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Le Roi des Étudiants

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CHAPITRE XII

Petite Revue de la Situation

Il nous faut ici, pour l'intelligence complète de ce qui va suivre, ouvrir une parenthèse et faire, à vol d'oiseau, une revue de la situation réciproque des personnages qui vont successivement se présenter sous nos yeux.

A tout seigneur, tout honneur! Commençons par le fiancé de mademoiselle Privat.

C'était, en vérité, un fort joli garçon que ce chenapan de Lapierre.

Grand, bien découplé, souple et gracieux dans ses mouvements, il était l'heureux possesseur d'une tête caractéristique, où il y avait, mêlés assez confusément, du grec et du mauresque.

En effet, si son nez un peu aquilin et la coupe hardie de son visage rappelaient vaguement le type athénien, sa peau mate et légèrement bronzée n'en aurait pas moins fait honneur à la langoureuse physionomie d'un descendant des Maures de l'Andalousie.

Quoi qu'il en soit, un détail presque insignifiant dérangeait, constatation faite, l'harmonie classique et le calme olympien de cette belle figure, et ce détail se trouvait dans le regard.

Lapierre avait des yeux noirs fort grands et fort beaux; mais, chose extraordinaire, il ne pouvait les maintenir en repos et les fixer carrément sur une autre paire d'yeux. Son regard, sans cesse en mouvement et comme égaré, ne faisait qu'effleurer le regard fixé sur lui et se plaisait, de préférence, à voltiger sur les menus détails de la toilette de son interlocuteur.

L'honnête garçon agissait-il ainsi par timidité?... on bien le misérable suborneur de jeunes filles craignait-il de laisser, lire, par ces fenêtres grandes ouvertes de son âme, les noires machinations qui s'y tramaient?...

Peut-être!

Dans tous les cas, ce tic singulier donnait à notre nouvel Adonis un petit air faux et un certain cachet d'hypocrisie qui déparaient bien un peu les grâces séduisantes de ses autres traits... Mais, comme on ne rencontre guère d'homme parfait et que, d'ailleurs, le défaut dont il est question résidait plutôt dans l'expression du regard que dans le regard lui-même, Lapierre n'en passait pas moins pour un des plus beaux hommes de Québec, aux yeux des juges féminins. Et plus d'une de ces dames, qu'un secret dépit rendait accommodante, ne se gênait pas pour dire que la riche demoiselle Privat faisait, en somme, un excellent mariage, puisqu'elle payait avec du vil métal aisément acquis tant de grâce et tant de perfection...

Madame Privat—il faut bien le dire—paraissait être un peu de cette opinion; mais sa fille envisageait probablement la chose, à un point de vue plus élevé et moins spéculatif, car il était de toute évidence qu'elle ne partageait pas l'engouement général à l'égard de son futur époux. Calme et presque insouciante, elle voyait arriver sans trouble comme sans impatience le jour solennel où elle associerait à jamais sa vie à celle du brillant jeune homme qui faisait tourner tant de têtes. Plus que cela, les gens sérieux de son entourage—ses vrais amis, ceux-là,—remarquaient avec étonnement qu'à rencontre de bien des jeunes filles en pareil cas, Laure devenait de plus en plus bizarre, se drapait de plus en plus dans sa sombre mélancolie, à mesure qu'approchait le jour fatal...

A leurs yeux, cette belle Jeune fille gardait dans son coeur quelque secret terrible et, plutôt que de le dévoiler, marchait stoïquement à l'autel, comme d'autres marchent au sacrifice.

Mais ses amis clairvoyants—en bien petit nombre, du reste—se gardaient bien de laisser paraître au dehors cette pénible impression et se contentaient de conjecturer in petto.

Il aurait donc fallu que la veuve du colonel Privat, pour se renseigner exactement sur ce qui se passait dans le coeur de sa jeune fille, eût d'abord un soupçon, puis, guidée par cet indice un peu vague, que son instinct maternel, doublé d'une observation attentive, la mît sur la piste de la vérité...

Malheureusement, l'excellente femme, comme nous l'avons dit, n'était rien moins qu'observatrice; et, d'ailleurs, sa légèreté naturelle ne lui avait pas permis de s'arrêter longtemps sur les réflexions qu'avaient fait naître chez elle les récentes étrangetés du caractère de sa fille.

Il ne faut pas croire que cette insoucieuse légèreté masquait un mauvais coeur et que les délices d'une vie opulente avaient étouffé, chez Mme Privat, les sentiments sacrés de la maternité.

Ce serait là une étrange erreur.

La riche veuve, au contraire, raffolait de ses deux enfants; elle eût, sans hésiter, sacrifié des sommes folles pour satisfaire le moindre de leur caprice... Mais la Providence, qui lui avait prodigué l'or, lui avait refusé cette sorte d'intuition maternelle qui fait rechercher pour ses enfants, en dehors des jouissances de la fortune, les jouissances plus intimes du coeur et celles plus relevées de l'âme.

Pour certaines femmes du monde, qu'une piété bien entendue ou quelque saine idée de philanthropie n'éclaire pas, être heureux, c'est avoir assez d'argent pour se payer tous les fastueux caprices du high life, et assez de notoriété pour que les membres de cette aristocratie-là ne vous rient pas au nez, malgré vos écus.

Mme Privat avait ces deux éléments de bonheur et s'en contentait. L'idée que ses enfants eussent besoin d'autre chose pour entrer, le front serein, dans la vie mondaine ne lui était jamais venue et—disons-le—ne pouvait lui venir.

Mariée fort jeune à un homme puissamment riche, elle était passée sans transition du doucereux couvent des Ursulines de Québec à l'opulente villa de son mari, en Louisiane. Il n'y avait, par conséquent, pas une heure dans son existence entière où elle n'eût été entourée des jouissances que procure la fortune, et tant loin que son souvenir pouvait se porter en arrière, elle n'y voyait que plaisir et bonheur.

Rien d'étonnant donc à ce qu'une, femme élevée dans de semblables conditions ne vît pas au-delà l'horizon des jouissances matérielles et ne comprît point ces voluptés sublimes qui prennent naissance dans le coeur.

Mais, à part les considérations qui précèdent, une raison plus simple et moins métaphysique doit nous faire excuser Mme Privat de n'avoir point jusqu'alors compris sa fille et de la lancer si inconsidérément dans les serres redoutables du mariage: et cette raison bien simple, c'est que la chère femme n'était pour rien dans le choix de Laure.

Expliquons-nous.

Mme Privat avait bien, dès la première apparition en Louisiane de Lapierre, en compagnie du colonel, accueilli le jeune homme avec beaucoup de prévenances, comme on accueille un hôte aimable; elle avait bien vu d'un bon oeil des relations amicales s'établir entre son compatriote québecquois et sa fille, ne faisant en cela, d'ailleurs, que se conformer au désir tacite de son mari; elle avait bien aussi, après le retour de sa famille à Québec, ouvert à deux battants la porte de son salon à l'ami du colonel, à celui qui avait recueilli et soigné le malheureux officier blessé et mourant, à l'homme généreux qui avait rendu les derniers devoirs au planteur louisianais...

Elle avait bien fait tout cela; mais jamais il ne lui était arrivée d'encourager autrement les assiduités de Lapierre, ni d'exercer une pression quelconque sur sa bien-aimée Laure.

Elle s'était montré satisfaite et n'avait peut-être pas suffisamment caché son mécontentement: voilà tout.

Lorsque, deux mois après son arrivée a Québec, Lapierre avait formellement demandé à Mme Privat la main de Laure, la riche veuve s'était déclarée très honorée de la démarche, mais elle avait complètement subordonné sa réponse à celle de sa fille.

Et ce n'est, en effet, qu'après avoir transmis à Laure la demande officielle de Lapierre et avoir reçu de la jeune créole une réponse favorable, que la veuve du colonel Privat, heureuse de voir les goûts de sa fille en conformité avec les siens, proclama ouvertement ses préférences et pressa activement les préliminaires du mariage.

Lapierre, qui ne demandait pas mieux que d'en finir au plus tôt possible, aida puissamment la bonne dame dans les mille détails d'une aussi importante opération, surtout dans ce qui concernait la liquidation de la dot de Laure, tant et si bien qu'au moment où nous sommes rendus, un mois après la demande officielle, tout était terminé et qu'il ne restait guère plus que le contrat à signer.

La chose devait se faire le mardi suivant, la veille même du mariage et le lendemain du grandissime bal que se proposait de donner, à son cottage de la Canardière, la mère de la future épouse.

Voilà pour la situation réciproque des dames Privat et du citoyen Lapierre.

Il nous reste maintenant à dire deux mots du jeune Edmond et de notre ami Champfort, relativement à la position qui leur était faite par les événements en voie de réalisation.

Edmond n'avait pas vu sans un secret chagrin sa soeur Laure, qu'il aimait beaucoup, donner tête baissée dans le traquenard matrimonial tendu par l'irrésistible Lapierre.

Ce dernier ne lui avait jamais été bien sympathique, et pour une raison ou pour une autre, le jeune Privat lui en voulait de venir ainsi ravir sa soeur à son affection.

Edmond se disait, pour s'expliquer à lui-même l'étrange sentiment de répulsion qu'il éprouvait, que ce Lapierre avait toujours été pour les siens un oiseau de mauvais augure. Leurs premiers malheurs et les premières larmes dans sa famille dataient de l'apparition en Louisiane de cet étranger; et le jeune étudiant aimait trop sa soeur, pour ne pas s'être aperçu que le retour à Québec de ce même étranger était pour beaucoup dans la mystérieuse tristesse de la pauvre Laure.

Il avait même—un certain jour qu'il surprit la jeune fille le visage baigné de larmes, dans une allée solitaire du parc—essayé de toucher ce sujet; mais, dès les premiers mots, Laure lui avait jeté les bras autour du cou, et répondu, avec un redoublement de pleurs:

—Edmond, mon cher Edmond, je suis bien malheureuse!... Oh! si tu savais!... Mais non... ni toi, ni ma mère, ni personne au monde ne doit savoir un si terrible secret... J'ai un grand devoir à remplir... Prie Dieu que la force ne m'abandonne pas; et si tu m'aimes, ne parle jamais à qui que ce soit de ce que je viens de te dire—surtout à notre mère—et toi-même, ne me questionne jamais plus sur ce sujet.

Edmond, douloureusement étonné, avait promis, en courbant la tête.

Mais, depuis cette demi-révélation, il avait sur le coeur un gros levain d'amertume contre le fiancé de sa soeur, contre l'homme qui possédait des armes si puissantes pour vaincre la résistance des jeunes filles riches, et faire tomber leur dot dans son escarcelle.

Quant à Champfort, dont nous ne voulons dire qu'un mot, on sait quelles puissantes raisons il avait de ne pas aimer son futur cousin.

Cet homme-là avait détruit à jamais ses rêves de bonheur, en lui enlevant, non-seulement le coeur de Laure, mais jusqu'à son amitié, jusqu'à cette sympathie irrésistible qui faisait autrefois d'eux un frère et une soeur.

Tant qu'il n'avait fait que soupçonner son malheur, Champfort s'était contenté de gémir en secret sur le revirement imprévu du coeur de la jeune créole; son ombrageuse fierté aidant, il avait même affecté auprès de sa cousine une indifférence qui frisait le dédain...

Mais, depuis un mois, les choses étaient bien changées, et la certitude que Laure était décidément perdue pour lui jetait le pauvre étudiant dans toutes les angoisses du désespoir.

Il ne venait que rarement au cottage de la Canardière, fuyant la vue de sa cousine et surtout le contact de son odieux rival.

Després avait bien, pour un moment, fait refleurir dans le coeur de Champfort l'arbre vivace de l'espérance; mais la conversation qu'il venait d'avoir avec Laure avait ramené le pauvre amoureux à la froide réalité et lui faisait envisager l'avenir avec toute l'amertume des jours passés.

Telle était la situation!




CHAPITRE XIII

Lapierre à L'oeuvre

A la fin de l'avant-dernier chapitre, nous avons laissé Lapierre sur le seuil du salon, faisant son entrée.

L'ex-fournisseur de l'armée fédérale, en homme bien appris, présenta d'abord ses hommages à la maîtresse de la maison, puis s'inclina profondément devant Mlle Privat, à laquelle il débita un aimable compliment, et finalement il souhaita rondement le bonjour à Champfort, comme on le fait avec une ancienne connaissance.

L'étudiant salua froidement, et Laure. répondit à peine; mais il en fut tout autrement de Mme Privat. Elle fit asseoir son futur gendre entre elle et sa fille et lui dit avec enjouement:

—C'est aimable à vous d'être venu... Je vous attendais. Tenez, nous parlions justement de vous.

—Vous êtes bien bonne, madame... Je ne suis donc pas de trop dans votre conversation, répondit Lapierre, qui jeta un rapide coup d'oeil sur Champfort et sa cousine.

—Oh! vous n'êtes jamais de trop dans ce que nous avons à dire, et en ce temps-ci moins que d'habitude, encore.

—D'autant moins, ajouta nonchalamment Champfort, que nous évoquions, au moment de votre arrivée, un souvenir qui vous est familier.

—Lequel donc, cher ami?

—Nous parlions de mon pauvre oncle Privat, et des circonstances qui ont accompagné sa mort, répondit lentement, le jeune étudiant, qui fixa sur son interlocuteur un regard hautain.

Celui-là hésita dix secondes—le temps de composer sa physionomie et de lui donner un air de profonde componction—puis il accoucha de la phrase suivante:

—Hélas! ce souvenir ne m'est, en effet, que trop familier, car il est toujours présent dans mon coeur, avec ses sanglantes péripéties. Bien des mois se sont écoulés depuis cette mort glorieuse, et pourtant, j'ai toujours sous les yeux la pâle et héroïque figure du colonel, au moment où il rendait le dernier soupir dans mes bras. Ce sont de ces choses que l'on n'oublie pas, monsieur, ajouta Lapierre, en rendant à Champfort son regard hautain.

—Surtout lorsqu'on a comme vous, des raisons particulières pour se souvenir, grommela Champfort, exaspéré par l'impudence et le sang-froid de Lapierre.

—Qu'est-ce à dire, monsieur? demanda l'ex-fournisseur, en pâlissant. Auriez-vous, par hasard, quelque arrière-pensée relativement aux circonstances que je vous rappelle?

Champfort eut une horrible démangeaison—celle de démasquer immédiatement le fourbe; mais une seconde de réflexion lui fit voir qu'il compromettait irrémédiablement sa cause en agissant avec trop de précipitation, et surtout en n'attendant pas, pour frapper un grand coup, le concours de son ami Després. D'ailleurs la figure irritée de sa tante le ramena vite au sentiment de la prudence.

Faisant donc une prompte retraite et comprimant sa colère, il répondit en s'efforçant de sourire:

—Tout doux, mon futur cousin, vous vous emportez comme un cheval de guerre qui entend le clairon. Je n'ai pas la moindre arrière-pensée malicieuse à votre endroit. Je voulais seulement dire que l'amitié qui vous unissait à mon oncle le colonel était une raison insuffisante pour que sa mort reste éternellement gravée dans votre mémoire.

La figure de Mme Privat se rasséréna, et celle de Lapierre reprit à peu près sa placidité ordinaire. Seule, Laure demeura le sourcil froncé et son regard se tourna lentement vers son cousin, comme pour lui reprocher sa reculade.

Le fiancé de la jeune fille surprit-il ce regard et en comprit-il la signification?

La chose est probable, car il répondit avec un peu d'amertume:

—Mon cher Champfort—il l'appelait son cher!—et vous, mesdames, veuillez me pardonner un emportement bien légitime. Les sentiments qui m'unissaient au regretté colonel étaient d'une nature tellement affectueuse, tellement filiale, que je me révolte à l'idée seule qu'on en puisse suspecter la pureté. Il n'y a qu'un semblable sujet qui puisse me faire sortir des bornes de la politesse exquise que je vous dois.

