Le Roi des Étudiants
CHAPITRE XXII
Une distillerie clandestine
A l'époque où se passaient les événements que nous sommes en train de raconter, il y avait, sur la route de Charlesbourg, une singulière habitation.
C'était une vieille masure tombant en ruine, lézardée sur toutes ses faces et laissant croître une mousse verdâtre dans les interstices de ses pierres branlantes.
Cette maison de sinistre apparence avait dû appartenir autrefois à quelque riche bourgeois, à en juger par ses vastes dimensions et les vestiges d'élégance qui restaient de son architecture délabrée. Mais, depuis de longues années, sans doute, son propriétaire l'avait abandonnée, car elle tombait de vétusté, sans qu'une main charitable songeât le moins du monde à entraver les ravages du temps. Les larges fenêtres cintrées de la façade étaient veuves de plus d'un carreau, et les deux petits soupiraux de la cave en manquaient absolument. Seule, une armature en fer, composée de gros barreaux entre-croisés, protégeait ces dernières ouvertures, percées au ras du sol.
Mais ce qui contribuait, plus que tout le reste, à faire de cette vieille masure un lieu de prédilection pour maître Satanas et ses diablotins, c'était sa situation exceptionnelle. Accroupie sur un monticule de rochers grisâtres, à l'entrée d'un bois et sur le bord d'une profonde ravine, l'habitation solitaire, semblait, en effet, ne pouvoir manquer d'attirer l'attention du diable, comme pied-à-terre à quelques arpents de Québec.
La superstition populaire se disait que le sombre roi de l'abîme eût été là comme chez lui au milieu des chouettes et des hiboux, à quelques pas d'un quartier célèbre en vols et en assassinats, non loin de la haute chaîne des Laurentides, où se trouvait probablement l'enfer.
Et les paysans, revenant du marché, qui passaient par là, une fois la nuit tombée, faisaient prendre le grand trot à leur monture et se signaient formidablement, en face de la maison suspecte.
Même, plus d'un de ces, braves Charlesbourgeois, que leur mauvaise étoile forçait à cheminer, ainsi la nuit, affirmaient avoir vu d'étranges lumières danser derrière les carreaux crasseux de la masure abandonnée, et entendu des cris encore plus étranges éveiller les échos d'alentour.
Il était donc évident que cette maison maudite était hantée, et servait de refuge à des légions de diablotins en rupture de ban qui venaient y faire leur sabbat.
Il n'y avait, d'ailleurs, pour s'en convaincre, qu'à regarder, au beau milieu des nuits les plus noires, l'épaisse fumée phosphorescente qui s'échappait de la haute cheminée.
Le bois dont se chauffent les chrétiens ne fait pas une fumée comme celle-là, une fumée pointillée de tisons brûlants et sentant le soufre à plein nez.
Donc, la vieille maison était hantée!
Voyez-vous ça!... l'enfer ayant une succursale sur le bord d'une grande route, et aux portes d'une honnête ville, d'une respectable capitale!
Ah! Québec pouvait bien contempler, tous les dix ou vingt ans, le spectacle d'un de ses quartiers les plus populeux flambant comme une manufacture d'allumettes!
Cependant, malgré toutes ces preuves plus convaincantes les unes que les autres, en dépit des hurlements sinistres et des lumières dansant comme des feux-follets, nonobstant même la fumée noirâtre pointillée de tisons ardents, nous devons à la vérité historique de dire que les bons habitants de Charlesbourg se trompaient,... que la maison mystérieuse n'était pas hantée!
Ou, si l'on tient à ce qu'elle le fût, ce n'était pas par des démons folâtres, mais bien par une vieille femme inoffensive, n'ayant pour toute compagnie qu'un grand chien fauve, un gros chat noir et un... fils aux trois-quarts idiot.
Que faisait là ce quatuor disparate?
Ah! dame! c'est précisément la question que se posaient inutilement, depuis longtemps, les gens timorés et à l'imagination plus superstitieuse que rusée.
Ceux-là seuls—et ils étaient en petit nombre—qui auraient été à même de répondre, se gardaient bien de le faire. Une indiscrétion de leur part eût pu les priver de l'avantage inappréciable de partager un secret important, et faire ouvrir les yeux à des autorités justement inflexibles.
Voici comment et pourquoi...
La masure sinistre servait de quartier-général à un certain nombre de jeunes gens qui y avaient installé une distillerie clandestine de whisky, dans le but de frauder la douane et de boire à bon marché. La cave, haute et pavée, servait de laboratoire, et c'est là qu'était installé, sur un fourneau adossé à la cheminée, un alambic de gros fer-blanc et le reste du matériel indispensable.
La vieille femme et son imbécile de fils étaient les seuls ouvriers de cette manufacture primitive. La mère distillait patates, grains et autres céréales, tandis que le fils entretenait le feu, coupait le bois et tirait l'eau d'un immense puits creusé dans un angle de la cave.
Il y avait bien aussi le chien et le chat, mais ces deux quadrupèdes n'étaient pas attachés directement à la distillerie. Tout au plus pouvait-on les considérer comme des comparses. Le premier veillait au salut commun, et le dernier gardait, d'une patte énergique, la matière première—les céréales—contre les rats et autres vermines de la même catégorie.
Le whisky de contrebande de cette distillerie au petit pied n'était certes pas de première qualité, mais on y ajoutait divers ingrédients savants qui en relevaient le goût; et, d'ailleurs, il coûtait si peu, grisait si bien et se fabriquait si vite, que les habitués n'avaient pas le droit de se montrer difficiles.
Depuis deux ans déjà, dans cette maison isolée sur la route de Charlesbourg, à deux pas de Québec, les céréales se transformaient ainsi en whisky, à la barbe des autorités du fisc, lorsque nous y pénétrons. C'est dans la soirée même où Gustave Després était transporté mourant chez le père Gaboury.
Il fait nuit. Les chouettes houloulent dans les lézardes de la muraille; les grenouilles coassent au sein du marécage voisin; le gros chat noir ronronne, accroché à la gouttière du toit, et le grand chien fauve, couché sur le perron de pierre de la masure, fait semblant de dormir.
Entrons.
Nous sommes dans une vaste salle où il n'y a pour tous meubles qu'une immense table de bois brut, flanquée de cinq ou six chaises boiteuses. Au fond de la pièce, dans un angle obscur, une gigantesque armoire s'adosse à la muraille, tandis que, tout près de là, se voit la porte entr'ouverte d'un cabinet noir.
Un feu de branches mortes flambe dans l'âtre d'une large cheminée, faisant mijoter à gros bouillons un pot-au-feu de lard salé.
La maîtresse du logis est là, tout près, surveillant la cuisson du succulent souper qui se prépare.
C'est une femme d'un âge incertain, mais à coup sûr, plus près du crépuscule de sa vie que de son aurore. Une sorte de résille emprisonne sa chevelure grise et permet à sa figure anguleuse, heurtée, de se détacher en vigueur... La bonne femme culotte tranquillement un brûle-gueule, pendant que, d'un genou distrait, elle bat la mesure de ses pensées.
Cette estimable contrebandière répond au doux nom de la mère Friponne—une petite appellation d'amitié qui lui vient de ses pratiques.
En face d'elle, et accoudé fantastiquement sur la grande table, se voit le digne rejeton de la mère Friponne. C'est un grand garçon d'un blond fadasse, efflanqué, boursouflé, à l'oeil atone, aux chairs flasques. Tout indique chez cet être dégradé l'abrutissement le plus complet.
A portée de sa main, sur la table, il y a une bouteille et une petite tasse de fer-blanc. De temps à autre, le brave garçon se verse une rasade et l'avale histoire d'apaiser sa faim, en attendant le souper qui retarde.
A un moment donné, la vieille retire son brûle-gueule de ses lèvres, arrête le mouvement cadencé de son genou, relève son nez pointu et apostrophe ainsi son aimable rejeton:
—Ah! ça, vilain garnement, vas-tu bientôt cesser de boire? Tu es rendu à ton sixième verre depuis une demi-heure.
A laquelle apostrophe le vilain garnement répond d'une voix enrouée:
—C'est pour empêcher le gosier de me racornir.
—Ivrogne! bois de l'eau.
—L'eau m'est contraire.
—Voyez-vous ça!... monsieur qui a des délicatesses d'estomac!
—Vous dites vrai, la mère; il n'y a que le whisky qui me désaltère.
—Tu es brûlé, brûlé de la tignasse aux talons.
—Hé! c'est pour ça que je bois tant—pour jeter de l'eau sur le feu.
—Tu n'es qu'une sale trogne, et tu me ruines.
—Ah! pour ça, non: le whisky coûte trop bon marché ici.
—Bon marché... hum! il ne faut pas trop le dire... les policemen ont le nez fin...
—Bah! je m'en moque, moi, de ces gens-là... et, pourvu que la grande chaudière ne crève pas...
—Ce n'est pas ça qui est à craindre, car elle est en fer-blanc double. Il y a autre chose qui me chiffonne.
—Quoi donc, la mère?
—C'est que nos pratiques nous laissent. Voilà plus de deux jours que personne n'est venu, et, pourtant, ça fait le deuxième baril que nous faisons.
—As pas peur, la mère... je les boirai, moi.
—Ça nous rapportera un beau profit, vraiment.
—C'est encore curieux, allez...
—Tu es fou.
—Fou, le Simon à la mère Friponne?... Ah! que non. Tenez, vous allez voir. Faisons un marché.
—Radote tout seul et laisse-moi brasser ma fricassée.
Et la bonne femme se leva, pour se livrer toute entière à cette importante opération.
Mais elle laissa bientôt tomber sa cuiller-à-pot, en entendant un bruit argentin auquel son oreille ne se trompait jamais.
Ce bruit était produit par la chute de plusieurs pièces de monnaie que Simon faisait trébucher sur la table.
La mère Friponne ne fit qu'un saut de la cheminée à son fils. Sans plus d'explications, elle saisit le pauvre garçon à la gorge et, lui montrant le poing resté libre:
—Brigand! rugit-elle, tu m'as volée.
—Lâchez-moi! vous m'étouffez! râla Simon.
—Non, je vas t'étrangler tout-à-fait.
—Aïe! ouf!
—Fainéant! bourreau! assassin! rends-moi mes pauvres épargnes.
—Aïe! aïe!! aïe!!!
—Mon argent! mon argent!! mon argent!!!
La lutte prenait des proportions épiques, et les doigts crochus de la mère Friponne étaient sur le point d'envoyer le malheureux Simon ad patres, lorsqu'un spasme suprême le dégagea.
Son premier soin fut de mettre la table entre sa terrible mère et lui; son second, de pousser coup sur coup trois ou quatre soupirs de cachalot.
Après quoi, il cria:
—C'est à moi, cet argent-là; c'est le beau monsieur de l'autre jour qui vient de me le donner.
—Tu mens! grogna Friponne.
—Je mens?... Ah! mais vous m'y faites penser: il est à un arpent d'ici, sur la butte qui m'attend, et moi qui l'avais oublié!
Simon se précipita vers la porte, mais l'incorruptible Friponne le happa au passage.
—De quel monsieur veux-tu parler? demanda-t-elle, d'une voix terrible.
—De l'Américain.
—Ah!
—C'est la vérité, vrai; et, tenez, il est là qui m'attend... il va me battre, c'est sûr.
—Pourquoi t'a-t-il donné cet argent?
—Je l'ai rencontré il y a environ une demi-heure, dans le petit bois en arrière, comme je ramassais une brassée de branches sèches. Il avait une fille presque morte dans ses bras, et il m'a dit comme ça:
—Y a-t-il du monde chez vous?
—J'sais pas, que j'ai répondu.
—Vas-y voir, qu'il a repris; je vais t'attendre ici.
—Et il m'a mis dans la main ces belles pièces blanches que je viens de vous montrer. Voyez, êtes-vous contente, à présent?... direz-vous encore que je vous vole?
Et Simon, radieux d'avoir établi son innocence, oublia de nouveau sa commission et se dressa majestueusement devant sa mère.
Mais celle-ci ne le laissa pas jubiler longtemps.
—Imbécile! cria-t-elle, triple fou! tu ne vois donc pas que cet homme t'attend pour entrer ici et, qu'il doit être furieux.
—Tiens, c'est pourtant vrai!
—Cours vite lui dire qu'il n'y a personne et qu'il peut venir sans crainte.
-Et la vieille poussa rudement son fils au dehors, pendant qu'elle grommelait entre ses dents:
—Une si bonne paye! un Américain bourré d'or et qui m'a promis cent belles piastres, le faire attendre!
Cinq minutes plus tard, Simon rentrait, suivi d'un homme bien mis, qui tenait dans ses bras une jeune fille exténuée...
Cet homme était Lapierre; la jeune fille, Louise Gaboury.
—Bonsoir, la mère, dit l'homme; vous pouvez vous vanter d'avoir pour fils un fier imbécile: il m'a laissé morfondre à la porte pendant près d'une heure, sans nécessité... Mais c'est égal; puisque me voilà, arrivé sans encombre, je lui pardonne. Avez-vous une chambre pour cette femme?
—J'en ai plusieurs, répondit la mère Friponne, mais il y en a de plus mignonnes les unes que les autres.
—Je veux la meilleure et, surtout, la plus éloignée d'ici.
—Alors, c'est la chambre du nord—un vrai nid d'hirondelle pour la tenue.
—Cette chambre ferme-t-elle à clé?
—Il y a un solide verrou en dehors: ça vaut mieux.
—Très bien. Et les fenêtres?
—Une seule, et encore, on peut l'assujettir en dehors avec des clous.
—Je vous loue cette chambre, mais à une condition: vous y garderez cette jeune fille prisonnière jusqu'à nouvel ordre—pendant trois ou quatre jours au plus; vous la traiterez convenablement et ne la laisserez manquer de rien; en outre, personne ne doit savoir qu'elle est ici, et il faut que vous veilliez attentivement à ce qu'elle ne s'échappe pas...
—Ah! pour ça, j'en réponds, interrompit la mère Friponne.
—Bien. A ces conditions-là, je vous donnerai cinquante piastres le jour où je viendrai rendre la liberté à cette jeune fille. En attendant, voici dix billets de cinq pour vous mettre à même de bien soigner ma protégée. Ça vous va-t-il?
—Si ça me va!... c'est-à-dire que la charmante poulette sera tellement bien chez la mère Friponne, qu'elle n'en voudra plus partir et que vous serez obligé de l'emmener de force.
Et la vieille, après cette boutade un peu prétentieuse, engouffra dans sa poche les précieux billets de l'Américain et se mit en devoir d'installer Louise dans sa fameuse chambre du nord.
La chose se fit en peu de temps, car les prières et les larmes de la pauvre fille ne retardèrent pas d'une minute son emprisonnement. La mère Friponne avait les fibres du coeur furieusement coriaces, et elle en avait vu d'autres que ça sans s'émouvoir.
Quand tout fut terminé et que les verrous furent scrupuleusement poussés en travers des ais de la porte, la fabricante de whisky en contrebande retourna à la cuisine, où l'attendait stoïquement Lapierre.
—Ça y est, dit-elle. La petite a bien fait quelques difficultés, mais la mère, Friponne a encore la poigne solide, et tout c'est passé comme sur des roulettes.
—C'est bien, répondit distraitement Lapierre.
Et il ajouta d'une voix sourde:
—Celle-là, du moins, ne viendra pas se jeter dans mes jambes, lors de la signature du contrat. Quant à l'autre...
Il n'acheva pas sa pensée, mais réfléchit quelques secondes et demanda:
—Votre cave est-elle sûre?
—Que voulez-vous dire? balbutia la bonne femme, songeant à sa petite industrie.
—Oh! rassurez-vous, reprit le questionneur, je n'ai aucunement l'intention d'aller vous dénoncer aux agents du fisc. Faites le négoce qu'il vous plaira de faire; je n'ai rien à y voir. Vous savez ce que je vous ai dit il y a deux jours: chacun gagne sa vie comme il peut, et il n'y a que les sots qui crèvent de faim. La contrebande n'est une faute que lorsqu'on se fait prendre. C'est ma morale à moi.
—Et la mienne aussi, ne put s'empêcher d'ajouter la vieille.
—C'est la bonne, reprit Lapierre. Distillez donc en paix et ne craignez rien en moi, si vous me servez bien. Mais répondez à ma question:
—Votre cave est-elle sûre?
—Dame! je crois bien! répondit Friponne, en se gourmant... des murs de deux pieds d'épaisseur, la porte condamnée, les soupiraux défendus par des barreaux de fer gros comme mon poignet!...
—Ah! ah!... De sorte qu'un homme qui serait enfermé là n'en sortirait qu'avec votre permission?
—Pour ça, oui.
—En ce cas, la mère, préparez-vous à gagner encore une petite centaine de piastres et à recevoir un nouveau pensionnaire. Je vous l'enverrai probablement lundi dans la nuit. Il est un peu turbulent, mais les deux gaillards qui l'emmèneront ici vous aideront à le calmer... D'ailleurs, vous ne le garderez pas longtemps.
La mère Friponne était éblouie.
—Ah! mon bon monsieur, s'écria-t-elle, quel fier homme vous faites et je vous remercie donc!... Deux cents piastres! mais c'est une petite fortune!
—Il s'agit de la gagner loyalement, répliqua Lapierre, se disposant à partir.
—N'ayez souci; vos pensionnaires sortiraient plutôt de l'enfer que de chez la mère Friponne.
—C'est ce que nous verrons. Je reviendrai demain. Au revoir.
