Le Roi des Étudiants
The Project Gutenberg eBook of Le Roi des Étudiants
Title: Le Roi des Étudiants
Author: Vinceslas-Eugène Dick
Release date: November 16, 2004 [eBook #14059]
Most recently updated: October 28, 2024
Language: French
Credits: Produced by Renald Levesque, from files made available by "La
bibliothèque Nationale du Québec".
V. E. DICK.
Le Roi des Étudiants
CHAPITRE PREMIER
Silhouettes d'Étudiants
C'était dans une chambre de douze pieds carrés au plus, rue St-Georges, Québec.
Ils étaient là quatre, buvant, fumant, chantant, riant... que c'était plaisir à voir. Le cliquetis des verres, le choc des bouteilles, les éclats de voix, les notes plus ou moins fausses de quelque chanson égrillarde, le bruit des pieds battant le parquet; tout cela se combinait adorablement pour former le plus délicieux tintamarre du monde.
Comment en eût-il été autrement?
Ce quatuor bruyant représentait la fine fleur de l'école de médecine: Després, le roi des étudiants tapageurs, l'organisateur par excellence de joyeuses équipées, le meilleur buveur de l'Université; Cardon, passé maître dans l'art d'obtenir de la boisson à crédit; Lafleur, qui faisait dix affreux calembours entre chaque rasade qu'il ingurgitait—et Dieu sait s'il en ingurgitait, des rasades!—enfin, le petit Caboulot, le rat de l'école, intelligent comme un diablotin, mais plus grouillant, plus étourdi, plus léger qu'un papillon.
Rien d'étonnant donc à ce que quatre lurons de cette trempe, arrosés de whisky, fissent un charivari à broyer le tympan d'une escouade d'artilleurs!
Tout à coup, le bruit cessa pendant une dizaine de secondes; la porte s'ouvrit, et un cinquième personnage entra.
Alors, ce fut une tempête.
—Bonsoir, Champfort!
—Que tu arrives bien, Champfort!
—Viens prendre un coup, Champfort!
—Champfort, pas d'étude ce soir! Au diable la pathologie!
—Mort à la matière médicale!
—Aux gémonies les maladies des yeux!
—Et celles des oreilles, donc!
—Que la fièvre quarte étouffe Virchow, Kasper, Claude Bernard... et même monsieur Koshlakoff, de St-Pétersbourg!
—Que Satanas torde le cou à feu Galien!
—Et donne le coup de grâce à ce bon monsieur Hippocrate.
—Lafleur!...
—Cardon!...
Le nouvel arrivant, tiraillé a droite, tiraillé à gauche, assassiné d'apostrophes aussi véhémentes, ne pouvait placer un mot et se contentait de sourire.
—Là! là! mes amis, fit-il enfin, ne parlez pas; tous à la fois: qu'y a-t-il?
—Il y a que nous bambochons ce soir.
—Ça se voit.
—Et que nous voulons nous administrer une cuite à tout casser...
—Tais-toi, le Caboulot, laisse parler le grand monde.
—Tiens! faut-il pas avoir six pieds, par hasard, pour qu'on se permette de parler devant monsieur!
—Silence! intervient Després. Je vais t'expliquer la chose, Champfort; assieds-toi.
—Lorsque Dieu créa le monde...
—Passe au déluge! interrompit Lafleur.
—Monte sur une chaise! glapit le Caboulot.
—Pas de discours! grogna Cardon.
—Laissez-moi faire: ça ne sera pas long. Champfort s'était assis, attendant patiemment la fin de la bourrasque.
—Lorsque Dieu créa le monde, reprit imperturbablement Després, il travailla, comme tu le sais, pendant six jours...
—C'est connu, ça! fit la voix flûtée du Caboulot.
—Pas assez! répliqua gravement l'orateur.
Puis il poursuivit:
—Mais le septième, il l'employa à se reposer, laissant ainsi à l'homme, qu'il venait de former à son image, un enseignement plein de sagesse. Or...
—Ergo!
—Or, nous avons travaillé toute la semaine comme des nègres. N'est-il pas juste que nous prenions cette soirée, cette nuit même, s'il le faut, pour laisser un peu se détendre l'arc de nos centres nerveux?
—Bien parlé!
—Puissamment raisonné!
—D'une logique irréfutable!
—Mais, sans doute, mes très chers, répondit en riant Champfort. Et je songeais si peu à me mettre en désaccord avec cette sage règle, que je venais vous prier d'étudier sans moi, ce soir Je ne suis pas dans mon assiette et n'ai aucune disposition pour le travail.
—Bravo!
—Hourra pour toi, Champfort!
—Vive le whisky, le tabac et les chansons!
Et Després, de cette voix lente et mesurée qui lui était habituelle, se mit à chanter, tout en saisissant une bouteille de la main droite et un verre de la main gauche:
Étudiants, étudiants
Chantons, rions sans cesse:
Que l'étude et l'allégresse
Se partagent nos instants.
De son côté, le Caboulot hurlait:
Pourquoi boirions-nous de l'eau,
Somm'nous des grenouilles?
Cardon, lui, proclamait moins haut la chose, mais la mettait consciencieusement en pratique.
Quant à Lafleur, il n'est pas nécessaire de chercher ce qu'il turlutait de sa voix enrouée; c'était toujours la même rengaine:
C'est notre grand-père Noé,
Patriarche digne,
Que l'bon Dieu nous a conservé
Pour planter la vigne.
Il ne fallait pas lui demander autre chose que cela: c'eût été peine perdue. Mais, en revanche, toutes les cinq minutes, l'éternel couplet lui revenait dans le gosier, avec le nom du respectable grand-père Noé, auteur de la première bamboche dont parle l'histoire.
Laissons Lafleur redire, en quinze couplets, les mérites et les exploits du grand-père Noé, et esquissons à la hâte le portrait du nouvel arrivant.
CHAPITRE II
Paul Champfort
Paul Champfort était un grand et beau garçon de vingt-deux ans.
Sa figure franche et ouverte plaisait au premier abord. Cheveux châtains, longs et bouclés; front large, oeil brun, à la prunelle hardie, bouche aux lèvres sympathiques, qu'ombrageait une petite moustache de même nuance que les cheveux: tête charmante, en un mot.
Il avait l'humeur joyeuse, la parole facile, colorée, doucement railleuse, mais toujours bienveillante. On l'aimait beaucoup, parmi les universitaires, tant à cause du cachet de sympathique distinction dont toute sa personne était empreinte, que par la bonté de son caractère et la solide intelligence qu'on lui savait.
Il était de toutes les fêtes, de toutes les excursions, de tous les caucus. On se l'arrachait un peu, et c'était toujours une bonne fortune, pour des étudiants en goguette, que l'arrivée de ce bon Champfort.
On conçoit donc la joie de nos quatre apôtres quand le jeune homme, se rendant aux arguments irrésistibles de son ami Després, s'assit autour de la table du festin bachique et fit mine d'en prendre sa bonne part.
Une première rasade fut versée par Després.
—Je bois à ton bonheur, Champfort, fit-il en élevant son verre.
—Moi, à tes succès en médecine, dit Cardon.
—Et moi, à l'heureuse issue de ton examen, final, continua Lafleur.
—Moi, Champfort, je bois à tes amours! cria le Caboulot, de cette voix perçante qui dominait tous les bruits.
A cette dernière santé, un nuage passa sur le front de Champfort. Le sourire disparut de ses lèvres, et ce fut d'un ton presque solennel qu'il répondit, en se levant:
—Merci, Caboulot, merci, mes bons amis. Je prends actes de vos bienveillants souhaits. Devant entrer bientôt dans la rude vie professionnelle, j'ai besoin que la chaude amitié dont vous m'avez toujours entouré ne me fasse pas défaut. Et si quelque amertume, quelque déboire m'attend au début, j'aurai du moins, pour atténuer ma mélancolie, le souvenir de vos bons procédés à mon égard.
Champfort se rassit et chacun but silencieusement son verre, comme si les paroles émues du jeune homme eussent voilé quelque inexorable chagrin. Tant il est vrai que chez ces généreuses natures d'étudiants, la sympathie ne se fait jamais attendre et jaillit toujours spontanément, au moindre appel.
Mais cette éclipse de gaieté dura peu.
Quand on est en chemin d'herboriser dans les vignes du Seigneur, on ne s'attarde pas à constater si quelque épine rencontrée par hasard pique peu ou prou; on ne s'amuse pas à relever les humbles violettes ou les pâles marguerites que le pied a foulées en passant.
C'est du moins, ce que pensait Lafleur, car il entonna aussitôt d'une voix de stentor:
C'est notre grand-père Noé,
Patriarche digne,
Que l'bon Dieu............
—Va au diable avec ton grand-père Noé! interrompit avec humeur Després, dont le front s'était assombri.
—Hum! je doute fort qu'il veuille m'y suivre; le digne homme est trop bien casé pour désirer un changement.
—Alors, vas-y seul.
—Nenni, mes fils; je suis trop poli pour ne pas vous attendre.
Després se dérida un peu.
—Au fait, tu as raison, Lafleur: vive la joie!
—Et les pommes de terre, morguienne! Chaque chose en son temps. Quand nous serons bien gris, nous parlerons raison; nous ferons de la philosophie, de la psychologie, de la physiologie, de la phrénologie—tout ce que vous voudrez. En attendant! amusons-nous, et haut les verres!
C'est notre grand-père Noé,
Patriarche,............
—Oui, oui, c'est cela, appuya Cardon. Il n'y a rien pour délier la langue et mettre de l'ordre dans les idées comme quelques bons verres de Molson. Je seconde la motion de Labrosse.
—Adopté, carried! vociféra le petit Caboulot.
La joie reparut triomphante autour de la table chargée de bouteilles, de verres, de pipes et de tabac. Pendant plus d'une heure, ce fut un déluge de rasades, de chansons, de bons mots à faire pâlir les orgies romaines. Lafleur chanta vingt fois son grand-père Noé; le Caboulot s'enroua pour quinze jours à gouailler chacun de ses amis; Cardon se grisa comme un Polonais, tout en encourageant les autres à boire sec, attendu que les provisions ne manquaient pas. Quant à Després, malgré qu'il eut avalé presque une bouteille à lui seul, il n'y paraissait guère. Seulement, il était devenu grave et rêveur, comme d'habitude; car c'était là le seul effet que les spiritueux semblassent produire sur cette organisation de fer.
Mais, si grave et si rêveur qu'il fut, il le cédait pourtant sous ce rapport de beaucoup à Champfort. Jamais le jeune homme, d'ordinaire gai et assez solide buveur, ne s'était montré à ses amis enveloppé dans un semblable nuage de tristesse et de mélancolie.
Tant qu'il avait été en pleine possession de son sang-froid, il s'était efforcé de se raidir contre le spleen qui l'envahissait. Aux saillies de Caboulot, aux jeux de mots barbares de Lafleur, aux épigrammes de Cardon, il avait ri... oui, mais d'un rire nerveux, forcé, qui faisait mal. Puis était venu cet état de demi-ivresse, où les idées se mettent franchement à galoper sur le chemin de la rêverie et où le coeur vient aux lèvres, prêt à s'ouvrir à tous les épanchements.
C'est la phase la plus voluptueuse de l'état, alcoolique. Le cerveau jouit, alors d'une lucidité plus grande qu'à l'état normal, et les idées y dansent tout armées, prêtes à entrer en campagne au premier signal.
Il était donc rendu à ce degré de l'échelle bachique, quand Després, qui l'observait entre deux bouffées de fumée, lui dit doucement:
—Champfort!
—Hein? fit le jeune homme, comme surpris de cette appellation inattendue.
Puis, se soulevant à demi sur le canapé où il était presque couché;
—Qu'y a-t-il, mon ami?
—Il y a, mon cher, que tu n'es pas comme d'habitude et que tu nous caches quelque chose.
—Mais non..., mais non, je ne vous cache rien... Que voulez-vous que je vous cache, mes bons amis?
—Tu es triste comme une porte de prison, et c'est en vain que tu veux paraître gai; la gaieté ne te va plus, et cela depuis longtemps.
—Quelle conclusion tirer de cela? On n'est pas toujours disposé à la joie. Chacun a ses heures de mélancolie, sans qu'il puisse s'en défendre et sans même qu'il en puisse expliquer la cause.
—Champfort, ne joue pas au plus fin avec moi. Depuis plusieurs mois, je t'observe, et j'ai suivi pas à pas le travail lent, mais continu, mais implacable qui se fait chez toi. Le peu de gaieté, de bonne humeur et d'insouciance joyeuse qui te reste du Champfort d'autrefois n'est que du vernis, et, sous ce vernis, il y a, une grande douleur, une de ces douleurs incurables qui terrassent l'âme la plus fortement trempée.
Le jeune étudiant baissa la tête et ne répondit pas. Mais sa main se porta instinctivement à son coeur, comme s'il eût craint d'y laisser voir la plaie qu'y devinait Després.
Celui-ci se leva et, saisissant cette main indiscrète, il dit à Champfort d'une voix douce:
—Mon pauvre ami, ta main t'a trahi; tu souffres réellement et je vais te dire qu'elle est ta maladie.
—Tais-toi, Després, tais-toi! fit vivement Champfort, en relevant la tête et regardant l'étudiant avec des yeux presque hagards.
Cardon, Lafleur et le Caboulot s'étaient imposé mutuellement silence, du moment que Després—leur chef à tous—avait engagé la conversation. Rapprochant leurs chaises, ils attendirent vivement intrigués.
Després, les désignant:
—Voyons, Champfort, doutes-tu de nous? Sommes-nous, oui ou non, tes meilleurs amis?
—Certes, oui.
—Eh bien! qu'as-tu à craindre?
—Rien; mais mon secret est un de ceux qu'on emporte dans la tombe.
—Ta! ta! ta! ton secret n'en est pas un, car je le connais moi.
—Alors, c'est toujours un secret, répondit noblement Champfort.
Un éclair brilla dans l'oeil noir de Després. Il leva fièrement sa belle tête intelligente, serra la main du jeune homme et dit:
—Merci, Champfort. Cette bonne parole est un coup d'éperon qui m'engage définitivement dans la voie que j'ai adoptée.
Puis, se tournant vers Lafleur, Cardon et le Caboulot:
—Mes amis, dit-il, vous allez me donner votre parole d'honneur que rien de ce que je vais vous apprendre ne transpirera au dehors.
—Nous la donnons, firent les jeunes gens, en se levant tous à la fois.
—Très bien, messieurs. Maintenant, Champfort, écoute, et, surtout, pas de dénégations inutiles. Depuis plusieurs années, tu aimes d'un amour sans espoir ta cousine, Laure Privat. Voilà ta maladie!
A cette déclaration énergique, Paul Champfort se leva d'un bond. Une pâleur effrayante envahit sa figure, et, foudroyant Després de son regard, il murmura:
—Malheureux, qu'as-tu dis là?
—La vérité, mon ami, répondit avec calme le roi des étudiants.