—De grâce, monsieur Lapierre, dit Mme Privat ne vous faites pas plus coupable que vous n'êtes. Mon neveu est un peu vif et il a pu mal choisir ses expressions; mais son intention n'était pas blessante, je m'en porte garant... D'ailleurs, ajouta-t-elle, le sentiment qui vous a fait parler est un de ceux qui vous feraient tout pardonner, à ma fille et à moi... N'est-ce pas, Laure?

Ainsi interpellée, la jeune fille se redressa, et fixant ses grands yeux pleins d'éclairs sur ceux de son fiancé, elle répondit d'une voix étrange:

—Oui... pourvu que ce sentiment soit désintéressé.

La figure mate de Lapierre devint tout à fait d'une blancheur de cire.

—En douteriez-vous, mademoiselle? balbutia-t-il.

—Oh! je ne dis pas cela: je réponds à ma mère d'une manière générale, répartit la jeune créole, qui se renfonça dans son fauteuil.

La mère de Laure, peu satisfaite de l'explication de sa fille, vint à sa rescousse.

—Ma chère enfant, tu n'es pas aimable aujourd'hui, dit-elle. Tout-à-l'heure, tu te querellais avec ton cousin, à propos de futilités, et voilà que maintenant tu réponds à ton fiancé comme une petite fille boudeuse.

—Paul m'a pardonné, répondit Laure, et nous avons fait notre paix... n'est-ce pas, mon cousin?

—Mais, certainement, ma chère cousine, et cette aimable petite querelle n'a fait que réchauffer mon affection pour vous.

—Vous voyez bien! fit la jeune fille, en se tournant vers sa mère.

—C'est parfait, répliqua la veuve, mais il te reste à en faire autant pour ton fiancé.

L'oeil noir de Laure étincela. Il y eut en elle une lutte de quelques secondes—puis elle articula froidement:

—Je n'ai rien à me faire pardonner de monsieur Lapierre.

Mme Privat resta stupéfaite.

Champfort, lui, jeta sur sa cousine un regard franchement admirateur. Le digne étudiant jubilait littéralement, et il faut bien dire que la figure décomposée de son rival n'était pas faite pour diminuer sa joie.

Celui-ci s'agita un moment sur son fauteuil, puis, après être passé successivement du pâle au vert et du vert au cramoisi, il se leva tout droit et, s'adressant a Mme Privat:

—Madame, dit-il avec une politesse cérémonieuse, auriez-vous l'extrême complaisance de me laisser quelques instants seul avec mademoiselle, votre fille?... J'ai à l'entretenir de choses infiniment sérieuses, et il importe que cette conversation ait lieu sans retard.

—Je n'ai pas la moindre objection, répondit la veuve, assez étonnée, et j'espère bien que mademoiselle Privat sera assez convenable pour n'en pas avoir, elle non plus.

Elle accompagna cette dernière phrase d'un regard sévère à l'adresse de sa fille, et attendit.

—Je suis à vos ordres, ma mère, répondit Laure avec calme.

—Très bien, ma fille, reprit Mme Privat, se disposant à quitter le salon: je n'attendais pas moins de votre obéissance... Et maintenant, ajouta-t-elle plus bas, en se penchant vers Laure, j'attends de ton amitié pour moi que tu répares ta maladresse de tout-à-l'heure et que tu sois aimable.

—Soyez tranquille, je serai très aimable, répondit sur le même ton la jeune fille, avec un pâle sourire.

A peu près rassurée, la crédule mère rejoignit

Champfort, qui s'était dirigé vers la porte du salon, sans attendre qu'on l'invitât à déguerpir. Avant de passer le seuil, Mme Privat dit à Lapierre:

—Vous savez que nous vous attendrons pour souper... Tâchez de terminer bien vite vos petites affaires, et de conclure, cette fois, un traité de paix durable.

—C'est, en effet, un traité que nous allons faire, répondit audacieusement Lapierre, et j'ose espérer que les parties contractantes l'observeront scrupuleusement.

—Tant mieux. A bientôt donc!... Viens, Paul.

Champfort suivit sa tante; mais, avant de refermer la porte du salon, il contempla une dernière fois la pauvre Laure, dont le fier et triste regard était fixé sur lui.

En une seconde, une immense colère fit bouillonner ses tempes...! marcha rapidement sur Lapierre, et, dardant sur lui ses prunelles menaçantes, il lui dit d'une voix concentrée:

—Prends garde à toi, misérable, et pense à l'îlot de Saint-Monat!

Puis il rejoignit sa tante, qui s'éloignait sans avoir entendu............

Trois-quarts d'heure après, Lapierre et Laure rejoignaient, dans la grande salle à manger du cottage, les autres membres de la famille, qui n'attendaient plus qu'eux pour se mettre à table.

Lapierre était toujours pâle, comme d'habitude, mais sa figure rayonnait d'une façon singulière.

Quant à Mlle Privat, son teint animé et ses yeux brillants disaient assez le rude combat qu'elle venait de soutenir.

Elle fut, du reste, plus prévenante que d'ordinaire pour son fiancé, et n'adressa, pas une seule fois la parole à Champfort.

Le souper fut assez animé—Lapierre faisant à peu près seul les frais de la conversation avec les dames, tandis que Champfort et le fils de Mme Privat, arrivée depuis une demi-heure, s'entretenaient à part.

De l'incident du salon, il ne fut nullement question, et rien dans les paroles ni dans les regards de Lapierre ne vint indiquer à Champfort que l'ancien rival de Després eût compris la terrible allusion au drame nocturne de l'îlot qui venait de lui être jetée en plein visage.

—Ou cet homme est véritablement très fort, ou il est tellement sûr d'arriver à ses fins qu'il ne craint pas les menaces, se dit l'étudiant... Nous verrons ce que dira l'ami Gustave de cette attitude un peu plus qu'indépendante.

Et le pauvre amoureux, qui n'y comprenait plus rien, se replongea dans ses réflexions pessimistes.

Quant au triomphateur Lapierre, après avoir reçu de Mme Privat toutes les instructions nécessaires à l'organisation du grand bal projeté, il se retira d'assez bonne heure, promettant de revenir le lendemain.

Bientôt après, chacun regagna sa chambre et les lumières s'éteignirent successivement aux fenêtres du cottage.

La nuit étendait, son voile protecteur sur les douleurs et passions diverses sommeillant sous le toit de la Folie-Privat.




CHAPITRE XIV

Pauvre Laure!

Faisons maintenant un pas en arrière et disons ce qui s'était passé entre Mlle Privat et son ténébreux fiancé.

Lorsque la porte du salon se fut refermé sur Champfort—une seconde après que l'étudiant exaspéré eut lancé à son rival l'apostrophe que l'on sait—Lapierre demeura quelque temps immobile, debout et la main crispée sur le dos d'un fauteuil, étourdi par ce coup inattendu.

Ce nom de Saint-Monat, cette allusion à un épisode de sa vie où il savait n'avoir pas joué le beau rôle, lui remettait en mémoire trop d'événements terribles, pour ne pas lui faire perdre un instant son magnifique sang-froid.

Et, dans la bouche de ce jeune homme à l'oeil menaçant—le cousin, presque le frère de la femme dont il convoitait la dot—un avertissement comme celui-là prenait les proportions d'une véritable déclaration de guerre, ressemblait à une intervention tardive, mais inévitable, de la Providence en faveur de la malheureuse victime de sa cupidité.

En une minute de réflexion, Lapierre remonta, anneau par anneau, la chaîne de ses méfaits... et il eut peur. La sombre figure d'une autre de ses victimes, d'un pauvre jeune homme aimé, dont il avait brisé la vie en lui enlevant le coeur de sa fiancée, lui apparut dans le nuage de sa menaçante rêverie...

Mais celui-là n'était le timide défenseur qui procédait par allusions et avertissements... Il arrivait comme la foudre, sombre et terrible... Six années de souffrances avaient éteint dans son coeur jusqu'au dernier atome de pitié... Implacable justicier, il déchirait d'une main vengeresse le voile qui couvrait les turpitudes de l'ancien espion de l'armée fédérale et mettait à nu la gangrène de son âme...

Oui, Lapierre eut peur, et ses lèvres blêmies murmurèrent involontairement le nom de Gustave Lenoir!

Mais cette défaillance morale ne dura qu'une minute, et le misérable se raidit vigoureusement contre un sentiment qu'il qualifia de puéril. Il reprit donc bien vite son aplomb et s'approchant de Mlle Privat, qui semblait encore sous l'effet des singulières paroles de Champfort:

—Mademoiselle, dit-il, vous avez entendu comme moi.. je suppose, l'étrange menace que vient de me faire votre cousin?

—Oui, monsieur, répondit froidement Laure, et j'ai même pu remarquer la profonde impression que cette menace a produite chez vous.

—Ah! repartit ironiquement Lapierre, vous êtes en vérité trop perspicace, mademoiselle, et rien ne peut vous échapper...

Laure ne répondit pas.

—Mais, continua le jeune homme, laissez-moi vous dire que, cette fois-ci, votre flair si subtil vous a trompée.

—Je ne le crois pas, monsieur.

—Moi, j'en suis sûr—car, à n'en pas douter, vous avez cru que les insolentes paroles de ce Champfort m'ont fait peur.

—J'ai, en effet, non pas cru, mais vu cela.

—Mademoiselle, vous êtes dans la plus singulière des erreurs, et le sentiment que m'a fait éprouver l'impertinence de votre cousin est tout autre.

—Vous ne me donnerez pas le change, monsieur.

—Écoutez-moi, et vous ne tarderez pas à être convaincue. Depuis longtemps déjà je suis en butte aux mesquines agaceries de ce petit carabin qui vient de m'insulter, et je me suis demandé plus d'une fois quelle raison il avait de m'en vouloir... La ridicule menace de tout à l'heure, jointe à mes observations personnelles, a été pour moi un trait de lumière... Je tiens la clé de l'énigme.

—En vérité?... Vous êtes plus avancé que moi, car j'ignore complètement pourquoi mon cousin semble avoir pour vous un si profond mépris.

—Je vais vous en instruire, mademoiselle, et vous donner sans ambages la cause de ce grand mépris dont vous parlez avec une certaine complaisance.

—Je serais heureuse de le savoir, je l'avoue...

—Eh bien! soyez doublement heureuse, ma fiancée, car monsieur Champfort ne m'honore de son dédain que parce qu'il..., vous aime!...

A cette déclaration formelle, qui venant confirmer des soupçons nés le jour même dans son esprit, la pauvre Laure se sentit pâlir affreusement. Sans le vouloir, elle porta une de ses mains à son coeur, tandis que l'autre comprimait son front qui semblait vouloir éclater.

C'est que, chez elle aussi, la lumière venait de se faire. Elle revit, à la clarté de cette tardive révélation, les beaux jours d'autrefois, alors que son cousin et elle folâtraient gaiement sur les plages du lac Pontchartrain ou prolongeaient leur douce causerie sous la véranda de l'habitation louisianaise...

Elle revit son père, qu'elle idolâtrait et dont le souvenir était encore si vivant dans son coeur; elle revit ce père malheureux, arrivant de l'armée en compagnie de Lapierre, la prendre sur ses genoux et la prier d'être particulièrement aimable pour son compagnon de voyage...

Puis, les promenades avec ce jeune homme, le vague effroi qu'elle éprouvait en sa présence, les attentions dont il l'entourait, le contentement du colonel à la vue de leur amitié apparente... tout cela défila rapidement sous ses yeux.

Enfin, la fantasmagorie de son rêve d'une minute lui montra, à son tour, le pauvre Champfort, devenu indifférent pour sa coquette cousine, fuyant sa société et rompant un à un tous les fils dorés de la douce intimité qui les unissait—provoquant chez la jeune créole, dont l'orgueil natif était piqué au vif, cette réaction de froideur d'amertume qui caractérisa par la suite leurs rapports journaliers...

La malheureuse jeune fille revit tout cela en quelques instants, et une larme brûlante vint trembloter au bord de sa paupière.

—Comme nous aurions pu être heureux! se dit-elle.

Mais la vue de Lapierre, debout en face d'elle et suivant du regard les impressions produites par sa déclaration, la ramena bientôt à la froide réalité.

Elle reprit toute son énergique attitude et, relevant fièrement la tête:

—Vous pensez que mon cousin m'aime, dit-elle... Hé! quand cela serait?

Lapierre hésita une seconde, puis il répondit avec force:

—Ah! ah! quand cela serait!... Puisqu'il en est ainsi, mademoiselle, et puisque vous trouvez si étrange qu'un autre homme que moi, qui dois vous épouser ces jours-ci, vous fasse impunément la cour, eh bien! je vais laisser le champ libre; cet heureux rival... Mais je jure Dieu que le nom du votre père sera déshonoré.

—Ah! ce secret, ce fatal secret!... murmura Laure éperdue.

—Je le divulguerai, mademoiselle, et le monde entier saura que le colonel Privat a forfait à l'honneur.

—Hélas!.... pauvre père! gémit la jeune fille.

—L'Amérique apprendra, poursuivit Lapierre, qu'il s'est trouvé dans son armée un officier assez dépourvu de patriotisme pour escompter le dévouement de ses soldats et réparer les brèches de sa fortune en volant les défenseurs de la patrie...

—Vous mentez, misérable... Mon père n'a pu descendre si bas.

—Et la lettre, la fameuse lettre?... se contenta de répondre froidement Lapierre.

—Ah! ce n'est que trop vrai... Pauvre père! murmura Laure anéantie.

—Cette lettre, acheva l'ex-fournisseur, dans laquelle votre père vous fait l'aveu de son déshonneur et vous supplie, au nom de votre amour pour lui, d'empêcher, par votre mariage avec moi, que le seul dépositaire du terrible secret ne révèle son crime?...

—Oui, oh! oui, je m'en souviens, sanglota Laure, et cette prière, d'un mourant sera exaucée... Je serai votre femme; je me sacrifierai pour que les ossements de mon malheureux père ne tressaillent pas de honte dans leur tombeau.

—Voilà qui est bien, et j'admire un dévouement filial poussé jusqu'au point de consentir à un aussi monstrueux mariage, reprit Lapierre avec ironie... Mais, mademoiselle, quand on se pose en héroïne, il ne faut pas faire les choses à demi; et, puisque vous êtes décidée à vous sacrifier—suivant votre expression—je désire que ce sacrifice soit complet.

—Que voulez-vous dire?... que vous faut-il de plus? demanda Laure avec exaltation... N'est-ce pas assez d'enchaîner ma vie à la vôtre et de renoncer pour toujours à mes plus chères illusions, à ma part de bonheur en ce monde?... Ma fortune, cette misérable dot que vous convoitez, ne suffit-elle pas à vos appétits cupides?... Va-t-il me falloir supplier mon frère de renoncer aussi à la sienne en votre faveur, pour que votre traître bouche ne révèle pas des malversations dans lesquelles vous avez trempé, ne trouble pas le dernier sommeil du malheureux et confiant officier dont vous avez causé la mort?...

—Voyons, dites, monsieur le chevalier d'industrie... ne, vous gênez pas! Vous possédez un secret qui vaut une mine d'or: exploitez-le avec le talent que vous avez déployé là-bas, entre les armées ennemies!

Et la fière créole, brisée d'émotion, se couvrit le visage de ses mains crispées.

Quant à Lapierre, cette sanglante flagellation lui causa un mouvement de rage.

Il parut sur le point d'éclater.

Mais sa nature perverse rentra vite dans son calme de reptile.

Redoutant par-dessus tout une scène où il n'avait rien à gagner, et craignant que le desespoir de Laure ne la porta à tout confier à sa mère, il avala sans sourciller la terrible mercuriale de sa victime, et répliqua d'une voix doucereuse:

—Tout doux! ma belle fiancée, la colère vous égare et vous fait dire des choses que votre coeur ne pense pas. Je suis trop au-dessus de vos insinuations et ma conscience est trop nette sous ce rapport, pour que je m'offense sérieusement de propos dictés par un dépit excessif. Laissez-moi vous dire seulement, mademoiselle, que votre père eût parlé tout autrement que vous ne le faites, et qu'il n'eût pas récompensé par des injures les services que j'ai pu lui rendre...