Et, Lapierre partit, se dirigeant rapidement vers Québec, tout en grommelant:
—Ah! mon petit Després, il paraît que je t'ai manqué; mais j'ai bien peur que, tout de même, tu ne puisses apporter à Mlle Privat les preuves que tu lui as promises...
Quant à, la vieille et à son fils Simon, ils se mirent tranquillement à table, comme d'honnêtes travailleurs qui ont fait une bonne journée.
CHAPITRE XXIII
Dans la gueule du loup
Il était environ dix heures quand Lapierre quitta la maison de la mère friponne.
La nuit était noire, et c'est à peine si quelques rares étoiles scintillaient au firmament.
Le fiancé de Laure descendit vivement la route de Charlesbourg, s'engagea sur le pont Dorchester, prit la rue du même nom, grimpa à la Haute-Ville par le grand escalier, tourna à gauche dans la rue Saint-Georges, coudoya les remparts, passa sous les arcades de la massive porte Saint-Jean, longea l'esplanade et, finalement, s'arrêta devant une haute maison de la rue Saint-Louis.
Il était arrivé.
Lapierre sonna.
Au bout d'une minute, la porte s'ouvrit et une femme d'un certain âge, tenant une lampe à la main, se présenta dans l'entrebâillement.
Reconnaissant le visiteur qui venait si tard, elle s'empressa de s'effacer, tout en murmurant avec respect:
—Ah! c'est vous, monsieur Lapierre...
—Oui, c'est moi, répondit rapidement ce dernier; personne n'est venu, Madeleine?
—Non, monsieur... c'est-à-dire oui... deux espèces d'individus, mal étriqués et sentant la boisson que ça soulevait le coeur.
—Faites-moi grâce de vos réflexions, je vous l'ai déjà dit... A quelle heure ces hommes se sont-ils présentés?
—Environ vers cinq heures, cette après-midi.
—Bien. Et doivent-ils revenir?
—Ils ont dit qu'ils repasseraient dans le cours de la soirée.
—C'est bon. Vous les conduirez dans mon cabinet privé—vous savez... celui du fond. En attendant, donnez-moi vite à souper, car je meure de faim.
Pendant ce dialogue, les deux interlocuteurs avaient, monté un escalier et s'étaient rendus dans un élégant salon du second étage, où Lapierre se laissa tomber sur un large fauteuil, en attendant que la table fût dressée dans la salle à manger, située en arrière.
Là, douillettement assis sur le crin élastique et reposant ses membres courbaturés par une course de plusieurs heures, le sinistre personnage se prît à réfléchir.
La journée avait été fertile en émotions, et la succession rapide des événements qui s'y étaient déroulés n'avait pas permis à Lapierre de les peser mûrement. Il était donc bien aise de se trouver enfin seul avec ses pensées, afin d'y mettre un peu d'ordre et de tirer les conclusions qui devaient en découler.
Une demi-heure se passa ainsi à tourner et à retourner tous les incidents de ce jour mémorable, à les analyser, à les disséquer, à en rechercher les causes, à en prévoir les conséquences.
Lapierre ne bougeait pas plus qu'un terme, et la voix de Madeleine, annonçant à plusieurs reprises que le souper était servi, n'avait pas même le privilège d'arriver jusqu'à l'entendement du maître.
Enfin, celui-ci parut sortir de sa torpeur, redescendre des nuages. Il passa la main sur son front et murmura, en forme de conclusion:
—En somme, la journée n'a pas été aussi mauvaise que j'aurais pu m'y attendre... Louise ne parlera pas, et, Lenoir alias Després ne parlera plus. Cette idée de faire servir la masure de la mère Friponne à mes petits projets n'est pas trop mal trouvée, et je ne regrette pas mon voyage d'avant-hier, ni ma rencontre avec les deux compères qui vont venir tout à l'heure. On n'a jamais trop de connaissances... Allons, ne nous laissons pas aller au découragement et mangeons de bon appétit.
Après s'être ainsi réconforté le moral, Lapierre se dirigea vers la salle à manger, disposé à en faire autant pour le physique.
Les bandits de profession ont cela d'excellent, c'est qu'ils perdent rarement l'appétit et que les situations les plus terribles ne réagissent pas sur leur estomac.
Lapierre prit donc tranquillement son souper, tout connue s'il n'eût pas, quelques heures auparavant assommé un homme et séquestré une fille.
Le remords—cet hôte implacable qui vient s'asseoir dans les consciences bourrelées—ne se montra même pas à l'horizon, et l'âpre chercheur de dot se leva de table, n'ayant plus en tête que des idées riantes.
Il repassa dans son salon et s'étendit nonchalamment sur une causeuse; mais cinq minutes ne s'étaient pas écoulées qu'un violent coup de sonnette retentit.
—Ah! ah! voici mes collaborateurs, se dit Lapierre.
Et il gagna en toute hâte une petite pièce, située tout à fait au fond de la maison et qu'il appelait judicieusement son cabinet privé.
Là, en effet, ne pénétraient que quelques rares privilégiés et ne se traitaient que des affaires plus ou moins véreuses; il y allait, plus de gens dignes de coucher à la prison, que de figurer au bal du lieutenant-gouverneur.
C'est que Lapierre, avec ses instincts innés de crime et l'éducation pernicieuse qu'il avait puisée dans les camps américains, en qualité d'espion, éprouvait le besoin de se créer, à Québec, une double existence: l'une au grand jour, irréprochable, élégante, presque fastueuse, avec ses exigence multiples, tant au point de vue du logement et des relations, qu'à celui du domestique en livrée de rigueur; l'autre cachée, cauteleuse et enveloppée de ténébreuses précautions.
Voilà pourquoi ce maître en fait d'intrigues avait chez lui deux lieux de réception: l'un public, donnant sur la rue, l'autre privé, prenant jour du côté de la cour.
C'est dans ce dernier que Lapierre se rendit pour recevoir ses nocturnes visiteurs.
Ces messieurs, du reste, ne tardèrent pas à être introduits.
Nous devons à la vérité de dire qu'ils ne payaient pas de mine, bien qu'ils ne se ressemblassent guère. L'un, grand, gros, fortement charpenté, avait cette physionomie placide et brutale que donne l'habitude du crime; l'autre petit, fluet, pâle et presque imberbe, possédait une figure intelligente, mais où il y avait plus d'astuce et d'audace cynique que de toute autre chose.
Le premier répondait au prénom de Bill; le second s'appelait le plus innocemment du monde Passe-Partout. Tous deux étaient bizarrement vêtus de hardes disparates, peu faites pour leur taille.
Ces messieurs furent donc introduits par Madeleine. Ils firent trois pas dans le cabinet, puis s'inclinèrent avec un ensemble parfait. Dans cette position, ils attendirent poliment, le chapeau bas, que le maître du logis leur adressa la parole.
—Hum! se dit Lapierre, en toisant avec complaisance ses visiteurs, voilà deux sujets qui ne me paraissent pas difficiles à discipliner... Du diable si je n'en fais pas quelque chose!
Puis, tout haut:
—Vous êtes exact, dit-il; asseyez-vous, mes braves.
Les deux braves ne se firent pas prier et, d'un même mouvement, s'écrasèrent sur le bord de leur chaise respective. Tout cela sans articuler une parole.
—Bien, mes amis, reprit Lapierre. Maintenant, causons. Lorsque je vous ai rencontré, il y a quelques jours, dans la taverne de Jack Hunter, vous vous plaigniez, n'est-ce pas vrai, de la dureté des temps et de la stagnation des affaires dans votre ligne?...
—C'est le cas, affirma le petit homme.
—C'est le cas, appuya le gros.
—Vous disiez que, du temps de Tom Leblond, les choses allaient mieux et que peu de nuits s'écoulaient sans qu'il vous eut déterré quelque bon coup à faire, quelque petite mine à exploiter...?
—Hélas! rien de plus vrai, modula la voix flûtée du blanc-bec.
—Rien de plus vrai, grommela l'organe sonore de l'hercule.
—Et vous ajoutiez que ce qui vous faisait défaut, c'était un chef habile, une espèce de chien de chasse, ayant assez de flair pour découvrir le gibier et le faire lever...?
—Mais oui, c'est justement ça! firent en choeur les deux voyous.
—Eh bien! mes amis, j'ai votre affaire... Voulez-vous que je sois votre chef pendant quelques jours et que je vous fasse gagner, sans danger, dix fois plus d'argent que vous n'en amasseriez en risquant votre peau?
—Vous feriez ça, vous? demanda vivement Passe-Partout, ébloui de la perspective.
—Je fais tout ce que je dis, répliqua froidement Lapierre. J'ai besoin de deux hommes, hardis, sans préjugés, incorruptibles, et je m'adresse à vous de préférence à bien d'autres. Acceptez-vous?
—Faudra-t-il tuer? grogna Bill... Alors, c'est plus cher.
—Ni tuer, ni voler.
—Ni aller à confesse? ricana Passe-Partout.
—Rien de tout cela, répondit Lapierre. Il y aura peut-être un oiseau à mettre en cage et un autre à garder... voilà tout.
—Pas davantage?
—Pas davantage.
—Mais le jeu n'en vaut pas la chandelle, et vous allez gaspiller votre argent, maître, fit honnêtement remarquer Passe-Partout.
—Le petit a raison, gronda Bill, un peu désappointé... S'il y avait quelque magasin à piller ou un gênant à assommer, je ne dis pas!...
—Tranquillisez-vous, reprit Lapierre; je n'ai pas dit que l'oiseau se laisserait mettre en cage sans se débattre... C'est un malin.
—A la bonne heure! fit Bill, en détirant ses formidables biceps.
—Ce sera ton lot, mon brave.
—All right! j'en suis.
—Quant à toi, maître Passe-Partout, ta besogne sera multiple; je te fais mon collaborateur, mon lieutenant.
—Vous me comblez, fit le voyou avec humilité.
—Eh bien! ça y est-il?
—Voyons le prix.
—Je ne lésinerai pas: quatre piastre par jour.
—Mettons cinq: c'est un compte plus rond.
—Va pour cinq. Ainsi, c'est convenu?
—C'est convenu.
—Bien, mes amis. Maintenant, je vais vous donner mes instructions.
Ici, Lapierre développa minutieusement son plan de campagne, sans toutefois se compromettre par: des explications trop circonstanciées. Pendant près d'une heure, il dicta aux deux bandits, attentifs et respectueux, le rôle qu'ils devaient jouer dans le grand drame qui se préparait. Pas un détail ne fut omis, pas une précaution négligée. La trame qui devait envelopper la malheureuse Laure et ses amis fut si bien ourdie, que le rusé Passe-Partout, dans un élan de sincère admiration, s'écria:
—Maître, Tom Leblond n'était qu'un farceur à côté de vous!
Cet éloge enthousiaste flatta-t-il quelque fibre cachée du coeur de l'ancien espion?... c'est ce que nous ne pouvons dire; mais son oeil brilla d'une étrange flamme, et Lapierre leva la séance, vers deux heures du matin, par les ordres suivants:
—Ainsi donc, Bill, il est entendu que tu te rends immédiatement à ton poste d'observation, en arrière de chez la mère Friponne. Quant à toi, Passe-Partout, dégringole jusque sur le bord du cap et ne perd pas de vue la maison des Gaboury. Bonsoir, mes braves. A demain.
Un quart-d'heure après, le fiancé de Mlle Privat dormait du sommeil du juste.
La nuit s'écoula toute entière en songes rosés, et, lorsqu'il s'éveilla, l'heureux Lapierre put constater que le soleil était déjà haut.
—Est-ce que, au moment de toucher le but, je m'amollirais dans les délices de Capoue? se dit-il... est-ce que je deviendrais paresseux?
Redoutant une semblable déchéance, il sauta lestement du lit et s'habilla. Puis, cette opération terminée, il se rendit à la salle à manger, où les arômes du moka saturaient délicieusement l'atmosphère.
Mais, à ce moment, un formidable carillon agita la sonnette correspondant à la porte de la rue, et Madeleine courut ouvrir.
—Monsieur Lapierre? demanda une voix impérieuse.
—Il n'y est pas, répondit l'organe doucereux de Madeleine... c'est-à-dire... enfin, je vais aller voir.
Et la femme de charge remonta l'escalier. Mais le visiteur la suivit quatre à quatre et se trouva sur le palier, à l'entrée de la salle à manger, en même temps qu'elle.
C'était le Caboulot!
Apercevant Lapierre, il marcha droit à lui et articula froidement:
—Ma soeur! misérable, qu'as-tu fait de ma soeur?
—Votre soeur! balbutia Lapierre, interdit et cherchant à reconnaître le jeune homme qui l'apostrophait ainsi.
—Oui, ma soeur, ma soeur Louise Gaboury que tu as voulu ruiner de réputation autrefois, et que tu as volée hier!... Qu'en as-tu fait?... où est-elle? Parle vite, scélérat.
—Vous êtes fou, répondit l'ancien espion, se remettant et voyant à qui il avait, affaire... Je ne sais ce que vous voulez dire.
—Ah! tu ne sais pas ce que je veux dire, ravisseur, espion, assassin et faussaire que tu es!—eh bien! je vais t'ouvrir l'intelligence. Dis-moi de suite où tu as traîné ma soeur, la nuit dernière, ou, sur mon salut, tu es mort.
Et le jeune homme, tirant un revolver de sa poche, ajusta Lapierre.
Celui-ci devint fort pâle. Néanmoins, une seconde après, il se remit.
—Abaissez votre arme, jeune homme, dit-il; je vais vous satisfaire.
Le Caboulot abaissa son pistolet, sans toutefois cesser de menacer l'espion de son regard... Mais il vit aussitôt Lapierre éclater de rire et se sentit lui-même enlacer par deux bras nerveux, qui ïe réduisirent à l'impuissance.
Ces deux bras intempestifs n'appartenaient à rien moins qu'au collaborateur Passe-Partout.
Suivant les ordres de son nouveau maître, le mouchard improvisé s'était aposté derrière les remparts, en face de la maison où logeait, la famille Gaboury. Là, par la baie d'une embrasure, il avait vu sortir le Caboulot et s'était lancé aussitôt sur sa piste. Grand avait été son étonnement en voyant le jeune homme pénétrer chez le patron Lapierre; mais Passe-Partout, surmontant cette impression, s'était dit que peut-être il ne serait pas de trop dans l'explication qui ne pouvait manquer d'avoir lieu, et il était entré sur les talons du filé.
On a vu que, sa bonne étoile aidant, le jeune policier in partibus était arrivé juste à point pour sauver la précieuse existence de son patron.
En un clin d'oeil, l'imprudent Caboulot fut garrotté et mis hors d'état de nuire.
Lapierre passa alors dans son cabinet privé et ouvrit une petite porte, masquée par le bureau sur lequel il écrivait. Cette porte, en tournant sur ses gonds, laissa voir une chambre noire, étroite, une sorte de dépense, qui ne recevait le jour que par un petit châssis de deux vitres, soigneusement grillé.
C'est là que le malheureux enfant, ficelé comme une momie, fut jeté, en proie à la rage et au désespoir.
Passe-Partout fut installé à la porte, pendant que Lapierre, triomphant, lui disait:
—Mon cher collaborateur, ton entrée en campagne a été un coup de maître, et, pour te récompenser je te nomme gouverneur de cette prison.
CHAPITRE XXIV
Ou Bill et Passe-Partout se distinguent
Enjambons maintenant par-dessus les trois jours qui nous séparent du fameux bal de Madame Privat. Aussi bien, les choses ont marché pendant que nous étions occupés ailleurs et l'organisation ne laisse plus rien à désirer. Tout est prêt pour la fête; les musiciens sont à leur poste, et le chef d'orchestre n'attend plus que le signal de la maîtresse du logis pour faire mugir ses cuivres et vibrer ses cordes.
Dans le grand salon et les pièces adjacentes de la Folie-Privat, ce ne sont que toilettes éblouissantes, fastueuses pierreries, parfums enivrants, soyeux frous-frous. Tout Québec est là—du moins le Québec aristocratique, le Québec de la fashion, la quintessence de la société dorée. Brunes et blondes; sémillantes Canadiennes-françaises à la noire chevelure; plantureuses Anglaises aux tresses fauves; rentiers ventrus et journalistes diaphanes; politiciens bavards et financiers discrets, officiers de la garnison tout chamarrés de torsades d'or, et hommes de lettres en modestes habits noirs; maris, femmes et filles... tout y est rien ne manque!
C'est que le gigantesque festival donné par la veuve du colonel Privat n'était pas chose commune à cette époque. La bonne ville de Québec, tressaillant jusque dans ses assises de granit, s'en était entretenue pendant huit jours et avait fait des préparatifs considérables pour y être dignement représentée—si bien que la date du 26 juin, cette année-là, fut sur le point d'éclipser sa soeur aînée du 24, le jour national des Canadiens-français, la Saint-Jean-Baptiste!
Dès huit heures du soir, les équipages encombraient l'avenue de la Folie-Privat et le pérystile du cottage s'encombrait de falbalas et de volants. Vers dix heures, tous les invités étaient rendus et l'orchestre entamait les premières mesures du quadrille d'honneur.
Il va sans dire que le héros de la soirée, Joseph Lapierre, figurait dans cette danse d'ouverture, à côté de Mlle Privat qu'il devait épouser le lendemain matin. Les deux jeunes gens avaient pour vis-à-vis, un haut dignitaire du gouvernement, donnant la main à Mlle Privat, tandis que les autres figurants étaient des officiers de la garnison.
Pendant que ces messieurs et ces dames vont déployer, au son d'une musique tapageuse, les grâces de leurs personnes et la désinvolture de leurs mouvements, sortons un peu et dirigeons nos pas vers le parc.
