée...
FABIO, vivement. Oui, certes! vous me voyez maintenant curieux d'en connaître la fin.
MARCELLI. Peut-être n'avez-vous jamais fait grande attention à la signora Corilla? Vous êtes plus occupé, n'est-ce pas, de sa voix que de sa figure? Eh bien! regardez-la, elle est charmante!
FABIO. J'en conviens.
MARCELLI. Une blonde d'Italie ou d'Espagne, c'est toujours une espèce de beauté fort singulière et qui a du prix par sa rareté.
FABIO. C'est également mon avis.
MARCELLI. Ne trouvez-vous pas qu'elle ressemble à la Judith de Caravagio, qui est dans le Musée royal?
FABIO. Eh! monsieur, finissez. En deux mots, vous êtes son amant, n'est-ce pas?
MARCELLI. Pardon; je ne suis encore que son amoureux.
FABIO. Vous m'étonnez.
MARCELLI. Je dois vous dire qu'elle est fort sévère. FABIO. On le prétend.
MARCELLI. Que c'est une tigresse, une Bradamante...
FABIO. Une Alcimadure.
MARCELLI. Sa porte demeurant fermée à mes bouquets, sa fenêtre à mes sérénades, j'en ai conclu qu'elle avait des raisons pour être insensible ... chez elle, mais que sa vertu devait tenir pied moins solidement sur les planches d'une scène d'opéra... Je sondai le terrain, j'appris qu'un certain drôle, nommé Mazetto, avait accès près d'elle, en raison de son service au théâtre...
FABIO. Vous confiâtes vos fleurs et vos billets à ce coquin.
MARCELLI. Vous le saviez donc?
FABIO. Et aussi quelques présents qu'il vous conseilla de faire.
MARCELLI. Ne disais-je pas bien que vous étiez informé de tout?
FABIO. Vous n'avez pas reçu de lettres d'elle?
MARCELLI. Aucune.
FABIO. Il serait trop singulier que la dame elle-même, passant près de vous dans la rue, vous eût, à voix basse, indiqué un rendez-vous...
MARCELLI. Vous êtes le diable, ou moi-même!
FABIO. Pour demain?
MARCELLI. Non, pour aujourd'hui.
FABIO. A cinq heures de la nuit?
MARCELLI. A cinq heures.
FABIO. Alors, c'est au rond-point de la Villa-Reale?
MARCELLI. Non! devant les bains de Neptune.
FABIO. Je n'y comprends plus rien.
MARCELLI. Pardieu! vous voulez tout deviner, tout savoir mieux que moi. C'est particulier. Maintenant que j'ai tout dit, il est de votre honneur d'être discret.
FABIO. Bien. Écoutez-moi, mon ami ... nous sommes joués l'un ou l'autre.
MARCELLI. Que dites-vous?
FABIO. Ou l'un et l'autre, si vous voulez. Nous avons rendez-vous de la même personne, à la même heure: vous, devant les bains de Neptune; moi, à la Villa-Reale!
MARCELLI. Je n'ai pas le temps d'être stupéfait; mais je vous demande raison de cette lourde plaisanterie.
FABIO. Si c'est la raison qui vous manque, je ne me charge pas de vous en donner; si c'est un coup d'épée qu'il vous faut, dégainez la vôtre.
MARCELLI. Je fais une réflexion: vous avez sur moi tout avantage en ce moment.
FABIO. Vous en convenez?
MARCELLI. Pardieu! vous êtes un amant malheureux, c'est clair; vous alliez vous jeter du haut de cette rampe, ou vous pendre aux branches de ces tilleuls, si je ne vous eusse rencontré. Moi, au contraire, je suis reçu, favorisé, presque vainqueur; je soupe ce soir avec l'objet de mes vœux. Je vous rendrais service en vous tuant; mais, si c'est moi qui suis tué, vous conviendrez qu'il serait dommage que ce fût avant, et non après. Les choses ne sont pas égales; remettons l'affaire à demain.