—Mais tu veux donc ma honte, mon déshonneur, pour jeter ainsi mon secret aux quatre vents de la curiosité publique!
—Ce que je veux, c'est qu'il ne soit pas dit que Paul Champfort aura frappé inutilement à la porte d'un coeur.
—Mais tu ne sais donc pas qu'elle ignore mon amour, et que je me laisserai mourir plutôt que de lui faire le moindre aveu.
—Ceci importe peu... Le temps et les circonstances peuvent amener bien des changements dans les situations les plus embrouillées. Je me charge de forcer la main aux circonstances... et, quant au temps, on lui fera prendre le triple galop, si besoin est.
—Oh! non, je ne veux pas qu'une pression quelconque, morale ou autre, soit exercée sur cette enfant-là. Mon amour est une indignité, une trahison; eh bien! périsse mon amour, dussé-je ne pas lui survivre!
—Indignité! trahison!... Eh! depuis quand se montre-t-on indigne et se rend-on coupable de trahison, en aimant avec franchise et loyauté use jeune fille?
—Depuis que le devoir et la reconnaissance existent. Ma tante Privat m'a recueilli, moi orphelin, alors que les derniers débris du modeste patrimoine de ma famille venaient de disparaître dans les frais de la maladie et d'enterrement de ma mère; elle m'a élevé comme un enfant; elle m'a fait instruire—me mettant ainsi dans les mains les moyens de vivre honorablement—et je pousserais l'ingratitude jusqu'à chercher à capter l'amour de sa fille unique, de sa fille à qui elle laissera une part considérable de sa fortune!...
—Non, jamais! Ma tête est plus forte que mon coeur, et si celui-ci ne veut pas entendre raison, je le briserai.
—Ah! si elle était pauvre comme moi!...
—Pauvre, toi? allons donc! Est-ce qu'on est pauvre quand on possède une intelligence comme la tienne et quand on a un coeur comme celui qui bat dans ta poitrine? est-ce qu'on est pauvre quand on a ton instruction et une position sociale honorable comme celle qui t'attend?
—Et, d'ailleurs, puisque Mlle Privat a beaucoup d'argent, n'est-il pas juste qu'elle fasse partager cette fortune à un pauvre homme honorable, plutôt que de s'associer à un capitaliste qui n'en a que faire, et donner ainsi le spectacle d'une richesse scandaleuse, au milieu de misères imméritées?
—Ah! oui, elle est riche et tu es pauvre!... Le voilà bien l'esprit de ce siècle d'argent où tout se cote, où tout se réduit en piastres et contins, où l'on fait marchandise de tout: âme, esprit ou coeur!... Tu verras, Champfort, que dans cent ans d'ici, chaque pensée, chaque sentiment sera matérialisé, pesé dans la balance du spéculateur, prostitué sur le tapis vert de l'agiotage, qui rendra, son verdict dans ce genre-ci: «Cette idée pèse tant et vaut tant la livre, mais la marchandise étant en baisse depuis une demi-heure, je ne puis offrir que tant!
—Nos petits-fils verront cela, Champfort: je t'en donne ma parole d'honneur.
A cette boutade de Després, Cardon, Lafleur et le Caboulot partirent d'un indécent éclat de rire. Champfort lui-même, malgré toute la gravité la situation, n'y put retenir et fit bravement chorus avec ses amis....
Mais le roi des étudiants ne fut pas désemparé.
—C'est bien, messieurs, dit-il; riez, puisque mes pronostics vous semblent drôles. Vous êtes jeunes, et, conséquemment, vous avez le droit d'envisager l'avenir sous ses plus riants horizons. Pour moi, je suis vieux déjà, avec les vingt-cinq lourdes années qui sont accumulées sur ma tête et les épreuves par lesquelles j'ai dû passer. C'est pourquoi, cet avenir que vous entrevoyez si beau ne pouvant plus m'offrir rien qui m'attache, rien qui m'illusionne, je le regarde froidement, je le suppute, je le pèse, ni plus ni moins que s'il s'agissait d'un bout de saucisse ou d'un morceau jambon!
Et, en prononçant ces mots—qui pourtant auraient dû redoubler la bruyante hilarité de ses confères—Després avait dans la voix des accents si sombrement dédaigneux; sa physionomie reflétait tant d'amertumes longtemps comprimées, mais encore chaudes et palpitantes, que personne n'ouvrit la bouche et que chacun se crut en présence d'une de ces victimes stoïques et calmes, dont l'âme est morte à toutes les joies de la vie.
CHAPITRE III
Cousin et Cousine
Il fallait, en effet, qu'une bien terrible tempête eût passé sur le coeur de ce fier jeune homme pour en refroidir ainsi les puissantes aspirations et en arrêter l'indomptable essor.
Y avait-il réellement un drame dans la vie de Després, ou devait-on mettre sur le compte de l'organisation fortement nerveuse du roi des étudiants cette misanthropie dédaigneuse et ces boutades douloureusement excentriques dont il ne pouvait se défendre, à de certaines heures?
On se perdait là-dessus en conjectures.
Il y avait bien, dans l'histoire de Després, une lacune que personne ne pouvait combler. Mais, comme la moindre allusion adressée jusqu'alors au jeune homme sur ce sujet avait paru l'affecter péniblement, on s'était fait un devoir de ne jamais plua le questionner sur ce passé mystérieux.
Pourtant, ce soir-là, Champfort ne put s'empêcher de lui dire:
—En vérité, mon cher Després, on dirait, à t'entendre, que des malheurs inouïs ont plané sur ta jeunesse.
—Peut-être! murmura Després... Mais, reprit-il avec vivacité, il ne s'agit pas de moi pour le quart d'heure.
—Cependant...
—Il s'agit d'empêcher que tu sois la victime d'une coquette, ou qu'une délicatesse outrée fasse laisser le champ libre à un indigne rival.
—Qui te parle de rival?... En ai-je un, seulement?
—Tu en as plusieurs, mais tu n'en redoutes qu'un.
—Comment sais-tu cela?
—Je sais tout ce qui concerne cet homme, répondit Després d'une voix sombre.
—Ah! fit Champfort intrigué, et tu le hais?
—Je le hais?
Ces trois mots furent dits d'un ton si glacial et si profond, que les étudiants se regardèrent tout étonnés.
Champfort réfléchissait. Un coin du rideau qui couvrait la jeunesse de Després venait d'être soulevé par le Roi des Étudiants lui-même, et une étrange idée se développait dans la tête de Champfort: c'est que son rival avait dû être pour beaucoup dans les malheurs de Després.
—Et, reprit-il, tu connais assez l'individu pour affirmer qu'il est indigne de ma cousine?
—Cet homme est un misérable, et Mlle Privat ne devrait pas même se laisser souiller par son regard de serpent.
—Très bien. Mais qui sera assez généreux pour désillusionner la pauvre enfant? qui sera assez persuasif pour ouvrir les yeux de sa mère et lui faire repousser un prétendant qu'elle regarde déjà comme son gendre?
—Ce sera moi, Champfort, moi qui, depuis des années, suis pas à pas les mouvements tortueux de ce traître; moi qui connais tous ses agissements honteux; moi, enfin, qui me venge du lâche séducteur de la seule femme que j'aie aimée!
—Enfin! s'écria Champfort, le voilà le secret de ta vie, n'est-il pas vrai?
—Oui, Paul, c'est vrai. Celui qui a détruit à jamais mes illusions de jeune homme et mes espérances de bonheur, est le même misérable qui cherche aujourd'hui à te ravir la jeune fille que tu aimes.
—Quelle coïncidence! Une sorte de fatalité place donc cet homme sur notre chemin?
—Oui, c'est une fatalité... mais une fatalité que j'appelle providence, moi. Cette providence qui m'a rendu témoin de toutes les trahisons de ce larron d'honneur, qui m'a constamment entraîné sur ses pas, le jette encore aujourd'hui en travers de ma route... Malheur à lui! La mesure est pleine; le dossier est complet; je vais frapper un grand coup et arrêter dans son vol ce vautour pillard.
—Que comptes-tu faire?
—Oh! fort peu de chose d'ici à la signature du contrat.
—Hélas! pauvre ami, c'est dans huit jours.
—Je le sais. Mais quand ce devrait être demain, j'aurais encore le temps nécessaire à mes petits préparatifs.
—Dieu veuille, mon cher Després, que tu réussisses à empêcher un mariage aussi malheureux! Mais...
—Mais quoi?
—En serais-je plus avancé, et Laure m'en aimera-t-elle davantage?
—Qui te prouve qu'elle ne t'aime pas déjà assez?
—Tout le prouve: sa manière d'agir avec moi, sa froideur hautaine, ses airs protecteurs, et jusqu'à cette réserve cérémonieuse qui a remplacé la douce intimité et les naïfs épanchements d'autrefois.
—Hum! il faut quelquefois prendre les femmes à rebours, et leurs grands airs dédaigneux masquent souvent un dépit qu'elles dissimulent avec peine.
—Je ne crois pas que ce soit le cas pour Laure; son coeur est trop haut placé pour recourir à ces petits moyens.
—Qu'en sais-tu? Personne ne comprend les femmes, et les amoureux moins que tous les autres. Ecoute-moi, Champfort: la femme est un être pétri de contradictions, qu'il ne faut croire qu'à la dernière extrémité. J'en sais quelque chose.
—Tu es sévère. Després, et tes malheurs passés te rendent injuste.
—Je ne crois pas. Il est possible, après tout, que Mlle Privat soit une exception à la règle générale. C'est ce que nous verrons. Quoi qu'il en soit, pour me former une opinion solide sur ton cas, fais-moi l'historique de tes relations avec ta cousine.
—A quoi bon?
—Il le faut.
—Allons, je me résigne et ne vous cacherai rien.
Les chaises se rapprochèrent, et Champfort commença:
—J'ai connu ma cousine, il y a environ six ans. J'avais alors seize ans et elle entrait dans sa quatorzième année. Mon père était mort depuis longtemps, et ma mère venait à son tour de payer son tribut à la nature. Resté orphelin et sans ressources, j'envisageais l'avenir avec frayeur, lorsqu'un jour, un étranger entra dans mon petit logement et m'annonça qu'il venait de la part de ma tante Privat, la soeur de ma mère, et qu'il avait instruction de m'emmener à la Nouvelle-Orléans. Il me donna une lettre de ma bonne tante et l'argent nécessaire pour régler toutes mes petites affaires.
«Rien ne me retenait plus à Québec. Aussi, mes préparatifs ne furent-ils pas longs, et quinze jours plus tard, j'étais à la Nouvelle-Orléans, ou plutôt, à quelques milles de là, dans une charmante habitation que possédait mon oncle sur sa plantation, près du lac Pontchartrain.
«Je passai là les deux belles années de ma jeunesse, vivant comme un frère avec les deux charmants enfants de mon oncle: Edmond et Laure.
Edmond avait à peu près mon âge, et Laure, deux années de moins.
«Que de gaies promenades nous avons faites ensemble dans les champs de canne à sucre ou sur les bords du lac! que de douces causeries nous avons échangées sous la large véranda de l'habitation!
«La guerre civile, qui se déchaînait alors avec fureur dans plusieurs États de l'Union, ne se traduisait encore en Louisiane que par des mouvements de troupes et une agitation formidable. Mais, tout en enflammant nos jeunes coeurs d'un noble amour pour la cause du Sud, elle ne troublait pas autrement notre paisible existence.
«Sur ces entrefaites, mon oncle, qui était colonel, partit avec son régiment pour rejoindre l'armée. Ce fut notre premier chagrin. Mais, comme il nous déclara qu'il pourrait venir de temps en temps à l'habitation, nous nous consolâmes assez vite de ce contretemps.
«Ainsi qu'il l'avait dit, mon oncle revint un mois après son départ. Il était accompagné d'un jeune homme du nom de Lapierre...
—Hein! Lapierre? interrompit le Caboulot.
—Oui, Lapierre. Ce nom est-il connu?
—Peut-être... Mais il y a tant de personnes qui s'appellent ainsi. Continue.
—Je disais donc que le colonel était accompagné d'un jeune homme du nom de Lapierre, qui se disait de Québec et dont ma tante avait, en effet, connu la famille, lorsqu'elle-même y demeurait. Mon oncle s'était pris d'une véritable amitié pour ce Lapierre, et il en avait fait son compagnon inséparable.
Comment cet étranger était-il parvenu à s'insinuer ainsi dans les bonnes grâces du colonel? quels services lui avait-il rendus?... je l'ignore encore.
—Moi, je le sais! interrompit Després. Lapierre courait alors d'une armée à l'autre pour spéculer sur les navires. Un jour, il guida le régiment du colonel Privat dans une marche nocturne qui amena la capture d'un convoi ennemi.
Telle est l'origine de sa faveur auprès de la famille Privat.
—D'où tiens-tu ce renseignement? demanda Champfort, surpris.
—De moi-même, mon cher. J'étais à cette époque dans le Kentucky, où, je servais comme volontaire dans l'armée qui faisait face au général Beauregard, dont faisait partie le régiment du colonel Privat.
—Ah! fit Champfort, voilà qui explique bien des choses!
—Continue, mon cher Paul, tu en apprendras encore.
L'étudiant reprit:
«Mon oncle et Lapierre passèrent une dizaine de jours à l'habitation, pendant lesquels ma tante et ma cousine se multiplièrent pour héberger dignement leur hôte. Laure, selon le désir de son père, s'était constituée le cicérone du jeune étranger et ne le quittait guère. Ils faisaient ensemble, en compagnie du colonel et de ma tante, de longues promenades à travers la plantation ou sur les bords du lac; et, de retour à l'habitation, c'était au piano ou sous la véranda que se continuait le tête-à-tête.
«Pendant tout le temps que dura le séjour de mon oncle, je pus à peine trouver l'occasion de parler à ma cousine. Elle semblait n'avoir d'yeux et d'oreilles que pour Lapierre, et paraissait même se croire obligée de ne plus causer qu'avec lui.
Ce changement de conduite ne fit d'abord que m'étonner; mais bientôt, à cet étonnement bien naturel se joignit une sensation étrange, une sorte de souffrance, quelque chose comme une douleur sourde, mal définie, qu'il m'était impossible de surmonter.
«La vue de ma cousine, constamment au bras de ce beau jeune homme qui lui souriait et lui parlait avec chaleur, me causait une impression tellement pénible, que je fuyais sa société et me tenais presque toujours à l'écart. J'errais seul de longues heures dans la campagne, et ce n'était, qu'avec un inexprimable serrement de coeur que je rentrais à l'habitation.
«Hélas! je venais enfin de connaître le mal mystérieux qui me torturait: j'aimais ma cousine!
«Cette découverte m'effraya et ne fit qu'augmenter ma sauvagerie. Je me considérai comme indigne des bontés de mon oncle et de ma tante, du moment que mon coeur me révéla son audace, et, je pris la résolution d'étouffer dans mon sein le coupable sentiment qui y germait.
