Le rêve et la vie - Les filles du feu - La bohème galante
[1] Notamment, dans le Courrier de Naples, du théâtre des grands boulevards.
[2] Même sujet que le tableau qui se trouvait chez Victor Hugo.
[3] Heureusement, Alphonse Karr possède le buffet aux trois femmes et aux trois satyres, avec des ovales de peintures du temps sur les portes.
[4] La Mort de saint Joseph est à Londres, chez Gavarni.
[5] L'un d'eux s'appelait Van Dael, jeune homme charmant, mais dont le nom a porté malheur à notre château.
[6] Vous connaissez le beau tableau de Gleyre, qui représente la scène.
II
DEUXIÈME CHATEAU
Celui-là fut un château d'Espagne, construit avec des châssis, des fermes et des praticables... Vous en dirai-je la radieuse histoire, poétique et lyrique à la fois? Revenons d'abord au rendez-vous donné par Dumas, et qui m'en avait fait manquer un autre.
J'avais écrit, avec tout le feu de la jeunesse, un scénario fort compliqué, qui parut faire plaisir à Meyerbeer. J'emportai avec effusion l'espérance qu'il me donnait; seulement, un autre opéra, les Frères corses, lui était déjà destiné par Dumas, et le mien n'avait qu'un avenir assez lointain. J'en avais écrit un acte lorsque j'apprends, tout d'un coup, que le traité fait entre le grand poëte et le grand compositeur se trouve rompu, je ne sais pourquoi.—Dumas partait pour son voyage de la Méditerranée, Meyerbeer avait déjà repris la route de l'Allemagne. La pauvre Reine de Saba, abandonnée de tous, est devenue depuis un simple conte oriental qui fait partie des Nuits du Rhamazan.
C'est ainsi que la poésie tomba dans la prose et mon château théâtral dans le troisième dessous.—Toutefois, les idées scéniques et lyriques s'étaient éveillées en moi, j'écrivis en prose un acte d'opéra-comique, me réservant d'y intercaler, plus tard, des morceaux. Je viens d'en retrouver le manuscrit primitif, qui n'a jamais tenté les musiciens auxquels je l'ai soumis. Ce n'est donc qu'un simple proverbe, et je n'en parle ici qu'à titre d'épisode de ces petits mémoires littéraires[1].
[1] Voir, dans le Théâtre complet, Corilla ou les Deux Rendez-vous.
III
TROISIÈME CHATEAU
Château de cartes, château de bohème, château en Espagne,—telles sont les premières stations à parcourir pour tout poëte. Comme ce fameux roi dont Charles Nodier a raconté l'histoire, nous en possédons au moins sept de ceux-là pendant le cours de notre vie errante, et peu d'entre nous arrivent à ce fameux château de briques et de pierre, rêvé dans la jeunesse,—d'où quelque belle aux longs cheveux nous sourit amoureusement à la seule fenêtre ouverte, tandis que les vitrages treillissés reflètent les splendeurs du soir.
En attendant, je crois bien que j'ai passé une fois par le château du diable. Ma Cydalise, à moi, perdue, à jamais perdue!... Une longue histoire, qui s'est dénouée dans un pays du Nord,—et qui ressemble à tant d'autres! Je ne veux ici que donner le motif des vers dorés, conçus dans la fièvre et dans l'insomnie. Cela commence par le désespoir et cela finit par la résignation.
Puis revint un souffle épuré de la première jeunesse, et quelques fleurs poétiques s'entr'ouvrirent encore, dans la forme de l'odelette aimée,—sur le rhythme sautillant d'un orchestre d'opéra.
Mais vous me rappelez, mon cher ami, qu'il s'agissait de causer poésie, et j'y arrive incidemment.—Reprenons cet air académique que vous m'avez reproché.
Je crois bien que vous voulez faire allusion au mémoire que j'ai adressé autrefois à l'Institut, à l'époque où il s'agissait d'un concours sur l'histoire de la poésie au XVIe siècle. Je l'ai retrouvé, et il intéressera peut-être les lecteurs, comme le sermon que le bon Sterne mêla aux aventures macaroniques de Tristram Shandy.
IV
LES POËTES DU XVIe SIÈCLE
Il s'agite actuellement, en littérature une question fort importante: on demande si la poésie moderne peut retirer quelque fruit de l'étude des écrivains français, antérieurs au XVIIe siècle.
L'académie des Jeux floraux avait même indiqué ce sujet pour son prix d'éloquence de cette année; et l'on sent bien que, si une académie de province hasarde une pareille question, c'est que le statu quo de Malherbe et de Boileau menace terriblement ruine.
J'ignore si le procès-verbal annuel des Jeux floraux est déjà publié: à Paris, nous ne le voyons guère; mais un journal de province, qui donnait dernièrement quelques détails sur ce concours, nous apprend que le morceau couronné répondait affirmativement à la question.
Elle y était vue de haut et traitée largement, comme on dit aujourd'hui: «Le moyen âge, s'écriait le lauréat, déborde sur nous par la littérature... L'imagination peut seule rouvrir les sources du génie; elle s'est précipitée sur les temps barbares; elle y a cherché les vivantes puissances du moyen âge, le christianisme, la chevalerie, les querelles religieuses, les révolutions politiques, etc ...» Mais l'accessit était d'un avis bien contraire; toute la poésie possible, à son sens, était contenue dans le grand siècle: au delà, rien que barbarie et confusion ..., quelques épigrammes de Marot exceptées; rien que l'on pût comprendre avant Ronsard, et quatre vers de lisibles, tout au plus, chez celui-ci (d'après la Harpe). Puis l'accessit tançait vertement ces novateurs rétrogrades qui veulent nous ramener à l'enfance de la poésie, nous proposant pour modèles des poëtes barbares qui n'avaient pas la moindre teinture des littératures anciennes, comme si les inimitables écrivains du siècle de Louis XIV n'étaient pas les seuls dignes d'être imités!
Travaillez, jeunes lauréats, travaillez; il se peut que chacun de vous ait raison: que l'un nous offre des compositions où revive tout ce moyen âge qu'il dépeint si bien, que l'autre surpasse, s'il peut, les illustres modèles qu'il se propose... Mais qu'il les surpasse, entendez-vous? car il est impossible d'admettre une littérature qui ne soit pas progressive. Regardez-y à deux fois: c'est une terrible prétention que celle de perfectionner Racine, et cependant la question est là.
Franchement, je vois chez le jeune novateur plus de conscience d'artiste, jointe à plus de modestie: il respecte trop nos grands auteurs pour se hasarder dans le genre qu'ils ont si glorieusement occupé; il se propose des modèles moins supérieurs dans une littérature peu frayée, et qui n'a atteint aucune sorte de perfection: ces modèles, il peut sans trop d'orgueil espérer de les effacer, heureux s'il dotait notre siècle d'une source féconde d'inspiration et communiquait à d'autres l'envie de le surpasser lui-même dans cette entreprise.
Car il faut l'avouer, avec tout le respect possible pour les auteurs du grand siècle, ils ont trop resserré le cercle des compositions poétiques; sûrs pour eux-mêmes de ne jamais manquer d'espace et de matériaux, ils n'ont point songé à ceux qui leur succéderaient, ils ont dérobé leurs neveux, selon l'expression du Métromane: au point qu'il ne nous reste que deux partis à prendre, ou de les surpasser, ainsi que je viens de dire, ou de poursuivre une littérature d'imitation servile qui ira jusqu'où elle pourra; c'est-à-dire qui ressemblera à cette suite de dessins si connue où, par des copies successives et dégradées, on parvient à faire au profil d'Apollon une tête hideuse de grenouille.
De pareilles observations sont bien vieilles, sans doute; mais il ne faut pas se lasser de les remettre devant les yeux du public, puisqu'il y a des gens qui ne se lassent pas de répéter les sophismes qu'elles ont réfutés depuis longtemps. En général, on paraît trop craindre, en littérature, de redire sans cesse les bonnes raisons; on écrit trop pour ceux qui savent; et il arrive de là que les nouveaux auditeurs qui surviennent tous les jours à cette grande querelle, ou ne comprennent point une discussion déjà avancée, ou s'indignent de voir tout à coup, et sans savoir pourquoi, remettre en question des principes adoptés depuis des siècles.
Il ne s'agit donc pas (loin de nous une telle pensée!) de déprécier le mérite de tant de grands écrivains à qui la France doit sa gloire; mais, n'espérant point faire mieux qu'eux, de chercher à faire autrement, et d'aborder tous les genres de littérature dont ils ne se sont point emparés.
Et ce n'est pas à dire qu'il faille pour cela imiter les étrangers, mais seulement suivre l'exemple qu'ils nous ont donné, en étudiant profondément nos poëtes primitifs, comme ils ont fait des leurs.
Car toute littérature primitive est nationale, n'étant créée que pour répondre à un besoin, et conformément au caractère et aux mœurs du peuple qui l'adopte; d'où il suit que, de même qu'une graine contient un arbre entier, les premiers essais d'une littérature renferment tous les germes de son développement futur, de son développement complet et définitif.
Il suffit, pour faire comprendre ceci, de rappeler ce qui s'est passé chez nos voisins: après des littératures d'imitation étrangère, comme était notre littérature dite classique, après le siècle de Pope et d'Addison, après celui de Wieland et de Lessing, quelques gens à courte vue ont pu croire que tout était dit pour l'Angleterre et pour l'Allemagne ...
Tout! excepté les chefs-d'œuvre de Walter Scott et de Byron, excepté ceux de Schiller et de Goethe; les uns, produits spontanés de leur époque et de leur sol; les autres, nouveaux et forts rejetons de la souche antique; tous abreuvés à la source des traditions, des inspirations primitives de leur patrie, plutôt qu'à celle de l'Hippocrène.
Ainsi, que personne ne dise à l'art: «Tu n'iras pas plus loin!» au siècle: «Tu ne peux dépasser les siècles qui t'ont précédé!...» C'est là ce que prétendait l'antiquité en posant les bornes d'Hercule: le moyen âge les a méprisées, et il a découvert un monde.
Peut-être ne reste-t-il plus de mondes à découvrir; peut-être le domaine de l'intelligence est-il au complet aujourd'hui et peut-on en faire le tour, comme celui du globe; mais il ne suffit pas que tout soit découvert; dans ce cas même, il faut cultiver, il faut perfectionner ce qui est resté inculte ou imparfait. Que de plaines existent que la culture aurait rendues fécondes! que de riches matériaux, auxquels il n'a manqué que d'être mis en œuvre par des mains habiles! que de ruines de monuments inachevés!... Voilà ce qui s'offre à nous, et dans notre patrie même, à nous qui nous étions bornés si longtemps à dessiner magnifiquement quelques jardins royaux, à les encombrer de plantes et d'arbres étrangers conservés à grands frais, à les surcharger de dieux de pierre, à les décorer de jets d'eau et d'arbres taillés en portiques.
Mais arrêtons-nous ici, de peur qu'en combattant trop vivement le préjugé qui défend à la littérature française, comme mouvement rétrograde, un retour d'étude et d'investigation vers son origine, nous ne paraissions nous escrimer contre un fantôme, ou frapper dans l'air comme En telle. Le principe était plus contesté au temps où un célèbre écrivain allemand envisageait ainsi l'avenir de la poésie française:
«Si la poésie (nous traduisons M. Schlegel) pouvait plus tard refleurir en France, je crois que cela ne serait point par l'imitation des Anglais ni d'aucun autre peuple, mais par un retour à l'esprit poétique en général, et en particulier à la littérature française des temps anciens. L'imitation ne conduira jamais la poésie d'une nation à son but définitif, et surtout l'imitation d'une littérature étrangère parvenue au plus grand développement intellectuel et moral dont elle est susceptible; mais il suffit à chaque peuple de remonter à la source de sa poésie et à ses traditions populaires pour y distinguer et ce qui lui appartient en propre et ce qui lui appartient en commun avec les autres peuples. Ainsi l'inspiration religieuse est ouverte à tous, et toujours il en sort une poésie nouvelle, convenable à tous les esprits et à tous les temps: c'est ce qu'a compris Lamartine, dont les ouvrages annoncent à la France une nouvelle ère poétique,» etc.
Mais avions-nous, en effet, une littérature avant Malherbe? observent quelques irrésolus, qui n'ont suivi de cours de littérature que celui de la Harpe.—Pour le vulgaire des lecteurs, non! Pour ceux qui voudraient voir Rabelais et Montaigne mis en français moderne, pour ceux à qui le style de la Fontaine et de Molière paraît tant soit peu négligé, non! Mais pour ces intrépides amateurs de poésie et de langue française que n'effraye pas un mot vieilli, que n'égaye pas une expression triviale ou naïve, que ne démontent point les oncques, les ainçois et les ores, oui! pour les étrangers qui ont puisé tant de fois à cette source, oui!... Du reste, ils ne craignent point de le reconnaître[1], et rient bien fort de voir souvent nos écrivains s'accuser humblement d'avoir pris chez eux des idées qu'eux-mêmes avaient dérobées à nos ancêtres.
Mais, avant d'aller plus loin, posons la question de manière à la faire mieux comprendre, et profitons pour cela de la division indiquée par M. Sainte-Beuve, dans son excellent Tableau de la poésie au XVIe siècle, qui attribue à l'école de Ronsard, et non pas à Malherbe, l'établissement du système classique en France; on n'avait pas jusque-là appuyé assez sur cette circonstance, à cause du peu de cas que l'on faisait, à tort, des poëtes du XVIe siècle.
Nous dirons donc maintenant: Existait-il une littérature nationale avant Ronsard, mais une littérature complète, capable par elle-même, et à elle seule, d'inspirer des hommes de génie, et d'alimenter de vastes conceptions? Une simple énumération va nous prouver qu'elle existait: qu'elle existait, divisée en deux parties bien distinctes, comme la nation elle-même, et dont par conséquent l'une, que les critiques allemands appellent littérature chevaleresque, semblait devoir son origine aux Normands, aux Bretons, aux Provençaux et aux Francs; dont l'autre, native du cœur même de la France, et essentiellement populaire, est assez bien caractérisée par l'épithète de gauloise.
La première comprend: les poëmes historiques, tels que les romans de Rou (Rollon) et du Brut (Brutus), la Philippide, le Combat des trente Bretons, etc.; les poëmes chevaleresques, tels que le Saint Graal, Tristan, Partenopex, Lancelot, etc.; les poëmes allégoriques, tels que les romans de la Rose, du Renard, etc., et enfin toute la poésie légère, chansons, ballades, lais, chants royaux, plus la poésie provençale ou romane tout entière.
La seconde comprend les mystères, moralités et farces (y compris Patelin); les fabliaux, contes, facéties, livres satiriques, noëls, etc.: toutes œuvres où le plaisant dominait, mais qui ne laissent pas d'offrir souvent des morceaux profonds ou sublimes, et des enseignements d'une haute morale parmi des flots de gaieté frivole et licencieuse.
Eh bien, qui n'eût promis l'avenir à une littérature aussi forte, aussi variée dans ses éléments, et qui ne s'étonnera de la voir tout à coup renversée, presque sans combat, par une poignée de novateurs qui prétendaient ressusciter la Rome morte depuis seize cents ans, la Rome romaine, et la ramener victorieuse, avec ses costumes, ses formes et ses dieux, chez un peuple du Nord, à moitié composé de nations germaniques, et dans une société toute chrétienne? Ces novateurs, c'étaient Ronsard et les poëtes de son école; le mouvement imprimé par eux aux lettres s'est continué jusqu'à nos jours.