N'oublions pas que mous sommes à la fin du mois de juin et qu'à cette époque de l'année l'atmosphère d'une salle de bal laisse à désirer sous le rapport de la fraîcheur.
En outre de cette considération, disons de suite qu'en cette nuit fameuse où la riche madame Privat donnait l'hospitalité à l'élite de Québec, la température était quasi-tropicale. Et puis, la nuit avait de si alléchantes invitations, les arômes champêtres étaient si pénétrants, les rameaux feuillus murmuraient si harmonieusement, la lune déversait avec tant de libéralité les larges gerbes de sa lumière veloutée dans les allées aux bords frangés d'ombre, la brise courait si douée à travers la ramée sonore... que vraiment la tentation devenait trop forte, et que le parc recevait plus de promeneurs que le cottage de chorégraphes.
Couples amoureux de la solitude à deux; adeptes de la dive et du buffet, éprouvant le besoin de se rafraîchir les tempes et les idées; personnages de tapisserie qui vont au bal pour regarder faire les autres; hommes d'affaires que la déesse Terpsichore ne séduit pas et qui préfèrent causer dépression commerciale ou change sterling, pendant que le commun dos mortels s'amuse; cavaliers et blondes à qui le tête-à-tête sous les arbres feuillus ne peut jamais déplaire; fumeurs affamés, inhumainement chassés du voisinage des dames; beaux en quêtes d'aventures; enfin, rêveurs pour qui le spectacle d'une mélancolique nuit d'été l'emporte sur la vue de pauvres danseurs suant à grosses gouttes:—tout cela se croisait, défilait, caquetait dans le jardin du cottage.
Le coup d'oeil était charmant.
Grâce à la discrète lumière de la lune, et surtout grâce aux reflets multicolores de plusieurs lanternes chinoises disposées avec goût de distance en distance, aux points de jonction des allées, robes blanches, manteaux rouges, chevelures dénouées—blondes ou brunes—rubans de toutes nuances, habits de toutes formes apparaissaient sous un aspect pittoresque au possible.
C'était un tableau mouvant, où les couleurs, les ombres, les sujets changeaient à toute seconde, comme dans une représentation de fantasmagorie!
Et, planant au-dessus de cette foule bigarrée, le murmure frais et perlé des voix de femmes, ou le grondement plus sonore des organes masculins!
Il y avait bien, en effet, de quoi faire oublier la salle de danse—contenant et contenu.
Mais, parmi cette foule insoucieuse qui traînait nonchalamment ses pas dans les larges allées du parc de la Folie-Privat, il y avait probablement quelques personnes ayant, un autre but que celui de se distraire.
Deux individus, entre autres, marchaient avec un peu trop de circonspection et se faufilaient avec infiniment trop de soins derrière les épais rameaux bordant les allées, pour ne pas éveiller de prudentes appréhensions.
Ces deux compères—un grand et un petit—après une foule de détours et de contremarches, s'arrêtaient enfin derrière un banc presque entièrement dissimulé sous le feuillage d'un sapin de rond-point.
On se rappelle que cet endroit avait été précisément choisi par Gustave Després pour sa première entrevue avec Mlle Privat.
Une fois là, nos deux individus se tapirent de leur mieux dans le taillis et ne bougèrent plus.
Il était alors près de onze heures, et, dans le grand salon du cottage, la danse faisait fureur. Seul à peu près, ce carrefour éloigné du parc manquait de promeneurs, tandis que les échos de tous les bosquets des alentours redisaient les frais éclats de rire ou le murmure plus doux des conversations enjouées.
Un quart-d'heure se passa, pendant lequel le silence ne fut troublé que par le cric-crac des coléoptères se jouant au milieu des hautes herbes du gazon.
Puis, tout à coup, une voix aigre et d'un timbre caractéristique surgit des profondeurs en arrière du banc.
—Sapristi! disait la voix, je commence à m'embêter. Le particulier est capable de ne pas venir.
—Il viendra, répondit un formidable organe de basse-taille: le patron l'a dit.
—Il devrait être ici depuis une bonne demi-heure... Tu vas voir que ce chameau-là va nous brûler la politesse, répliqua la voix de fausset.
—La consigne est d'attendre, se contenta de repartir stoïquement la contre-basse.
Mais ce parti philosophique ne plut, paraît-il, que médiocrement au premier interlocuteur, car il émergea bientôt d'un bouquet de feuillage et s'avança de quelques pas dans la direction du rond-point. Ce mouvement compromit gravement l'incognito du personnage... En effet, un indiscret rayon de lune tombant d'aplomb des régions célestes, éclaira soudain la figure de maître Passe-Partout.
Effrayé de ce sans-gêne compromettant, le collaborateur de Lapierre se replongea bien vite dans l'obscurité du feuillage, où il rejoignit son compagnon, qui n'était autre que Bill.
Que faisaient là les deux bandits et dans quel but sinistre se dérobaient-ils ainsi aux rayons même de la lune?
On le devine aisément. Ils avaient pour instructions d'empocher une nouvelle entrevue entre, le Roi des Étudiants et la fiancée de Lapierre. Ce dernier jouait là sa dernière carte, il le savait bien; mais que le coup réussit, et aucun obstacle sérieux ne subsistait plus entre Laure et lui, entre la fortune et l'âpre convoitise.
Depuis deux jours, l'habile prétendant avait tout mis en oeuvre pour détruire, dans l'esprit de Mlle Privat, l'effet produit par les révélations de Després; et nous devons avouer que l'ex-fournisseur n'avait pas trop mal réussi, puisque la pauvre jeune fille, à bout d'arguments, n'avait pu trouver d'autre échappatoire que celui-ci: «Je ne demande qu'à être convaincue. Si M. Després ne m'apporte pas les preuves qu'il m'a promises, eh bien! je croirai comme vous qu'il n'a voulu que se venger, et notre mariage aura lieu. Dans le cas contraire, n'espérez pas que je faiblirai devant d'audacieuses menaces.»
L'enlèvement de Louise, la séquestration du Caboulot, et la maladie de Després—toutes choses ignorées complètement de Mlle Privat et de ses amis—servaient à merveilles les projets criminels de Lapierre, et pourvu que la nuit du bal se passât sans encombre, la situation était enlevée.
Mais il y avait cent à parier que le tenace Roi des Étudiants n'abandonnerait pas de la sorte une partie presque gagnée. Sa blessure n'avait pas eu de suite fatales, et il était en état de venir au rendez-vous donné à Laure, puisque, le matin même, Passe-Partout l'avait vu se promener dans la chambre de la maison Gaboury.
Seulement, allait-il se présenter ouvertement, par l'avenue du cottage, ou se faufiler dans le parc, comme lors de sa première visite?... c'est ce qu'il était, un peu difficile de prévoir, même pour un habile espion habitué à toutes les roueries.
Voilà pourquoi; ne voulant rien laisser au capricieux hasard, Lapierre avait jugé prudent de prévoir les deux éventualités, en plaçant deux sentinelles à l'entrée de l'avenue et deux autres près du rond-point.
De la sorte, il aurait fallu que ce pauvre Després eût une fière chance pour arriver jusqu'à Laure.
Aussi donna-t-il tête baissée dans le traquenard, malgré le soin qu'il prit de pénétrer dans le parc par la grande allée du rond-point, éclairée ce soir-là comme en plein jour.
Au moment où il longeait le banc derrière lequel se tenaient accroupis nos deux bandits de toute à l'heure, il fut terrassé et bâillonné, puis solidement garrotté, sans même avoir eu le temps de pousser un cri.
Bill et Passe-Partout n'en étaient pas à leur coup d'essai dans ce genre d'opération, et il faut leur rendre cette justice qu'ils faisaient toujours leur besogne en conscience.
Cette nuit-là, ils se surpassèrent même... si bien que l'illustre Passe-Partout grommela joyeusement:
—Sapristi! si le patron n'est pas satisfait, il faut qu'il soit crânement difficile... car nous travaillons, parole d'honneur, comme de vrais artisses...
—Et maintenant, ajouta-t-il, rejoignons vite la voiture, et filons proprement vers la geôle de la mère Friponne.
En un clin d'oeil, les deux chenapans eurent disparu dans les profondeurs du parc, traînant avec eux leur victime, réduite à la plus complète impuissance.
CHAPITRE XXV
Trop tard
Environ une demi-heure après l'audacieux enlèvement auquel nous venons d'assister, et pendant qu'une lourde voiture soigneusement fermée entraînait rapidement Després vers la distillerie de la mère Friponne, l'orchestre installé dans le grand salon du cottage entamait les premières mesures d'une valse.
Les danseurs étaient à leur poste et le gracieux balancement du départ faisait déjà ondoyer tous les couples impatients, lorsque deux nouveaux figurants se jetèrent dans la chaîne mouvante, au moment où la danse s'ébranlait.
Le tourbillon s'arrêta une seconde et chacun s'empressa de faire place au couple retardataire.
Quand nous aurons dit que les arrivants n'étaient autres que Paul Champfort, le neveu, et Laure Privat, la fille de l'amphitryon, personne ne s'étonnera de la complaisance empressée des valseurs.
Cependant, la valse n'avait pas été interrompue, et, glissant en cadence sur le parquet, chaque couple tournoyait, défilait, disparaissait, pour revenir et disparaître encore. Les falbalas des danseuses, subissant les lois de la force centrifuge, s'épanouissaient en rond, s'élevant à chaque mouvement giratoire, pour retomber quand ce mouvement diminuait ou cessait. Mais les cavaliers infatigables, enlevés par une formidable musique, enivrés par les parfums s'exhalant des toilettes féminines violemment secouées, ne laissaient guère de repos à ces pauvres falbalas... et le gigantesque serpent de valseurs continuait toujours à dérouler ses anneaux de couples enlacés.
Paul Champfort subissait, plus que tout autre, l'enivrement général.
Le contact de la femme aimée, de cette malheureuse Laure qu'il allait perdre à jamais dans quelques heures; l'entraînement irrésistible de la cadence: les notes éclatantes des cuivres, où se mariaient les sons moelleux des clarinettes et les trilles aigus des violons; ces effluves magnétiques qui s'échappent des prunelles animées des femmes; et par-dessus tout, l'haleine tiède et haletante de sa danseuse, lui arrivant au visage par bouffées aromatiques... tout cela lui monta au cerveau comme une fumée d'or et lui donna le vertige.
Il arriva même un moment où, perdant tout contrôle sur lui-même et dominé par un irrésistible besoin d'épanchement, il se baissa vers l'oreille de Laure et lui souffla ardemment: «Oh! je t'aime! je t'aime!»
La jeune fille leva vers son cousin un regard brûlant, sentit courir dans ses veines un frisson de fièvre, puis, faiblissante et pâle, murmura:
—C'est assez. Je me sens tout étourdie... Retirons-nous.
Champfort obéit.
Il abandonna la valse et conduisit sa cousine, la soutenant de son bras droit, dans une pièce contiguë, où il la déposa sur un canapé.
Puis, s'emparant d'une carafe d'eau frappée, il en humecta son mouchoir, et bassina les tempes de Laure.
La jeune créole parut se remettre.
—Vous sentez-vous mieux, Laure? demanda doucement Champfort.
—Oui, mon cousin, merci... ce n'était d'ailleurs qu'un simple étourdissement. La valse me produit toujours cet effet-là.
—Vous êtes toute pâle!
—Ce n'est rien. Ne parlons pas de cela; les couleurs me reviendront avec le repos.
—Voulez-vous que j'appelle ma tante?
—N'en faites rien, et asseyez-vous plutôt là, près de moi.
Et voyant le jeune homme se troubler un peu;
—N'êtes-vous pas mon médecin? ajouta-t-elle en souriant faiblement. Vous tiendrez compagnie à votre malade.
Champfort prit place sur le canapé; mais une secrète pensée se traduisit, malgré lui, dans son regard et il jeta un coup d'oeil sur la porte donnant sur le salon.
Laure vit ou plutôt devina ce regard.
—Je vous comprends, dit-elle; vous craignez que mon fiancé ne prenne ombrage de notre tête-à-tête?
—Oh! fit Champfort.
—Rassurez-vous. Monsieur Lapierre était sorti, vous le savez, lorsque nous avons valsé ensemble...
—Je crois, en effet...
—Eh bien! il n'est pas rentré, que je sache?
—Non, mais il rentrera... et, à dire vrai...
—Voyons.
—Je n'aime pas à lui procurer l'occasion de m'humilier par ses airs vainqueurs.
—Ce n'est pas à redouter... On ne peut chanter victoire quand il n'y a pas eu combat.
Champfort baissa la tête et soupira intérieurement: «Elle n'a pas entendu mon aveu! se dit-il... C'est peut-être tant mieux... N'y pensons plus.»
«Vous ne répondez pas? reprit la jeune créole, d'une voix un peu émue.
—Mais, qu'ai-je à répondre... sinon que vous êtes la logique même?
—Vous admettez donc?
—Sans aucun doute.
—En ce cas, causons, puisque rien ne nous en empêche.
Champfort regarda sa cousine avec quelque surprise, puis répondit froidement:
—Causons. Aussi bien, est-ce probablement la dernière fois que nous en avons l'occasion.
—Qui sait! murmura Laure.
Il y eut alors un silence de quelques secondes,—silence pénible et plein d'anxiété. Les deux jeunes gens semblaient également mal à l'aise: Champfort pâle et soucieux, la jeune fille émue et agitée de pensées tumultueuses.
A la fin, Laure parut recouvrer toute sa présence d'esprit et elle commença sur un ton indifférent:
—Eh bien! Paul, comment va la fête?
—Ma foi, elle me semble très brillante, répondit le jeune homme, ne sachant où voulait en venir sa cousine.
—Tout Québec, y est, n'est-ce pas?
—Mais oui, tout Québec de la haute, du moins.
—Il ne manque guère, à ce qu'Edmond m'a dit que cinq ou six invités?
—C'est plus que je ne puis dire, n'ayant pas vu la liste.
—Vous devez, au moins, savoir si tous vos amis se sont rendus?
—Tous... moins un, répondit Champfort, dont le front s'assombrit.
—Ah! quel est ce monsieur qui fait ainsi défaut?
—C'est un de mes compagnons d'Université, un ami d'Edmond.
—Gomment s'appelle-t-il? demanda Laure avec plus d'agitation qu'elle n'en voulait laisser paraître.
—Il s'appelle Gustave Després, répondit Champfort, en baissant la voix et regardant de nouveau du côté du salon.
—Qu'avez-vous donc à vous retourner ainsi? Est-ce que par hasard, le nom de ce monsieur Després ne pourrait se prononcer à haute voix et devant tout le monde?
—Oui et non.
—Encore une énigme?
—Le mot en est facile. C'est que le nom de Gustave pourrait éveiller de vilains souvenirs dans l'esprit de certaine personne.
—Parlez-vous au singulier ou au pluriel, en disant certaine personne?
—Je parle au singulier, ma cousine.
—Ah...
Laure hésita une seconde, puis reprenant:
—Je parie que cette personne, je la connais...
—Vous connaissez son nom, sa figure, son physique enfin, oui.
—Mais pas son moral, n'est-ce pas?
—Vous devinez si juste, que c'est plaisir de vous poser des énigmes, ma chère Laure.
—Attendez, au moins, que je vous aie nommé la personne qui, dans votre esprit, n'aime pas à entendre prononcer le mot Gustave.
—C'est juste. Dites.
—Eh bien! celui que vous soupçonnez de frayeurs si puériles n'est autre que M. Lapierre.
—Précisément, chère cousine. M. Joseph Lapierre est l'homme chez qui le nom de Gustave éveillerait de terribles souvenirs et qui préférerait voir le diable en personne arriver ici ce soir ou demain matin, que d'apercevoir tout-à-coup Gustave Després, au seuil du grand salon.
—Vous en êtes sûr?
—Aussi sûr que je le suis d'avoir près de moi une malheureuse jeune fille glissant sur la pente de la perdition.
Laure eut un véritable frisson. Elle crispa sa main sur le bras de son cousin et lui dit d'une voix altérée:
—Paul, Paul, ce que vous affirmez là est grave, et vous me devez une explication.
Champfort se taisait..
—Il le faut, vous dis-je, insista la jeune créole, en le regardant fixement. Pourquoi suis-je en voie de me perdre et comment le nom de M. Gustave Després se trouve-t-il mêlé aux affaires de mon fiancé?
—A quoi bon! murmura le jeune homme, sur la point de céder.
—A quoi bon?... Vous me le demandez?... Mais, apparemment, à me sauver de l'abîme où je glisse, d'après vous.
—Eh bien! vous l'aurez, cette explication, répondit Champfort résolument. Elle sera courte, mais claire. Vous voulez savoir pourquoi Gustave Després, s'il apparaissait tout-à-coup à la Folie-Privat, produirait sur votre fiancé l'effet de la tête de Méduse?... Je vais vous le dire. C'est que Després possède la preuve que Lapierre est un misérable, absolument indigne d'aspirer à votre main. Bien, plus, ma pauvre Laure, ce même Després pourrait établir qu'un ruisseau de sang sépare les deux personnes qui vont unir demain leur destinée, et que votre mariage serait l'alliance monstrueuse du loup et de la brebis.
Laure frissonna de nouveau sous la voix ardemment convaincue de son cousin.
—Mais il va venir, il doit venir, M. Després! s'écria-t-elle inconsidérément.
—Il ne viendra pas, Laure, ou ce sera miracle.
—Qui vous fait dire cela?