FABIO. Je fais exactement la même réflexion que vous, et pourrais vous répéter vos propres paroles. Ainsi, je consens à ne vous punir que demain de votre folle vanterie. Je ne vous croyais qu'indiscret.
MARCELLI. Bon! séparons-nous sans un mot de plus. Je ne veux point vous contraindre à des aveux humiliants, ni compromettre davantage une dame qui n'a pour moi que des bontés. Je compte sur votre réserve et vous donnerai demain matin des nouvelles de ma soirée.
FABIO. Je vous en promets autant; mais ensuite nous ferraillerons de bon cœur. A demain donc.
MARCELLI. A demain, seigneur Fabio.
FABIO, seul.
Je ne sais quelle inquiétude m'a porté à le suivre de loin, au lieu d'aller de mon côté. Retournons! (Il fait quelques pas.) Il est impossible de porter plus loin l'assurance, mais aussi ne pouvait-il guère revenir sur sa prétention et me confesser son mensonge. Voilà de nos jeunes fous à la mode; rien ne leur fait obstacle, ils sont les vainqueurs et les préférés de toutes les femmes, et la liste de don Juan ne leur coûterait que la peine de l'écrire. Certainement, d'ailleurs, si cette beauté nous trompait l'un pour l'autre, ce ne serait pas à la même heure. Allons, je crois que l'instant approche, et que je ferais bien de me diriger du côté de la Villa-Reale, qui doit être déjà débarrassée de ses promeneurs et rendue à la solitude. Mais en vérité n'aperçois-je pas là-bas Marcelli qui donne le bras à une femme?... Je suis fou véritablement; si c'est lui, ce ne peut être elle... Que faire? Si je vais de leur côté, je manque l'heure de mon rendez-vous ... et, si je n'éclaircis pas le soupçon qui me vient, je risque, en me rendant là-bas, de jouer le rôle d'un sot. C'est là une cruelle incertitude. L'heure se passe, je vais et reviens, et ma position est la plus bizarre du monde. Pourquoi faut-il que j'aie rencontré cet étourdi, qui s'est joué de moi peut-être? Il aura su mon amour par Mazetto, et tout ce qu'il m'est venu conter tient à quelque obscure fourberie que je saurai bien démêler.—Décidément, je prends mon parti, je cours à la Villa-Reale. (Il revient.) Sur mon âme, ils approchent; c'est la même mantille garnie de longues dentelles; c'est la même robe de soie grise ... en deux pas ils vont être ici. Oh! si c'est elle, si je suis trompé ... je n'attendrai pas à demain pour me venger de tous les deux!... Que vais-je faire? un éclat ridicule ... retirons-nous derrière ce treillis pour mieux nous assurer que ce sont bien eux-mêmes.
FABIO, caché, MARCELLI; la signora CORILLA, lui donnant le bras.
MARCELLI. Oui, belle dame, vous voyez jusqu'où va la suffisance de certaines gens. Il y a par la ville un cavalier qui se vante d'avoir aussi obtenu de vous une entrevue pour ce soir. Et, si je n'étais sûr de vous avoir maintenant à mon bras, fidèle à une douce promesse trop longtemps différée...
CORILLA. Allons, vous plaisantez, seigneur Marcelli. Et ce cavalier si avantageux ... le connaissez-vous?
MARCELLI. C'est à moi justement qu'il a fait ses confidences...
FABIO, se montrant. Vous vous trompez, seigneur, c'est vous qui me faisiez les vôtres... Madame, il est inutile d'aller plus loin; je suis décidé à ne point supporter un pareil manège de coquetterie. Le seigneur Marcelli peut vous reconduire chez vous, puisque vous lui avez donné le bras; mais ensuite, qu'il se souvienne bien que je l'attends, moi.
MARCELLI. Écoutez, mon cher, tâchez, dans cette affaire-ci, de n'être que ridicule.
FABIO. Ridicule, dites-vous?