«Aussi, lorsque le colonel repartit pour l'armée, emmenant avec lui le jeune Lapierre, j'avais fait mon sacrifice et ce fut sans récriminations, sinon sans amertume, que je repris avec ma cousine le genre de vie accoutumé.
«Mais, depuis cette visite malencontreuse, il se mêla toujours à nos relations une certaine gêne et, une teinte de froideur, que ni elle ni moi nous ne pouvions contrôler et qui ne fit qu'augmenter dans la suite.
«Telle était la situation, lorsqu'un événement aussi douloureux qu'inattendu vint nous plonger tous dans la désolation. Lapierre arriva un soir à l'habitation porteur de la triste nouvelle que le colonel était mort, quelques jours auparavant, d'une blessure reçue dans un combat d'avant-postes. Le jeune homme, qui paraissait accablé de chagrin, remit à ma tante une lettre de son mari mourant, dans laquelle le blessé faisait les plus grands éloges de la conduite de son ami Lapierre, qui l'avait recueilli sur le champ de bataille et soigné comme un fils.
—L'infâme! le traître! s'écria Després. Veux-tu savoir, Champfort, ce qu'avait fait Lapierre avant de ramasser sur le champ de bataille le colonel Privat mourant?
—Qu'avait-il fait?
—Il avait, pour une forte somme d'argent, livré au général ennemi le secret des mouvements de Beauregard et fait tomber le colonel Privat dans une embuscade où son régiment fut écharpé et lui-même blessé mortellement.
—Le misérable! mais cette lettre de mon oncle?
—Oh! j'aurai beaucoup, à dire sur cette lettre quand le temps sera venu. Pour le moment, qu'il me suffise d'affirmer que le colonel était à cent lieues de croire que Lapierre fût un espion au service du plus offrant. Aussi, touché des soins que lui prodiguait l'hypocrite, le chargea-t-il d'annoncer sa mort à sa femme et lui écrivit-il la lettre dont tu parles.
—Mais, c'est affreux, cela! firent les étudiants.
—Oui, messieurs, c'est affreux—d'autant plus affreux que le colonel avait comblé ce misérable de faveurs et qu'il reposait en lui une confiance illimitée...
—Confiance que ne lui a pas retirée, malheureusement, la famille Privat, fit observer Champfort.
—Oui, mais cette sympathie qu'il a su capter fera place à la haine et au mépris, quand je l'aurai démasqué, répondit Després.
—Le pourras-tu?... Il te fera passer pour un imposteur et te demandera des preuves... En as-tu?
—J'en ai plus qu'il ne m'en faut pour le faire rentrer sous terre et mourir de confusion, s'il lui en reste un atome d'honneur. Laissez venir le grand jour de la rétribution, mes amis, et vous verrez comment se venge le Roi des Étudiants. Toi, Champfort, achève ton histoire.
—Je n'ai plus qu'un mot à dire. Ma tante, frappée dans ses plus chères affections, se montra héroïque. Elle se dirigea immédiatement vers le théâtre de la guerre et, à force d'argent, se fit remettre le corps de son mari, qu'elle ramena en Louisiane, où les derniers honneurs lui furent rendus.
«Puis, n'étant plus retenue aux États-Unis par aucun intérêt majeur, elle vendit ses immenses propriétés et nous ramena tous à Québec, en passant par la France.
«Quant à Lapierre, il avait rejoint l'armée, après l'enterrement du colonel. Je ne l'ai revu qu'il y a environ trois mois, chez ma tante. Il arrivait des États-Unis. Depuis lors, il est le commensal assidu de la maison et fait la cour à ma cousine, qu'il doit épouser dans huit jours.
«Vous en savez, aussi long que moi, maintenant, messieurs.»
CHAPITRE IV
Secret pour secret
Un silence de quelques minutes suivit.
Després s'était levé et marchait avec agitation dans la pièce. Le récit de Champfort, auquel le nom de Lapierre se trouvait si étrangement mêlé, avait ravivé en lui une plaie à peine cicatrisée, et fait surgir dans son coeur d'amers souvenirs. Un pli menaçant, qui ridait de haut en bas son front soucieux, annonçait l'effort de sa pensée.
Chose extraordinaire, le Caboulot, le joyeux, le turbulent Caboulot semblait partager cette agitation. Sa figure mobile était devenue grave et il attachait sur Després des regards profonds. On eût dit qu'un vague souvenir, trop éloigné pour avoir de la consistance, trottait, dans la tête de l'enfant et qu'il cherchait à le fixer, à lui donner du relief.
Després ne s'apercevait pas de cette attention dont il était l'objet et continuait sa promenade fiévreuse.
Ce que voyant Lafleur, qui n'aimait pas les situations tendues, crut le temps propice pour risquer une proposition. Le digne étudiant n'était amateur de mélodrame qu'autant qu'on y mettait, de temps en temps, un petit entr'acte pour prendre la goutte.
Il saisit donc une bouteille et la brandissant:
—Ça! messieurs, dit-il, vos histoires sont superlativement intéressantes; mais elles ne doivent pas nous empêcher de faire un doigt de cour à cette bonne bouteille qui s'ennuie.
—En effet, nous ne buvons plus, appuya Cardon.
—C'est tout simplement de l'ingratitude, ajouta le Caboulot, qui évidemment faisait effort pour paraître calme. La bouteille est une bonne et loyale fille qui n'a jamais trahi personne, elle. Donnons-lui une franche accolade.
Les trois amis se versèrent chacun une rasade, et Lafleur s'écria:
—Holà! Després, holà! Champfort, approchez. Faites-moi vite disparaître ces mines tragiques et venez trinquer, ou sinon je vous chante tout mon Grand-père Noé.
Et il commença, en effet:
C'est notre grand-père Noé,
Patriarche digne............
Mais les deux retardataires, en voyant cette menace du mélomane Lafleur recevoir un commencement d'exécution, s'étaient vite rendus, à l'appel.
On but la rasade exigée. Puis Champfort dit à Després:
—Eh bien! Després, es-tu toujours, d'opinion que je me suis trompé à l'endroit des sentiments de ma cousine?
—Plus que jamais, répondit l'étudiant.
—En vérité, tu m'étonnes!
—Ce qu'il y a d'étonnant, mon cher, c'est que tu ne connaisses pas davantage les femmes.
—Je crois pourtant connaître celle-là; ayant si longtemps vécu en rapports journaliers avec elle.
—Tu la connais moins que toute autre... Mais laissons ce sujet pour ce soir. Je te convaincrai avant peu de la singulière, erreur dans laquelle un excès de délicatesse t'a fait tomber. Parlons plutôt de ce mécréant de Lapierre.
—Je t'ai tout dit ce que je sais sur son compte.
—Alors, ce sera moi qui compléterai la biographie de ce sale personnage. Le temps est arrivé, d'ailleurs, mes amis, où je dois satisfaire la légitime curiosité que vous avez souvent manifesté à l'endroit de certain épisode de ma jeunesse. J'aurais préféré ne jamais soulever le voile sombre qui, comme un linceul, recouvre cette malheureuse phase de ma vie. Mais le bonheur de notre ami Champfort étant en péril, je vais parler et rouvrir vaillamment cette vieille blessure.
Champfort serra la main de Després.
—Merci! dit-il: secret pour secret; il n'y aura plus désormais aucun obstacle pour empêcher nos coeurs de battre à l'unisson.
Le Roi des Étudiants s'installa en face de ses amis, dont la curiosité, surtout chez le Caboulot, était piqué au vif, et prit la parole en ces termes:
—Il y a de cela sept ans, messieurs, je demeurais dans une petite paroisse de la rive droite du Richelieu, à peu près à mi-chemin entre Saint-Jean et le lac Champlain...
—Justement! murmura le Caboulot.
—Quoi? fit Després.
—Rien.
—N'interromps pas, bavard, grognai l'organe rouillé de Cardon.
«J'avais alors dix-huit ans, poursuivit Després, et je commençais mes études médicales chez le vieux médecin de l'endroit. Je menais là une vie paisible et heureuse, partageant mon temps entre l'étude au bureau de mon patron et les plaisirs tranquilles de la pêche ou ceux plus fatiguant de la chasse. J'allais aussi tous les jours m'étendre nonchalamment sous les arbres rabougris d'un petit îlot d'alluvion, formé au milieu du fleuve et pouvant avoir deux cents pas de tour.
«Rien de calme et de pittoresque comme le paysage qui se déroulait alors sous mes yeux!
«Sur la rive droite du Richelieu, ma paroisse natale—que je désignerai sous le pseudonyme de Saint-Monat—déployait sa sombre nappe de verdure, émaillée de blanches maisonnettes et accidentée, ça et là, de rochers moussus, de gorges nombreuses et de caps hardis, dont le courant léchait les pieds verdâtres. En face, sur l'autre rive, quelques maisons isolées montraient leurs façades au milieu du feuillage, et une petite rivière descendait en grondant des hauteurs boisées de l'arrière-plan, pour venir marier ses eaux à celles du fleuve, à deux arpents environ en aval de l'îlot.
«Tout cela respirait une telle fraîcheur, était revêtu de tons si harmonieusement diversifiés et plaisait tant à mon esprit rêveur, qu'il m'arrivait souvent de m'oublier en mélancolique contemplation et de ne regagner ma demeure que longtemps après le coucher du soleil.
«Un soir de juin, je m'étais attardé ainsi, et le soleil allait disparaître derrière les sinuosités chevelues de l'horizon du nord, lorsque je songeai au retour.
«Le firmament était strié de grandes bandes de nuage, dont les franges semblaient se traîner sur la forêt. Une assez forte brise ridait le fleuve de lames courtes et pressées, dont le clapotement incessant contre le rivage de l'îlot avait quelque chose de mélancolique qui berçait mes pensées. Une petite embarcation, avec une jeune, fille pour passagère et un tout jeune garçon pour pilote, longeait la rive gauche, à quelques arpents de moi.
«Tout à coup, au moment où je me dirigeais vers mon canot, couché dans les ajoncs du rivage, un cri perçant se fit entendre dans la direction de l'embarcation, qui venait, de chavirer.
«Je vis la pauvre jeune fille, affolée de terreur, qui se débattait dans le fleuve, pendant que la chaloupe renversée s'éloignait, avec le petit garçon cramponné à sa quille.
«Lancer mon canot, pagayer vigoureusement vers le lieu de l'accident et saisir la jeune fille au moment où elle allait disparaître sous l'eau, tout cela ne fut l'affaire que d'une minute.
«Mais il était temps! La petite avait déjà perdu connaissance, et, je dus employer tout mon savoir pour la faire revenir à elle. Quant au gamin, il tenait bon sur son épave, et j'eus tout le temps de le recueillir sain et sauf.
«Ces jeunes gens étaient le frère et la soeur; Leur père, un des plus riches cultivateurs de sa paroisse, demeurait non loin de là, justement à l'embouchure de la petite rivière dont je parlais tantôt. De mon poste d'observation sur l'îlot, j'avais souvent remarqué sa grande et belle maison, à moitié perdue dans le feuillage et bâtie près de la berge de la rivière.
«Grâce à ces renseignements que me donna l'enfant—car la jeune fille n'était guère en état de parler—je ramenai dans leur famille les deux naufragés.
«Inutile de vous dire que je fus fêté, choyé, caressé, comme devait l'être le sauveur de deux enfants uniques. Le père et la mère me firent promettre de les venir voir tous les jours. Désormais, j'aurais mes entrées libres dans la maison et mon couvert mis à la table de la famille.
«J'eus d'autant moins d'hésitation à prendre cet engagement, que les maîtres de la maison me parurent de charmantes gens, et leur fille Louise la plus délicieuse enfant que j'eusse rêvée. Elle avait seize ans, une taille bien prise, des cheveux blonds et des yeux noirs, admirable contraste qui lui seyait à ravir.
«Ce soir-là, je revins chez moi heureux d'avoir fait une bonne action et le coeur rempli de la blonde image de Louise.
«Le lendemain, je me jetai dans mon canot et retournai chez mes nouveaux amis, avec qui je passai une partie de la journée. Louise ne se ressentait plus des émotions de la veille, et une légère pâleur, qui la rendait dix fois plus belle, rappelait seule la terrible crise.
«Je conversai longtemps avec elle dans une douce intimité. Sa voix avait un charme pénétrant et des accents, d'aimable naïveté qui m'allaient à l'âme. Je vis avec joie qu'elle possédait une instruction suffisante pour alimenter une bonne causerie, et qu'elle n'en savait pas assez pour être pédante.
«Je la quittai à regret vers le soir, après lui avoir promis de revenir le lendemain et les jours suivants.
«Pendant plus d'un mois, je vécus ainsi, traversant chaque jour le fleuve en canot et ne revenant sur la rive droite qu'à la nuit.
«Quel heureux temps! quelles heures délicieuses! Louise et moi, nous n'étions plus seulement des amis inséparables: nous étions des amants. Je l'adorais; elle raffolait de moi. Je trouvais longue la nuit qui nous séparait; elle épiait avec anxiété, aux premières heures du matin, le retour de mon léger canot bondissant sur la lame ou glissant comme une flèche sur le fleuve endormi.
«Oh! oui, le beau, le bon temps!
—C'est à cette époque—c'est-à-dire vers la fin du mois de juillet—qu'arriva à Saint-Monat un jeune homme du nom de Lapierre. Il venait de Québec, où il étudiait le droit, et comptait passer un mois ou deux de villégiature chez un de ses oncles, le voisin et l'ami de mon père.
«C'était un fort joli garçon, altéré de mouvement, passionné pour la chasse, amoureux des plaisirs champêtres. Je l'avais un peu connu autrefois, pendant mon séjour à Québec. Aussi, malgré sa mobilité d'esprit et son caractère à plusieurs faces, fûmes-nous bien vite liés d'amitié.
«Je ne faisais pas une excursion qu'il n'en fut; je n'avais pas une relation, une connaissance dans les environs que je ne lui fisse partager. Bref, nous étions, au bout de quelques jours, la plus belle paire d'amis qui se soit vue depuis Oreste et Pylade.
«Pour sceller à jamais une si étroite intelligence, la Providence mit un jour en grand danger la précieuse existence de Pylade-Lapierre, dans une circonstance où nous traversions la rivière à la nage: en fidèle Oreste, je le sauvai au péril de ma vie.
«Cette bonne action me valut l'éternelle reconnaissance du loyal jeune homme.
«Vous allez voir comment il me la prouva.
«Je vous ai dit que toutes nos distractions étaient communes et que cette communauté s'étendait aux relations que j'avais. Naturellement, la famille de Louise n'en était pas exclue, et je continuais, comme par le passé, à me rendre tous les jours auprès de ma jolie fiancée. Seulement, j'étais invariablement flanqué du citoyen Lapierre.