—Voilà quatre jours que Gustave a quitté son logis, et, depuis, il n'a pas reparu.
—Ciel! dites-vous vrai?
—J'ai fouillé tout Québec pour le retrouver ou avoir seulement un renseignement sur son compte, mais sans le moindre résultat.
—Oh! mon Dieu!... et ces preuves qu'il m'a promises, ces preuves établissant...
—Quoi! interrompit Champfort, stupéfait, vous auriez vu Gustave Després?
—Eh bien! oui, s'écria la jeune créole, s'apercevant trop tard de son indiscrétion involontaire, oui, je l'ai vu et nous avons longuement conversé ensemble. Je connais toutes les graves accusations qui pèsent sur mon fiancé; je sais qu'il a été espion dans l'armée américaine; je sais qu'il ne me recherche que pour ma dot; je sais enfin qu'il a probablement des fautes plus graves à se reprocher. Et cependant...
—Achevez, de grâce.
—Et cependant, si tout cela n'est pas prouvé, si M. Després n'arrive pas avant demain, ou plutôt ce matin, à six heures, rien au monde ne pourra empêcher ce Lapierre de devenir mon mari, une heure plus tard.
—Comment cela, mon Dieu?
—D'abord, parce qu'il a ma parole; en second lieu, parce que—faute de preuves du contraire—je dois obéir à la voix d'un mourant.
—Mais c'est impossible, cela! Vous ne pouvez ainsi sacrifier votre existence entière à un doute, à un sentiment de piété enthousiaste. Vous vous devez à vous-même, vous devez à vos parents, à vos amis d'attendre au moins qu'une aussi malheureuse situation soit clairement définie, que des preuves vous arrivent...
—Impossible! impossible! répondit Laure, avec une conviction douloureuse. Ah! c'est une terrible position que la mienne, et la fatalité est là qui me pousse à l'autel, me répétant sans cesse: «Femme, fais ton devoir!...» Je le ferai, cet inexorable devoir; j'ensevelirai sous mon blanc voile de mariée ma jeunesse mes illusions, mon coeur, tout!...
Et la malheureuse jeune fille étouffa un long sanglot.
Champfort perdit la tête. Il saisit brusquement les deux mains de sa cousine, et d'une voix où tremblait la passion si longtemps comprimée:
—Non, non, s'écria-t-il, tu ne feras pas cela, ma bonne Laure; non, tu ne seras pas l'enjeu de la partie jouée par un misérable; non, tu n'iras pas broyer ton coeur sous le corsage de ta robe nuptiale!... car je ne veux pas, moi; car, aux ignobles calculs de Lapierre, j'opposerai mon amour sans tache pour toi, mon amour que six années d'amertumes contenues rendent sacré!
Et le jeune étudiant, beau de douleur et de noble passion, se laissa glisser aux genoux de sa cousine.
Laure eut dans les yeux un éclair de joie surhumaine; sa belle figure se colora d'une bouffée du sang venu du coeur... Mais elle tressaillit aussitôt après, et prenant dans ses mains la tête de Champfort agenouillé, elle y colla son visage baigné de larmes.
—Trop tard! murmura-t-elle avec mélancolie, trop tard, mon pauvre Paul!... Nous ne nous sommes pas compris... Moi aussi, je t'aimais, et—ajouta-t-elle plus bas—je t'aime encore!
—Tu m'aimes! s'écria Champfort d'une voix concentrée, tu m'aimes?... Oh! redis-le-moi, ce mot qui me rend fou.
—Oui, je t'aime! articula nettement Laure, Mais, encore une fois, ni mon amour pour toi, ni aucune autre considération au monde n'empêcheront mon sacrifice de s'accomplir, si le courageux jeune homme qui s'est annoncé comme mon sauveur n'arrive pas à temps.
—Oh! Gustave, où es-tu? murmura Champfort amèrement.
En ce moment, l'horloge du grand salon sonna une heure du matin.
—Déjà une heure! murmura la jeune fille, en se levant. Mon cousin, il faut nous séparer. Notre absence n'a été que trop longue et pourrait être remarquée.
—Tu as raison, Laure, répondit l'étudiant: je vais te quitter, mais pour retrouver notre sauveur. Depuis que je sais être aimé de toi, je me sens capable de remuer des montagnes. Gustave Després sera présent à la signature du contrat, ou sinon...
Il ajouta en lui-même: Gare à Lapierre!
Laure tendit la main à son cousin, lui murmura un mot d'espoir et rentra dans le salon.
Quant à l'heureux Champfort, il prit une autre porte et disparut dans les multiples pièces du cottage.
A la même minute, par une étrange coïncidence, Lapierre opérait sa rentrée par la grande porte de l'avenue.
CHAPITRE XXVI
La Tête de Méduse
D'où venait l'espion, et quel avait été le motif de sa brusque sortie, une heure auparavant?
C'est ce que nous allons dire en peu de mots.
Pendant toute la soirée, Lapierre avait été inquiet, agité; ses yeux s'étaient souvent dirigés, avec une impatience à peine contenue, vers l'horloge du grand salon; sa conversation, bien qu'enjouée et pleine de verve, s'était ressentie de l'état de son esprit, et sa bonne humeur n'avait été qu'une bonne humeur de commande; sa gaieté, qu'une gaieté factice, nerveuse, intermittente. Chaque fois que la porte d'entrée du grand salon s'était ouverte pour livrer passage à un invité en retard, à une figure nouvelle, il avait tressailli et pâli sous son masque de cire, comme s'il se fût attendu à quelque soudaine apparition, à voir une nouvelle statue du Commandeur.
Mais, ainsi que don Juan, il avait trop de scepticisme dans l'âme et trop de foi dans son étoile pour s'arrêter longtemps à des craintes puériles, et ne pas se remettre aussitôt de ces petites alertes.
Néanmoins, il faut croire que Lapierre avait de sérieuses raisons pour observer ainsi la porte d'entrée, et dévisager tous les nouveaux arrivants, car pas une figure étrangère n'échappa à sa rapide inspection, pas un nom ne fut chuchoté sans être entendu de lui; et, chose singulière, plus la soirée avançait, plus s'approchait, par conséquent, le moment si impatiemment attendu de son mariage, plus aussi l'inquiétude étreignait Lapierre à la gorge, plus l'effarement se lisait dans ses yeux.
C'est que le coquin avait beau se répéter à lui-même que toutes ses précautions étaient bien prises, ses ennemis en lieu sûr, sa fiancée aux trois-quarts convaincue—une vague crainte, une mystérieuse terreur n'en faisait pas moins frémir les fibres les plus secrets de son être...
—Tout cela ne servira qu'à me perdre davantage, se disait-il, si ce Després de malheur n'est pas empoigné avant d'arriver ici.
En effet, l'enlèvement du Roi des Étudiants! voilà ce qui préoccupait, par-dessus toutes choses, maître Lapierre; voilà ce qui le rendait nerveux et impressionnable; voilà ce qui lui mettait au coeur cette mystérieuse impression de terreur dont nous venons de parler.
Vers minuit, l'honnête fiancé n'y tint plus et, prétextant, vis-à-vis de Laure un grand mal de tête, il demanda la permission d'aller prendre le frais dans le parc.—permission qui, on le conçoit sans peine, lui fut octroyée de grand coeur.
Lapierre sortit donc.
Au lieu de suivre les allées illuminées a giorno, il prit un sentier perdu et s'enfonça rapidement au plus épais du bois; puis, faisant un crochet, il inclina vers la gauche et se rapprocha ainsi du rond-point.
Une fois arrivé à vingt pas de l'endroit où, dans l'avant-dernier chapitre, nous avons vu Bill et Passe-Partout en embuscade, Lapierre s'arrêta et prêta anxieusement l'oreille.
Aucun bruit ne lui parvint, que la rumeur sourde et lointaine des promeneurs conversant à demi-voix et les accords éclatants de l'orchestre répétés par les échos du parc.
Lapierre fit une dizaine de pas en avant et s'arrêta de nouveau pour écouter.
Même silence et mêmes bruits.
Alors, il appela doucement:
—Passe-Partout! Bill!
Les deux mécréants ne répondirent pas—et pour cause. Ils trottaient en ce moment sur la route de Charlesbourg,—avec leur prisonnier Gustave Després.
Lapierre eut un rayon d'espérance.
—Serait-ce déjà fait? se dit-il. Allons voir au signe convenu.
Et, se glissant sous les rameaux entrelacés, le rôdeur nocturne s'approcha du banc que l'on connaît. Une fois là, il tâta avec sa main et poussa une exclamation étouffée, en sentant, sous ses doigts une petite branche attachée grossièrement à une extrémité du dossier.
—C'est fait! s'écria-t-il! Mon ami Després est allé rendre ses hommages à la mère Friponne. Brave Bill! brave Passe-Partout! comme ils me font une bonne besogne et quelle heureuse idée j'ai eue de me les associer!
Après avoir ainsi exprimé sa satisfaction. Lapierre se disposa au retour. Il refit le chemin qu'il venait de parcourir, se faufilant avec les mêmes précautions au milieu du parc, fuyant les endroits éclairés et adoptant de préférence les sentes plongées dans l'obscurité.
Une heure après son départ, il rentrait au cottage, dans le même moment—comme nous l'avons vu—où Paul Champfort en sortait par les appartements de derrière.
Le fiancée de Mlle Privat n'étant plus reconnaissable. Sa figure rayonnait, et un sourire de triomphe mal comprimé courbait sa fine moustache.
Laure s'aperçut de ce changement à vue et ne put s'empêcher de frémir. Elle préférait voir son prétendant soucieux et préoccupé, que de lire sur son front l'annonce d'un succès prochain. En effet, tout ce qui était joie chez cet homme ne présageait-il pas douleur et désillusion pour elle.
Quoi qu'il en soit, elle ne perdit pas contenance et reçut les compliments du jeune homme avec le calme dont elle ne s'était pas départie depuis que son sacrifice était fait. Et, d'ailleurs, les mutuels aveux qui venaient de s'échanger entre elle et son cousin n'avaient pas peu contribué à rendre la paix à son coeur. Elle se disait maintenant que tout serait, tenté pour la soustraire au gouffre qui l'attirait invinciblement, et qu'elle n'avait plus qu'à s'en rapporter courageusement à la Providence. A quoi lui servirait de se raidir contre une destinée inévitable, si Després n'arrivait pas? Que lui vaudraient des récriminations et des dédains, si Lapierre, en dépit de tout, allait être son mari?
Voilà ce que se disait la jeune fille et voilà pourquoi elle accueillit son fiancé avec moins de froideur que d'habitude, presque amicalement.
—Mademoiselle, roucoulait Lapierre, j'ai appris en entrant que vous vous êtes trouvée fatiguée pendant une valse: me serait-il permis de vous demander si cette faiblesse est passée?
—Oh! monsieur, ce n'était qu'un simple étourdissement, répondit Laure, une défaillance passagère qui n'a pas eu de suites.
—Vous me voyez très heureux d'apprendre qu'il en a été ainsi, car vous aurez besoin de toutes vos forces pour la grande journée dont l'aurore va poindre bientôt.
—Vous avez raison, monsieur, il me faudra être forte! murmura Laure, avec un singulier sourire. Aussi, ajouta-t-elle, ai-je l'intention de me ménager et de ne plus accepter d'invitation à danser.
—Je ne saurais blâmer une aussi sage détermination, mademoiselle—d'autant moins qu'elle me prouve votre désir de paraître à l'autel dans tout l'éclat de votre beauté, répondit galamment Lapierre.
—Oh! monsieur, croyez que cette considération-là est pour fort peu de chose dans ma décision, et que cette beauté dont il vous plaît de parler, je ne m'en occupe guère.
—Vous avez tort, mademoiselle; car, au milieu de cet essaim de charmantes jeunes filles qui émaillent, cette nuit, vos salons, vous êtes et restez encore la plus charmante.
—En vérité, M. Lapierre, vous tournez à ravir le madrigal, et je me demande ce qui a pu vous arriver de si heureux pour que vous vous soyez transformé de la sorte.
Le jeune homme se mordit les lèvres.
—Vous trouvez? fit-il narquoisement.
—Mon Dieu, oui... répondit Laure négligemment. Il y a une heure à peine, vous sembliez soucieux, préoccupé...
—La promenade m'a fait du bien, répliqua Lapierre, et, d'ailleurs, me ferez-vous un crime de perdre un peu la tête à l'approche du bonheur que je rêve depuis si longtemps?
Laure ne répondit pas sur-le-champ. Elle plongea son regard froid et calme dans l'oeil louche de son interlocuteur.
—Il y a peut-être autre chose, dit-elle...
—Autre chose?... quoi donc?
—L'absence de certaine personne...
—Je vous comprends, mademoiselle, répliqua gravement Lapierre; vous voulez parler de monsieur Després, n'est-ce pas?
—Précisément, monsieur.
—Je suis très aise que vous ayez amené la conversation sur ce terrain, car vous me fournissez l'occasion de vous dire franchement ma pensée là-dessus. Vous vous rappelez, n'est-ce pas, que vendredi dernier, sans savoir même que vous vous étiez rencontrée avec ce Després, je vous disais que mes ennemis s'agitaient dans l'ombre, tramaient contre moi, obéissant à un mot d'ordre, parti je ne savais d'où; vous vous souvenez que je vous ai mentionné spécialement le nom du matamore qui devait, paraît-il, venir jusqu'ici soutenir ses accusations ridicules en face de toute la noce; vous avez souvenir de tout cela, n'est-il pas vrai?
—C'est vrai... je me souviens parfaitement.
—Eh bien! mademoiselle, comme ce jour là, je vous déclare de nouveau que j'aurais été heureux de voir monsieur Després exécuter sa menace et remplir son engagement; j'aurais été charmé de pouvoir, d'un seul coup, fermer la bouche à ce vaillant chevalier redresseur de torts, digne émule de feu don Quichotte... Et tenez, mademoiselle, il n'y a pas encore à désespérer, puisqu'il n'est que deux heures et que le contrat ne se signe qu'à six... Attendons, et peut-être que la justice de Dieu voudra bien envoyer cet impudent papillon se brûler les ailes à la lumière de la vérité.
—Vous avez raison: attendons la justice de Dieu! répondit Laure avec gravité.
En ce moment, madame Privat pénétrait dans le salon et se dirigeait vers le groupe formé par son futur gendre et sa fille.
—Ma chère Laure, dit-elle en arrivant, je viens t'enlever ton fiancé pour quelques instants. Le notaire est occupé à dresser le contrat, et il a besoin de monsieur Lapierre pour certains renseignements. Tu permets, n'est-ce pas?
—Faites, répondit Laure, avec insouciance.
Lapierre s'inclina et suivit la veuve du colonel.
Quant à la jeune créole, elle se dirigea vers l'embrasure d'une fenêtre et ramena sur elle les rideaux, pour échapper à l'obsession de la foule, qui n'aurait pas manqué de venir lui rendre ses hommages.
Là, elle colla son front contre une vitre et regarda anxieusement l'avenue brillamment illuminée; puis sa pensée prit son essor et suivit son cousin, Paul Champfort, à la recherche du mystérieux sauveur qu'elle n'avait fait qu'entrevoir. A toute minute, par une illusion d'espoir, elle se figurait voir arriver les deux jeunes gens—l'un rayonnant comme le bonheur, l'autre terrible comme la vengeance!
Mais toute la nuit se passa; mais l'aurore descendit du ciel; mais quatre heures sonnèrent, puis cinq, puis six, sans réaliser le secret espoir de la malheureuse fiancée, sans que Gustave eût paru?
Seulement, comme le dernier coup de la sonnerie vibrait encore au-dessus des assistants silencieux, Champfort entra dans le grand salon.
Il était extrêmement pâle et paraissait exténué de fatigue.
Laure, assise près de sa mère et à quelque distance de la table où se tenait un grave notaire, jeta à son cousin un coup d'oeil interrogateur; mais celui-ci ne put que courber la tête dans un geste de suprême désespoir.
—Allons! le sort en est jeté, se dit la jeune fille, consommons courageusement notre sacrifice...,. Dieu n'a pas voulu que j'eusse ma part de bonheur sur la terre!
Et, calme, stoïque, impassible, elle écouta la lecture du contrat de mariage, faite en ce moment par le notaire.
Le plus profond silence régnait parmi les nombreux assistants, rassemblés dans le salon. Seuls, Paul Champfort et Edmond Privat, retirés à l'écart, causaient d'une façon extrêmement animée.
Les deux jeunes gens paraissaient sous le coup d'une violente émotion et semblaient discuter une question d'un haut intérêt, car sur leurs pâles figures se lisait le bouleversement le plus terrible. Champfort, surtout, avait l'air furieusement excité et dominé par une de ces froides colères que l'on ne maîtrise pas.
Le jeune Privat, plus raisonnable, faisait tous ses efforts pour calmer son cousin.
Cependant, le notaire acheva la lecture du contrat de mariage au milieu du silence général. Il promena alors, à travers ses lunettes, un regard interrogateur sur les intéressés; puis, constatant que personne n'avait d'objection à faire, il se leva et présenta au futur époux, Joseph Lapierre, son siège et sa plume.
—Signez, monsieur, dit-il.
Lapierre signa d'une main fiévreuse. Puis, se levant, il attendit, tout en présentant la plume au notaire.
—A la future épouse, maintenant! reprit l'homme de loi. Passez la plume à votre fiancée, monsieur.
Lapierre se tourna vers Laure et attendit, tenant toujours la plume.
Mais, comme la jeune fille hésitait, tournant désespérément son regard vers la porte d'entrée, madame Privat intervint.
