Le roman bourgeois: Ouvrage comique
[33] C'est là qu'on faisoit alors les fines parties, et Furetière est loin d'avoir tort dans ce qu'il ajoute sur les risques qu'y couroit «l'honneur bourgeois». Ailleurs il en avoit parlé, et sur le même ton (V. le Voyage de Mercure, liv. 4, Paris, 1653, in-4. p. 88)—Sarrazin, dans la lettre qui sert de préface à son Ode à Calliope, dit aussi, par allusion au scandale de ces gaités-champêtres: «Si je devine bien, le mot d'aventure et le lieu de Saint-Clou (sic) vous feront d'abord songer à quelque chose d'étrange, et vous ne tarderez guère à scandaliser votre bonne amie et votre très humble serviteur.» Un amant ne pardonnoit pas à sa maîtresse de faire sans lui une promenade à Saint-Cloud:
Le regal qu'à Saint-Cloud Paul vient de vous donner;
C'est le plus dégoûtant de tous les esprits fades.
Vous aimez trop les promenades,
Iris: allez vous promener.
(Poésies de Charleval, Amst., 1759, in-12, p. 52, épigr. 37.)
[34] «Aller à Versailles, être renversé.» Ant. Oudin, Curiositez françoises, Paris, 1640, in-12. p. 569.
D'ailleurs il y avoit un obstacle invincible à l'exécution de sa promesse de mariage, supposé qu'il eust eu dessein de l'exécuter. Il estoit encore mineur, et il avoit une mère et un oncle qui possedoient de grands biens, sur lesquels toute la grandeur de sa maison estoit fondée. L'un et l'autre n'y auraient jamais donné leur consentement; au contraire, il estoit en danger d'estre désherité ou mesme de voir casser son mariage s'il eust esté fait. Il redoubla donc son empressement aupres de Lucrece, et il trouva enfin une occasion favorable dans une de ces mal-heureuses promenades qu'ils faisoient souvent ensemble.
Ce n'est pas que Lucrece n'y allast tousjours avec sa tante et quelques autres filles du voisinage accompagnées de leurs meres; mais ces bonnes dames croyoient que leurs filles estoient en seureté pourveu qu'elles fussent sorties du logis avec elles, et qu'elles y revinssent en même temps. Il y en a plusieurs attrapées à ce piege; car, comme la campagne donne quelque espece de liberté, à cause que les témoins et les espions y sont moins frequens et qu'il y a plus d'espace pour s'écarter, il s'y rencontre souvent une occasion de faire succomber une maîtresse, et c'est proprement l'heure du berger[35]. D'ailleurs, les gens de cour ne meurent pas de faim faute de demander leurs necessitez; ils prennent des avantages sur une bourgeoise coquette qu'ils n'oseroient pas prendre sur une personne de condition, dont ils respecteroient la qualité. Enfin, notre assiegeant somma tant de fois la place de se rendre et il la serra de si près qu'il la prit un jour au dépourveu et éloignée de tout secours, car la tante estoit alors en affaire, et occuppée à une importante partie de triquetrac qu'elle faillit gagner à bredoüille.
[35] Nous ne nous arrêterions pas sur cette expression, devenue très commune, si elle n'avoit été, du temps de Furetière, fort à la mode et de bon ton, à ce point qu'on fit, en manière de définition galante, un petit traité de l'Heure du Berger, qui se trouve dans le Recueil de pièces en prose les plus agréables du temps, etc., Paris, 1671, quatrième partie, p. 72-75.
Lucrece se rendit donc; je suis fâché de le dire, mais il est vray. Je voudrois seulement pour son honneur sçavoir les parolles pathetiques que luy dit son amant passionné pour la toucher. Elles furent plus heureuses que toutes les autres qu'il luy avoit dites jusques-là. Je croy qu'il luy fit bien valoir le saffran qu'il avoit sur le visage; car, en effet, il estoit devenu tout jaune de soucy. Je croy aussi qu'il tira un poignard de sa poche pour se percer le cœur en sa presence, puisque son amour ne l'avoit pû encore faire mourir. Il ne manqua pas non plus de la faire ressouvenir de la promesse de mariage qu'il luy avoit donnée, et de luy faire là dessus plusieurs sermens pour la confirmer. Mais, par malheur, on ne sçait rien de tout cela, parce que la chose se passa en secret; ce qui serviroit pourtant beaucoup pour la décharge de cette demoiselle. Seulement il faut croire qu'il y fit de grands efforts; car, en effet, Lucrece estoit une fille d'honneur et de vertu, et elle le monstra bien, ayant esté fort longtemps à tenir bon, bien que, de la maniere dont elle avoit esté élevée, ce dust estre une bicoque à estre emportée facilement. Quoy qu'il en soit, elle songea plustost à establir sa fortune qu'à contenter son amour. Elle ne crut pas pouvoir mener d'abord le marquis chez un notaire ou devant un curé, qui auroient esté peut-estre des causeurs capables de divulguer l'affaire et de donner occasion aux parens de son amant de la rompre. Elle crut qu'il falloit qu'il y eust quelque engagement precedent, et elle ayma mieux hazarder quelque chose du sien que de manquer une occasion d'estre grande dame. Ce n'est point la faute de Lucrece si le marquis n'a point tenu sa parolle, qu'elle avoit ouy dire inviolable chez les gentils-hommes. Et certes, il y en a beaucoup qui ne se mocqueront pas d'elle, parce qu'elles y ont esté aussi attrapées. Leur amour dura encore longtemps avec plus de familiarité qu'auparavant, sans qu'il y arrivast rien de memorable; car il n'y eust point de rival qui contestast au marquis la place qu'il avoit gagnée, ou qui envoyast à sa maistresse de fausses lettres. Il n'y eut point de portrait, ny de monstre, ny de bracelet de cheveux qui fust pris ou égaré, ou qui eust passé en d'autres mains, point d'absence ny de fausse nouvelle de mort ou de changement d'amour, point de rivale jalouse qui fist faire quelque fausse vision ou équivoque, qui sont toutes les choses necessaires et les matériaux les plus communs pour bastir des intrigues de romans, inventions qu'on a mises en tant de formes et qu'on a repetassées si souvent qu'elles sont toutes usées.
Je ne puis donc raconter autre chose de cette histoire; car toutes les particularitez que j'en pourrois sçavoir, si j'en estois curieux, ce seroit d'apprendre combien un tel jour on a mangé de dindons à Saint-Cloud chez la Durier[36], combien de plats de petits pois ou de fraises on a consommés au logis de petit Maure à Vaugirard, parce qu'on pourroit encore trouver les parties de ces collations chez les hostes où elles ont esté faites, quoy qu'elles ayent esté acquitées peu de tems apres par le marquis, qui payoit si bien que cela faisoit tort à la noblesse. Ils furent mesme si discrets qu'on ne s'avisa point qu'il y eust plus de privauté qu'auparavant, et cela n'empescha pas qu'il n'y eust plusieurs personnes du second ordre qui entretinssent Lucrece et qui en fissent les amoureux et les passionnez. Mais c'estoit toûjours avec quelque espece de respect pour le marquis, et sous son bon plaisir. Ils prenoient leur avantage quand il n'y estoit pas, et ils luy cedoient la place quand il arrivoit; car chacun sait que ces nobles sont un peu redoutables aux bourgeois, et par conséquent nuisent beaucoup aux filles, à cause qu'ils écartent les bons partis.
[36] C'étoit, sous Louis XIII, la plus fameuse cabaretière des environs de Paris. On trouve dans Tallemant (édit. in-12, t. 9, p. 223-226) une longue et curieuse historiette sur elle, sur son vaste cabaret de Saint-Cloud, sur les longs crédits qu'elle faisoit à la noblesse, etc. Il y est aussi parlé de ses amours avec Saint-Preuil, et de la belle conduite qu'elle tint quand, aux instigations du duc de la Meilleraye, ce gouverneur d'Arras fut jugé et décapité à Amiens. «Elle reçut sa tête dans un tablier, dit Tallemant, et lui fit faire un magnifique service à ses dépens.» Dans les notes curieuses qu'il a données sur ce passage des Historiettes, M. Monmarqué omet de dire qu'en décembre 1803, lors des fouilles qu'on fit dans l'enclos des Feuillans d'Amiens, on a eu la preuve des soins pieux que prit la Durier pour l'inhumation de Saint-Preuil; on retrouva le corps et la tête embaumés. Le détail de cette découverte et du bruit qu'elle fit à Amiens se lit tout entier au t. 2, p. 198-199, des Essais historiques sur Paris, publiés en 1812, in-12, par le neveu de Saint-Foix, pour faire suite à ceux publiés par son oncle.—Quelques auteurs du temps ont aussi parlé de la Durier, entre autres Sarrazin, qui, dans la préface de son Ode à Calliope, se fait dire par sa muse: «Je quitteray pour vous la table des dieux si vous quittez pour moi celle de la Durier.» (Les Œuvres de M. Sarrazin, etc., Paris, 1696, in-8, p. 283.)
Lucrece avoit accoustumé son amant à souffrir qu'elle entretinst, comme elle avoit toujours fait, tous ceux qui viendroient chez elle. Particulierement depuis sa faute, que le remords de sa conscience luy faisoit encore plus publique qu'elle n'estoit, elle les traita encore plus favorablement. Peut-estre aussi que par adresse elle en usoit de la sorte; car, quoiqu'elle se flattast toujours de l'esperance d'estre Madame la marquise, neantmoins comme la chose n'estoit pas faite et qu'il n'y a rien de si asseuré qui ne puisse manquer, elle estoit bien aise d'avoir encore quelques autres personnes en main pour s'en servir en cas de necessité. Outre qu'il est fort naturel aux coquettes d'aymer à se faire dire des douceurs par toutes sortes de gens, quoiqu'elles n'ayent pour eux ny amour ny estime.
Parmy ce corps de reserve de galands assez nombreux se trouva Nicodeme, qui estoit un grand diseur de fleurettes, et, comme j'ay dit, un amoureux universel. Il s'engagea si avant dans cette amour, qu'un jour, apres avoir prosné sa passion avec les plus belles Marguerites françoises[37] qu'il pust trouver, Lucrece, pour s'en défaire, dit qu'elle n'adjoustoit point de foy à ses parolles, et qu'elle en voudroit voir de plus puissans témoignages. Il luy respondit serieusement qu'il luy en donneroit de telle nature qu'elle voudroit; elle luy repliqua qu'elle se raportoit à luy de les choisir. Aussi-tost Nicodeme, pour luy monstrer qu'il la vouloit aymer toute sa vie, lui dit qu'il luy en donneroit tout à l'heure une promesse par écrit. Tout en riant elle l'en deffia, et un peu de temps apres, Nicodeme, s'estant retiré expressément dans une antichambre, luy apporta en effet une promesse de mariage qu'il luy mit en main. Elle la prit en continuant sa raillerie, et luy demanda seulement: La quantième est-ce d'aujourd'huy? (Car c'estoit un homme sujet à de telles foiblesses.) En mesme temps, pour monstrer qu'elle n'en faisoit pas grand estat, elle s'en servit à envelopper une orange de Portugal qu'elle tenoit en sa main. Neantmoins elle ne laissa pas de la serrer proprement pour les besoins qu'elle en pourroit avoir, quand ce n'eust esté que pour faire voir un jour qu'elle avoit eu des amans.
[37] Il est fait allusion ici au livre de François Desrues: Les Marguerites françoises, ou fleurs de bien dire, contenant plusieurs belles et rares sentences morales recueillies des meilleurs auteurs, et mises en ordre alphabètique. Rouen, Behourt, 1625, in-12. Cette édition, décrite par Brunet, Manuel, II, 65, n'est pas la plus ancienne de ce recueil, qui s'appeloit auparavant: Fleurs de bien dire, recueillies des cabinets des plus rares esprits de ce temps, pour exprimer les passions amoureuses de l'un comme de l'autre sexe, etc. Il y en a sous ce titre une édition de 1598, Paris, Guillemot, pet. in-12.
Cela s'estoit passé auparavant que Nicodeme fust engagé avec Javotte. Quelque temps après, il arriva qu'un procureur de l'officialité, nommé Villeflatin, qui estoit amy et voisin de l'oncle de Lucrece, le vint voir et le trouva dans sa chambre au coin du feu. Par hasard, Lucrece estoit à fouiller dans un buffet qu'elle avoit dans la mesme chambre. Comme c'est la première cajolerie des vieillards de demander aux jeunes filles quand elles seront mariées, ce fut aussi le premier compliment de ce procureur. Hé bien! lui dit-il, mademoiselle, quand est-ce que nous danserons à vostre nopce! Je ne sçay pas quand ce sera, répondit Lucrece en riant; au moins ce ne sera pas faute de serviteurs: voilà une promesse; si j'en veux, il ne tient qu'à moy de l'accepter. Elle dit cela en monstrant un papier plié, qui estoit cette promesse qu'elle avoit trouvée fortuitement sous sa main, sur quoy neantmoins elle ne faisoit pas grand fondement, car elle mettoit toutes ses esperances en celle du marquis, dont elle n'avoit garde de faire alors mention. Le procureur, par curiosité, jetta la main dessus sans qu'elle y prist garde, et, faisant semblant de la vouloir arracher, elle fut obligée de la lascher de peur de la rompre. Il la lut exactement, et il luy dit qu'il connaissoit celuy qui l'avoit souscrite, qu'il avoit du bien; il n'en fit point d'autre éloge, car il croyoit bien par ce mot avoir dit tout ce qui s'en pouvoit dire. Il luy demanda si la promesse estoit reciproque, et si elle en avoit donné une autre; mais Lucrece, sans dire ny ouy, ny non, lui répondit tousjours en bouffonnant. Il luy recommanda serieusement de la bien garder, luy offrant de la servir en cette occasion et de faire une exacte enqueste du bien que Nicodeme pouvoit avoir.
A quelques jours de là il avint que, Villeflatin estant allé au Châtelet pour quelques affaires, y trouva Vollichon, pere de Javotte; et comme il le connoissoit de longue main, Vollichon lui fit part de la joyeuse nouvelle du mariage prochain de sa fille. Villeflatin s'en rejouyt d'abord avec luy, disant qu'il faisoit fort bien de la marier ainsi jeune; qu'une fille est de grande garde; qu'un pere en est déchargé et n'est plus responsable de ses fredaines quand elle est entre les mains d'un mary, qui est obligé d'en avoir le soin. Qu'à la vérité sa petite Javotte estoit bien sage; mais que le siecle estoit si corrompu, et la jeunesse si dépravée, qu'on ne faisoit non plus de scrupule de surprendre une pauvre innocente que de boire un verre d'eau. Et apres d'autres discours de cette nature que j'obmets à dessein, non pas faute de les sçavoir (car je les ay ouy dire mille fois), il luy demanda qui estoit celuy qu'il avoit choisi pour faire entrer en son alliance, et quand se feroit la solemnité du mariage. Vollichon luy répondit que les bans estoient desja jettez à Saint-Nicolas et à Saint-Severin, les parroisses des futurs espoux; que les fiançailles se devoient faire dans deux jours, et que c'estoit Nicodeme qui devoit estre son gendre. Comment! (s'écria Villeflatin) et on disoit qu'il devoit épouser mademoiselle Lucrece, nostre voisine! J'ai veu, leu et tenu une promesse de mariage à son profit, et qui est bien signée de luy. Vous me surprenez (dit Vollichon), je vous prie de m'en faire sçavoir des nouvelles certaines, et de me dire s'il... Et, sans achever, il le quitta avec furie, en criant: Qui appelle Vollichon? C'estoit le guichetier de la porte du presidial, qui appelloit Vollichon pour venir parler sur la montée à une partie qu'on ne vouloit pas laisser entrer. Son avidité, qui ne vouloit rien laisser perdre, ne luy permit pas de faire reflexion qu'il quittoit une affaire tres importante pour une autre qui estoit peut-estre de neant, comme elle estoit en effet. Si-tost qu'il eut expédié cette partie, il retourna au lieu où il avoit laissé Villeflatin, pour luy demander s'il se souvenoit des termes ausquels la promesse de mariage estoit conçue, puisqu'il l'avoit eue entre ses mains; mais il ne le trouva plus: car, comme celuy-cy estoit fort zelé pour le service de Lucrece et de toute sa famille, voyant le brusque départ de Vollichon, il s'imagina qu'il estoit allé promptement faire avertir sa femme et sa fille qu'on vouloit aller sur son marché et qu'une autre personne avoit surpris une promesse de mariage de Nicodeme. Enfin il crut qu'il estoit allé donner ordre d'achever le mariage avant qu'on y pust former opposition, de peur de laisser échapper ce party, qui en effet lui estoit avantageux. Il eut peur que ce qu'il avoit découvert à Vollichon ne le poussast encore plustost à precipiter l'affaire. C'est ce qui l'obligea d'aller tout de ce pas et de son propre mouvement (sans parler de rien à Lucrece, ny à son oncle, ny à sa tante), afin de ne perdre point de temps, former une opposition au mariage entre les mains des curez de Saint-Nicolas et de Saint-Severin. Et non content de cela, il obtint du lieutenant civil et de l'official des deffenses de passer outre, qu'il fit signifier aux mesmes curez et à Vollichon, car, quand à Nicodeme, il ne sçavoit où il demeuroit. Puis il vint tout en sueur, sur les trois heures apres midy, dire à Lucrece qu'il y avoit bien des nouvelles, qu'elle luy avoit bien de l'obligation, qu'il n'avoit ny bu ni mangé de tout le jour, qu'il avoit toujours couru pour son service. Et apres plusieurs autres prologues, il lui raconta la rencontre qu'il avoit faite de Vollichon et tous les exploits qu'il avoit fait depuis.
Lucrece fut fort surprise de ce recit, et il lui monta au visage une rougeur plus forte qu'aucune qu'elle eust jamais eue. Pour tout remerciment de la bonne volonté de ce procureur, elle luy dit qu'il la servoit vraiment avec beaucoup de chaleur, puisqu'il n'avoit pas mesme pris le temps d'en parler à son oncle ny à sa tante; qu'en son particulier, elle n'avoit point dessein d'épouser Nicodeme, et encore moins par l'ordre de la justice. Ha, ha (dit alors le procureur), il faut apprendre à cette jeunesse éventée à ne se moquer pas des filles d'honneur: nous avons sa signature, il faudra au moins qu'il paye des dommages et interests; laissez-moi seulement faire. Et avec un «Nous nous verrons tantost plus amplement; je n'ay ny bu ny mangé d'aujourd'huy», il enfila l'escalier, et tira la porte de la chambre apres luy; il la ferma mesme à double tour pour empescher qu'on ne courust apres luy pour le reconduire.