«Le jeune homme paraissait surtout goûter extrêmement, la société des maîtres de la maison, auxquels il racontait toutes sortes d'histoires plus ou moins invraisemblables, que sa verve intarissable rendait amusantes au possible et qui faisaient les délices des bons vieillards. Louise et moi, nous nous mêlions souvent à leur cercle et prenions de bon coeur part à l'hilarité générale. Lapierre, alors, redoublait d'amabilité, et ses racontars, s'adressant directement à la jeune fille, ne manquaient jamais de l'amuser beaucoup.
«Et c'est ainsi qu'une douce familiarité s'établit, à ma grande satisfaction, entre mon ami et mon amante.
«Loin de mettre obstacle au développement de cette sympathie naissante entre les deux jeunes gens, je cherchais, au contraire, à en resserrer tous les jours les liens dorés. Il me semblait que mon bonheur ne serait complet qu'à la condition d'y faire un peu participer mon dévoué compagnon, cet excellent Lapierre.
«Un procédé si délicat ne manquait pas de toucher vivement le bon jeune homme, et il me disait souvent, en me serrant la main:
—Gustave, tu es un coeur d'or, et je bénis le ciel qui m'a, fait faire ta connaissance. Non seulement tu me procures d'agréables distractions, mais tu pousses, en outre, la complaisance jusqu'à me laisser prendre une petite place dans le coeur de ta belle fiancée. Il est si bon de sentir rayonner autour de soi la douce amitié d'une femme, que je te sais gré de m'avoir procuré ce plaisir-là. Je retournerai à Québec meilleur que je n'en suis parti, et cette amélioration sera ton oeuvre.
«L'hypocrite! le traître!... Oh! messieurs, tenez-vous le pour dit: c'était et c'est encore un rusé coquin que ce Lapierre. Tous les rôles lui sont bons; aucun moyen ne lui répugne. Quand un ennemi se trouve sur son chemin, il le bouscule; si c'est un ami, il prend une voie détournée et frappe dans le dos.
—Et c'est à un bandit de cette force que j'ai affaire! murmura Champfort.
—Ne crains rien: je suis là! répondit Després; je suis là, en travers de sa route, implacable et sombre comme le châtiment!
—Moi aussi! s'écria le Caboulot, d'une voix étrange.
CHAPITRE V
Trahison
Lafleur et Cardon s'amusèrent beaucoup de cette exclamation un peu prétentieuse; mais Després, lui, eut un singulier tressaillement. Il regarda l'enfant avec des yeux étonnés, et sa main se posa sur son front, comme si une idée nuageuse cherchait à en jaillir.
Apparemment que cette idée lui parut folle, car il hocha bientôt la tête et poursuivit:
«Je vivais donc dans la plus grande sécurité et sans la moindre appréhension du côté de Lapierre. Quant à ma fidèle Louise, j'aurais cru commettre une profanation en la soupçonnant; et, d'ailleurs, elle se montrait toujours pour moi si prévenante, si gracieuse, si aimante, que c'eût été vraiment folie de lui prêter des idées de trahison.
«C'est sous ces riantes circonstances que je dus, vers la fin d'août, faire une absence de trois ou quatre jours pour aller régler certaines affaires à Saint-Jean.
«Je partis en canot, après avoir reçu de Louise les plus chaudes recommandations de ne pas être longtemps dans mon voyage, et du bon Lapierre les meilleurs souhaits.
«La descente du Richelieu se fit en quelques heures, et, à la nuit tombante, j'arrivais à destination.
«Mes affaires furent bâclées plus rapidement que je ne m'y attendais, et, dès le lendemain, je pus effectuer mon retour.
«Je laissai Saint-Jean dans l'après-midi. Le temps était beau. Pas un souffle de vent ne ridait la surface calme et unie du fleuve. Je pouvais donc compter, en ramant ferme, que j'arriverais à Saint-Monat dans le courant de la soirée.
«En effet, vers dix heures, je n'étais plus qu'à un mille environ de chez moi. Quoiqu'il n'y eût pas de lune et que le ciel fût assez sombre pour empêcher les étoiles de rayonner librement, je pouvais cependant distinguer l'îlot qui se détachait du fleuve comme une tache noirâtre sur une plaque d'acier bruni.
«Je suivais alors la rive gauche d'assez près, afin d'éviter le courant des eaux profondes. Je ne pouvais conséquemment rien distinguer de ce côté-là, à quelques arpents devant moi, à cause des sinuosités de la berge.
«Soudain, en doublant une pointe, je vis briller une lumière dans un endroit bien connu, au fond d'une petite baie où se déchargeait le bras de rivière déjà décrit.
«—C'est là! me dis-je, tandis qu'une émotion bizarre tenait mon aviron immobile. Et, pendant plus de cinq minutes, je restai les yeux fixés sur ce point lumineux rayonnant seul au milieu de l'obscurité! Un sentiment d'angoisse indéfinissable me serrait la gorge, quelque chose comme un pressentiment mystérieux, comme l'appréhension d'un malheur!
«L'image de Louise, de ma Louise adorée que je n'avais pas vue depuis deux jours, se présenta à mon esprit troublé, et cette évocation me causa une impression étrange. Je la revis, comme en cette soirée fatale et heureuse où je la sauvai de la mort, lutter contre les vagues qui s'ouvraient pour l'engloutir; mais, au lieu de mon bras, c'était celui de Lapierre qui l'arrachait au gouffre béant. Et Lapierre me saluait d'un geste moqueur, puis filait rapidement dans son canot, sur le fleuve tourmenté, en me jetant un éclat de rire sardonique!...
«Cette dernière image me secoua comme un cauchemar, et, plongeant énergiquement mon aviron dans l'eau, je fis voler mon canot dans la direction de la baie.
«Dans quel but?... et pourquoi allonger ainsi ma route?
«Je ne pouvais me l'expliquer. Je me sentais poussé invinciblement vers la petite lumière; elle m'attirait comme un puissant aimant; elle m'aspirait comme le terrible maelstrom des côtes de Norvège.
«Le ciel était devenu plus sombre, et je pouvais à peine distinguer à vingt pas en avant de la pince de mon canot. Je filais toujours quand même, guidé par le foyer étincelant qui se rapprochait à vue d'oeil. Comme s'il se fût agi d'une reconnaissance en pays ennemi, je plongeais en silence mon aviron dans l'eau tranquille, ne la laissant même pas toucher le rebord de l'embarcation.
—Tout à coup, une obscurité plus profonde se fit à quelques pas de moi, et mon canot s'engagea doucement dans les ajoncs, fila quelques secondes en les frôlant, puis s'arrêta.
—J'étais arrivé.
—Et par un singulier hasard, je me trouvais justement dans une petite crique du bras de rivière, ombragée de massifs très épais, et à une vingtaine de pieds tout au plus de la fenêtre illuminée, qui était celle de la chambre de Louise.
«Je demeurai là immobile, fixant de mon regard ardent cette fenêtre bien-aimée, derrière laquelle devait se trouver ma douce fiancée. J'espérais entrevoir la charmante silhouette de la jeune fille; je lui dirais alors mentalement adieu, puis je prendrais ma course.
«Mais rien ne bougeait dans la chambre, et j'en conclus que la pieuse Louise adressait à Dieu sa prière accoutumée, avant de se mettre au lit.
«La chère enfant, murmurai-je, elle dit peut-être, à cette minute précise où je suis à deux pas d'elle, un pater et, un ave pour que son bon ami Gustave lui revienne sain et sauf.
Amère ironie de ma pensée!
«Je n'avais pas finie cette réflexion émue, qu'un bruit étouffé de conversation à voix basse me parvint.
«J'éprouvai comme une secousse galvanique et me rapprochai, en me glissant silencieusement à travers le feuillage, de l'endroit d'où semblaient partir les chuchotements.
Ce fut l'affaire d'une minute. Quand je fus assez près pour être sûr de ne pas perdre une syllabe de la conversation mystérieuse, j'écartai doucement le feuillage et je regardai.
A cinq ou six pas de moi, près de la maison, il y avait un homme et une femme. L'obscurité m'empêchait de distinguer leurs traits, mais mon coeur, qui battait à se rompre, les reconnut, lui.
«L'homme était Lapierre; la femme, Louise, ma fiancée! Leur voix, qui se fit entendre au même moment, ne me laissa aucun doute à cet égard.
«Ainsi, j'étais trahi!... trahi par la femme que j'aimais le plus au monde, qui m'avait juré une inviolable fidélité et que j'avais arrachée, deux mois auparavant, à une mort certaine!... trahi par l'homme qui me devait aussi la vie, par l'homme dont la bouche hypocrite me disait, la veille même, des paroles d'amitié, par le confident qui avait reçu tous les secrets de mon coeur!
«C'était trop à la fois, et le coup qui m'atteignait en pleine poitrine était porté trop soudainement!... Un flot de sang me monta aux yeux et je dus me cramponner désespérément à un arbre, pour ne pas tomber.
«Puis la réaction se fit, immense, terrible; une froide rage serra mes tempes, et ce fut avec un calme effrayant que je me dis:
«Avant de les frapper, je dois les entendre. Je ne suis plus un amant; je suis un juge! Écoutons.
«Et, concentrant toutes les facultés de mon âme dans un seul sens: l'ouïe; j'entendis mot à mot le dialogue suivant:
—En vérité, ma chère Louise, disait Lapierre, vous êtes trop pusillanime ce soir. Les ombres de la nuit vous feraient-elles peur et n'auriez-vous de courage qu'à la clarté du soleil?
—Ne raillez pas, Joseph: j'ai peur, en effet, répondait la jeune fille.
—Peur de quoi?
—Le sais-je?... De tout: du vent qui agite le feuillage, du coassement des grenouilles au bord de la rivière, du cri des hibous, là-bas, dans ces gorges sombres...
—Allons donc!
—Il me semble que tous ces bruits et toutes ces voix de la nuit ne s'élèvent que pour me reprocher mon infidélité.
—Vous êtes folle, Louise: les hiboux et les grenouilles n'ont rien à voir dans nos affaires, croyez-moi.
—Je le sais bien... Mais ce sentiment de vague terreur que j'éprouve n'est pas de ceux que l'on surmonte par le raisonnement.
—Si vous m'aimiez, Louise, autant que, je vous aime, vous chasseriez bien vite toutes ces idées superstitieuses et vous ne craindriez rien au monde, quand je suis là pour vous défendre.
—Vous aimer, Joseph?... Lorsque, pour vous, je trahis des serments solennels; lorsque je trompe à toute heure du jour un franc et loyal jeune homme qui a foi en moi; lorsque je récompense le dévouement de celui qui m'a sauvé la vie en jouant vis-à-vis de lui la comédie de l'amour, tandis que mon coeur appartient à un autre; vous me demandez si je vous aime!...
Louise avait prononcée cette tirade d'une voix forte, quoique étouffée, et avec une énergie fébrile. Je n'en perdis pas un mot, pas une intonation. Aussi, l'effet fut-il foudroyant, et je demeurai accablé, la tête appuyée au tronc d'un arbre, le visage baigné de larmes.
Lapierre reprit:
—Je vous crois, Louise, et la démarche que vous faite ce soir confirme vos dires; mais combien les actions prouvent mieux que les paroles!
—Ce que vous me demandez est si grave, que je ne puis m'y résoudre.
—Qu'y a-t-il dans ma proposition de si extraordinaire? Vous n'aimez pas l'homme que vos parents vous destinent; pour vous soustraire à la dure nécessité d'épouser cet homme-là, vous fuyez avec celui que votre coeur a choisi... Encore une fois, qu'y a-t-il dans ce projet de si étrange?
—Gustave Després m'a sauvé la vie!
—La belle affaire! Tout autre, à sa place, en eût fait autant. Est-ce qu'on laisse périr sous ses yeux une personne qui se noie, sans lui porter secours?
—Je lui ai dit que je l'aimais et promis de n'être jamais qu'à lui!
—Propos d'amoureux que tout cela. Ces sortes d'engagements ne tirent pas à conséquence et se rompent tous les jours. Després a abusé de votre jeunesse et escompté votre reconnaissance, en vous faisant promettre une chose semblable. C'est tout simplement odieux.
A cette lâche accusation de Lapierre, je me redressai pâle de colère et prêt à bondir sur lui; mais la voix de Louise m'arrêta.
—Laissez-moi réfléchir, disait la jeune fille. Demain, à la môme heure, soyez ici: je vous dirai à quoi je suis résolu.
—Ne craignez-vous pas le retour de Després?
—Oh! non, il m'a déclaré que son absence durerait au moins trois jours.
—J'attendrai, puisqu'il le faut. Mais songez, Louise, que le temps presse et que la découverte de notre liaison peut tout gâter.
—Demain, j'aurai pris une décision.
—A demain, donc! La frontière n'est pas loin et mon canot est rapide.
—Je serai prête. A demain!
Louise rentra, et j'entendis, à quelques pas de moi, le bruit des branches froissées par Lapierre, qui regagnait son canot.
Je le laissai partir.
Cinq minutes après, je filais silencieusement dans son sillage. Mon heureux rival fredonnait un gai refrain, pagayant mollement, comme un homme qui n'est pas pressé.
Je l'abandonnai à la hauteur de l'îlot, pour obliquer à gauche et me diriger vers la demeure de mon père.
Lui se perdit dans l'obscurité, en amont, et je l'entendis atterrir presque en même temps que moi.
CHAPITRE VI
Le drame de l'îlot
Després, après s'être recueilli un instant, reprit ainsi sa narration:
«La découverte de la honteuse trahison dont j'étais victime avait réveillé dans mon coeur une foule de passions assoupies jusqu'alors. De sombres idées de vengeance m'agitaient, et c'est sous l'empire d'une de ces colères blanches qui ne raisonnent pas que je pris un parti.
«Je gravis au pas de course le coteau qui conduisait à la maison de mon père; et, après avoir rendu compte à ce dernier de ma mission, je lui dis qu'une affaire importante m'obligeait à repartir de suite, et le priai de ne pas révéler à personne mon retour nocturne à Saint-Monat.
«Le bon vieillard parut quelque peu étonné de mes allures mystérieuses; mais je le rassurai en lui disant qu'il s'agissait tout simplement d'un pari à gagner, et je fis mes préparatifs de départ.
«Ce ne fut pas long.
«De l'argent, quelques hardes, des provisions pour deux jours et une paire de revolvers chargés composèrent mon bagage, et je quittai la maison paternelle comme deux heures du matin sonnaient au coucou du salon.
«Une vingtaine de minutes plus tard, j'étais installé dans le fourré le plus épais de l'îlot, ayant eu soin de hâler mon canot à sec et de le dissimuler dans un fouillis de broussailles.
«Mon intention, en choisissant cet endroit solitaire pour y passer la journée, était d'abord d'empêcher que Lapierre n'eût vent de mon retour, ensuite d'être plus à portée d'observer ses allées et venues.
«Rien d'extraordinaire ne se passa, jusqu'au soir.
«Mon ex-ami alla bien, comme d'habitude, chez mon père et chez quelques, autres personnes du voisinage, mais son canot ne bougeait pas.