Il serait trop long de nous occuper à faire l'histoire de la haute poésie en France, car elle était vraiment en décadence au siècle de Ronsard; flétrie dans ses germes, morte sans avoir acquis le développement auquel elle semblait destinée; tout cela, parce qu'elle n'avait trouvé pour l'employer que des poëtes de cour qui n'en tiraient que des chants de fêtes, d'adulation et de fade galanterie; tout cela faute d'hommes de génie qui sussent la comprendre et en mettre en œuvre les riches matériaux.
Ces hommes de génie se sont rencontrés cependant chez les étrangers, et l'Italie surtout nous doit ses plus grands poëtes du moyen âge; mais, chez nous, à quoi avaient abouti les hautes promesses des xiie et xiiie siècles? A je ne sais quelle poésie ridicule, où la contrainte métrique, ou des tours de force en fait de rime tenaient lieu de couleur et de poésie; à de fades et obscurs poëmes allégoriques, à des légendes lourdes et diffuses, à d'arides récits historiques rimés; tout cela recouvert d'un langage poétique plus vieux de cent ans que la prose et le langage usuel, car les rimeurs d'alors imitaient si servilement les poëtes qui les avaient précédés, qu'ils en conservaient même la langue surannée. Aussi tout le monde s'était dégoûté de la poésie dans les genres sérieux, et l'on ne s'occupait plus qu'à traduire les poëmes et romans du xiie siècle dans cette prose qui croissait tous les jours en grâce et en vigueur. Enfin il fut décidé que la langue française n'était pas propre à la haute poésie, et les savants se hâtèrent de profiter de cet arrêt pour prétendre qu'on ne devait plus la traiter qu'en vers latins et en vers grecs.
Quant à la poésie populaire, grâce à Villon et à Marot, elle avait marché de front avec la prose illustrée par les Joinville, les Froissart et les Rabelais; mais, Marot éteint, son école n'était pas de taille à le continuer: ce fut elle cependant qui opposa à Ronsard la plus sérieuse résistance, et certes, bien qu'elle ne comptât plus d'hommes supérieurs, elle était assez forte sur l'épigramme: la tenaille de Mellin,[2] qui pinçait si fort Ronsard au milieu de sa gloire, a fait proverbe.
Je ne sais si le peu de phrases que je viens de hasarder suffit pour montrer la littérature d'alors dans cet état d'interrègne qui suit la mort d'un grand génie, ou la fin d'une brillante époque littéraire, comme cela s'est vu plusieurs fois depuis; si l'on se représente bien le troupeau des écrivains du second ordre se tournant inquiets à droite et à gauche et cherchant un guide: les uns fidèles à la mémoire des grands hommes qui ne sont plus, et laissant dans les rangs une place pour leur ombre; les autres tourmentés d'un vague désir d'innovation qui se produit en essais ridicules; les plus sages faisant des théories et des traductions... Tout à coup un homme apparaît, à la voix forte, et dépassant la foule de la tête: celle-ci se sépare en deux partis, la lutte s'engage, et le géant finit par triompher, jusqu'à ce qu'un plus adroit lui saute sur les épaules et soit seul proclamé très-grand.
Mais n'anticipons pas: nous sommes en 1549, et à peu de mois de distance apparaissent la Défense et Illustration de la Langue française[3], et les premières Odes pindariques de Pierre de Ronsard.
La Défense de la langue française, par J. du Bellay, l'un des compagnons et des élèves de Ronsard, est un manifeste contre ceux qui prétendaient que la langue française était trop pauvre pour la poésie, qu'il fallait la laisser au peuple, et n'écrire qu'en vers grecs et latins; du Bellay leur répond «que les langues ne sont pas nées d'elles-mêmes en façon d'herbes, racines et arbres; les unes infirmes et débiles en leurs espérances, les autres saines et robustes et plus aptes à porter le faix des conceptions humaines, mais que toute leur vertu est née au monde, du vouloir et arbitre des mortels. C'est pourquoi on ne doit ainsi louer une langue et blâmer l'autre, vu qu'elles viennent toutes d'une même source et origine: c'est la fantaisie des hommes; et ont été formées d'un même jugement à une même fin: c'est pour signifier entre nous les conceptions et intelligences de l'esprit. Il est vrai que, par succession de temps, les unes, pour avoir été curieusement réglées, sont devenues plus riches que les autres; mais cela ne se doit attribuer à la félicité desdites langues, mais au seul artifice et industrie des hommes. A ce propos, je ne puis assez blâmer la sotte arrogance et témérité d'aucuns de notre nation, qui, n'étant rien moins que grecs ou latins, déprisent ou rejettent d'un sourcil plus que stoïque toutes choses écrites en français.»
Il continue en prouvant que la langue française ne doit pas être appelée barbare, et recherche cependant pourquoi elle n'est pas si riche que les langues grecque et latine: «On le doit attribuer à l'ignorance de nos ancêtres, qui, ayant en plus grande recommandation le bien faire que le bien dire, se sont privés de la gloire de leurs bienfaits, et nous du fruit de l'imitation d'iceux, et, par le même moyen, nous ont laissé notre langue si pauvre et nue, qu'elle a besoin des ornements, et, s'il faut parler ainsi, des plumes d'autrui. Mais qui voudrait dire que la grecque et romaine eussent toujours été en l'excellence qu'on les a vues au temps d'Horace et de Démosthènes, de Virgile et de Cicéron? Et, si ces auteurs eussent jugé que jamais, pour quelque diligence et culture qu'on eût pu faire, elles n'eussent su produire plus grand fruit, se fussent-ils tant efforcés de les mettre au point où nous les voyons maintenant? Ainsi puis-je dire de notre langue qui commence encore à fleurir, sans fructifier; cela, certainement, non par le défaut de sa nature, aussi apte à engendrer que les autres, mais par la faute de ceux qui l'ont eue en garde et ne l'ont cultivée à suffisance. Que si les anciens Romains eussent été aussi négligés à la culture de leur langue, quand premièrement elle commença à pulluler, pour certain en si peu de temps elle ne fût devenue si grande; mais eux, en guise de bons agriculteurs, l'ont premièrement transmuée d'un lieu sauvage dans un lieu domestiqué, puis, afin que plutôt et mieux elle pût fructifier, coupant à l'entour les inutiles rameaux, l'ont, pour échange d'iceux, restaurée de rameaux francs et domestiques, magistralement tirés de la langue grecque, lesquels soudainement se sont si bien entés et faits semblables à leurs troncs, que désormais ils n'apparaissent plus adoptifs, mais naturels.»
Suit une diatribe contre les traducteurs, qui abondaient alors, comme il arrive toujours à de pareilles époques littéraires; du Bellay prétend que «ce labeur de traduire n'est pas un moyen suffisant pour élever notre vulgaire à l'égal des autres plus fameuses langues. Que faut-il donc? Imiter! imiter les Romains, comme ils ont fait des Grecs; comme Cicéron a imité Démosthène, et Virgile, Homère.»
Nous venons de voir ce qu'il pense des faiseurs de vers latins, et des traducteurs; voici maintenant pour les imitateurs de la vieille littérature: «Et certes, comme ce n'est point chose vicieuse, mais grandement louable, d'emprunter d'une langue étrangère les sentences et les mots, et les approprier à la sienne: aussi est-ce chose grandement à reprendre, voire odieuse à tout lecteur de libérale nature, de voir en une même langue une telle imitation, comme celle d'aucuns savants mêmes, qui s'estiment être des meilleurs plus ils ressemblent à Héroet ou à Marot. Je t'admoneste donc, ô toi qui désires l'accroissement de ta langue et veux y exceller, de n'imiter à pied levé, comme naguère a dit quelqu'un, les plus fameux auteurs d'icelle; chose certainement aussi vicieuse comme de nul profit à notre vulgaire, vu que ce n'est autre chose, sinon lui donner ce qui était à lui.»
Il jette un regard sur l'avenir, et ne croit pas qu'il faille désespérer d'égaler les Grecs et les Romains: «Et comme Homère se plaignait que, de son temps, les corps étaient trop petits, il ne faut point dire que les esprits modernes ne sont à comparer aux anciens; l'architecture, l'art du navigateur et autres inventions antiques, certainement sont admirables, et non si grandes toutefois qu'on doive estimer les cieux et la nature d'y avoir dépensé toute leur vertu, vigueur et industrie. Je produirai pour témoins de ce que je dis l'imprimerie, sœur des Muses et dixième d'elles, et cette non moins admirable que pernicieuse foudre d'artillerie; avec tant d'autres non antiques inventions qui montrent véritablement que, par le long cours des siècles, les esprits des hommes ne sont point si abâtardis qu'on voudrait bien dire. Mais j'entends encore quelque opiniâtre s'écrier: «Ta langue tarde trop à recevoir sa perfection» et je dis que ce retardement ne prouve point qu'elle ne puisse la recevoir; je dis encore qu'elle se pourra tenir certain de la garder longuement, l'ayant acquise avec si longue peine; suivant la loi de nature qui a voulu que tout arbre qui naît fleurit et fructifie bientôt, bientôt aussi vieillisse et meure, et au contraire que celui-là dure par longues années qui a longuement travaillé à jeter ses racines.»
Ici finit le premier livre, où il n'a été encore question que de la langue et du style poétique; dans le second, la question est abordée plus franchement, et l'intention de renverser l'ancienne littérature et d'y substituer les formes antiques est exprimée avec plus d'audace:
«Je penserai avoir beaucoup mérité des miens si je leur montre seulement du doigt le chemin qu'ils doivent suivre pour atteindre à l'excellence des anciens: mettons donc pour le commencement ce que nous avons, ce me semble, assez prouvé au premier livre. C'est que, sans l'imitation des Grecs et Romains, nous ne pouvons donner à notre langue l'excellence et lumière des autres plus fameuses. Je sais que beaucoup me reprendront d'avoir osé, le premier des Français, introduire quasi une nouvelle poésie, ou ne se tiendront pleinement satisfaits, tant pour la brièveté dont j'ai voulu user que pour la diversité des esprits dont les uns trouvent bon ce que les autres trouvent mauvais. Marot me plaît, dit quelqu'un, parce qu'il est facile et ne s'éloigne point de la commune manière de parler; Héroët, dit quelque autre, parce que tous ses vers sont doctes, graves et élaborés; les autres d'un autre se délectent. Quant à moi, telle superstition ne m'a point retiré de mon entreprise, parce que j'ai toujours estimé notre poésie française être capable de quelque plus haut et merveilleux style que celui dont nous nous sommes si longuement contentés. Disons donc brièvement ce que nous semble de nos poëtes français.
»De tous les anciens poëtes français, quasi un seul, Guillaume de Loris et Jean de Meun[4], sont dignes d'être lus, non tant pour ce qu'il y ait en eux beaucoup de choses qui se doivent imiter des modernes, que pour y voir quasi une première image de la langue française, vénérable pour son antiquité. Je ne doute point que tous les pères crieraient la honte être perdue si j'osais reprendre ou émender quelque chose en ceux que jeunes ils ont appris, ce que je ne veux faire aussi; mais bien soutiens-je que celui-là est trop grand admirateur de l'ancienneté qui veut défrauder les jeunes de leur gloire méritée: n'estimant rien, sinon ce que la mort a sacré, comme si le temps, ainsi que les vins, rendait les poésies meilleures. Les plus récents, même ceux qui ont été nommés par Clément Marot en une certaine épigramme à Salel, sont assez connus par leurs œuvres; j'y renvoie les lecteurs pour en faire jugement.»
Il continue par quelques louanges et beaucoup de critiques des auteurs du temps, et revient à son premier dire, qu'il faut imiter les anciens, «et non point les auteurs français, pour ce qu'en ceux-ci on ne saurait prendre que bien peu, comme la peau et la couleur, tandis qu'en ceux-là on peut prendre la chair, les os, les nerfs et le sang.»
«Lis donc, et relis premièrement, ô poëte futur! les exemplaires grecs et latins; puis me laisse toutes ces vieilles poésies françaises aux Jeux floraux de Toulouse et au Puy de Rouan, comme rondeaux, ballades, virelais, chants royaux, chansons et telles autres épiceries qui corrompent le goût de notre langue, et ne servent sinon à porter témoignage de notre ignorance. Jette-toi à ces plaisantes épigrammes, non point comme font aujourd'hui un tas de faiseurs de contes nouveaux qui en un dizain sont contents n'avoir rien dit qui vaille aux neuf premiers vers, pourvu qu'au dixième il y ait le petit mot pour rire, mais à l'imitation d'un Martial, ou de quelque autre bien approuvé; si la lascivité ne te plaît, mêle le profitable avec le doux; distille avec un style coulant et non scabreux de tendres élégies, à l'exemple d'un Ovide, d'un Tibulle et d'un Properce; y entremêlant quelquefois de ces fables anciennes, non petit ornement de poésie. Chante-moi ces odes inconnues encore de la langue française, d'un luth bien accordé au son de la lyre grecque et romaine, et qu'il n'y ait rien où apparaissent quelques vestiges de rare et antique érudition. Quant aux épîtres, ce n'est un poëme qui puisse grandement enrichir notre vulgaire, parce qu'elles sont volontiers des choses familières et domestiques, si tu ne les voulais faire à l'imitation d'élégies comme Ovide, ou sentencieuses et graves comme Horace: autant te dis-je des satires que les Français, je ne sais comment, ont nommées coq-à-l'âne, auxquelles je te conseille aussi peu t'exercer, si ce n'est à l'exemple des anciens en vers héroïques, et, sous ce nom de satire, y taxer modestement les vices de son temps et pardonner aux noms des personnes vicieuses. Tu as pour ceci Horace, qui, selon Quintilien, tient le premier lieu entre les satiriques. Sonne-moi ces beaux sonnets[5]; non moins docte que plaisante invention italienne, pour lequel tu as Pétrarque et quelques modernes Italiens. Chante-moi d'une musette bien résonnante les plaisantes églogues rustiques, à l'exemple de Théocrite et de Virgile. Quant aux comédies et tragédies, si les rois et les républiques les voulaient restituer en leur ancienne dignité qu'ont usurpée les farces et moralités, je serais bien d'opinion que tu t'y employasses, et, si tu le veux faire pour l'ornement de la langue, tu sais où tu en dois trouver les archétypes.»
Je ne crois pas qu'on me reproche d'avoir cité tout entier ce chapitre où la révolution littéraire est si audacieusement proclamée; il est curieux d'assister à cette démolition complète d'une littérature du moyen âge au profit de tous les genres de composition de l'antiquité, et la réaction analogue qui s'opère aujourd'hui doit lui donner un nouvel intérêt.
Du Bellay conseille encore l'introduction dans la langue française de mots composés du latin et du grec, recommandant principalement de s'en servir dans les arts et sciences libérales. Il recommande, avec plus de raison, l'étude du langage figuré, dont la poésie française avait jusqu'alors peu de connaissance; il propose de plus quelques nouvelles alliances de mots accueillies depuis en partie: «d'user hardiment de l'infinitif pour le nom, comme Veiller, le chanter, le vivre, le mourir; de l'adjectif substantivé, comme le vide de l'air, le frais de l'ombre, l'épais des forêts; des verbes et des participes, qui de leur nature n'ont point d'infinitifs après eux, avec des infinitifs, comme tremblant de mourir pour craignant de mourir, etc. Garde-toi encore de tomber en un vice commun, même aux plus excellents de notre langue: c'est l'omission des articles.»
«Je ne veux oublier l'émendation, partie certes la plus de nos études; son office est d'ajouter, ôter, ou changer à loisir ce que la première impétuosité et ardeur d'écrire n'avait permis de faire; il est nécessaire de remettre à part nos écrits nouveau-nés, les revoir souvent, et, en la manière des ours, leur donner forme, à force de lécher. Il ne faut pourtant y être trop superstitieux, ou, comme les éléphants leurs petits, être dix ans à enfanter ses vers. Surtout nous convient avoir quelques gens savants et fidèles compagnons qui puissent connaître nos fautes et ne craignent pas de blesser notre papier avec leurs ongles. Encore te veux-je avertir de hanter quelquefois non-seulement les savants, mais aussi toutes sortes d'ouvriers et gens mécaniques, savoir leurs inventions, les noms des matières et termes usités en leurs arts et métiers pour tirer de là de belles comparaisons et description de toutes choses.»