Lucrece, que par bon-heur il avoit trouvée seule, demeura en grande perplexité. Son marquis s'en estoit allé il y avoit quelque temps et luy avoit laissé des marques de son amour. Peu avant son départ, elle s'estoit apperceue d'un certain mal qui avoit la mine de luy gaster bien-tost la taille. Cela mesme l'avoit obligée de le presser de l'épouser; mais lorsqu'elle le conjuroit si vivement qu'il ne s'en pouvoit presque plus deffendre, il luy vint un ordre de la cour d'aller joindre son regiment: à quoi il obeyt en apparence avec regret, et en lui faisant de grandes protestations de revenir au plustost satisfaire à sa promesse. Il partit bien, mais je ne sçay quel terme il prit pour son retour, tant y a qu'il n'est point encore revenu. Lucrece luy écrivit force lettres, mais elle n'en reçeut point de réponse. Elle vit bien alors, mais trop tard, qu'elle estoit abusée, et ce qui la confirma dans cette pensée, c'est que, depuis le départ du marquis, elle n'avoit plus trouvé la promesse de mariage qu'il luy avoit donnée. Elle ne pouvoit pas mesme s'ymaginer comme elle l'avoit perdue, veu le grand soin qu'elle avoit eu de la serrer dans son cabinet. Or, voicy comme la chose estoit arrivée:
La passion du marquis estant un peu refroidie par la jouyssance, il fit reflexion sur la sottise qu'il alloit faire s'il executoit la parolle qu'il avoit donnée à Lucrece. Outre le tort qu'il faisoit à sa maison en se mésalliant, il voyoit tous ses parens animez contre luy, qui luy feroient perdre les grands biens sans lesquels il ne pouvoit soustenir l'éclat de sa naissance. Il voyoit, d'un autre costé, que, si Lucrece playdoit contre luy en vertu de sa promesse de mariage, cela luy feroit une tres-fâcheuse affaire: car, outre que ces sortes de procés laissent tousjours quelque tache à l'honneur d'un honneste homme, à cause qu'il est accusé en public de trahison et de manquement de parolle, les evenemens en sont quelquefois douteux, et avec quelque avantage qu'on en sorte, ils coustent toujours tres-cher. Il se résolut donc d'user de stratagéme pour se tirer de ce mauvais pas où son amour trop violent l'avoit engagé. Pour cet effet il mena sa maistresse à la foire Saint-Germain, et, luy disant qu'il luy vouloit donner le plus beau cabinet d'ébeine qui s'y trouveroit, il la pria de le choisir et d'en faire le prix. Elle fit l'un et l'autre, et de plus elle le remercia de sa liberalité. Le marquis prit le soin de le luy faire porter chez elle; mais auparavant il commanda secrettement au marchand d'y faire des clefs doubles, dont il garda les unes par devers luy et il fit livrer les autres à Lucrece avec le cabinet. Soudain qu'elle eut ce present, elle y serra avec joie ses plus précieux bijoux, et ne manqua pas surtout d'y mettre sa promesse de mariage qu'elle avoit du marquis.
Quand il fut sur son départ, ayant dessein de retirer sa promesse, il alla chez Lucrece à une heure où il sçavoit qu'elle n'estoit pas au logis; il y entra familierement comme il avoit accoustumé, et, feignant d'avoir quelque chose d'importance à luy dire, il demanda permission de l'attendre dans sa chambre. Estant là, il se trouva bien-tost seul, et alors, avec la clef qu'il avoit par devers luy, il ouvrit le cabinet, et, trouvant la promesse, s'en saisit, sans que Lucrece, quand elle fut arrivée, s'apperceût d'aucune chose. Elle n'avoit mesme reconnu ce vol que peu de jours avant ce procés que venoit de former Villeflatin contre Nicodeme, et n'en avoit pas encore soubçonné le marquis; mais quand elle vid que son absence duroit, qu'il ne luy écrivoit point et que sa promesse estoit perdue, elle ne douta plus de sa perfidie. Dans son déplaisir elle ne trouva point de meilleur remede à son affliction que d'entretenir avec plus de soin ses autres conquestes. Or comme il falloit qu'elle se mariast avant qu'on s'apperceust de ce qu'elle avoit tant de sujet de cacher, elle commença à s'affliger moins du zele indiscret de son voisin, qui luy cherchoit un mary malgré elle par les voyes de la justice.
Elle attendit donc avec patience le succés de cette affaire, raisonnant ainsi en elle-mesme, que si elle gagnoit sa cause, elle gagnoit un mary dont elle avoit grand besoin, et si elle la perdoit, elle pourroit dire (comme il estoit vray) qu'elle n'avoit point approuvé cette procedure, et qu'on l'avoit commencée à son insceu, ce qu'elle croyoit estre suffisant pour mettre son honneur à couvert. Aussi bien il n'estoit plus temps de deliberer; la promptitude du procureur avoit fait tout le mal qui en pouvoit arriver; la matiere estoit desja donnée aux caquets et aux railleries; il falloit voir seulement où cela aboutiroit. Villeflatin, la revenant voir le soir, luy dit qu'elle luy donnast sa promesse. La honte ne l'ayant pas encore fait resoudre, elle fit semblant de l'avoir égarée et luy dit mesme qu'elle craignoit qu'elle ne fust perduë. Vous auriez fait là (reprit-il) une belle affaire. Or sus, trouvez là au plustost, cependant que ce mariage est arresté; il ne peut passer outre au prejudice de nos deffenses; mais la faudra bien avoir pour la faire reconnoistre. Dites-moi cependant: n'a-t-il point eu d'autres privautez avec vous? n'y a-t-il point eu de copule? Dites hardiment, cela peut servir à vostre cause? Dame, en ces occasions il faut tout dire; on n'y seroit pas receu par apres.
Lucrece rougit alors avec une confusion qui n'est pas imaginable et qui l'empescha de faire aucune réponse. Elle fut tellement surprise de cette grosse parolle, qu'elle fut toute preste à luy advoüer son malheur, dont elle croyait qu'il se fust desja apperceu, de la sorte qu'il la traitoit. Elle l'alloit prier en mesme temps de s'entremettre auprés de son oncle et de sa tante pour obtenir le pardon de sa faute. Ville-flattin crût que sa rougeur venoit de ce qu'il luy avoit demandé assez cruement une chose dont un homme plus civil que luy se seroit informé avec plus d'honnesteté; de sorte que, sans la presser davantage, il la loua de sa pudeur, luy disant: Soyez aussi sage à l'advenir comme vous avez esté jusqu'icy, et vous reposez sur moi de cette affaire.
Cependant Nicodeme qui ne sçavoit rien de ces nouveaux incidens, alla le soir mesme voir Javotte, sa vraye maistresse, et ayant mis des canons blancs, s'estant bien frisé et bien poudré, il y arriva en chaise, fort gay, retroussant sa moustache et gringottant un air nouveau. Il rencontra dans la salle la mere et la fille, toutes deux bourgeoisement occupées à ourler quelque linge pour achever le trousseau de l'accordée. Le froid accueil qu'elles luy firent le surprit un peu, et, commençant la conversation par l'ouvrage qu'elles tenoient: Certes, ma bonne maman (luy dit-il), vostre fille vous aura bien de l'obligation, car je me doute bien que ce linge à quoy vous travaillez est pour elle. La prétenduë belle-mere luy répondit assez brusquement: Ouy, monsieur, c'est pour elle; mais il vous passera bien loin du nez. Je vous trouve bien hardy de venir encore ceans, apres nous avoir voulu affronter. Là, là, ma fille est jeune et ne manquera pas de partis; nous ne sommes pas des personnes à aller playder à l'officialité pour avoir un gendre. Allez trouver vostre maistresse à qui vous avez promis mariage; nous ne voulons pas estre cause qu'elle soit dés-honorée. Nicodeme, encore plus estonné, jura qu'il n'avoit aucun engagement qu'avec sa fille. Vrayment (reprit aussi-tost la procureuse), il nous en feroit bien accroire si nous n'avions de quoy le convaincre; et, appelant la servante, elle luy dit: Julienne, allez querir un papier là haut sur le manteau de la cheminée, que je luy fasse voir son bec-jaune. Quand il fut apporté: Tenez (dit-elle), voyez si je parle par cœur! Nicodeme pensa tomber de son haut en le lisant, car il connoissoit le cœur de Lucrece, et il ne pouvoit concevoir qu'une si fiere personne voulust playder à l'officialité pour avoir un mary. Il sçavoit qu'elle n'avoit receu la promesse qu'en riant et sans fonder sur cela aucune esperance ny dessein de mariage; aussi n'en avoit-elle point parlé depuis, de sorte qu'il s'imagina que cela n'estoit point fait par son ordre; il dit donc à sa belle mere: Voilà une piece que quelque ennemy me jouë; s'il ne tient qu'à cela, je vous apporte dés demain une main-levée de cette opposition pardevant notaires.
Je n'ay que faire (répondit-elle) de notaires ni d'advocats; je ne veux point donner ma fille à ces débauchez et à ces amoureux des onze mille vierges. Je veux un homme qui soit bon mary et qui gagne bien sa vie.
Nicodeme, qui ne trouvoit pas là grande satisfaction, d'ailleurs impatient de sçavoir la cause de cette broüillerie, prit congé d'elle peu de temps apres. Il ne fut pas assez hardy pour saluer, en sortant, sa maistresse de la maniere qu'il est permis aux amans declarez. Pour Javotte, elle se contenta de luy faire une reverence muette; mais en se levant elle laissa tomber un peloton de fil et ses ciseaux, qui estoient sur sa juppe. Nicodeme se jette aussi-tost avec precipitation à ses pieds pour les relever; Javotte se baisse, de son costé, pour le prévenir; et, se relevant tous deux en mesme temps, leurs deux fronts se heurtèrent avec telle violence, qu'ils se firent chacun une bosse. Nicodeme, au desespoir de ce malheur, voulut se retirer promptement; mais il ne prit pas garde à un buffet boiteux qui estoit derrière luy, qu'il choqua si rudement qu'il en fit tomber une belle porcelaine, qui estoit une fille unique fort estimée dans la maison. Là dessus, la mère éclate en injures contre luy. Il fait mille excuses, et en veut ramasser les morceaux pour en renvoyer une pareille; mais en marchant brusquement avec des souliers neufs sur un plancher bien frotté et tel qu'il devoit estre pour des fiançailles, le pied luy glissa, et comme, en ces occasions, on tâche à se retenir à ce qu'on trouve, il se prit aux houppes des cordons qui tenoient le miroir attaché; or, le poids de son corps les ayant rompus, Nicodeme et le miroir tombèrent en mesme temps. Le plus blessé des deux, neantmoins, ce fut le miroir, car il se cassa en mille pièces, Nicodème en fut quitte pour deux contusions assez légères. La procureuse, s'ecriant plus fort qu'auparavant, luy dit: Qui m'amène ici ce ruine-maisons, ce brise-tout? et se met en estat de le chasser avec le manche du ballay. Nicodeme, tout honteux, gagne la porte de la salle; mais, estant en colere, il l'ouvrit avec tant de violence, qu'elle alla donner contre un theorbe qu'un voisin avoit laissé contre la muraille, qui fut entierement brisé. Bien luy en prit qu'il estoit tard, car en plein jour, au bruit que faisoit la procureuse, la huée auroit fait courir les petits enfans apres luy. Il s'en alla donc egalement rouge de honte et de colere; et, à cause de l'heure, ne pouvant rien faire ce soir-là, il se resolut d'attendre au jour d'apres à voir Lucrece.
Le lendemain donc, voulant y aller en bon ordre, il demanda sa belle garniture de dentelle, qui luy fut apportée, à la reserve du rabat, qui se trouva manquer. Il envoya son laquais pour le chercher chés sa blanchisseuse, qui répondit par ce trucheman qu'elle ne l'avoit point. Comme Nicodeme estoit bon bourgeois et bon ménager, il alla le chercher luy-mesme; il foüilla et renversa tout son linge sale, et il trouva à la fin ce qu'il cherchoit et même ce qu'il ne cherchoit pas. Car il faut sçavoir que cette blanchisseuse, nommée dame Roberte, blanchissoit aussi la maison de Lucrece et y estoit fort familiere. Or, comme il remuoit ce linge sale, voyant une chemise de femme assez haute en couleur, il luy demanda en riant si c'estoit une chemise de mademoiselle Lucrece. Dame Roberte luy répondit avec une grande naïveté: Vrayement nenny, ce n'en est pas; mademoiselle Lucrece est maintenant la plus propre fille qu'il y ait à Paris; depuis plus de trois mois je ne vois pas la moindre tache à son linge, il est presque aussi blanc quand je le prends que quand je le reporte. Et comment se porte-t'elle? luy dit Nicodeme. Dame Roberte luy repondit avec la mesme ingenuité: La pauvre fille est toute mal bastie; quand je vais chés elle le matin, je la trouve qui a des vomissemens et de si grands maux de cœur et d'estomac, qu'elle ne peut durer lassée dans son corps de juppe; elle est tousjours avec ses brassieres de satin blanc. Toutefois cette pauvre fille ne se plaint pas, et cache si bien son mal qu'on ne sçait pas mesme au logis qu'elle soit malade; l'apres-disnée elle recoit son monde comme si de rien n'estoit: c'est la meilleure ame et la plus patiente creature qui se puisse voir. Nicodeme remarqua ces parolles ingenuës, et, changeant de dessein, au lieu d'aller voir Lucrece il alla consulter un medecin et un de ses amis du barreau; enfin il se douta de la verité, et son imagination alla encore au delà; car il s'imagina que, pour remedier au mal de Lucrece, ses parens avoient formé cette action afin de la luy faire épouser. Il crut aussi que, pour couvrir sa faute, elle leur avoit fait entendre qu'il avoit abusé d'elle sous la promesse de mariage qu'il luy avoit sottement donnée. Il avoit appris de ses amis qu'il avoit consulté, et il le pouvoit sçavoir luy-mesme, puisque c'estoit son mestier, que son affaire estoit mauvaise; qu'une fille enceinte fondée en promesse de mariage seroit plustost cruë en justice que luy, et que, quelques sermens qu'il fist du contraire, il ne détruiroit point la presomption qu'on auroit que ce ne fust de ses œuvres. D'ailleurs Lucrece estoit belle et avoit beaucoup d'amis de gens de robbe, qui luy pouvoient faire gagner sa cause, quelque mauvaise qu'elle fust, outre qu'elle estoit si discrette en apparence qu'il ne la pouvoit pas convaincre d'aucune débauche, quoy que sa coquetterie fust publique. Il resolut donc de sortir de cette affaire à quelque prix que ce fust avant qu'elle éclatast tout à fait; car il s'imaginoit que si-tost qu'il auroit conjuré cet orage et levé cette opposition, il renoüeroit aisément avec les parens de Javotte, de laquelle il estoit amoureux au dernier point, et certainement, si on eust connu son foible, il luy en eust coûté bon. Il employa quelque temps à chercher des connoissances pour faire parler sous main à l'oncle de Lucrece, n'osant pas y aller en personne, de peur d'un amené sans scandale. Il y trouva quelque accés par le moyen d'un amy qui connoissoit Villeflattin, le plenipotentiaire et le grand directeur de cette affaire, qui écouta volontiers ses propositions.
Cependant Lucrece estoit demeurée dans un grand embarras; elle craignoit tous les jours de plus en plus que son mal secret ne devint public, et, voyant bien qu'il ne falloit plus avoir d'espérance au marquis, elle se résolut tout de bon de ménager l'affaire que le hazard et la promptitude de ce procureur luy avoit preparée. Ce qui la fit encore plustost resoudre, c'est qu'elle avoit presté l'oreille à une consultation qui s'estoit faite chez son oncle sur une pareille espece, où l'affaire avoit esté decidée en faveur d'une fille qui estoit en une semblable agonie. Elle prit donc en main sa promesse pour la porter à son oncle, et le prier, en luy demandant pardon de sa faute, de luy faire reparer son honneur. Mais, hélas! en ce moment, elle avoit deux estranges repugnances: l'une de decouvrir sa faute, et l'autre d'en charger un innocent, ce qui estoit pourtant necessaire en cette occasion.
Trois fois elle monta en la chambre de son oncle, et trois fois elle en descendit sans rien faire. Enfin, y étant retournée avec une bonne resolution, elle commença à luy dire: Mon oncle... et, se repentant d'avoir commencé, elle s'arresta aussi-tost. Son oncle luy ayant demandé ce qu'elle desiroit, elle luy demanda s'il n'avoit point veu ses ciseaux, qu'elle avoit laissez sur la table. A la fin pourtant, apres avoir longuement tournoyé, elle luy dit tout de bon: Mon oncle, je voudrois bien vous entretenir d'une affaire en laquelle je vous prie de m'estre favorable. Mais comme elle commençoit à s'expliquer et en mesme temps à rougir, on vint dire à son oncle qu'on le demandoit en bas pour une affaire fort pressée. Il descendit promptement, et un peu apres envoya querir ses gants et son manteau. Lucrece alors tint à bonheur de n'avoir pas commencé le recit de son adventure, car elle auroit esté faschée de s'y voir interrompue. Or cette affaire estoit que Villeflattin avoit envoyé querir cet oncle, pour luy parler de l'affaire qu'il avoit poursuivie à son insçeu et de son propre mouvement, dans la confiance qu'il avoit qu'il ne seroit point desavoué, à cause du grand soin qu'il prenoit des intérêts de toute la famille. Ce bon homme fut fort surpris de cette nouvelle, et dit qu'il s'estonnoit fort de ce que sa niece ne lui en avoit rien dit. Mais il fut encore plus surpris quand Villeflattin, luy ayant fait le recit de tout ce qui s'y estoit passé dans le peu de jours que l'affaire avoit duré, luy dit que le proces estoit terminé s'il vouloit; qu'on luy offroit de gros dommages et interêts, et qu'en effet, l'entremetteur de Nicodeme estoit chés luy, qui faisoit une proposition de donner deux mille ecus d'argent comptant à Lucrece, à la charge de terminer l'affaire sur le champ. Il leur faisoit entendre que Nicodeme ne craignoit pas l'évenement de cette opposition en justice, et qu'il monstreroit bien qu'elle estoit sans fondement, mais qu'il vouloit seulement lever l'ombrage qu'elle donnoit aux parens de Javotte, qu'il estoit prest d'épouser, et particulierement à cause que l'Avent qui approchoit ne luy permettoit pas de laisser tirer l'affaire en longueur; qu'enfin il sacrifioit cette somme d'argent à son plaisir, afin de ne perdre point de temps, ce qu'il n'eust pas fait en autre saison. Villeflattin, à qui on avoit promis en particulier une bonne paraguante[38], sçeut si bien cajoller le bon homme, qu'il le fit resoudre d'accepter cette proposition, dans la menace qui leur estoit faite de révoquer le lendemain ces offres pour en playder tout de bon. Et ce qui l'y porta encore plustost fut que Villeflattin luy dit que Lucrece avoit égaré la promesse qu'il falloit produire, ce qui la mettoit en danger d'estre debouttée au premier jour de sa demande. Il luy fit considerer aussi que, n'y ayant qu'une simple promesse de mariage, sans autre suitte ny engagement avec Lucrece, et y ayant d'ailleurs un contract solemnel fait avec Javotte, cette action ne se pourroit resoudre qu'en quelques dommages et interests, qu'on n'arbitre pas tousjours fort grands, et qui dépendent purement du caprice des juges.
[38] C'est proprement une expression espagnole qui veut dire pour les gants, et qui fait allusion à la paire de gants qui étoit alors le seul droit de commission, le seul pot-de vin de certains services; les locutions avoir les gants, se donner les gants d'une chose, viennent de là. Molière, dans l'Etourdi, a employé le mot paraguante, et Le Sage, dans Gil Blas (liv. 7, ch. 2), a dit, parlant d'un secrétaire du duc de Lerme: «Pourvu qu'il tire des paraguantes d'une affaire, il se soucie fort peu des épilogueurs.» Le mot nous étoit venu d'Espagne au XVIIe siècle; nous avions l'usage auparavant. Ainsi, dans le Roman de la Rose (édit. Lenglet Dufresnoy, t. 2, p. 158), il est parlé d'une paire de gants ainsi donnée, et dans le Perceforest, le roi dit au valet qui lui amène le cheval de sa maîtresse: «Passavant, je vous doibs vos gants.»