—Vous vous faites payer trop cher ces prétendus services, pour avoir le droit de les rappeler, interrompit Laure avec amertume... Et encore, ajouta-t-elle. Dieu seul sait...

Elle n'acheva pas.

—Dieu seul sait, continua Lapierre avec componction, que je poursuis auprès de la fille l'oeuvre commencée avec le père...

—Vous ne croyez pas dire si vrai! murmura la jeune créole.

—Dieu seul sait, reprit sans s'émouvoir l'ex-fournisseur, que mon mariage avec vous n'a toujours été, dans ma pensée, qu'un premier pas vers la grande oeuvre de réparation que j'ai promis solennellement d'accomplir au chevet du colonel Privat mourant. Cette dot que vous me reprochez; si injustement de convoiter, savez-vous, jeune fille, à quoi elle est destinée?

—Je le sais que trop.

—Vous ne le savez pas du tout, au contraire.

Eh bien! je vais vous le dire. Votre dot, mademoiselle—environ deux cent mille piastres—passera presque toute entière à restituer les sommes subrepticement empruntées par votre père à la caisse de l'armée; cette misérable fortune devant laquelle vous m'accusez de ramper, je m'en dessaisirai aussitôt, après notre mariage pour la rendre à qui elle appartient, pour enlever de la croix d'honneur de mon malheureux ami, le colonel Privat, la tache d'ignominie qui la souille...

—Voilà, mademoiselle, la mine que j'exploite; voilà l'industrie que je pratique!

Et Lapierre, en prononçant ces mots, avait un accent si irrésistible de noble franchise, que la pauvre Laure abaissa lentement sa paupière brûlante, et qu'une soudaine réflexion traversa son cerveau endolori:

—S'il disait vrai!

Lapierre lut au vol cette pensée sur le front de la jeune fille.

Il reprit gravement:

—Maintenant, mademoiselle, injuriez-moi! si vous en avez le coeur: je n'en continuerai pas moins à remplir la mission sacrée que je me suis imposée.

—Ni les menaces de votre adorateur Champfort, ni vos insinuations malveillantes ne me feront fléchir, ne me détourneront de la route que je poursuis—route qui aboutit à la réhabilitation de mon pauvre ami, le colonel Privat.

—Mais prenez garde, orgueilleuse jeune fille, que vos froideurs et vos dédains ne changent—en une heure de colère—ma mission de salut en mission de vengeance. Ce jour-là, je serai inflexible, et ni le pouvoir magique de votre beauté, ni vos supplications, ni vos larmes n'empêcheront le déshonneur de s'abattre sur votre maison.

Laure était émue.

Un violent combat se livrait en elle-même depuis quelques instants.

Tout à coup, elle se leva et, tendant sa main à Lapierre:

—Monsieur, dit-elle, si j'ai eu des torts vis-à-vis de vous, pardonnez-les-moi. Je veux vous croire, car il serait trop malheureux que mon obstination causât l'éternelle honte de ma famille.

—Dites ce que vous exigez de moi: j'obéirai.

Un éclair de triomphe passa dans les yeux de l'ex-fournisseur. Il saisit avec empressement la main de sa fiancée et, la portant respectueusement à ses lèvres, il dit en fléchissant le genou comme un preux chevalier qu'il n'était pas:

—Mademoiselle, le plus humble de vos adorateurs n'a pas ici à commander, mais à implorer.

—Implorez alors, répondit froidement Mlle Privat, mais faites vite, car cette scène m'épuise.

—Eh bien! mademoiselle, répliqua Lapierre en se levant, je m'estimerais heureux si vous daigniez vous montrer en compagnie un peu plus bienveillante à mon égard.

—Je ferai mon devoir de fiancée, monsieur. Après.

—Après?... Ma foi, je ne vous cacherai pas que je tiens beaucoup à ce que votre cousin ne vienne plus jouer vis-à-vis de vous le rôle de protecteur, ou plutôt celui de vengeur—comme si vous étiez une victime et moi un bourreau.

—C'est affaire entre vous et lui. Quant à moi, je n'ai jamais dit à mon cousin un seul mot de nature à, lui laisser supposer que je fusse forcée, d'une façon quelconque, de vous épouser.

—Cependant, ce jeune homme vous aime...

—Je n'en sais rien monsieur.

—Comment!... il ne vous l'a jamais dit?

—Jamais.

—Du moins, sa manière d'agir vis-à-vis de vous a dû vous le prouver?

—C'est tout le contraire. Mon cousin a toujours été très réservé—plus que cela, très froid avec moi.

—Alors, comment expliquer sa conduite d'aujourd'hui?

—Je n'ai aucune explication à donner.

Lapierre réfléchit une demi-minute, puis se levant:

—Très bien, mademoiselle, je vous remercie de votre condescendance. Ne pouvant vous prier de fermer la bouche à mon insulteur de tantôt, je me chargerai moi-même de cette besogne en temps et lieu.... Je tâcherai de lui faire rentrer son rôle de vengeur.

Laure s'était levée à son tour, et se disposait à quitter le salon. Au moment de franchir la porte, elle entendit la dernière phrase de Lapierre.

Elle s'arrêta et répondit d'une voix grave:

—Monsieur Lapierre, si j'ai besoin d'être vengée, ce ne sera ni par mon cousin Champfort, ni par d'autres... Mon vengeur, ce sera Dieu!

Et s'inclinant froidement, elle se dirigea vers la salle à manger, où se trouvaient réunis les hôtes de la maison.




CHAPITRE XV

Louise

Pendant que s'accomplissait les divers événements que nous venons de rapporter, une scène d'un tout autre genre se passait à Québec, dans une modeste mansarde de Saint-Roch.

Cette fois-ci, il ne s'agit pas d'intérêts et de passions contraires aux prises, et les acteurs sont bien autres qu'un fiancé forçant impitoyablement la main à sa future...

Nous y voyons, au contraire, une belle et douce jeune fille de vingt à vingt-deux ans, un peu pâle, un peu triste, travaillant avec ardeur à un ouvrage de broderie, près d'une fenêtre que protège contre l'aveuglante lumière du soleil un blanc rideau de mousseline...

C'est, nous l'avons dit, dans une modeste mansarde de Saint-Roch, quelque part dans la rue Saint-Valier—comme l'indique le pittoresque amoncellement de rochers, couronnés de vieux remparts percés d'embrasures, qui ferme l'horizon du sud, en face de la fenêtre.

Ici, point de luxe et rien de ce qui annonce la riche héritière.

La pièce est petite, basse et mal éclairée; l'ameublement, qui semble avoir connu des jours meilleurs, porte les traces évidentes d'un long usage et de plusieurs pérégrinations...

Mais, comme tout y est à sa place!... comme tout est propre, luisant, soigné!... qu'elle est donc blanche la couverture qui orne le petit lit virginal, dressé tout au fond de l'appartement, et combien semble moelleux le tapis d'un chelin qui cache tout entier le parquet!

C'est que nous sommes ici dans la chambre particulière, dans le sanctus sanctum de cette jolie jeune fille qui manie si prestement son aiguille, près de la fenêtre.

Et la chambre d'une jeune fille, y a-t-il nid de fauvette ou d'hirondelle plus chaud, plus douillet, plus charmant que cela?

Au moment où pénètre notre regard profane dans ce coquet pigeonnier, il est environ quatre heures de l'après-midi.

C'est le jour môme de notre excursion à la Canardière et le lendemain de la fameuse réunion d'étudiants.

La maîtresse du petit logis, debout avec l'aube et fatiguée par un travail incessant et monotone, lève de temps en temps sa bête blonde, jette un regard distrait par la fenêtre, puis laisse tomber son menton dans sa main et rêve...

L'aiguille reprend bientôt sa course hâtée sur les dessins de la toile; mais elle s'arrête de nouveau au bout de quelques minutes... la tête blonde se relève; le regard distrait traverse encore la mousseline transparente pour aller se perdre sur les sombres remparts...

Et puis, l'infatigable aiguille se remet à l'oeuvre.

Évidemment, la jeune fille est lasse et voudrait bien interrompre tout-à-fait son travail; mais, de toute évidence aussi, quelque raison puissante l'en empêche et l'aiguillonne.

La lutte reprend donc, avec des alternatives diverses de triomphe et de défaillance, jusqu'à ce qu'un bruit cadencé de pas sur le trottoir d'en face arrête enfin net la terrible aiguille.

L'ouvrage est brusquement déposé sur un petit guéridon, et la jeune brodeuse, se haussant sur ses mignons pieds, regarde avec anxiété dans la rue.

Apparemment qu'elle voit ce qu'elle désirait voir, car aussitôt, frappant joyeusement ses mains l'une contre l'autre, elle abandonne vivement la fenêtre et court à la porte de sa chambre.

Un instant après, un bruit de clef jouant dans une serrure se fait entendre, puis l'escalier est ébranlé par des pieds agiles qui l'escaladent quatre à quatre, et, finalement, un jeune homme tout essoufflé arrive comme une bombe dans la chambre, pour être reçu entre les bras de notre jolie travailleuse.

Disons de suite, pour empêcher le moindre soupçon d'effleurer l'esprit, que ce mortel privilégié n'était autre que notre vieille connaissance d'hier, le petit Caboulot, et la belle jeune fille de la mansarde, sa soeur Louise, l'ex-fiancée du Roi des Étudiants!

Là, Caboulot, en quittant sa soeur le matin, lui avait annoncé qu'il possédait un grand secret la concernant, mais qu'il ne lui en ferait part qu'après son cours, à quatre heures, alors, que leur père serait absent.

Or, quatre heures étaient sonnées depuis quelque temps, et voilà pourquoi nous avons vu Louise oublier sa broderie pour regarder par la fenêtre ou se demander quel pouvait bien être ce grand secret, de monsieur son frère.

Maintenant, par quelle succession d'événements singuliers et quelles vicissitudes du sort avaient-ils passé, pour que nous les retrouvions dans un modeste logement de la rue Saint-Valier, à Québec, après les avoir laissés là-bas, sur le Richelieu, dans une situation plus qu'aisée?

C'est ce que nous allons raconter en quelques mots.

On voit déjà que Lapierre, après avoir obtenu la déportation à Kingston de son rival Després, voulut se conduire en conquérant et obtenir des parents de Louise la main de leur fille.

Ceux-ci refusèrent net.

Ils avaient bien considéré auparavant ce jeune homme comme un aimable compagnon et un gai convive; mais, outre que depuis il avait tenté d'enlever leur fille de force, deux autres raisons leur faisaient un devoir de résister à sa demande.

C'était d'abord l'engagement pris avec le sauveur de leur fille. Després—engagement d'honneur dont ils ne se croyaient pas déliés par le malheur arrivé à leur pauvre ami. Ensuite, et surtout, la conduite ignoble de Lapierre dans toute cette affaire de duel et de procès avait soulevé contre lui l'indignation de ces braves gens, et ils ne voulaient pour pour gendre d'un homme ayant sur la conscience d'aussi lâches agissements.

Voilà pourquoi ils se retranchèrent derrière leur détermination bien arrêtée.

Lapierre eut beau supplier et menacer: tout fut inutile.

Alors, transporté de colère, le misérable ne craignit pas de recourir, pour se venger, à un moyen révoltant: il calomnia publiquement Louise et répandit sur son compte les bruits les plus compromettants.

Puis, content de son oeuvre, il détala au plus vite et se réfugia aux États-Unis.

Mais il laissait derrière lui la semence maudite qu'il avait jetée parmi les populations cancanières des petites paroisses environnantes, et cette semence germa avec une effrayante rapidité.

La position ne tarda pas à devenir intolérable pour la famille Gaboury—on a vu ailleurs que c'était son nom—et elle dut vendre ses propriétés, puis s'en aller bien loin de ces bords aimés du Richelieu, où chacun de ses membres était né.

Louise elle-même, guérie depuis longtemps de sa folle passion par la lâcheté de son ravisseur, avait la première, demandé ce déplacement.

Ce fut à Québec que l'on décida de se rendre—autant pour mettre le plus de distance possible entre la nouvelle et l'ancienne résidence, que pour permettre au petit Georges de continuer plus facilement ses études.

Le temps, qui sèche bien des larmes, venait à peine de tarir la source de celles versées par cette famille éprouvée, qu'une nouvelle calamité s'abattit sur elle et que les pleurs reparurent.

Madame Gaboury, minée par le chagrin et la maladie, succomba six mois après avoir quitté s'a place natale.

Ce fut un grand deuil.

Louise, surtout, pensa ne s'en consoler jamais. La malheureuse jeune fille s'imagina, non sans une apparence de raison, qu'elle était pour beaucoup dans ce fatal événement, et cette funeste conviction s'enracina tellement dans son esprit, qu'elle y étendit un sombre voile de mélancolie, que la main bienfaisante du temps ne put jamais déchirer complètement.

Puis vinrent les difficultés pécuniaires, inséparables de toute situation de ce genre, Georges entra à l'Université, et les revenus se trouvèrent insuffisants pour un tel surcroît de dépense...

Le père Gaboury, encore alerte pour son âge, paya bravement de sa personne, en se faisant petit employé d'une maison de commerce.

Quant à Louise, heureuse en quelque sorte de réparer ses torts involontaires envers sa famille, elle se mit résolument à l'oeuvre et devint une ouvrière en broderie des plus courues.

L'aube la trouvait debout, et la nuit la surprenait courbée sur son travail.

Grâce à ces deux énergies et à ces deux dévouements, Georges put continuer, insoucieux, ses études médicales.

On masqua si bien de prétextes ingénieux ces sacrifices nécessaires, que l'enfant ne fit que soupçonner la vérité, sans jamais la découvrir toute entière.

Ce gamin-là eût été homme à refuser énergiquement d'apprendre l'art de guérir, aux prix des fatigues de son vieux père et des sueurs de sa pauvre soeur.

Voilà où en étaient les choses au moment où nous renouons connaissance avec cette estimable famille.




CHAPITRE XVI

Le Frère et la Soeur

Après maintes accolades et une prodigieuse quantité de baisers sonores, le Caboulot s'arrêta enfin pour reprendre haleine.

Il jeta son chapeau sur une chaise et se dirigea vers le guéridon pour y déposer un peu plus soigneusement un cahier de notes qu'il avait à la main.

Ce dernier mouvement lui fit apercevoir l'ouvrage de broderie oublié par sa soeur. Il s'en empara, et l'examinant avec une attention comique:

—Ah! ça, ma grande soeur, s'écria-t-il, aurais tu, par hasard, l'intention de te marier?

—Pourquoi cette question? fit Louise, en s'efforçant de sourire.

—Parce que, tonnerre d'une pipe, voici un jupon qui sent le matrimonium à plein nez.

—Oh! le vilain garçon qui fouille dans les ouvrages de femmes!

—C'est que, hum!... mademoiselle ma soeur, vous m'avez toujours soutenu que vous ne travailliez pas pour les autres, et qu'à moins de prévisions matrimoniales très... très prudentes...

—Eh! bien?...

—Cette robe de baptême ne vous est pas destinée.

—Curieux, va! Es-tu bien sûr, au moins, que ce soit une robe de baptême?

—Dame! ça m'en a tout l'air... Au reste, c'est peut-être une jaquette pour ta poupée, petite soeur.

—Tu sais bien que je ne catine plus.

—Alors, c'est une robe de baptême, puisque ça ne peut être que ceci ou cela. Sors-moi un peu de ce dilemme-là.

—Je n'ai pas fait ma rhétorique, et j'aime mieux rester entre les pattes de ton terrible dilemme, que d'en sortir pour me faire quereller.