«La nuit vint, sombre, silencieuse—une vrai nuit de contrebandier, de bandit. Je distinguais à peine les deux rives du fleuve; et si quelques maigres rayons d'étoiles n'eussent percé l'obscurité compacte, il m'aurait été bien difficile de constater le départ du coquin.
«Heureusement, mes yeux s'y firent à la longue, et, vers dix heures environ, je pus y voir le canot de Lapierre se dessiner sur le fleuve comme une ombre légère et glisser rapidement vers l'îlot.
«Arrivé à la pointe sud, au lieu de passer outre, comme je m'y attendais, le canot vint s'y ensabler, et l'homme qui le montait sauta à terre et alla déposer, non loin de là, derrière un rocher, quelque chose qui me parut être un paquet de hardes.
«Avant, que je fusse revenu de mon étonnement, le canotier avait rejoint son embarcation et nageait ferme dans la direction de la rive gauche.
«Je lui laissai prendre un peu d'avance, puis, à mon tour, je sautai dans mon canot et m'élançai silencieusement sur ses traces.
«Après une dizaine de minutes de cette chasse nocturne, j'abordais dans ma petite crique de la veille et je me glissais sans bruit jusqu'à mon poste d'observation de la nuit précédente.
«Lapierre était déjà rendu près de la maison. Je vis sa silhouette qui s'estompait faiblement sur le mur blanchi à la chaux.
«Tout semblait sommeiller dans la maison. Aucune lumière ne brillait aux fenêtres. Le monotone trémolo des grenouilles dans les ajoncs du rivage interrompit seul le silence pesant de la nuit.
«Tout à coup, j'entendis crier les gonds d'une porte qui s'ouvrait; puis des pas légers se firent entendre, et Louise, en costume de voyage parut auprès de Lapierre.
—Enfin, vous voilà! fit le coquin.
—Mon Dieu! répondit la jeune fille d'une voix navrée, à quelle affreuse démarche m'obligez-vous?
—Allons, voilà vos terreurs puériles qui vous reprennent.
—Mes bons parents, les abandonner! ce pauvre Gustave, le trahir!
—Mais, ma chère, vous les reverrez, vos parents—car, une fois mariés, nous reviendrons; quant à cet imbécile de Gustave, vous me feriez plaisir en le laissant là où il est.
—Il me semble que je fais un rêve terrible et que je ne pourrai jamais me résoudre à vous suivre.
—En ce cas, éveillez-vous et prenez vite une décision, car je n'ai aucunement l'intention de passer ainsi toutes les nuits à courir sur le fleuve.
—Si nous attendions encore quelques jours...
—Pas une heure. C'est assez d'enfantillage comme cela. Suivez-moi cette nuit même, ou retournez à votre premier amoureux... Il n'est pas fier, ce bon enfant-là, et il se fera un honneur de recueillir les débris de ma succession.
«Remarquez en passant, messieurs, comment le brutal Lapierre traitait cette jeune fille, qu'il prétendait, aimer et quelle abjecte soumission Louise avait pour lui. Il est certaines femmes qu'il faut tenir ainsi dans une crainte salutaire... La verge leur est douce et les coups de fouet leur semblent des caresses.
«Pauvre et sotte humanité!
«Mais je poursuis... Après quelques secondes, Louise répondit brusquement:
—Vous le voulez, Joseph? Eh bien! que notre destinée s'accomplisse: emmenez-moi.
«Le ravisseur ne se le fit pas dire deux fois. Il saisit la jeune fille dans ses bras et la transporte dans son canot. Puis il poussa au large et disparut sur le fleuve sombre.
«Mais je l'avais prévenu. Aux dernières paroles de Louise, j'avais regagné à pas de loup mon embarcation, et je fuyais comme une flèche vers l'îlot, lorsque les fuyards se détachèrent de la rive.
«En un clin d'oeil, j'avais atteint l'endroit où Lapierre, une heure auparavant, avait, mis pied à terre. J'étais sûr que le coquin s'y arrêterait encore, et je l'attendais, un revolver dans chaque main, et blotti derrière un rocher.
«J'étais résolu à tout pour empêcher le rapt de se consommer; et, plutôt que de laisser impunies brûlé la politesse, en compagnie de son bon ami Lapierre...
—La tête qu'il fera? m'écriai-je d'une voix terrible, tu vas le voir de suite, misérable, car me voilà!
«Et me redressant en face des fuyards, d'un coup de pied violent. Je repoussai au large leur canot, qui partit à la dérive et disparut aussitôt dans l'obscurité.
«Lapierre et Louise restèrent pétrifiés et ne purent que pousser chacun une exclamation:
—Després! Gustave!
—Oui, c'est bien moi, Gustave Després! repris-je avec force—Gustave Després, qui en échange du petit service qu'il vous a rendu de vous sauver la vie, vous avez constamment trompé tous deux; Gustave Després qui, a entendu vos entretiens nocturnes et connaît les projets que vous avez en tête; Gustave Després, enfin, qui s'est constitué votre juge et vient vous, porter la sentence que vous méritez!
—Et quelle est cette sentence. Votre Honneur?
—La mort! répondis-je d'une voix stridente.
—Pour tous deux?
—Pour toi seul, coquin.
—Et pour mademoiselle?
—Le mépris!
—Ho! ho! fit Lapierre avec un rire forcé, vous n'y allez pas de main morte, monsieur le juge!
—Je me venge! fut la réponse.
«Malgré son audace, le jeune homme tressaillit, car il y a de ces accents qui portent immédiatement la conviction.
—La tête qu'il fera? m'écriai-je d'une voix terrible, tu vas le voir de suite, misérable, car me voilà!
«Et me redressant en face des fuyards, d'un coup de pied violent. Je repoussai au, large leur canot, qui partit à la dérive et disparut aussitôt dans l'obscurité.
Lapierre et Louise restèrent pétrifiés et ne purent que pousser chacun une exclamation:
—Després! Gustave!
—Oui, c'est bien moi, Gustave Després! repris-je avec force—Gustave Després, qui en échange du petit service qu'il vous a rendu de vous sauver la vie, vous avez constamment trompé tous deux; Gustave Després qui a entendu vos entretiens nocturnes et connaît les projets que vous avez en tête; Gustave Després, enfin, qui s'est constitué votre juge et vient vous, porter la sentence que vous méritez!
—Et quelle est cette sentence. Votre Honneur? demanda impudemment Lapierre.
—La mort! répondis-je d'une voix stridente.
—Pour tous deux?
—Pour toi seul, coquin.
—Et pour mademoiselle?
—Le mépris!
—Ho! ho! fit Lapierre avec un rire forcé, vous n'y allez pas de main morte, monsieur le juge!
—Je me venge! fut la réponse.
«Malgré son audace, le jeune homme tressaillit, car il y a de ces accents qui portent immédiatement la conviction.
«Pourtant, il feignit encore de badiner.
—Qui sera l'exécuteur des hautes oeuvres? ricana-t-il.
—Moi!
«Et, exhibant aussitôt mes revolvers, j'ajoutai:
—Il y en a un pour toi et un pour moi. Nous nous placerons à chacune des extrémités de l'îlot, et nous tirerons à volonté nos six coups.
«Lapierre recula.
—Un duel? fit-il.
«Oui, un duel, un duel loyal! car si je veux ta vie, ce n'est point par un assassinat que je prétends l'avoir.
—Un duel sous les yeux d'une femme?
—Cette femme en est la cause: il faut qu'elle voie son oeuvre.
—C'est une lâcheté cruelle!
—Il te sied bien, Joseph Lapierre, de parler de lâcheté, toi que je surprends en flagrant délit de trahison, en train de déshonorer à jamais une famille respectable. Mets de côté ces airs de chevalerie qui ne te vont pas, et prépare-toi plutôt à disputer ta misérable vie.
—Et si je ne veux pas me battre, moi?
—Si tu refuses de te battre, infâme larron d'honneur, aussi vrai que Dieu m'entend, je vais te tuer comme un chien.
«Pour le coup, Lapierre vit que j'étais sérieux et qu'il fallait s'exécuter coûte que coûte. Il se mit à trembler tout de bon.
—Au moins, dit-il, mettons Louise à couvert; tu n'as pas envie de l'assassiner, je suppose?
—Pas le moins du monde. Il y a, de l'autre côté de l'îlot, un amas de roches derrière lequel elle se blottira. Si je te tue, comme je l'espère bien, je m'engage à la ramener chez elle dans mon canot, que j'ai caché à quelques pas d'ici; si tu es vainqueur, tu agiras à ta guise. Allons, fais vite, où je vais te frotter les côtes pour te donner du courage.
«Ce coup d'éperon parut transformer Lapierre. Il bondit vers la jeune fille et, malgré ses supplications et ses gémissements, la transporta au lieu convenu.
«Puis, revenant vers moi, il me cria d'une voix sauvage:
—A nous deux, maintenant!... Ah! mon petit Després, tu veux du sang! Eh bien! je vais voir de quelle couleur est celui d'un amoureux déconfit. Où est mon revolver?
—Je viens de le déposer sur le paquet de hardes que tu destinais à mademoiselle, vilaine caricature de Don Juan! répondis-je, en gagnant à la hâte l'extrémité nord de l'îlot.
«Il était alors environ minuit.
«Le temps était toujours sombre. La lune n'étant pas encore levée, c'est à peine si la clarté blafarde des étoiles permettait de voir à quelques pas devant soi.
«C'était donc à peu près au hasard que nous allions tirer, à moins de marcher l'un sur l'autre, ou, ce qui serait mieux, de nous guider sur notre feu réciproque.
«Je me faisais ces réflexions, tout en cherchant un abri quelconque, lorsqu'une détonation retentit et qu'une balle siffla à mon oreille.
«Je me retournai vivement et ripostai au hasard.
«Je n'avais pas abaissé mon arme que, pan! une autre détonation suivit et qu'une seconde balle me passa dans les cheveux.
«—Hum! me dis-je, il paraît que maître Lapierre attend mon feu pour mieux viser. Ce n'est pas si bête pour un coquin de son acabit.
«Cette constatation faite, j'avançai de quelques pas et tirai à mon tour sur une ombre qui semblait se mouvoir.
«Un coup de feu me répondit immédiatement, mais, cette fois-ci, à une trentaine de pieds de moi tout au plus. La balle fit éclater une branche à mes côtés.
«—Tant mieux! murmurais-je, Lapierre marche sur moi, comme je marche sur lui. Ce sera plus tôt fini.
«Et je lâchai mon troisième coup.
«Mais, rendu prudent par les sifflements désagréables que mes oreilles n'avaient que trop perçus, je m'étais aussitôt jeté à plat-ventre.
«Cette précaution me sauva la vie, car Lapierre m'envoya sa quatrième balle à quelques pouces seulement au-dessus de la tête.
«En ce moment, je vis pendant deux secondes sa silhouette se dessiner près d'un arbuste. Mon revolver était en position: je tirai.
«Un cri terrible se fit entendre et j'entendis le bruit d'un corps pesant s'affaissant dans le feuillage.
«—Justice est faite! je suis vengé! m'écriai-je.
«Et, bondissant par dessus le cadavre, je courus à l'endroit où Louise attendait le résultat de la lutte. Elle était probablement évanouie au premier coup de feu, car je la trouvai sans connaissance, les mains cramponnées au rocher qui lui servait d'abri.
«—Pauvre enfant! murmurai-je, si ce misérable que je viens de tuer ne s'était pas rencontré sur notre chemin, comme nous aurions été heureux!
«Mais je n'avais ni le temps ni la volonté de m'attendrir. Je la transportai dans mon canot et la ramenai chez elle.
«Au moment où je la déposais près de la maison de son père, elle reprit ses sens et me reconnut.
«Après m'avoir regardé avec effroi pendant quelques secondes, elle détourna la tête et ses lèvres murmurèrent un mot sanglant:
«—Assassin!
«—Vous vous trompez, mademoiselle, répliquai-je gravement. Ce n'est pas moi, mais bien votre coquetterie qui a couché dans les bruyères de l'îlot l'homme qui y dort son dernier sommeil. Souvenez-vous-en, Louise, et... adieu!
«Je m'éloignai rapidement, l'âme remplie d'une mortelle tristesse, et, toute la nuit, je remontai le Richelieu à grands coups d'aviron.
CHAPITRE VII
Kingston et Kentucky
Després s'arrêta, un instant à cette phase de son récit.
Sa physionomie, jusque là grave et triste, se revêtit soudain d'une expression de haine impossible à rendre; sa prunelle s'alluma d'un feu sombre, comme si quelque horrible souvenir venait de passer devant ses yeux, et il reprit d'un ton farouche:
«J'achève, messieurs, et je serai bref dans ce qui me reste à dire.
«Je remontai donc le Richelieu pendant le reste de la nuit, me dirigeant vers la frontière. A la pointe du jour, je me trouvais tout au plus à quatre ou cinq milles de la ligne quarante-cinq, c'est-à-dire de la liberté, du salut. Mais j'étais exténué, je n'en pouvais plus; mes mains, gonflées outre mesure par le maniement de l'aviron, refusaient absolument le service...
«Je dus m'arrêter pour prendre quelque repos.
«Je me trouvais alors en face d'un grand bois de sapins et de bouleaux. J'y cachai mon canot et, m'étendant tout auprès, je m'endormis d'un profond sommeil.
«Quand je m'éveillai, le soleil était haut et je jugeai que j'avais dû dormir plusieurs heures.
«Pour réparer autant que possible cette grave imprudence, je me hâtais de remettre mon embarcation à l'eau, lorsque de grands cris s'élevèrent des deux côtés de la rive et je fus enveloppé par une dizaine d'hommes qui bondirent sur moi et m'arrêtèrent.
«Parmi ces hommes était Lapierre; Lapierre que je croyais avoir tué et que je retrouvais plein de vie, ayant reçu tout au plus une blessure légère, à en juger par un de ses bras, qu'il portait en écharpe.
«Je compris tout.
«Le lâche, pris de terreur en se sentant atteint par ma balle, avait poussé un cri d'agonie et s'était laissé choir tout de son long, contrefaisant le mort. Puis, lorsqu'il avait bien constaté mon départ, il s'était empressé de mettre les autorités à mes trousses.
«—Ah! ah! mon petit Després, me dit-il avec un ricanement d'hyène, il paraît que te voilà descendu du banc de la jugerie! C'est dommage, parole d'honneur, tu étais superbe la nuit dernière en prononçant ma sentence!... Mais, bah! ajouta-t-il, si tu perds le rôle de juge, tu porteras toute ta vie la casaque du forçat... Elle ira mieux à ta taille!
«—Misérable chenapan! murmurai-je avec dégoût, en lui tournant le dos.
«On me passa les menottes, comme à un malfaiteur vulgaire, et c'est ainsi que je fus conduit à Saint-Jean, où je fus interné dans la prison commune.
«Mon procès ne tarda pas à s'instruire, et, naturellement, grâce aux menées de Lapierre, je fus trouvé coupable.
«On me condamna...
—A quoi? demandèrent les jeunes gens, voyant que Després se taisait.