Il passa donc aussi-tost une transaction, en laquelle il ne fut pas besoin de faire parler Lucrece, qui estoit mineure, et dont l'oncle, qui estoit son tuteur, crut bien procurer l'avantage. Il receut donc les deux mille écus, qui luy servirent bien depuis. Aussi-tost on vint annoncer cette bonne nouvelle à Lucrece, et Villeflattin luy cria dès la porte: Ne vous avois-je pas bien dit que je vous ferois avoir des dommages et interests? Tenez, voilà deux mille écus que j'en ay tiré, et si je n'avois pas la promesse en main; regardez ce que c'eust esté si vous ne l'eussiez point perdue. Hé bien! si on vous eust creue, vous alliez laisser tout perdre. Vous m'en remercierez si vous voulez, mais c'est comme si je vous les donnois en pur don.
Lucrece, surprise de ce compliment, et encore plus de cet accord qu'elle n'avoit esté du commencement du procès, ne répondit qu'avec une action qui témoignoit un genereux mépris des richesses. Elle feignit qu'elle n'attendoit pas à vivre apres cela, et qu'elle n'avoit jamais approuvé tout ce procedé. Elle le remercia pourtant de la bonne volonté qu'il avoit témoignée pour elle. Dès le soir elle luy envoya une somme d'argent pour le payer de ses peines, qu'il refusa genereusement, et le lendemain elle luy envoya le triple en presens qu'il receut fort bien.
Lucrece n'eut plus besoin alors de découvrir son mal secret, mais de chercher de nouvelles adresses pour le cacher et pour le couvrir, et elle en vint à bout à la fin, comme vous verrez dans la suitte; mais je veux la laisser un peu reposer, car il ne faut pas tant travailler une personne enceinte.
Nicodeme, sorty de cette fascheuse affaire, et joyeux d'avoir la main-levée de cette opposition, alla aussi-tost trouver le père de Javotte, apres avoir neantmoins appaisé la mere, en lui renvoyant un autre miroir, un autre theorbe, et une autre porcelaine. Vollichon lui fit un accueil plus froid qu'il ne croyoit, car il ne fit pas grand cas de la main-levée de cette opposition, et, sous pretexte que, s'il avoit fait cette sottise-là, il en pourroit bien avoir fait d'autres, dont il desiroit s'informer, il luy demanda du temps pour ne rien precipiter, et il remit le mariage au lendemain des roys, à cause que l'advent estoit fort proche. Ce que Nicodeme fut obligé de souffrir, en regrettant neantmoins l'argent qu'il avoit donné dans l'esperance de se marier deux jours apres. Or ce n'estoit pas ce qui arrestoit Vollichon, mais c'est que, deux jours auparavant, on luy avoit parlé d'un autre party pour sa fille, qui estoit plus avantageux, et voulant avoir (comme il disoit) deux cordes à son arc, il ne vouloit differer qu'afin de voir s'il pourroit s'engager avec le plus riche, pour rompre aussi-tost avec celuy qui l'estoit le moins.
Ce beau galand qu'on luy avoit proposé pour Javotte estoit encore un advocat, ou, pour le moins, un homme qui portoit au Palais la robbe et le bonnet. La seule fois qu'il parut au barreau, ce fut lors qu'il presta serment de garder les ordonnances. Et vrayment il les garda bien, car il ne trouva jamais occasion de les transgresser. Depuis vingt ans il n'avoit pas manqué un matin de se trouver au Palais, et cependant il n'avoit jamais fait consultation, escritures ny plaidoyer. En recompense il estoit fort employé à discourir sur plusieurs fausses nouvelles qui se debitoient à son pillier; et il avoit fait plusieurs consultations sur les affaires publiques et sur le gouvernement, car il se meloit parmy de gros pelotons de gens inutiles, qui tous les matins vont au Palais, et y parlent de toutes sortes de nouvelles, comme s'ils estoient controlleurs d'estat (offices fort courus et fort en vogue); je m'étonne de ce qu'on ne les fait pas financer. L'apresdisnée il alloit aux conferences du bureau d'adresse[39], aux harangues qui se faisoient par les professeurs dans les colleges, aux sermons, aux musiques des eglises, à l'orvietan[40], et à tous les autres jeux et divertissemens publics qui ne coustoient rien, car c'estoit un homme que l'avarice dominoit entierement, qualité qu'il avoit trouvée dans la succession de son pere. Il estoit fils d'un marchand bonnetier qui estoit devenu fort riche à force d'épargner ses écus, et fort barbu à force d'épargner sa barbe. Il se nommoit Jean Bedout, gros et trapu, un peu camus, et fort large des épaules.
[39] C'étoient celles qui se tenoient, à propos des nouvelles du jour, chez Théophraste Renaudot. On sait que ce premier de nos faiseurs de gazettes prenoit pour titre celui de maître général des bureaux d'adresse, et que, long-temps, on put lire au bas de la dernière page du journal dont il étoit le fondateur: Du bureau d'adresse, au Grand-Coq, rue de la Calandre, sortant au Marché-Neuf, près le Palais, à Paris.
[40] C'étoit un des plus fameux opérateurs du Pont-Neuf. Il devoit à la ville d'Orviéto, d'où il venoit, le nom qu'il portoit et que sa drogue a gardé. On en trouve la recette dans la Pharmacopée de Moïse Charas (1753, 2 vol. in-4); la thériaque en étoit la base. La vogue de ce remède survécut à son inventeur, et fit la fortune de celui qui en acheta le secret. Nous lisons, en effet, dans le Livre commode des adresses pour 1690, au chapitre des Matières médicinales: «M. de Blegny fils, apothicaire ordinaire du roy..., c'est le seul artiste à qui les descendants du signor Hieronimo de Ferranti, inventeur de l'Orviétan, ayent communiqué le secret original.» Je ne sais que ce passage où ce nom soit cité.—On peut lire dans Gui-Patin (lettre du 6 janv. 1654) comment il se fit que la drogue de l'Orviétan, à l'instigation du médecin de Gorris, fut autorisée par douze docteurs de la Faculté, et ce qu'il en advint de rigoureux pour eux quand on sut l'affaire, et le prix qu'ils en avoient touché.
Sa chambre estoit une vraye salle des antiques; ce n'est pas qu'il y eust force belles curiositez, mais à cause des meubles dont elle estoit garnie. Son buffet et sa table estoient pleines de vieilles sculptures, et si délicates (j'entends la table et le buffet) qu'elles n'eussent pu souffrir les travaux du demenagement, car il les auroit fallu embourer ou garnir de paille pour les transporter comme si c'eust esté de la poterie. Sa tapisserie et ses sieges estoient de pieces rapportées, et de tel prix que pas un n'avoit son pareil. Sa cheminée estoit garnie d'un ratelier chargé d'armes qui estoient rouillées dès le temps des guerres de la ligue, et à sa poultre estoient attachées plusieurs cages pleines d'oyseaux qui avoient appris à siffler sous luy. La seule chose où il s'efforçoit de faire dépense estoit en bibliotheque. Il avoit tous livres d'élite; je veux dire qu'il choisissoit ceux qui estoient à meilleur marché. Un mesme auteur estoit composé de plusieurs tomes d'inégale grandeur, d'impression, de volume et de relieure differente; encore estoit-il toujours imparfait. Entre les caracteres, ceux qu'il estimoit le plus c'étoient les gothiques, et entre les relieures celles de bois. Il fuyoit la conversation des honnestes gens, à cause qu'il pourroit arriver par mal-heur qu'on y seroit engagé à faire quelque dépense. Il se trouva mesme une fois mélé dans une conference de gens d'esprit, où, comme on discutoit de plusieurs matieres, il y avoit à faire un grand fruit; mais il rompit avec eux, à cause qu'à la fin de l'année il falloit payer un quart d'écu pour quelques menues necessitez, et pour donner à un pauvre homme qui avoit soin de nettoyer la salle. Il trouva ce present trop excessif, et n'ayant voulu donner pour sa part que cinq sous, il les tira avec grande peine de son gousset; mais pour les en faire sortir il fallut qu'il retournast tout à fait sa pochette, tant il avoit dedans d'autres brimborions. Il s'y trouva mesme une grosse poignée de miettes de pain, ce qui donna sujet à quelques railleurs de dire qu'il avoit mis exprés ces miettes avec son argent, de peur qu'il ne se rouillast, de mesme qu'on met des cousteaux dans du son quand on est longtemps sans les faire servir. Cette rupture leur fit grand plaisir, parce qu'ils virent bien que son esprit estoit une pierreponce, qu'il estoit tout à fait impossible de polir.
Il avoit pourtant quelques bonnes qualitez: car la chasteté et la sobriété estoient en luy en un souverain degré, et generalement toutes les vertus épargnantes. Il avoit une pudeur ingenue, qui luy eust esté bienseante s'il eut esté jeune. Il seroit devenu plus rouge qu'un cherubin s'il eust levé les yeux sur une femme. Il estoit mesme si honteux en tout temps qu'en parlant à l'un il regardoit l'autre; il tournoit ses glans ou ses boutons, mordoit ses gants et se grattoit où il ne luy demangeoit pas; en un mot, il n'avoit point de contenance asseurée. Ses habits estoient aussi ridicules que sa mine; c'estoient des memorians ou repertoires des anciennes modes qui avoient regné en France. Son chapeau estoit plat, quoy que sa teste fust pointue; ses souliers estoient de niveau avec le plancher, et il ne se trouva jamais bien mis que quand on porta de petits rabats, de petites basques et des chausses estroites: car, comme il y trouva quelque épargne d'étoffe, il retint opiniastrement ces modes. Il avoit la teste grasse, quoique son visage fut maigre, et ses sourcils et sa barbe estoient assez bien nourris, veu la petite chere qu'il faisoit.
C'eust esté dommage qu'une si belle plante, et unique en son espece, n'eust point eu de rejeton; il parla donc de se marier, ou plutost quelqu'autre en parla pour luy: car c'estoit un homme à marier par ambassadeur, comme les princes; mais ce que ceux-là font par grandeur, cettuy-cy le faisoit par timidité. Cela l'excita à faire l'honorable et à visiter un peu les bourgeois de son quartier, jusqu'à telle familiarité qu'ils soupoient ensemble les festes et les dimanches, à condition que chacun feroit apporter son souper de son logis. Il arriva un jour fort plaisamment qu'il s'y trouva huit éclanches, venans de huit ménages qui composoient l'assemblée. Mais sa plus grande dépense fut au temps du carnaval, où il donnoit à manger à son tour aussi bien que les autres, et là furent mangez quelques coqs-d'inde et quelques cochons de lait qui n'avoient point passé par les mains du rotisseur, car le maistre du festin avoit coustume de dire qu'ils estoient plus propres quand on les accommodoit à la maison.
Je ne saurois me tenir que je ne raconte une adventure qui arriva à l'une de ces réjouyssances du quartier. Une greffiere avoit coustume d'emporter la clef de l'armoire au pain, apres en avoir taillé quelques morceaux qu'elle laissoit à la servante et aux clercs pour leur souper. Un jour qu'elle alloit manger chez un de ses voisins, elle avoit oublié de leur laisser leurs bribes, de sorte qu'un des clercs fut député, qui luy alla demander la clef de l'armoire au pain, au milieu de la compagnie. Elle en rougit, et n'osa pas la luy refuser; mais quand elle fut au logis, elle luy fit de grandes réprimandes sur son indiscretion, et luy deffendit bien expressément de lui venir jamais demander la clef du pain quand elle seroit en quelque assemblée. Il retint bien cette leçon, et une autre fois qu'il arriva à la greffiere un pareil défaut de memoire, le mesme clerc luy vint dire devant tout le monde: Madame, puisque vous ne voulez pas qu'on vous demande la clef du pain, je vous prie au moins de nous ouvrir ici l'armoire; et en mesme temps il fit entrer un crocheteur qui avoit l'armoire chargée sur son dos, ce qui fit éclatter de rire toute la compagnie. Peu apres, il arriva un petit incident de cuisine qui fit continuer la risée: car un barbier estuviste qui estoit de la feste, se piquant de faire des sauces, se mit en devoir de faire un salmigondis; mais ayant mis chauffer le plat sur les cendres auprés du feu qui estoit trop ardent, un des bords du plat se fondit, et il s'y fit une échancrure pareille à celle des bassins à faire la barbe. Comme il le servit chaudement sur la table, un galant homme qui se trouva par hazard dans la trouppe dit assez plaisamment: Je sçavois bien que ce barbier maladroit nous donneroit icy un plat de son mestier. Ces rencontres, qui arriverent, par bonheur pour Bedout, lors qu'il rendit le bouquet[41], furent bien-tost connues par la ville, de sorte qu'on ne parloit en tous lieux que de son soupper, qui, par ce moyen, fut mis en reputation.
[41] On disoit donner le bouquet quand on engageoit quelqu'un pour un repas et surtout pour un bal. Cela venoit de ce que les dames, qui souvent alors donnoient à danser et payoient les violons, c'est le mot, engageoient leurs cavaliers à la danse en leur présentant un bouquet. Il en étoit ainsi sous Louis XIII V. Tallemant, t. 8, p. 20 à 25.—Rendre le bouquet, c'étoit s'acquitter, par une invitation pareille, de celle qu'on vous avoit faite.
Or, comme il ne vouloit pas perdre cette dépense, cela fit qu'il resolut, pendant ce temps de bonne chere, de se marier tout de bon. Il se mit donc sur sa bonne mine; il fit lustrer son chapeau et le remettre en forme; il mit un peu de poudre sur ses cheveux. Il augmenta sa manchette de deux doigts; il mit mesme des canons, mais si petits, qu'il sembloit plûtost avoir des bandeaux sur les jambes que des canons. Il fit abattre la haute fustaye de sa barbe et le taillis de ses sourcils. Enfin, à force de soins, il devint un peu moins effroyable qu'auparavant. Une de ses cousines parla aux parents de Javotte, qui estoit du voisinage, de la marier avec cet Adonis, qui avoit tous ses charmes enfermez sous la clef de son coffre. Elle fit bien-tost agréer cette proposition au pere et à la mere, parce qu'elle asseura qu'il avoit beaucoup de bien, et sur tout que ce seroit un bon homme de mary, qui ne mangeroit pas son fait ny la dot de sa femme. Mais comme Vollichon estoit plus formaliste, il dit qu'il vouloit voir plus precisément en quoy consistoient ses effets, et il luy en fit demander le memoire pour s'en informer. Bedout le refusa absolument, et dit pour toutes raisons qu'il avoit esté taxé aux aisez[42] et contraint de se cacher pour cela six mois dans le Temple; que les partisans, qui avoient des espions partout, pourroient voir le memoire de son bien, s'il l'avoit donné une fois à quelqu'un, et qu'ils recommenceroient leurs poursuites. Il se contenta de dire qu'il monstreroit toujours autant de bien qu'on en donneroit à la fille qu'on lui proposoit. Or, comme sa richesse estoit assez évidente, et qu'elle consistoit en maisons dans la ville et dans les fauxbourgs, Laurence, tel estoit le nom de sa cousine, fit qu'on n'insista pas d'avantage sur cette formalité. Mais elle se trouva bien embarrassée pour faire l'entreveue de luy et de la maistresse qu'elle lui destinoit, afin de voir s'ils seroient agreables l'un à l'autre.
[42] Cette taxe des aisés, qui, son nom l'indique, ne frappoit que les riches, étoit une contribution exorbitante, d'autant plus qu'on ne l'imposait qu'arbitrairement. Une anecdote racontée par Tallemant, édit. in-8, t. 1er, p. 374-375, prouve que Richelieu s'en faisoit une arme pour avoir raison de ceux dont il vouloit se venger. Il molesta de cette sorte Barentin, maître de la chambre aux deniers.
Bedout esquiva la partie qu'elle vouloit faire pour cela, et il luy dit que rien ne pressoit, qu'il ne prenoit pas une femme pour sa beauté, qu'il seroit assez temps de la voir quand l'affaire seroit conclue; qu'enfin telle qu'on la luy voudroit donner elle luy plairoit assez. Mais si vous ne lui plaisez pas (luy dit Laurence)? Bedout répondit qu'une honneste femme ne devoit point avoir d'yeux pour les défauts de son mary. Nonobstant ces brutalitez, l'affaire s'avançoit toujours, et vint au point que Laurence voulut, à quelque prix que ce fut, les faire rencontrer ensemble. Elle invita donc son cousin de venir chés elle un jour qu'elle sçavoit que madame Vollichon luy devoit venir rendre visite avec sa fille. Il y vint sans se douter de l'embuscade qui luy estoit préparée, et apres quelque temps, quand il vit entrer ces deux dames qu'il ne connoissoit point encore, il rougit, perdit contenance et à toute force voulut s'en aller. Mais Laurence le retint par le bras et luy dit: Demeurez, mon cousin: la fortune vous favorise beaucoup aujourd'huy; voilà celle que vous devez peut-estre avoir pour femme et celle que vous aurez ainsi pour belle-mere. Cela l'embarrassa encore davantage; il fut pourtant obligé de demeurer. Aussi-tost il fit deux reverences, l'une du pied droit et l'autre du pied gauche, à chacune la sienne, et laissa parler pour luy sa cousine, qui fit les honneurs de la maison.
Or, comme il se trouva plus prés de Javotte quand ils eurent pris des sieges, ayant mis son chapeau sous son coude, et frottant ses mains l'une dans l'autre, apres un assez long silence, peut-estre afin de méditer ce qu'il devoit dire, il ouvrit ainsi la conversation: Hé bien (Mademoiselle), c'est donc vous dont on m'a parlé? Javotte répondit avec son innocence accoustumée: Je ne sçay pas (Monsieur) si on vous a parlé de moy; mais je sçais bien qu'on ne m'a point parlé de vous. Comment (reprit-il), est-ce qu'on pretend vous marier sans vous en rien dire? Je ne sçais (dit-elle). Mais que diriez-vous (repartit-il) si on vous proposoit un mariage? Je ne dirois rien (répondit Javotte). Cela me seroit bien avantageux (reprit Bedout assez haut, croyant dire un bon mot), car nos lois portent en termes formels que qui ne dit mot semble consentir. Je ne sçais quelles sont vos loix (luy dit-elle); mais pour moy, je ne connois que les loix de mon papa et de maman. Mais (reprit-il) s'ils vous commandoient d'aymer un garçon comme moy, le feriez-vous? Non (dit Javotte): car ne sait-on pas bien que les filles ne doivent jamais aymer les garçons? J'entends (repliqua Bedout) s'il estoit devenu mary. Ho, ho (dit-elle), il ne l'est pas encore; il passera bien de l'eau sous les ponts entre-cy et là. La bonne mere, qui vouloit ce parti, qu'elle regardoit comme tres-advantageux, se mit de la partie, et luy dit: Il ne faut pas (Monsieur) prendre garde à ce qu'elle dit; c'est une fille fort jeune, et si innocente qu'elle en est toute sotte. Ha, Madame (reprit Bedout), ne dites pas cela; c'est vôtre fille, et il ne se peut qu'elle ne vous ressemble. Quand à moy, je trouve qu'il n'y a rien de tel que de prendre pour femme une fille fort jeune, car on la forme comme l'on veut avant qu'elle ait pris son ply. La mere reprend aussitost: Ma fille a toujours esté bien élevée, et je la livreray à un mary bonne ménagere; depuis le matin jusques au soir elle ne leve pas les yeux de dessus sa besogne. Quoy (interrompit Javotte), faudra-t-il encore travailler quand je seray mariée? Je croyois que quand on estoit maistresse on n'avoit autre chose à faire qu'à joüer, se promener et faire des visites? Si je sçavois cela, j'aymerois autant demeurer comme je suis. A quoy sert donc le mariage? Laurence, qui estoit adroite et malicieuse, se mit là dessus à luy dire: Non, non, Mademoiselle, n'ayez point de peur; mon cousin est plus galant homme qu'il ne semble; il a du bien assez pour vivre honorablement, sans que vous songiez tant à le ménager. Vous vivrez à vostre aise et fort en repos; vous dormirez toute la matinée, vous irez joüer et vous promener tout le reste du jour; pourveu que vous soyez avec luy à disner et à souper, cela suffira. Vous parlez sans procuration speciale (luy dit Bedout presque en colere); un mary ne prend une femme que pour avoir de la compagnie et pour regler sa maison. Cependant, au lieu de ménager son bien, elle iroit le dissiper! le bien de Cresus n'y fourniroit pas. Pour moy, je voudrois qu'une femme vescust à ma mode, et qu'elle ne prist plaisir qu'à voir son mary. Vous donneriez (dit Laurence) des bornes bien estroites à ses plaisirs. Pour moy (reprit Bedout), je vous vais prouver par cent authoritez que cela doit aller ainsi; et il alloit enfiler cent sottises et pedanteries quand, par bon-heur, une collation entra dans la salle, qui rompit ce ridicule entretien.