—Ah! ah! voilà enfin un aveu... Ainsi, il est établi, irréfutablement établi que Mlle Gaboury s'est fait couturière pour entretenir à l'Université son flandrin de frère...

—Mais, pas du tout: j'ai des moments de loisir, des heures d'ennui... je les utilise, je m'amuse.

—Oui, oui... va-t-en voir s'ils viennent... Ce n'est pas à moi que l'on fait avaler de pareilles couleuvres.

—Quand je te dis...

—Ne dis rien, ne dis rien: tu t'enferrerais davantage. Je sais à quoi m'en tenir. Mon père et toi, vous suez le sang pour amarrer les deux bouts, et c'est moi qui en suis la cause: voilà l'affaire tirée au net.

—Mais, mon cher enfant...

—Louise, ma grande soeur, ce n'est pas bien, ça!... Je ne veux pas t'en dire plus long aujourd'hui... Et, tiens—comme je n'ai pas de rancune, moi—je vais te punir immédiatement en t'annonçant une nouvelle qui va probablement te causer une certaine émotion.

—Ah! oui... ce grand secret que tu tiens en réserve depuis ce matin?...

—Précisément. Te doutes-tu un peu de quoi il s'agit?

—Mais, non... à moins que tu n'aies eu des nouvelles de... lui.

Et Louise, toute tremblante, regarda anxieusement son frère.

—J'en ai, ma soeur, répondit gravement le Caboulot.

—Tu as des nouvelles de Gustave?... tu sais où il est? demanda vivement la jeune fille, qui devint pâle.

—Mieux que cela: je l'ai vu.

—Ici, à Québec?

—A l'Université, où il est étudiant en médecine, comme moi.

—Ah! mon Dieu!

Et Louise, étourdie par cette nouvelle imprévue, se laissa tomber sur un siège.

Depuis six ans que Gustave Lenoir—il portait son vrai nom à cette époque—était allé subir, au pénitencier de Kingston, la condamnation que lui avait valu son duel avec Lapierre, aucune nouvelle de lui n'était parvenue au Canada.

On s'était répété vaguement que le malheureux jeune homme, après s'être sorti de prison, avait traversé la frontière et s'était lancé tête baissée dans le formidable tourbillon de la guerre américaine. Mais, à part ce maigre renseignement, on ignorait absolument ce qu'il était devenu. Et le père de Gustave lui-même, questionné à ce sujet, déclarait ne rien savoir sur le compte de son fils.

De sorte que toutes les connaissances du jeune Lenoir avaient fini par le croire mort, tué sans doute—comme tant de ses compatriotes—dans une de ces épouvantables boucheries de la guerre de sécession.

—Louise seule, ou à peu près, persistait à espérer... Son coeur, revenu tout entier aux chastes élans du premier amour, se refusait à accepter l'idée d'une séparation éternelle... Quelque chose lui disait qu'elle reverrait Gustave et que, régénérée par l'expiation, elle pourrait arracher de l'âme endolorie du jeune homme le dard que sa trahison y avait planté.

Pourtant, jusqu'à ce jour, rien n'était venu donner raison à cette voix intérieure, et, si tenace que fût l'espérance, de la pauvre fille, elle subsistait malgré elle la froide influence de la désillusion.

Et voilà que tout à coup, sans préparation, elle apprenait, que, non-seulement Gustave était vivant, mais encore qu'il était à Québec et que son frère l'avait vu!...

On conçoit donc l'émotion indescriptible qui s'empara d'elle.

Après une minute d'un silence anxieux, que le Caboulot respecta, Louise reprit, d'une voix tremblante:

—Ainsi, tu l'as vu?

—Comme je te vois.

—Et tu lui as parlé?

—Il y a deux mois que je lui parle tous les jours sans le connaître.

—Il est donc bien changé?

—Ah! pour ça, c'est plus que je ne puis dire: j'étais si jeune quand il venait chez nous, là-bas, que je n'ai guère fait attention à ses traits. Tout ce que je sais, c'est qu'il a beaucoup vieilli et que je ne l'aurais certes pas reconnu, sans l'histoire qu'il nous a contée.

—Quelle histoire?

Le Caboulot hésitait.

—Dis, insista Louise.

—Je veux tout savoir.

—Ce serait rouvrir inutilement une plaie maintenant fermée.

La jeune fille s'approcha de son frère, puis lui prenant les mains:

—Mon cher enfant, dit-elle gravement, tu te trompes: la blessure dont tu parles saigne toujours.

Le Caboulot la regarda avec surprise et douleur.

—Quoi! fit-il, tu aimerais encore, cet homme?

—Eh bien! oui, je l'aime! répondit Louise avec explosion.

—Même après ce qu'il a fait?

—Surtout après ce qu'il a fait, repartit avec force la jeune fille. S'il n'eût pas souffert à cause de moi, peut-être l'aurais-je oublié à jamais!...

Le Caboulot paraissait ahuri.

Il regardait sa soeur avec des yeux hagards.

Tout à coup, un souvenir lui traversa la tête, et il lui fut impossible de se contenir plus longtemps.

—Eh bien! ma soeur, s'écria-t-il, aime-le si tu veux, mais ce n'en est pas moins un fier misérable.

—Un misérable?

—Oui, oui, un misérable, un gredin, un gibier de potence, tout ce que tu voudras! glapit le Caboulot exaspéré.

Et, comme Louise paraissait altérée, l'enfant reprit doucement:

—Vois-tu, ma chère soeur, je lui aurais peut-être pardonné le mal qu'il t'a fait, s'il eût montré du repentir... mais, loin de là, le brigand cherche à faire d'autres victimes, et, pas plus tard que la nuit dernière. Gustave nous racontait...

—Gustave? interrompit Louise avec stupeur.

—Oui, Gustave.

—Gustave Lenoir?

—Eh! tonnerre d'une pipe, quel autre Gustave veux-tu que ce soit?...

Et le Caboulot regarda sa soeur avec des yeux tout écarquillés.

Louise respira.

—Quel est donc celui que tu appelles misérable et qui cherche encore à faire des victimes? demanda-t-elle, la gorge serrée.

—Eh! je te le dis depuis une heure, gronda le Caboulot: cette bête féroce, qui mord et déchire ceux qui lui font du bien, c'est Lapierre!

—Lapierre! exclama la jeune fille, serait-il donc à Québec, lui aussi?

—Il n'y est que trop, le brigand... Plût au ciel qu'il fût encore à canailler aux États-Unis, puisque ma pauvre soeur a la coupable faiblesse d'aimer un monstre semblable!

—Mais ce n'est pas lui que j'aime! se récria vivement Louise.

—Vrai?... Ah!... Mais qui donc aimes-tu, alors?... Dis vite, petite soeur..., Oh! si c'était!...

—Oui, c'est lui... c'est Gustave! Tu aurais dû le comprendre de suite.

Le Caboulot ne répondit pas. Il sauta au cou de sa soeur et la couvrit de baisers.

Il avait la pensée tellement occupée de Lapierre, depuis le matin, qu'il avait cru que Louise voulait faire allusion à ce dernier, en parlant de blessure encore saignante.

De là le quiproquo et l'indignation en pure perte de notre bouillant ami le Caboulot.

Rassuré tout à fait, le petit étudiant devint calme et reprit:

—Ah! Louise, tu m'as fait une fière peur, et la bile m'en a frémi dans sa vésicule!

—Mon cher Georges, il n'y a rien à craindre de ce côté-là, répondit la jeune fille. Je méprise ce Lapierre depuis le jour où j'ai appris sa lâche conduite dans la terrible nuit du duel.

—Il n'en fallait, pas plus, assurément... Mais combien tu le mépriserais davantage, su tu avais entendu Després... pardon, Gustave...

—Pourquoi dis-tu Després?

—C'est le nom que porte Gustave depuis... depuis qu'il a été. au pénitencier.

—C'est juste, murmura Louise... Il ne veut plus porter un nom qui lui rappelle tant d'amers souvenirs.

—En effet, ma soeur... Je disais donc que si tu avais entendu Gustave, la nuit dernière, nous raconter toutes les infamies de ce brigand de Lapierre, tant au Canada qu'aux États-Unis, ce ne serait plus du mépris que tu éprouverais pour lui, mais de l'indignation et du dégoût.

—Qu'a-t-il donc fait, mon Dieu? s'écria Louise... Voyons, mon cher Georges, raconte-moi tout cela minutieusement et n'oublie rien, surtout, de ce qui concerne ce pauvre Gustave... J'ai été bien coupable envers lui, et s'il était en mon pouvoir d'adoucir un peu l'amertume de ses souvenirs, je le ferais au prix des plus grands sacrifices.

—Tu sauras tout, Louise. Je ne te cacherai pas un mot, car, moi aussi, je veux t'aider à ramener l'espérance et le pardon dans le coeur de mon pauvre ami Gustave.

Et le Caboulot fit à sa soeur le récit détaillé de tout ce qu'avaient révélé, la nuit précédente, Champfort et Després. Il n'omit pas l'engagement solennel pris par le Roi des Étudiants de démasquer Lapierre et de venger d'un seul coup toutes les dupes de ce chenapan.

Puis, lorsqu'il eut terminé:

—Ma, soeur, dit-il, nous avons notre coup d'épaule à donner dans cette oeuvre solennelle de justice rétributive... J'ai compté sur toi: me suis-je trompé?

—Mon frère, répondit gravement Louise, Dieu défend la vengeance, mais il ordonne la charité. Or, c'est de la charité que d'empêcher une malheureuse jeune fille d'être sacrifiée à un monstre pareil.

—Je ferai mon devoir: je vous aiderai!

—Merci, ma soeur, répondit le Caboulot: à cette condition, Gustave pardonnera peut-être!

—Que Dieu le veuille! soupira la jeune fille.

Le Caboulot se leva.

Sa figure rayonnait.

—A l'oeuvre, maintenant! dit-il. Le citoyen Lapierre n'a qu'à bien se tenir.

Le frère et la soeur se séparèrent.

Six heures sonnaient à l'horloge de la cuisine et le père Gaboury rentrait.




CHAPITRE XVII

Le Roi des Étudiants entre en campagne

Gustave Després—nous voulons lui conserver ce nom sous lequel il était connu à l'Université—Gustave Després, disons-nous, occupait, rue Saint-Georges, un appartement confortable, composé de deux pièces.

L'une de ces pièces, bien éclairée et presque spacieuse, donnait, sur la rue et cumulait les attributions de cabinet de travail, de salon et de laboratoire chimique.

C'était une sorte de pandémonium où il y avait un peu de tout.

Les crânes grimaçants y coudoyaient sans façon les fioles de médicaments; les tibias et les fémurs, épars et disparates, se prélassaient philosophiquement sur les meubles; un atlas d'anatomie, tout ouvert et peu soucieux de la crudité de ses planches, reposait cyniquement sur un volume de poésie d'Alfred de Musset... et la grande table, dressée au milieu de la pièce, ne se faisait pas scrupule de marier, dans le plus charmant des désordres, livre» de médecine et romans, scalpels et pipes, tabac et journaux, os humains et cornues de verre!...

Ajoutez à tout cela une bibliothèque adossée à la muraille, dans un coin, un canapé, deux chaises, un joli hamac havanais suspendu aux solives du plafond, et un petit poêle de fonte, en forme de pyramide, à deux pas de la table... puis faites-vous un peu l'idée du chaos que ça devait être...

Cependant, le Roi des Étudiants se plaisait au milieu de ce désordre artistique. Il aimait à embrasser d'un coup d'oeil, pèle-mêle et heurtées, toutes ces choses si peu faites pour aller ensemble... Sa puissante imagination y puisait des éléments de rêverie et s'y repaissait, comme le fait le gourmet à la vue d'une table abondamment servie.

La seconde pièce, plus petite et située en arrière, servait de chambre à coucher. Il est inutile pour nous d'y pénétrer et d'en faire la description.

Passons donc.

Comme on le voit, le logement de notre ami Després ne manquait pas d'un certain luxe; et, pour un carabin surtout, il pouvait presque passer pour somptueux.

C'est que le Roi des Étudiants n'était plus ce jeune homme riche seulement d'illusions que nous avons connu à Saint-Monat. Un de ses oncles, célibataires, avait eu, deux années auparavant, le bon esprit de coucher Gustave sur son testament, et la non moins bonne idée de partir pour un monde meilleur.

Or, ce respectable vieux garçon laissait après lui, outre les regrets de rigueur, une petite fortune assez rondelette, que Després empocha sans se faire prier le moins du monde.

Et voilà comment il se faisait que le Roi des Étudiants pouvait loger sous des lambris décents, et tenir tête aux exigences de la haute dignité dont l'avait revêtu ses confrères.

Le 22 juin de l'année 186..., juste au lendemain de la scène à laquelle nous venons d'assister entre le Caboulot et sa soeur, Gustave Després fumait sa pipe, nonchalamment étendu dans son hamac.

Il était environ trois heures de l'après-midi.

Le Roi des Étudiants venait de rentrer du cours, et, à moitié perdu dans un nuage de fumée, il paraissait réfléchir profondément.

Quelques heures auparavant, il avait eu avec Champfort une longue conférence, qui s'était terminée par le dialogue suivant:

—Ainsi, Paul, tu ne crois pas qu'il aille ce soir à la Folie-Privat?

—Edmond, qui l'a vu tout à l'heure, doit remettre à ma tante une lettre de Lapierre, dans laquelle il s'excuse de ne pouvoir se rendre aujourd'hui à la Canardière.

—Ah! voilà qui ne laisse aucun doute. Dans ce cas, je vais commencer de suite mes petites combinaisons.

Il n'est que temps, mon cher Després, car le pouvoir de ce coquin s'affermit de jour en jour.

—Bah! laisse-moi faire: nous avons encore quatre grandes journées devant nous, et c'est plus qu'il m'en faut pour charger la mine qui fera tout sauter.

—Que comptes-tu faire à ton entrée en campagne?

—Mais pas grand'chose, mon cher. Je compte aller tout bonnement me promener à la Canardière. Ta tante possède un fort joli parc, et j'ai l'intention d'y aller herboriser.

—Oui, je comprends... et, tout en herborisant, tu feras nos petites affaires.

—Précisément, mon cher. Tu peux t'en rapporter à moi: une fois dans le coeur de la place, je mènerai rondement les choses. Ce n'est pas pour rien que je suis allé jusqu'aux États-Unis relancer le misérable qui m'a envoyé au pénitencier; ce n'est pas pour rien, non plus, que j'attends depuis de longues années le moment où je pourrai broyer cette canaille sous mon talon...

—L'heure approche; elle va sonner... le Roi des Étudiants entre en campagne!

—Vive le Roi des Étudiants! avait dit Champfort, en prenant congé.

—A demain, avait répondu Després. Il y aura probablement du nouveau.

Et Champfort était parti, laissant Després débrouiller seul les fils de sa trame.

Depuis environ une demi-heure, Gustave jonglait dans son hamac, en suivant d'un regard distrait les capricieuses ondulations des petites colonnes de fumée qui s'échappait de ses lèvres, lorsque soudain, un coup de sonnette retentit.

Gustave sauta à terre et murmura:

«C'est lui; il est exact.»

Quelques secondes ne s'étaient pas écoulées; quand on frappa à la porte et que la figure sympathique d'Edmond Privat se montra dans l'encadrement.

—Ah! mon cher, voilà qui s'appelle répondre gentiment à une invitation, s'écria Després en secouant la main du jeune homme.

—Votre Majesté ne pourra donc pas, dire, comme Louis XIV, qu'elle a failli attendre, répondit Edmond en riant.

—Oh! ma Majesté n'y regarde pas de si près, et n'est pas aussi exigeante que le Roi-Soleil. Elle s'accommode fort bien de l'empressement amical de ses fidèles sujets de l'Université-Laval.

—En ce cas, sire, mettez mon amitié à contribution, repartit Edmond, en s'inclinant avec un respect comique.