MARCELLI. Je le dis. S'il vous plaît de faire du bruit, attendez que le jour se lève; je ne me bats pas sous les lanternes, et je ne me soucie point de me faire arrêter par la garde de nuit.
CORILLA. Cet homme est fou; ne le voyez-vous pas? Éloignons-nous.
FABIO. Ah! madame! il suffit ... ne brisez pas entièrement cette belle image que je portais pure et sainte au fond de mon cœur. Hélas! content de vous aimer de loin, de vous écrire ... j'avais peu d'espérance, et je demandais moins que vous ne m'avez promis!
CORILLA. Vous m'avez écrit? à moi!...
MARCELLI. Eh! qu'importe? ce n'est pas ici le lieu d'une telle explication...
CORILLA. Et que vous ai-je promis, monsieur?... je ne vous connais pas et ne vous ai jamais parlé.
MARCELLI. Bon! quand vous lui auriez dit quelques paroles en l'air, le grand mal! Pensez-vous que mon amour s'en inquiète?
CORILLA. Mais quelle idée avez-vous aussi, seigneur? Puisque les choses sont allées si loin, je veux que tout s'explique à l'instant. Ce cavalier croit avoir à se plaindre de moi: qu'il parle et qu'il se nomme avant tout; car j'ignore ce qu'il est et ce qu'il veut.
FABIO. Rassurez-vous, madame! j'ai honte d'avoir fait cet éclat et d'avoir cédé à un premier mouvement de surprise. Vous m'accusez d'imposture, et votre belle bouche ne peut mentir. Vous l'avez dit, je suis fou, j'ai rêvé. Ici même, il y a une heure, quelque chose comme votre fantôme passait, m'adressait de douces paroles et promettait de revenir... Il y avait de la magie, sans doute, et cependant tous les détails restent présents à ma pensée. J'étais là, je venais de voir le soleil se coucher derrière le Pausilippe, en jetant sur Ischia le bord de son manteau rougeâtre; la mer noircissait dans le golfe, et les voiles blanches se hâtaient vers la terre comme des colombes attardées... Vous voyez, je suis un triste rêveur, mes lettres ont dû vous l'apprendre, mais vous n'entendrez plus parler de moi, je le jure, et vous dis adieu.
CORILLA. Vos lettres... Tenez, tout cela a l'air d'un imbroglio de comédie, permettez-moi de ne m'y point arrêter davantage; seigneur Marcelli, veuillez reprendre mon bras et me reconduire en toute hâte chez moi. (Fabio salue et s'éloigne.)
MARCELLI. Chez vous, madame?
CORILLA. Oui, cette scène m'a bouleversée!.......
Vit-on jamais rien de plus bizarre? Si la place du Palais n'est pas encore déserte, nous trouverons bien une chaise, ou tout au moins un falot. Voici justement les valets du théâtre qui sortent; appelez un d'entre eux...
MARCELLI. Holà! quelqu'un! par ici... Mais, en vérité, vous sentez-vous malade?
CORILLA. A ne pouvoir marcher plus loin...
FABIO, MAZETTO, LES PRÉCÉDENTS.
FABIO, entraînant Mazetto. Tenez, c'est le ciel qui nous l'amène; voilà le traître qui s'est joué de moi.
MARCELLI. C'est Mazetto! le plus grand fripon des Deux-Siciles. Quoi! c'était aussi votre messager?
MAZETTO. Au diable! vous m'étouffez.
FABIO. Tu vas nous expliquer...
MAZETTO. Et que faîtes-vous ici, seigneur? je vous croyais en bonne fortune?
FABIO. C'est la tienne qui ne vaut rien. Tu vas mourir si tu ne confesses pas toute ta fourberie.
MARCELLI. Attendez, seigneur Fabio, j'ai aussi des droits à faire valoir sur ses épaules. A nous deux, maintenant.
MAZETTO. Messieurs, si vous voulez que je comprenne, ne frappez pas tous les deux à la fois. De quoi s'agit-il?