«Vous semble-t-il pas, messieurs, qui êtes si ennemis de votre langue, que notre poëte ainsi armé pusse sortir en campagne, et se montrer sur les rangs avec les braves escadrons grecs et romains. Et vous autres si mal équipés, dont l'ignorance a donné le ridicule nom de rimeur à notre langue, oserez-vous bien endurer le soleil, la poudre et le dangereux labeur de ce combat? Je suis d'avis que vous vous retirez au bagage avec les pages et laquais, ou bien (car j'ai pitié de vous) sous les frais ombrages, entre les dames et damoiselles où vos beaux et mignons écrits, non de plus longue durée que votre vie, seront reçus, admirés et adorés. Que plût aux Muses pour le bien que je veux à notre lange que vos ineptes œuvres fussent bannies non-seulement, comme elles le sont des bibliothèques des savants, mais de toute la France.»
On voit que les disputes littéraires de ce temps-là n'étaient pas moins animées qu'elles ne le sont aujourd'hui. Du Bellay s'écrie qu'il faudrait que tous les rois amateurs de leur langue défendissent d'imprimer les œuvres des poëtes surannés de l'époque.
«Oh! combien je désire voir sécher ces printemps, châtier ces petites jeunesses, rabattre ces coups d'essai, tarir ces fontaines, bref abolir ces beaux titres suffisants pour dégoûter tout lecteur savant d'en lire davantage! Je ne souhaite pas moins que ces dépourvus, ces humbles espérants, ces bains de Liesse, ces esclaves, ces traverseurs[6], soient renvoyés à la table ronde, et ces belles petites devises aux gentilshommes et damoiselles, d'où on les a empruntées. Que dirai-je plus? Je supplie à Phébus Apollon que la France, après avoir été si longuement stérile, grosse de lui, enfante bientôt un poëte dont le luth bien résonnant fasse tarir ces enrouées cornemuses, non autrement que les grenouilles quand on jette une pierre en leur marais.»[7]
Après une nouvelle exhortation aux Français d'écrire en leur langue, du Bellay finit ainsi: «Or, nous voici, grâce à Dieu, après beaucoup de périls et de flots étrangers, rendus au port à sûreté. Nous avons échappé du milieu des Grecs et au travers des escadrons romains, pénétré jusqu'au sein de la France, France tant désirée. Là donc, Français, marchez courageusement vers cette superbe cité romaine, et, de ses serves dépouilles, ornez vos temples et autels. Ne craignez plus ces oies criardes, ce fier Manlie et ce traître Camille, qui sous ombre de bonne foi vous surprennent tout nus comptant la rançon du Capitole. Donnez en cette Grèce menteresse et y semez encore un coup la fameuse nation des Gallo-Grecs. Pillez-moi sans conscience les sacrés trésors de ce temple Delphique, ainsi que vous avez fait autrefois, et ne craignez plus ce muet Apollon ni ses faux oracles. Vous souvienne de votre ancienne Marseille, seconde Athènes; et de votre Hercule gallique tirant les peuples après lui par leurs oreilles avec une chaîne attachée à sa langue.»
C'est un livre bien remarquable que ce livre de du Bellay; c'est un de ceux qui jettent le plus de jour sur l'histoire de la littérature française, et peut-être aussi le moins connu de tous les traités écrits sur ce sujet: je ne sache pas qu'aucun auteur s'en soit servi depuis deux siècles, si ce n'est M. Sainte-Beuve qui m'en a donné une analyse. Je n'aurais pas hasardé cette citation, beaucoup plus longue encore, si je ne la regardais comme l'histoire la plus exacte que l'on puisse faire l'école de Ronsard.
En effet, tout est là: à voir comme les réformes prêchées, les théories développées dans la Défense et Illustration de la langue française, ont été fidèlement adoptées depuis et mises en pratique dans tous leurs points, il est même difficile de douter qu'elle ne soit l'œuvre de cette école tout entière: je veux dire de Ronsard, Ponthus de Thiard, Remi Belleau, Étienne Jodelle, J. Antoine de Baïf, qui, joints à Dubellay, composaient ce qu'on appela depuis la Pléiade[8]. Du reste, plupart de ces auteurs avaient écrit beaucoup d'ouvrages dans le système prêché par du Bellay, bien qu'ils ne les eussent point fait encore imprimer; de plus, il est question des odes dans l'Illustration, et Ronsard dit plus tard une préface avoir le premier introduit le mot ode dans la langue française ce qu'on n'a jamais contesté.
Mais, soit que ce livre ait été de plusieurs mains, soit qu'une seule plume ait exprimé les vœux et les doctrines de toute une association de poëtes, il porte l'empreinte de la plus complète ignorance de l'ancienne littérature française ou de la plus criante injustice. Tout le mépris que du Bellay professe, à juste titre, envers les poëtes de son temps imitateurs des vieux poëtes, y est, à grand tort, reporté aussi sur ceux-là qui n'en pouvaient mais. C'est comme si, aujourd'hui, on en voulait aux auteurs du grand siècle de la platitude des rimeurs modernes qui marchent sous leur invocation.
Se peut-il que du Bellay, qui recommande si fort d'enter sur le tronc national près de périr des branches étrangères, ne songe point même qu'une meilleure culture puisse lui rendre la vie et ne le croie pas capable de porter des fruits par lui-même? Il conseille de faire des mots d'après le grec et le latin, comme si les sources eussent manqué pour en composer de nouveaux d'après le vieux français seul; il appuie sur l'introduction des odes, élégies, satires, etc., comme si toutes ces formes poétiques n'avaient pas existé déjà sous d'autres noms; du poëme antique, comme si les chroniques normandes et les romans chevaleresques n'en remplissaient pas toutes les conditions, appropriées de plus au caractère et à l'histoire du moyen âge; de la tragédie, comme s'il eût manqué aux mystères autre chose que d'être traités par des hommes de génie pour devenir la tragédie du moyen âge, plus libre et plus vraie que l'ancienne. Supposons, en effet, un instant, les plus grands poëtes étrangers et les plus opposés au système classique de l'antiquité, nés en France au XVIe siècle, et dans la même situation que du Bellay et ses amis. Croyez-vous qu'ils n'eussent pas été là, et avec les seules ressources et les éléments existant alors dans la littérature française, ce qu'ils furent à différentes époques et dans différents pays? Croyez-vous que l'Arioste n'eût pas aussi bien composé son Roland furieux avec nos fabliaux et nos poëmes chevaleresques; Shakspeare, ses drames avec nos romans, nos chroniques, nos farces et même nos mystères; le Tasse, sa Jérusalem avec nos livres de chevalerie et les éblouissantes couleurs poétiques de notre littérature romane, etc.? Mais les poëtes de la réforme classique n'étaient point de cette taille, et peut-être est-il injuste de vouloir qu'ils aient vu dans l'ancienne littérature française ce que ces grands hommes y ont vu avec le regard du génie, et ce que nous n'y voyons aujourd'hui sans doute que par eux. Au moins rien ne peut-il justifier ce superbe dédain qui fait prononcer aux poëtes de la Pléiade qu'il n'y a absolument rien avant eux, non-seulement dans les genres sérieux, mais dans tous; ne tenant pas plus compte de Rutebœuf que de Charles d'Anjou, de Villon que de Charles d'Orléans, de Clément Marot que de Saint-Gelais, et de Rabelais que de Joinville et de Froissart dans la prose. Sans cette ardeur d'exclure, de ne rebâtir que sur des ruines, on ne peut nier que l'étude et même l'imitation momentanée de la littérature antique n'eussent pu être, dans les circonstances d'alors, très-favorables aux progrès de la nôtre et de notre langue aussi; mais l'excès a tout gâté: de la forme, on a passé au fond; on ne s'est pas contenté d'introduire le poëme antique, on a voulu qu'il dît l'histoire des anciens et non la nôtre; la tragédie, on a voulu qu'elle ne célébrât que les infortunes des illustres familles d'Œdipe et d'Agamemnon; on a amené la poésie à ne reconnaître et n'invoquer d'autres dieux que ceux de la mythologie; en un mot, cette expédition, présentée si adroitement par du Bellay comme une conquête sur les étrangers, n'a fait, au contraire, que les amener vainqueurs dans nos murs; elle a tendu à effacer petit à petit notre caractère de nation, à nous faire rougir de nos usages et même de notre langue au profit de l'antiquité; à nous amener, en un mot, à ce comble de ridicule qu'au xixe siècle même, nous représentions encore nos rois et nos héros en costumes romains, et que nous ayons employé le latin pour les inscriptions de nos monuments, séduits que nous sommes par de fausses idées de goût et de convenance. Bon Dieu! que diront un jour nos arrière-neveux en découvrant des pierres sépulcrales de chrétiens, qui portent pour légende: diis manibus[9]! des monuments où il est inscrit: MDCCCXXX° ANNO REGNANTE CAROLO DECIMO, PRÆFECTUS ET ÆDILES POSUERUNT, etc.[10]! Ne seront-ils pas fondés à croire qu'en l'an 1830, la domination romaine subsistait encore en France; de même qu'en lisant quelques lambeaux échappés au temps de notre poésie, ils pourront se persuader que le paganisme était aussi notre religion dominante? C'est certainement à ce défaut d'accord et de sympathie de la littérature classique avec nos mœurs et notre caractère national qu'il faut attribuer, outre les ridicules anomalies que je viens de citer en partie, le peu de popularité qu'elle a obtenu.
Voilà une digression qui m'entraîne bien loin: j'y ai jeté au hasard quelques raisons déjà rebattues; il y en a des volumes de beaucoup meilleures, et cependant que de gens refusent encore de s'y rendre! Une tendance plus raisonnable se fait, il est vrai, remarquer depuis quelques années[11]: on se met à lire un peu d'histoire de France; et, quand dans les collèges on sera parvenu à la savoir presque aussi bien que l'histoire ancienne, et quand aussi on consacrera à l'étude de la langue française quelques heures arrachées au grec et au latin, un grand progrès sera sans doute accompli pour l'esprit national, et peut-être s'ensuivra-t-il moins de dédain pour la vieille littérature française, car tout cela se tient.
J'ai accusé l'école de Ronsard de nous avoir imposé une littérature classique, quand nous pouvions fort bien nous en passer, et surtout de nous l'avoir imposée si exclusive, si dédaigneuse de tout le passé qui était à nous; mais, à considérer ses travaux et ses innovations, sous un autre point de vue, celui des progrès du style et de la couleur poétique, il faut avouer que nous lui devons beaucoup de reconnaissance; il faut avouer que, dans tous les genres qui ne demandent pas une grande force de création, dans tous les genres de poésie gracieuse et légère, elle a surpassé et les poëtes qui l'avaient précédée, et beaucoup de ceux qui l'ont suivie. Dans ces sortes de compositions aussi, l'imitation classique est moins sensible: les petites odes de Ronsard, par exemple, semblent la plupart inspirées, plutôt par les chansons du xiie siècle, qu'elles surpassent souvent encore en naïveté et en fraîcheur; ses sonnets aussi, et quelques-unes de ses élégies sont empreints du véritable sentiment poétique, si rare quoi qu'on dise, que tout le XVIIIe siècle, si riche qu'il soit en poésies diverses, semble en être absolument dénué.
Mais, pour faire sentir les immenses progrès que Ronsard à fait faire à la langue poétique, si pâle jusqu'à lui dans les genres sérieux, il est bon de donner une idée de ce qu'elle était au moment qu'il l'a prise. Pour cela, je transcris au hasard le début d'un poëme publié la même année que ses odes pindariques, et par un des auteurs les plus estimés du temps. (Pandore, par Guillaume de Tours.)
O dieu Phœbus, des saints poëtes père,
Du grand tonnant la lignée tant clère,
Qui sus ton chef à perruque dorée
Portes les fleurs de Daphnes transmuée
Dans un laurier toujours verd qu'on blasonne,
Car tu t'en ceints, et en fais ta couronne,
Viens, viens à nous, viens ici en la guise
Qu'en Hélicon, haute montagne sise
Très-hautement les doctes sœurs enseignes
Là des pieds nus dansantes aux enseignes
De leur gaité, tout autour des autiers
De ton parent Jupiter et au tiers
Toi réjoui de douce mélodie
Les adoucis et de ta poésie;
Sois ci présent, et au labeur et peine
De toi chantant donne joyeux étrenne
De bien ditter et lui donne faveur,
Car il nous plaît la fable qui n'est moindre
D'aultres narrez intexer et la joindre
Que bien ditta Astreus sainct poëte, etc.
En vérité, rien qui surpasse ces vers, dans toute la haute poésie d'alors; si quelqu'un en doute, qu'il lise encore les hymnes de Marot, de Marot si poëte dans les genres plaisants, et il verra quel abîme existait entre le style élevé et le style gracieux et naïf. Maintenant, jugez de quelle admiration le public de 1550 dût se sentir saisi en entendant des strophes pareilles à celles que je vais citer, et qui faisaient partie d'une ode pindarique où le poëte racontait la guerre des dieux contre les titans[12].
Bellone eut la tête couverte
D'un acier, sur qui rechignoit
De Méduse la gueule ouverte,
Qui pleine de flammes grognoit;
En sa dextre elle enta la hache
Par qui les rois sont irrités,
Alors que, dépite, elle arrache
Les vieilles tours de leurs cités!
Adouc le Père puissant,
Qui de nerfs roidis s'efforce!
Ne mit en oubli la force
De son foudre rougissant:
Mi-courbant la tête en bas,
Et bien haut levant le bras,
Contre eux guigna sa tempête,
Laquelle, en les foudroyant,
Siffloit, aigu-tournoyant,
Comme un fuseau sur leur tête.
De feu, les deux piliers du monde,
Brûlés jusqu'au fond, chanceloient:
Le ciel ardoit, la terre et l'onde
Tout pétillants étinceloient, etc.
La langue est encore la même que dans le morceaux cité plus haut; mais quelle différence dans la vigueur du style et l'éclat de la pensée! Eh bien, veut-on savoir tout d'un coup à quoi s'en tenir sur les progrès que Ronsard a fait faire à la langue poétique, qu'on rapproche ce fragment, composés dans ses premières années, des vers suivants, composés dix ans après, pour l'avènement au trône de Charles IX. Ce sont quelques-uns des conseils qu'il lui adresse:
Ne vous montrez jamais pompeusement vêtu
L'habillement des rois est la seule vertu;
Que votre corps reluise en vertus glorieuse
Non par habits chargés de pierres précieuses
D'amis plus que d'argent montrez-vous désireux,
Les princes sans amis sont toujours malheureux;
Aimez les gens de bien, ayant toujours envie
De ressembler à ceux qui sont de bonne vie;
Punissez les malins et les séditieux:
Ne soyez point chagrin, dépit, ni furieux,
Mais honnête et gaillard, portant sur le visage
De votre gentille âme un gentil témoignage.
Or, sire, pour autant que nul n'a le pouvoir
De châtier les rois qui font mal leur devoir,
Corrigez-vous vous-même, afin que la justice
De Dieu qui est plus grand vos fautes ne punisse.
Je dis ce puissant Dieu, dont la force est partout,
Qui conduit l'univers de l'un à l'autre bout,
Et fait à tous humains ses justices égales,
Autant aux laboureurs qu'aux personnes royales.
Lequel nous supplions vous tenir en sa loi,
Et vous aimer autant qu'il fit David son roi,
Et rendre comme à lui votre sceptre tranquille,
Car, sans l'aide de Dieu, la force est inutile.