La seule galenterie qu'il fit ce jour là, fut qu'il voulut peler une poire pour sa maistresse; mais comme c'estoit presque fait, elle luy échappa des doigts, et se sucra d'elle-mesme sur le plancher de la chambre. Il la ramassa avec une fourchette, souffla dessus, la ratissa un peu, puis la luy offrit, et luy dit encore, comme font plusieurs personnes maintenant, qu'il luy demandoit un million d'excuses. A quoy Javotte répondit ingenuement: Monsieur, je ne vous en sçaurois donner, car je n'en ay pas une seule. Après quelques discours et aventures semblables, la visite se termina. Bedout se hazarda jusqu'à reconduire sa maistresse chés elle; mais il prit tousjours le haut du pavé, ce qu'il ne faisoit pas pourtant par incivilité ny par ambition, mais par ignorance, qui estoit bien pardonnable à un homme qui faisoit son apprentissage d'escuyer, et à qui semblable faute n'estoit jamais arrivée. A peine l'eut-il quittée, que Javotte dit à sa mere: Mon Dieu, maman, que voilà un homme qui me déplaist; qui luy répondit seulement: Taisez-vous, petite Babouine; vous ne sçavez pas ce qui vous est propre.
Bedout en s'en retournant rentra chez sa cousine pour prendre congé d'elle, qui luy demanda aussi-tost ce qu'il disoit d'une si jolie personne. Il répondit qu'il n'y trouvoit rien à redire, sinon que la mariée estoit trop belle. Et comme les timides sont tousjours défians et jaloux, il luy advoua que, si elle devenoit sa femme, il auroit bien de la peine à la garder. Neantmoins, la beauté ayant des forces si puissantes qu'elle fait de vives impressions sur les cœurs les plus bourus et les plus farouches, il s'en trouva dés lors amoureux, et pria sa cousine de continuer ses soins pour avancer au plustost ce mariage. Cependant il crût faire mieux sa cour dans son cabinet, en écrivant à sa maistresse quelque chose qu'il auroit eu le loisir de méditer, qu'en lui parlant de vive voix, à cause que sa timidité luy ostoit quelquefois la facilité de s'exprimer sur le champ. Il se mit donc à travailler serieusement, et apres avoir bien griffonné des sottises pour faire une lettre galante, il la mit au net dans du papier doré, et la cacheta bien proprement avec de la soye: c'estoit un soin qu'il n'avoit jamais pris pour personne. Il la donna à porter a un laquais nouvellement venu de Picardie, et partant bien digne d'un tel maistre. Le laquais avoit charge de donner la lettre à mademoiselle Javotte en main propre, ce qu'il fit; mais aussi ce fut tout. Car il ne luy dit aucune chose, ny à qui elle s'addressoit, ny d'où elle venoit. Elle luy demanda seulement si le port estoit payé, et elle la porta soudain à son pere, à qui elle crut qu'elle s'adressoit. Car elle avoit accoustumé d'en recevoir souvent pour luy, et n'en avoit jamais receu pour elle; de sorte qu'elle ne songea pas seulement à lire l'adresse, quoy que je ne sçache pas précisément s'il y en avoit. Vollichon l'ouvrit et la leût, et en mesme temps sousrit de la naïfveté de sa fille, et admira le bel esprit de celuy qu'il destinoit pour son gendre, qui écrivoit en un style si magnifique et si peu commun. Le laquais s'en retourna donc sans réponse. Bedout luy demanda où il s'estoit amusé si long-temps, et le cria fort de ce qu'il avoit tant tardé à revenir. Je me suis arresté à voir de petites demoiselles pas plus hautes que cela (dit le laquais en monstrant la hauteur de son coude), que tout le monde regardoit au bout du Pont-Neuf, qui se battoient. Or ce beau spectacle estoit qu'il avoit veu la monstre des marionettes, qu'il croyoit ingenument estre de chair et d'os, et animées. Bedout ne pouvant donc pas apprendre d'un laquais si spirituel comme sa maistresse avoit receu son ambassade, resolut de l'aller voir sur le soir en personne. S'il y eust esté seul, il auroit peut-estre eu la mesme peine à y estre receu que Nicodeme; mais c'est ce qu'il n'avoit garde de faire. Il falloit mesme que son amour fust desja bien violente pour luy faire entreprendre d'y aller avec une bonne et seure introduction. Il pria donc sa cousine Laurence d'aller rendre à madame Vollichon sa visite, et de trouver bon qu'il luy servit d'escuyer. Laurence fut ravie de luy rendre ce service, et mesme rendit grace à Dieu de ce qu'elle voyoit son cousin si changé, n'ayant pas creû qu'il peust jamais avoir la hardiesse d'aller voir sa maistresse. Elle fut fort bien receue de la mère et de la fille, et à sa faveur Bedout le fut aussi. Et comme il n'estoit pas si bien mis que Nicodeme, et qu'il n'avoit pas la mine d'un cajolleur dangereux, madame Vollichon ne craignit point de le laisser seul avec sa fille, tandis qu'elle entretenoit Laurence, qui l'avoit adroitement tirée un peu à l'écart pour favoriser ce nouvel amant. Bedout, impatient de sçavoir le succès du grand effort de son esprit, dès les premiers complimens qu'il fit à Javotte, il luy demanda ce qu'elle disoit de la lettre qu'elle avoit receue, et pourquoy elle n'y avoit pas fait réponse. Elle luy répondit froidement qu'elle n'avoit point veu de lettre, sinon une pour son papa, qu'elle luy avoit portée, et qui y feroit réponse par la poste. Je ne vous parle pas de celle-là (repliqua-t-il); je vous parle d'une que vous a donné aujourd'huy mon laquais, et qui estoit pour vous-mesme. Pour moy (reprit Javotte en s'estonnant)? hé! les filles reçoivent-elles des lettres? N'est-ce pas pour des affaires qu'on les écrit? Et puis, qui est-ce qui me l'auroit envoyée? Bedout luy dit que c'estoit luy qui avoit pris cette hardiesse. Vous (dit-elle)! Et vous n'estes pas aux champs? Vous me prenez bien pour une ignorante, comme si je ne sçavois pas que toutes les lettres viennent de bien loin par des messagers? Nous en recevons tous les jours ceans, et mon papa ne fait que se plaindre de l'argent qu'il couste à en payer le port. Aussi bien, à quoy bon m'écrire? Ne me direz-vous pas bien vous-mesme ce que vous voudrez, sans me le mander, puisque vous venez ici? Aviez-vous quelque chose de si pressé à me dire? Bedout, qui croyoit avoir fait une merveilleuse lettre, et qui en attendoit de grandes louanges, la prit au mot, en disant: Puisque vous voulez donc bien sçavoir ce qui est dans ma lettre, je vous en veux faire la lecture; car j'en ay gardé une coppie, qu'il tira en mesme temps de sa poche, et qu'il leût en ces termes:
Epistre amoureuse à Mademoiselle Javotte.
Mademoiselle, comme j'agis sous l'aveu et l'authorité de messieurs vos parens, qui m'ont permis d'esperer d'entrer en leur alliance, je ne crois pas qu'il soit hors des limites de la bien-seance de vous tracer ces lignes, et vous faire là-dessus ma déclaration, qui est que je vous offre un cœur tout neuf, tout pur et tout net, et qui est comme un parchemin vierge où votre image se pourra peindre à son aise, n'ayant jamais esté broüillé par aucun autre crayon ou portrait qu'il ait receu. Mais que dis-je? C'est plûtost une planche d'airain sur laquelle, par le burin et les pointes de vos regards, vostre belle figure a esté desseignée; et puis, y ayant versé l'eau forte de vos rigueurs, elle y a esté gravée si profondément, que vous pouvés desormais en tirer tant d'espreuves qu'il vous plaira. Je voudrois, en revanche, que je me pusse voir sur le vostre gravé en taille-douce; et, pour ne pas pousser plus loin mon allegorie, je voudrois que nos deux cœurs, passans sous la presse du mariage, receussent de si belles impressions, qu'ils pussent estre apres reliés ensemble avec des nerfs indissolubles, pour venir tous deux habiter dans une estude où nous apprendrions à joüir des bon-heurs d'une vie privée et tranquille; bon-heurs que vous souhaitte dés aujourd'huy et pour toûjours votre tres-humble et tres-affectionné futur espoux.
Apres que Javotte eut bien escouté cette lettre, et qu'elle n'y eut rien entendu, elle crut que c'estoit faute d'y avoir esté assés attentive. Elle pria donc Bedout de la relire, ce qu'il fit tres-volontiers, croyant que c'étoit une marque de la bonté de la pièce. Mais sur ce mot d'allegorie, elle l'interrompit avec un grand cri: (disant): Ha, mon Dieu, quel grand vilain mot! N'y a-t-il rien de caché de mauvais là dessous? Et comme il se mit en devoir de le luy expliquer, elle lui dit en l'interrompant derechef: Non, non, je ne le veux pas sçavoir, il suffit que maman m'a tousjours deffendu d'entendre dire de gros mots. Et sans vouloir entendre lire davantage, elle alla joindre sa mère. De sorte que Bedout fut reduit, faute de meilleur entretien, d'ayder à Javotte à devider quelques pelotons de laine.
Cependant madame Vollichon, avec son entretien bourgeois, faisoit beaucoup souffrir la pauvre Laurence, qui estoit une femme d'esprit et accoustumée à voir le beau monde. Elle luy avoit déjà fait des plaintes de l'embaras et des soins que donnent les enfans; de la difficulté d'avoir de bonnes servantes; et elle luy avoit demandé si elle n'en sçavoit point quelqu'une parce qu'elle vouloit chasser la sienne, non sans luy raconter tous les défauts de celle-cy, et sans regretter les bonnes qualités de celles qu'elle avoit eues auparavant. Elle luy avoit aussi fait plainte de la despence de la maison et de la cherté des vivres, disant tousjours pour refrain qu'un ménage avoit la gueulle bien grande, et une autre fois, que c'étoit un gouffre et un abisme.
Quand Laurence, pour destourner cette basse conversation, luy parla de quelques femmes du quartier, et entr'autres d'une trésorière de France logée vis à vis d'elle qui faisoit assez de bruit dans le voisinage: Ha, ne me parlez point de celle-la (reprit madame Vollichon)! C'est une glorieuse que je ne sçaurois souffrir. J'ay deux sujets de me plaindre d'elle, que je ne luy pardonneray jamais. Laurence s'étant enquise de la qualité de ces deux injures, elle aprit que c'étoit parce que la tresoriere n'étoit pas venue voir madame Vollichon à sa derniere couche, et ne luy avoit pas envoyé du cousin quand elle avoit fait le pain bénit. Laurence rioit encore de ce plaisant ressentiment, quand Vollichon entra dans la chambre. Il avoit tout le jour fait la débauche, ayant esté à la comedie, et de là au cabaret, où une de ses parties l'avoit traitté. L'espargne d'un repas et les fumées du vin l'avoient rendu plus gay que de coustume, ce qui l'avoit empesché de s'aller r'enfermer dans son estude pour y travailler jusqu'à minuit, comme il avoit accoustumé. A peine fut-il entré, qu'il dit tout en haletant, et avec un transport merveilleux, qu'il avoit esté à la plus belle comedie qui se pust jamais voir; et qu'il y avoit tant de monde; qu'on ne pouvoit entrer à la porte. Il dit mesme qu'il avoit trouvé là des imprimeurs et des gens qui travailloient à la presse. On n'entendoit pas d'abord ce quolibet; mais il l'expliqua, en disant que c'estoient des coupeurs de bourse, qui avoient pris une monstre à un homme dans cette grande foule. Laurence luy demanda quelle piéce on avoit jouée. Il luy respondit: Attendéz, je vais vous le dire, voici le fait: Un particulier nommé Cinna s'advise de vouloir tuer un empereur; il fait ligue offensive et deffensive avec un autre appellé Maxime. Mais il arrive qu'un certain quidam va descouvrir le pot aux roses. Il y a là une demoiselle qui est cause de toute cette manigance, et qui dit les plus belles pointes du monde. On y voit l'empereur assis dans un fauteuil, devant qui ces deux messieurs font de beaux plaidoyers, où il y a de bons argumens. Et la piece est toute pleine d'accidens qui vous ravissent. Pour conclusion, l'empereur leur donne des lettres de remission, et ils se trouvent à la fin camarades comme cochons. Tout ce que j'y trouve à redire, c'est qu'il y devroit avoir cinq ou six couplets de vers, comme j'en ay veu dans le Cid, car c'est le plus beau des pieces. C'est dommage (dit Laurence) qu'on ne vous donne la commission de faire des prologues, car vous reussissés merveilleusement à expliquer le sujet d'une tragédie.
Nicodeme les interrompit par son arrivée. La bonne humeur où estoit Vollichon fut cause qu'il le receut mieux qu'à l'ordinaire, bien qu'en son ame il eust dessein de rompre avec luy, attendant seulement que quelqu'une de ses legeretés luy en fournist l'occasion. Aussi ne luy pouvoit-on pas refuser un libre accés aupres de sa maistresse tant que l'engagement qu'il avoit avec elle, c'est à dire son contrat, subsisteroit.
Dès que cet amant eut fait ses reverences, il dit à Madame Vollichon: Hé bien, ma bonne maman, ne m'avés-vous pas donné une generalle amnistie de tout le passé? Quest-ce que vous me venés conter (répondit-elle brusquement) avec votre amnistie? Je veux dire (reprit Nicodeme) que je crois que vous avès noyé toutes mes fautes dans le fleuve d'oubly. Voilà bien débutté (dit Vollichon), les oublies sont chez le patissier; et il se mit à rire à gorge desployée, comme il faisoit à tous ses méchans quolibets. Si j'ai fait icy quelque bicestre (continua Nicodeme), j'en ai payé les dommages et interests, et je suis prest de parfournir ce qui y manquera. Ce n'est pas de cela que je suis en colere (dit Madame Vollichon), mais de ce que vous estes un perdu, un vilain et un desbauché. Aussi-tost son mari adjousta, en adressant la parole à Nicodeme: Je veux envoyer un commissaire chez vous, car on dit que vous vivez mal. Nicodeme se voulut justifier et jurer qu'il n'avoit jamais fait aucun scandale, quand Laurence (voyant un souris goguenard de Vollichon) interpreta ainsi ce brocard. Je vois bien (dit-elle), à la mine de Monsieur, qu'il vous veut reprocher que vous ne faites pas bonne chère. Il ne tiendra qu'à luy (repartit Nicodeme) de faire l'experience du contraire, car je le traiteray quand il voudra de maniere qu'il en sera content. Hé bien (dit Vollichon), je vous prends au mot: j'iray demain diner chez vous et je porteray de quoy manger. Il ne sera pas nécessaire que vous apportiez de quoi manger (reprit Nicodeme); la ville est bonne, je ne vous laisseray pas mourir de faim. Laurence fut encore l'interprete d'un pareil souris de Vollichon, en disant: Je vois bien que Monsieur n'a pas dessein de rien porter chez vous pour augmenter la bonne chère; mais qu'il veut dire qu'il y portera ses dents, qui sont des instruments pour manger. A la bonne heure (dit Nicodeme) je vous attendray demain, et vostre compagnie (il dit cela en monstrant Bedout, qu'il connoissoit pour l'avoir veu au Palais, et qu'il croyoit estre venu avec Vollichon, sans sçavoir que ce fust son rival). Bedout repartit aussi-tost qu'il l'en remercioit, et qu'il n'estoit pas un homme à estre à charge à ses amis, pour aller ainsi disner chez eux sans nécessité. Et bien (dit Vollichon), je porteray les deux, je mangeray pour luy et pour moy. Gardez bien (dit Nicodeme) de faire vanité d'estre grand mangeur, de peur d'attirer le reproche qu'on fait souvent aux procureurs du Chastelet, de faire mille mangeries. Il n'y a rien qui ait moins de fondement que cela (repliqua Vollichon), car notre mestier maintenant est celuy d'un gagne-petit. Il est vray (dit alors Bedout) que la journée d'un procureur du Chastelet n'est taxée que six deniers; mais cette taxe est tant de fois reïtérée, et il se passe si grand nombre d'actes en un jour, que cela monte à des sommes immenses. Je ne sçais pourquoy on a souffert jusqu'icy un si grand abus; et je ne m'estone point qu'il y ait beaucoup de ces Messieurs qui aient fait de grandes fortunes en fort peu de temps. Bedout alloit faire de grandes moralitez sur la justice, car sur ces matieres il estoit grand discoureur, au lieu que sur celle de la galanterie il estoit toûjours muet, quand Nicodeme luy rompit les chiens pour mettre Javotte de la conversation; et la voyant qui devidoit un peloton de laine, il luy dit assez poëtiquement: Quand je vous vois occupée à ce travail, il me semble que je vois une de ces parques qui devident le fil de la vie des hommes; et comme ma destinée est en vos mains, il me semble aussi que c'est la mienne que vous devidez, de sorte que je crains à toute heure que vos rigueurs n'en couppent le fil. Je n'entends point tout ce que vous dites (répondit Javotte); je n'ai point de destinée entre les mains; je n'ai qu'un peloton de laine, pour faire ma tapisserie. Mais quoy (reprit Nicodeme), n'avez-vous pas dessein de me faire mourir mille fois par les cruelles longueurs que vous apportez à me rendre heureux? car quand je vois vostre tapisserie en vos mains, je crois voir encore la toile de Penelope? Je ne sçais comment sont faites vos toiles de Peneloppe (repliqua Javotte); je n'en ay point veu chez pas une lingere de Paris; et pour le reste, ce n'est point de moy que cela dépend. S'il en dépendoit, je vous asseure que ce ne seroit encore de long-temps. Madame Vollichon, qui prestoit l'oreille à cet entretien, dit là dessus, prenant la parole: Vrayman, vrayman, vous avez tout le loisir de mascher à vuide. Je me garderay bien de passer outre jusqu'à ce que j'aye fait d'autres enquestes. Vous voyez (adjousta son mari), elle n'est encore qu'à la premiere des enquestes; mais je ne me soucie pas qu'elle passe par toutes les chambres, pourvu qu'elle n'aille point à la Cour des aydes. Ha Monsieur (interrompit Laurence), vous avez une trop honneste femme pour avoir rien à craindre de ce costé-là. Je le crois (dit Vollichon), mais ces bonnes ménageres sont fort à craindre, qui font que leurs maris ont leur provision de bois sans aller la chercher sur le port.