FABIO. Et de quoi peut-il être question, misérable? Mes lettres, qu'en as-tu fait?
MARCELLI. Et de quelle façon as-tu compromis l'honneur de la signora Corilla?
MAZETTO. Messieurs, l'on pourrait nous entendre.
MARCELLI. Il n'y a ici que la signora elle-même et nous deux, c'est-à-dire deux hommes qui vont s'entre-tuer demain à cause d'elle ou à cause de toi.
MAZETTO. Permettez: ceci dès lors est grave, et mon humanité me défend de dissimuler davantage...
FABIO. Parle.
MAZETTO. Au moins, remettez vos épées.
FABIO. Alors nous prendrons des bâtons.
MARCELLI. Non; nous devons le ménager s'il dit la vérité tout entière, mais à ce prix-là seulement.
CORILLA. Son insolence m'indigne au dernier point.
MARCELLI. Le faut-il assommer avant qu'il ait parlé?
CORILLA. Non; je veux tout savoir, et que, dans une si noire aventure, il ne reste du moins aucun doute sur ma loyauté.
MAZETTO. Ma confession est votre panégyrique, madame; tout Naples connaît l'austérité de votre vie. Or, le seigneur Marcelli, que voilà, était passionnément épris de vous; il allait jusqu'à promettre de vous offrir son nom si vous vouliez quitter le théâtre; mais il fallait qu'il pût du moins mettre à vos genoux l'hommage de son cœur, je ne dis pas de sa fortune; mais vous en aviez bien pour deux, on le sait, et lui aussi.
MARCELLI. Faquin!...
FABIO. Laissez-le finir.
MAZETTO. La délicatesse du motif m'engagea dans son parti. Comme valet du théâtre, il m'était aisé de mettre ses billets sur votre toilette. Les premiers furent brûlés; d'autres, laissés ouverts, reçurent un meilleur accueil. Le dernier vous décida à accorder un rendez-vous au seigneur Marcelli lequel m'en a fort bien récompensé!...
MARCELLI. Mais qui te demande tout ce récit?
FABIO. Et moi, traître! âme à double face! comment m'as-tu servi? Mes lettres, les as-tu remises? Quelle est cette femme voilée que tu m'as envoyée tantôt, et que tu m'as dit être la signora Corilla elle-même?
MAZETTO. Ah! seigneurs, qu'eussiez-vous dit de moi et quelle idée madame en eût-elle pu concevoir, si je lui avais remis des lettres de deux écritures différentes et des bouquets de deux amoureux? Il faut de l'ordre en toute chose, et je respecte trop madame pour lui avoir supposé la fantaisie de mener de front deux amours. Cependant le désespoir du seigneur Fabio, à mon premier refus de le servir, m'avait singulièrement touché. Je le laissai d'abord épancher sa verve en lettres et en sonnets que je feignis de remettre à la signora, supposant que son amour pourrait bien être de ceux qui viennent si fréquemment se brûler les ailes aux flammes de la rampe; passions d'écoliers et de poëtes, comme nous en voyons tant... Mais c'était plus sérieux, car la bourse du seigneur Fabio s'épuisait à fléchir ma résolution vertueuse...
MARCELLI. En voilà assez! Signora, nous n'avons point affaire, n'est-ce pas, de ces divagations...
CORILLA. Laissez-le dire, rien ne nous presse, monsieur.
MAZETTO. Enfin, j'imaginai que le seigneur Fabio étant épris par les yeux seulement, puisqu'il n'avait jamais pu réussir à s'approcher de madame et n'avait jamais entendu sa voix qu'en musique, il suffisait de lui procurer la satisfaction d'un entretien avec quelque créature de la taille et de l'air de la signora Corilla... Il faut dire que j'avais déjà remarqué une petite bouquetière qui vend ses fleurs le long de la rue de Tolède ou devant les cafés de la place du Môle. Quelquefois elle s'arrête un instant, et chante des chansonnettes espagnoles avec une voix d'un timbre fort clair...