On pourra juger d'après ces vers, dont le style est, en général, celui de tous les discours de Ronsard, combien est ridicule l'accusation d'obscurité et de dureté qui depuis deux siècles flétrit ses poésies; et il nous sera de plus loisible d'avancer que la Harpe ne les avait jamais lues, lorsqu'il s'écrie qu'on ne peut pas lire et comprendre quatre vers de suite chez Ronsard. Qu'on me permette de citer encore une de ses élégies, qui, sans être partout aussi pure que le morceau précédent, lui est supérieure, ce me semble, sous le rapport de la poésie:
A MARIE
Six ans étoient coulés, et la septième année
Étoit presques entière en ses pas retournée,
Quand, loin d'affection, de désir et d'amour,
En pure liberté je passois tout le jour,
Et, franc de tout souci qui les âmes dévore,
Je dormois dès le soir jusqu'au point de l'aurore;
Car seul, maître de moi, j'allois plein de loisir
Où le pied me portoit, conduit de mon désir,
Ayant toujours aux mains, pour me servir de guide,
Aristote ou Platon, ou le docte Euripide,
Mes bons hôtes muets, qui ne fâchent jamais;
Ainsi je les reprends, ainsi je les remets.
O douce compagnie, et utile et honnête!
Un autre en caquetant m'étourdiroit la tête.
Puis, du livre ennuyé, je regardois les fleurs,
Feuilles, tiges, rameaux, espèces et couleurs;
Et l'entrecoupement de leurs formes diverses,
Peintes de cent façons, jaunes, rouges et perses(*).
Ne me pouvant soûler, ainsi qu'en un tableau
D'admirer la nature et ce qu'elle a de beau,
Et de dire en passant aux fleurettes écloses:
«Celui est presque Dieu qui connoît toutes choses,
Écarté du vulgaire et loin des courtisans
De fraude et de malice impudents artisans. »
Tantôt j'errois seulet par les forêts sauvages
Sur les bords émaillés des peinturés rivages;
Tantôt par les rochers reculés et déserts,
Tantôt par les taillis, verte maison des cerfs
J'aimois le cours suivi d'une longue rivière,
A voir onde sur onde allonger sa carrière,
Et flot à l'autre flot en roulant s'attacher;
Et, penché sur les bords, me plaisoit d'y pêcher
Étant plus réjoui d'une chasse muette,
Troubler des écaillés la demeure secrète,
Tirer avec la ligne en tremblant emporté
Le crédule poisson pris à l'haim appâté,
Qu'un grand prince n'est aise ayant pris à la chasse;
Un cerf qu'en haletant tout un jour il pourchasse
Heureux si vous eussiez d'un mutuel émoi
Pris l'appât amoureux aussi bien comme moi ...
Las! couché dessus l'herbe, en mes discours je pense
Que, pour aimer beaucoup, j'ai peu de récompense
Et que mettre son cœur aux dames si avant,
C'est vouloir peindre en l'onde et arrêter le vent
M'assurant toutefois qu'alors que le vieil âge
Aura, comme sorcier, changé votre visage,
Et lorsque vos cheveux deviendront argentés
Et que vos yeux d'amour ne seront plus hantés
Que toujours vous aurez, quelque soin qui vous touche,
En l'esprit mes écrits, mon nom en votre bouche.
(*) Bleues.
Le lecteur doit être bien surpris de ne point rencontrer là cette muse en françois parlant grec et latin contre laquelle Boileau s'escrime si rudement, de fort bien comprendre ce patois que jargonnoit Ronsard à la cour des Valois, et de ne le point trouver si éloigné qu'il croyait du beau françois d'aujourd'hui. C'est qu'il n'est pas en littérature de plus étrange destinée que celle de Ronsard: idole d'un siècle éclairé; illustré de l'admiration d'hommes tels que les de Thou, les l'Hospital, les Pasquier, les Scaliger; proclamé plus tard par Montaigne l'égal des plus grands poëtes anciens, traduit dans toutes les langues, entouré d'une considération telle, que le Tasse, dans un voyage à Paris, ambitionna l'avantage de lui être présenté; honoré à sa mort de funérailles presque royales et des regrets de la France entière, il semblait devoir, selon l'expression de M. Sainte-Beuve, entrer dans la postérité, comme dans un temple. Non! la postérité est venue, et elle a convaincu le XVIe siècle de mensonge et de mauvais goût, elle a livré au rire et à l'injure les morceaux de l'idole brisée, et des dieux nouveaux se sont substitués à la trop célèbre Pléiade, en se parant de ses dépouilles.
La Pléiade, soit: qu'importe tous ces poëtes à la suite, qui sont Baïf, Belleau, Ponthus, sous Ronsard; qui sont Racan, Segrais, Sarrazin, sous Malherbe; qui sont Desmahis, Bernis, Villette, sous Voltaire, etc.?... Mais, pour Ronsard, il y a encore une postérité: et aujourd'hui surtout qu'on remet tout en question, et que les hautes renommées sont pesées, comme les âmes aux enfers, nues, dépouillées de toutes les préventions, favorables ou non, avec lesquelles elles s'étaient présentées à nous, qui sait si Malherbe se trouvera encore de poids à représenter le père de la poésie classique? Ce ne serait point là le seul arrêt de Boileau qu'aurait cassé l'avenir.
Nous n'exprimons ici qu'un vœu de justice et d'ordre, selon nous, et nous n'avons pas jugé l'école de Ronsard assez favorablement pour qu'on nous soupçonne de partialité. Si notre conviction est erronée, ce ne sera pas faute d'avoir examiné les pièces du procès, faute d'avoir feuilleté des livres oubliés depuis trois cents ans. Si tous les auteurs d'histoires littéraires avaient eu cette conscience, on n'aurait pas vu des erreurs grossières se perpétuer dans mille volumes différents, composés les uns sur les autres; on n'aurait pas vu des jugements définitifs se fonder sur d'aigres et partiales critiques échappées à l'acharnement momentané d'une lutte littéraire, ni de hautes réputations s'échaffauder avec des œuvres admirées sur parole.
Non, sans doute, nous ne sommes pas indulgents envers l'école de Ronsard: et, en effet, on ne peut que s'indigner, au premier abord, de l'espèce de despotisme qu'en littérature, de cet orgueil avec lequel elle Odi profanum vulgus, d'Horace, repoussant toute popularité comme une injure, et n'estimant rien que le noble, et sacrifiant toujours à l'art le naturel et le vrai. Ainsi aucun poëte n'a célébré plus et la nature et le printemps que ne l'ont fait ceux du XVIe siècle, et croyez-vous qu'ils aient jamais songé à demander des inspirations à la nature et au printemps? Jamais: ils se contentaient de rassembler ce que l'antiquité avait dit de plus gracieux sur ce sujet, et d'en composer un tout, digne d'être apprécié par les connaisseurs; il arrivait de là qu'ils se gardaient de leur mieux d'avoir une pensée à eux; et cela est tellement vrai, que les savants commentaires dont on honorait leurs œuvres ne s'attachaient qu'à y découvrir le plus possible d'imitations de l'antiquité. Ces poëtes ressemblaient en cela beaucoup à certains peintres qui ne composent leurs tableaux que d'après ceux des maîtres, imitant un bras chez celui-ci, une tête chez cet autre, une draperie chez un troisième, le tout pour la plus grande gloire de l'art, et qui traitent d'ignorants ceux qui se hasardent à leur demander s'il ne vaudrait pas mieux imiter tout bonnement la nature.
Puis, après ces réflexions qui vous affectent désagréablement à la première lecture des œuvres de la Pléiade, une lecture plus particulière vous réconcilie avec elle: les principes ne valent rien; l'ensemble est défectueux, d'accord, et faux et ridicule; mais on se laisse aller à admirer certaines parties des détails; ce style primitif et verdissant assaisonne si bien de vieilles pensées déjà banales chez les Grecs et les Romains, qu'elles ont pour nous tout le charme de la nouveauté; quoi de plus rebattu, par exemple, que cette espèce de syllogisme sur lequel est fondée l'odelette de Ronsard:
Mignonne, allons voir si la rose ...
Eh bien, la mise en œuvre en fait un des morceaux les plus frais et les plus gracieux de notre poésie légère. Celle de Belleau, intitulée Avril, toute composée, au reste, d'idées connues, n'en ravit pas moins quiconque a de la poésie dans le cœur. Qui pourrait dire en combien de façons est retournée dans beaucoup d'autres pièces l'éternelle comparaison des fleurs et des amours qui ne durent qu'un printemps; et tant d'autres lieux communs que toutes les poésies fugitives nous offrent encore aujourd'hui? Eh bien, nous autres Français, qui attachons toujours moins de prix aux choses qu'à la manière dont elles sont dites, nous nous en laissons charmer, ainsi que d'un accord mille fois entendu, si l'instrument qui le répète est mélodieux.
Voilà pour la plus grande partie de l'école de Ronsard; la part du maître doit être plus vaste: toutes ses pensées à lui ne viennent pas de l'antiquité; tout ne se borne pas dans ses écrits à la grâce et à la naïveté de l'expression: on taillerait aisément chez lui plusieurs poëtes fort remarquables et fort distincts, et peut-être suffirait-il pour cela d'attribuer à chacun d'eux quelques années successives de sa vie. Le poète pindarique se présente d'abord: c'est au style de celui-là qu'ont pu s'adresser avec le plus de justice les reproches d'obscurité, d'hellénisme, de latinisme et d'enflure qui se sont perpétués sans examen jusqu'à nous de notice en notice; l'étude des autres poëtes du temps aurait cependant prouvé que ce style existait avant lui: cette fureur de faire des mots d'après les anciens a été attaquée par Rabelais, bien avant l'apparition de Ronsard et de ses amis; au total, il s'en trouve peu chez eux qui ne fussent en usage déjà. Leur principale affaire était l'introduction des formes classiques, et, bien qu'ils aient aussi recommandé celle des mots, il ne paraît pas qu'ils s'en soient occupés beaucoup, et qu'ils aient même employé les premiers ces doubles mots qu'on a représentés comme si fréquents dans leur style.
Voici venir maintenant le poëte amoureux et anacréontique: à lui s'adressent les observations faites plus haut, et c'est celui-là qui a le plus fait école. Vers les derniers temps, il tourne à l'élégie, et là seulement peu de ses imitateurs ont pu l'atteindre, à cause de la supériorité avec laquelle il y manie l'alexandrin, employé fort peu avant lui, et qu'il a immensément perfectionné.
Ceci nous conduit à la dernière époque du talent de Ronsard, et, ce me semble, à la plus brillante, bien que la moins célébrée. Ses Discours contiennent en germe l'épître et la satire régulière, et, mieux que tout cela, une perfection de style qui étonne plus qu'on ne peut dire. Mais aussi combien peu de poëtes l'ont immédiatement suivi dans cette région supérieure! Régnier seulement s'y présente longtemps après, et on ne se doute guère de tout ce qu'il doit à celui qu'il avouait hautement pour son maître.
Dans les discours surtout se déploie cet alexandrin fort et bien rempli dont Corneille eut depuis le secret, et qui fait contraster son style avec celui de Racine d'une manière si remarquable: il est singulier qu'un étranger, M. Schlegel ait fait le premier cette observation: «Je regarde comme incontestable, dit-il, que le grand Corneille appartienne encore à certains égards, pour la langue surtout, à cette ancienne école de Ronsard, ou du moins la rappelle souvent.» On se convaincra bien aisément de cette vérité en lisant les discours de Ronsard, et surtout celui des Misères du temps.
Depuis peu d'années, quelques poëtes, et Victor Hugo surtout, paraissent avoir étudié cette versification énergique et brillante de Ronsard, dégoûtés qu'ils étaient de l'autre: j'entends la versification racinienne, si belle à son commencement, et que depuis on a tant usée et aplatie à force de la limer et de la polir. Elle n'était point usée, an contraire, celle de Ronsard et de Corneille, mais rouillée seulement, faute d'avoir servi.
Ronsard mort, après toute une vie de triomphes incontestés, ses disciples, tels que les généraux d'Alexandre, se partagèrent tout son empire, et achevèrent paisiblement d'asservir ce monde littéraire, dont certainement sans lui ils n'eussent pas fait la conquête. Mais, pour en conserver longtemps la possession, il eût fallu, ou qu'eux-mêmes ne fussent pas aussi secondaires qu'ils étaient, ou qu'un maître nouveau étendît sur tous ces petits souverains une main révérée et protectrice. Cela ne fut pas; et dès lors on dut prévoir, aux divisions qui éclatèrent, aux prétentions qui surgirent, à la froideur et à l'hésitation du public envers les œuvres nouvelles, l'imminence d'une révolution analogue à celle de 1549, dont le grand souvenir de Ronsard, qui survivait encore craint des uns et vénéré du plus grand nombre, pouvait seul retarder l'explosion de quelques années.
Enfin Malherbe vint! et la lutte commença. Certes, il était alors beaucoup plus aisé que du temps de Ronsard et de du Bellay de fonder en France une littérature originale: la langue poétique était toute faite grâce à eux, et, bien que nous nous soyons élevé contre la poésie antique substituée par eux à une poésie du moyen âge, nous ne pensons pas que cela eût nui à un homme de génie, à un véritable réformateur venu immédiatement après eux; cet homme de génie ne se présenta pas: de là tout le mal; le mouvement imprimé dans le sens classique, qui eût pu même être de quelque utilité comme secondaire, fut pernicieux, parce qu'il domina tout: la réforme prétendue de Malherbe ne consista absolument qu'à le régulariser, et c'est de cette opération qu'il a tiré toute sa gloire[13].
On sentait bien, dès ce temps-là, combien cette réforme annoncée si pompeusement était mesquine et conçue d'après des vues étroites. Régnier surtout, Régnier, poëte d'une tout autre luire que Malherbe, et qui n'eut que le tort d'être trop modeste, et de se contenter d'exceller dans un genre à lui, sans se mettre à la tête d'aucune école, tance celle de Malherbe avec une sorte de mépris:
Cependant, leur savoir ne s'étend seulement
Qu'à regratter un mot douteux au jugement;
Prendre garde qu'un qui ne heurte une diphthongue,
Épier si des vers la rime est brève ou longue,
Ou bien si la voyelle, à l'autre s'unissant,
Ne rend point à l'oreille un vers trop languissant,
Et laissent sur le verd le noble de l'ouvrage.
(Le Critique outré.)
Tout cela est très-vrai. Malherbe réformait en grammairien, en éplucheur de mots, et non pas en poëte, et, malgré toutes ses invectives contre Ronsard, il ne songeait pas même qu'il y eût à sortir du chemin qu'avaient frayé les poëtes de la Pléiade, ni par un retour à la vieille littérature nationale, ni par la création d'une littérature nouvelle, fondée sur les mœurs et les besoins du temps, ce qui, dans ces deux cas, eût probablement amené à un même résultat. Toute sa prétention, à lui, fut de purifier le fleuve qui coulait du limon que roulaient ses ondes, et qu'il ne put faire sans lui enlever aussi en partie l'or et les germes précieux qui s'y trouvaient mêlés: aussi voyez ce qu'a été la poésie après lui: je dis la poésie.
L'art, toujours l'art, froid, calculé, jamais de douce rêverie, jamais de véritable sentiment religieux, rien que la nature ait immédiament inspiré: le correct, le beau exclusivement; une noblesse uniforme de pensées et d'expression; c'est Midas qui a le don de changer en or tout ce qu'il touche. Décidément, le branle est donné à la poésie classique: la Fontaine seul y résistera; aussi Boirait l'oubliera-t-il dans son Art poétique.