Vous auriez esté bon du temps du vieux Testament (dit Nicodeme); vous ne parlez que par figures. Il faudra donc (interrompit Bedout) ne prendre ses parolles que dans le sens tropologique[43]. Est-ce là du latin (dit alors Vollichon)? je ne l'entends point, mais du grais, je vous en casse. Il y a long-temps (dit alors Laurence) que j'admire vostre maniere de parler; il faut que vous ayez un dictionnaire de quolibets que vous ayez appris par cœur, pour les prodiguer comme vous faites. Vrayement (dit Vollichon) j'en sçais bien d'autres dont je ne prens point d'argent; et en effet il en alloit enfiler un grand nombre, si ce n'eust esté qu'un petit garçon vint à sa sœur Javotte demander tout haut en sa langue de petit enfant quelques pressantes nécessitez. Cette conversation fut ainsi interrompuë; et quand elle auroit esté mille fois plus sérieuse, elle ne l'auroit pas esté moins, car c'est la coustume de ces bons bourgeois d'avoir toujours leurs enfans devant leurs yeux, d'en faire le principal sujet de leur entretien, d'en admirer les sottises et d'en boire toutes les ordures. Le petit Toinon fut aussi-tost loüé de sa propreté; on luy promit à cause de cela du bonbon; et apres qu'on l'eut mis bien à son aise, Madame Vollichon ne parla plus avec Mademoiselle Laurence que des belles qualitez de son fils, de ses miesvretez et postiqueries. Ce sont les termes consacrez chez les bourgeois et les mots de l'art pour expliquer les gentillesses de leurs enfans. Elle ne se contenta pas de parler de celuy-là; elle en loüa encore un autre qui estoit encore à la mammelle, disant de luy qu'il parloit tout seul, qu'il avoit la plus belle éloquence du monde, et qu'il sçavoit déjà huit ou dix mots.
[43] Chercher le sens tropologique, c'est, sous la figure, le trope, la parabole, démêler le sens moral, ce qui est très nécessaire pour l'Ecriture.
Toinon r'entra peu de temps apres dans la salle en equipage de cavallier, c'est à dire avec un baston entre les jambes, qu'il appelloit son dada. Vollichon prit aussi-tost un manche de balay qu'il mit entre les siennes, et, courant apres son fils, ils firent ensemble trois tours autour de la table, ce qui donna occasion à Nicodeme d'appeler cette course un tournoy.
Laurence commençoit à rire de la folie de Vollichon, quant Bedout luy remonstra qu'elle avoit tort de trouver à redire à cette action, et que, si elle avoit leu Plutarque, elle auroit veu qu'autrefois Agesilaus fut surpris en la même posture, et qu'au lieu de s'en deffendre il pria seulement ceux qui l'avoient veu de n'en rien dire jusqu'à ce qu'ils eussent des enfans. Laurence ne répondit autre chose, sinon qu'on ne pouvoit rien faire qui n'eust son exemple dans l'antiquité, et, par discretion, elle ne voulut pas continuer sa risée au nez de Vollichon, de peur de le fascher; elle se contenta de faire en elle-mesme reflexion sur la sottise des bourgeois, qui quittent l'entretien de la meilleure compagnie du monde pour joüer et badiner avec leurs enfans, et qui croyent estre bien excusez en alleguant l'affection paternelle, comme s'ils n'avoient pas assez de temps pour y satisfaire quand ils sont en particulier et dans leur domestique, et comme si le reste de la compagnie, qui n'est pas obligé d'avoir la mesme affection, devoit prendre le mesme divertissement à leurs jeux et à leurs gambades; sottise d'autant plus ridicule qu'elle s'estend bien souvent jusqu'aux gens les plus esloignez de la bourgeoisie, et qui ne s'en deffendent que par l'exemple qu'avoit cité Bedout inutilement, puisqu'Agesilaus ne se divertissoit ainsi qu'en secret; encore estoit-il honteux d'avoir été surpris en cette action.
Le reste de cette visite se passa en actions aussi badines. Laurence en fut bien-tost fatiguée, et, se levant, emmena avec elle son cousin. Nicodeme fut obligé de sortir en même temps, parce que Madame Vollichon se vouloit retirer et mettre la clef de la maison sous son chevet. Ces deux amans firent encore plusieurs visites aussi ridicules, mais je ne veux pas m'amuser à repeter toutes les sottises qui s'y dirent de part et d'autre; ce que nous en avons rapporté suffit.
Cependant les affaires de Nicodeme alloient de mal en pis, et celles de Bedout de mieux en mieux. Ce n'estoit pas que l'un eust plus de part aux bonnes graces de leur maistresse que l'autre, car Javotte avoit pour eux une égale indifférence, ou plustost une égale aversion. Mais c'est que Vollichon trouvoit plus de bien et moins de légèreté et de fanfaronnade en Bedout qu'en Nicodeme. Il resolut donc tout a fait dans sa teste le mariage avec Bedout, sans demander l'advis de sa fille, et il differa seulement la signature des articles, jusqu'à ce qu'il fust desgagé d'avec Nicodeme, avec lequel il esperoit de rompre bien-tost.
Comme on ne douta plus alors que Javotte ne fust bien-tost mariée, à cause qu'on avoit en main ces deux partis, on commença à luy donner chez elle plus de liberté qu'elle n'avoit auparavant. On luy fit venir un maistre à danser pour la façonner, et on choisit entre tous ceux de la ville celuy qui monstroit à meilleur marché; encore sa mère voulut qu'il luy monstrast principalement les cinq pas et les trois visages[44]; danses qui avoient esté dancées à sa nopce, et qu'elle disoit estre les plus belles de toutes. On luy permit aussi de voir le beau monde, de faire des visites dans les beaux réduits, et de se mesler en des compagnies d'illustres et de pretieuses: le tout néantmoins sans s'esloigner beaucoup de son quartier, car on ne la vouloit pas perdre de veuë. Elle fut introduite dans la plus belle de ces compagnies par Laurence, qui en estoit. Son exquise beauté fut cause qu'elle y fut la bien venuë, malgré son innocence et son ingenuité: car une belle personne est toujours un grand ornement dans une compagnie de femmes. Ce beau reduit estoit une de ces Academies bourgeoises dont il s'est estably quantité en toutes les villes et en tous les quartiers du royaume; où on discouroit de vers et de prose, et où on faisoit les jugements de tous les ouvrages qui paroissoient au jour. La pluspart des personnages qui la composoient vouloient estre traittez d'illustres, et avec raison, puisqu'il n'y en avoit pas un qui ne se fist remarquer par quelque caractere particulier. Elle se tenoit chez Angelique, qui estoit une personne de grand mérite que je ne sçay quel hazard avoit engagée dans cette societé. Elle n'avoit point voulu prendre d'autre nom de guerre ny de roman que le sien: car le nom d'Angelique est au poil et à la plume, passant par tout, bon en prose et bon en vers, et celebre dans l'histoire et dans la fable. Elle avoit appris quelques langues et leu toutes sortes de bons livres; mais elle s'en cachoit comme d'un crime. Elle ne faisoit point vanité d'estaller ses sentimens, qui estoient tousjours fort justes, mais presque tousjours contredits, car, comme dans cette assemblée le nombre des gens raisonnables estoit le moindre, elle ne manquoit jamais de perdre sa cause à la pluralité des voix. Et à propos de cela, elle se comparoit à cette Cassandre qui n'estoit jamais creuë quand elle disoit la vérité. Elle avoit une de ses parentes qui prenoit tout le contrepied. C'étoit la fille d'un receveur et payeur des rentes de l'Hostel de Ville, que, pour parler plus correctement, il falloit seulement appeller receveur; car, pour la seconde partie de sa charge, il ne la faisoit point. Elle s'appelloit Phylippote en son nom ordinaire, et en son nom de roman elle se faisoit appeller Hyppolite, qui est l'anagramme du nom de Phylippote[45], ce qui n'est pas une petite fortune pour une pretenduë heroïne, quand son nom de roman se peut faire avec les lettres d'un nom de baptesme. Elle affectoit de paroistre sçavante avec une pedanterie insupportable. Un de ses amans lui enseignoit le latin, un autre l'italien, un autre la chiromance, un autre à faire des vers, de sorte qu'elle avoit presque autant de maistres que de serviteurs. Il y avoit en cette compagnie des esprits de toutes les sortes, dont le plus honneste homme s'appelloit Philalethe, passioné admirateur des vertus et des beautés d'Angelique, et qui faisoit tout son possible pour se bien mettre dans son esprit. D'autre costé, un certain autheur, nommé Charoselles, y venoit aussi; il avoit esté assez fameux en sa jeunesse, mais il s'estoit décrié à tel point, qu'il ne pouvoit plus trouver de libraires pour imprimer ses ouvrages. Il se consoloit neantmoins par la lecture qu'il essayoit d'en faire à toutes les compagnies, et... Mais tout beau! si je voulois descrire icy par le menu toutes ses qualitez et celles de ces autres personnages, je ferois une trop longue digression, et ce seroit trop differer le mariage qui est sur le tapis. Pour coupper court, il s'amassoit tous les jours bonne compagnie chez Angelique. Quelquefois on y traittoit des questions curieuses; d'autrefois on y faisoit des conversations galantes, et on tâchoit d'imiter tout ce qui se pratique dans les belles ruelles par les pretieuses du premier ordre.
[44] C'étoient, en effet, des danses de l'autre règne, et, partant, passées de mode. La première est décrite par Aut. Arena dans son poëme macaronique sur la danse, au chapitre Quos passibus duplum esse debet. Régnier en parle aussi dans sa 5e satyre, V. 220.
Sans fard, sans fiction, imitoit la nature...
... la nostre aujourd'hui qu'on revère icy-bas
Va la nuit dans le bal et danse les cinq pas.
[45] Allusion satirique à l'heureux anagramme que fit Malherbe, quand il transforma le nom de Catherine, que portoit madame de Rambouillet, en celui d'Arthenice. (Tallemant, Historiettes, 2e édit., t. I, p. 271.)
Le jour que Javotte fut introduitte dans cette compagnie il y avoit moins de monde, et elle ne fut pas si tumultueuse qu'à l'ordinaire. Il arriva mesme que la conversation y fut assés agreable et spirituelle. Or quoy que Javotte n'y contribuast que de sa presence, il ne sera pas hors de propos d'en inserer icy une partie, qu'elle escouta avec une attention merveilleuse. Pour vous consoler de cette digression, imaginez-vous, si vous voulez, qu'il arrive icy comme dans tous les romans; que Javotte est embarquée; qu'il vient une tempeste qui la jette sur des bords estrangers; ou qu'un ravisseur l'enlève en des lieux d'où l'on ne peut avoir de long-temps de ses nouvelles; encore aurez-vous cela de bon que vous ne la perdrez point de veuë, et vous la pourrez tousjours loüer de son silence, qui est une vertu bien rare en ce sexe.
Si-tost que les premiers compliments furent faits, dont les plus ingenües se tirent quelquefois assez bien, parce que cela ne consiste d'ordinaire qu'en une profonde reverence, et en un petit galimatias qu'on prononce si bas qu'on ne l'entend point, Hyppolite, qui n'aymoit que les entretiens sçavans, esloigna bientost ces discours communs qui se font dans les visites ordinaires. Elle se plaignit de Laurence, qui avoit commencé à parler des nouvelles de la ville et du voisinage, luy disant que cela sentoit sa visite d'accouchée[46], ou les discours de commères, et que parmy le beau monde il ne falloit parler que de livres et de belles choses. Aussi-tost elle se jetta sur la fraipperie de plusieurs pauvres autheurs, qui sont les premiers qui ont à souffrir de ces fausses pretieuses, quand cette humeur critique les saisit. Dieu sçait donc si elle les ajusta de toutes pièces. Mais dispensez-moy de vous reciter cet endroit de leur conversation, que je veux passer sous silence, car je n'oserois nommer pas un des autheurs vivans: ils m'accuseroient de tout ce qui auroit esté dit alors, quoy que je n'en pusse mais. J'aurois beau condamner tous les jugemens qui auroient esté prononcez contre eux, ce seroit un crime capital d'en faire seulement mention. Ils me traitteroient bien plus rigoureusement qu'un historien ou un gazetier, qui ne sont jamais garands des recits qu'ils font. Outre que ces messieurs sont si delicats, qu'il faut bien prendre garde comme on parle d'eux; ils sont si faciles à piquer, que le moindre mot de raillerie, ou une louange médiocre, les met aux champs, et les rend ennemis irreconciliables. Apres quoy, ce sont autant de bouches que vous fermez à la Renommée, qui auparavant parloient pour vous, et cela fait grand tort au libraire qui est interessé au débit d'un livre. J'ay mesme ce respect pour eux, que je ne veux pas faire comme certains escrivains, qui, lors qu'ils en parlent, retournent leurs noms, les escorchent, ou les anagrammatisent. Invention assez inutile, puisque, si leur nom est bien caché, le discours est obscur et perd de sa force et de sa grace, on n'est tout au plus plaisant qu'à peu de personnes; et si on le descouvre (comme il arrive presque tousjours) ce déguisement ne sert de rien, veu que les lecteurs font si bien qu'ils en attrapent la clef, et il arrive souvent qu'il y a des larrons d'honneur qui en font faire de fausses clefs. C'est pourquoy je ne parlerai point du destail, mais seulement de ce qui fut dit en general, et dont personne ne se peut choquer, s'il n'est de bien mauvaise humeur, et s'il n'a la conscience bien chargée. On s'estendit d'abord sur les poëmes et sur les romans, et l'on y parla fort de l'institution du poëte, de la maniere de devenir autheur, et d'acquerir de la reputation dans le monde.
[46] Pendant le temps de leurs couches, les bourgeoises avoient coutume de recevoir toutes les visites des voisines. Leur lit étoit paré pour cela, et surmonté d'un pavillon qu'on n'étendoit que dans ces occasions. Je vous revois, dit Coulanges (Chansons choisies, 1694, in-12, p. 72),
Où jadis toutes mes grand's mères,
Lorsque Dieu leur donnoit d'heureux accouchements,
De leur fécondité recevoient compliments.
Ces compliments étoient bavards, et, à la longue, tournoient au commérage. On en fit le texte de petits pamphlets bourgeois parus successivement, au nombre de huit, en 1623. En 1624, on fit une édition collective de toutes ces pièces, sous le titre de Recueil général des caquets de l'accouchée... 1624, pet. in-12. D'autres pièces du XVIIe siècle portent le même titre.
La plus grande passion que j'aurois (dit entre autres Hyppolite) ce seroit de pouvoir faire un livre; c'est la seule chose dont je porte envie aux hommes; je leur en vois faire en si grand nombre, que je m'imagine que l'advantage de leur sexe leur donne cette facilité. Il n'est point necessaire (répondit Angélique) de souhaitter pour cela d'estre d'un autre sexe; le nostre a produit en tout temps d'assez beaux ouvrages, jusqu'à pouvoir estre enviez par les hommes. Cela est vray (dit Laurence), mais celles qui en font bien s'en cachent comme d'un crime; et celles qui en font mal sont la fable et la risée de tout le monde; de sorte que, de quelque costé que ce soit, il ne nous en revient pas grande gloire. Pour moy (dit Philalethe, qui estoit cet honneste homme dont j'ai parlé), je ne suis pas de cet avis, et je tiens qu'à l'égard de celles qui cachent leur science, elles acquierent une double gloire, puisqu'elles joignent celle de la modestie à celle de l'habileté; et à l'esgard des autres, elles ne laissent pas d'estre loüables de tascher à se mettre au dessus du commun de leur sexe, malgré le deffaut de leur esprit. Et moy (ajouta Charroselles), si je suis jamais roy, je feray faire deffences à toutes les filles de se mesler de faire des livres; ou, si je suis chancellier, je ne leur donneray point de privilege; car, sous pretexte de quelques bagatelles de poësies ou de romans qu'elles nous donnent, elles épuisent tellement l'argent des libraires, qu'il ne leur en reste plus pour imprimer des livres d'histoire ou de philosophie des autheurs graves. C'est une chose qui me tient fort au cœur, et qui nuit grandement à tous les escrivains feconds, dont je puis parler comme sçavant. Vrayement, Monsieur (dit Pancrace, qui estoit un autre gentil-homme qui s'estoit trouvé par hazard dans cette mesme assemblée), on voit bien que vostre interest vous fait parler; mais considérez que, nonobstant qu'on imprime beaucoup de vers et de romans, on ne laisse pas d'imprimer encore un nombre infini de gros autheurs anciens et modernes. De sorte que, si les libraires en rebutent quelques-uns, ce n'est pas une bonne marque de leur merite. S'il ne tenoit plus qu'à cela (reprit Hyppolite), je ne m'en mettrois gueres en peine; car j'ay un libraire qui me loue des romans, qui ne demanderoit pas mieux que de travailler pour moy, particulierement à cause que je ne luy en demanderois point d'argent, car je sçais bien qu'ils n'ont jamais refusé de coppies gratuittes. Et puis j'ai tant d'amis et une si grande caballe, que je leur en ferois voir le debit asseuré. Ce dernier moyen (dit Charroselles) est le meilleur pour faire imprimer et vendre des livres, et c'est à ce deffaut que j'impute la mauvaise fortune des miens. Malheureusement pour moy, je me suis advisé d'abord de satiriser le monde, et je me suis mis tous les autheurs contre moy. Ainsi les prosneurs m'ont manqué dans le besoin. Ha! que si c'estoit à recommencer... Vous diriez du bien (dit Laurence, qui le connoissoit de longue main); ce seroit bien le pis que vous pourriez faire; vous y seriez fort nouveau, et ce seroit un grand hazard si vous y pouviez reüssir. Hé bien! je ne regretteray plus le passé (dit Charroselles), puisqu'il ne peut plus se rappeler; mais du moins, pour me vanger, je donneray au public mon traitté de la grande caballe[47], où je traitteray des fourbes de beaucoup d'autheurs au grand collier, et j'y feray voir que ce sont de vrays escrocs de reputation, plus punissables que tous ceux qui pipent au jeu; et si je trouveray bien moyen de le faire imprimer malgré les libraires, quand je le devrois donner à quelqu'un de ces autheurs qui ont amené la mode d'adopter des livres.
[47] Ch. Sorel (Charroselles) se mêla, en effet, de livres de magie. En 1636, il avoit publié un volume des Talismans ou figures peintes sous certaines constellations, Paris, in-8. Il avoit pris pour cet ouvrage un pseudonyme dont nous reparlerons.
Il est vray (dit alors Angélique) que les amis et la caballe ont servi quelquefois à mettre des gens en reputation; mais ç'a esté tant qu'ils ont eu la discretion et la retenue de cacher leurs ouvrages, ou d'en faire juger sur la bonne foy de ceux qui les annonçoient. Mais si-tost qu'ils les ont donnez au public, il a rendu justice à leur merite, et toute leur reputation, qui n'estoit pas establie sur de solides fondemens, est tombée par terre. Je mourois de peur (adjousta Pancrace) que vous ne citassiez quelque exemple qui nous eut attiré quelque querelle sur les bras, non pas de la nature de celles dont je me desmeslerois le mieux. Mais (dit Philalethe) ne mettriez-vous point en mesme rang ceux qui font des vers au devant d'un livre, des prefaces ou des commentaires: car ce sont des gens qui loüent tant qu'il leur plaist, sans que la modestie de l'autheur courre aucune fortune. Ouy dea (respondit Charroselles), et ce n'est pas un petit stratageme pour mendier de l'estime. Ce n'est pas qu'il n'y arrive souvent quelque fourbe, car un autheur emprunte quelquefois le nom d'un amy, ou suppose un nom de roman pour se loüer librement luy-mesme. Je puis dire icy entre nous que je l'ay pratiqué avec assez de succès, et que sous un nom empruntée de commentateur de mon propre ouvrage, je me suis donné de l'encens tout mon soul.