—Au pénitencier! répondit d'une voix sourde le Roi des Étudiants.
—Au pénitencier! fit Champfort... et pour combien de temps?
—Pour un an... Le jury m'avait fortement recommandé à la clémence de la cour.
—Hélas! pauvre ami... mais la sentence ne fut pas...
—J'ai fait mon temps! j'ai porté, comme me l'avait prédit Lapierre, la casaque du forçat; pendant douze longs mois, j'ai vécu cote à côte avec les meurtriers, les voleurs et les faussaires; travaillant sous le fouet des gardiens, mangeant à la gamelle du galérien!
—Oh! ces douze mois, mes amis, ils m'ont vieilli de douze ans et ont amassé bien du fiel dans mon coeur!... Et qui pourrait dire combien de sombres pensées de vengeance m'ont agité à l'ombre de ces murs lugubres du pénitencier de Kingston!
«Enfin, ils passèrent, et je pus respirer de nouveau le grand air de la liberté.
«Mais je n'étais déjà plus l'adolescent joyeux à qui l'avenir sourit. Mon âme avait bu à la source d'amertume et s'en était imprégnée. La blessure que l'on venait de faire à mon honneur et à mes sentiments les plus intimes me brûlait comme un fer rouge.
«Je résolus de quitter le Canada et d'aller chercher dans le fracas de la guerre américaine, sinon l'oubli, du moins un adoucissement à mes tortures morales et une sorte de réhabilitation vis-à-vis de moi-même.
«Une autre raison—et celle-là bien plus impérieuse—me poussa à cette détermination.
«En arrivant chez mon père, j'appris que la famille de Louise s'était éloignée de la paroisse, où les calomnies de Lapierre lui avaient fait une position intenable, et que le mécréant, après s'être ainsi vengé d'un échec matrimonial, avait gagné les États-Unis. Or, telle était ma haine contre ce scélérat, que le seul espoir de le rencontrer face à face et de me venger de ses infamies aurait été plus que suffisant pour me faire abandonner famille et patrie.
«Je partis donc pour le théâtre de la guerre, et je m'engageai dans une armée de fédéraux qui opérait alors dans le Kentucky et faisait face au général Beauregard.
«Chose inouïe, je venais de tomber juste sur l'homme que je cherchais, et je me trouvais précisément dans un des avant-postes où maître Lapierre exerçait ses nombreux talents. J'eus maintes fois l'occasion d'observer ses allées et venues d'un camp à l'autre. Mon ex-ami faisait là rondement ses petites affaires, à ce qu'il paraissait. Il était à la fois commissaire des vivres, espion et agent de recrutement, pour le compte de l'armée du Nord.
«Tu as vu, Champfort, comment le triste personnage opérait et quelle habileté il savait déployer dans ses multiples occupations.
«Eh bien! le rôle qu'il a joué vis-à-vis du colonel Privat n'était que la centième répétition de comédies aussi odieuses, exécutées aux avant-postes des années, tantôt au détriment des confédérés, tantôt à celui des fédéraux, suivant le bon plaisir de ses intérêts pécuniaires, à lui.
«Il est infiniment probable que si l'audacieux coquin avait su que son plus mortel ennemi se trouvait dans les mêmes parages que lui, observant tous ses agissements, épiant ses moindres démarches, il aurait décampé sans tambour ni trompette.
«Mais j'étais si bien grimé, avec ma longue barbe que j'avais laissé croître, et, je prenais tellement de précautions pour ne pas être reconnu, que maître Lapierre vivait à cet égard dans une parfaite sécurité.
«J'en profitais pour faire, moi aussi, mes petites affaires, c'est-à-dire pour accumuler contre lui autant de preuves que possible—une somme suffisante pour le faire fusiller comme un espion ennemi; et je vous assure que je ne regardais pas beaucoup aux moyens à employer, lorsqu'il s'agissait d'augmenter ma liste.
«Un soir entre autres que, par une nuit obscure, il revenait clandestinement du quartier-général ennemi, je m'embusquai sur son passage et, après l'avoir rossé à mon goût, je le dévalisai de ses papiers, ni plus ni moins que si j'eusse été un voleur de grand chemin.
«Ce bel exploit compléta mon dossier; car il se trouva que le misérable portait sur lui, cette nuit-là, une véritable cargaison de papiers compromettants: correspondances secrètes, instructions, etc., de quoi faire fusiller dix espions.
«Je me décidai alors à ne plus retarder le châtiment et à frapper un coup décisif.
«Ma qualité de secrétaire du général commandant l'armée me permettait de le voir à toute heure. J'allai le trouver cette nuit-là même. Le général n'était déjà plus à sa tente. Tout te camp était en mouvement. Nous marchions à l'ennemi.
«La bataille s'engagea sur toute la ligne, furieuse, épouvantable. Nous fûmes battus et obligés de retraiter précipitamment bien en arrière de nos lignes précédentes.
«C'est dans cette affreuse retraite que je fus blessé d'un coup de feu, qui mit fin à ma carrière militaire.
«On m'évacua vers le nord, et comme ma convalescence traînait en longueur et que, d'ailleurs, je ne pouvais espérer reprendre mon service de sitôt, j'obtins mon congé et je revins au pays.
—Et Lapierre? demanda Champfort.
—Je ne l'ai plus revu qu'ici, à Québec, lorsqu'il revint des États-Unis. C'est la Providence, comme je l'ai dit, qui le jette sur ma route. Cette fois-ci, il ne m'échappera pas.
—C'est à moi qu'il appartient! rugit le Caboulot, dont la physionomie était transformée et qui lançait des éclairs par ses yeux bleus.
CHAPITRE VIII
On se reconnaît
On conçoit l'étonnement des étudiants à cette exclamation véhémente de l'enfant.
Chacun se demandait par quelle crise passait le camarade et quelle raison il pouvait avoir pour réclamer ainsi le droit de punir Lapierre; puis, rapprochant cette toquade de la singulière agitation qu'il avait manifestée pendant le récit de Després, on était bien empêché de trouver une réponse.
Pourtant Lafleur, rarement à court, en exhuma une de sa cervelle empâtée:
—Il est saoul, mes amis, dit-il, saoul comme cent mille Polonais.
—Tiens, c'est une idée! bégaya Cardon.
—C'est ton mauvais whisky qui lui vaut ça, Cardon, pourvoyeur malhonnête que tu es!
—Mon whisky, mauvais?... Tu peux bien le dire, à présent que tu en as plein ta vilaine trogne, riposta Cardon, blessé dans sa dignité de fournisseur.
—Trogne toi-même!
—Assez! mes amis, intervînt Després, n'allez-vous pas vous chicaner, maintenant?
Puis, se tournant vers le Caboulot qui était assis près de la table, le front dans ses mains:
—Voyons, Caboulot, lui dit-il, prouve à ces deux ivrognes que tu n'es pas saoul et que tu parles sensément.
Pour toute réponse, le jeune homme se leva en face de Després et le toisant minutieusement:
—Oui, c'est bien Gustave, murmura-t-il comme se parlant à lui-même. Seulement, tu es si changé depuis sept ans, que je ne t'aurais certes pas reconnu, sans cette, histoire...
—Que veux-tu dire? demanda Després, qui, à son tour, regardait le petit étudiant dans les yeux et lui trouvait une bizarre ressemblance.
—Je veux dire, répondit l'enfant d'une voix émue, que la destinée a d'étranges voies et qu'elle place aujourd'hui en face l'un de l'autre deux hommes qui étaient amis de vieille date, sans se connaître...
—Mais nous nous connaissons depuis plus d'un mois!
—Oui, de figure. Mais te serais-tu imaginé mon vieux Gustave, que sous le sobriquet de Caboulot donné par les camarades devait se lire le nom de Jacques Gaboury?
—Toi, Jacques Gaboury, le petit Jacques que j'ai sauvé là-bas, le frère de... Louise! exclama Després, en mettant ses deux mains sur les épaules de l'enfant et le dévorant du regard.
—Oui, c'est bien moi; c'est bien le petit gamin qui allait se noyer dans le Richelieu, sans ton secours.
—Qui aurait pu dire?... murmura le Roi des Étudiants. En effet, ta figure me revient maintenant, malgré que je n'aie pas eu l'occasion de te voir longtemps là-bas.
—Seulement le temps des vacances... J'étais au collège, vois-tu.
—Je me souviens, je me souviens... Comme tu es changé, mon pauvre Jacques! Ce sont bien les mêmes traits principaux, les mêmes yeux, surtout... Mais tout cela a pris des formes plus accusées... Et puis, tu as grandi, tu t'es développé—si bien que je ne t'aurais certainement, pas reconnu, mon cher enfant.
—Ce n'est pas étonnant, Gustave; je n'avais guère qu'une dizaine d'années lorsque tu venais... chez nous, et l'on ne fait pas beaucoup attention à un gamin de cet âge.
—Tu as raison. Mais, toi, est-ce que ma figure ne t'a pas frappé?
—Mon Dieu, non: tu n'es plus le même homme. Ta moustache a poussé, ton teint est plus brun, ta voix est changée aussi... de sorte qu'il faut le savoir pour retrouver, dans le Roi des Étudiants, Gustave Després, le joyeux garçon qui s'appelait là-bas Gustave Lenoir.
—Que veux-tu? la tempête ne mugit pas dans la cime du sapin le plus vigoureux sans y laisser de traces, sans en changer l'aspect. J'ai passé par bien des épreuves depuis le bon temps où nous nous sommes connus pour la première fois, et mon front en garde les empreintes indélébiles.
—Pauvre Després! Permets-moi de te conserver ce nom, sous lequel j'ai renoué notre amitié d'autrefois.
—Non-seulement je te le permets, mais encore je t'en prie, toi et les autres. C'est le nom de ma mère, et, ce nom... le pénitencier ne l'a pas sur ses registres d'écrou.
Le Caboulot courba la tête et garda le silence.
Champfort, Cardon et Lafleur ne disaient mot.
Le premier admirait les mystérieux décrets de la Providence, qui faisait converger sur la tête du coupable Lapierre toutes ses voix accusatrices et se disposait à le frapper.
Quant aux deux autres, gorgés de whisky et ahuris par tous les étonnements de cette nuit mémorable, ils se demandaient sérieusement s'ils assistaient pas à une représentation dramatique et attendaient tranquillement, la fin de la pièce pour se communiquer leurs impressions.
Au bout de quelques secondes, Després regarda son petit ami et lui demanda d'une voix mal assurée:
—Et... elle?
—Tu veux savoir où elle est?
—Oui.
—A Québec.
—Seule?
—Avec mon père et moi.
—Ta mère est donc...?
—Morte, mon vieux, morte de chagrin.
—Pauvre femme!
Le Caboulot essuya une larme.
—Oh! Louise fut bien coupable, dit-il, mais elle a terriblement expié son erreur; elle a bien souffert...
—C'était justice! murmura Després.
—Oh! ne la condamne pas, Gustave; ne sois pas inexorable pour ma pauvre soeur. Si toutes les larmes du coeur peuvent effacer une faute, la sienne mérite pardon et indulgence.
Després ne répondit pas, mais un éclair traversa sa prunelle sombre et sa figure prit une dure expression d'inflexibilité.
En ce moment, trois heures du matin sonnèrent à l'horloge de la pension.
Champfort se leva.
—Trois heures, dit-il: je rentre.
—Je t'accompagne, répondit Després; nous aurons beaucoup à causer.
—Attendez, dit à son tour le Caboulot; je retourne à la maison, moi aussi; nous ferons un bout de chemin ensemble.
—Partons, firent les jeunes gens.
—C'est ça! grommela Lafleur; allez-vous-en tous et laissez-nous, à Cardon et à moi, la besogne d'achever la bouteille qui reste.
—Garde-là pour demain, dit Després.
—Jamais! protesta majestueusement le diurne homme. Morguienne! ce serait du propre: Lafleur reculer devant une bouteille! Allons, estimable compagnon de la bamboche, illustre pourvoyeur Cardon, un petit... un dernier coup de coeur!
C'est notre grand-père Noé,
Patriarche digne,
Que l'bon Dieu nous a conservé
Pour planter la vigne..
Cardon ne répondit pas; il ronflait comme un cachalot.
Le chanteur eut beau enfler sa voix pour reprendre:
Il se fit faire un bateau
Pour se promener sur l'eau
Pendant le déluge......
rien n'y fit: le célèbre Cardon ne bougea pas.
Quant aux trois autres, ils étaient déjà dans la rue, où les échos de la voix éraillée de Lafleur leur arrivaient par bouffées intermittentes.
CHAPITRE IX
La Folie-Privat et ses Habitants
Le promeneur qui laisse Québec par la barrière du pont Dorchester et se dirige vers les luxuriantes campagnes de la côte de Beaupré, ne peut manquer, s'il a l'esprit bien fait, d'admirer le magnifique paysage qui se déroule aux environs de cette partie de la capitale.
Ce ne sont, de chaque côté de la route poudreuse, que chalets et cottages, maisons de plaisance et villas minuscules, coquettement assis sur la croupe des collines ou accrochés aux flancs des vallons.
Tout cela est largement pourvu d'arbres au feuillage abondant, et respire une fraîcheur qui repose l'âme... Ce petit coin de l'Eden, où tout est verdure et calme, semble avoir été jeté à dessein en cet endroit pour faire contraste à l'aride et brûlant promontoire de Québec, qui, droit en face, étage au soleil les toits étincelants de ses milliers de maisons.
Cette patrie des heureux de la fortune s'appelle la Canardière.
C'est là que les bourgeois aisés de la ville vont se reposer, pendant la belle saison, de la fatigue des affaires, et retremper, sous les ombrages de leurs parcs, leurs forces morales épuisées.
Naturellement, dès son arrivée à Québec, la veuve du colonel Privat s'était empressée de s'acheter à grand renfort d'argent, une résidence d'été dans cet endroit de prédilection. Elle l'avait baptisée du nom de Folie-Privat...
Mais quelle délicieuse Folie!...
Perdue à demi sous bois, comme un bijou dans un écrin, la façade seule on était visible du chemin. On y arrivait par une large avenue sablée qui tranchait comme un ruban grisâtre sur une verte pelouse, plantée confusément de sapins, de peupliers, de lilas, et de quelques arbres à fruit. Tout autour, et à plusieurs arpents en arrière, s'étendait le parc—une vraie petite forêt, avec ses pittoresques accidents, ses rochers moussus, ses troncs morts, envahis par le lierre, ses cascades jaillissantes ou ses ruisseaux babillant sous les herbes. Ce mystérieux domaine était sillonné en sens de routes et de sentiers, tantôt au cordeau comme les allées classiques des jardins anglais, tantôt étroits et tortueux, selon que le caprice de la nature ou les goûts romantiques du Le Nôtre canadien l'avaient voulu... Et puis des charmilles des bocages, des bancs rustiques, des pelouses veloutées, des étangs qui semblaient dormir, des vallons ombreux, aux flancs desquels s'incrustaient les myosotis et les marguerites!...