[1] Tous les critiques étrangers s'accordent sur ce point. Citons entre mille un passage d'une revue anglaise, rapporté tout récemment par le Mercure, et qui faisait partie d'un article où notre littérature était fort maltraitée: «Il serait injuste cependant de ne point reconnaître que ce fut aux Français que l'Europe dut la première impulsion poétique, et que la littérature romane, qui distingue le génie de l'Europe moderne du génie classique de l'antiquité, naquit avec les trouveurs et les conteurs du nord de la France, les jongleurs et les ménestrels de Provence.
[2] Mellin de Saint-Gelais.
[3] Par I. D. B. A. (Joachim du Bellay). Paris, Arnoul Angelier, 1549. Le privilège date de 1548.
[4] Auteurs du roman de la Rose.
[5] Sonne-moi ces sonnets: ceci est un trait du mauvais goût d'alors, auquel le jeune novateur n'a pu entièrement se soustraire. Nous trouvons plus haut: Distille avec un style. Ronsard lui-même a cédé quelquefois à ce plaisir de jouer sur les mots: Dorât qui redore le langage français; Mellin aux paroles de miel, etc.
[6] Allusion aux ridicules surnoms que prenaient les poëtes du temps: l'Humble Espérant (Jehan le Blond); le Banni de Liesse (François Habert); l'Esclave fortuné (Michel d'Amboise); le Traverseur des voies périlleuses (Jehan Bouchet). Il y avait encore le Solitaire (Jehan Gohorry); l'Esperonnier de discipline (Antoine de Saix), etc., etc.
[7] Il s'agit là de Pierre de Ronsard, annoncé comme le Messie par ce nouveau saint Jean. Du Bellay a-t-il voulu équivoquer sur le prénom de Ronsard avec cette figure de la pierre? Ce serait peut-être aller trop loin que de le supposer.
[8] Il est à remarquer que l'Illustration ne parle nominativement d'aucun d'entre eux; plusieurs cependant étaient déjà connus. Il me semble que du Bellay n'aurait pas manqué de citer ses amis s'il eut porté seul la parole.»
[9] Quelques-unes ne portent que D. M. au sommet de la légende; mais il n'y en a peut-être pas le quart où il ne soit question des mânes du défunt. Que d'observations de ce genre il y aurait encore à faire!
[10] Écoutons Paul Courier, à propos des inscriptions latines: «caméra campotorum leur paraissait beaucoup plus beau que la Chambre des comptes: cette manie dura, et même n'a point passé; des inscriptions qui nous disent en mots de Cicéron qu'ici est le Marché-Neuf ou bien la Place-aux-Veaux.»
[11] Il est à espérer que la révolution de 93 aura donné lieu à la dernière explosion de l'imitation des anciens, et que nous en aurons fini cette fois avec les Léonidas, et les Brutus, et les Régulus, et les grandes odes pindariques, et les consuls, et les tribuns, et toute la défroque de la république romaine ajustée au xixe siècle; c'est quelque chose déjà pour nous que d'avoir le coq gaulois en place de l'aigle classique.
[12] Cette ode était contenue dans le recueil intitulé: Les quatre premiers Livres d'odes de P. de Ronsard vendomois, ensemble et son Boccaige; Paris, G. Cavellat, 1550.
Ronsard avait déjà publié séparément, l'année précédente, l'Hymne de France, Paris, Vascosan, et l'Hymne de la paix, G. Cavellat, 1549. Ces trois pièces très-rares ne sont point indiquées sur le catalogue de la Bibliothèque royale, ce qui a fait commettre à tous les bibliographes une erreur de date touchant la publication des premiers écrits de Ronsard.
[13] Il ne s'agit dans tout ceci que de principes généraux. Nous avançons que le système classique a été fatal aux auteurs des deux siècles derniers, sans porter, du reste, aucune atteinte à leur gloire et au mérite de leurs écrits.
V
EXPLICATIONS
Vous le voyez, mon ami,—en ce temps, je ronsardinisais,—pour me servir d'un mot de Malherbe. Considérez, toute fois, le paradoxe ingénieux qui fait le fond de ce travail: il s'agissait alors pour nous, jeunes gens, de rehausser la vieille versification française, affaiblie par les langueurs du XVIIIe siècle, troublée par les brutalités des novateurs trop ardents; mais il fallait aussi maintenir le droit antérieur de la littérature nationale dans ce qui se rapporte à l'invention et aux formes générales. Cette distinction, que je devais à l'étude de Schlegel, parut obscure alors même à beaucoup de nos amis, qui voyaient dans Ronsard le précurseur du romantisme.—Que de peine on a en France pour se débattre contre les mots!
Je ne sais trop qui obtint le prix proposé alors par l'Académie; mais je crois bien que ce ne fut pas Sainte-Beuve, qui a fait couronner depuis, par le public, son Histoire de la poésie au XVIe siècle. Quant à moi-même, il est évident qu'alors je n'avais droit d'aspirer qu'aux prix du collège, dont ce morceau ambitieux me détournait sans profit.
Qui n'a pas l'esprit de son âge
De son âge a tout le malheur!
Je fus cependant si furieux de ma déconvenue, que j'écrivis une satire dialoguée contre l'Académie, qui parut chez Touquet. Ce n'était pas bon, et cependant Touquet m'avait dit, avec ses yeux fins sous ses besicles ombragées par sa casquette à large visière: «Jeune homme, vous irez loin.» Le destin lui a donné raison en me donnant la passion des longs voyages.
Mais, me direz-vous, il faut enfin parler de ces premiers vers, ces juvenilia. «Sonnez-moi ces sonnets,» comme disait du Bellay.
Eh bien, étant admis à l'étude assidue de ces vieux poëtes croyez bien que je n'ai nullement cherché à en faire le pastiche, mais que leurs formes de style m'impressionnaient malgré moi, comme il est arrivé à beaucoup de poëtes de notre temps.
Les odelettes, ou petites odes de Ronsard, m'avaient servi de modèle. C'était encore une forme classique, imitée par lui d'Anacréon, de Bion, et, jusqu'à un certain point, d'Horace. La forme concentrée de l'odelette ne me paraissait pas moins précieuse à conserver que celle du sonnet, où Ronsard s'est inspiré si heureusement de Pétrarque, de même que, dans ses élégies, il a suivi les traces d'Ovide; toutefois, Ronsard a été généralement plutôt grec que latin, c'est là ce qui distingue son école de celle de Malherbe.
VI
MUSIQUE
Ces poésies déjà vieilles ont-elles encore conservé quelque parfum?—J'en ai écrit de tous les rhythmes, imitant plus ou moins, comme on fait quand on commence. Il y en a que je ne puis plus retrouver: une notamment sur les papillons, dont je ne me rappelle que cette strophe:[1]
Le papillon, fleur sans tige
Qui voltige,
Que l'on cueille en un réseau;
Dans la nature infinie,
Harmonie
Entre la fleur et l'oiseau.
C'est encore une coupe à la Ronsard, et cela peut se chanter sur l'air du cantique de Joseph. Remarquez une chose, c'est que les odelettes se chantaient et devenaient même populaires, témoin cette phrase du Roman comique: «Nous entendîmes la servante, qui, d'une bouche imprégnée d'ail, chantait l'ode du vieux Ronsard:
Allons de nos voix
Et de nos luts d'ivoire
Ravir les esprits!»
Ce n'était, du reste, que renouvelé des odes antiques, lesquelles se chantaient aussi. J'avais écrit les premières sans songer à cela, de sorte qu'elles ne sont nullement lyriques. Celle qui est intitulée les Cydalises est venue malgré moi sous forme de chant; j'en avais trouvé en même temps les vers et la mélodie, que j'ai été obligé de faire noter, et qui a été trouvée très-concordante aux paroles.—Ni bonjour ni bonsoir, est calqué sur un air grec.
Je suis persuadé que tout poëte ferait facilement la musique de ses vers s'il avait quelque connaissance de la notation.
Rousseau est cependant presque le seul qui, avant Pierre Dupont, ait réussi.
Je discutais dernièrement là-dessus avec S***, à propos des tentatives de Richard Wagner. Sans approuver le système musical actuel, qui fait du poëte un parolier, S*** paraissait craindre que l'innovation de l'auteur de Lohengrin, qui soumet entièrement la musique au rhythme poétique, ne la fît remonter à l'enfance de l'art. Mais n'arrive-t-il pas tous les jours qu'un art quelconque se rajeunit en se retrempant à ses sources? S'il y a décadence, pourquoi le craindre? s'il y a progrès, où est le danger?
Il est très-vrai que les Grecs avaient quatorze modes lyriques fondés sur les rhythmes poétiques de quatorze chants ou chansons. Les Arabes en ont le même nombre, à leur imitation. De ces timbres primitifs résultent des combinaisons infinies, soit pour l'orchestre, soit pour l'opéra. Les tragédies antiques étaient des opéras, moins avancés sans doute que les nôtres; les mystères du moyen âge étaient aussi des opéras complets avec récitatifs, airs et chœurs; on y voit poindre même le duo, le trio, etc. On me dira que les chœurs n'étaient chantés qu'à l'unisson,—soit. Mais n'aurions-nous réalisé qu'un de ces progrès matériels qui perfectionnent la forme aux dépens de la grandeur et du sentiment? Qu'un faiseur italien vole un air populaire qui court les rues de Naples ou de Venise, et qu'il en fasse le motif principal d'un duo, d'un trio ou d'un chœur, qu'il le dessine dans l'orchestre, le complète et le fasse suivre d'un autre motif également pillé, sera-t-il pour cela inventeur? Pas plus que poëte. Il aura seulement le mérite de la composition, c'est-à-dire de l'arrangement selon les règles et selon son style ou son goût particulier.
Mais cette esthétique nous entraînerait trop loin, et je suis incapable de la soutenir avec les termes acceptés, n'ayant jamais pu mordre au solfège. Seules, mes strophes intitulées Chœur souterrain, ont une couleur ancienne qui aurait réjoui le vieux Gluck.
Il est difficile de devenir un bon prosateur si l'on n'a pas de été poëte; ce qui ne signifie pas que tout poëte puisse devenir un prosateur. Mais comment s'expliquer la séparation qui s'établit presque toujours entre ces deux talents? Il est rare qu'on les accorde tous les deux au même écrivain: du moins l'un prédomine l'autre. Pourquoi aussi notre poésie n'est-elle pas populaire comme celle des Allemands? C'est, je crois, qu'il faut distinguer toujours ces deux styles et ces deux genres—chevaleresque et gaulois, dans l'origine,—qui, en perdant leurs noms, ont conservé leur division générale. On parle en ce moment d'une collection de chants nationaux recueillis et publiés à grands frais. Là, sans doute, nous pourrons étudier les rhythmes anciens conformes au génie primitif de la langue, et peut-être en sortira-t-il quelque moyen d'assouplir et de varier ces coupes belles mais monotones que nous devons à la réforme classique. La rime riche est une grâce, sans douter, mais elle ramène trop souvent les mêmes formules. Elle rend le récit poétique ennuyeux et lourd le plus souvent, et est un grand obstacle à la popularité des poëmes.
Je renvoie ici le lecteur aux Filles du feu, dans lesquelles j'ai cité quelques chants d'une province où j'ai été élevé et qu'on appelle spécialement «la France». C'était, en effet, l'ancien domaine des empereurs et des rois, aujourd'hui découpé en mille possessions diverses.
[1] Cette pièce, et toutes celles dont parle ici Gérard de Nerval, se retrouveront dans ses Poésies complètes.
MES PRISONS
SAINTE-PÉLAGIE EN 1831
Ces souvenirs ne réussiront jamais à faire de moi un Silvio Pellico, pas même un Magallon... Peut-être ai-je moins pourri dans les cachots que bien des gardes nationaux litéraires de mes amis; cependant, j'ai eu le privilège d'émotions plus variées; j'ai secoué plus de chaînes, j'ai vu filtrer le jour à travers plus de grilles; j'ai été un prisonnier plus sérieux plus considérable; en un mot, si à cause de mes prisons je ne me suis point posé sur un piédestal héroïque, je puis dire que ce fut pure modestie de ma part.
L'aventure remonte à quelques années; les Mémoires de M. Gisquet viennent de préciser l'époque dans mon souvenir; cela se rattache, d'ailleurs, à des circonstances fort connues; c'était dans un certain hiver où quelques artistes et poëtes s'étaient mis à parodier les soupers et les nuits de la Régence. On avait la prétention de s'enivrer au cabaret; on était raffiné, truand et talon rouge tout à la fois. Et ce qu'il y avait de plus réel dans cette réaction vers les vieilles mœurs de la jeunesse française, c'était, non le talon rouge, mais le cabaret et l'orgie; c'était le vin de la barrière bu dans des crânes et chantant la ronde de Lucrèce Borgia; au total, peu de filles enlevées, moins encore de bourgeois battus; et, quant au guet, formulé par des gardes municipaux et des sergents de ville, loin de se laisser charger de coups de bâton et de coups d'épée, il comprenait assez mal la couleur d'une époque illustre, pour mettre parfois les soupeurs au violon, en qualité de simples tapageurs nocturnes.
C'est ce qui arriva à quelques amis et à moi, un certain soir où la ville était en rumeur par des motifs politiques que nous ignorions profondément; nous traversions l'émeute en chantant et en raillant, comme les épicuriens d'Alexandrie (du moins, nous nous en flattions). Un instant après, les rues voisines étaient cernées, et, du sein d'une foule immense, composée, comme toujours, en majorité de simples curieux, on extrayait les plus barbus et les plus chevelus, d'après un renseignement fallacieux qui, à cette époque, amenait souvent de pareilles erreurs.
Je ne peindrai pas les douleurs d'une nuit passée au violon; à l'âge que j'avais alors, on dort parfaitement sur la planche inclinée de ces sortes de lieux; le réveil est plus pénible. On nous avait divisés; nous étions trois sous la même clef au corps de garde de la place du Palais-Royal. Le violon de ce poste est un véritable cachot, et je ne conseille à personne de se faire arrêter de ce côté. Après avoir probablement dormi plusieurs heures, nous nous réveillâmes au bruit qui se faisait dans le corps de garde; du reste, nous ne savions s'il était jour ou nuit.
Nous commençâmes par appeler; on nous enjoignit de nous tenir tranquilles. Nous demandions d'abord à sortir, puis à déjeuner, puis à fumer quelques cigares: refus sur tous ces points; ensuite personne ne songea plus à nous; alors, nous agitons la porte, nous frappons sur les planches, nous faisons rendre au violon toute l'harmonie qui lui est propre; ce fut de quoi nous fatiguer une heure; le jour ne venait pas encore; enfin, quelques heures après,-vers midi probablement, l'ombre à peine perceptible d'une certaine lueur se projeta sur le plafond et s'y promena dès lors comme une aiguille de pendule. Nous regrettâmes le sort des prisonniers célèbres, qui avaient pu du moins élever une fleur ou apprivoiser une araignée; le donjon de Fouquet, les plombs de Casanova, nous revinrent longuement en mémoire; puis, comme nous étions privés de toute nourriture, il fallut nous arrêter au supplice d'Ugolin... Vers quatre heures, nous entendîmes un bruit actif de verres et de fourchettes: c'étaient les municipaux qui dînaient.
Je regretterais de prolonger ce journal d'impressions fort vulgaires partagées par tant d'ivrognes, de tapageurs ou de cochers en contravention; après dix-huit heures de violon, nous sommes conduits devant un commissaire, qui nous envoie à la Préfecture, toujours sous le poids des mêmes préventions Dès lors, notre position prenait du moins de l'intérêt. Nous pouvions écrire aux journaux, faire appel à l'opinion, nous plaindre amèrement d'être traités en criminels; mais nous préférâmes prendre bien les choses et profiter gaiement de cette occasion d'étudier des détails nouveaux pour nous. Malheureusement, nous eûmes la faiblesse de nous faire mettre à la pistole, au lieu de partager la salle commune, ce qui ôte beaucoup à la valeur de nos observations.