—Votre Majesté m'a dépêché une estafette, armée d'un billet, m'invitant à transporter ma rutilante personne ici. Je suis accouru. Que veut le Roi des Étudiants?

—Ce qu'il veut?... Je vais te le dire, Prends un siège, Cinna, et assieds-toi.

L'étudiant en droit s'installa dans un fauteuil.

—Mon cher Edmond, reprit Després d'une voix grave, j'ai à te parler de choses infiniment sérieuses, et j'ai besoin, avant d'entamer un sujet d'une aussi grande importance, que tu me dises sincèrement si tu aimes un peu cette vieille culotte de peau, qui s'appelle Gustave Després.

Edmond regarda son ami avec des yeux étonnés, puis se levant d'un bond et lui prenant les mains:

—Si je t'aime! si je t'aime!... s'écria-t-il. Mais, en vérité, mon pauvre Gustave, en douterais-tu, par hasard?

—Allons, je te crois. Merci... avec de braves coeurs comme toi, on peut tout entreprendre et il faut jouer cartes sur table.

—Qu'y a-t-il donc? demanda Edmond, et pourquoi ces airs solennels?

—Il y a, mon cher, que je veux empêcher un crime abominable de se consommer et un bandit d'entrer de force dans une famille respectable.

—Mais... qu'ai-je à voir dans cette affaire et comment puis-je t'être utile?

—Tu as tout à y voir et tu dois m'aider, car la famille dont je parle est la tienne et le bandit qui cherche à s'y introduire se nomme Joseph Lapierre.

—Quoi! s'écria le jeune Privat, mon futur beau-frère?...

—Lui-même, mon cher.

—Et tu dis...

—Que c'est une horrible canaille, indigne de dénouer les cordons des souliers de ta soeur.

—Mais, d'où sais-tu cela?

—Je possède tous les secrets de ce garnement et j'ai en ma possession assez de preuves pour le confondre de la façon la plus évidente...

—En vérité?... Mais alors, ma pauvre soeur est donc victime de quelque horrible machination?

—Mlle Privat est en effet si bien enchevêtrée dans le réseau de mensonges tissé autour d'elle par Lapierre, qu'elle ne peut s'échapper et qu'elle marche fatalement au sacrifice, croyant laver de la mémoire de son père une souillure imaginaire.

—Ah! je comprends maintenant ses tristesses incompréhensibles et la demi confidence qu'elle m'a faite un jour.

—Quelle confidence?

Edmond raconta à Després la scène du parc que l'on sait. Puis, quand il eut fini:

—Depuis ce jour, ajouta-t-il, j'ai compris qu'il y avait un secret terrible entre ma soeur et son fiancé... mais lequel!... C'est ce que je n'ai jamais pu deviner.

—Ce secret, mon cher, je te l'expliquerai en temps et lieu. Pour aujourd'hui, contente-toi de prendre ma parole et de savoir que ce secret est une habile combinaison de Lapierre pour forcer ta soeur à l'épouser et à lui apporter surtout une dot considérable.

—Oh! l'infâme!... s'écria le frère de Laure, en serrant les poings... mais je ne souffrirai pas cela, moi, et dussé-je le tuer sur les marches de l'autel...

—Mauvais moyen, mon cher. La violence ne fait jamais de bonne besogne.

—Que faire alors? je ne peux pourtant pas laisser cette pauvre Laure donner tête baissée dans un pareil traquenard.

—Que faire?... Me laisser agir et suivre mes instructions. Cet homme m'appartient, Edmond. Il y a six ans que je le guette et que je m'apprête à venger la perte de mon bonheur.

—Que t'a-t-il donc fait? demanda naïvement le jeune étudiant.

—Ce qu'il m'a fait? rugit Després... Il m'a volé ma fiancée, puis, après s'être battu en duel contre moi, m'a dénoncé aux autorités, qui, elles, m'ont envoyé au pénitencier de Kingston...

—Voilà ce qu'il m'a fait!

Il se fit un silence.

Edmond Privat attendait, que le calme fut revenu sur la figure sombre de Després. Enfin, il tendit à son camarade sa main finement gantée:

—Mon cher Gustave, dit-il, le danger que court ma soeur m'épouvante... je m'en rapporte à toi pour l'éloigner de sa tête... Mais, de grâce, ne perdons pas de temps et suis-moi au cottage. Nous tâcherons d'ouvrir les yeux de cette malheureuse enfant.

—Mon cher, j'allais te proposer cette petite promenade. J'ai besoin en effet de voir Mlle Privat, mais je dois lui parler à elle seule. La chose est-elle possible?

—Hum! à la maison, ce n'est guère praticable.

—Ne peux-tu la prier d'aller faire un tour dans le parc avec toi?

—Oh! pour cela, oui: c'est très facile.

—Une fois dans le parc, tu me feras l'honneur de me présenter à elle et tu t'éloigneras un peu, de manière à nous permettre de converser librement.

Le reste me regarde.

—Mais, ma mère te verra pénétrer dans le parc.

—Pas du tout: j'entrerai sous le bois en faisant un détour, à distance du cottage.

—En effet, tout est, pour le mieux: partons.

—Une minute. Lapierre ne viendra pas chez vous aujourd'hui, n'est-ce pas?

—Je suis certain que non. Il a une affaire importante à régler; m'a-t-il dit, et j'apporte une lettre de lui à ma mère.

—Très bien. Maintenant un dernier mot.

—Parle.

—Donne-moi ta parole d'honneur de ne pas souffler mot à personne de la conversation que nous venons d'avoir.

—Pas même à ma mère?

—Pas même à ta mère.

—Puisque tu le veux, je te la donne.

—Merci. Maintenant, je fais un bout de toilette et je te suis. As-tu ta voiture?

—Oui, elle est à la porte.

—C'est bien; nous serons rendus là-bas avant cinq heures.

—Oh! oui, il n'est que quatre.

Després, qui avait fini sa toilette, rejoignit son camarade, et une minute après tous deux roulaient à grand fracas vers la Canardière.

Le Roi des Étudiants entrait en campagne.




CHAPITRE XVIII

Le premier pas

Depuis la conversation orageuse qu'elle avait eue avec son fiancé, Mlle Privat ne quittait guère sa chambre et ne se mêlait que très rarement aux autres membres de la famille.

Frappée au coeur et courbée forcément sous une inexorable nécessité, elle voulait bien ne pas se plaindre, mais il lui était impossible de prendre part aux joies de ses compagnes plus heureuses qu'elle, et encore plus impossible de s'associer aux préparatifs que l'on faisait en vue de son mariage.

C'était ainsi qu'elle vivait, isolée et mélancolique, tantôt retirée dans sa délicieuse chambrette, tantôt en tête-à-tête avec le grand piano du salon, pendant qu'autour d'elle, dans les vastes appartements, tout était bruit, mouvement et branle-bas de fête.

Dans le cours de la vie humaine, combien de fois le plaisir insoucieux ne s'ébat-il pas de la sorte tout à côté de la douleur ignorée!

A l'heure précise où Gustave et Edmond filaient au grand trot sur le chemin de la Canardière, la pauvre Laure, toujours triste et désespérée, se trouvait à la fenêtre de sa chambre, promenant son regard voilé sur la magnifique campagne qui avoisine Québec. A travers quelques éclaircies d'arbres, elle voyait se dessiner, comme les tronçons d'un ruban grisâtre, la route qui conduit à Montmorency... De temps à autre, un magnifique équipage passait rapidement vis-à-vis ces percées de feuillages, pour disparaître en une seconde, se montrer de nouveau plus loin, puis s'évanouir encore.

Laure regardait sans voir...

Que lui importait le mouvement de ces foules en habits de fête, galopant joyeusement sur le chemin de la vie!... Son bonheur, à elle, n'était-il pas envolé pour toujours, et la route qui se déroulait en face de sa jeune existence pouvait-elle lui offrir autre chose que des épines et des ornières!...

Elle laissait donc passer un à un tous ces brillants équipages, sans leur accorder plus qu'une attention distraite, lorsqu'un élégant phaéton, traîné par deux beaux chevaux de race mexicaine, s'arrêta tout à coup vis-à-vis d'une éclaircie du parc et qu'un des deux jeunes gens qui en occupaient le siège sauta à terre, puis disparut entre les arbres.

Laure devint toute pâle.

Elle avait reconnu la voiture de son frère et se disait avec anxiété:

—Oh! mon Dieu, qui donc est avec mon frère?... Pourvu que ce ne soit pas lui!...

Puis se ravissant:

—Mais non.., ce ne peut être déjà mon persécuteur... et, d'ailleurs, il ne se serait pas venu dans la voiture d'Edmond, ou, dans tous les cas, ne serait pas descendu à l'entrée du parc.

Ce raisonnement rassura un peu la jeune créole. Toutefois, sa curiosité n'était pas satisfaite, et elle se remit à faire de nouvelles suppositions.

—Si c'était Paul! se dit-elle.

Et sa main se porta involontairement à son coeur.

Depuis la scène de l'avant-veille et, surtout, depuis l'imprudent aveu fait par Lapierre relativement aux sentiments de l'étudiant en médecine, Laure était bien revenue de ses préventions contre son cousin. Plus que cela, elle se reprochait amèrement de ne l'avoir pas compris et d'avoir ainsi laissé passer le bonheur à côté d'elle, sans lui tendre la main... Et, maintenant, cet amour désintéressé et malheureux, ce sentiment chevaleresque qu'elle s'était appliquée à refouler—faute de le connaître—dans le coeur du fier jeune homme, pouvait-elle y songer?... pouvait-elle le lui offrir encore?...

Et la pauvre jeune fille, en se faisant ces réflexions, ne put empêcher une larme brûlante de couler sur sa joue enfiévrée.

Mais, à son tour, elle repoussa cette nouvelle Supposition.

—Non, se dit-elle, ce n'est pas Champfort... Il souffre, lui aussi, et ne veut pas augmenter sa souffrance en venant dans cette maison où le malheur s'est abattu... Et, pourtant, ce jeune homme que j'ai vu disparaître dans le parc...

Elle n'acheva pas.

Le roulement d'une voiture se fit entendre dans l'avenue, et Laure, s'avançant la tête hors de sa fenêtre, put voir son frère sauter lestement sur les marches du péristyle et remettre les guides à un domestique.

Alors, la jeune créole appela:

—Edmond!

Celui-ci releva la tête.

—Je veux te voir tout de suite, continua Laure. Peux-tu me donner deux minutes?

—Pas deux minutes, ma chère, mais deux heures, répondit l'étudiant, qui disparut sous la haute porte d'entrée.

Un instant après, il était dans la chambre de sa soeur.

La jeune créole embrassa, son frère, puis ouvrait la bouche pour lui poser une question facile à deviner, lorsqu'elle s'aperçut que l'étudiant, d'ordinaire pétulant et joyeux, était, ce jour-là, d'une gravité magistrale.

Elle le regarda quelques secondes, puis changeant brusquement sa question:

—Que se passe-t-il donc, mon cher Edmond? demanda-t-elle; qu'a-t-il pu t'arriver de si fâcheux pour que tu sois devenu comme cela tout morose?

—Il ne m'est rien arrivé d'extraordinaire, ma bonne Laure, répondit l'étudiant.

—Alors, pourquoi cette figure de juge qui va prononcer une sentence de mort?

—Ai-je vraiment cette figure-là?

—Mais... à peu près.

—Dans ce cas, c'est que j'ai probablement quelque sentence grave à porter... ou à faire porter.

—Une sentence?

—Tu dis bien.

—Eh! contre qui?,.. Ce n'est pas contre moi, au moins?

Et Laure. feignit de rire; mais le rire ne lui allait plus, et elle ne put qu'ébaucher un amer rictus.

Edmond ne répondit pas, mais il se leva et, s'approchant de sa soeur, il lui dit avec une tristesse qui n'était pas sans solennité:

—Ma soeur, le temps des atermoiements et des subterfuges est passé... Il se trame ici des choses terribles et enveloppées d'un sombre mystère...

Laure voulut se récrier.

—Laisse-moi parler, continua le jeune Privat. Si je n'ai pas le droit de te forcer à me faire part de ce fatal secret que tu prétends exister entre nous, l'ai du moins le devoir d'empêcher ma soeur unique de se sacrifier inutilement.

—Edmond, je t'en prie, interrompit fébrilement la jeune créole, ne va pas plus loin et cesse de me parler de ces choses. Tu m'as promis, il y a quelque temps, de ne jamais plus revenir sur ce sujet.

—Je l'avoue; mais les circonstances sont changées... Il s'agit du bonheur de toute ta vie, et je ne veux plus rester spectateur impassible d'un sacrifice aussi douloureux.

—Mais, je ne me sacrifie pas... je l'aime, mon fiancé!...

Et la malheureuse enfant eut le courage de prononcer ce sublime mensonge d'une voix ferme.

Edmond la contempla d'un air attendri.

—Ce n'est pas à moi, pauvre chère soeur, dit-il, que tu feras croire pareille chose. Ton âme est trop noble pour n'avoir pas deviné la bassesse de caractère et l'hypocrisie de ce misérable suborneur... Tu ne peux l'aimer.

—C'est là où tu te trompes, essaya de répliquer Laure.—Et, d'ailleurs, reprit-elle avec énergie, si je fais véritablement un sacrifice, c'est que je le juge tellement nécessaire, que rien au monde ne pourrait m'empêcher de l'accomplir. Le sort en est jeté... Tu m'as juré de ne jamais révéler ce secret à notre mère: tiens ta promesse, je tiendrai mes engagements.

Le jeune Privat vit qu'il était temps de frapper un grand coup.

—S'il existait de par le monde, dit-il, un homme qui fût capable de te prouver l'inutilité de ton sacrifice...?

Laure hocha la tête et murmura:

—C'est impossible.

—Si ce même homme, poursuivit Edmond, possédait des documents irrécusables, en présence desquels le doute ne serait pas permis, et établissant que Lapierre est un misérable, digne tout au plus de figurer au bout d'une corde de potence...

Laure ne répondait pas.

Son front était devenu brûlant et les tempes lui bourdonnaient.

—Eh bien? fit l'étudiant.

—Un homme semblable n'existe pas, répondit la jeune fille, qu'une étrange espérance envahissait.

—S'il existait? insista Edmond.

—S'il existait! s'il existait! s'écria Laure avec exaltation, je dirais que Dieu a eu pitié de moi et qu'il a fait un miracle.

—Eh bien! ma soeur, reprit le jeune Privat en tirant une lettre de sa poche, remercie Dieu, car il a fait un miracle; car cet homme existe et il t'envoie ceci.

Laure s'empara fébrilement de la lettre que lui présentait son frère.

—Une lettre! dit-elle... une lettre à moi!...Mais vais-je me permettre de la lire?

—Tu le dois, ma soeur. Elle est d'un brave jeune homme qui sera ton sauveur. Ne refuse pas le secours que t'envoie la Providence.

—N'est-ce pas ce jeune étranger qui t'accompagnait tout à l'heure, demanda Laure, tout en brisant le cachet d'une main tremblante.

—Précisément. Il attend dans le parc que tu lui répondes.

Laure ouvrit la lettre et lut tout bas.

Voici le contenu de cette missive écrite par Gustave Després:

Mademoiselle,

Un homme qui a parfaitement, connu, à l'armée américaine, votre brave et malheureux père, vous demande respectueusement quelques instants d'entretien, sous la sauvegarde de votre frère.

Cet homme est en état de vous donner tous les renseignements que vous pourrez lui demander sur la personne et les actes de M. Joseph Lapierre, votre fiancé. Il appuiera ses, dires des preuves les plus irrécusables.

De grâce, mademoiselle, ne refusez pas d'entendre cet envoyé de la Providence, car il est probablement le seul homme qui puisse éloigner de votre tête l'effroyable malheur qui vous menace.

Laissez-vous conduire par votre frère.

La jeune créole ne prit pas même le temps de réfléchir. Après avoir glissé la lettre du Roi des Étudiants dans son corsage, elle dit rapidement à son frère:

—As-tu vu Monsieur, aujourd'hui?