—Eh bien! Laure, que fais-tu donc? dît-elle avec une certaine impatience; ne vois-tu pas que tu fais attendre ces messieurs?
—J'y vais, ma mère! répondit tranquillement la jeune créole.
Et, plus blanche que le papier sur lequel elle allait inscrire son nom, plus froide que la table de marbre qui servait de bureau, elle s'avança silencieuse et résignée.
Lapierre, fort pâle lui-même, s'empressa de lui présenter la fatale plume.
La victime se mit en devoir de signer sa condamnation...
Mais, à cet instant, suprême, il se passa quelque chose d'étrange. On vit Champfort s'échapper brusquement des mains d'Edmond Privat et marcher, un revolver à la main, sur Lapierre, tandis que la porte d'entrée du salon s'ouvrait avec fracas pour livrer passage à un homme pâle et le visage ruisselant de sueur...
A cette terrible apparition, Lapierre poussa un cri étouffée et tomba sur un siège. Quant à Laure, elle laissa échapper la plume, joignit les mains et leva les yeux au ciel, dans une muette action de grâce.
L'homme qui arrivait ainsi à la dernière heure, à la dernière minute, c'était le sauveur, c'était Gustave Després.
CHAPITRE XXVII
Deux vieilles connaissances
Avant de mettre face à face les deux implacables rivaux de Saint-Monat, retournons un peu sur nos pas et expliquons comment il se faisait que le Roi des Étudiants, enlevé si prestement la veille, arrivait cependant juste à point pour sauver Laure des bras de Lapierre.
On se rappelle que vers le soir du 22 juin—c'est-à-dire quatre fours auparavant—Després, ramassé sanglant et privé de sentiment dans le parc de la Folie-Privat, avait été conduit chez le père Gaboury par le petit Caboulot, et là, confié aux soins d'un médecin; on se rappelle, en outre, que Louise avait disparu le même soir, sans que les recherches les plus minutieuses eussent donné seulement un indice relativement à cette étrange affaire; enfin, nos lecteurs ont trop bonne mémoire pour n'avoir pas tout frais dans l'esprit le spectacle poignant du pauvre Caboulot enserré dans les immenses bras de Passe-Partout, au moment où le courageux enfant faisait pâlir Lapierre sous le regard des six prunelles d'acier de son revolver.
Il va sans dire que tout cela s'était accompli à l'insu du Roi des Étudiants, cloué sur le lit de Louise par une fièvre cérébrale qui s'était déclarée pendant la nuit, et il est parfaitement inutile d'ajouter que la garde-malade chargée de veiller auprès du blessé avait reçu instruction de ne pas toucher un mot de ces événements, au cas où Gustave, revenu à l'intelligence, la questionnerait.
Il résulta donc de toutes ces salutaires précautions que Després n'apprit l'horrible vérité, c'est-à-dire la disparition du Caboulot et de Louise, que dans la matinée du lundi suivant, jour où le médecin le déclara hors de danger et lui raconta ce qui était arrivé.
Le Roi des Étudiants n'eut pas de peine à deviner d'où partaient tous ces coups successifs. Il se souvint du célèbre axiome de droit criminel: «Cherche à qui le crime profite», et il eut bientôt fait de trouver à qui pouvait, profiter la disparition du Caboulot et de sa soeur; et, rattachant ces deux attentats à la tentative de meurtre faite sur lui, quelques jours auparavant, le jeune homme acquit la conviction que Lapierre, Lapierre seul, était l'auteur de toutes ces ténébreuses menées.
Que faire?...
Fallait-il terminer la campagne par un coup de foudre, en dénonçant Lapierre aux autorités de police et le faisant arrêter dans son propre domicile?
Gustave en eut un instant la pensée, mais il la rejeta aussitôt. Sa loyauté native se prêtait mal à de semblables moyens, et il chercha autre chose.
Ne valait-il pas mieux faire le mort et laisser l'ennemi s'endormir dans une trompeuse sécurité, pour tomber sur lui au moment où il croirait la victoire assurée?
C'était de bonne guerre, et c'est à ce dernier moyen que s'arrêta l'étudiant. Il attendrait, pour se rendre à la Canardière, que la nuit fût venue, et il ne ferait que passer chez lui—le temps de prendre un certain portefeuille où était soigneusement enfermé le dossier de l'ex-fournisseur des armées américaines.
Malheureusement, Després comptait sans maître Passe-Partout, qui, nonchalamment étendu sur le talus du rempart, le guettait par une embrasure. Or, ce digne garçon, relevé de sa garde auprès du Caboulot, s'était installé dès le matin en face de la maison Gaboury et ne l'avait pas un seul instant perdue de vue.
Une si belle persévérance ne devait pas rester infructueuse. Passe-Partout vit, à un certain remue-ménage dans la chambre du malade, que quelque chose d'inaccoutumé se passait. Il redoubla d'attention, dilatant ses prunelles pour essayer de percer l'épais rideau de mousseline qui masquait la fenêtre. Mais, en dépit de toute la bonne volonté du monde, l'excellent garçon ne put que constater le passage fréquent de deux ombres derrière le malencontreux rideau.
Un autre se fût découragé.
Passe-Partout, lui, ne fit que se piquer au jeu.
Enfin, vers six heures du soir. Argus—le dieu des espions—eut pitié de son disciple. La fenêtre s'ouvrit toute grande et Després se pencha hors de l'appui pour inspecter la rue.
Cela ne dura qu'une seconde; mais Passe-Partout vit ce qu'il voulait voir, c'est-à-dire un blessé tout vêtu et assez bien rétabli pour entreprendre une petite promenade à la Canardière.
Il détala aussitôt et se rendit en toute hâte chez le patron.
Là, il ne dit qu'un mot:
—Votre homme va venir.
—C'est bien, partez, lui fut-il répondu; et, surtout, n'oubliez pas qu'il faut que les choses se fassent sans bruit. Pas de lutte, pas de cris. Mais un bon bâillon et des cordes solides. Allez.
Bill, surgissant du cabinet privé, emboîta le pas derrière Passe-Partout, et les deux coquins prirent le chemin de la Polie-Privat.
Trois-quarts d'heure plus tard, une voiture de maître, conduite par un élégant jeune homme et agrémentée d'un domestique en livrée, descendait rapidement la rue Saint-Louis et tournait l'angle da la côte du Palais.
C'était Lapierre qui se rendait au bal de sa future belle-mère, Mme Privat.
La garde du Caboulot, toujours prisonnier dans son cabinet noir, avait été confiée à Madeleine.
Mais revenons à Gustave Després.
Après avoir rassuré le père Gaboury sur le sort de ses deux enfants et lui avoir promis de les ramener sains et saufs au logis, le lendemain, le Roi des Étudiants se disposa au départ.
Il attendit cependant que la nuit fût complètement venue; puis il s'enveloppa dans une ample redingote et se dirigea vers la rue Saint-Georges, où il demeurait.
Sa maîtresse de pension, en le voyant arriver si inopinément, faillit lui sauter au cou.
—Ah! monsieur Després, dit-elle, j'ai cru qu'il vous était arrivé malheur, et vos amis, donc!... Dame! depuis quatre jours qu'on n'a eu, de vous ni vent ni nouvelle!...
—Rassurez-vous, la mère, répondit Gustave... J'ai fait un voyage: voilà tout.
—Tant mieux. Seigneur!...
Elle allait continuer, mais Gustave ne lui en laissa, pas le temps et monta chez lui. Sans perdre une minute, il ouvrit un des tiroirs de son secrétaire et y prit un vieux portefeuille de maroquin rouge, à fermoir de cuivre oxydé, qu'il dissimula soigneusement sous ses habits; puis il sortit de sa chambre, referma sa porte et regagna la rue, à petit bruit.
Une heure après, il pénétrait, par un chemin détourné, dans le parc de la Folie-Privat et s'avançait, absorbé dans ses pensées, vers le rond-point. Certes, il était loin de s'attendre à rencontrer, au beau milieu des domaines de Mme Privat et en pleine nuit, les deux oiseaux de pénitencier qui le guettaient. Aussi, lorsque ces messieurs s'abattirent sur lui avec un ensemble magnifique, Gustave fut-il extrêmement surpris, tellement surpris qu'il ne songea pas même à se défendre. L'eut-il voulu, du reste, que la chose eût été impossible. En effet, les agresseurs ne s'amusèrent pas à lui expliquer comment ils se trouvaient là et à s'excuser de la liberté grande. Bien au contraire, pendant que l'un lui appliquait sur la bouche un solide bâillon, l'autre, avec une dextérité inouïe, lui liait bras et jambes, le mettant dans l'impossibilité absolue de bouger.
Cela fait, le plus grand des bandits—une espèce de géant, aux formes massives—sortit de sa ceinture un court poignard et en appliqua froidement la pointe sur la poitrine du prisonnier.
—Un cri, un geste... et tu es mort, mon bonhomme! dit-il d'une voix sourde.
—Nous te ferons pas de mal, si tu es sage; mais gare à la dissipation! ajouta le plus petit sur un ton aigrelet.
Després n'avait garde de crier: il étouffait sous son bâillon: de gesticuler: il était ficelé comme une momie de la pyramide de Khéops.
Il se contenta donc de rager in petto et de déplorer son imprévoyance. Mais c'étaient là des regrets superflus, et le Roi des Étudiants n'était pas homme à s'y abandonner longtemps. Comprenant parfaitement que le seul but de Lapierre, en le faisant enlever, était de l'empêcher de communiquer avec Laure avant son mariage. Després concentra toutes ses facultés à chercher un moyen de s'échapper avant le lendemain matin.
—Pourvu qu'on ne m'entraîne pas trop loin, se dit-il, rien n'est perdu. Je trouverai bien, d'ici à quelques heures, un expédient pour me débarrasser de mes deux coquins.
Et, fortifié par cette lueur d'espoir, Gustave se laissa docilement conduire à la voiture formée qui attendait en, face d'une des extrémités du parc.
Le trajet se fit en dix minutes; puis le lourd équipage s'ébranla, pour ne s'arrêter qu'après une course d'une demi-heure.
On était arrivé.
Passe-Partout ouvrit la portière et sauta sur le chemin. Il fut suivi de Bill. Puis tous deux, avec une galanterie exquise, enlevèrent délicatement leur prisonnier et le mirent un instant sur ses jambes, à côté de la voiture.
Cela fait, Passe-Partout se détacha du groupe et se dirigea vers une vieille maison en ruines, accroupie sur un amoncellement de rochers fantastiques, et qui n'était autre que la distillerie de la mère Friponne.
Després ignorait ce détail; mais il lui fut facile de reconnaître qu'il était sur la route de Charlesbourg et à un demi-mille tout au plus de Québec, dont la masse sombre se détachait sur sa droite.
—Allons, bon! pensa-t-il, je ne suis qu'à deux pas de la Canardière et j'aurai bien du malheur si je ne réussis pas à m'échapper de cette vieille bicoque.
Passe-Partout revint au bout de cinq minutes.
Il y a quelqu'un, dit-il à son compagnon; faisons le tour et entrons par la porte de derrière.
—La chambre de monsieur est prête? demanda Bill, d'un ton goguenard.
—Il n'y manque que des tapis, répondit le facétieux Passe-Partout.
—En avant, alors.
Després fut de nouveau enlevé, et les deux porteurs gravirent le monticule, frôlèrent les murailles de la masure, puis finalement s'arrêtèrent en face d'une porte basse donnant sur la forêt.
—C'est ici! fit la voix flûtée du plus petit des porteurs.
—Faut-il enfoncer? gronda le géant, s'apprêtant à heurter la porte de sa formidable épaule.
—Non pas. Du silence et de la tenue!... la mère Friponne va ouvrir dans la minute, s'empressa de répliquer Passe-Partout.
Il ne se trompait pas. La porte s'ouvrit presqu'à l'instant et une vieille femme apparut, une chandelle fumeuse à la main.
—Par ici. mes coeurs, dit-elle je vais vous montrer le chemin.
—On y va, la vieille; marchez, lui fut-il répondu.
La mère Friponne, suivie des porteurs et du porté, traversa une petite salle sombre et humide, ouvrit une porte, fit quelques pas dans une autre pièce, non moins sombre, et non moins humide, puis s'arrêta et, se baissant, souleva une trappe, d'où s'échappèrent des parfums non équivoques de whisky.
—Ça sent bon, ici, la mère! grommela Bill en reniflant avec satisfaction.
—Sapristi! oui, appuya Passe-Partout.
—Suivez toujours, mes coeurs, grinça la voix de la mère Friponne, déjà rendue dans les profondeurs de la cave.
Le singulier cortège descendit l'escalier par on était disparue la vieille, traversa une vaste salle, mal pavée et saturée d'odeurs alcooliques, passa sous le cadre vermoulu d'une lourde porte, et enfin s'arrêta dans une autre salle, aussi vaste que la première et séparée d'icelle par un mur de refend, mais à moitié dépavée et ne recevant de jour que par un soupirail grillé.
—C'est ici la chambre de monsieur, dit la mère Friponne, en s'inclinant avec une politesse comique.
—Oui-da! fit Passe-Part oui; eh bien! j'en ai vu de pire et j'ai souvent couché, moi qui vous parle, dans des lieux qui, loin d'être bien clos comme celui-ci, n'avaient pour murailles que les quatre pans du ciel.
—Moi aussi, appuya Bill, sans compter la pluie qui passait à travers la toiture du firmament.
—En ce cas, vous ne trouverez pas monsieur à plaindre, pas vrai? fit observer la maîtresse du logis.
—Au contraire, répondit Passe-Partout, il va être ici comme un prince... un peu gêné, peut-être, dans ses mouvements; mais, bah! une nuit est bientôt passée.
Et, sur cette réflexion philosophique, le petit homme repassa dans la première cave, où l'attiraient invinciblement les odorantes émanations du whisky.
La mère Friponne et Bill suivirent, non, toutefois, sans avoir civilement souhaité une bonne nuit à leur pensionnaire.
Puis, la lourde porte fut refermée et une grosse barre de chêne assujettie en travers, de manière à rendre inutile toute tentative pour la rouvrir. Le pauvre Després, malgré toutes les ressources de sa fertile imagination, avait donc bien peu de chances de s'échapper.
Cependant, il ne désespéra pas et se prit à réfléchir sérieusement.
Pendant que le Roi des Étudiants rumine et repasse dans sa mémoire toutes les ruses employées par les prisonniers célèbres, depuis; les évasions du hardi chevalier de Latude jusqu'à celles du fameux Jack Sheppard, suivons un peu nos amis Bill et Passe-Partout. Nous finirons, peut-être, par rencontrer, au bout de notre course, des per sonnages avec qui nous avons déjà lié connaissance.
Comme tous les membres de la petite pègre, les deux garnements que nous venons de voir à l'oeuvre adoraient les liqueurs spiritueuses et, en particulier, le whisky. Aussi, les avons-nous vus tout à l'heure manifester hautement leur prédilection, lorsque, par la trappe soudainement ouverte, sont montés, en nuages épais, les arômes du joyeux liquide.
Nous n'étonnerons donc personne en disant que Bill et Passe-Partout, une fois leur prisonnier en lieu sûr, ne paraissaient pas pressés de remonter à l'étage supérieur. C'est en vain que la vieille Friponne, un pied sur la marche inférieure de l'escalier, les invitait du regard et du geste à la suivre: regard et geste demeuraient impuissants contre les convoitises en éveil des deux acolytes.
Voyant cette hésitation de mauvais augure et les regards fureteurs des retardataires, la bonne femme prit un parti héroïque: elle monta, deux marches, de telle sorte que la chandelle qu'elle tenait se trouva au niveau du plancher supérieur, sur le point de disparaître.
Passe-Partout comprit cette tactique savante, et, lui aussi, il prit un parti héroïque.
—Hé! la mère, dites donc! cria-t-il.
—Quoi? fit la vieille, d'un ton rogne.
—Ça sent bien bon, ici...
—Ensuite?
—Eh bien! là où ça sent bon...
—Achevez.
—Moi, je reste.
—Moi aussi, fit Bill, comme un écho sourd.
—Oui-da! mes coeurs, glapit la mère Friponne, en redescendant les deux marches qu'elle venait de gravir.
—C'est comme ça! reprit Passe-Partout résolument.
—C'est comme ça! appuya Bill, non moins résolument.
Les yeux de la mère au whisky lancèrent deux flammes aiguës. Elle parut sur le point de se porter à quelque voie de fait regrettable; mais, heureusement, la fière attitude de l'ennemi lui en imposa et toucha son vieux coeur racorni.
—Voyons, mes enfants, dit-elle d'un ton radouci, pas de bêtises; montez à la cuisine et je vous en apporterai, de ce qui sent bon.
—Bien vrai, la mère? demanda Passe-Partout, ébranlé.
—C'est si vrai qu'il y en a déjà sur la table qui vous attend.
—A la bonne heure! Grimpons, vieux Bill.
Bill ne se le fit pas répéter deux fois. Il suivit Passe-Partout, qui lui-même suivait la mère Friponne, de telle façon que tous trois débouchèrent ensemble dans la cuisine, où nous avons déjà introduit le lecteur.
Mais là, les deux suivants de la mère Friponne s'arrêtèrent tout interloqués: la table était déjà occupée par trois buveurs.
Ces trois buveurs, nous les connaissons: c'étaient d'abord maître; Simon, puis—ô surprise agréable!—nos joyeuses connaissances des premiers chapitres: Lafleur et Cardon.