La pistole se compose de petites chambres fort propres à un ou deux lits, où le concierge fournit tout ce qu'on demande comme à la prison de la garde nationale; le plancher est en dalles, les murs sont couverts de dessins et d'inscriptions; on boit, on lit et on fume; la situation est donc fort supportable.
Vers midi, le concierge nous demanda si nous voulions passer avec la société, pendant qu'on faisait le service. Cette proposition n'était que dans le but de nous distraire, car nous pouvions simplement attendre dans une autre chambre. La société, c'étaient les voleurs.
Nous entrâmes dans une vaste salle garnie de bancs et de tables; cela ressemblait simplement à un cabaret de bas étage. On nous fit voir près du poêle un homme en redingote verte qu'on nous dit être le célèbre Fossard, arrêté pour le vol des médailles de la Bibliothèque.
C'était une figure assez farouche et refrognée, des cheveux grisonnants, un œil hypocrite. Un de mes compagnons se mit à causer avec lui. Il crut pouvoir le plaindre d'être une haute intelligence mal dirigée peut-être; il émit une foule d'idées sociales et de paradoxes de l'époque, lui trouva au front du génie et lui demanda la permission de lui tâter la tête, pour examiner les bosses phrénologiques.
Là-dessus, M. Fossard se fâcha très-vertement, s'écriant qu'il n'était nullement un homme d'intelligence, mais un bijoutier fort honorable et fort connu dans son quartier, arrêté par erreur; qu'il n'y avait que des mouchards qui pussent l'interroger comme on le faisait.
—Apprenez, monsieur, dit un voisin à notre camarade, qu'il ne se trouve que d'honnêtes gens ici.
Nous nous hâtâmes d'excuser et d'expliquer la sollicitude d'artiste de notre ami, qui, pour dissiper la malveillance naissante, se mit à dessiner un superbe Napoléon sur le mur; on le reconnut aussitôt pour un peintre fort distingué.
En rentrant dans nos cellules, nous apprîmes du concierge que le Fossard auquel nous avions parlé n'était pas le forçat célébré par Vidocq, mais son frère, arrêté en même temps que lui.
Quelques heures après, nous comparûmes devant un juge d'instruction, qui envoya deux d'entre nous à Sainte-Pélagie sous la prévention de complot contre l'État. Il s'agissait alors, autant que je puis m'en souvenir, du célèbre complot de la rue des Prouvaires, auquel on avait rattaché notre pauvre souper par je ne sais quels fils très-embrouillés.
A cette époque, Sainte-Pélagie offrait trois grandes divisions complètement séparées. Les détenus politiques occupaient la plus belle partie de la prison. Une cour très-vaste, entourée de grilles et de galeries couvertes, servait toute la journée à la promenade et à la circulation. Il y avait le quartier des carlistes et le quartier des républicains. Beaucoup d'illustrations des deux partis se trouvaient alors sous les verrous. Les gérants de journaux, destinés à rester longtemps prisonniers, avaient tous obtenu de fort jolies chambres. Ceux du National, de la Tribune et de la Révolution étaient les mieux logés dans le pavillon de droite. La Gazette et la Quotidienne habitaient le pavillon de gauche, au dessus du chauffoir public.
Je viens de citer l'aristocratie de la prison; les détenus non journalistes, mais payant la pistole, étaient répartis en plusieurs chambrées de sept à huit personnes; on avait égard dans ces divisions non-seulement aux opinions prononcées, mais même aux nuances. Il y avait plusieurs chambrées de républicains, parmi lesquels on distinguait rigoureusement les unitaires, les fédéralistes, et même les socialistes, peu nombreux encore. Les bonapartistes, qui avaient pour journal la Révolution de 1830, éteinte depuis, étaient aussi représentés; les combattants carlistes de la Vendée et les conspirateurs de la rue des Prouvaires ne le cédaient guère en nombre aux républicains; de plus, il y avait tout un vaste dortoir rempli des malheureux Suisses arrêtés en Vendée et constituant la plèbe du parti légitimiste. Celle des divers partis populaires, le résidu de tant d'émeutes et de tant de complots d'alors, composait encore la partie la plus nombreuse et la plus turbulente de la prison; toutefois, il était merveilleux de voir l'ordre parfait et même l'union qui régnaient entre tous ces prisonniers de diverses origines; jamais une dispute, jamais une parole hostile ou railleuse; les légitimistes chantaient O Richard ou Vive Henri IV d'un côté, les républicains répondaient avec la Marseillaise ou le Chant du départ; mais cela sans trouble, sans affectation, sans inimitié, et comme les apôtres de deux religions opprimées qui protestent chacun devant leur autel.
J'étais arrivé fort tard à Sainte-Pélagie, et l'on ne pouvait me donner place à la pistole que le lendemain. Il me fallut donc coucher dans l'un des dortoirs communs. C'était une vaste galerie qui contenait une quarantaine de lits. J'étais fatigué, ennuyé du bruit qui se faisait dans le chauffoir, où l'on m'avait introduit d'abord, et où j'avais le droit de rester jusqu'à l'heure du couvre-feu; je préférai gagner le lit de sangle qu'on m'avait assigné, et où je m'endormis profondément.
L'arrivée de mes camarades de chambre ne tarda pas à me réveiller. Ces messieurs montaient l'escalier en chantant la Marseillaise à gorge déployée; on appelait cela la prière du soir. Après la Marseillaise arrivait naturellement le Chant du départ, puis le Ça ira, à la suite duquel j'espérais pouvoir me rendormir en paix; mais j'étais bien loin de compte. Ces braves gens eurent l'idée de compléter la cérémonie par une représentation de la révolution de Juillet. C'était une sorte de pièce de leur composition, une charade à grand spectacle, qu'ils exécutaient fort souvent, à ce qu'on m'apprit. On commençait par réunir deux ou trois tables; quelques-uns se dévouaient et représentaient Charles X et ses ministres tenant conseil sur cette scène improvisée; on peut penser avec quel déguisement et quel dialogue. Ensuite venait la prise de l'hôtel de ville; puis une soirée de la cour à Saint-Cloud, le gouvernement provisoire, la Fayette, Laffitte, etc.: chacun avait son rôle et parlait en conséquence. Le bouquet de la représentation était un vaste combat des barricades, pour lequel on avait dû renverser lits et matelas; les traversins de crin, durs comme des bûches, servaient de projectiles. Pour moi qui m'étais obstiné à garder mon lit, je ne peux point cacher que je reçus quelques éclaboussures de la bataille. Enfin, quand le triomphe fut regardé comme suffisamment décidé, vainqueurs et vaincus se réunirent pour chanter de nouveau la Marseillaise, ce qui dura jusqu'à une heure du matin.
En me réveillant, le lendemain, d'un sommeil si interrompu, j'entendis une voix partir du lit de sangle situé à ma gauche. Cette voix s'adressait à l'habitant du lit de sangle situé à ma droite; personne encore n'était levé.
—Pierre!
—Qu'est-ce que c'est?
—C'est-il toi qui es de corvée ce matin?
—Non, ce n'est pas moi; j'ai fait la chambre hier.
—Eh bien, qui donc?
—C'est le nouveau; c'est un qui est là, qui dort.
Il devenait clair que le nouveau, c'était moi-même; je feignis de continuer à dormir; mais déjà ce n'était plus possible; tout le monde se levait aux coups d'une cloche, et je fus forcé d'en faire autant.
Je songeais tristement à la corvée et à l'ennui de travailler pour les représentants du peuple libre; les inconvénients de l'égalité m'apparaissaient cette fois bien positivement; mais je ne tardai pas à apprendre que, là aussi, l'argent était une aristocratie. Mon voisin de droite vint me dire à l'oreille:
—Monsieur, si vous voulez, je ferai votre corvée; cela coûte cinq sous.
On comprend avec quel plaisir je me rachetai de la charge que m'imposait l'égalité républicaine, et je me disais, en y songeant, qu'il eût été peut-être moins pénible, en fait de corvée, de faire la chambre d'un roi que celle d'un peuple. Les gens qui ont fait la Jacquerie n'avaient peut-être pas prévu ma position.
Une demi-heure après, un second coup de cloche nous avertit que toute la prison était rendue à sa liberté intérieure; c'était en même temps le signal de la distribution des vivres. Chacun prit une sébile de terre et une cruche, ce qui nous faisait un peu ressembler à l'armée de Gédéon. Dans une galerie inférieure, la distribution était déjà commencée; elle se faisait à tous les prisonniers sans exception, et se composait d'un pain de munition et d'une cruche d'eau; après quoi, on remplissait les sébiles d'une sorte de bouillon sur lequel flottait un très-léger morceau de bœuf; au fond de ce bouillon limpide on trouvait encore de gros pois ou des haricots que les prisonniers appelaient des vestiges, en raison sans doute de leur rareté.
Du reste, la cantine était ouverte au fond de la cour et desservait les trois divisions de Sainte-Pélagie. Seulement, les prisonniers politiques avaient seuls l'avantage de pouvoir y entrer et s'y mettre à table. Deux petites lucarnes suffisaient au service des prisonniers de la dette (qui n'étaient pas encore à Clichy) et des voleurs, situés dans une aile différente. La communication n'était même pas tout à fait interdite entre ces prisonniers si divers. Quelques lucarnes percées dans le mur servaient à faire passer d'une prison à l'autre de l'eau-de-vie, du vin ou des livres. Ainsi, les voleurs manquaient d'eau-de-vie, mais l'un d'eux tenait une sorte de cabinet de lecture; on échangeait, à l'aide de ficelles, des bouteilles et des romans; les dettiers envoyaient des journaux; on leur rendait leurs politesses en provisions de bouche, dont la section politique était mieux fournie que toute autre.
En effet, le parti légitimiste nourrissait libéralement ses défenseurs. Tous les matins, des montagnes de pâtés, de volailles et de bouteilles s'amoncelaient au parloir de la prison. Les Suisses-Vendéens étaient surtout l'objet de ces attentions et tenaient table ouverte. Je fus invité à prendre part à l'un de ces repas, ou plutôt à ce repas, qui dura tout le temps de mon séjour; car la plupart des convives restaient à table toute la journée, et sous la table toute la nuit, et l'on pouvait appliquer là ce vers de Victor Hugo:
Toujours, par quelque bout, le festin recommence.
D'ailleurs, les liaisons étaient rapides, et toutes les opinions prenaient part à cette hospitalité, chacun apportant, en outre, ce qu'il pouvait, en comestibles et en vins; il n'y avait qu'un fort petit nombre de républicains farouches qui se tinssent à part de ces réunions; encore cherchaient-ils à n'y point mettre d'affectation. Vers le milieu du jour, la grande cour, le promenoir, présentait un spectacle fort animé; quelques bonnets phrygiens indiquaient seuls la nuance la plus prononcée; du reste, il y avait parfaite liberté de costumes, de paroles et de chants. Cette prison était l'idéal de l'indépendance absolue rêvée par un grand nombre de ces messieurs, et, hormis la faculté de franchir la porte extérieure, ils s'applaudissaient d'y jouir de toutes les libertés et de tous les droits de l'homme et du citoyen.
Cependant, si la liberté régnait avec évidence dans ce petit coin du monde, il n'en était pas de même de l'égalité. Ainsi que je l'ai remarqué déjà, la question d'argent mettait une grande différence dans les positions, comme celle de costume et d'éducation dans les relations et dans les amitiés. Mes anciens camarades de dortoir y étaient si accoutumés, qu'à partir du moment où je fus logé à la pistole, aucun d'entre eux n'osa plus m'adresser la parole; de même, on ne voyait presque jamais un républicain en redingote se promener ou causer familièrement avec un républicain en veste. J'eus lieu souvent de remarquer que ces derniers s'en apercevaient fort bien, et l'on s'en convaincra par une aventure assez amusante qui arriva pendant mon séjour. L'un des garçons de l'établissement portait un poulet à l'un des gros bonnets du parti, logé dans le pavillon de droite. Il avait en même temps à remettre une bouteille de vin à des ouvriers qui jouaient aux cartes dans le chauffoir. Il entre là, tenant d'une main la bouteille, et de l'autre le plat dans une serviette:
—A qui portes-tu cela? lui dit un gamin de Juillet familier.
—C'est un poulet pour M. M***.
—Tiens! tiens! mais cela doit être bon ...
—C'est meilleur que ton bouilli et tes vestiges, observe un autre.
—Il n'y a pas une patte pour moi? dit l'enfant de Paris ...
Et il tire un peu une patte qui sortait de la serviette. Par malheur, la patte se détache. On comprend dès lors ce qui dut arriver. Le poulet disparut en un clin d'œil. Le garçon de la cantine se désolait, ne sachant à qui s'en prendre.
—Porte-lui cela, dit un plaisant de la chambrée.
Il réunit tous les os dans l'assiette et écrivit sur un morceau de papier: «Les républicains ne doivent pas manger de poulet.» De temps en temps, une grande voiture, dite panier à salade, venait chercher quelques-uns des prisonniers qui n'étaient que prévenus, et les transportait au Palais de Justice, devant le juge d'instruction. Je dus moi-même y comparaître deux fois. C'était alors une journée entière perdue; car, arrivé à la Préfecture, il fallait attendre son tour dans une grande salle remplie de monde, qu'on appelait, je crois, la souricière. Je ne puis m'empêcher de protester ici contre la confusion qui se faisait alors des diverses sortes de détenus. Je pense que cela ne provenait, d'ailleurs, que d'un encombrement momentané.
Après ma dernière entrevue avec le juge, ma liberté ne dépendait plus que d'une décision de la chambre du conseil. Il fut déclaré qu'il n'y avait lieu à suivre, et dès lors je n'avais plus même à défendre mon innocence. Je dînais fort gaiement avec plusieurs de mes nouveaux amis, lorsque j'entendis crier mon nom du bas de l'escalier, avec ces mots: Armes et bagages! qui signifient: «En liberté.» La prison m'était devenue si agréable, que je demandai à rester jusqu'au lendemain. Mais il fallait partir. Je voulus du moins finir le dîner; cela ne se pouvait pas. Je faillis donner le spectacle d'un prisonnier mis de force à la porte de la prison. Il était cinq heures. L'un des convives me reconduisit jusqu'à la porte, et m'embrassa, me promettant de venir me voir en sortant de prison. Il avait, lui, deux ou trois mois à faire encore. C'était le malheureux Gallois, que je ne revis plus, car il fut tué en duel le lendemain de sa mise en liberté.
LES NUITS D'OCTOBRE
PARIS—PANTIN—MEAUX
I
LE RÉALISME
Avec le temps, la passion des grands voyages s'éteint, à moins qu'on n'ait voyagé assez longtemps pour devenir étranger à sa patrie. Le cercle se rétrécit de plus en plus, se rapprochant peu à peu du foyer.—Ne pouvant m'éloigner beaucoup cet automne, j'avais formé le projet d'un simple voyage à Meaux.
Il faut dire que j'ai déjà vu Pontoise.
J'aime assez ces petites villes qui s'écartent d'une dizaine de lieues du centre rayonnant de Paris, planètes modestes. Dix lieues, c'est assez loin pour qu'on ne soit pas tenté de revenir le soir,—pour qu'on soit sûr que la même sonnette ne vous réveillera pas le lendemain, pour qu'on trouve entre deux jours affairés une matinée de calme.
Je plains ceux qui, cherchant le silence et la solitude, se réveillent candidement à Asnières.
Lorsque cette idée m'arriva, il était déjà plus de midi.