MARCELLI. Une bouquetière qui ressemble à la signora; allons donc! ne l'aurais-je point aussi remarquée?
MAZETTO. Seigneur, elle arrive tout fraîchement par le galion de Sicile, et porte encore le costume de son pays.
CORILLA. Cela n'est pas vraisemblable, assurément.
MAZETTO. Demandez au seigneur Fabio si, le costume aidant, il n'a pas cru tantôt voir passer madame elle-même?
FABIO. Eh bien! cette femme...
MAZETTO. Cette femme, seigneur, est celle qui vous attend à la Villa-Reale, ou plutôt qui ne vous attend plus, l'heure étant de beaucoup passée.
FABIO. Peut-on imaginer une plus noire complication d'intrigues?
MARCELLI. Mais non; l'aventure est plaisante. Et, voyez, la signora elle-même ne peut s'empêcher d'en rire... Allons, beau cavalier, séparons-nous sans rancune, et corrigez-moi ce drôle d'importance... Ou plutôt, tenez, profitez de son idée: la nuée qu'embrassait Ixion valait bien pour lui la divinité dont elle était l'image, et je vous crois assez poète pour vous soucier peu des réalités.—Bonsoir, seigneur Fabio!
FABIO, MAZETTO.
FABIO, à lui-même. Elle était là! et pas un mot de pitié, pas un signe d'attention! Elle assistait, froide et morne, à ce débat qui me couvrait de ridicule, et elle est partie dédaigneusement sans dire une parole, riant seulement, sans doute, de ma maladresse et de ma simplicité!... Oh! tu peux te retirer, va, pauvre diable si inventif, je ne maudis plus ma mauvaise étoile, et je vais rêver le long de la mer à mon infortune, car je n'ai plus même l'énergie d'être furieux.
MAZETTO. Seigneur, vous feriez bien d'aller rêver du côté de la Villa-Reale. La bouquetière vous attend peut-être encore...
FABIO, seul.
En vérité, j'aurais été curieux de rencontrer cette créature et de la traiter comme elle le mérite. Quelle femme est-ce donc que celle qui se prête à une telle manœuvre? Est-ce une niaise enfant a qui l'on a fait la leçon, ou quelque effrontée qu'on n'a eu que la peine de payer et de mettre en campagne? Mais il faut l'âme d'un plat valet pour m'avoir jugé digne de donner dans ce piège un instant. Et pourtant elle ressemble à celle que j'aime, et moi-même, quand je la rencontrai voilée, je crus reconnaître et sa démarche et le son si pur de sa voix... Allons, il est bientôt six heures de nuit, les derniers promeneurs s'éloignent vers Sainte-Lucie et vers Chiaia, et les terrasses des maisons se garnissent de monde... A l'heure qu'il est, Marcelli soupe gaiement avec sa conquête facile. Les femmes n'ont d'amour que pour ces débauchés sans cœur.
FABIO, UNE BOUQUETIÈRE.
FABIO. Que me veux-tu, petite?
LA BOUQUETIÈRE. Seigneur, je vends des roses, je vends des fleurs du printemps. Voulez-vous acheter tout ce qui me reste pour parer la chambre de votre amoureuse? On va bientôt fermer le jardin, et je ne puis remporter cela chez mon père; je serais battue. Prenez le tout pour trois carlins.
FABIO. Crois-tu donc que je sois attendu ce soir, et me trouves-tu la mine d'un amant favorisé?
LA BOUQUETIÈRE. Venez ici à la lumière. Vous m'avez l'air d'un beau cavalier, et, si vous n'êtes pas attendu, c'est que vous attendez... Ah! mon Dieu!
FABIO. Qu'as-tu, ma petite? Mais vraiment, cette figure... Ah! je comprends tout maintenant: tu es la fausse Corilla!... A ton âge, mon enfant, tu entames un vilain métier!