Quoy qu'il en soit (reprit Hyppolite), je n'ay jamais pû concevoir comment on faisoit ces gros volumes, avec une suitte de tant d'intrigues et d'incidens: j'ai essayé mille fois de faire un roman, et n'en ai pû venir à bout; pour des madrigaux, des chansons, et d'autres petites pieces, on sait que je m'en escrime assez bien, et que j'en ferai tant qu'on en voudra. Voila (dit Charroselles) un second moyen pour arriver promptement à la gloire, en ce malheureux siecle où on ne s'amuse qu'à la bagatelle. C'est tout ce qu'on estime et ce qu'on debite, pendant que les plus grands efforts d'esprit et les plus nobles travaux nous demeurent sur les bras.
Vous estes donc (dit Angelique) de l'opinion de ceux qui disent que le premier pas pour aller à la gloire est le madrigal, et le premier pour en décheoir est le grand poëme? Il y a grande apparence (adjousta Pancrace). Mais comment est-ce que si peu de chose pourroit mettre les gens en reputation? Vous ne dites pas le meilleur (adjousta Laurence); c'est qu'il faut qu'ils soient mis en musique pour estre bien estimez. Asseurement (interrompit Charroselles); c'est pour cela que vous voyez tous ces petits poëtes caresser Lambert, le Camus, Boisset et les autres musiciens de reputation, et qui ne mettent jamais en air que les vers de leurs favoris; car autrement ils auroient fort à faire. On ne peut nier (dit Philalete) que cette invention ne soit bonne pour se mettre fort en vogue: car c'est un moyen pour faire chanter leurs vers par les plus belles bouches de la cour, et leur faire ensuite courir le monde. Outre que la beauté de l'air est une espèce de fard qui trompe et qui esbloüit; et j'ai veu estimer beaucoup de choses quand on les chantoit, qui estoient sur le papier de purs galimathias, où il n'y avoit ny raison ny finesse. Je les compare volontiers (reprit Charroselles) à des images mal enluminées, qui, estant couvertes d'un talc ou d'un verre, passent pour des tableaux dans un oratoire. Et moi (dit Pancrace) à un habit de droguet[48], enrichy de broderie par le caprice d'un seigneur.
[48] Le droguet étoit une étoffe de soie qui devoit son nom à la ville d'Irlande Drogheda, d'où elle avoit d'abord été importée chez nous. (Fr. Michel, Recherches sur le commerce et la fabrication des étoffes de soie, etc. Paris, 1854, in-4, t. 2, p. 244.)
Cela me fait souvenir (adjoûta Laurence) d'un homme que j'ay veu à la cour d'une grande princesse[49], qui s'estoit mis en reputation par la bagatelle melodieuse. Il avoit fait quantité de paroles pour des chansons; de sorte qu'on disoit de luy que c'estoit un homme de belles paroles. Il se vantoit d'avoir des pensées fort delicates, et en effect elles l'estoient tellement que les plus esclairez souvent n'en pouvoient voir la finesse; mais si-tost que son esprit voulut un peu prendre l'essor et faire une galanterie seulement de cinquante vers, elle fut generallement bernée. Voyla qui me surprend (dit Hyppolite), car un poëte de cour a tousjours assez d'approbateurs et de gens qui font valloir son ouvrage. Il falloit que son livre fust bien mauvais, ou que cet autheur eut bien peu d'amis. C'est là où je vous attendois (interrompit Charroselles), puisque je tiens que la plus necessaire qualité à un poëte pour se mettre en reputation, c'est de hanter la cour, ou d'y avoir esté nourry: car un poëte bourgeois ou vivant bourgeoisement y est peu consideré. Je voudrois qu'il eust accès dans toutes les ruelles, reduits et academies illustres; qu'il eust un Mecenas de grande qualité qui le protegeast, et qui fist valloir ses ouvrages, jusques-là qu'on fust obligé d'en dire du bien malgré soy, et pour faire sa cour. Je voudrois qu'il escrivist aux plus grands seigneurs; qu'il fist des vers de commande pour les filles de la reyne, et sur toutes les avantures du cabinet; qu'il en contrefist mesme l'amoureux, et qu'il escrivist encore ses amours sous quelque nom emprunté, ou dans une histoire fabuleuse. Le meilleur seroit qu'il eust assez de credit pour faire les vers d'un balet du roy; car c'est une fortune que les poëtes doivent autant briguer que les peintres font le tableau du May[50] qu'on presente à Nostre-Dame.
[49] C'est sans doute Benserade. Ce qui est dit ici de «bagatelles mélodieuses, etc.», et un peu plus loin (p. 139), de l'avantage qu'on trouve à faire «les vers d'un ballet du roy», se rapporte au mieux à ce rimeur courtisan, dont la verve n'alla jamais plus loin qu'un rondeau ou un madrigal, et dont la plus grande gloire fut d'aider Molière dans les ballets à régler pour la cour. Si c'est Benserade, la grande princesse dont il est parlé ici doit être madame de Longueville, qui, en effet, fut sa protectrice, surtout dans l'affaire des sonnets de Job et d'Uranie. On sait que ce dernier étoit de Benserade, et c'est pour lui qu'elle se déclara hautement.
[50] Jusqu'au commencement du XVIIIe siècle, la communauté des orfèvres avoit l'usage d'offrir, le premier jour de mai, à Notre-Dame, un grand tableau qui, à cause du jour où on l'offroit, s'appeloit tableau du mai. On l'appendoit ce jour-là à la porte de l'église, puis on lui donnoit une place à l'intérieur. Ces tableaux n'avoient pas moins de onze ou douze pieds de hauteur. Les piliers de la nef et plusieurs des chapelles en étoient ornés. (Piganiol, Descript. de Paris, t. 1er, p. 310-311.) On lit dans le Dictionnaire de Trévoux, édit. 1732, que, depuis quelques années, cet usage s'étoit perdu.
On ne peut nier (répondit Angelique) que toutes ces inventions, et sur tout les amis et l'authorité d'un grand seigneur, ne servent beaucoup à ces messieurs; car les trois quarts du monde jugent des ouvrages d'autruy sans les connoistre, et sont de l'opinion de celuy qui a dit le premier son advis, comme nous voyons que les moutons se laissent conduire au premier qui marche. Adjoustez (dit Philalethe) qu'il y en a plusieurs qui, à force de parler contre leur sentiment, changent d'opinion, et se persuadent à la fin qu'une chose qu'ils auront condamnée d'abord avec justice, sera bonne parce qu'ils auront esté souvent obligez de parler en sa faveur pour d'autres considérations. Pour moi (dit Pancrace), j'ay veu un mauvais poëte de l'autre cour[51] fort estimé parce qu'on faisoit quelquefois sa fortune en loüant ses ouvrages, comme luy-mesme avec de meschans vers avoit fait la sienne. Je l'ay aussi connu (reprit Hyppolite), et je trouve qu'on avoit raison de l'estimer; car, entre tous les poëtes, ceux qui sont en fortune ont tout à fait mon approbation, et dés qu'un homme est assez accommodé pour avoir un carrosse à luy, je ne veux pas qu'on songe seulement à censurer ses ouvrages. La naissance un peu riche sert bien autant à un poëte pour arriver à la gloire que ce génie qu'il faut qu'il obtienne de la nature, et qui a fait dire qu'on peut bien devenir orateur, mais qu'il faut naistre poëte. Et pour moy, je conseillerois à quiconque voudra estre de ce mestier, de vendre tout le reste de son bien pour obtenir ce degré d'honneur. Aussi bien (dit Pancrace) un carosse de poëte ou de musicien ne couste gueres à achetter: témoin celui d'un illustre marquis, dont l'attelage ne cousta que quarante francs, et qui, à la vérité, eut la honte de demeurer embourbé dans un crachat. Et quant à l'entretien, il couste aussi peu, veu que ces messieurs sont accoustumez à vivre aux dépens d'autruy, allant, à la ville et à la campagne, tantost chez l'un et tantost chez l'autre. Hélas! (interrompit Charroselles avec un grand soupir) que ce raisonnement est vain! il y a long-temps que j'entretiens exprès un carosse qui sent assez l'autheur, comme vous sçavez, et cependant je n'en ay pas eu plus de creance chez ces damnez de libraires, qui ne veulent point imprimer mes ouvrages.
[51] Il doit être ici question de Boisrobert, que ses vers, et mieux encore ses bouffonneries, poussèrent auprès de Richelieu, et qui fit partager sa faveur à tous les poètes ses amis et ses flatteurs. Il en peupla l'Académie naissante. On appela tous ces académiciens de remplissage les enfants de la pitié de Boisrobert; et lui-même, songeant à ce qu'il avoit obtenu pour eux du cardinal, se donnoit le titre de solliciteur des muses affligées. V. son Historiette parmi celles de Tallemant, 2e édit., t. 3, p. 148.
J'ay un bon avis à vous donner (dit Laurence): vous n'avez qu'à en donner des pieces separées aux faiseurs de Recueils; ils n'en laissent échapper aucunes. Les belles pièces font valloir les mauvaises, comme la fausse monnoye passe à la faveur de la bonne qu'on y mesle. Je me suis déja advisé de cette invention (répondit Charroselles avec un autre grand hélas!); mais elle ne m'a servi qu'une fois. Car il est vray qu'apres qu'on m'eut rebuté un livre entier, je le hachay en plusieurs petites pièces, episodes et fragments, et ainsi je fis presque imprimer un volume de moy seul, quoy que sous le titre de Recueil de pièces de divers autheurs[52]. Mais malheureusement le libraire descouvrit la chose, et me fit des reproches de ce qu'il ne le pouvoit débiter. Cela m'estonne (dit alors Philalethe), car les receuils se vendoient bien autrefois[53]; il est vray qu'ils sont maintenant un peu descriez, et ils ont en cela je ne sçay quoy de commun avec le vin, qui ne vaut plus rien quand il est au dessous de la barre, quoy qu'il fust excellent quand il estoit frais percé. A propos (reprit Hyppolite), ne trouvez-vous pas que ces recueils fournissent une occasion de se faire connoistre bien facilement et à peu de frais? Je vois beaucoup d'autheurs qui n'ont esté connus que par là. Pour moy, j'ay quasi envie d'en faire de mesme; je fourniray assez de madrigaux et de chansons pour faire imprimer mon nom, et le faire afficher s'il est besoin. Il semble (dit Angélique) qu'ils peuvent du moins servir à faire une tentative de réputation: car, si les pièces qu'on y hazarde sont estimées, on en recueille la gloire en seureté; et si elles ne plaisent pas, on en est quitte pour les desadvouer, ou pour dire qu'on vous les a desrobées, et qu'elles n'estoient pas faites à dessein de leur faire voir le jour.
[52] Il est parlé ici du nouveau Recueil de pièces les plus agréables de ce temps, en suite des jeux de l'inconnu (Paris, 1644, in-12), dont l'éditeur étoit en effet Ch. Sorel, l'original de Charroselles. Nous en reparlerons plus bas.
[53] Ils eurent, en effet, une grande vogue pendant tout le XVIIe siècle. Quoi qu'en dise même Furetière, qui n'avoit guère droit de décrier ce genre de publication, puisqu'il fit paroître quelques unes de ses poésies dans le Recueil de poésies diverses donné par La Fontaine (Paris, 1671, in-12), la mode des recueils étoit encore très florissante de son temps, et devoit même lui survivre. La préface du Nouveau choix de poésies donné à La Haye en 1715, in-12, prouve qu'au XVIIIe siècle elle étoit encore en pleine faveur. Une bibliographie des Recueils seroit de trop ici. Nous renverrons, pour les principaux, au Catalogue de la Bibliothèque de M. Viollet le Duc (Supplément, p. 3-4.)
J'advoue bien (dit Pancrace) que ceux qui sont déjà en réputation, et dont les ouvrages ont esté louez dans les ruelles et dans les caballes, l'ont bien conservée dans les Recueils. Mais je ne vois pas que ceux-là en ayent beaucoup acquis qui n'estoient point connus auparavant d'ailleurs. De sorte qu'il est arrivé que la pluspart des honnestes gens n'ont pas souffert qu'on y ait mis leur nom, et il n'y a eu que quelques ignorans qui se sont empressez pour cela. Je vis ces jours passez un different (adjousta Philalethe) qui serviroit bien à confirmer ce que vous dites: c'etoit à la boutique d'un des plus fameux faiseurs de Recueils. Un fort honneste homme qui ne vouloit point passer pour autheur déclaré le vînt menacer de lui donner des coups de baston à cause qu'il avoit fait imprimer un petit nombre de vers de galenterie sous son nom, et l'avoit mis au commencement du livre, dans le catalogue des autheurs, qu'il avoit mesme fait afficher au coin des rues. Le pauvre libraire, avec un ton pleureux (aussi pleuroit-il effectivement), lui dit: Hélas! monsieur, les pauvres libraires comme moy sont bien miserables et ont bien de la peine à contenter messieurs les autheurs: il en vient de sortir un autre qui m'a fait la mesme menace, à cause que je n'ay pas mis son nom à ce rondeau; et en disant cela il luy monstra un rondeau qui estoit la plus méchante pièce du livre.
Voyla comme les gousts sont différents (dit Laurence). Il y auroit eu bien du plaisir si ces messieurs eussent tous deux exécuté leur dessein en mesme temps. Pour moy (reprit Charroselles), je ne sçaurois condamner ceux qui taschent d'acquerir de la gloire par ce moyen: car en matiere de poësie (que vous sçavez que j'ay tousjours traittée de bagatelle) je trouve qu'il n'y a point de plus méchant trafic que d'en estre marchant grossier, c'est-à-dire de faire imprimer tout à la fois ses ouvrages, et en donner un juste volume; la methode est bien meilleure de les débiter en détail, et de les faire courir pièce à pièce, de la mesme maniere qu'on debite les moulinets et les poupées pour amuser les petits enfants. Vostre maxime est assez confirmée par l'expérience (dit Angélique), car elle nous a fait voir des autheurs qui, pour de petites pièces, ont acquis autant et plus de gloire que ceux qui nous ont donné de grands ouvrages tout à la fois, et qui estoient en effect d'un plus grand merite. Ne vous estonnez pas de cela (dit Philalethe): l'humeur impatiente de nostre nation est cause qu'elle ne se plaist pas aux grands ouvrages; et une marque de cela, c'est que, si on tient un livre de vers, on lira plustost un sonnet qu'une élégie, et une épigramme qu'un sonnet; et si un livre n'est plein que d'épigrammes, on lira plustost celles de quatre vers que celles de dix ou de douze.
Je suis bien heureuse (dit Hyppolite) qu'on estime en France davantage les petites pièces que les grandes, car, pour des madrigaux, j'en feray tant qu'on voudra, comme j'ay déja dit: on n'a presque qu'à trouver des rimes et quelque petite douceur, et on en est quitte; au lieu qu'il est bien difficile de trouver des pointes pour faire des épigrammes, et des vers pompeux pour faire des sonnets. Ce n'est pas tout (adjousta Charroselles) que de faire de petites pièces; il faut, pour les faire bien courir, que ce soient pièces du temps, c'est-à-dire à la mode, de sorte que ce sont tantost sonnets, rondeaux, portraits, enigmes, metamorphoses, tantost triolets, ballades, chansons, et jusqu'à des bouts rimez. Encore, pour les faire courir plus viste, il faut choisir le sujet, et que ce soit sur la mort d'un petit chien ou d'un perroquet[54], ou de quelques grandes aventures arrivées dans le monde galant et poétique.
[54] Encore une mode poétique de ce temps-là, qui datoit du XVIe siècle, et qui ne se perdit qu'au XVIIIe. Il y a dans le Palais Mazarin, de M. de Laborde, p. 349, note 517, quelques détails curieux sur ces chiens et ces chats poétiquement célébrés, et M. Joncières a publié dans l'Artiste de juillet 1840 un article intéressant sous ce titre: Du rôle des chiens et des chats en littérature.
Quand à moy (reprit Hyppolite), j'ayme sur tout les bouts-rimez, parce que ce sont le plus souvent des in-promptus, ce que j'estime la plus certaine marque de l'esprit d'un homme. Vous n'estes pas seule de vostre advis (dit Angelique); j'ay veu plusieurs femmes tellement infatuées de cette sorte de galanterie d'in-promptu, qu'elles les preferoient aux ouvrages les plus accomplis et aux plus belles meditations. Je ne suis pas de l'advis de ces dames (reprit brusquement Charroselles, dont l'humeur a esté tousjours peu civile et peu complaisante), et je ne trouve point de plus grande marque de reprobation à l'égard du jugement que d'aymer ces sortes de choses: car ceux qui y reussissent le mieux, ce sont les personnes gayes et bouffonnes, et mesme les foux achevez font quelquefois d'heureuses rencontres, au lieu que la vraye estime se doit donner aux ouvrages travaillez avec meure deliberation, où l'art se mesle avec le genie. Ce n'est pas que les gens d'esprit ne puissent faire quelquefois sur le champ quelques gaillardises, mais il faut qu'ils en usent avec grande discretion, car autrement ils se hasardent souvent à dire de grandes sottises, comme font tous ces faiseurs d'in-promptu et gens de reputation subite. Adjoutez à cela (dit Philalethe) qu'on ne debite point de marchandise où il y ayt plus de tromperie, car, comme dans les academies de jeu on pippe souvent avec de faux dez et de fausses cartes, de mesme dans les reduits academiques on pippe souvent l'in-promptu, et il y en a tel qu'on prend pour un nouveau né, qui pourroit passer pour vieux et barbon. Cela est vrai (adjousta Pancrace), car j'ay connu un certain folastre qui a fait assez de bruit dans le monde, qui avoit toûjours des in-promptu de poche, et qui en avoit de preparés sur tant de sujets, qu'il en avoit fait de gros lieux communs. Il menoit avec luy d'ordinaire un homme de son intelligence, avec l'ayde duquel il faisoit tourner la conversation sur divers sujets, et il faisoit tomber les gens en certains defilez où il avoit mis quelque in-promptu en embuscade, où ce galant tiroit son coup et deffaisoit le plus hardy champion d'esprit, non sans grande surprise de l'assemblée. Avec la mesme invention il se faisoit donner publiquement par son camarade des bouts-rimez, sur lesquels, à quelques moments de là, il rapportoit un sonnet qu'il donnoit pour estre fait sur le champ, et qu'il avoit fait chez luy en toute liberté et à loisir. Il est vrai qu'il lui arriva un jour un petit esclandre: c'est qu'une dame, qui avoit descouvert la chose par l'infidelité de son associé, et qui connoissoit d'ailleurs l'humeur du personnage et la portée de son esprit, luy dit lors qu'il luy mit en main un sonnet dont il vouloit faire admirer la promptitude: Vous me le pouviez donner encore en moins de temps, ou vous estes bien long à escrire.
Je suis bien aise d'apprendre (dit Laurence) les faussetez qui s'y commettent, car quand on m'en donnera je voudray avoir de bons certificats de gens de bien et d'honneur pour attester qu'ils ont esté faits en leur presence, et qu'il n'y sera arrivé ny fraude ny mal-engin. Quand à moy (reprit Angelique), je n'ay jamais voulu donner mon approbation à ces sortes de pieces, car ce seroit donner de la reputation à bon marché; je la reserve pour les ouvrages polis et serieux, et particulierement pour le sonnet, qui est (comme dit un de mes bons amis[55]) le chef-d'œuvre de la poesie et le plus noble de tous les poëmes.