J'ignorais qu'au 1e du mois on avait changé l'heure des départs au chemin de Strasbourg. Il fallait attendre jusqu'à trois heures et demie.
Je redescends la rue d'Hauteville. Je rencontre un flâneur que je n'aurais pas reconnu si je n'eusse été désœuvré, et qui, après les premiers mots sur la pluie et le beau temps, se met à ouvrir une discussion touchant un point de philosophie. Au milieu de mes arguments en réplique, je manque l'omnibus de trois heures. C'était sur le boulevard Montmartre que cela se passait. Le plus simple était d'aller prendre un verre d'absinthe au café Vachette et de dîner ensuite tranquillement chez Désiré et Baurain.
La politique des journaux fut bientôt lue, et je me mis à effeuiller négligemment la Revue Britannique. L'intérêt de quelques pages, traduites de Charles Dickens, me porta à lire tout l'article intitulé la Clef de la rue.
Qu'ils sont heureux, les Anglais, de pouvoir écrire et lire des chapitres d'observation dénués de tout alliage d'invention romanesque! A Paris, on nous demanderait que cela fût semé d'anecdotes et d'histoires sentimentales,—se terminant soit par une mort, soit par un mariage. L'intelligence réaliste de nos voisins se contente du vrai absolu.
En effet, le roman rendra-t-il jamais l'effet des combinaisons bizarres de la vie! Vous inventez l'homme, ne sachant pas l'observer. Quels sont les romans préférables aux histoires comiques ou tragiques d'un journal de tribunaux?
Cicéron critiquait un orateur prolixe qui, ayant à dire que son client s'était embarqué, s'exprimait ainsi: «Il se lève,—il s'habille,—il ouvre sa porte,—il met le pied hors du seuil,—il suit à droite la voie Flaminia,—pour gagner la place des Thermes,» etc., etc.
On se demande si ce voyageur arrivera jamais au port; mais déjà il vous intéresse, et, loin de trouver l'avocat prolixe, j'aurais exigé le portrait du client, la description de sa maison et la physionomie des rues; j'aurais voulu connaître même l'heure du jour et le temps qu'il faisait. Mais Cicéron était l'orateur de convention, et l'autre n'était pas assez l'orateur vrai.
II
MON AMI
«Et puis qu'est-ce que cela prouve?» comme disait Denis Diderot.
Cela prouve que l'ami dont j'ai fait la rencontre est un de ces badauds enracinés que Dickens appellerait cockneys, produit assez commun de notre civilisation et de la capitale. Vous l'aurez aperçu vingt fois, vous êtes son ami, et il ne vous reconnaît pas. Il marche dans un rêve comme les dieux de l'Iliade marchaient parfois dans un nuage; seulement, c'est le contraire: vous le voyez, et il ne vous voit pas.
Il s'arrêtera une heure à la porte d'un marchand d'oiseaux, cherchant à comprendre leur langage d'après le dictionnaire phonétique laissé par Dupont (de Nemours),—qui a déterminé quinze cents mots dans la langue seule du rossignol!
Pas un cercle entourant quelque chanteur ou quelque marchand de cirage, pas une rixe, pas une bataille de chiens, où il n'arrête sa contemplation distraite. L'escamoteur lui emprunte toujours son mouchoir, qu'il a quelquefois, ou la pièce de cent sous, qu'il n'a pas toujours.
L'abordez-vous, le voilà charmé d'obtenir un auditeur à son bavardage, à ses systèmes, à ses interminables dissertations, à ses récits de l'autre monde. Il vous parlera de omni re scibili et quibusdam aliis, pendant quatre heures, avec des poumons qui prennent de la force en s'échauffant; et ne s'arrêtera qu'en s'apercevant que les passants font cercle, ou que les garçons du café font leurs lits. Il attend encore qu'ils éteignent le gaz. Alors, il faut bien partir; laissez-le s'enivrer du triomphe qu'il vient d'obtenir, car il a toutes les ressources de la dialectique, et avec lui vous n'aurez jamais le dernier mot sur quoi que ce soit. A minuit, tout le monde pense avec terreur à son portier.—Quant à lui-même, il a déjà fait son deuil du sien, et il ira se promener à quelques lieues, ou, seulement, à Montmartre.
Quelle bonne promenade, en effet, que celle des buttes Montmartre, à minuit, quand les étoiles scintillent et que l'on peut les observer régulièrement au méridien de Louis XIII, près du moulin de Beurre! Un tel homme ne craint pas les voleurs. Ils le connaissent; non qu'il soit pauvre toujours, quelquefois il est riche; mais ils savent qu'au besoin il saurait jouer du couteau, ou faire le moulinet à quatre faces, en s'aidant du premier bâton venu. Pour le chausson, c'est l'élève de Lozès. Il n'ignore que l'escrime, parce qu'il n'aime pas les pointes, et n'a jamais appris sérieusement le pistolet, parce qu'il croit que les balles ont leurs numéros.
III
LA NUIT DE MONTMARTRE
Ce n'est pas qu'il songe à coucher dans les carrières de Montmartre, mais il aura de longues conversations avec les chaufourniers. Il demandera aux carriers des renseignements sur les animaux antéduliviens, s'enquérant des anciens carriers qui furent les compagnons de Cuvier dans ses recherches géologiques. Il s'en trouve encore. Ces hommes abrupts, mais intelligents, écouteront pendant des heures, aux lueurs des fagots qui flambent, l'histoire des monstres dont ils retrouvent encore des débris, et le tableau des révolutions primitives du globe.—Parfois un vagabond se réveille et demande du silence, mais on le fait taire aussitôt.
Malheureusement, les grandes carrières sont fermées aujourd'hui. Il y en avait une du côté du château Rouge, qui semblait un temple druidique, avec ses hauts piliers soutenant des voûtes carrées. L'œil plongeait dans des profondeurs d'où l'on tremblait de voir sortir Ésus, ou Thot, ou Cérunnos, les dieux redoutables de nos pères.
Il n'existe plus aujourd'hui que deux carrières habitables du côté de Clignancourt. Mais tout cela est rempli de travailleurs dont la moitié dort pour pouvoir plus tard relayer l'autre. C'est ainsi que la couleur se perd! Un voleur sait toujours où coucher: on n'arrêtait, en général, dans les carrières que d'honnêtes vagabonds qui n'osaient pas demander asile au poste, ou des ivrognes descendus des buttes, qui ne pouvaient se traîner plus loin.
Il y a quelquefois, du côté de Clichy, d'énormes tuyaux de gaz préparés pour servir plus tard, et qu'on laisse en dehors parce qu'ils défient toute tentative d'enlèvement. Ce fut le dernier refuge des vagabonds, après la fermeture des grandes carrières. On finit par les déloger; ils sortaient des tuyaux par séries de cinq ou six. Il suffisait d'attaquer l'un des bouts avec la crosse d'un fusil.
Un commissaire demandait paternellement à l'un d'eux depuis combien de temps il habitait ce gîte.
—Depuis un terme.
—Et cela ne vous paraissait pas trop dur?
—Pas trop... Et même, vous ne croiriez pas, monsieur le commissaire, le matin, j'étais paresseux au lit.
J'emprunte à mon ami ces détails sur les nuits de Montmartre. Mais il est bon de songer que, ne pouvant partir, je trouve inutile de rentrer chez moi en costume de voyage. Je serais obligé d'expliquer pourquoi j'ai manqué deux fois les omnibus.—Le premier départ du chemin de fer de Strasbourg n'est qu'à sept heures du matin; que faire jusque-là?
IV
CAUSERIE
—Puisque nous sommes anuités, dit mon ami, si tu n'as pas sommeil, nous irons souper quelque part. La Maison d'or, c'est bien mal composé: des lorettes, des quarts d'agent de change, et les débris de la jeunesse dorée. Aujourd'hui, tout le monde a quarante ans, ils en ont soixante. Cherchons encore la jeunesse non dorée. Rien ne me blesse comme les mœurs d'un jeune homme dans un homme âgé, à moins qu'il ne soit Brancas ou Saint-Cricq. Tu n'as jamais connu Saint-Cricq?
—Au contraire.
—C'est lui qui se faisait de si belles salades au café Anglais, entremêlées de tasses de chocolat. Quelquefois, par distraction, il mêlait le chocolat avec la salade, cela n'offensait personne. Eh bien, les viveurs sérieux, les gens ruinés qui voulaient se refaire avec des places, les diplomates en herbe, les sous-préfets en expectative, les directeurs de théâtre ou de n'importe quoi—futurs—avaient mis ce pauvre Saint-Cricq en interdit. Mis au ban, comme nous disions jadis, Saint-Cricq s'en vengea d'une manière bien spirituelle. On lui avait refusé la porte du café Anglais; visage de bois partout. Il délibéra en lui-même pour savoir s'il n'attaquerait pas la porte avec des rossignols ou à grands coups de pavé. Une réflexion l'arrêta:
—Pas d'effraction, pas de dégradation; il vaut mieux aller trouver mon ami le préfet de police.
»Il prend un fiacre, deux fiacres; il aurait pris quarante fiacres s'il les eût trouvés sur la place.
»A une heure du matin, il faisait grand bruit rue de Jérusalem.
—Je suis Saint-Cricq, je viens demander justice d'un tas de ... polissons; hommes charmants, mais qui ne comprennent pas ..., enfin, qui ne comprennent pas! Où est Gisquet?
—Monsieur le préfet est couché.
—Qu'on le réveille. J'ai des révélations importantes à lui faire.
»On réveille le préfet, croyant qu'il s'agissait d'un complot politique. Saint-Cricq avait eu le temps de se calmer. Il redevient posé, précis, parfait gentilhomme, traite avec aménité le haut fonctionnaire, lui parle de ses parents, de ses entours, lui raconte des scènes du grand monde, et s'étonne un peu de ne pouvoir, lui, Saint-Cricq, aller souper paisiblement dans un café où il a ses habitudes.
»Le préfet, fatigué, lui donne quelqu'un pour l'accompagner. Il retourne au café Anglais, dont l'agent fait ouvrir la porte; Saint-Cricq triomphant demande ses salades et ses chocolats ordinaires, et adresse à ses ennemis cette objurgation:
—Je suis ici par la volonté de mon père et de M. le préfet, etc., et je n'en sortirai, etc.
—Ton histoire est jolie, dis-je à mon ami, mais je la connaissais, et je ne l'ai écoutée que pour l'entendre raconter par toi. Nous savons toutes les facéties de ce bonhomme, ses grandeurs et sa décadense, ses quarante fiacres, son amitié pour Harel et ses procès avec la Comédie-Française, en raison de ce qu'il admirait trop hautement Molière. Il traitait les ministres d'alors de polichinelles. Il osa s'adresser plus haut... Le monde ne pouvait supporter de telles excentricités.—Soyons gais, mais convenables. Ceci est la parole du sage.
V
LES NUITS DE LONDRES
—Eh bien, si nous ne soupons pas dans la haute, dit mon ami, je ne sais guère où nous irions à cette heure-ci. Pour la Halle, il est trop tôt encore. J'aime que cela soit peuplé autour de moi. Nous avions récemment, au boulevard du Temple, dans un café près de l'Épi-Scié, une combinaison de soupers à un franc, où se réunissaient principalement des modèles, hommes et femmes, employés quelquefois dans les tableaux vivants ou dans les drames et vaudevilles à poses. Des festins de Trimalcion comme ceux du vieux Tibère à Caprée. On a encore fermé cela.
—Pourquoi?
—Je le demande. Es-tu allé à Londres?
—Trois fois.
—Eh bien, tu sais la splendeur de ses nuits, auxquelles manque trop souvent le soleil d'Italie? Quand on sort de Majesty-Theater, ou de Drury-Lane, ou de Covent-Garden, ou seulement de la charmante bonbonnière du Strand dirigée par madame Céleste, l'âme excitée par une musique bruyante ou délicieusement énervante (oh! les Italiens!), par les facéties de je ne sais quel clown, par des scènes de boxe que l'on voit dans des box[1] ..., l'âme, dis-je, sent le besoin, dans cette heureuse ville où le portier manque, où l'on a négligé de l'inventer, de se remettre d'une telle tension. La foule alors se précipite dans les bœuf-maisons, dans les huître-maisons, dans les cercles, dans les clubs et dans les saloons!
—Que m'apprends-tu là! Les nuits de Londres sont délicieuses; c'est une série de paradis ou une série d'enfers, selon les moyens qu'on possède. Les gin-palace (palais de genièvre) resplendissants de gaz, de glaces et de dorures, où l'on s'enivre entre un pair d'Angleterre et un chiffonnier... Les petites filles maigrelettes qui vous offrent des fleurs. Les dames des wauxhalls et des amphithéâtres, qui, rentrant à pied, vous coudoient à l'anglaise, et vous laissent éblouis d'une désinvolture de pairesse! Des velours, des hermines, des diamants, comme au théâtre de la Reine!... De sorte que l'on ne sait si ce sont les grandes dames qui sont des ...
—Tais-toi!
[1] Loges.
VI
DEUX SAGES
Nous nous entendons si bien, mon ami et moi, qu'en vérité, sans le désir d'agiter notre langue et de nous animer un peu, il serait inutile que nous eussions ensemble la moindre conversation. Nous ressemblerions au besoin à ces deux philosophes marseillais qui avaient longtemps abîmé leurs organes à discuter sur le grand peut-être. A force de dissertations, ils avaient fini par s'apercevoir qu'ils étaient du même avis, que leurs pensées se trouvaient adéquates, et que les angles sortants du raisonnement de l'un s'appliquaient exactement aux angles rentrants du raisonnement de l'autre.
Alors, pour ménager leurs poumons, ils se bornaient, sur toute question philosophique, politique ou religieuse, à un certain Hum ou Heuh, diversement accentué, qui suffisait pour amener la solution du problème.
L'un, par exemple, montrait à l'autre, pendant qu'ils prenaient le café ensemble, un article sur la fusion:
—Hum! disait l'un.
—Heuh! disait l'autre.
La question des classiques et des scolastiques, soulevée par un journal bien connu, était pour eux comme celle des réalistes et des nominaux du temps d'Abeilard:
—Heuh! disait l'un.
—Hum! disait l'autre.
Il en était de même pour ce qui concerne la femme ou l'homme, le chat ou le chien. Rien de ce qui est dans la nature, ou qui s'en éloigne, n'avait la vertu de les étonner autrement.
Cela finissait toujours par une partie de dominos; jeu spécialement silencieux et méditatif.
—Mais pourquoi, dis-je à mon ami, n'est-ce pas ici comme à Londres? Une grande capitale ne devrait jamais dormir!
—Parce qu'il y a ici des portiers, et qu'à Londres chacun, ayant un passe-partout de la porte extérieure, rentre à l'heure qu'il veut.
—Cependant, moyennant cinquante centimes, on peut ici rentrer partout après minuit.
—Et l'on est regardé comme un homme qui n'a pas de conduite.
—Si j'étais préfet de police, au lieu de faire fermer les boutiques, les théâtres, les cafés et les restaurants à minuit, je payerais une prime à ceux qui resteraient ouverts jusqu'au matin. Car enfin je ne crois pas que la police ait jamais favorisé les voleurs; mais il semble, d'après ces dispositions, qu'elle leur livre la ville sans défense, une ville surtout où un grand nombre d'habitants: imprimeurs, acteurs, critiques, machinistes, allumeurs, etc., ont des occupations qui les retiennent jusqu'après minuit. Et les étrangers, que de fois je les ai entendus rire ... en voyant que l'on couche les Parisiens sitôt.
—La routine! dit mon ami.