Une miniature de l'Eden!
Quand, le front fatigué par le travail incessant de la pensée, ou le cerveau endolori par l'épuisante obsession de quelque idée fixe, de quelque souvenir amer, on éprouve le besoin d'un peu de répit, d'une minute d'oubli, c'est là qu'il faut l'aller chercher—là, en pleine nature, sous ces ombrages paisibles, près de ces cascatelles babillardes, au bord de ces ruisseaux dont la voix est douce et parle au coeur!... La brise y court, fraîche et parfumée, dans vos cheveux; le feuillage y murmure à vos oreilles ses monotones mais toujours suaves et toujours mélancoliques plaintes; les oiseaux y réjouissent l'âme par leurs gaies chansons et leurs joyeux ébats!...
Aussi, à peine les premières fleurs étalaient-elles au soleil de mai leurs pétales vierges; à peine les champs et les arbres revêtaient-ils cette teinte verdâtre qui repose le regard, que la famille Privat,—ennuyée des fades plaisirs de la ville—s'installait au cottage de la Canardière, pour ne plus le quitter qu'à l'approche de l'hiver.
On y menait joyeuse vie.
Le sable de la grande avenue criait souvent sous les roues de lourds carrosses, chargés de citadins et de citadines, attentifs à ne pas laisser s'attiédir leurs relations avec la riche famille et sensibles aux charmes de la pittoresque Folie-Privat. Les allées bordées de verdure, les pelouses brillantes, les parterres tout constellés de fleurs ne manquaient jamais de jolies robes pour les effleurer, de petits pieds pour y sautiller et de mains chinoises pour y commettre des larcins impunis.
Bref, la Folie-Privat était devenue le rendez-vous de tout ce qu'il y avait à Québec d'élégant et de fashionable.
Rien de surprenant à cela.
Madame Privat, veuve d'un planteur de la Nouvelle-Orléans et riche à faire peur, dépensait fort largement, dans la vieille capitale canadienne, ses immenses revenues. D'habitude, la richesse suffit à tout et allonge démesurément la queue de ses connaissances. Mais soyons juste dans le cas présent, le vil métal n'était pas la seule raison de l'engouement général; Madame Privat, bien que mariée en Louisiane, était, originaire de Québec, où sa famille avait des relations fort étendues, ce qui explique bien un peu pourquoi un si grand nombre d'amis suivaient avec empressement son char doré.
C'était une femme d'environ quarante ans, portant d'une façon très-évidente les vestiges d'une opulente beauté. Blonde, blanche, rondelette, elle pouvait encore tirer l'oeil à plus d'un célibataire; quand elle n'eût pas eu, pour exciter les convoitises matrimoniales, l'appât de ses superbes rentes. Son séjour à la Nouvelle-Orléans, sous le brûlant soleil du golfe mexicain, avait donné à sa peau fine et satinée cette teinte demi-dorée qui empourpre le firmament, à certains couchers du soleil. Cela ajoutait du piquant à sa mobile physionomie, en la voilant imperceptiblement, comme le fait une gaze quasi-impalpable recouvrant une figurine de cire. Petite de taille, alerte, vive, toujours parlant, toujours riant, altérée de mouvement, de bruit, de plaisir... c'était bien la femme créée et mise au monde pour gaspiller royalement une fortune comme la sienne.
Madame Privat n'avait que deux enfants: Edmond et Laure.
Edmond avait environ vingt-deux ans. Depuis l'arrivée de la famille à Québec, il étudiait le droit à l'Université Laval. C'était un grand jeune homme à la mine éveillée, au teint blond et aux yeux bleus, le portrait vivant de sa mère, dont il reproduisait, du reste, le type au moral. C'était bien, avec cela, le plus joyeux garçon d'Amérique et le meilleur coeur qu'il fût possible de souhaiter. Sa mère en raffolait et tout le monde l'aimait.
Laure, plus jeune de deux ans, était bien différente au physique et au moral. Elle reproduisait dans toute sa splendeur le type créole de son père, dont les exagérations tropicales étaient mitigées par le sang des climats du nord, qu'elle tenait de sa mère.
De taille moyenne, mais d'une cambrure admirable, elle avait de ces mouvements félins et moelleux, qui sont d'une grâce irrésistible, quand ils sont naturels. Les cheveux d'un noir chatoyant se relevaient d'eux-mêmes sur le front et les tempes, pour s'épanouir en un fouillis de coquettes volutes, qui n'auraient certainement pu imiter le plus habiles des coiffeurs. Sous ce gracieux chapiteau de cheveux bouclés s'arrondissait doucement un front lisse comme une lame d'ivoire, au bas duquel s'estompaient en vigueur de grands sourcils noirs du dessin le plus habile. Les yeux étaient grands, largement fendus, d'un brun velouté, comme les longs cils qui les surmontaient, et susceptibles d'exprimer tour à tour les sentiments de l'âme les plus opposés: douceur, colère, molle langueur, brûlante énergie. Une petite bouche, aux lèvres rouges comme certains coraux, se dessinait gracieusement sur des dents courtes et d'une blancheur éclatante...
Ajoutez à tous ces charmes un nez grec, aux narines mobiles; couvrez le tout d'une peau d'un blanc mat, animée sur les joues par une imperceptible carnation... et dites avec nous que cette tête de jeune fille était tout simplement ravissante.
En effet, Laure passait à Québec pour un prodige de beauté, et tout le monde était d'accord sur ce point. Tout au plus, les envieuses pouvaient-elles hasarder que cette beauté avait quelque chose de hautain qui paralysait l'admiration.
C'était un peu vrai.
Laure tenait de son père cette expression sévère de physionomie qui la faisait paraître dédaigneuse et—disons le mot—infatuée d'elle-même. Mais hâtons-nous d'ajouter que, si l'enveloppe était froide et le visage de marbre, le coeur n'avait que de nobles passions et demeurait ouvert à tous les grands sentiments.
Une particularité de son caractère avait toujours étonné, non-seulement la mère de Laure, mais encore ses amies: c'était la brusque transition de la gaieté la plus expansive à une morne et inconcevable mélancolie qui durait des journées entières.
Cette bizarrerie ne s'était fait remarquer que depuis le retour à Québec de la famille Privat, et avait toujours été s'accentuant, surtout dans les derniers temps. Personne n'y pouvait rien, et les apprêts même de son futur mariage avec un beau jeune homme du nom de Lapierre, n'avaient pas le privilège de changer son humeur.
Qu'y avait-il?... quel ver rongeur mordait le coeur de cette jeune fille à qui Dieu avait fait la vie si belle, et dont l'avenir paraissait si riche de promesses riantes?
On se perdait en conjectures. Il était à présumer que ce n'était pas l'approche de son mariage avec Lapierre qui la préoccupait à ce point, puisque rien ne l'y forçait et que, d'ailleurs, au dire de toutes les demoiselles de sa société, le jeune prétendant était fort bien de sa personne, extrêmement aimable et jouissait d'une enviable réputation d'honorabilité.
Quoi donc, alors?
Ceux-là seuls qui auraient pu sonder les replis de l'âme si fortement cuirassée de la belle créole eussent été en mesure de répondre.
En attendant, faute de mieux, on mettait la chose sur le compte des nerfs, Ces femmes des pays inter-tropicaux les ont si impressionnables! Quoi qu'il en soit, nous nous bornons pour le moment à constater le fait, nous réservant de l'expliquer plus tard à la plus grande satisfaction du lecteur.
Et, maintenant que nous connaissons à peu près tous nos principaux personnages, reprenons notre récit, car les événements vont bientôt se précipiter.
CHAPITRE X
Première escarmouche
Le lendemain de la fameuse nuit dont nous venons de raconter les diverses péripéties, et qui se trouvait être le 20 juin 186..., Paul Champfort cheminait seul sur la route de la Canardière, se dirigeant vers la Folie-Privat.
Il était environ cinq heures de l'après-midi.
Encore tout ému des confidences de son ami Després, et le coeur réchauffé par un rayon d'espoir, le jeune homme marchait d'un pas allègre, se demandant quel événement nécessitait sa présence au cottage, puisque sa tante avait pris la peine de l'envoyer quérir à Québec par un domestique.
Il y avait donc du nouveau là-bas!
Qui sait?... Le mariage projeté, et dont les apprêts occupaient la famille de sa tante depuis plusieurs semaines, était peut-être retardé ou même rompu par quelque circonstance fortuite, quelque caprice de la jeune fiancée!...
Laure était si excentrique et son humeur sujette à tant de bizarres contradictions!
Et puis, après tout, Lapierre, pour être un fort habile homme, n'en était pas moins, faillible comme le commun des mortels. Il pouvait bien, dans l'orgueil de son triomphe, avoir froissé d'une façon ou d'une autre l'ombrageuse susceptibilité de mademoiselle Privat et fait naufrage au moment d'atteindre le port!... D'ailleurs, qui empêchait que le remords, cet implacable juge de la conscience, ne l'eût enfin arrêté sur la pente de la trahison, au moment de conduire à l'autel la fille de sa victime!...
Champfort se faisait à lui-même toutes ces réflexions et se laissait ainsi bercer par une rêverie pleine d'optimisme, lorsqu'il arriva chez sa tante.
Madame Privat était occupée pour quelques minutes, dit au jeune homme:
—Ah! te voilà, mon cher Paul... Ce n'est pas mal à toi d'être venu, bien que ce soit sur mon invitation expresse et qu'il m'ait fallu te dépêcher une estafette pour avoir l'honneur de ta visite... car tu nous négliges, Paul: voilà bien quatre grands jours que nous ne t'avons pas vu...
—Je vous en prie, ma tante, répondit l'étudiant, n'allez pas croire au moins que ce soit par indifférence. Mes examens approchent et je n'ai vraiment pas une minute...
—A perdre, n'est-ce pas?
—Oh! ma tante, que dites-vous là? Vous savez bien que je ne suis nulle part plus heureux qu'ici, dans votre famille, et que les instants que j'y passe me semblent toujours trop courts.
—Voyons, mon pauvre Paul, ne va pas prendre mes taquineries au sérieux: je suis en gaieté aujourd'hui et je lutine tout le monde.
—Vous serez toujours jeune, ma tante...
—De caractère, peut-être... mais de figure, oh! oh!... Allons, vilain flatteur, va t'amuser au salon avec ta cousine, en m'attendant. J'ai encore quelques ordres à donner, et je vous rejoindrai dans un instant.
Paul obéit et se dirigea vers le salon.
Le piano, touchée par une main exercée, résonnait par toutes ses cordes, tantôt exhalant sa colère avec d'éclatants accords, et tantôt gémissant en une douce mélodie où semblaient trembler des sanglots.
Champfort s'arrêta à la porte, le coeur serré et en proie à une indicible émotion.
«Toujours seule et triste! murmura-t-il. Pauvre Laure!»
Puis, ne voulant pas laisser plus longtemps ignorer sa présence à deux pas de sa cousine, il frappa doucement.
Le piano se tut aussitôt, et Mlle Privat vint elle-même ouvrir.
—Ah! c'est vous, mon cousin, fit la jeune fille un peu surprise.
—En personne, ma cousine, et enchanté d'avoir le plaisir de vous voir.
—Vous êtes bien aimable de condescendre jusqu'à venir visiter de pauvres campagnards comme nous.
—Je ne mérite pas aujourd'hui ce compliment, ma chère Laure, car c'est à la demande expresse de ma tante que je me suis transporté au cottage.
—En vérité? Alors, c'est maman qu'il faut remercier. Il ne fallait rien moins que sa puissante intercession pour obtenir une faveur si précieuse.
—Comme vous dites, ma cousine. Je ne suis pas à moi en ce temps-ci: j'appartiens à mes auteurs de médecine.
—Heureux mortels que ces, auteurs!
—Pas tant que vous croyez, car ils ont en moi un amant assez volage.
—C'est dans l'ordre, répondit un peu sèchement la jeune fille.
Toute cette conversation s'était tenue sur un ton aigre-doux, moitié plaisant, moitié sarcastique, surtout du côté de Laure.
Champfort était habitué à ces boutades et ne s'en étonnait plus.
Il se dirigea vers le piano et, jetant les yeux sur un cahier de musique ouvert en face:
—Du Schubert? fit-il... Est-ce cela que vous jouiez tout à l'heure, ma cousine?
—Quoi, vous écoutiez, monsieur?
—Non pas, j'arrivais et je n'ai pu commander à mes oreilles de ne pas entendre la ravissante musique qui jaillissait de vos doigts.
—Ravissante musique! ricana Mlle Privat... Mon cher cousin, vous n'êtes pas difficile: j'improvisais, je laissais courir ma pensée sur les touches.
—En ce cas, votre pensée, ma chère Laure, était bien triste.
—Pourquoi pas?... Est-ce qu'il m'est défendu, à moi, d'être triste? Ne puis-je, par hasard, avoir du chagrin comme le commun des mortels?
—Oh! vous avez certainement ce droit; mais, pour ma part, je souhaiterais de tout mon coeur vous le voir exercer moins souvent.
—Que vous importe? riposta Laure, avec une nuance d'amertume. Est-ce que ces choses-là dérangent un homme comme vous, qui n'a d'attention que pour d'affreux livres de médecine?
—Laure, répliqua Champfort un peu ému, me croyez-vous sans coeur, et votre antipathie pour moi va-t-elle jusqu'à me refuser d'avoir de l'affection pour vous et votre famille?...
—Que parlez-vous d'antipathie? interrompit la jeune fille.
—Jusqu'à arrêter sur mes lèvres l'expression du profond intérêt que je porte à tous les membres d'une famille qui m'est chère par le double lien du sang et de la reconnaissance? poursuivit Champfort, en s'animant.
—Tout doux, mon cousin, je n'ai pas cette prétention, et mon antipathie, comme vous dites, ne va pas jusque là.
—C'est fort heureux pour moi que vous sachiez mettre des bornes à cet inexplicable sentiment. Le poids m'en est déjà assez lourd comme ça, et je serais véritablement au désespoir de le voir s'augmenter, ne fût-ce que d'un atome.
Laure se mordit légèrement les lèvres et ne répondit pas. Ses doigts se mirent à errer sur les touches d'ivoire, en gammes capricieuses, pendant que ses yeux rêveurs se fixaient vaguement sur ceux de Champfort.
Tout à coup, elle demanda brusquement:
—Êtes-vous fataliste, Paul?
—Pourquoi cette question? fit le jeune homme surpris.
—Peu importe... répondez toujours.
—Précisez davantage.
—Soit: croyez-vous qu'il y ait une destinée à laquelle on ne puisse se soustraire?
—Non, je ne crois pas à cela: la vie humaine n'est pas une machine que Dieu monte avec un ressort à la naissance, et qui en suit l'invincible impulsion jusqu'à la mort.
—Ah! vous pensez donc que l'on doit, en toute circonstance, se raidir contre un malheur qui nous semble inévitable.
—Je suis d'avis qu'il y aurait lâcheté à agir autrement.