—Je l'ai vu ce matin.

—A quelle heure doit-il venir?

—Il ne viendra pas avant demain. J'ai une lettre d'excuse pour ma mère.

—Ah! tant mieux: nous ne serons pas épiés. Allons trouver l'homme qui m'a écrit; c'est Dieu qui nous l'envoie.




CHAPITRE XIX

L'entrevue

Comme il avait été convenu, Edmond Privat fit descendre Després à l'entrée du parc et continua son chemin, pour arriver, au grand trot de ses deux mustangs, par la grande avenue.

Quant au Roi des Étudiants, habitué à tous les exercices du corps, il enjamba prestement la haie vive qui fermait le parc, et s'engagea dans un étroit sentier dont le mince ruban se déroulait, en serpentant, vers le nord. Suivant les indications du jeune Privat, Gustave devait déboucher, après une dizaine de minutes de marche, sûr un vaste rond-point au centre du parc, et attendre là que la jeune créole et son frère vinssent le rejoindre.

Il cheminait donc tranquillement dans la sente à peine tracée, écartant de ses deux mains les rameaux entrelacés qui barraient le passage, et songeant à ce qu'il lui faudrait dire pour convaincre la malheureuse fiancée de Lapierre, lorsque soudain, à un coude du sentier, près d'un petit pont de bois jeté sur un ruisseau, un bruit de branches froissées se fit entendre, suivi de piétinements semblables à ceux produits par un animal qui s'enfuit précipitamment.

Després s'arrêta.

—Est-ce qu'il y aurait des animaux dans ce parc? se demanda-t-il.

Et il écarta les branches pour faire quelques pas dans la direction d'où était venu le bruit suspect. Mais tout était rentré dans le silence, et aucune trace n'était visible sur le lit de feuilles sèches qui tapissaient le sol.

—Allons! se dit-il, je n'ai pas de temps à perdre à la constatation d'une semblable bagatelle... C'est un animal quelconque, ou quelque gamin qui cherche des nids d'oiseaux... Laissons-les à leurs amusements.

Et, pour réparer le temps perdu, Després allongea le pas, refoulant les blanches feuillues qui lui froissaient la poitrine, brisant avec fracas, les rameaux entrelacés, de telle façon qu'une douzaine de fauves auraient pu s'abattre autour de lui sans qu'il les entendit.

Il arriva bientôt en vue de la clairière.

C'était, comme nous l'avons dit, un vaste rond-point où venaient aboutir—semblables aux rayons d'une immense roue—toutes les allées principales du parc.

Tout autour, des bancs à dossier, peints en la traditionnelle couleur verte, étaient disposés entre les arbres—les uns orgueilleusement assis sur la croupe de quelque petit mamelon, les autres à moitié ensevelis sous le feuillage luxuriant.

Gustave se dirigea vers un de ces derniers et s'y installa.

Puis il se prit à réfléchir profondément.

La partie qu'il allait engager était extrêmement sérieuse. Non-seulement il allait avoir à lutter contre un homme d'une habileté supérieure et rompue à toutes les intrigues, mais encore il lui faudrait porter la conviction dans le coeur d'une jeune fille entièrement fascinée par ce démon, marchant stoïquement à ce qu'elle croyait être la réhabilitation de la mémoire de son père, avec le fatalisme des victimes antiques.

Després n'attendit pas longtemps.

En effet, cinq minutes ne s'étaient pas écoulées, qu'une jeune fille, vêtue de noir et pâle comme une madone d'albâtre, émergea à un coude de la grande allée conduisant au cottage, et s'avança lentement dans la direction du rond-point.

Elle donnait le bras à un jeune homme, que Gustave reconnut sur-le-champ pour être Edmond Privat.

Le Roi des Étudiants ne put se défendre d'une profonde émotion à la vue de cette femme malheureuse et forte, de cette belle créole dont le type opulent et la pâleur dorée avaient fait place à une blancheur de cire et à un affaissement précoce.

—Comme elle est belle! se dit-il... et comme elle souffre!... Ah! non, une aussi admirable femme ne peut aimer cette brute de Lapierre!... Je la sauverai, dussé-je le faire malgré elle!

Cependant, le couple approchait...

Després, le chapeau à la main, s'avança au devant de Mlle Privat, et s'inclinant avec cette courtoisie française qui le distinguait:

—Mademoiselle, dit-il, je rends grâce à Dieu et à votre bon ange de me procurer aujourd'hui le bonheur de vous rencontrer...

—Ma soeur, interrompit Edmond, j'ai le plaisir de te présenter mon excellent ami, Gustave Després, notre roi... le Roi des Étudiants.

Mlle Privat s'inclina sans répondre. Elle examinait, à la dérobée, la mâle et franche figure de celui qui s'annonçait comme devant être son sauveur.

Després reprit:

—Mademoiselle, pardonnez-moi si j'ai dû, sans être connu de madame votre mère, solliciter de vous une entrevue dans ce lieu écarté. Les motifs qui me font agir sont tellement en dehors des raisons ordinaires, et les circonstances de l'affaire où je suis engagé tellement impérieuses, que je n'avais réellement pas le choix des moyens.

—Monsieur, répondit Laure avec dignité, vous avez mentionné dans votre lettre le nom de mon père, et ce nom seul était suffisant pour me déterminer à accepter votre proposition, si étrange qu'elle me paraisse.

Després s'inclina à son tour; puis, après quelques secondes de réflexion, il reprit:

—Mademoiselle, j'ai en effet à vous parler de votre père, mais j'ai surtout un immense devoir à remplir à l'égard d'une personne qui se sert du nom sans tache du colonel Privat pour arriver à ses vues criminelles.

Laure était tout oreilles, mais elle feignit de ne pas comprendre et garda le silence.

Ce que voyant, le Roi des Étudiants se décida à entrer de suite dans le vif de la question. Il poursuivit donc, en regardant Edmond:

—Mademoiselle, les instants sont précieux, à vous comme à moi... Il se peut que cette entrevue que j'ai eu le bonheur d'obtenir soit la dernière... Souffrez donc que j'aborde immédiatement le sujet pour lequel je suis venu, et que je prie monsieur votre frère de nous laisser un moment seuls.

Edmond, qui s'attendait à cette invitation salua et dit:

—Je vous quitte, et, toi, ma pauvre soeur, je te supplie de te laisser convaincre et de ne pas être le forgeron de ta chaîne.

—Laure fit une inclinaison de tête et s'assit, sans prononcer une parole.

Després resta, debout en face d'elle.

Une minute se passa dans un silence plein d'anxiété.

Enfin, le Roi des Étudiants parut prendre une résolution soudaine:

—Mademoiselle Privat, dit-il brusquement, aimiez-vous votre père?

—Monsieur! fit Laure, dont les tempes, rougirent.

—Je vous demande pardon, mademoiselle, repartit Després, mais je vous supplie à genoux de ne pas vous étonner, de mes questions et de me répondre sans arrière-pensée.

Laure hésita une seconde, regarda profondément Després, puis répliqua avec explosion:

—Mon pauvre père, je ne l'aimais pas, je l'idolâtrais.

—Je le savais, mademoiselle, repartit simplement Després, et si je ne l'eusse pas su, j'aurais abandonné l'idée que je poursuis...

—Maintenant, continua-t-il, voulez-vous avoir assez de confiance en moi pour me dire si, en cas de malheur financier arrivé à ce pauvre père que vous regrettez tant, vous seriez fille à sacrifier la fortune qui vous revient pour combler le déficit?...

—Sans hésiter une seconde, répondit Laure avec fermeté.

—Et même à sacrifier le bonheur de toute votre vie?... poursuivit Després.

—Mon bonheur à moi ne peut être mis en comparaison avec la mémoire honorée de mon père, répondit Laure d'une voix émue.

Després s'inclina.

—Mademoiselle, dit-il, je savais votre âme grande et noble; mais, maintenant, je la sais bonne et chevaleresque... Ma tâche en sera plus facile...J'ai des choses infiniment délicates à traiter avec vous; j'ai des souvenirs bien amers à réveiller... j'ai même des plaies cuisantes à rouvrir. Mais votre courage et la confiance que vous semblez avoir en moi me soutiennent... Vous venez au-devant du salut: l'oeuvre de rédemption me sera plus légère.

Laure était émue et ses grands yeux noirs demeuraient constamment fixés sur la sympathique figure du Roi des Étudiants.

Després continua:

—Vous ignorez probablement, mademoiselle, quel but je poursuis en venant ainsi m'immiscer dans les affaires qui, au premier abord, semblent ne pas me concerner le moins du monde.

—Je vous avoue que je ne saurais deviner...

—Deux raisons me font agir et me poussent irrésistiblement sur votre chemin... La première et la plus sacrée, c'est que des circonstances tout à fait exceptionnelles, et que je vous expliquerai bientôt, m'ont mis sur la piste d'un grand crime; la seconde...

—Quelle est-elle?

—La seconde, acheva Després avec une sombre énergie, c'est que j'ai une oeuvre impérieuse de vengeance à accomplir.

Laure regarda le Roi des Étudiants.

Il était debout en face d'elle, l'oeil chargé d'éclairs et le bras étendu dans un geste de suprême menace.

Elle comprit que ce fier Jeune homme, vieilli avant le temps, n'agissait pas pour assouvir une mesquine passion, et que de puissants motifs l'envoyaient à son secours.

La confiance pénétra dans son coeur.

Monsieur, dit-elle, quelles que soient les raisons qui vous dirigent, je les respecte et ne désire pas vous forcer à les divulguer... Mais vous avez parlé d'un grand crime sur la piste duquel vous êtes tombé, et, comme je suppose que ma famille est pour quelque chose dans cette ténébreuse affaire, je vous prierai de me dire de quoi il s'agit.

—Mademoiselle, répondit Després, vous serez satisfaite, car je ne suis pas venu pour autre chose.

—Je vous écoute, monsieur.

—Aucune oreille indiscrète n'entendra ce que j'ai à vous dire? demanda Després, en regardant tout autour de lui.

—Il n'y a que mon frère dans le parc, répondit Laure, et vous voyez qu'il ne songe guère à vous écouter.

En effet, Edmond paraissait se trouver trop à son aise, étendu sur la pelouse à une centaine de pieds de là et absorbé dans la lecture d'un roman, pour s'occuper de ce qui se passait entre sa soeur et Gustave.

Després prit donc place à côté de Laure, et la regardant avec une sympathie presque paternelle;

—Mademoiselle, dit-il brusquement, vous allez vous marier mardi prochain, n'est-ce pas?

—Oui, monsieur, répondit la jeune fille en baissant les yeux.

—Votre décision est bien prise?

—Mais, monsieur!...

—Il le faut, mademoiselle. Répondez-moi en toute confiance, je vous en supplie.

—Eh bien! sans doute, ma décision est arrêtée.

—Irrévocablement?

—Pourquoi pas?... Est-ce que, par hasard, quelqu'un aurait le droit de me forcer la main?

—Non, mademoiselle, personne n'a ce droit, répondit gravement Després; mais il n'en est pas moins vrai qu'un homme s'est trouvé qui a cru pouvoir le prendre, ce droit; il n'en est pas moins vrai que, vous qui êtes jeune, belle et riche, vous vous mariez contre votre gré.

Laure pâlit, et regardant son interlocuteur en face:

—Monsieur! dit-elle, vous abusez...

—Laissez faire, mademoiselle... reprit tranquillement Després. Je n'avance rien que je ne sois en mesure de prouver. Tout-à-l'heure, vous me rendrez justice.

Puis continuant:

—Donc, vous vous mariez contre votre gré et vous n'aimez pas celui qui sera bientôt votre époux.

—Je vous laisse dire, puisqu'il le faut.

—Bien plus, pauvre jeune fille, vous avez au coeur un autre amour, une de ces passions suaves et douces qui sont l'histoire de toute une vie et ne s'éteignent jamais.

Une rougeur brûlante envahit le front de la jeune fille, mais elle haussa bravement les épaules et feignit de rire.

—Beau chevalier redresseur de torts, dit-elle, vous savez beaucoup de choses, mais je doute fort que vous puissiez lire à découvert dans le coeur d'une femme—surtout d'une femme que vous voyez pour la première fois.

—Mademoiselle, reprit Després d'une voix grave, je ne suis pas devin, mais j'ai beaucoup; souffert, et le chagrin, en forçant certaines facultés à se replier sur elles-mêmes, à se concentrer, double la puissance de ces facultés, donne une sorte de seconde vue.

Laure jeta un sympathique regard sur le jeune homme et répliqua d'un accent ému:

—C'est vrai, monsieur: ceux qui ont souffert voient mieux et plus loin que les heureux de ce monde... Mais, ajouta-t-elle, pour pouvoir pénétrer jusqu'au sanctuaire le plus intime de la pensée humaine, jusque dans le coeur d'une femme, il faut autre chose que l'expérience, autre chose que le raisonnement...

—Que faut-il donc?

—Mais, mon Dieu... tout au moins la connaissance intime du caractère, des goûts, des sympathies innées de cette femme.

—En ce cas, mademoiselle, s'empressa de répliquer Després, je possède toutes les connaissances nécessaires pour affirmer solennellement que vous n'avez pas d'amour pour votre fiancé, et qu'au contraire...

—Achevez.

—Vous aimez le noble jeune homme qui, depuis de longues années, souffre en silence à cause de vous.

Laure essaya de rire.

—Voilà une conclusion pour le moins étrange, dit-elle.

—Elle est très logique, mademoiselle. Suivez bien mon raisonnement.

Allez...

—Vous avez un caractère chevaleresque, porté aux grands dévouements, épris des nobles actions et auquel répugne souverainement tout ce qui paraît louche ou déloyal.

—Vous me flattez.

—Non pas: je vous analyse. Eh bien! mademoiselle, ne voyez-vous pas que toutes les tendances sympathiques de votre caractère vous poussent inévitablement vers le loyal jeune homme qui vous aime, tandis que vos antipathies innées vous empêchent d'éprouver autre chose que le plus profond mépris pour votre fiancée?

—Qui vous dit que monsieur Lapierre ne soit pas digne de mon amour?

—Lapierre est un lâche et misérable assassin! s'écria Després d'une voix concentré.

Laure, stupéfaite, regarda l'étudiant avec de grands yeux et ne répondit pas sur-le-champ.

Dans le même moment, un bruit singulier se fit dans le feuillage, à quelque distance en arrière du banc où étaient assis les deux jeunes gens. Une oreille exercée aurait pu y reconnaître le froissement produit par une personne qui se faufile au milieu des branches... Mais Laure et Gustave étaient trop absorbés par leurs pensées pour faire attention à ce frôlement significatif.

Après quelques secondes de silence, la jeune créole répliqua:

—Monsieur Després, voilà des paroles bien sévères, et à moins, de preuves très positives...

—Je vous demande pardon, mademoiselle, de m'être quelque peu laissé emporter en votre présence, répondit poliment le Roi des Étudiants... Cela ne m'arrivera plus. Quant à prouver ce que j'affirme, à savoir que Joseph Lapierre est un lâche assassin, je vais le faire sans plus tarder.

Et Després, prenant l'ex-fournisseur au moment de son arrivée à Saint-Monat, se mit à le disséquer de main de maître. Tout y passa, depuis les complaisances du Roi des Étudiants pour son nouvel ami et le sauvetage des deux enfants Gaboury, jusqu'à la sombre affaire du duel et ses sinistres conséquences.

Le narrateur, mis en verve par cette évocation douloureuse de ses malheurs passés, n'oublia pas l'ignoble conduite de Lapierre à l'égard de Louise, après la condamnation de son rival, et les basses calomnies qu'il répandit partout sur le compte de la malheureuse jeune fille.

Son récit fut un véritable et foudroyant réquisitoire.