[55] C'est de Boileau qu'il s'agit, et Furetière parle ici moins pour Angélique que pour lui-même. Ils étoient, en effet, fort amis, et d'esprit d'ailleurs à se bien comprendre. Ils se prêtoient mutuellement des traits pour leurs satires. Ainsi l'on sait par Brossette que c'est Furetière qui désigna à Boileau les abbés Cotin et Cassagne pour les vers de la 3e satire, où ils commencent à être fustigés; peut-être, en revanche, Boileau désigna-t-il à Furetière d'autres victimes de sa connoissance pour le Roman bourgeois. Par une singulière coïncidence, qui, toutefois, semble être moins un hasard qu'une entente satirique, les sept premières satires de Boileau parurent la même année (1666) que le Roman bourgeois, et chez le même libraire, Billaine. Deux ans auparavant, c'est chez Furetière, de l'aveu même de Boileau, que la scène du Chapelain décoiffé avoit été faite entre eux, en compagnie de Racine, contre des poètes qu'ils détestoient en commun. La Serre, que Furetière épargne si peu, étoit, on le sait, du nombre. D'après cela, on peut comprendre que Furetière fût dans la confidence des travaux de Boileau, et que, dès 1666, étant l'un des premiers initiés à ses œuvres ébauchées, il pût faire allusion déjà à l'un des plus fameux passages de l'Art poétique, bien que ce poème ne dut voir le jour qu'en 1674. Il est vrai que, dès 1669, Boileau le trouvoit assez achevé pour en faire des lectures dans le monde, notamment chez Patru.
Vous ne seriez pas souvent en estat de la prodiguer (adjousta Charroselles), car il faut un grand effort d'esprit, ou plustost un grand effort de patience, pour y reussir. Encore y a-t'il peu de gens qui fassent profession d'en faire, et de plus, pour un bon qu'ils feront, il y en aura cent de mauvais. J'en ay veu tant de meschans (adjousta Pancrace) que je suis persuadé que la pluspart ne valent rien, et à moins qu'une personne d'esprit m'asseure auparavant de leur bonté, je ne me sçaurois resoudre à les lire. Ce n'est pas d'aujourd'huy (adjousta Philalethe) que je sçay la difficulté qu'il y a d'en faire de bons, et j'ay veu des poëtes fameux qui avoient acquis de la gloire par de grands poëmes, dont la réputation est eschouée aupres d'un sonnet.
A propos de sonnet (dit Javotte, qui jusques-là avoit esté muette), j'en ai sur moi un fort beau, qu'une partie de mon papa a laissé dans son estude en venant solliciter son procés. Pancrace la pria de le lire par complaisance, et pour la faire parler. Je vous prie (répondit-elle) de m'en dispenser: car il est si long, si long, si long, que ce seroit trop vous interrompre. Comment (lui dit Hyppolite)! faut-il tant de temps pour lire quatorze vers? Comment (respondit Javotte)! il y en a plus de quatre cens; et en mesme temps elle tira de sa poche un petit livret relié de papier marbré, contenant un poëme entier: c'estoit la metamorphose des yeux de Philis en astres[56]. La compagnie ne se put tenir de rire de cette naïfveté, surtout Hyppolite en éclatta; sur quoi Javotte dit en rougissant: Hé quoi! ne sont-ce pas là des vers? du moins mon papa m'a dit que c'en estoit. Ouy sans doute (répondit Pancrace). Hé bien (repliqua Javotte), un sonnet, n'est-ce pas aussi des vers? Qu'y a-t-il donc tant à rire? La risée fut plus forte qu'auparavant; de sorte qu'Angelique, par civilité, rompit la conversation et se leva pour aller faire des excuses à Javotte et pour la tirer de cette confusion; elle l'effaça par des caresses redoublées qu'elle luy fit. Pancrace se mit aussi de la partie pour la consoler, à quoy il s'employa de tout son cœur. Il commençoit déjà à nouer une conversation particuliere avec Javotte, pour laquelle, pendant toute cette visite, il avoit senti une extraordinaire émotion, quand ils furent interrompus par un grand cry que fit Hyppolite, qui dit: Vrayment, voicy un poulet de belle taille! J'ai envie de voir tout à l'heure ce qu'il chante. Elle dit cela à l'occasion d'un certain cahier qu'elle venoit de ramasser, tombé de la poche d'Angélique lorsqu'elle s'étoit brusquement levée. Angelique le lui redemanda civilement, lui reprochant qu'elle vouloit sçavoir ses secrets. On ne les met point en si gros volume (reprit Hyppolite); asseurément c'est quelque ouvrage de galenterie, dont il ne faut pas que vous ayez le plaisir toute seule; à tout le moins j'en veux voir le titre. Et si-tost qu'elle l'eut leu, elle s'escria encore plus haut: Vrayement, vous seriez la plus des-obligeante personne du monde, de vouloir priver une si belle compagnie du divertissement qu'elle aura d'entendre une piece dont le titre promet beaucoup. Au pis-aller, je l'emporteray et je la liray malgré vous. J'y retiens part (répondit alors Charroselles), et je seray bien d'avis qu'on la lise icy tout haut; en récompense je vous lirai une autre composition de ma façon, qui sera deux fois plus longue et qui ne sera peut-estre jamais imprimée.
[56] C'est la pièce la plus célèbre d'Habert de Cerizy, l'un des premiers de l'Académie Françoise. Elle fut publiée en 1639, in-8. Elle eut un si long succès qu'en 1689 on en fit une traduction en vers latins, Oculi Phylidis in astra, etc., Paris, Muguet, 1689, in-12.—Ce madrigal, de près de 500 vers, n'étoit au reste qu'une imitation évidente du poème de Callimaque sur la Chevelure de Bérenice transformée en comête. L'abbé Goujet l'a justement remarqué dans son article sur Habert de Cerisy, Biblioth. franç., t. 14, p. 215.
Philalethe, qui connoissoit l'humeur de Charroselles, qui alloit lire dans les compagnies ses ouvrages pour se consoler de ce que les libraires ne les vouloient point imprimer, fremit de peur à cette menace pour toute la compagnie; et, de crainte d'en attirer sur elle l'effet, il se joignit à Angelique pour combattre l'opiniastre Hyppolite, luy disant que cette lecture seroit trop ennuieuse, et qu'on s'entretiendroit plus agreablement de vive voix. Il dit mesme qu'il avoit veu la piece, et qu'elle ne meritoit pas l'attention d'une si belle trouppe. Le mespris qu'il en fit fut cause qu'on le soubçonna aussitost de l'avoir faite et de l'avoir donnée à Angelique, car on connoissoit l'intelligence qu'ils avoient ensemble, et il estoit d'ailleurs trop discret pour mespriser ainsi publiquement les ouvrages d'autruy. Cela fit redoubler la curiosité d'Hyppolite, qui l'emporta sur la resistance d'Angelique; et les allant tirer par le bras les uns apres les autres, elle fit r'asseoir chacun en sa place. Puis adressant la parole à Philalethe, elle luy dit: Pour votre punition de nous avoir voulu priver de cette lecture, il faut que ce soit vous qui la fassiez. Aussi bien, comme je vous en crois l'auteur, cela vous ostera le chagrin que vous auriez à me l'entendre lire mal. Philalethe, recevant le cahier fort civilement, luy dit: Je renonce à la gloire que vous me donnez de la composition; mais j'accepte volontiers celle de vous obéir, et en disant cela, il commença de lire en ces termes:
Historiette de l'Amour esgaré.
S'il y eut jamais un enfant incorrigible, ce fut le petit Cupidon. C'estoit, à vray dire, un enfant gasté, à qui sa mere trop indulgente ne refusoit rien. Tous ceux de cour celeste luy en venoient faire des plaintes; Junon disoit qu'elle ne pouvoit gouverner deux jours son mary; Diane, qu'il luy debauchoit toutes ses nymphes. Il n'y avoit que Minerve à qui il n'osoit se jouer, car elle n'entendoit point raillerie. Venus le menaçoit souvent de lui donner le fouet, sans qu'elle en fist rien, et, pour fortifier sa menace, elle avoit fait tremper des branches de mirthe dans du vinaigre, qui faisoient grand peur au petit Amour. Mais si-tost qu'elle se mettoit en devoir de le chastier, il se sauvoit, à la faveur des Graces, qui l'eussent volontiers mis sous leurs propres juppes, si elles n'eussent point esté nues, et qui le desroboient à la colere de sa mere. Un jour neantmoins qu'elle estoit en mauvaise humeur (je ne sçay si ce ne fut point le jour qu'elle apprit la mort d'Adonis), elle le voulut corriger tout de bon; et comme, à cause de sa tristesse, les Graces l'avoient quittée, il ne trouva plus son azile ordinaire. Ainsi ce petit dieu alloit mal passer son temps, s'il n'eust eu recours à la ruse ordinaire des enfants, qui, s'enfuyant de leur mere, se sauvent chez leur grand maman. Il se jetta donc à corps perdu entre les bras de Thetis, qui estoit pres de là, et il ne perdit point de temps à se deshabiller, parce qu'il marche ordinairement tout nud. Ses aisles luy ayant servy de nageoires, il arriva dans son palais de cristal, et, parce qu'il faisoit le pleureux, elle le reconforta (suivant la coustume des bonnes vieilles, qui applaudissent à toutes les sottises de leurs petits-enfans) le flatta et luy donna des pois sucrez. Il s'y trouva mesme si bien qu'il y demeura long-temps; mais, pendant son sejour, ne pouvant se tenir de faire des tours de son métier, il eschauffa si bien d'amour les poissons (qui jusqu'alors estoient froids de leur naturel) qu'ils sont devenus depuis les animaux les plus prolifiques du monde; de sorte que Thetis vit son royaume tellement peuplé, que, si ses sujets ne se mangeoient les uns les autres (comme font les loups et les poëtes), quelques grandes que soient les campagnes de la mer, elles ne pourroient pas les nourrir ny les loger. Il n'y auroit pas eu grand mal s'il n'eust rien fait d'avantage. Passe encore pour enflammer les Syrenes, qui sont les chanteuses de cette cour, veu que les personnes de ce métier sont assez subjettes à caution; mais il s'attaqua mesme aux Nereides, qui sont les princesses et les filles d'honneur de la reyne maritime. Le plus grand scandale fut lorsqu'il s'adressa à la plus prude de toutes (dont par honneur je tairay le nom), car il fit en sorte qu'elle se laissa suborner par l'intendant des coquilles de Neptune[57]. Or ce n'estoit pas assez pour ces amants d'avoir le dessein de jouir de leurs amours, la difficulté estoit de l'exécuter: car, comme les palais de Thetis et des Nereïdes sont de cristal, et mesme du plus transparent, il ne s'y pouvoit rien faire qui ne fut aperceu d'une infinité de tritons, qui sont les janissaires du dieu marin. Ils furent donc obligez de se donner un rendez-vous aupres de Caribde, où il y a une cascade en forme de gouffre, si dangereuse qu'il n'y passe presque personne. Cependant ils ne purent faire si peu de bruit en faisant leurs petites affaires qu'ils ne fussent entendus de ces chiens que Scille nourit pres de là (car c'est en cet endroit qu'est le chenil de Neptune.) Dés que l'un eust aboyé, tous les autres en firent autant, et par cette belle musique Scille fust bien-tost esveillée, aussi bien qu'un Triton jaloux, endormy à ses costez. Elle voulut en mesme temps sçavoir la cause de ce bruit, croyant que ses chiens aboyoient apres quelques voleurs qui venoient ravir les grands trésors qu'elle a amassez du debris des naufrages qui se font ordinairement sur sa seigneurie. Ces malheureux amans furent ainsi pris sur le fait; la pauvre Nereïde en fut fort honteuse, et devint plus rouge qu'une escrevisse et plus muette qu'une carpe. Or comme les petits officiers portent toujours envie aux grands et taschent de se mettre en credit en les destruisant, ce Triton, qui avoit la dent un peu venimeuse et tenant un peu de celle du brochet, fut ravi de trouver une occasion de mordre sur l'intendant des coquilles. Il alla incontinent trompeter partout cette advanture, jusque-là qu'elle vint aux oreilles de Thetis. La colere dont elle s'enflama à cette nouvelle la fit gronder, escumer et tempester d'une telle sorte, que tous les voyageurs qu'elle avoit à dos eurent cependant beaucoup à souffrir. Elle condamna la pauvre Nereïde à estre enfermée le reste de ses jours dans une prison de glace au fond de la mer Balthique, et le seducteur fut emprisonné dans une coquille de limaçon, où toûjours depuis il se tint caché, et n'osa monstrer ses cornes, sinon quelquefois à la fin d'un orage. Et quand au petit autheur du scandale, Thetis voulut le chastier sur le champ. Elle fit cueillir une poignée de branches de coral pour luy en donner le foüet vertement: car le coral, quand il est dans la mer, est une herbe mole et souple comme de l'ozier, et ne durcit ny ne rougit qu'apres estre tiré de l'eau; ainsi le tesmoigne Pline, qui peut estre est un faux tesmoin.
[57] Je ne serois pas éloigné de croire, avec M. Eugène Maron, dans son intéressant travail sur le Roman bourgeois au XVIIe siècle (Revue indépendante, 10 février 1848, p. 289), qu'il s'agit ici du surintendant Fouquet. Comme l'intendant des coquilles, qui s'attaquoit aux Néréides, qui sont les princesses et les filles d'honneur de la reine maritime, Fouquet s'étoit adressé aux filles de la reine. «Il se seroit épuisé, dit Brienne (Mémoires, t. 2, p. 212) pour avoir la satisfaction de coucher une nuit avec une duchesse, qui refusa, dit-on, les cent mille écus que le surintendant lui fit porter. Il se rabattit sur Menneville, fille d'honneur de la reine-mère, en rabattant aussi de moitié pour la somme, puisqu'il ne lui donna que 150,000 livres.»
Voyla donc Cupidon en un aussi grand danger que celui qu'il avoit couru auparavant. Il voyoit déja plusieurs cancres, qui sont les sattelites de ce païs là, qui estoient prests à le happer, lors qu'il leur eschappa des mains comme une anguille, car il est agile et dispos (sur tout lors qu'il est question de s'enfuir), et il se sauva en terre ferme, hors du pouvoir de sa rigoureuse grand maman. Il estoit encore en pays de connoissance s'il eust voulu y paroître, car c'estoit chez Cibele, mère des dieux, sa bizayeule; mais comme elle estoit vieille, ridée, fort bossue, et coeffée de villes et de chasteaux, il en auroit eu peur en la voyant, outre que la crainte du chastiment qu'il venoit d'eschaper (qui est le dernier suplice pour les enfants) luy rendoit toute sa parenté suspecte. Il se voulut donc tenir caché, et il ne le put mieux faire qu'en se retirant dans de petites cabanes de bergers qu'il trouva aux environs. Ils luy firent un fort bon accueil, et, par charité, ils luy donnerent un habit dont ils croyoient qu'il avoit besoin, le voyant tout nud, car ils ne connoissoient pas la chaleur interieure qu'il avoit. Je ne sçay si la crainte du foüet l'avoit rendu sage, ou s'il eut pitié de l'ignorance de ses hostes; tant y a qu'il vescut avec une grande retenue tant qu'il fut chez eux, et il ne leur fit ny malice ny supercherie. Tant s'en faut: pour recompenser le charitable traittement qu'il en avoit receu, il leur aprit à faire l'amour, car vous apprendrez, si vous ne le sçavez, que l'amour estoit jusqu'alors inconnu parmy les hommes; tous les accouplemens s'y estoient faits à la manière des bestes, par un instinc de la nature, et pour servir seulement à la generation. Cette belle passion, qui s'insinue dans les cœurs, qui leur donne de si grandes joyes, et qui sert à unir les ames plutost que les corps, étoit encore ignorée sur la terre. C'estoit un friand morceau que les Dieux s'estoient reservé, et qui faisoit un des grands poincts de leur felicité. Aussi tout le monde est d'accord que les bergers ont esté les premiers qui ont gousté de ses douceurs; il ne se faut pas estonner s'ils l'ont traitté d'une maniere si delicate, puisque leur premier maistre d'escole a esté le dieu mesme qui fait aymer. Comme toutes les choses, dans leur naissance, sont meilleures et moins corrompues, ces premieres amours eurent toute la vertu et la pureté imaginable. Ce dieu mesnagea si bien les coups de ses flesches, qu'il fit naistre des flammes mutuelles dans les cœurs de chaque berger et de chaque bergère; le soin de plaire estoit le seul qui les occupoit; l'affection estoit reciproque et la fidelité inviolable. Ils n'avoient point à essuyer de rigueurs ni de cruautez, parce qu'ils n'avoient point d'injustes desirs; il ne leur restoit dans l'ame aucun repentir ni remords, parce que le vice n'y avoit aucune part. Enfin c'estoit le siecle d'or de l'amour; on en goustoit tous les plaisirs, et on ne ressentoit aucune de ses amertumes. Mais enfin, apres avoir passé quelque temps avec eux, il se lassa de vivre dans la solitude. Il eut la curiosité de voir ce qui se passoit sur la terre, qu'il n'avoit pas veue encore, à cause de sa jeunesse. Il luy prit donc envie d'aller à une ville prochaine, et, parce qu'elle estoit belle et grande, il y demeura quelque temps pour la mieux connoistre. La premiere chose qu'il y fit, ce fut d'y chercher condition; et ne vous estonnez pas que sa divinité ne luy fist pas dedaigner de servir, car la servitude est son élement. Le hazard le fit engager d'abord avec une femme bien faite, mais dont la physionomie estoit fort innocente. Elle avoit les cheveux blonds et le teint blanc, mais un peu fade; les yeux bleus, mais un peu esgarez; la taille haute, mais peu aisée, et la contenance peu ferme; à cela près, elle estoit fort belle et fort agréable. Elle se nommoit Landore, et avoit une indifférence generale pour tout le monde; elle tesmoignoit un certain mespris qui ne venoit pas d'orgueil, mais d'une froideur de temperament qui desesperoit les gens. En un mot, elle avoit une si grande nonchalance dans toutes ses actions, qu'il paroissoit qu'elle ne prenoit rien à cœur. Cupidon ne fut pas longtemps chez elle sans y vouloir faire la mesme chose qu'il avoit faite chez les bergers: car, comme il craignoit de se gaster la main faute de s'exercer à tirer ses fléches, qui est la seule chose qui le fait valoir, il en décocha quelques-unes d'un petit arc de poche qu'il avoit; mais c'estoit d'abord plustost en badinant que de dessein formé, comme on voit des enfans se jouer avec des sarbatanes. Un jour, il vid réjaillair à ses pieds une des flesches qu'il avoit tirées contre Landore, et, en la ramassant, il reconnut que le fer en estoit rebouché. Il n'y a rien qui choque plus ce petit mutin que la resistance; cela fit qu'il s'opiniastra à vouloir blesser tout de bon cette insensible. Il prit les flesches les mieux acerées qu'il put trouver, et, pendant qu'elle estoit en compagnie de quantité d'honnestes gens, il luy en tira plusieurs droit au cœur. Mais, par un grand prodige, elles faisoient le mesme effet contre ce cœur de diamant que des balles qui font des bricoles contre le mur d'un tripot, et elles alloient blesser ceux qui se trouvoient aux environs. Chacun de ces blessez fit tous les efforts imaginables pour communiquer son mal à celle qui en estoit cause, et il n'y en avoit pas un qui ne deust concevoir de belles esperances, puisqu'il avoit un secours secret de ce petit dieu qui fait aymer. Cependant aucun ne put reussir; tous les soins et toutes les galenteries qu'ils employerent ne firent que blanchir contre sa froideur. Il se trouva enfin dans la troupe un homme qui n'estoit ny bien ny mal fait, qui avoit la physionomie fort ingenue et qui monstroit tenir beaucoup du stupide. Sa taille estoit grande et menue, mais flasque et voutée; il avoit la desmarche lente, la bouche entr'ouverte et les cheveux d'un blond de filasse, fort longs et fort droits. Ce fut derriere luy que Cupidon se posta un jour pour faire la guerre à sa rebelle. Il n'avoit point dessein de favoriser de ses graces un homme qui estoit fort peu de ses amis; c'estoit plustost pour luy faire piece qu'il s'en servit comme d'une mire à descocher le trait dont Landore fut blessée. A ce coup toute la froideur de la dame s'esvanoüit; elle sentit pour cet homme qui estoit devant elle une ardeur qui ne peut estre exprimée, jusque-là qu'elle se vid preste de lui declarer elle-mesme sa passion, si la pudeur du sexe ne l'eust retenuë. Elle trouva enfin une occasion de luy descouvrir ce qu'elle tenoit caché, parce qu'ils estoient tous les jours ensemble. Cet homme ressentit presque en mesme temps de pareilles motions pour elle; peut-estre luy estoit-il tombé sur le gros orteüil une des flesches perduës dont nous avons parlé, dont la piqueure avoit un certain venin, qui, insensiblement, lui avoit gagné le cœur. En un mot, ils s'aymerent, mais d'une amour si facile et si douce qu'ils n'eurent point besoin de mettre en usage ny les plaintes ny les soupirs, et il n'y eut jamais d'ames ny mieux ny plus facilement unies. Toutes ces addresses dont, entre toutes les autres rencontres, l'on se sert pour se faire aymer, leur furent inutiles; ils se contentoient de faire l'amour des yeux; à peine y employoient-ils les paroles, et la plus serieuse occupation de cet amour badin estoit la plupart du temps de joüer au pied de beuf, de se regarder sans rire. Le petit dieu trouva ce procedé fort choquant, et se fascha de les voir agir si negligemment en une chose dont tant de gens font une affaire tres importante. Comme son inclination le porte à rendre service à ceux qu'il a blessez, il s'ennuya bientost de se trouver inutile aupres de ces amans, et son naturel agissant ne luy permit pas de demeurer tous les jours les bras croisez dans la faineantise. Il fit seulement reflexion sur le coup qu'il avoit porté, car, à vray dire, il est philosophe quand il veut, et raisonne bien, surtout quand il a osté son bandeau. Il reconnut alors qu'il s'estoit trompé en s'attribuant la gloire de cette deffaite: car il demeura d'accord que tout l'honneur en estoit deub au hazard, qui avoit fait rencontrer ensemble deux personnes dont les visages et les humeurs avoient tant de rapport et de simpatie qu'ils sembloient nez l'un pour l'autre. De là il conclud qu'on pourroit bien l'accuser à l'avenir de plusieurs choses dont il seroit innocent; enfin, la honte d'estre à ne rien faire luy fit demander son congé, et il luy fut facile de l'obtenir de maistres qui se passoient bien de luy.