—Même lorsque ce malheur est nécessaire ou nous paraît tel?
—Même en ce cas... Mais, ma chère Laure, que parlez-vous de malheur et pourquoi ce mot vient-il sur des lèvres qui ne devraient que sourire?
—Qui sait?...
—Est-ce au moment où l'avenir ne vous promet que joie et félicité, où tout est rose à votre horizon, où vos souhaits les plus chers vont être réalisés... par votre mariage avec l'homme que vous aimez...
—Allez toujours...
—Est-ce à ce moment-là que vous devez avoir des idées sombres et parler de malheur?
—Qui vous dit que je parle pour moi?
—Qui me le dit?... Eh! mon Dieu, rien et tout.
—Ce n'est pas répondre.
—Il m'est difficile de répondre autrement, car mes suppositions ne sont fondées que sur un pressentiment, et ce pressentiment...
—Voyons.
—Je ne sais si je dois...
—Oui, oui, parlez.
—Sans réticences?
—Sans réticences... comme à une amie.
—Eh bien! mon amie, ce pressentiment qui m'assiège murmure à l'oreille de mon coeur une étrange chose.
—Dites.
—Vous le voulez?
—Je le veux.
—Voici: c'est que vous avez quelque motif mystérieux pour épouser l'homme qui vous fait la cour, et que...
—Achevez.
—Vous n'aimez pas cet homme.
Laure devint très pâle, et, pour cacher son trouble, elle se mit à exécuter sur le piano le plus fantastique des galops.
Quand ce fut fini, elle se retourna vers Champfort et se contenta de lui dire avec un singulier regard:
—Mon cher Paul, il me vient une curieuse idée, à moi aussi.
—Me feriez-vous le plaisir...?
—Oh! volontiers: c'est que vous êtes jaloux de monsieur Lapierre.
Ce fut au tour de Champfort de pâlir. Mais, comme il n'avait pas à sa disposition la ressource du piano pour se donner contenance, Laure put à son aise suivre, sur la figure de son cousin, l'impression qu'elle avait produite.
Cependant, Paul balbutiait:
—Quelle idée! grand Dieu, quelle idée!
—Elle est drôle, n'est-ce pas?
—Oh! pour le moins... être jaloux de cet homme!
—Comme vous dites cela! fit la jeune fille avec un mélange de hauteur et de surprise. Est-ce que, par hasard, mon fiancé aurait le malheur de vous déplaire?
Ma foi, répondit Champfort avec une insouciance presque dédaigneuse, je vous avouerai ingénument que je n'ai pas encore eu la pensée d'analyser le sentiment qu'il m'inspire.
—Au moins peut-on supposer que ce n'est pas de la sympathie...
—Je suis trop poli pour vous contredire.
—Voilà un aveu... Mais que vous a-t-il donc fait, le pauvre jeune homme?... Il a l'air de vous aimer beaucoup, cependant.
L'oeil de Champfort s'alluma et l'étudiant parut sur le point d'éclater; mais ce ne fut qu'un éclair, et Paul répondit négligemment:
—Oh! rien... à moi personnellement, du moins.
—C'est à quelqu'un des vôtres, alors, à nous, peut-être, qu'il a fait quelque chose?
Champfort, au lieu de répliquer, se leva et fit un tour dans le salon. Cette conversation le mettait au supplice, et il ne savait trop comment s'y soustraire.
—Vous ne répondez pas? insista la jeune fille.
—Les événements répondront pour moi! murmura l'étudiant d'un? voix sombre.
Laure, vivement intriguée, ouvrait la bouche pour demander une explication, lorsque des pas rapides se firent entendre dans la pièce voisine, et Mme Privat parut.
CHAPITRE XI
Une Évocation Inattendue
—La paix! mes enfants, dit-elle joyeusement; je suis sûre que vous êtes encore aux prises.
—Mais non, ma mère, répondit Laure: je discutais avec mon cousin un point de philosophie, et naturellement...
—Naturellement vous n'étiez pas d'accord?
—Comme toujours. C'est étonnant comme nous n'avons pas les mêmes notions et les mêmes idées sur toute espèce de choses.
—Je suis le premier à le regretter, répliqua Champfort; mais il est certain qu'il suffit que je pense de telle façon, pour que ma charmante cousine ait une autre manière de penser.
—C'est fâcheux, en effet, repartit Mlle Privat, mais que voulez-vous?... les opinions sont libres, et je profite de cette liberté.
—Tu en profites peut-être trop, ma fille, dit avec bonté. Mme Privat. Ce pauvre Paul, tu prends plaisir à le contrarier; tu le maltraites véritablement.
—Oh! ma tante...
—On dirait, ma chère Laure, que tu n'aimes pas ton cousin ou que tu as contre lui des griefs sérieux.
—Moi?... En vérité, ma mère, où prenez-vous cela? Je n'ai pas le moindre grief contre mon cousin, et je l'aime à en mourir.
—Je ne demande pas tant que cela, répondit un peu ironiquement Champfort, et je vous prie instamment de vous conserver pour votre heureux fiancé, cet excellent monsieur Lapierre.
Un éclair passa dans les yeux de Laure.
—Oh! vos craintes n'ont pas leur raison d'être, je vous prie de le croire, répliqua-t-elle avec hauteur.
—Tant mieux pour lui! articula froidement Paul.
—Assez! assez! mes enfants, interrompit Mme Privat. Si vous continuez sur ce ton, vous allez vous chicaner, et ça ne sera pas joli, savez-vous, entre frère et soeur—car vous êtes frère et soeur, souvenez-vous-en. Je t'ai toujours considéré, Paul, comme mon enfant; j'en avais fait la promesse à ta pauvre mère.
Champfort avait la tête basse et le sourcil froncé. Tout-à-coup, il parut prendre une résolution énergique.
—Ma bonne tante, répondit-il avec une amertume à peine contenue, je sais toute l'affection que vous avez eue et que vous avez encore pour moi. Je n'oublie pas, non plus, et n'oublierai jamais que je vous dois tout et que, d'un orphelin malheureux et sans avenir, vous avez fait un fils et un homme en mesure de vivre honorablement. Aussi, je serais au désespoir de vous causer le moindre ennui, le moindre chagrin, ce qui arrivera inévitablement si je continue à me rencontrer avec ma cousine. Souffrez donc...
—Où veux-tu en venir, mon enfant?
—Souffrez donc, reprit le jeune homme avec une fermeté douloureuse et se levant, souffrez que je me retire pour quelque temps de votre famille... jusqu'à des jours meilleurs.
Et il s'inclina devant sa tante, prêt à prendre congé.
Laure, la froide et hautaine créole, eut alors un cri de l'âme.
—Oh! Paul, Paul, vous êtes bien dur pour moi... plus dur que vous ne pensez!
Paul, tout surpris, regarda sa cousine. Il n'était plus habitué à l'entendre lui parler de cette voix émue, presque suppliante, et à voir sur la belle figure de Laure cette franche expression de chagrin. Sa colère se fondit comme par enchantement et une immense pitié envahissant soudain son bon coeur, il fléchit le genou devant Mlle Privat et, prenant une de ses mains:
—Pardon, pardon, ma chère Laure... murmura-t-il. Je suis en effet cruel... mais l'espèce d'antipathie que vous me montrez, l'inexplicable froideur qui a remplacé, dans nos relations, la bonne et douce cordialité d'autrefois me font mal à l'âme et me rendent injuste malgré moi.
—Relevez-vous mon cousin, répondit la jeune fille avec une douceur triste, et souvenez-vous qu'il ne faut jamais juger à la légère les sentiments d'une femme, quelque bizarre qu'ils paraissent.
—Je m'en souviendrai, Laure, répondit Paul, que cette phrase ambiguë n'intriguait pas médiocrement.
Mme Privat fut aussi un peu frappée de cette recommandation étrange; mais comme les impressions ordinaires n'avaient pas le temps de prendre racine dans son caractère mobile et léger, elle ne s'y arrêta pas autrement et dit aux jeunes gens:
—Bien, mes enfants, vous avez fait votre paix; je suis contente. Signez-la d'un bon baiser et qu'il ne soit plus question de querelle entre vous.
—Mais, ma mère... se récria Laure.
—Pas de mais!... embrasse ton cousin, ou plutôt ton frère Paul.
Laure hésitait, rougissante... Ce que voyant, Champfort s'avança bravement, quoique un peu ému, un peu pâlot, prit la belle tête de sa cousine entre ses mains et baisa bruyamment ses deux joues devenues rouges comme des cerises mûres. Puis il regagna sa place, tout frissonnant.
Depuis plus de deux ans, ses lèvres n'avaient pas effleuré la peau fine et veloutée de sa soeur d'adoption, et ce baiser inattendu faisait courir dans ses veines mille flèches brûlantes. En quelques secondes, son amour, jusque là fortement comprimé par une volonté de fer, secoua ses entraves et envahit, son coeur avec la force d'expansion de la poudre... Le sang lui afflua au cerveau, et il rougit comme une écolier surpris en flagrant délit de grimaces à son maître d'étude... Puis la réaction se fit, et il resta tout pâle.
Mme Privat n'avait rien vu; mais il n'en fut pas ainsi de Laure. Un observateur attentif qui aurait su analyser les rapides nuances qui se succédaient sur son visage ému, et trouver la cause intime de la teinte rosée qui embellissait son front, n'eut pas été en peine d'expliquer ce trouble et de le rapporter à la contenance de Champfort.
Mais il n'y avait là aucun observateur attentif, et Paul avait trop à faire de dominer sa propre émotion pour s'occuper de celle d'autrui.
La jeune créole, eut donc tout le bénéfice de l'incident, et son impénétrabilité n'en souffrit pas.
Mme Privat, après s'être commodément installée dans un fauteuil, tira les jeunes gens d'embarras en disant d'une voix enjouée:
—Eh bien! mon cher Paul, maintenant que te voilà redevenu sage, te doutes-tu un peu pourquoi je t'ai fait venir?
—Ma foi! ma tante, je vous avouerai que je n'en ai pas la moindre idée.
—Voyons, cherche, avant de jeter ta langue aux chiens.
—J'ai beau chercher, je ne trouve rien... à moins que ce ne soit pour me parler de... du mariage projeté.
—Tu n'y es pas tout à fait... mais tu en approches,.. tu brûles, comme on dit dans je ne sais pas quel jeu.
—S'agirait-il de... votre futur gendre?
—C'est encore un peu ça, mais il y a autre chose.
—Alors, je renonce à trouver. Aussi bien, j'ai trop de médecine en tête pour deviner des énigmes.
—Paresseux qui se retranche toujours derrière sa médecine quand il s'agit de nous venir voir ou de nous prêter le concours de ses grandes lumières!... Tiens, je la prends en grippe, ta médecine.
—Ne dites pas cela, ma tante: la médecine est tout pour moi—non-seulement le présent, mais encore, et surtout, l'avenir.
—Bah! ne te martèle pas la tête avec ces idées-là: j'ai pourvu au passé et, si Dieu me laisse vivre, j'aurai aussi l'oeil sur l'avenir.
—Oh! ma tante, vous êtes pour moi une véritable mère; mais je ne veux pas abuser de votre bonté, et je songe sérieusement...
—Abuse, abuse, mon garçon: le fonds est inépuisable et il y en a pour tout le monde... Mais revenons à nos moutons.
—Je t'ai fait appeler pour t'annoncer que je donne, lundi prochain, un grand bal—quelque chose de colossal, d'inouï, de féerique, si c'est possible. Or, comme j'ai besoin d'un bon organisateur et que je ne puis guère compter sur Edmond, tout entier à ses amusements, je m'adresse à toi. Tu vas mettre à contribution toutes les ressources de ton imagination, fouiller tous les coins et recoins de ton génie inventif, réveiller tous les souvenirs de fêtes endormis dans ta mémoire, enfin relire les Mille et une Nuits, s'il le faut, pour nous aider à surpasser les grands festivals donnés à l'occasion du mariage d'Aladin, l'heureux possesseur de la lampe merveilleuse.
—Cela te va-t-il?
—Je suis tout entier à vos ordres, ma chère tante; mais, outre que que je n'ai pas la fameuse lampe des contes arabes, je suis fort mauvais organisateur de fête et profondément ignorant en matière de bal.
—Qu'à cela ne tienne! je serai la tête qui combine, et toi, le bras qui exécute.
—A merveille. En ce cas, je me mets à votre service. Disposez de ma personne comme bon vous semblera.
—Voilà qui est entendu: tu consens à nous aider.
—De grand coeur, ma tante.
—C'est qu'il va te falloir faire plusieurs démarches et de t'occuper d'une foule de petits détails.
—Je serai trop heureux de me multiplier pour vous être utile.
—D'ailleurs, mon cher Paul, je compte bien ne pas te laisser seul à faire toute la besogne et en mettre une partie sur les épaules de celui qui bénéficiera le plus de ce bal...
—Quel est cet heureux mortel?
—Hé! mon futur gendre, donc.
Champfort ne put s'empêcher de faire une moue dédaigneuse; mais il la transforma si vite en sourire aimable, qu'il pensa bien n'avoir pas été remarqué.
Pourtant Laure avait vu—si bien vu, qu'une rougeur fugitive envahit son front et qu'elle courba la tête, toute rêveuse.
Champfort reprit:
—Monsieur Lapierre?... En vérité, ma tante, vous ne pouviez m'associer à un homme plus entendu dans la matière: car il a tous les talents, mon futur cousin, et je serais fort surpris qu'il ne fût pas bon organisateur de fête, lui qui était si excellent organisateur d'expéditions nocturnes dans l'armée confédérée. Vous vous en souvenez, ma tante?
—Mon Dieu, oui, répondit inconsidérément Mme Privat. C'est même dans une de ces expéditions, organisée par lui, que mon pauvre mari trouva la mort.
—Oh! l'affreux souvenir! murmura Laure en se voilant la figure de ses deux mains.
—D'autant plus affreux, que, par une fatalité inconcevable, ce fut le meilleur ami de mon oncle qui le conduisit à la boucherie, croyant le mener à, la victoire, répondit Paul, d'une voix où se devinait une implacable ironie.
Mme Privat, dominée par cette évocation inattendue, porta son mouchoir à ses yeux et se tut. Quant à Laure, un trouble étrange l'envahit et elle se leva pour aller ouvrir une croisée, où elle s'accouda, baignant son front brûlant dans la fraîche brise qui s'élevait du jardin.
Champfort, lui, demeura froid et sombre sur son fauteuil, le regard menaçant, comme s'il venait de faire une déclaration de guerre.
En ce moment, un vigoureux coup de sonnette carillonna dans l'antichambre.
Les trois personnages du salon relevèrent ensemble la tête et fixèrent la porte, avec un point d'interrogation dans le regard.
Dix secondes après, une servante entr'ouvrit le battant et annonça:
—Monsieur Lapierre!
—Qu'il entre! fit vivement Mme Privat, en se élevant.
Lapierre entra.