Comment, diable! se fait-il que nous les trouvions là, sirotant tranquillement du whisky, pendant que leur roi, Gustave Després, est à vingt pieds d'eux qui se tord dans les spasmes de la fureur?
Ah! dame! c'était un peu-là faute du sort qui les avait fait naître sans le sou, pendant qu'il les avait dotés d'une soif prodigieuse—d'où était résulté un conflit permanent entre le besoin de boire et l'impossibilité de satisfaire ce besoin. La lutte avait été chaude, terrible et avec des chances à peu près égales des deux côtés, lorsqu'un beau matin, Cardon, pour sa part, dut s'avouer vaincu: la soif l'emportait, hélas!... et pas le sou!
Que faire?... A quel saint se vouer?... Si, encore, Bacchus se fût trouvé sur le calendrier!...
Cardon en était là de ses angoisses, lorsqu'à la nuit tombante arriva Lafleur. Le digne homme était tout pâle; non pas de cette pâleur morbide qui suit une bamboche un peu corsée, mais de cette blancheur nerveuse qui résulte d'une grande émotion.
Il s'assit sans mot dire en face de son camarade et le regarda avec une pitié protectrice.
Puis, au bout de quelques instants de ce silence mystérieux:
—Ami Cardon? dit-il.
—Que veux-tu?
—As-tu trouvé?
—Non.
—Rien?
—Rien.
—Ainsi, il faut renoncer à satisfaire une soif légitime?
—Hélas... pas d'argent et... pas de crédit!
—C'est vrai.
Nouveau silence, rompu, cette fois, par Cardon.
—Et toi, Lafleur, tu n'as donc pas cherché?
—Si.
—Et tu n'as rien trouvé?
—Si.
—Comment, tu as un moyen?
—J'ai un moyen, et un bon! répondit Lafleur, en sortant de sa réserve empruntée. Je puis m'écrier, comme le grand Archimède: Eurêka! j'ai trouvé! Ami Cardon, embrassons-nous: désormais, nous boirons à bon marché.
—Explique-toi, je t'en prie... répliqua Cardon, dominé par une singulière émotion.
—C'est bien simple, mon cher, répondit Lafleur.. Tu sais ta chimie organique, n'est-ce pas?
—Un peu.
—Voyons cela. Qu'arrive-t-il dans la fermentation des matières amylacées?
—Qu'elles se dédoublent en alcool et en acide carbonique.
—En alcool, as-tu dit?
—Oui, en alcool.
—Eh bien! qu'est-ce que l'alcool, sinon du whisky en esprit?
—C'est, ma foi, vrai.
—Nous ferons du whisky, mon ami, puisque les épiciers et les aubergistes nous en refusent inhumainement; et, pour punir ces tyrans dépourvus d'entrailles, chaque fois que nous serons saouls, nous irons parader en face de leurs boutiques inhospitalières.
Gardon n'en put entendre davantage et se jeta tout sanglotant dans les bras du digne Lafleur.
De ce jour, la fondation d'une distillerie clandestine était décidée.
Restaient les fonds à recueillir et le site à trouver.
Cardon et Lafleur firent une collecte parmi leurs camarades, et le capital fut souscrit en une journée. Quant au site, au local et à quelques autres détails d'administration, ce fut plus difficile. Les deux fondateurs errèrent pendant huit grands jours, à Québec et dans les environs, sans trouver ce qui leur convenait. La sécurité de l'établissement exigeait un endroit isolé, loin des yeux de la police, tandis que la commodité des consommateurs le voulait à proximité de la ville.
Finalement, Lafleur dénicha la masure de la mère Friponne et se décida à lui faire des ouvertures.
La mère Friponne tenait alors un maigre débit de tabac moisi et de pipes ébréchées, absolument insuffisant pour faire vivre un chat. Elle accepta avec enthousiasme.
Quinze jours plus tard, un alambic était installé dans sa cave et les premières bouteilles du nouveau whisky prenaient la route de Québec, où leur contenu faisait les délices des carabins.
Depuis lors, la distillerie ne cessa de fonctionner et de répandre ses produits au sein de la joyeuse bohème des disciples d'Hypocrate ou de Cujas. A l'époque où nous en sommes rendus—c'est-à-dire deux ans après sa fondation—l'assiette de cet établissement reposait sur une base solide, et ses pères, Lafleur et Cardon, pouvaient espérer qu'il atteindrait un âge patriarcal.
Et, maintenant que le lecteur est bien fixé sur les raisons qui amenaient les deux étudiants chez la mère Friponne, reprenons notre récit.
CHAPITRE XXVIII
Ou tout le monde se retrouve
Comme nous venons de le dire, Bill et Passe-Partout s'étaient donc arrêtés net sur le seuil de la porte, en apercevant les trois buveurs installés autour de la table.
Ces derniers, de leur côté, avaient relevé la tête et attendaient...
Ce que voyant la mère Friponne:
—M. Cardon, M. Lafleur, dit-elle, je vous amène du renfort: ce sont deux gentlemen de mes amis qui s'en vont explorer le pays en arrière de Charlesbourg, et à qui je veux donner une petite régalade, avant de partir.
Les deux étudiants s'inclinèrent légèrement, politesse qui fut imitée, sur une plus grande échelle, par les explorateurs; puis Cardon prenant la parole:
—Ces messieurs sont les bienvenus, répondit-il, et pourvu qu'ils ne boudent pas avec le whisky, nous leur promettons une nuit agréable.
Passe-Partout, l'orateur de la compagnie d'exploration, fit deux pas vers la table, et ployant de nouveau sa mince échine:
—Vous êtes trop honnêtes, mes bons messieurs, dit-il, et nous allons tâcher de vous prouver que le whisky, ça nous connaît.
—Et ça nous aime!... grommela Bill, on venant prendre place à côté de son supérieur.
—A la bonne heure! fit Cardon; je vous avouerai que je n'ai aucune confiance dans les personnes qui ne boivent que de l'eau. L'esprit de grain ou de patate entretient la belle humeur, tandis que l'eau simple—aqua simplex—alourdit le sang et y mêle de la bile... voilà mon opinion!
—J'allais vous dire la même chose, mais en termes bien moins savants, n'ayant pas terminé mes études, répliqua gracieusement Passe-Partout, en prenant un escabeau et s'asseyant en face d'une bouteille pleine.
—En vérité, on ne peut être plus aimable, s'écria Cardon, feignant l'enthousiasme; donnez-moi la main, jeune homme: de ce moment, je vous adopte pour mon ami, et je veux que nous scellions un pacte si touchant par un plein verre de whisky.
—Ah! monsieur, quelle gracieuseté!... murmura le jeune coquin, feignant lui aussi l'émotion et se précipitant sur la main de Cardon.
—C'est entendu, n'est-ce-pas? fit ce dernier.
—A la vie, à la mort! mon généreux ami, répliqua Passe-Partout, tout en essuyant de sa main gauche une larme imaginaire et, de sa droite, se versant un énorme verre de whisky.
Chacun fit de même, et cette première rasade fut bue au milieu du plus grand enthousiasme.
Puis les pipes s'allumèrent, et Lafleur—qui n'avait pas encore ouvert la bouche, s'étant contenté d'observer avec attention les deux prétendus explorateurs—Lafleur, disons-nous, s'approcha de Bill et lui frappant sur l'épaule:
—Et nous, l'ami, fit-il, est-ce que nous allons rester comme ça à nous regarder, sans lier plus ample connaissance?
—Hein?... gronda le géant, absorbé dans l'importante opération de faire fonctionner son brûle-gueule.
—Je vous demande si nous n'allons pas nous associer, nous emmatelotter, comme viennent de le faire nos compagnons?
—Comme vous voudrez, répondit tranquillement Bill, en jetant un coup d'oeil sur une nouvelle bouteille, apportée par Simon.
—Alors, votre main, mon ami!
—La voilà, jeune homme.
—Vous vous appelez?
—Bill.
—Eh bien! maître Bill, je vous fais mon ami de bouteille, et je m'engage à vous faire passer gaiement les heures trop courtes pendant lesquelles nous serons ensemble.
Le gros homme sourit largement.
—Oh! pour ça, dit-il, vous n'avez qu'une chose a faire.
—Laquelle?
—Veiller à ce qu'on ne manque pas de whisky.
—Quand il n'y en a plus, il y en a encore, répliqua flegmatiquement Lafleur.
Puis, se tournant vers le troisième buveur, qui n'avait pas encore desserré les dents pour autre chose que pour ingurgiter d'énormes rasades:
—Simon! appela-t-il.
Celui-ci accourut, en trébuchant.
—Holà! illustre ivrogne, incomparable sommelier, pourvoyeur de Sa Majesté Satanas, ouvre tes oreilles.
Simon se prit les oreilles à pleines mains et les tint écartées de sa tignasse fauve: mais il ne dit mot, jugeant sans doute que sa pantomime valait bien un acquiescement.
Lafleur poursuivit:
—Je te charge de veiller à ce que, sur la table, le whisky succède au whisky. En attendant, va nous en chercher une demi-douzaine de bouteilles. As-tu compris?
Pour toute réponse, Simon essaya de battre un entrechat, perdit l'équilibre, mesura le plancher, se releva péniblement, puis disparut dans le cabinet noir du fond, après avoir reçu une taloche de sa tendre mère.
Il remit bientôt, les trois charges de bouteilles, qu'il pressait amoureusement sur son coeur.
Quand tout ce butin fut rangé en bataille sur la table, Lafleur s'écria:
—Mes amis, à présent, que nous nous connaissons pour des gaillards solides qui savent prendre la vie comme il faut et la mener joyeusement, je propose de faire rondement les choses. Et, d'abord, buvons à l'éternelle amitié que nous venons de contracter, le gros Bill et moi.
—Oui, oui! cria-t-on de toutes parts: que les colombes se dévorent entre elles, plutôt qu'un nuage n'obscurcisse une si belle amitié!
—A pleins verres, messieurs! tonna Lafleur, tout en cachant négligemment le sien, qui était aux trois quarts rempli d'eau.
Cette recommandation était inutile pour les deux nouveaux arrivants, car ils avaient une soif de fiévreux et ne demandaient qu'à s'humecter largement le gosier.
La santé des nouveaux amis fut donc bue avec entraînement; puis vint celle de Simon, celle de la mère Friponne, puis celle du grand chien fauve, puis celle du chat noir, puis... on ne sut plus à qui boire.
A cette phase de l'orgie, tout le monde était aux quatre-cinquièmes ivre. Bill avait la figure vermillonné et turgescente; Passe-Partout demeurait pâle et anguleux, mais ses petits yeux noirs lançaient des regards en vrilles tout tordus d'éclairs joyeux; Simon avait roulé sous la table et ronflait comme un cachalot; la mère Friponne, le nez sur ses genoux, cuvait son whisky en face de la cheminée.
Quant à nos deux intimes, Lafleur et Cardon, ils semblaient plus ivres encore que les autres. Le premier avait, sans cérémonie, escaladé la table, et, là, dominant les pochards ahuris, il hurlait sa chanson favorite: le Grand-père Noé, à laquelle répondait, d'une voix de girouette rouillée, l'illustre Cardon.
Le tintamarre diabolique dura jusqu'à plus de quatre heures du matin, où Passe-Partout se déclara tout-à-fait incapable de boire une seule goutte de plus et manifesta le désir de garder l'atome de lucidité qui lui restait.
Bill se récria:
—Mais il y a encore une bouteille pleine! disait-il d'un ton lamentable.
—Il est temps de songer à nos affaires, répondit Passe-Partout.
—Au diable les affaires!... reprenait le géant.
—Au diable!... hum! et le patron, l'envoies-tu au diable, lui aussi?
—Quel patron?... Ah! ce grippe-sou de Lapierre...
—Chut!
Cette dernière recommandation fut accompagnée d'un si formidable coup de pied que Lafleur et Cardon qui paraissaient sommeiller tressautèrent sur leurs escabeaux.
Ils échangèrent un rapide regard et se levèrent négligemment.
Chose singulière, malgré l'énorme quantité de whisky qu'ils avaient bu, les deux jeunes gens semblaient parfaitement solide sur leurs jambes et toute trace d'ivresse avait disparu.
Pendant que Passe-Partout, avec une pointe d'inquiétude dans le regard, cherche à se rendre compte de cet étrange phénomène, expliquons-le à nos lecteurs.
On se rappelle qu'aussitôt la voiture arrivée, Passe-Partout sauta à terre et courut à la masure de la mère Friponne; on se souvient aussi qu'il revint vers Bill et lui annonça qu'il y avait du monde, et qu'il faudrait tourner la maison, pour entrer par derrière. Ce qui fut fait.
Mais toutes ces allées et venues ne s'étaient pas exécutées sans éveiller l'attention des hôtes de la mère Friponne. Or, comme ces hôtes n'étaient rien moins que Lafleur et Cardon, c'est-à-dire des amis de Gustave Després et du Caboulot, disparus si étrangement depuis quelques jours, on conçoit que tout ce qui sentait le mystère dût leur mettre la puce à l'oreille.
Ils profitèrent donc de l'absence de la vieille pour regarder par la fenêtre et assister au singulier transbordement que nous avons décrit. Malheureusement, la lune, comme si elle l'eût t'ait exprès, se cacha derrière un nuage au moment où le lugubre cortège passa près de la maison, et ils ne purent distinguer les traits de l'homme garrotté et bâillonné que l'on était en train de mettre à l'ombre.
Toutefois, ce qu'ils en virent leur donna l'éveil et fit naître dans leur esprit une étrange émotion, mêlée d'une espérance vague... Si c'était Gustave ou le Caboulot que l'on faisait ainsi disparaître!... Ce Lapierre de malheur en était bien capable, après tout!
—Veillons au grain, ami Gardon, avait murmuré Lafleur à l'oreille de son camarade; quelque chose me dit que nous ne serons pas venus ici ce soir pour rien.
—Tu crois donc que ça pourrait être...? avait répliqué Cardon.
—Cela me le dit... J'ai un pressentiment, mais, chut! voilà nos bandits qui remontent de la cave. Tâchons de les griser et de ne pas perdre la boule, nous. Une autre fois, nous leur revaudrons ça...
L'arrivée de la mère Friponne, suivie des deux prétendus explorateurs—une petite qualité inventée par l'ingénieuse vieille—mit fin au colloque, et l'on s'apprêta à bien recevoir des gentlemen aussi considérables.
Nous avons vu avec quelles démonstrations chaleureuses furent accueillis les honorables explorateurs du pays situé en arrière de Charlesbourg; nous avons entendu les serments d'éternelles amitié échangés entre les quatre nouveaux amis et scellés de formidables libations—réelles pour Passe-Partout et Bill, mais simulées pour les deux étudiants; il nous a même été donné de suivre les progrès de l'ivresse chez l'insatiable géant et—ô néant de la vertu humaine!—chez l'incorruptible lieutenant de Lapierre.
Le programme tracé par Lafleur avait donc été exécuté sans encombre quant à ce qui concernait l'ivresse; mais par malheur, jusqu'à près de cinq heures du matin, toute tentative pour faire jouer les deux apôtres avait échoué.
De guerre lasse, Lafleur et Cardon essayèrent d'un nouveau stratagème; ils feignirent de dormir.
C'est à ce moment même que Passe-Partout déclara en avoir assez et refusa de boire la dernière bouteille avec son vorace compagnon.
La partie semblait donc fort compromise et les étudiants se disposaient à dresser de nouvelles batteries, lorsque le nom de Lapierre, imprudemment échappé à Bill, éclata comme une bombe à leurs oreilles.
L'effet fut instantané.
Plus de doute: l'homme garrotté que les deux chenapans avaient transporté dans les caves de la masure ne pouvait être autre que Després ou le Caboulot!... Et le mariage de Lapierre qui allait se célébrer le matin même!...
Lafleur et Cardon se levèrent donc tranquillement de leurs sièges; puis, avec la même insouciance, ils se dirigèrent chacun vers leur ami de fraîche date...
Voyant cette manoeuvre, Passe-Partout se dressa sur ses jambes et mit une main dans sa poche, d'où il tira rapidement un revolver. Mais le pauvre garçon n'eut pas le temps de s'en servir: Cardon bondit sur lui, empoigna l'arme et l'arracha des mains de Passe-Partout; puis, de la main gauche, il entoura le maigre cou du petit homme, qu'il alla proprement coller à la muraille.
De son côté, Lafleur s'était disposé à attaquer Bill; mais voyant ce dernier dans l'impossibilité absolue de se lever, il se contenta de le fouiller et de lui ôter son poignard.
—Des cordes cria Cardon. Va prendre celles qui lient Després.
Lafleur partit en courant. Mais un épouvantable fracas l'arrêta sur le seuil du cabinet noir, et un homme bondit comme un léopard en face do lui.
—A moi, Lafleur! à moi Cardon! cria cet homme d'une voix terrible.
—Gustave! Gustave! hurlèrent les étudiants.
C'était, en effet, Gustave Després.
Comment s'était-il échappé? par quel trou de souris avait-il passé?
Nous allons le dire.
La porte ne se fut pas plutôt fermée sur les talons du dernier de ses geôliers, que Gustave sortit de son impassibilités et chercha à se débarrasser de ses liens.
La chose n'était pas facile et, pendant une bonne heure, le prisonnier s'épuisa en effort, infructueux. Les cordes étaient solides et le ficelage exécuté de main de maître. Pas la moindre possibilité de desserrer les tenaces noeuds coulants qui retenaient les poignets derrière le dos.
Després, ruisselant de sueurs et accablé de fatigue, se laissa retomber sur le soi, dans un état de prestation complète.