Laure écoutait, émue et palpitante, ce dramatique exposé, et une irrésistible impression de terreur l'envahissait, lorsqu'elle reportait son esprit sur sa, propre situation vis-à-vis du machiavélique auteur de tous ces méfaits.

Quand le Roi des Étudiants en fut arrivé, au point culminant de l'histoire de Lapierre, c'est-à-dire à ce qui concernait la mort du colonel Privat, il s'arrêta un moment, puis reprit ainsi:

—Mademoiselle, je vous disais, au commencement de cet entretien, qu'une raison mystérieuse vous forçait à épouser l'homme dont je viens de vous faire la biographie.

—En effet, monsieur, vous prétendiez cela, murmura Laure.

—Eh bien! cette raison, je vais vous la donner... Vous ne consentez à épouser Joseph Lapierre que parce qu'il se dit dépositaire d'un secret, dont la divulgation déshonorerait la mémoire de votre père.

—Qui vous a dit?... balbutia Laure, stupéfaite.

—Est-ce que je me trompe?

—Oh! mon Dieu!... Mais je suis perdue... nous sommes perdus, ruinés de réputation, puisque cette malheureuse... faiblesse de mon père est connue.

—Au contraire, vous êtes sauvée, mademoiselle, car ce soupçon sur l'honneur du colonel Privat est une horrible calomnie, un mensonge ignoble qui ne pouvait éclore que dans le cerveau de l'homme qui convoite votre dot.

—Quoi! mon père serait...?

—L'honneur même. Jamais le colonel Privat n'a failli à son devoir. Bien plus, c'était sans contredit l'un des meilleurs officiers de l'armée du successeur de Beauregard, le général Bragg... et quiconque en douterait n'a qu'à s'adresser au général Kirby Smith, commandant alors la division dans laquelle servait votre père en qualité de colonel de cavalerie.

—En effet, ces noms me sont connus, murmura Laure... Vous êtes bien renseigné.

—Jusqu'à la bataille de Rogersville, j'ai servi dans l'armée de Buell, division Manson, qui guerroya pendant tout l'été de 1862 contre les généraux confédérés Bragg et Kirby Smith, dans le Kentucky et le Tennessee, se contenta de répondre le Roi des Étudiants.

—Et vous avez connu mon père.

—Que trop, mademoiselle, répondit Després en souriant. Le colonel Privat, avec son fameux escadron de cavalerie, nous a fait plus de mal à lui seul que toute une division d'infanterie. Il venait fourrager jusqu'à nos avant-postes et ne s'en retournait jamais sans nous avoir sabré une cinquantaine d'homme.

—Mon brave père!

—Vous pouvez le dire, mademoiselle. Son audace était telle, qu'on ne l'appelait plus que le Murât de l'armée du Sud.

Laure garda un instant le silence.

Son front rayonnait d'un singulier enthousiasme et son oeil humide s'allumait d'étranges lueurs.

Tout à coup, elle demanda brusquement:

—Quelle est la vérité sur la mort de mon père?

—Je vais vous la dire, mademoiselle, répondit Gustave, qui s'attendait à cette question.

—Le brigadier-général Manson, consterné de voir ses grand'gardes et ses avant-postes décimés par l'insaisissable cavalerie de Kirby Smith, promit une forte somme d'argent à quiconque en amènerait la destruction, ou, du moins, ferait tomber son chef—le colonel Privat—entre les mains des Unionistes.

—Cette honteuse prime fut offerte le 25 juillet 1862.

—Le 1er août, vers dix heures du soir, un de nos espions se présenta à la tente de Manson, s'engageant à faire tomber, le lendemain même, le colonel Privat et ses cavaliers dans une embuscade infaillible. L'endroit choisi était ce fameux défilé des montagnes du Cumberland, appelé Big Creek Gap ou Cumberland Gap.

—C'est le seul chemin par où une troupe armée puisse pénétrer du Tennessee dans le Kentucky. Et encore, cet unique passage n'est-il qu'une gorge profonde, étroite, sinueuse, où les cavaliers ne peuvent souvent cheminer qu'un à un, en file indienne.

—Les montagnes du Cumberland séparant les deux armées, il fallait donc absolument que les cavaliers susdits s'en gageassent dans ce défilé pour faire leurs expéditions chez nous.

—L'espion s'entretint fort avant dans la nuit avec le général Manson, et, lorsqu'il sortit de la tente, la mort du colonel Privat était résolue.

—Vous savez ce qui se passa.

—Deux régiments d'élite furent échelonnés sur les contreforts, de chaque côté du Cumberland Gap; et lorsque le terrible escadron, trompé par notre habile espion et croyant marcher à la facile capture d'un convoi, s'engagea dans le défilé, les contreforts s'illuminèrent soudain et une multitude de feux plongeants assaillirent les braves cavaliers.

—Ce fut un affreux massacre. A peine une dizaine d'hommes en réchappèrent-ils.

—Le colonel lui-même tomba, mortellement blessé, et fut transporté en lieu sûr par l'espion qui venait de le faire écharper.

—C'est horrible et infâme! murmura la créole, les yeux étincelants.

—Ce n'est pas tout, mademoiselle, continua Després. L'espion, en homme plein de ressources, voulut faire d'une pierre deux coups. Il soigna sa victime comme aurait pu le faire une soeur de charité; puis, quand le pauvre officier n'eut plus que le souffle, il lui persuada d'écrire à sa femme la lettre que vous savez, et il attendit tranquillement la fin.

—Ce ne fut pas long.

—Le colonel mourut le lendemain.

—Alors, le garde-malade se transforma en voleur de cadavre. Il fouilla le mort et s'empara de tous les papiers qu'il y trouva.

—La même chose fut faite pour la malle du colonel.

—Après quoi, et muni d'une foule d'originaux, notre habile chevalier d'industrie s'installa tranquillement à une table et se mit en devoir d'essayer un autre petit talent qu'il possédait—le talent d'imiter l'écriture d'autrui...

Ici, Laure, qui avait écouté tout ce récit avec une stupéfaction croissante, joignit les mains et s'écria:

—Oh! mon Dieu, tant d'infamie est-il possible?

—Mademoiselle, j'ai vu tout cela de mes yeux, répondit simplement Després.

Puis il reprit:

—Après plusieurs essais, l'espion, le voleur, le faussaire parut satisfait, et il écrivit à la fille du colonel—une riche héritière sur laquelle il avait des vues—une lettre touchante, signée: Ton père mourant, que vous devez connaître, mademoiselle.

—Hélas! hélas! gémit la jeune fille..., C'était donc lui!

—Oui, mademoiselle, répondit Després en se levant. L'assassin du colonel Privat, le voleur de papiers, le faussaire que vous venez de voir à l'oeuvre se nommait...

Il ne put achever. Edmond arrivait comme une bombe.

—Alerte! cria-t-il; séparez-vous. Voici ma mère.

Laure se leva vivement.

—Des preuves de tout cela?... demanda-t-elle, en regardant Després.

—Je vous les apporterai le soir du bal, avant la signature du contrat de mariage, répondit le Roi des Étudiants, qui s'était vivement rejeté en arrière et disparaissait dans le feuillage.

Laure eut le temps de lui crier:

—Je vous croirai, monsieur. En attendant merci, oh! merci! ...................................

Au même moment, un homme à la figure livide et contractée, cachée jusque là derrière un arbre, à peu de distance de l'endroit où s'était passée la scène précédente, remit dans sa poche un revolver qu'il tenait à la main, et disparut, en courant, sous l'épaisse feuillée du parc.




CHAPITRE XX

Le guet-apens

Cet individu n'était autre que Lapierre.

Depuis la scène de l'avant-veille, et, surtout, depuis l'étrange menace de Champfort, le cauteleux personnage ne vivait plus. De mystérieuses appréhensions lui étreignaient la poitrine, et il pressentait que quelque chose de vaguement terrible se tramait contre lui.

Plus que cela, un sentiment nouveau germait sourdement dans le coeur de cet homme, jusque là inaccessible à toute autre voix que la voix métallique des aigles américains ou des souverains anglais...

Le misérable aimait sa victime et il était jaloux!

Cette constatation, faite seulement depuis deux jours, mettait Lapierre dans des colères blanches. Lui, dont le coeur triplement cuirassé avait toujours résisté à un penchant si puéril, se découvrir tout à coup amoureux comme tout le monde, se sentir pris dans ses propres filets!

Il y avait de quoi faire bouillir la bile d'un coquin encore flegmatique.

Quoi qu'il en soit, on ne résiste pas à l'envahissement de l'amour, et il faut bien le subir quand il s'installe à notre foyer.

C'est ce que fit Lapierre.

Il prit son rôle d'amoureux au sérieux, et, en homme prudent, il résolut de veiller sur son bien. Ce n'est pas que l'ancien espion se fit un instant illusion sur le sentiment qu'il inspirait à sa fiancée.

Oh! non. Lapierre se savait haï, méprisé. Mais il se disait que c'était là une raison de plus pour être sur le qui-vive, et empêcher au moins la belle créole de donner son coeur à un autre.

Et puis, d'ailleurs, n'y avait-il pas ce petit carabin de Paul Champfort dont il fallait brider les trop tendres inclinations et enrayer la progression amoureuse?...

Lapierre revint donc à son ancien métier: il se fit l'espion de sa fiancée et de Champfort. Redoutant par-dessus tout une entrevue entre les deux jeunes gens, les révélations que pouvait faire l'étudiant sur les événements de Saint-Monat, le soupçonneux coquin eut recours au petit moyen que nous connaissons.

Il écrivit à Mme Privat pour s'excuser de ne pouvoir, ce jour-là, se rendre à la Canardière et faire sa cour à Mlle Laure. Puis il vint, en tapinois, s'embusquer dans le parc, dans l'espoir de surprendre sa fiancée en flagrant délit de trahison.

On a vu que le hasard n'avait que trop bien favorisé l'espion.

Lapierre, en effet, n'était pas en embuscade depuis une demi-heure, à proximité, du chemin royal, qu'un roulement de voiture fit résonner le macadam et cessa, tout à coup, presque en face de l'endroit, où se tenait blotti l'ex-fournisseur.

Un homme sauta sur la route, enjamba la haie vive et s'engagea résolument dans un sentier du parc.

Lapierre ne vit qu'une seconde la figure du nouvel arrivant, mais c'en fut assez pour que le misérable restât cloué à sa place, pâle, tremblant, pétrifié, comme si la tête de Méduse lui fût apparue...

—Lui! lui! s'écria-t-il... Gustave Lenoir?

Et, n'en pouvant croire ses yeux, il prit sa course pour aller, par un long circuit, s'embusquer près d'un petit pont que devait traverser l'inconnu.

Cette fois, le doute ne fut plus permis, et Lapierre reconnut tout à son aise la mâle et sombre figure de son ancien antagoniste.

Le jeune homme marchait d'un pas rapide, comme quelqu'un qui se hâte vers un but arrêté; et Lapierre ne put empêcher ses jambes de flageoler et sa face blême de se couvrir d'une sueur froide, en se faisant une réflexion terrible:

—Il va la rencontrer... il va lui parler..., Je suis perdu!

Et, en formulant cette pensée, le misérable tira machinalement de sa poche un revolver tout armé, et en dirigea le canon vers Després; mais celui-ci, ayant cru entendre un bruit insolite dans le feuillage, s'était arrêté et avait prêté l'oreille, en écartant les branches...

C'est ce qui le sauva.

Lapierre, revenu subitement au sentiment de la prudence, n'eut que le temps de se jeter à plat-ventre, et, là, immobile, il attendit...

Després reprit bientôt sa route, sans plus s'occuper de l'incident qui l'avait fait arrêter.

Quant à Lapierre, il remit son revolver dans sa poche et se prit à réfléchir profondément.

La situation était grave, et la brusque intervention de Després—nous lui conserverons ce nom—dans des affaires déjà singulièrement compromises n'était pas de nature à rassurer le prétendant à la dot de Mlle Privat.

Aussi ses premières méditations furent-elles sombres et découragées. Un moment même, le tenace chercheur de dollars eut l'idée de tout abandonner et de fuir des parages où se rencontraient des figures aussi peu rassurantes que celle du Roi des Étudiants. Le souvenir du terrible drame de l'îlot passa comme un fantôme dans la cervelle du coquin, et il eut peur—car il sentit planer sur sa tête l'inexorable vengeance que devait lui réserver l'amant de Louise.

Pourtant, il était dur d'échouer au port, quand trois jours à peine séparaient ce pauvre Lapierre du but qu'il poursuivait depuis, de longues années.

L'ex-fournisseur passa bien un bon quart-d'heure ainsi assailli par de noires pensées... Puis il se leva et parut prendre une résolution énergique:

—Ah! ma foi, tant pis! se dit-il; je n'abandonnerai pas ainsi le champ de bataille sans combattre... J'ai déjà, fait assez de sacrifices pour cette affaire: je ne lâcherai pas une si belle proie, quand je n'ai plus qu'à étendre la main pour la saisir,... Et, d'ailleurs, ajouta-t-il, qui m'assure que ce Gustave de malheur connaisse le premier mot de ce qui se passe ici?... qui me dit que sa démarche ait le moindre rapport avec mon mariage?... Rien, un simple soupçon. J'en aurai le coeur net et je saurai à qui en veut mon ancien ami...

—Au surplus, reprit Lapierre en se disposant à partir, si cet oiseau de pénitencier s'avisait de jaser un peu plus qu'il ne me convient, je lui ferai avaler une pilule qui le rendra muet pour longtemps.

Et il frappa d'un air sinistre sur la poche où était son revolver.

Puis, voulant rattraper le temps perdu, l'espion s'engagea vivement dans le sentier parcouru par Després et se dirigea à pas de loup vers le rond-point.

Gustave, comme on sait, s'y était installé sur un banc à moitié enseveli sous un dais de rameaux entrelacés.

Du premier coup d'oeil, Lapierre vit quel parti il pouvait tirer de cette disposition; et, revenant sur ses pas, il fit un long circuit vers le nord, avec l'intention de s'approcher silencieusement du banc et d'entendre la conversation qui ne manquerait pas de s'engager.

Cinq minutes après, l'espion était à son poste, à dix pas tout au plus de son ancien rival et complètement abrité par les enchevêtrements du feuillage.

Il était temps. Laure arrivait, escorté de son frère, et le sinistre fiancé de la belle créole put constater que ses dispositions les plus mauvaises allaient se réaliser.

Il eut un moment de terreur et de rage. L'épouvante lui fit perdre la tête, et, une seconde fois, canon de son revolver se trouva dirigé vers la de Després.

Pourtant, le misérable se contint encore....

—Bah! se dit-il, en abaissant son arme, il sera toujours temps... Et puis, je ne serais pas fâché de savoir au juste ce que pense et connaît de moi mon ancien rival.

Pendant ce monologue de Lapierre, les compliments d'usage s'étaient échangés entre le Roi des Étudiants et la jeune créole; Edmond avait présenté son ami sous le nom de Gustave Després, puis s'était retiré à l'écart, comme l'on sait.

—Tiens, se dit l'espion dans sa cachette, il paraît que mon ami Lenoir a changé de nom... Voilà donc pourquoi j'avais perdu complètement sa trace...

Et il se mit en position de ne pas perdre une seule des paroles de l'intéressant couple.

Cependant, la conversation avait fait du chemin... Després en était à raconter, avec les couleurs les plus saisissantes, les événements de Saint-Monat: l'enlèvement de Louise, le duel nocturne sur l'îlot, la dénonciation, le procès, la condamnation, puis enfin l'échec de Lapierre et ses ignobles calomnies...

L'espion écoutait, anxieux, inquiet, la poitrine serrée...

—Tout cela est peu de chose, se dit-il... Pourvu qu'il ne sache rien de l'autre affaire!

Et le bandit crispa sa main sur la crosse de son revolver.