LA BOUQUETIÈRE. En vérité, seigneur, je suis une honnête fille, et vous allez me mieux juger. On m'a déguisée en grande dame, on m'a fait apprendre des mots par cœur; mais, quand j'ai vu que c'était une comédie pour tromper un honnête gentilhomme, je me suis échappée et j'ai repris mes habits de pauvre fille, et je suis allée, comme tous les soirs, vendre mes fleurs sur la place du Môle et dans les allées du Jardin royal.
FABIO. Cela est-il bien vrai?
LA BOUQUETIÈRE. Si vrai, que je vous dis adieu, seigneur; et puisque vous ne voulez pas de mes fleurs, je les jetterai dans la mer en passant: demain elles seraient fanées.
FABIO. Pauvre fille, cet habit te sied mieux que l'autre, et je te conseille de ne plus le quitter. Tu es, toi, la fleur sauvage des champs; mais qui pourrait se tromper entre vous deux? Tu me rappelles sans doute quelques-uns de ses traits, et ton cœur vaut mieux que le sien, peut-être. Mais qui peut remplacer dans l'âme d'un amant la belle image qu'il s'est plu tous les jours à parer d'un nouveau prestige? Celle-là n'existe plus en réalité sur la terre; elle est gravée seulement au fond du cœur fidèle, et nul portrait ne pourra jamais rendre son impérissable beauté.
LA BOUQUETIÈRE. Pourtant on m'a dit que je la valais bien, et, sans coquetterie, je pense qu'étant parée comme la signora Corilla, aux feux des bougies, avec l'aide du spectacle et de la musique, je pourrais bien vous plaire autant qu'elle, et cela sans blanc de perle et sans carmin.
FABIO. Si ta vanité se pique, petite fille, tu m'ôteras même le plaisir que je trouve à te regarder un instant. Mais, vraiment, tu oublies qu'elle est la perle de l'Espagne et de l'Italie, que son pied est le plus fin et sa main la plus royale du monde. Pauvre enfant! la misère n'est pas la culture qu'il faut à des beautés si accomplies, dont le luxe et l'art prennent soin tour à tour.
LA BOUQUETIÈRE. Regardez mon pied sur ce banc de marbre; il se découpe encore assez bien dans sa chaussure brune. Et ma main, l'avez-vous seulement touchée?
FABIO. Il est vrai que ton pied est charmant, et ta main... Dieu! qu'elle est douce!... Mais, écoute, je ne veux pas te tromper, mon enfant, c'est bien elle seule que j'aime, et le charme qui m'a séduit n'est pas né dans une soirée. Depuis trois mois que je suis à Naples, je n'ai pas manqué de la voir un seul jour d'Opéra. Trop pauvre pour briller près d'elle, comme tous les beaux cavaliers qui l'entourent aux promenades, n'ayant ni le génie des musiciens, ni la renommée des poëtes qui l'inspirent et qui la servent dans son talent, j'allais sans espérance m'enivrer de sa vue et de ses chants, et prendre ma part dans ce plaisir de tous, qui pour moi seul était le bonheur et la vie. Oh! tu la vaux bien peut-être, en effet ... mais as-tu cette grâce divine qui se révèle sous tant d'aspects? As-tu ces pleurs et ce sourire? As-tu ce chant divin, sans lequel une divinité n'est qu'une belle idole? Mais alors tu serais à sa place, et tu ne vendrais pas des fleurs aux promeneurs de la Villa-Reale...
LA BOUQUETIÈRE. Pourquoi donc la nature, en me donnant son apparence, aurait-elle oublié la voix? Je chante fort bien, je vous jure; mais les directeurs de San-Carlo n'auraient jamais l'idée d'aller ramasser une prima donna sur la place publique... Écoutez ces vers d'opéra que j'ai retenus pour les avoir entendus seulement au petit théâtre de la Fenice. (Elle chante.)
AIR ITALIEN.
Qu'il m'est doux—de conserver la paix du cœur,—le calme
de la pensée.