Mais le corps se reposait, la tête continua du travailler.
Au bout d'un quart d'heure de réflexion, le jeune homme tressaillit sur sa couche raboteuse. Une idée venait de lui traverser la tête: «Si je pouvais prendre mon couteau!»
Hum! ce n'était pas une mince affaire! Le couteau en question se trouvait dans la poche de droite du pantalon... et comment l'atteindre?...
N'importe! Després se mit aussitôt à l'oeuvre. Il se tourna, se retourna, se tordit, réussit à introduire le bout de ses doigts dans la bienheureuse poche, à saisir le couteau, le sortit à moitié, le perdit, le rattrapa, et finalement poussa un cri de triomphe...
Le couteau sauveur, échappé de sa retraite, gisait sur le sol!
Le prendre, l'ouvrir, couper, scier un peu partout fut l'affaire de cinq minutes.
Quand Gustave cessa de travailler, ses liens gisaient par terre; il était libre... dans sa prison!
Gomme on peut le supposer naturellement, le bâillon sous lequel étouffait le prisonnier subit le même sort que les liens, et le Roi des Étudiants put enfin détirer ses pauvres membres tout courbaturés.
Cela fait. Després se mit en devoir d'inspecter sa prison. Un rayon de lune qui filtrait par le grillage d'un petit soupirail lui ayant paru insuffisant pour bien étudier les lieux, le jeune homme alluma une allumette, puis deux, puis six, puis d'autres encore.
Après cette série d'illuminations fastueuses Gustave savait ce qu'il voulait savoir; il était fixé sur l'unique chance qu'il avait de se tirer d'affaire.
On n'a pas oublié que la cave où avait été transporté notre ami se trouvait du côté du nord, séparée de la distillerie par un mur mitoyen et ayant au-dessus d'elle les appartements inoccupés de la masure, dont un servait de prison à la malheureuse soeur du Caboulot.
Or, le plancher supérieur de cette cave était dans un état complet de délabrement. Les madriers qui la composaient étaient aux trois-quarts pourris et ne tenaient aux solives que par un miracle des lois de la pesanteur.
Gustave n'hésita pas. Il comprit que son fort couteau aurait bientôt fait justice de ce bois vermoulu et se mit à l'attaquer avec énergie et précaution, de peur, d'attirer l'attention de ses ravisseurs.
Au bout d'une demi-heure de travail, deux des madriers du premier plancher étaient coupés et leurs débris gisaient par terre, laissant béante une ouverture de deux pieds sur six, à peu près, à l'encoignure nord de la cave.
Restait le deuxième plancher—celui qui formait le parquet de la pièce au-dessus. Després se reposa cinq minutes et recommença à jouer du couteau.
Ce fut plus long, car le plancher supérieur se trouvait être en meilleur état que l'autre; mais enfin, après un travail opiniâtre de plus d'une heure, une coupure transversale en avait séparé les madriers et il ne restait plus qu'à les faire basculer sur la solive qui touchait à la muraille.
Després avait un crochet à son bienheureux couteau; il l'introduisit dans la rainure, tira à lui et faillite pousser un cri de joie, en voyant le jour lui arriver à flots par l'ouverture que laissaient les madriers en tombant.
Mais une autre émotion, plus forte et plus inattendue, lui était réservée.
En passant sa tête par le trou pour se hisser à l'étage supérieur, Gustave aperçut une jeune fille assise sur un méchant grabat, dans le coin d'une chambre triste et nue. La malheureuse avait la tête dans ses mains et lui tournait le dos. Elle était, sans doute, sous le coup d'une immense préoccupation, car elle n'entendit pas le bruit que faisait Després en prenant pied dans son réduit.
Le Roi des Étudiants fit un pas en avant; la jeune fille se retourna, effrayée, et deux cris étouffés partirent simultanément:
—Gustave!
—Louise!
Puis un court silence suivit, pendant lequel les deux anciens amants des bords du Richelieu sentirent leur coeur envahi par un flot de souvenirs douloureux. Louise était trop émue pour parler, et Gustave, brusquement placé en face de cette jeune fille qu'il avait tant aimée, croyait entendre gronder en lui-même, comme un tonnerre lointain, les dernières rumeurs de sa passion expirante.
Ce fut lui qui, dominant son trouble, rompit le premier ce silence plein d'angoisses.
—Louise, dit-il avec mélancolie, nous nous revoyons dans de tristes circonstances.
—Hélas! Gustave, répondit la jeune fille, en relevant sa bête blonde et son visage pâle, que vous est-il donc arrivé et comment se fait-il que je vous retrouve ici, après vous avoir laissé là-bas, tout sanglant et évanoui?
C'est toute une histoire. J'ai été transporté chez vous par Georges et je n'en suis parti qu'hier soir, après que les soins assidus de votre excellent père et d'un habile médecin m'eussent remis sur pied.
—Ah!... mais cela ne me dit pas pourquoi vous m'apparaissez comme dans les contes de fées, surgissant des entrailles de la terre.
—Oh! ceci est le fait d'un monsieur qui m'en veut beaucoup et ne me l'a que trop prouvé, répondit Gustave, avec un, sourire amer.
—Que voulez-vous dire? fit Louise, étonnée!
—Je veux dire que tel que vous me voyez, je suis prisonnier de monsieur Lapierre.
—Vraiment?... le misérable ne s'est pas contenté...?
—De m'envoyer au pénitencier?... de m'assassiner dans un endroit écarté?... non, mademoiselle; il lui restait à me séquestrer: c'est ce qu'il vient de faire.
—Oh! mon Dieu! mon Dieu! gémit la jeune fille; mais c'est donc un monstre que cet homme?
—Comme vous dites, mademoiselle, répondit Després, en s'inclinant froidement.
Puis, au bout de quelques secondes, il reprit:
—Et, vous, depuis combien de temps êtes-vous ici?
—Depuis cette soirée où je vous trouvai dans le parc de Mme. Privat, baignant dans votre sang.
—Comment vous trouviez-vous là? demanda le jeune homme, avec une certaine anxiété.
Louise hésita un instant, puis répondit d'une voix douce:
J'étais allé chez vous avec mon frère et, apprenant votre départ, nous allions à votre rencontre;
—A ma rencontre!... Et pourquoi?
Louise tomba à genoux, prit les mains de Després et murmura en sanglotant:
—J'avais assez souffert... je voulais être pardonnée!
Gustave pâlit... Le fantôme de la trahison de sa fiancée se dressa un moment devant ses yeux, escorté du spectre sévère de la vengeance... Mais il avait souffert, lui aussi, et chez les âmes vraiment fortes, la souffrance élève le sentiment et met au coeur la sainte compassion...
Gustave chassa donc, d'un froncement de sourcil, les deux sinistres apparitions. Il releva Louise, la baisa au front et lui dit simplement:
—Louise, de ce jour, le passé n'existe plus: Je te pardonne!
La douce jeune fille sentant qu'elle méritait ce pardon, ne répondit qu'un mot:
—Merci!
Puis elle ajouta aussitôt:
—Et, maintenant, mon bon Gustave, cours où le devoir t'appelle. Il y a là-bas une malheureuse enfant qui t'attend comme un sauveur. Laisse-moi et vole à la Canardière.
—Tu as raison, Louise, mais nous irons tous deux. Ton témoignage ne sera pas inutile.
—Je suis prête à tout.
En ce moment, une voix puissante se fit entendre au loin, dans la maison, chantant ce refrain connu:
C'est notre grand-père Noé,
Patriarche digne,
Que l'bon Dieu nous a conservé,
Pour planter la vigne.
—Lafleur, ici! s'écria Gustave. Nous sommes sauvés. Vite à l'oeuvre!
Et, bondissant vers la porte, le vigoureux jeune homme la frappa si violemment de son pied, qu'elle vola en éclat;
C'était ce fracas qu'avait entendu Lafleur.
Cinq minutes plus tard, Bill et Passe-Partout étaient garrottés à leur tour, et Gustave Després, sur le point de partir, disait:
—Mes amis, il est cinq heures et je n'ai pas un instant à perdre. Je vais donc prendre les devants. Quant à vous, abandonnez ces deux coquins à leur sort et conduisez cette jeune fille là où elle vous dira d'aller.
C'est compris, n'est-ce pas?
—Oui, oui! et elle n'aura pas à se plaindre de nous, répliquèrent les étudiants.
—A tantôt, alors!
—A tantôt! Vive le Roi des Étudiants!
Gustave prit sa course et descendit la route de Charlesbourg; mais, au moment d'en tourner l'angle, il se heurta presque à un jeune homme qui la remontait.
Il ne put retenir une exclamation:
—Le Caboulot!
—Gustave! répondit l'enfant, tout essoufflé.
—D'où sors-tu?
—De chez Lapierre.
—Je m'en doutais. Tu t'es donc évadé?
—Oui. Tout le monde est en campagne depuis hier soir. On m'a donné pour gardienne une femme à qui il restait un morceau de coeur: je l'ai attendrie, et je cours chez une certaine «mère Friponne» que j'ai entendu nommer de ma prison.
Ma soeur doit y être.
—Elle y est, et sous bonne garde, encore. Hâte-toi et ramène-la... elle te dira où.
—J'y vole... Et, toi?
—Je suis pressé... Je te conterai cela plus tard. Au revoir!
Et Gustave poursuivit son chemin, au pas de course.
Nous avons vu que, lorsqu'il arriva, il n'était que temps.
CHAPITRE XXIX
Le jugement de Dieu
Nous avons vu, dans un chapitre précédent, quel coup de théâtre produisit l'arrivée du Roi des Étudiants dans le grand salon du cottage, alors envahi par l'élite de la société québecquoise.
Lapierre, debout près du notaire, se laissa tomber sur un siège, pendant que sa figure de cire prenait les teintes livides de la terreur.
Quand à Laure—nous l'avons dit—elle laissa échapper la plume qu'elle tenait, joignit les mains et leva les yeux au ciel, dans un élan spontané de gratitude.
Tout le monde s'était retourné vers la porte et chacun regardait avec une profonde stupéfaction ce beau jeune homme pâle qui s'était arrêté sur le seuil du salon et dont la vue impressionnait si tort le couple qui allait bientôt s'unir.
Ce fut une heureuse diversion pour Champfort, car elle empêcha son coup de tête d'être trop remarqué, et Edmond put le ramener à l'écart sans qu'il fit aucune résistance.
Cependant, Gustave Després, après s'être orienté un instant et avoir promené son regard dans la vaste pièce, s'avança lentement vers la table et s'inclinant devant Madame Privat, qui n'était pas encore revenue de son ébahissement:
—Madame, dit-il, d'une voix grave, vous me pardonnerez d'avoir répondu si tard à votre gracieuse invitation d'assister à votre bal. Rien moins que la privation absolue de ma liberté n'aurait pu m'empêcher d'assister aux splendeurs de votre festival. Aussi, étais-je bel et bien prisonnier. Mais j'ai brisé mes liens, fait sauter mes verrous... et me voici!
Et Després, en prononçant ces paroles sur un ton d'exquise galanterie, se retourna à demi du côté de Lapierre et lui jeta un regard froidement railleur, que ce dernier ne put soutenir.
La riche veuve ne savait trop que penser de cette tirade, qu'elle trouvait pour le moins excentrique, mais elle était de trop bonne société pour ne pas y répondre poliment.
—Monsieur, dit-elle gracieusement, vous nous donnez là, à mes enfants et à moi, une trop grande preuve d'attachement pour que je ne vous prie pas de me dire votre nom.
—Madame, répondit le jeune homme, je me nommais autrefois Gustave Lenoir; mais des circonstances d'une nature particulière m'ont forcé de prendre le nom de ma mère, et, maintenant, je m'appelle Gustave Després.
—C'est notre roi, ma mère, c'est le Roi des Étudiants! ajouta Edmond.
—Ah! fit la veuve. Et bien! Sire, ajouta-t-elle en souriant. Votre Majesté nous fera l'honneur de signer sur le contrat de mariage de ma fille, dont la lecture venait de se terminer au moment de votre arrivée.
—Madame, répliqua Després d'une voix toujours courtoise, mais ferme, je regrette infiniment de ne pouvoir apposer ma royale griffe au bas de cet acte notarié, car je suis venu, au contraire, pour empêcher ce contrat de se signer.
—Plaît-il, monsieur? fit madame Privat avec hauteur, car elle commençait à trouver la plaisanterie un peu forte.
—C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire, madame.
—Ainsi, vous avez réellement la prétention d'empêcher le mariage de ma fille?
—J'ai la prétention d'empêcher Joseph Lapierre d'épouser mademoiselle Laure.
—En vérité, monsieur, vous êtes plaisant pour un roi! dit-elle.
—J'ai bien peur, madame, que vous ne me trouviez, au contraire, bien lugubre dans quelques instants, répliqua solennellement Després.
Cette réponse fit tressaillir légèrement la veuve et causa une certaine émotion dans l'assistance. Les fauteuils se rapprochèrent insensiblement et les chuchotements cessèrent, comme si les paroles du jeune étranger eussent été le prologue de quelque drame mystérieux.
Quant à Lapierre, redevenu à peu près maître de lui-même, par un puissant effort de volonté, il se tenait renversé sur son fauteuil, le regard insolent et la lèvre dédaigneuse. Il semblait assister à quelque bonne farce d'écolier, et ne pas se préoccuper le moins du monde de ce qui pouvait en résulter...
Madame Privat, après une minute de vague contrainte, reprit avec une sorte d'impatience:
—Enfin, M. Després, plaisant ou lugubre, expliquez-vous... Qu'y a-t-il? de quoi s'agit-il?
—De quoi il s'agit? je vais vous le dire, ma chère dame, riposta une voix métallique et railleuse, qui n'était autre que l'organe de Lapierre.
—Ah! fit la mère de Laure, vous sauriez?...
—Oui, madame. Le monsieur tragique que vous avez sous les yeux n'est rien moins qu'un de mes anciens rivaux qui, pour un amour rentré, me fait l'honneur de me haïr, et s'est juré de me faire tort auprès de vous.
—Ah! fit encore la veuve du colonel, je m'attendais à une tragédie et voilà que vous me menacez d'une pièce bouffonne! C'est mal à vous, mon cher gendre: vous effeuillez mes illusions.
—Ma bonne mère!... supplia Laure.
—Ma tante! appuya Champfort, ces paroles...
—Vous vous hâtez trop de juger, ma mère! dit à son tour Edmond.
—Laissez faire, répliqua Després d'un ton calme. Madame Privat est parfaitement excusable de me persifler un peu pour plaire à celui qui devait être son gendre, car elle ne sait pas encore que l'insolent qui vient de me provoquer, lorsqu'il aurait dû implorer mon silence à genoux, est le meurtrier de son mari.
A cette froide déclaration, tombant comme une bombe au milieu de l'assemblée silencieuse, il y eut un frisson général de stupeur. Madame Privat pâlit affreusement, tandis que Lapierre bondit de son siège et montra le poing à Després, en criant d'une voix étranglée:
—Infâme calomniateur!
—Monsieur! disait en même temps la veuve, qu'affirmez-vous là?
—J'affirme, madame, reprit Després avec force, que l'homme qui aspire à la main de mademoiselle Laure est l'assassin du colonel Privat.
—L'assassin de mon mari?
—Oui, madame... à moins que celui qui organise le meurtre soit moins coupable que l'instrument qui l'exécute.
—Je ne comprends rien à tout cela, monsieur... Le colonel Privat a été tué à la tête de soir régiment, comme un brave officier qu'il était: voilà ce que je sais.
—C'est vrai, madame; mais une chose que vous ignorez, c'est qu'il a été attiré dans un guet-apens par un lâche espion qui se disait son ami.
—Attiré dans un guet-apens?... trahi par un ami?... Oh! monsieur, quel abîme de malheur et de honte vous nous ouvrez là!
—Madame, répondit Després avec une tristesse grave, soyez persuadée que si le bonheur de votre chère fille n'était pas en jeu, je me refuserais à soulever le sombre voile qui cache toutes ces turpitudes je vous laisserais dans votre bienheureuse ignorance de ces événements ténébreux... Mais mon devoir est là qui me pousse, et, d'ailleurs, la Providence m'a chargé de punir un grand criminel; je ne faillirai pas à cette tâche.
—Monsieur aurait dû pénétrer dans cette enceinte en costume de grand justicier du Moyen-Age et escorté du bourreau et de ses aides, fit entendre la voix narquoise de Lapierre.
—Misérable! tonna Després, oses-tu bien parler de bourreau, toi qui as fait assassiner le père de ta fiancée; toi qui as essayé de me tuer lâchement, il n'y a pas plus de quatre jours; toi, enfin, qui viens d'enlever à leur vieux père une jeune fille et un enfant?... Ah! le bourreau, il ne se dérange pas pour toi, car il sait fort bien que tu iras fatalement à lui avant qu'il soit longtemps.
Un violent tumulte suivit cette sortie. Tout le monde se leva, et la curiosité fit que chacun se porta en avant. Lapierre, lui, sauta par-dessus la table qui le séparait de son audacieux adversaire, et alla se heurter entre les bras tendus de Champfort et du jeune Edmond, accourus pour protéger Després.
Il écumait de rage et jurait comme un porte-faix malappris.
—Gueux! cria-t-il, forçat évadé! oseras-tu bien répéter ce que tu viens de dire?
—Non seulement je répéterai mes accusations, répondit Després d'une voix très calme, mais j'ajouterai que, non content d'avoir fait assassiner le colonel Privat, tu as exploité la tendresse filiale de son enfant dans le but de t'emparer de sa dot.