Au partir de ce lieu, il s'attacha au service d'une fille studieuse. D'abord cette condition luy plut fort, parce qu'il espera d'y apprendre beaucoup de choses et de n'y manquer point d'employ. Cette fille, nommée Polymathie[58], n'avoit pas eu la beauté en partage, tant s'en faut; sa laideur estoit au plus haut degré, et je ferois quelque scrupule de la descrire toute entiere, de peur d'offenser les lecteurs d'imagination delicate. Aussi n'est-il pas possible que les filles se puissent piquer en mesme temps de science et de beauté; car la lecture et les veilles leur rendent les yeux battus, et elles ne peuvent conserver leur teint frais ou leur enbonpoint, si elles ne vivent dans la delicatesse et dans l'oysiveté. Outre qu'il leur est difficile de ménager pour l'estude quelque heure d'un jour qui n'est pas trop long pour se parer et pour se farder. Mais, d'un autre côté, Polymathie avoit l'esprit incomparable, et elle parloit si bien qu'on auroit peu estre charmé par les oreilles, si l'on n'avoit point esté effrayé par les yeux. Elle sçavoit la philosophie et les sciences les plus relevées; mais elle les avoit assaisonnées au goust des honnestes gens, et on n'y reconnoissoit rien qui sentist la barbarie des colleges. Ses admirables compositions en vers et en prose attiroient aupres d'elle les plus apparens et les plus polis de son siecle. Le dieu d'amour, estant chez elle, ne voulut pas laisser ses armes inutiles; mais il arresta quelque temps son bras, à cause qu'il vid pousser à sa maistresse tant de beaux sentimens de vertu et de tempérance qu'il desespera de reussir en son entreprise et de vaincre cette froideur dont elle faisoit vanité. Il avoit mesme quelque respect pour cette philosophie dont elle estoit secondée, craignant avec quelque sujet d'en estre mal-mené. Il faisoit encore reflection sur le mauvais office qu'il luy rendroit s'il la faisoit devenir amoureuse, ne se croyant pas assez fort pour faire naistre dans le cœur de quelqu'un de la passion pour elle, s'il ne l'alloit chercher parmy les aveugles. Il voulut donc auparavant tascher de blesser quelqu'un de ces scavans et de ces polis qui la frequentoient; mais il eust beau tirer ses fleches les mieux acerées, tous leurs coups s'amortissoient comme s'ils eussent esté tirez contre une balle de laine. Ce qui le fit le plus enrager, ce fut l'hypocrisie de ces messieurs les doucereux (car il n'y a point de dieu, tant fabuleux soi-il, que l'hypocrisie ne choque horriblement); ils ne se contentoient pas de tesmoigner de l'admiration pour l'esprit de Polymathie, ils faisoient encore aupres d'elle les galands et les passionnez pour sa beauté, et leur impudence alloit jusqu'à ce point qu'ils la traittoient de soleil, de lune et d'aurore, dans les vers et dans les billets qu'ils luy envoyoient. Ceux qui ne l'avoient veuë que dans ce miroir trouble et sous cette fausse peinture ne l'auroient jamais reconnuë: car, en effet, elle ne ressembloit au soleil que par la couleur que luy avoit donnée la jaunisse; elle ne tenoit de la lune que d'estre un peu maflée, ny de l'aurore que d'avoir le bout du nez rouge. O! que les pauvres lecteurs sont trompez quand ils lisent un poëte de bonne foy, et qu'ils prennent les vers au pied de la lettre! Ils se forment de belles idées de personnes qui sont chimeriques, ou qui ne ressemblent en aucune façon à l'original. Ainsi, quand on trouve dans certains vers:
Ny Mirmidon, ny Dolope soudart[59],
il n'y a personne qui ne se figure qu'on parle d'une Pantasilée ou d'une Talestris; cependant, cette guerriere Cassandre n'estoit en effet qu'une grande Halebreda[60], qui tenoit le cabaret du Sabot, dans le Fauxbourg Saint-Marceau. Quelque laide pourtant que puisse estre une fille, elle n'est point choquée d'une fausse loüange, et ne croira jamais qu'on la raille, quoy qu'elle accuse les gens de parler avec raillerie; elle ne donnera jamais un démenty à personne que par une feinte modestie. Quelque clairvoyant que soit son esprit, il ne sera jamais persuadé de ses défauts; elle les excusera par quelque autre bonne qualité; enfin, elle fera si bien son compte, qu'elle se trouvera tousjours des charmes de reste pour donner bien de l'amour. Cupidon, tout aveugle qu'on se le figure, reconnoissoit bien, malgré toutes ces feintes galanteries, quoy qu'elles fissent beaucoup d'éclat, que pas un n'estoit blessé au dedans, car il ne s'estoit pas trouvé une seule des flesches qu'il avoit ramassées qui fust sanglante; cela le fit opiniastrer d'avantage en son entreprise, et il jura hautement que quelqu'un en payeroit la folle-enchere. Apres avoir fait encore plusieurs tentatives, et vuidé son carquois, ne sachant presque plus de quel bois faire flesches, ny de quel acier les ferrer, enfin il fut reduit à y appliquer le fer du mesme canif avec lequel Polymathie tailloit ses plumes, qui devenoient éloquentes si-tost qu'elles avoient esté tranchées par ce fer enchanté. Il fut si heureux que ce coup porta sur un bel esprit veritablement digne d'elle, et bien propre pour luy estre aparié, en telle sorte que, si on les avoit mis dans deux niches, ils auroient fait une fort belle simmetrie. Sa taille estoit petite, mais, en recompense, une bosse qu'il portoit sur ses espaules estoit fort grande; ses deux jambes estoient d'inégale grandeur; il estoit borgne d'un œil et ne voyoit guere clair de l'autre, et tout l'esclat de ses yeux consistoit en une bordure d'escarlate de si bon teint qu'il ne s'en alloit point à l'eau qui en distilloit incessamment. Que si son corps donnoit du degoust, son esprit avoit des agrémens tous particuliers; il auroit esté bon à faire l'amour à la manière des Espagnols, qui ne la font que de nuit, car il auroit esté bien favorisé par les tenebres. Cette playe ne fut pas si-tost faite dans le cœur de ce spirituel disgracié, que voila les elegies, les sonnets et les madrigaux en campagne; jamais veine ne fut plus feconde ny genie plus eschauffé; jamais il n'y eut si grande profusion de tendresses rimées. Ce qui fut nouveau, c'est que deslors toute la dissimulation s'évanoüit. Tous ces charmes et ces appas, qu'il ne mettoit auparavant dans ses vers que par fiction poëtique, il les y insera depuis de bonne foy. L'amant crut en saine conscience que sa maîtresse estoit un vray soleil et une vraye aurore; et quoy que cet amour n'eust commencé que par l'esprit, le tendre heros fut tellement esblouy de ses brillans, qu'il ne reconnut plus aucune imperfection dans le corps, pour lequel il eut aussi-tost la même passion. Je ne sçay si l'amour fit d'une flesche deux coups, ou si Polymathie fut touchée des pointes poëtiques que son amant lui décocha: tant y a qu'elle eut pour luy une amour reciproque; et elle fit judicieusement de ne pas laisser eschapper cette occasion, car elle auroit eu de la peine à la recouvrer. Elle ne fut pas plus avare que luy de prose et de vers, et ce fut lors que ce petit Dieu travesty ne manqua pas d'occupation, ny de sujets d'exercer ses jambes. Il n'avoit pas si-tost porté un poulet, qu'il falloit retourner porter des stances; et pendant l'intervalle du temps qu'il employoit à ce message, un madrigal se trouvoit fait, qu'il falloit aussi porter tout frais esclos. Que si par malheur on faisoit response sur le champ, il falloit porter la replique avec mesme diligence; et dans cet assaut de reputation, nos amants se renvoyoient si viste des in-promptu, qu'ils ressembloient à des joüeurs de volant quand ils tricottent. Je ne vous diray point la suitte ny la fin de ces amours; elles continuerent longtemps de la mesme force. Les seuls qui en profiterent furent les libraires faiseurs de recueils, qui ramasserent les pieces et les vers que ces amans laisserent courir par le monde, dont ils firent de beaux volumes. Tous les autres marchands n'y gagnerent rien; il n'y eut aucun commerce de juppes, de mouchoirs, ni de bijoux; tous les presens furent faits en papier, jusques à celuy des estrennes. Il ne se donna ny bal ny musique, mais seulement force vers de ballet, et force parolles pour mettre en air. Ce qui est fort surprenant et bien contraire à l'humeur du siècle, c'est qu'il n'y eut jamais ny festin ny cadeau; la promenade, quoy qu'elle leur plust fort, estoit toûjours seiche, et les traitteurs ny les patissiers ne receurent jamais de leurs visites ny de leur argent. Le petit Amour avoit esté jusques alors nourry de viande creuse; voicy par quelle adventure il devint friand: Un jour que sa maistresse passionnée estoit allée chercher la solitude d'un petit bois, où elle confioit quelques soupirs et quelques tendresses à la discretion des echos et des zephirs, il s'estoit tenu un peu à l'escart. La fortune voulut qu'il rencontra un page d'une dame de qualité, à qui on donnoit cadeau dans une belle maison proche de ce bois. Comme il n'y a point de connoissance si-tost faite que celle des chiens et des laquais (sous ce nom sont compris tous ceux qui portent couleurs), l'Amour et le page eurent bien-tost fait amitié ensemble. Son nouveau camarade le mena voir le superbe festin qu'on avoit appresté pour la dame, et l'un et l'autre eurent dequoy faire bonne chere des superfluitez qui s'y trouverent. Cupidon commença à trouver du goust aux bisques et aux faisants, qui le firent ressouvenir du nectar et de l'ambroisie. Et ce qu'il prisa le plus, fut le reste d'un plat de petits pois[61], sur lequel il se jetta, qui avoit plus cousté que n'auroit fait la terre sur laquelle on en auroit recueilly un muid. Le bon traittement, et la credulité qu'il eut aux paroles de son camarade le desbaucherent, car il ne marchanda point pour entrer au service de cette dame, qui, dés qu'elle l'eust veu, le voulut avoir pour luy porter la queuë. C'est ainsi qu'il quitta cette spirituelle maistresse sans luy dire adieu. Elle eut grand regret de n'avoir pas pris de luy un répondant, parce qu'elle luy auroit fait payer la valeur de certains vers que ce petit voleur luy avoit emportez, dont elle n'avoit point gardé de coppie. Quant à la nouvelle maistresse, il en fut tellement chery, qu'elle chercha toutes les inventions imaginables pour le rendre leste et propre. Elle luy fit faire de certaines trousses avec lesquelles les peintres, qui font scrupule de le peindre tout nud, le dépeignent encore aujourd'huy. Quelque reputation qu'il eust d'être dangereux, ce n'estoit rien au pris des malices qu'il fit depuis qu'il fut chargé de ce pestilent habit. Archelaïde (tel estoit le nom de cette dame) estoit une femme parfaitement accomplie, car, outre qu'elle possédoit les beautez dont se vantent les personnes les mieux faites, sa naissance luy donnoit encore un certain air majestueux, qui luy faisoit avoir un grand avantage sur celles qui l'auroient peû égaler par la richesse de leur taille. L'encens et les adorations estoient des tributs legitimes, qu'on payoit volontairement à son merite. L'Amour, qui avoit esté nourry dans un lieu où on reçoit continuellement de pareils presens, s'imaginoit presque déja revoir sa patrie, et il se plut merveilleusement en cette cour, quoy qu'il y fust inconnu et travesty. Il estoit bien aise de voir le profond respect que plusieurs illustres personnes rendoient à la divinité visible qu'il ne dédaignoit pas de servir. Mais apres y avoir esté quelque temps, une chose le choqua fort: c'est qu'il pretend que dans tous les lieux où il séjourne, il doit trouver quelque égalité et quelque douce intelligence. Il n'en vid icy aucune; tous ceux qui approchoient d'Archelaïde n'osoient lever les yeux sur elle, non pas mesme pour l'admirer, et sa fierté naturelle leur ostoit toute la hardiesse que leur mérite leur auroit pû donner legitimement. Ce fut la principale raison qui fit concevoir à l'Amour le dessein d'assaillir ce rocher, qui portoit son orgueil jusque dans les nuës, car sa generosité l'excite à faire d'illustres conquestes et à dompter les cœurs les plus rebelles. Cependant, comme un ruzé capitaine, devant que de dresser sa batterie contre le lieu qu'il avoit résolu d'attaquer, il voulut luy-mesme aller reconnoistre la place. La subtilité de sa nature divine luy fournit de grandes facilitez pour cela, car elle luy donne droit d'entrer quand il luy plaist dans le plus profond des cœurs, et d'y voir tout ce qui s'y passe de plus secret. Il fut bien surpris, quand il visita celui d'Archelaïde, de voir que la nature avoit déja fait ce qu'il avoit dessein de faire. Elle avoit si bien disposé les matières, qu'une petite étincelle qui tomba de son flambeau y causa un embrasement capable d'y reduire tout en cendre. Il voulut aussi-tost reparer le mal qu'il avoit fait, et le plus prompt remède qu'il y apporta, ce fut de decocher de nouvelles flesches sur ceux qui approchoient d'Archelaïde, afin qu'ils vinssent en foule luy apporter du secours et dequoy éteindre ses flammes. Il y eut aussi-tost toutes sortes de gens de qualité, d'esprit et de bonne mine, qui luy vinrent offrir leur service; mais ce fut tousjours avec des respects et des soumissions qui ne sont pas imaginables. Quelque ardeur que l'amour inspire dans les cœurs dont il est le maistre, il n'y en avoit point entr'eux de si temeraire qui osast luy faire une déclaration d'amour, ny lascher la moindre parolle de douceur ou de tendresse. C'estoient des muets qui n'osoient pas mesme parler des yeux, et qui estouffoient tellement leurs soupirs que l'oreille la plus subtile ne s'en pouvoit pas appercevoir. Ils estoient préoccupez de cette maxime, tenue pour hérétique dans les escoles d'amour, qu'aupres des dames de qualité il faut attendre leurs faveurs, au lieu qu'on les peut demander aux autres. Mais ces malheureux avoient tout loisir de languir dans une pareille attente. Archelaide estoit si jalouse du soin de son honneur, et la fierté luy estoit si naturelle, qu'elle auroit mieux aymé perir mille fois, que d'en relascher le moins du monde. Elle croyoit qu'il luy seroit honteux d'abaisser ses regars sur des gens au dessous d'elle, qu'elle se seroit par ce moyen esgalez en quelque façon; que cela les pourroit enfler de vanité, et leur feroit perdre la discretion, ce qui seroit la ruine de sa reputation et de sa vertu. C'est pourquoy elle ne voulut point prendre ce secours estranger, et elle mit à sa porte un gros Suisse vigoureux, qui empeschoit tous les gens de dehors de venir piller ce trésor de vertu et d'honneur, qu'elle luy laissa en garde. Mais par mal-heur il n'y avoit personne pour garder le Suisse, qu'elle appelloit quelquefois à son secours, dans une pressante necessité, pour chasser les ennuys secrets que luy causoit la solitude. Le petit espion domestique qu'elle avoit, et à qui rien de ce qui se fait contre l'honneur n'est caché, descouvrit un jour le secret de cette adventure. Ce fut alors que, pour luy faire honte, il se descouvrit à elle avec toutes les beautez qui donnerent assez de curiosité à Psyché pour l'eschauder. Il luy fit mille reproches sanglans du tort qu'elle se faisoit, et à tout l'empire de l'Amour, de douter de la discretion de tant d'honnestes gens qui mourroient pour elle, et de vouloir confier son honneur à la crainte servile d'un rustre. Il luy fit voir qu'elle ne meritoit pas de jouir des joyes delicates qui se trouvent dans cette belle passion, et en un mot il luy dit que, pour se vanger d'elle, il l'alloit quitter, et publier par tout son advanture; il jura en mesme temps par son flambeau que, puisque l'Honneur luy avoit joué cette piece, il luy en jouëroit une autre; qu'il seroit d'oresnavant son ennemy declaré, et qu'il luy donneroit la chasse en tous les lieux où il le pourroit rencontrer. Archelaïde, qui crut que cette apparition estoit un songe, frotta ses yeux pour s'esveiller, comme si elle eust dormy, et ne trouvant que son page à la place du dieu qu'elle avoit crû voir, elle luy fit une querelle d'Allemand, et appella son escuyer pour lui faire donner le foüet. Mais l'Amour et le page s'esvanouirent à ses yeux; ainsi voyant que la menace qu'il avoit fait de la quitter estoit vraye, elle ne douta plus de la verité de l'apparition. Elle en profita si bien, qu'ayant honte de sa faute, elle quitta le monde et se retira en une affreuse solitude, loin des palais et des Suisses, où elle a vescu depuis dans une grande modestie et retenuë.