VII
LE CAFÉ DES AVEUGLES
—Mais, reprit-il, si nous ne craignons pas les tire-laine, nous pouvons encore jouir des agréments de la soirée; ensuite nous reviendrons souper, soit à la pâtisserie du boulevard Montmartre, soit à la boulangerie, que d'autres appellent la boulange, rue de Richelieu. Ces établissements ont la permission de deux heures. Mais on n'y soupe guère à fond. Ce sont des pâtés, des sandwich, une volaille peut-être, ou quelques assiettes assorties de gâteaux, que l'on arrose invariablement de madère. Souper de figurante, ou de pensionnaire ... lyrique. Allons plutôt chez le rôtisseur de la rue Saint-Honoré.
Il n'était pas encore tard, en effet. Notre désœuvrement nous faisait paraître les heures longues... En passant au perron pour traverser le Palais-Royal, un grand bruit de tambour nous avertit que le Sauvage continuait ses exercices au café des Aveugles.
L'orchestre homérique[1] exécutait avec zèle les accompagnements. La foule était composée d'un parterre inouï, garnissant les tables, et qui, comme aux Funambules, vient fidèlement jouir tous les soirs du même spectacle et du même acteur. Les dilettantes trouvaient que M. Blondelet (le Sauvage) semblait fatigué et n'avait pas dans son jeu toutes les nuances de la veille. Je ne pus apprécier cette critique; mais je l'ai trouvé fort beau. Je crains seulement que ce ne soit aussi un aveugle et qu'il n'ait des yeux d'émail.
Pourquoi des aveugles, direz-vous, dans ce seul café, qui est un caveau? C'est que, vers la fondation, qui remonte à l'époque révolutionnaire, il se passait là des choses qui eussent révolté la pudeur d'un orchestre. Aujourd'hui, tout est calme et décent. Et même la galerie sombre du caveau est placée sous l'œil vigilant d'un sergent de ville.
Le spectacle éternel de l'Homme à la poupée nous fit fuir, parce que nous le connaissions déjà. Du reste, cet homme imite parfaitement le français-belge.
Et maintenant, plongeons-nous plus profondément encore dans les cercles inextricables de l'enfer parisien. Mon ami m'a promis de me faire passer la nuit à Pantin.
[1] O μὴ ὁράων, aveugle.
VIII
PANTIN
Pantin, c'est le Paris obscur, quelques-uns diraient le Paris canaille; mais ce dernier s'appelle, en argot, Pantruche. N'allons pas si loin.
En tournant la rue de Valois, nous avons rencontré une façade lumineuse d'une douzaine de fenêtres: c'est l'ancien Athénée, inauguré par les doctes leçons de la Harpe. Aujourd'hui, c'est le splendide estaminet des Nations, contenant douze billards. Plus d'esthétique, plus de poésie; on y rencontre des gens assez forts pour faire circuler des billes autour de trois chapeaux espacés sur le tapis vert, aux places où sont les mouches. Les blocs n'existent plus; le progrès a dépassé ces vaines promesses de nos pères. Le carambolage seul est encore admis; mais il n'est pas convenable d'en manquer un seul (de carambolage).
J'ai peur de ne plus parler français, c'est pourquoi je viens de me permettre cette dernière parenthèse. Le français de M. Scribe, celui de la Montansier, celui des estaminets, celui des lorettes, des concierges, des réunions bourgeoises, des salons, commence à s'éloigner des traditions du grand siècle. La langue de Corneille et de Bossuet devient peu à peu du sanscrit (langue savante). Le règne du prâcrit (langue vulgaire) commence pour nous, je m'en suis convaincu en prenant mon billet et celui de mon ami au bal situé rue Honoré, que les envieux désignent sous le nom de bal des Chiens. Un habitué nous a dit:
—Vous roulez (vous entrez) dans le bal (on prononce b-a-l), c'est assez rigolo ce soir. Rigolo signifie amusant. En effet, c'était rigolo.
La maison intérieure, à laquelle on arrive par une longue allée, peut se comparer aux gymnases antiques. La jeunesse y rencontre tous les exercices qui peuvent développer sa force et son intelligence. Au rez-de-chaussée, le café-billard; au premier, la salle de danse; au second, la salle d'escrime et de boxe; au troisième, le daguerréotype, instrument de patience qui s'adresse aux esprits fatigués, et qui, détruisant les illusions, oppose à chaque figure le miroir de la vérité.
Mais, la nuit, il n'est question ni de boxe ni de portraits; un orchestre étourdissant de cuivres, dirigé par M. Hesse, dit Décati, vous attire invinciblement à la salle de danse, où vous commencez à vous débattre contre les marchandes de biscuits et de gâteaux. On arrive dans la première pièce, où sont les tables, et où l'on a le droit d'échanger son billet de 23 centimes contre la même somme en consommation. Vous apercevez des colonnes entre lesquelles s'agitent des quadrilles joyeux. Un sergent de ville vous avertit paternellement que l'on ne peut fumer que dans la salle d'entrée,—le prodrome.
Nous jetons nos bouts de cigare, immédiatement ramassés par des jeunes gens moins fortunés que nous. Mais, vraiment, le bal est très-bien; on se croirait dans le monde si l'on ne s'arrêtait à quelques imperfections de costume. C'est, au fond, ce qu'on appelle à Vienne un bal négligé.
Ne faites pas le fier. Les femmes qui sont là en valent bien d'autres, et l'on peut dire des hommes, en parodiant certains vers d'Alfred de Musset sur les derviches turcs:
Ne les dérange pas, ils t'appelleraient chien ...
Ne les insulte pas, car ils te valent bien!
Tâchez de trouver dans le monde une pareille animation. La salle est assez grande et peinte en jaune. Les gens respectables s'adossent aux colonnes, avec défense de fumer, et n'exposent que leurs poitrines aux coups de coude, et leurs pieds aux trépignements éperdus du galop et de la valse. Quand la danse s'arrête, les tables se garnissent. Vers onze heures, les ouvrières sortent et font place à des personnes qui sortent des théâtres, des cafés-concerts et de plusieurs établissements publics. L'orchestre se ranime pour cette population nouvelle, et ne s'arrête que vers minuit.
IX
LA GOGUETTE
Nous n'attendîmes pas cette heure. Une affiche bizarre attira notre attention. Le règlement d'une goguette était affiché dans la salle:
SOCIÉTÉ LYRIQUE DES TROUBADOURS
«Bury, président. Beauvais, maître de chant, etc.
»Art. 1er. Toutes chansons politiques ou atteignant la religion ou les mœurs sont formellement interdites.
»2° Les échos ne seront accordés que lorsque le président le jugera convenable.
»3° Toute personne se présentant en état de troubler l'ordre de la soirée, l'entrée lui en sera refusée.
»4° Toute personne qui aurait troublé l'ordre, qui, après deux avertissements dans la soirée, n'en tiendrait pas compte, sera priée de sortir immédiatement.
»Approuvé, etc.»
Nous trouvons ces dispositions fort sages; mais la Société lyrique des Troubadours, si bien placée en face de l'ancien Athénée, ne se réunit pas ce soir-là. Une antre goguette existait dans une autre cour du quartier. Quatre lanternes mauresques annonçaient la porte, surmontée d'une équerre dorée.
Un contrôleur vous prie de déposer le montant d'une chopine (six sous), et l'on arrive au premier, où derrière la porte se rencontre le chef d'ordre.
—Êtes-vous du bâtiment? nous dit-il.
—Oui, nous sommes du bâtiment, répondit mon ami.
Ils se firent les attouchements obligés, et nous pûmes entrer dans la salle.
Je me rappelai aussitôt la vieille chanson exprimant l'étonnement d'un louveteau[1] nouveau-né qui rencontre une société fort agréable et se croit obligé de la célébrer:
—Mes yeux sont éblouis, dit-il. Que vois-je dans cette enceinte?
Des menuisiers! des ébénisses!
Des entrepreneurs de bâtisses!...
Qu'on dirait un bouquet de fleurs,
Paré de ses mille couleurs!
Enfin nous étions du bâtiment, et le mot se dit aussi au moral, attendu que le bâtiment n'exclut pas les poëtes; Amphyon, qui élevait des murs aux sons de sa lyre, était du bâtiment. Il en est de même des artistes peintres et statuaries, qui en sont les enfants gâtés.
Comme le louveteau, je fus ébloui de la splendeur du coup d'œil. Le chef d'ordre nous fit asseoir à une table, d'où nous pûmes admirer les trophées ajustés entre chaque panneau. Je fus étonné de ne pas y rencontrer les anciennes légendes obligées: «Respect aux dames! Honneur aux Polonais!» Comme les traditions se perdent!
En revanche, le bureau, drapé de rouge, était occupé par trois commissaires fort majestueux. Chacun d'eux avait devant soi sa sonnette, et le président frappa trois coups avec le marteau consacré. La mère des compagnons était assise au pied du bureau. On ne la voyait que de profil, mais le profil était plein de grâce et de dignité.
—Mes petits amis, dit le président, notre ami *** va chanter une nouvelle composition, intitulée la Feuille de saule.
La chanson n'était pas plus mauvaise que bien d'autres. Elle imitait faiblement le genre de Pierre Dupont. Celui qui la chantait était un beau jeune homme aux longs cheveux noirs, si abondants, qu'il avait dû s'entourer la tête d'un cordon, afin de les maintenir; il avait une voix douce parfaitement timbrée, et les applaudissements furent doubles,—pour l'auteur et pour le chanteur.
Le président réclama l'indulgence pour une demoiselle dont le premier essai allait se produire devant les amis. Ayant frappé les trois coups, il se recueillit, et, au milieu du plus complet silence, on entendit une voix jeune, encore imprégnée des rudesses du premier âge, mais qui, se dépouillant peu à peu (selon l'expression d'un de nos voisins), arrivait aux traits et aux fioritures les plus hardis. L'éducation classique n'avait pas gâté cette fraîcheur d'intonation, cette pureté d'organe, cette parole émue et vibrante, qui n'appartiennent qu'aux talents vierges encore des leçons du Conservatoire.
X
LE RÔTISSEUR
O jeune fille à la voix perlée! tu ne sais pas phraser comme au Conservatoire; tu ne sais pas chanter, ainsi que dirait un critique musical... Et pourtant ce timbre jeune, ces désinences tremblées à la façon des chants naïfs de nos aïeules, me remplissent d'un certain charme! Tu as composé des paroles qui ne riment pas et une mélodie qui n'est pas carrée; et c'est dans ce petit cercle seulement que tu es comprise et rudement applaudie. On va conseiller à ta mère de t'envoyer chez un maître de chant, et, dès lors, te voilà perdue ... perdue pour nous! Tu chantes au bord des abîmes, comme les cygnes de l'Edda. Puissé-je conserver le souvenir de ta voix si pure et si ignorante, et ne t'entendre plus, soit dans un théâtre lyrique, soit dans un concert, ou seulement dans un Café chantant!
Adieu, adieu, et pour jamais adieu!... Tu ressembles au séraphin doré du Dante, qui répand un dernier éclair de poésie sur les cercles ténébreux dont la spirale immense se rétrécit toujours, pour aboutir à ce puits sombre où Lucifer est enchaîné jusqu'au jour du dernier jugement.
Et maintenant, passez autour de nous, couples souriants ou plaintifs ..., «spectres où saigne encore la place de l'amour!» Les tourbillons que vous formez s'effacent peu à peu dans la brume... La Pia, la Francesca, passent peut-être à nos côtés... L'adultère, le crime et la faiblesse se coudoient, sans se reconnaître, à travers ces ombres trompeuses.
Derrière l'ancien cloître Saint-Honoré, dont les derniers débris subsistent encore, cachés par les façades des maisons modernes, est la boutique d'un rôtisseur ouverte jusqu'à deux heures du matin. Avant d'entrer dans l'établissement, mon ami murmura cette chanson colorée:
A la Grand' Pinte, quand le vent
Fait grincer l'enseigne en fer-blanc
Alors qu'il gèle,
Dans la cuisine, on voit briller
Toujours un tronc d'arbre au foyer,
Flamme éternelle,
Où rôtissent en chapelets,
Oisons, canards, dindons, poulets,
Au tournebroche!
Et puis le soleil jaune d'or
Sur les casseroles encor,
Darde et s'accroche!
Mais ne parlons pas du soleil, il est minuit passé. Les tables du rôtisseur sont peu nombreuses; elles étaient toutes occupées.
—Allons ailleurs, dis-je.
—Mais, auparavant, répondit mon ami, consommons un petit bouillon de poulet. Cela ne peut suffire à nous ôter l'appétit, et, chez Véry, cela coûterait un franc; ici, c'est dix centimes. Tu conçois qu'un rôtisseur qui débite par jour cinq cents poulets en doit conserver les abatis, les cœurs et les foies, qu'il lui suffit d'entasser dans une marmite pour faire d'excellent consommé.
Les deux bols nous furent servis sur le comptoir et le bouillon était parfait. Ensuite on suce quelques écrevisses de Strasbourg grosses comme de petits homards. Les moules, la friture, et les volailles découpées jusque dans les prix les plus modestes, composent le souper ordinaire des habitués.
Aucune table ne se dégarnissait. Une femme d'un aspect majestueux, type habillé des néréides de Rubens ou des bacchantes de Jordaens, donnait, près de nous, des conseils à un jeune homme.
Ce dernier, élégamment vêtu, mince de taille, et dont la pâleur était relevée par de longs cheveux noirs et de petites moustaches soigneusement tordues et cirées aux pointes, écoutait avec déférence les avis de l'imposante matrone. On ne pouvait guère lui reprocher qu'une chemise prétentieuse à jabot de dentelle et à manchettes plissées, une cravate bleue et un gilet d'un rouge ardent croisé de lignes vertes. Sa chaîne de montre pouvait être en chrysocale, son épingle en strass du Rhin; mais l'effet en était assez riche aux lumières.
—Vois-tu, muffeton, disait la dame, tu n'es pas fait pour ce métier-là, de vivre la nuit. Tu t'obstines, tu ne pourras pas! Le bouillon de poulet te soutient, c'est vrai; mais la liqueur t'abîme. Tu as des palpitations, et les pommettes rouges le matin. Tu as l'air fort, parce que tu es nerveux... Tu feras mieux de dormir à cette heure-ci.
—De quoi! observa le jeune homme avec cet accent des voyoux parisiens qui semble un râle, et que crée l'usage précoce de l'eau-de-vie et de la pipe: est-ce qu'il ne faut pas que je fasse mon état? C'est les chagrins qui me font boire: pourquoi est-ce que Gustine m'a trahi!
—Elle t'a trahi sans te trahir... C'est une baladeuse, voilà tout.
—Je te parle comme à ma mère: si elle revient, c'est fini, je me range. Je prends un fonds de bimbeloterie. Je l'épouse.
—Encore une bêtise!
—Puisqu'elle m'a dit que je n'avais pas d'établissement!
—Ah! jeune homme, cette femme-là, ça sera ta mort.
—Elle ne sait pas encore la roulée qu'elle va recevoir!
—Tais-toi donc! dit la femme-Rubens en souriant, ce n'est pas toi qui es capable de corriger une femme!
Je n'en voulus pas entendre davantage. Jean-Jacques avait bien raison de s'en prendre au mœurs des villes d'un principe de corruption qui s'étend plus tard jusqu'aux campagnes. A travers tout cela cependant, n'est-il pas triste d'entendre retentir l'accent de l'amour, la voix pénétrée d'émotion, la voix mourante du vice, à travers la phraséologie de la crapule?
Si je n'étais sûr d'accomplir une des missions douloureuses de l'écrivain, je m'arrêterais ici; mais mon ami me dit comme Virgile à Dante:
—Or sie forte ed ardito; omai si scende per i fatte scale ...[1]
A quoi je répondis sur un air de Mozart:—Andiam! andiam! andiamo bene!
—Tu te trompes! reprit-il, ce n'est pas là l'enfer: c'est tout au plus le purgatoire. Allons plus loin.