—C'est vrai! s'écria Laure d'une voix stridente.
—Madame, au nom du ciel, reprit Lapierre, en s'adressant à la veuve, ne vous laissez pas circonvenir par un imposteur que le dépit aveugle. Cet homme me poursuit d'une haine implacable, je vous l'ai dit, et cela pour un tour d'écolier que je lui ai joué, il y a plusieurs années, en me faisant aimer d'une fillette dont il raffolait. Je vous donne ma parole d'honneur que tel est le véritable, l'unique mobile qui l'a poussé à venir ici ce soir raconter ces ridicules histoires de guet-apens et de séquestration. J'espère que vous ne m'humilierez pas au point d'écouter un calomniateur aussi ridicule, et qu'au contraire, vous allez le faire chasser immédiatement de ce salon par vos domestiques.
Madame Privat, ahurie et ne sachant quel parti prendre, allait probablement donner dans ce sens, lorsque Champfort s'écria:
—Par le sang de mon oncle! M. Lapierre, il n'en sera pas ainsi et vous allez bel et bien subir votre procès en présence de cette honorable compagnie.
Si vous êtes innocent, qu'avez-vous à craindre? On ne forgera pas, je suppose, des preuves contre vous, et ma tante ne se rendra qu'à l'évidence la plus indiscutable! D'un autre côté, les accusations d'un homme comme Gustave Després, dont Je m'honore d'être l'ami, sont fondées et prouvées, pouvons-nous, ma tante peut-elle laisser des crimes aussi odieux impunis?... Ne doit-elle pas à la mémoire de son mari, à la société, de vous faire enfin expier la trop longue série de vos forfaits?
—Vous auriez fait un excellent homme de loi, M. Champfort, car vous avocassez à merveille, se contenta de répondre Lapierre. Cependant, j'espère que madame Privat ne ploiera pas la tête sous vos foudres, plus bruyantes que persuasives, et qu'elle décidera de suite si c'est moi ou M. Després qui doit sortir d'ici.
En ce moment même, Edmond était penché sur sa mère et lui parlait à l'oreille. Quant il eut fini, la veuve était fort pâle et ses yeux brillaient d'un feu singulier.
Elle entendit la dernière phrase de Lapierre, et se levant:
—Ni l'un ni l'autre! dit-elle d'une voix ferme... Les affirmations de M. Després sont trop graves, pour qu'il les ait faites à la légère; en outre, elle se rapportent à des personnes et à des événements qui ont tenu une trop grande place dans ma vie, pour que je consente à les repousser sans examen. Je prie donc les jeunes gens qui se trouvent dans cette enceinte de vouloir bien garder les portes, afin que personne ne cherche à se soustraire au châtiment qu'il aura mérité...
L'aimable amphitryon n'avait pas fini cette énergique petite harangue, qu'un murmure approbateur courut dans l'assemblée, et qu'une vingtaines de jeunes gens se précipitaient vers les issues du salon, où ils s'installaient résolument.
—Bien! messieurs, reprit la veuve. Maintenant, si l'honorable compagnie ne s'y oppose pas, nous allons nous constituer en cour de justice et écouter impartialement M. Després. De la sorte, tout se passera régulièrement et nous n'aurons pas à déplorer des scènes de violence comme celle à laquelle nous venons d'assister.
«Très bien! très bien!» murmura-t-on de toutes parts.
—Approchez, mesdames et messieurs.
Tous les assistants se rassemblèrent autour do Mme Privat, à l'exception d'un petit groupe de; quatre personnes, dont une femme vêtue de noir, qui demeura à l'écart, et des jeunes gens installés aux portes.
Quant à Lapierre, pâle comme un cadavre, mais sombre et résolu, il regagna lentement son siège; près de la table, où il demeura seul, semblable à un accusé sur la sellette.
Le misérable se voyait perdu; mais il voulait lutter jusqu'au bout et ne pas succomber sans une petite vengeance qu'il méditait.
Cet homme avait de la bête fauve dans le caractère, et il ne faisait pas bon de l'acculer dans ses retranchements.
La cour de justice, ou plutôt le tribunal extraordinaire improvisé par la veuve du colonel, étant donc constitué, cette dernière se leva et s'adressant de nouveau à l'assemblée:
—Messieurs, dit-elle, il y a parmi vous plusieurs avocats et gens de loi, infiniment plus aptes que moi à conduire l'affaire qui nous occupe; je les charge donc tout spécialement du soin de veiller à ce que les preuves fournies par M. Després soient de celles qui ne laissent aucun doute dans l'esprit; et, comme il faut un président pour diriger les débats qui pourraient surgir, je propose que M. le juge X..., qui nous honore de sa présence, se charge de cette besogne, qui lui est familière.
—Adopté! adopté! firent tous les voix.
Un vieillard à la physionomie avenante se leva et vint s'incliner devant l'amphitryon:
—Madame, dit-il, j'accepte la délicate mission que vous me confiez; et, bien qu'elle soit extra-légale, je la remplirai comme si j'étais réellement sur le banc judiciaire, très heureux de vous être agréable.
Un fauteuil fut apporté et le juge X... prit place à côté de madame Privat.
Puis Gustave Després, toujours debout en face du tribunal improvisé, s'inclina et prit ainsi la parole, d'une voix forte:
—Monsieur le juge, madame et vous tous qui m'entendez! Ce n'est pas, veuillez le croire, pour satisfaire une mesquine passion de vengeance, ni pour poser en chevalier redresseur de torts, que vous me voyez dans cette enceinte, interrompant les apprêts d'un solennel mariage et portant contre un homme réputé honorable la plus terrible des accusations.
—Il y a longtemps qu'une saine philosophie, éclose sur les ruines de mon bonheur, me fait planer au-dessus de semblables petitesses et mépriser de pareils moyens.
—Le sentiment qui me porte à agir comme je le fais est, au contraire, de ceux que l'on ne peut repousser sans faiblesse, renier sans honte. La Providence, dont le regard mystérieux suit le criminel à travers le labyrinthe sans issue de ses forfaits, a voulu faire de moi son instrument de tardive rétribution, en me jetant sur toutes les pistes ténébreuses laissées par le grand coupable que nous avons à juger, et je, faillirais à mon devoir d'honnête homme, à ma tâche de vengeur providentiel, si j'hésitais à frapper, si mon coeur se prenait à faiblir.
—Je parlerai donc sans colère et sans passion; mais aussi sans réticences et sans crainte.
Après cet exode un peu solennel, Després se retourna à demi, jeta un coup d'oeil sur le groupe où se trouvait la dame vêtue de noir, et reprit aussitôt:
—L'homme que j'accuse d'avoir fait assassiner le colonel Privat a commencé, il y a six ans, la trop longue série de ses crimes; et c'est sur moi et une jeune fille respectable qu'il essaya, en premier lieu, ses aptitudes de traître. La nature l'avait doué d'une physionomie agréable, le diable lui avait prêté son habileté et sa puissance de fascination: le misérable en profita pour tromper mon amitié et m'enlever l'affection d'une jeune fille que j'aimais cl que j'avais sauvée de la mort. Puis, non content de ce beau triomphe, il se disposait à ravir cette enfant à l'affection de ses vieux parents, lorsque je le forçai à s'arrêter pour se battre avec moi.
Les criminels sont rarement courageux, et il est inouï que le coeur ne leur fasse pas défaut au moment du danger.
C'est ce qui arriva pour Joseph Lapierre.
Nous n'avions pas échangé quelques balles, sur un îlot perdu et au milieu des ténèbres d'une nuit sans étoiles, que la terreur empoigna mon adversaire à la gorge et qu'il se laissa choir, feignant d'avoir été tué.
Je l'abandonnai à son sort et ramenai la jeune fille chez elle.
Le lendemain, le misérable m'avait dénoncé aux autorités et j'étais arrêté sur la route de la frontière. Un mois plus tard, je partais pour le pénitencier de Kingston!
Un murmure d'indignation parcourut la salle.
Ce n'est pas tout, reprit Després. En reconnaissant la lâcheté de son nouvel amant, la jeune fille le prit en horreur et refusa de le revoir.
Comment se vengea-t-il de ce dédain mérité?... En répandant sur le compte de cette malheureuse des calomnies tellement atroces, qu'elle et sa famille durent quitter la paroisse et que la vieille mère en mourut de chagrin!
—Voilà le premier pas fait par Joseph Lapierre: dans la voie du crime!
Un second murmure, plus accentué et plus général, gronda parmi les assistants, et plusieurs bouches féminines laissèrent échapper un mot sanglant:
«Le lâche!»
—Tout cela est faux et de pure invention! s'écria Lapierre avec force. Cet individu se moque de son auditoire, et je le mets au défi de prouver un seul de ses dires.
—Approchez, mademoiselle Gaboury, se contenta de répondre l'accusateur.
Une femme en deuil, conduite par un tout jeune homme, se détacha du groupe retiré à l'écart et s'avança jusqu'en face de madame Privat. Arrivée là, elle souleva son voile et exposa en pleine lumière sa pâle et belle figure.
—Tout ce que monsieur vient de raconter est de la plus scrupuleuse vérité, dit-elle. Je m'appelle Louise Gaboury et je suis cette femme honteusement calomniée par Joseph Lapierre.
—Et moi, je suis le frère de cette jeune fille et je corrobore son témoignage, ajouta l'enfant qui accompagnait Louise. Demandez mon nom à monsieur Lapierre et, s'il est revenu de la stupéfaction que lui cause ma présence ici, lorsqu'il m'a laissé hier soir sous les verrous d'un cachot de sa maison, il vous dira que je m'appelle Georges Gaboury.
Lapierre proféra une menace incompréhensible et retomba sur son siège, le front baigné d'une sueur froide.
—C'est bien, mes enfants, dit le juge X...; vous pouvez vous retirer.
Ils obéirent; mais, en passant devant Mlle Primat, Louise se sentit attirée par une douée traction et se retourna.
—Asseyez-vous ici, près de moi, ma chère demoiselle, lui dit Laure. Ne sommes-nous pas presque deux soeurs?
Louise regarda cette belle jeune fille qui avait été si près d'être malheureuse à tout jamais, et murmura:
—Oh! c'eût été trop dommage!
Puis elle prit place sur le siège qu'on lui offrait.
Quant au Caboulot, il regagna son coin, où l'attendaient les deux personnages qui restaient du groupe de tout à l'heure et qui n'étaient autres que nos buveurs de la nuit précédente: Lafleur et Cardon.
Le Roi des Étudiants reprit son formidable réquisitoire.
Ayant fait assister le lecteur à la conversation qui eut lieu, quelques jours auparavant, entre Després et Laure—conversation qui roula exclusivement sur les criminelles menées de Lapierre aux États-Unis et sa participation à l'hécatombe du régiment du colonel Privat—nous ne voulons pas nous répéter, certain que personne n'a oublié cette terrible révélation.
Nous nous contenterons de dire que le Roi des Étudiants fut implacable et que pas un fil de la sombre trame ourdie par Lapierre ne resta dans l'ombre. Il s'appliqua surtout à faire ressortir le machiavélisme odieux employé par l'ancien espion pour circonvenir Mlle Privat; il exposa à l'assistance émue tout ce qu'il y avait de grand dans le dévouement de cette fière jeune fille, sacrifiant son bonheur à la mémoire de son père, imposant silence à son instinctive répulsion et épousant un homme détesté, pour empêcher qu'un soupçon planât sur la tombe de ce vénéré père. Puis, résumant et condensant le dramatique exposé qu'il venait de faire, il termina par une foudroyante péroraison, dont les dernières phrases furent celles-ci:
—Vous me demandez des preuves contre l'abominable scélérat qui est aujourd'hui courbé sous la main vengeresse de Dieu?... Ces preuves, mesdames et messieurs, je pourrais me dispenser de vous les donner, car la seule attitude du coupable, le remords qui se traduit sur sa figure par une pâleur morbide, ses réponses embarrassées, ses emportements spasmodiques, et jusqu'à cette farouche résignation dans laquelle il s'est enfin renfermé, tout cela devrait être plus que suffisant pour apporter la conviction dans vos esprits... Mais je ne veux laisser subsister aucun doute relativement aux graves accusations que je viens de jeter à la face de Joseph Lapierre, et, sans même tirer parti de l'aveu tacite de culpabilité qui ressort de ce fait que l'habile chercheur de dots a fait disparaître, ces jours-ci, tous ceux qui pouvaient témoigner contre lui, je vous mettrai sous les yeux un argument plus irrésistible, une preuve plus accablante: le propre aveu du coupable, le témoignage de sa conscience, enfin le journal où sa main criminelle et imprudente a consignée, jour par jour, ses ténébreux projets...
—C'est une petite razzia que je fis sur ce bon Lapierre, une nuit qu'il revenait du camp confédéré, où il avait lâchement vendu ses frères de l'armée du nord.
Et le Roi des Étudiants, tirant de son gilet le grand portefeuille de maroquin que nous connaissons, le présenta solennellement à madame Privat.
—Lisez, madame, dit-il, et que Dieu vous donne la force d'aller jusqu'au bout!
—Misérable voleur! hurla Lapierre, mon portefeuille!... Ah! tu ne jouiras pas longtemps de ta victoire!
Il n'avait pas fini, qu'un coup de pistolet éclata dans le salon, suivi aussitôt d'une seconde détonation.
La panique s'empara des femmes.
Mais la fumée se dissipa vite et la voix sonore de Després domina tous les bruits:
—Ce n'est rien, mesdames, dit-il: c'est l'assassin du colonel Privat qui vient de se faire justice, après avoir commis sur moi une seconde tentative de meurtre.
En effet, chacun put voir le misérable Lapierre étendu, sanglant et immobile, sur le parquet. Ce fut Cardon qui, du fond de la salle, prononça son oraison funèbre, rigoureusement condensée en cette seule phrase:
—Tout est bien qui finit bien!
ÉPILOGUE
Trois mois plus tard, par une belle matinée de septembre, les cloches de la cathédrale de Québec, sonnaient à toutes volées et l'immense nef de la vieille église s'emplissait d'une foule d'élite.
On célébrait, ce jour-là, deux mariages fashionables, et les curieux qui stationnaient sous les portiques échangeaient maintes observations sur les circonstances dramatiques qui avaient amené ces mariages.
On se disait bas à l'oreille qu'une ces deux fiancées, la richissime fille de Mme Privat, avait été sur le point, quelque temps auparavant, d'épouser un audacieux bandit qui lui avait complètement tourné la tête... La noce était ordonnée et l'on se disposait à aller prononcer le oui solennel en face du prêtre, quand apparut soudain un inconnu qui révéla sur le compte du futur époux des choses si épouvantables, que ce dernier en tomba mort de confusion...
Et l'on ajoutait d'un air mystérieux que l'autre mariée avait aussi dans son passé certain épisode terrible que l'on ne connaissait pas bien, mais où, à coup sûr, il y avait eu mort d'homme... Bref, on caquetait méchamment, comme les badauds savent le faire, quand il s'en donnent la peine.
Heureusement, l'arrivée du cortège nuptial changea, le cours de ces charitables conversations et mit fin aux bienveillantes remarques qui les émaillaient.
Les lourds carrosses défilèrent un à un le long des grilles, qui bordent le terre-plein, en face de la cathédrale, déposant sur le trottoir de pierre blanche leur joyeuse cargaison de femmes éblouissantes et d'hommes en costumes de gala.
Toute cette brillante compagnie s'engouffra sous les arceaux des portes grandes ouvertes et s'éparpilla, dans les bancs de chêne, alignés deux par deux sur le pavé de la vaste nef.
Seuls, les mariés, escortés de leurs garçons et filles; d'honneur, s'avancèrent jusqu'à la balustrade du choeur et prirent place sur des fauteuils luxueux, installés à leur intention.
Puis l'orgue fit entendre ses graves harmonies, le prêtre ses avertissements non moins graves... et, au sortir de l'église, Laure Privat était devenue madame Champfort, et Louise Gaboury la... Reine des Étudiants!
Au moment où le cortège s'ébranlait pour retourner à la Canardière, Lafleur et Cardon, qui étaient de la fête et faisaient bonne contenance dans leurs habite à queue, échangèrent les réflexions philosophiques suivantes:
—Ce que c'est que de nous, mon pauvre Lafleur et comme, dans ce monde borné, les petites causes peuvent amener de grands effets!
—Comment, l'entends-tu, illustre Cardon?
—Tu vas voir: suis bien mon raisonnement.
—Je ne te quitte pas d'une semelle.
—N'est-il pas vrai que si nous n'avions pas été ivrognes comme doivent l'être d'honnêtes étudiants, nous n'aurions pas fait la connaissance de la mère Friponne?
—C'est indubitable. Ensuite?
—N'est-il pas également vrai, que, sans cette connaissance de la mère Friponne, nous ne serions pas allés chez elle le soir où Després y fut jeté à fond de cave?
—Je te concède cela. Poursuis.
—N'est-il pas mêmement à présumer que, nous absents, Gustave n'aurait pu échapper et, par conséquent, arriver à temps pour empêcher Lapierre d'épouser Mlle Privat?
—C'est plus que probable. Quelle est ta conclusion?
—Ma conclusion, ami Lafleur, c'est qu'à quelque chose whisky est bon!
Et le facétieux étudiant, qui s'était donné tout le mal du monde pour en arriver à cette atroce parodie d'un aphorisme célèbre, se prit à réfléchir profondément.
Lafleur fit de même, tout en mâchonnant d'une voix distraite son grand-père Noé.
La noce filait toujours, soulevant sur son passage l'aveuglante poussière des rues de Québec.