Il est sage d'aimer—dans la belle saison de l'âge;—plus
sage de n'aimer pas...
FABIO, tombant à ses pieds. Oh! madame, qui vous méconnaîtrait maintenant? Mais cela ne peut être... Vous êtes une déesse véritable, et vous allez vous envoler! Mon Dieu! qu'ai-je à répondre à tant de bontés? je suis indigne de vous aimer, pour ne vous avoir point d'abord reconnue!
CORILLA. Je ne suis donc plus la bouquetière?... Eh bien! je vous remercie-, j'ai étudié ce soir un nouveau rôle, et vous m'avez donné la réplique admirablement.
FABIO. Et Marcelli?
CORILLA. Tenez, n'est-ce pas lui que je vois errer tristement le long de ces berceaux, comme vous faisiez tout à l'heure?
FABIO. Évitons-le, prenons une allée.
CORILLA. Il nous a vus, il vient à nous.
FABIO, CORILLA, MARCELLI.
MARCELLI. Hé! seigneur Fabio, vous avez donc trouvé la bouquetière? Ma foi, vous avez bien fait, et vous êtes plus heureux que moi ce soir.
FABIO. Eh bien! qu'avez-vous donc fait de la signora Corilla? vous alliez souper ensemble gaiement.
MARCELLI. Ma foi, l'on ne comprend rien aux caprices des femmes. Elle s'est dite malade, et je n'ai pu que la reconduire chez elle; mais demain...
FABIO. Demain ne vaut pas ce soir, seigneur Marcelli.
MARCELLI. Voyons donc cette ressemblance tant vantée... Elle n'est pas mal, ma foi!... mais ce n'est rien; pas de distinction, pas de grâce. Allons, faîtes-vous illusion à votre aise... Moi, je vais penser à la prima donna de San-Carlo, que j'épouserai dans huit jours.
CORILLA, reprenant son ton naturel. Il faudra réfléchir là-dessus, seigneur Marcelli. Tenez, moi, j'hésite beaucoup à m'engager. J'ai de la fortune, je veux choisir. Pardonnez-moi d'avoir été comédienne en amour comme au théâtre, et de vous avoir mis à l'épreuve tous deux. Maintenant, je vous l'avouerai, je ne sais trop si aucun de vous m'aime, et j'ai besoin de vous connaître davantage. Le seigneur Fabio n'adore en moi que l'actrice peut-être, et son amour a besoin de la distance et de la rampe allumée; et vous, seigneur Marcelli, vous me paraissez vous aimer avant tout le monde, et vous émouvoir difficilement dans l'occasion. Vous êtes trop mondain, et lui trop poète. Et maintenant, veuillez tous deux m'accompagner. Chacun de vous avait gagé de souper avec moi: j'en avais fait la promesse à chacun de vous; nous souperons tous ensemble, Mazetto nous servira.
MAZETTO, paraissant et s'adressant au public. Sur quoi, messieurs, vous voyez que cette aventure scabreuse va se terminer le plus moralement du monde.—Excusez les fautes de l'auteur.
TABLE
LE RÊVE ET LA VIE
LES FILLES DU FEU
Aurélia
A Alexandre Dumas
Sylvie, Souvenirs du Valois
Jemmy
Octavie, ou l'Illusion
Isis, Souvenirs de Pompéi
Émilie, Souvenirs de la Révolution française
Angélique
[De l'édition de Les filles du feu; Giraud, 1854.]
LA BOHÈME GALANTE
La Main enchantée
Le Monstre vert
Petits châteaux de bohème
Les Poëtes du XVIe siècle
Explications
Musique
Mes Prisons
Les Nuits d'octobre
Promenades et Souvenirs
LES CHIMÈRES
El Desdichado
Myrtho
Horus
Antéros
Delfica
Artémis
Le Christ au oliviers
Vers dorés
Corilla
[De l'édition de Les filles du feu; Giraud, 1854.]