Mais lorsque le Roi des Étudiants en arriva aux agissements de Lapierre dans le Kentucky; lorsqu'il décrivit la monstrueuse hécatombe du Cumberland Gap; lorsqu'il déroula sous les yeux de Laure les faits et gestes de l'espion, dans cette nuit sinistre où le colonel Privat agonisait sur un méchant grabat, loin des siens et au pouvoir de l'homme qui l'avait trahi, l'ex-fournisseur n'y tint plus...

Son bras se tendit dans la direction du narrateur, et, livide, hideux de terreur et de rage, Lapierre se dressa de toute sa hauteur et ajusta Gustave Després...

Juste à ce moment, Edmond arrivait en courant et le Roi des Étudiants se levait en toute hâte.

Il était encore sauvé; mais, comme on l'a vu dans le dernier chapitre, son adversaire se mit résolument à sa poursuite, faisant un long détour vers le nord et allant s'aposter sur le chemin que suivait lentement le jeune disciple d'Esculape.

Cinq minutes ne s'étaient pas écoulées, que le pas régulier et souple de Gustave fit résonner la terre durcie du sentier. L'étudiant marchait la tête basse, absorbé dans un flot de pensées couleur de rosé, s'il fallait en juger par le demi-sourire qui courbait sa moustache.

Lapierre le voyait venir.

—Ah! ah! se dit-il, avec une sourde colère, tu triomphes un peu vite, mon bonhomme... L'espion, le traître, le faussaire—comme tu m'appelles—va t'apprendre un peu qu'on ne se jette pas impunément en travers de ses projets.

Et le misérable introduisit rapidement la main dans la poche de son habit...

Mais il l'en retira aussitôt et fit un geste de désappointement et de rage...

Le revolver n'y était plus!

Dans, sa course précipitée, l'espion l'avait perdu, et il était trop tard pour essayer de le retrouver.

Cependant, Després n'était plus qu'à quelques pas de l'endroit où se tenait Lapierre... Il allait passer...

Mais, soudain, l'ancien espion se baissa avec une rapidité de tigre, ramassa une grosse pierre et la lança de toutes ses forces à la tête du Roi des Étudiants...

Celui-ci, atteint en plein crâne, tomba comme une masse, sans même pousser une plainte.

Alors, l'assassin prit ses jambes à son cou, sauta la haie vive et se trouva dans le chemin royal.

Il était sept heures du soir, et les passants se faisaient rares.

Seuls, un tout jeune homme et une Jeune fille voilée cheminaient lentement sur la route de la Canardière, en face du parc de la Folie-Privat.




CHAPITRE XXI

Deux attentats dans une journée

A la vue de cet homme, à la figure bouleversée, qui venait d'exécuter un si prodigieux saut par-dessus les arbustes de la haie, le couple s'arrêta, étonné.

Lapierre, lui, continua pour quelque temps sa course furibonde, puis il ralentit son allure et, finalement, prit le pas ordinaire à environ deux arpents du parc.

—C'est lui! s'écria le jeune homme qui accompagnait la dame voilée.

—Qui, lui? fit celle-ci un peu émue.

—Lapierre!... Joseph Lapierre!

—C'est impossible...

—Je te dis que je l'ai parfaitement reconnu. Une figure comme la sienne ne s'oublie pas.

—Mais, que faisait-il dans ce bois?

—Je n'en, sais rien... Tout ce que je puis dire, c'est qu'il n'était pas là pour prier le bon Dieu, et que nous ferions bien d'aller nous promener un peu de ce côté.

—Quelle idée!

—Partout où cet homme a passé, ça doit sentir le crime... Allons voir, ma soeur; je vais te frayer un passage.

—Mon pauvre frère, nous n'avons pas le droit de pénétrer ainsi chez des étrangers, et si quelqu'un nous surprenait...

—Pénétrons tout de même: c'est mon idée...Advienne que pourra! Lapierre vous a, ce soir, une physionomie qui ne me revient pas du tout, et le coquin m'a tout l'air... Enfin, allons toujours.

La jeune fille, à moitié convaincue, se laissa conduire par son frère, et, après plusieurs essais infructueux, ils se trouvèrent enfin de l'autre côté de la haie.

Un sentier, à peine visible, se présentait en face d'eux.

Ils s'y engagèrent.

Mais les deux hardis promeneurs n'avaient pas fait un arpent, qu'un spectacle terrible s'offrit à leurs regards et qu'ils poussèrent simultanément un cri d'effroi:

—Un cadavre!

Un homme gisait, en effet, en travers du chemin, la figure horriblement tatouée de sang et le front ouvert par une large blessure.

Il paraissait mort, ou, du moins, respirait si péniblement qu'il n'en valait guère mieux.

Ce moribond, comme on le sait, n'était autre que Gustave Després.

Cependant, le jeune garçon s'était approché du cadavre supposé, tout en murmurant:

—Hum! ce pauvre diable me fait l'effet de n'avoir guère besoin de soins médicaux, car je le crois parti pour un monde meilleur... Voyons toujours.

Et il se mit en frais de relever la tête du malheureux, pour examiner sa blessure.

La jeune femme, elle, demeurait là, près du lieu de la catastrophe, immobile, clouée au sol, les yeux démesurément ouverts et incapable de prononcer une parole.

Tout à coup, le médecin improvisé, qui s'occupait à étancher le sang sur le front de l'homme gisant par terre, lâcha la tête qu'il soutenait et se releva d'un bond, en poussant un cri terrible:

—Gustave!... c'est Gustave!

—Que dis-tu là? fit la jeune fille, en joignant les mains et s'avançant, pâle d'effroi.

—Je dis que Gustave a été assassiné... il est mort.

—Grand Dieu! serait-ce possible?

—Hélas! ce n'est que trop vrai. Regarde plutôt.

La jeune fille, surmontant sa terreur, se courba sur l'homme assassiné et releva son voile pour mieux voir.

Si Gustave Després eût alors ouvert soudainement les yeux, il aurait contemplé un spectacle auquel il ne se serait, certes, pas attendu: il aurait vu Louise Gaboury, sa fiancée infidèle des bords du Richelieu, penchée sur lui et pleurant à chaudes larmes.

Mais le Roi des Étudiants dormait probablement son dernier sommeil, car il ne bougeait pas et sa respiration était imperceptible.

Disons ici, en peu de mots, comment il se faisait que Louise se trouvait là en compagnie de son frère; car on devine aisément que le jeune garçon, improvisé médecin, n'était autre que notre vieille connaissance, cet excellent Caboulot.

Depuis les révélations qu'il avait faites à sa soeur, le petit étudiant avait dans la tête une idée fixe: rapprocher Louise de Després et les faire travailler de concert à la vengeance commune.

Il se doutait bien qu'une première entrevue ne suffirait pas à effacer de la mémoire du Roi des Étudiants les événements de Saint-Monat et la trahison de Louise; mais, bon lui-même et possédant un coeur d'or, le Caboulot se disait que Gustave finirait par pardonner, en face du repentir et des larmes de sa soeur.

Cramponné à cette idée, le jeune Gaboury avait, non sans peine, décidé Louise à l'accompagner chez Després; là, il apprit que ce dernier venait de partir, avec un jeune homme, pour la Canardière.

Le parti du Caboulot fut bientôt pris. On sait que son caractère bouillant était l'ennemi acharné des atermoiements.

—Gustave est à la Canardière, dit-il à sa soeur: eh bien! allons-y. Nous aurons bien du malheur si nous ne le heurtons pas en chemin.

—Y songes-tu? avait répondu Louise... Jamais je ne me déciderai à une semblable démarche.

—Tu m'as promis de te laisser guider par moi; conséquemment, tu dois m'obéir. Pas de réplique: en avant, marche!

Et le tyrannique Caboulot avait, sans cérémonie, pris le bras de sa soeur et l'avait conduite nous savons où.

Cependant, Louise, toujours agenouillée, disait:

—Mon Dieu! mon Dieu! ce pauvre Gustave, le revoir en cet état!

—Mort! mort! sanglotait à son tour le Caboulot, mort sans avoir atteint son but, sans s'être vengé et avoir vengé la société!

—Mort sans m'avoir pardonnée! reprenait Louise, comme un écho funèbre.

—Ces lamentations duraient depuis cinq minutes, quand tout à coup le Caboulot bondit sur ses pieds, galvanisé par une pensée soudaine.

—Assez pleuré! cria-t-il. L'homme qui sort d'ici est l'assassin de Gustave: il faut que cet homme-là meure avant d'entrer dans Québec. Je l'attraperai bien.

—Et il se disposa à prendre son élan.

—Es-tu fou? exclama Louise en le retenant par le bras... Me laisser seule ici?... abandonner ce pauvre Gustave, qui vit peut-être encore?...

Et elle posa la main sur le coeur du moribond.

Le Caboulot trépignait.

Je veux le tuer! je veux le tuer! rugissait-il... Point de pitié pour cet assassin d'enfer, pour cet ignoble espion, pour ce voleur de dot!

—Attends, attends! dit tout à coup Louise, anxieuse et penchée sur la poitrine du cadavre.

—Point d'attente!... C'est tout de suite... la main me démange! répondit sourdement le Caboulot, fou de colère et de douleur.

Il allait bondir, quand Louise eut un soudain tressaillement.

—Reste, mon frère, Gustave n'est pas mort... son coeur bat, s'écria-t-elle.

Et elle releva vers le bouillant Georges sa pâle et douce figure, où brillait un rayon d'espérance.

—Dis-tu vrai? exclama le petit étudiant, qui se précipita sur le corps de Després et appliqua son oreille sur la poitrine du blessé.

—En effet, dit-il au bout de quelques secondes, le coeur bat et ce pauvre Gustave est encore vivant... Tout espoir n'est pas perdu.

Puis se relevant:

—Vite, à l'oeuvre... Je cours chercher de l'eau... Nous le sauverons, Louise.

Heureusement qu'un ruisseau coulait à quelques pas de là, sous le petit pont dont nous avons déjà parlé. Le Caboulot s'y transporta en deux enjambées et rapporta de l'eau dans son chapeau.

Quoique étudiant de première année, le jeune Gaboury aurait eu honte de ne pas savoir bassiner une blessure. Il lava donc à grande eau la plaie qui ouvrait le front de Després, puis la banda soigneusement avec le mouchoir de Louise, préalablement trempé dans le ruisseau.

Et, satisfait de son pansement, il regarda le blessé, lui tenant le pouls, comme aurait pu faire un vrai médecin.

Ce traitement si simple du futur docteur en médecine suffit cependant pour ranimer le Roi des Étudiants. Le pouls reparut à l'artère radiale; la figure se colora imperceptiblement, et la respiration devint plus facile. Quelques mots inintelligibles s'échappèrent même des lèvres pâles du jeune homme.

Mais il ne bougea pas autrement, et ses yeux demeurèrent entr'ouverts.

—Allons, grommela le Caboulot, avec toute l'importance d'un vieux praticien, le cerveau a subi une plus forte commotion que je ne le pensais, et Gustave a besoin de soins attentifs. Je vais aller chercher une voiture et nous le transporterons à Québec, chez lui.

—Non pas, répliqua vivement Louise, c'est chez nous qu'il faut l'emmener. Je serai sa garde-malade, et peut-être...

—Au fait, tu as raison, ma soeur, et je ne suis qu'une grue de n'avoir pas songé à cela. Gustave sera tellement dorloté et médicamenté chez le père Gaboury, qu'il reviendra à la santé malgré lui... Mais, ajouta-t-il en remettant son chapeau sur sa tête, je suis ici à dire des fariboles, tandis que je devrais galoper à la recherche d'une voiture. Attends-moi: je ne serai pas longtemps.

Et le petit étudiant partit comme un trait, bondit par-dessus la haie avec l'agilité d'un acrobate, prit sa course dans la direction de Québec, et disparut finalement à un coude du chemin.

Louise resta donc seule, en face du moribond.

La nuit tombait: l'obscurité envahissait le parc et la clarté rougeâtre qui estompait le couchant faisait ressortir davantage les teintes sombres de la forêt.

Aucun bruit ne s'élevait de la route de la Canardière; seules, les grenouilles, croassant dans les flaques d'eau, faisaient entendre leur monotone trémolo, auquel répondait d'une façon sinistre la respiration comateuse du blessé.

Louise eut peur...

Quoique éveillée, elle eut un singulier cauchemar.

Il lui sembla que le corps de Després se redressait lentement et se remettait sur ses pieds, avec des mouvements d'automate; les yeux du malheureux se changeaient en charbons ardents; sa blessure se rouvrait et laissait couler un flot de sang lumineux; puis, enfin, une voix sépulcrale se faisait entendre, qui disait: «Tu vois, Louise, cette horrible blessure: elle va me tuer; mais ce n'est rien en comparaison de celle que tu fis à mon coeur, il y a sept ans... Je me meurs depuis ce jour, Louise: adieu!...» Et le corps retombait lourdement en travers du sentier durci...

A cette horrible vision, la pauvre jeune, fille sentit une sueur glacée inonder ses tempes, et elle ne put que se laisser choir sûr ses genoux, en voilant sa figure de ses mains tremblantes.

Elle était dans cette position depuis une minute à peine, quand un frôlement imperceptible agita le feuillage tout près de là... Une figure blême se glissa derrière la jeune fille agenouillée; deux mains, tenant un foulard plusieurs fois replié, s'avancèrent en silence de chaque côté de sa tête; puis, soudain, le foulard glissa rapidement sur la bouche, et se trouva noué derrière la nuque de Louise...

La malheureuse affolée de terreur, voulut crier; mais l'horrible figure lui apparut, grimaçante et moqueuse...

Alors, la pauvre jeune fille perdit tout à fait connaissance entre les bras de la sinistre apparition, pendant que ses lèvres décolorées murmuraient:

—Encore lui! ................................................

Cinq minutes plus tard, le roulement sourd d'une voiture se fit entendre et un homme apparut dans le sentier.

C'était le Caboulot.

Il était suivi du cocher de la voiture, qui venait lui aider à transporter le Roi des Étudiants évanoui.

La première parole du Caboulot fut à l'adresse de sa soeur.

—Ai-je été trop long-temps, ma soeur?... As-tu eu peur? demanda-t-il.

Pas de réponse.

—Où es-tu donc, Louise? reprit le jeune homme, en élevant la voix.

Même silence.

L'inquiétude commença à gagner le petit étudiant. Louise pouvait bien s'être éloignée de quelques pas, et pour une minute ou deux; mais, dans tous les cas, elle devait se trouver à portée d'entendre les appels réitérés de son frère.

Le Caboulot se fit cette supposition, et beaucoup d'autres, mais inutilement: Louise demeura introuvable. On eut beau chercher, fouiller le parc: rien!

Alors, un véritable désespoir s'empara de l'enfant. Il aurait sangloté, s'il eût été seul.

Que faire?...

Le petit étudiant le demandait à tous les échos de la Canardière et à tous les saints du calendrier.

Placé dans la dure alternative d'abandonner sa soeur ou de risquer la vie de son ami Després, en le privant des soins immédiats que requérait son état, le Caboulot ne savait quel parti prendre... Il se lamentait et s'arrachait les cheveux; mais ces démonstrations violentes n'avançaient pas les choses...

Le cocher risqua un avis. Par hasard, ce cocher-là se trouvait être un homme de bon conseil.

Mon petit monsieur, dit-il, écoutez-moi. Votre position est embêtante, je l'avoue; mais ce n'est pas en vous donnant des taloches et en geignant que vous en sortirez... Allons au plus pressé; il y a ici un homme qui peut mourir, faute de soins: dépêchons-nous de le transporter en bon lieu. Puis, si vous ne trouvez pas votre soeur à la maison, eh bien! vous aurez toute la nuit pour chercher. Pas vrai?

—Vous avez raison, murmura le Caboulot; si Gustave mourait sans médecine, je me le reprocherais toute ma vie. Transportons-le dans la voiture, et filons vers Québec. Je reviendrai plutôt.

Trois quarts d'heure après, le Roi des Étudiants reposait dans le lit virginal de Louise.

Un médecin était à son chevet.

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