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Le roman bourgeois: Ouvrage comique

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[58] Ce doit être mademoiselle de Scudéry. Ce qui est dit plus bas (p. 164) sur son amant, aussi laid qu'elle, me le confirme tout à fait. On sait que Pélisson, qui fut le seul amoureux de l'illustre Sapho, luttoit, en effet, de laideur avec elle, «abusant, comme on l'a dit, de la permission qu'ont les gens d'esprit d'être laids».

[59] Tout le monde a reconnu Ronsard et son amour le plus chanté. Ce que dit Furetière n'est pas une médisance. Il est certain que sa Cassandre étoit une fille de basse extraction, qu'elle fut une grisette de Blois, déjà possédée par Saint-Gelais, comme l'ont dit quelques uns, ou bien une servante de taverne, comme il est dit ici. Le poète, d'ailleurs, n'a pas toujours désavoué cette roture de ses amours. Dans une de ses odes, par un élan de franchise, plutôt encore que pour imiter l'ode d'Horace à Xanthias Proccus, il a dit:

Si j'aime depuis naguière
Une belle chambrière,
Hé! qui m'oseroit blasmer
De si bassement aimer?

....

Quant à moy, je laisse dire
Ceux qui sont prompts à mesdire.
Je ne veux laisser pour eux
En bas lieu d'être amoureux.

Il laissa dire, en effet; après Cassandre, il aima Genêvre, qu'il avoit connue dans le même quartier, et qui, dit-on, n'étoit autre que la femme du concierge de la geôle de Saint-Marcel.—Tout le monde savoit ce qu'avoient de roturier et d'infime les amours de Ronsard. G. Gueret le donne à entendre dans son Parnasse réformé, p. 73, et on lit dans le Carpenteriana, p. 10, ce passage, qui confirme tout à fait ce que vient de dire Furetière: «Je ne suis point, ma guerrière Cassandre, etc. Sa mademoiselle Cassandre, qui étoit, à ce qu'on dit, une cabaretière, n'y pouvoit rien comprendre, non plus que bien d'honnestes gens d'à présent.»

[60] Ce mot s'employoit tantôt ou masculin, tantôt au féminin, mais toujours en mauvaise part et pour désigner une personne mal bâtie. Voiture, et après lui Tallemant (Historiettes, 2e édit., t. 10, p. 136) l'ont mis au masculin.

[61] C'étoit un grand luxe alors. Les primeurs surtout étoient du plus haut prix. On peut lire à ce sujet le Jardinier français de Bonnefonds, valet de chambre du Roy, Paris, 1651, in-12. Dans la comédie de de Visé, les Côteaux ou les Friands marquis, jouée en 1665, l'un des personnages ne veut manger les petits pois qu'à cent francs le litron. Encore étoit-ce peu; d'après une Vie de Colbert, imprimée en 1693, on alloit jusqu'à cinquante écus. C'était une fureur. «Le chapitre des pois dure toujours, écrit madame de Maintenon sous la date du 10 mai de cette même année 1696; l'impatience d'en manger, le plaisir d'en avoir mangé et la joie d'en manger encore sont les trois points que nos princes traitent depuis quatre jours. Il y a des dames qui, après avoir soupé avec le roi, et bien soupé, trouvent des pois chez elles pour manger avant de se coucher, au risque d'une indigestion. C'est une mode, une fureur, et l'une suit l'autre.» Dans les cadeaux, fête qu'un amant donnoit à sa maîtresse (V. Ecole des maris, acte I, sc. 1), les petits pois étoient de rigueur.

Quoy que l'Amour fut indigné d'avoir receu cet affront, il ne voulut pas quitter si-tost la terre, où il crut qu'il y avoit encore pour luy quelque chose à apprendre. Il entra au service d'une femme nommée Polyphile[62], qui avoit de l'esprit et de la beauté passablement. Dés les premiers jours qu'il fut avec elle, pour faire le bon valet, il lui acquit avec ses armes ordinaires grand nombre de serviteurs ou de souspirans. C'étoit ce qui flattoit le plus le génie de sa maistresse; bien que dans le monde elle passast pour prude, elle ne laissoit pas d'escouter volontiers les plaintes de ceux qui souffroient pour elle; en un mot, elle estoit de ces femmes qu'on peut nommer prudo-coquettes, dont la race s'est si bien multipliée qu'on ne rencontre aujourd'huy presque autre chose. Il n'eut jamais tant à souffrir que sous cette derniere maistresse. Elle l'habilla d'abord fort proprement; elle lui donna un habit et une calle bien gallonnée[63] et passementée avec une garniture de rubans de trois couleurs, et, pour son nom de guerre, elle l'appela Gris de lin. Sa principale passion estoit la magnificence des habits, et sa propreté alloit dans l'excès; elle n'avoit jamais souhaité d'avoir un esprit inventif que pour trouver de nouvelles modes et de nouveaux ajustemens. C'est ce qui aidoit merveilleusement à donner du lustre à sa beauté mediocre. A tout prendre, elle avoit un certain air joly et affecté, certains agrémens et mignardises qui la rendoient la personne du monde la plus engageante. Avec cela son plus puissant charme estoit une civilité et une complaisance extraordinaire pour les nouveaux venus, qu'elle redoubloit souvent pour retenir ceux qui commençoient de s'esloigner d'elle. D'autre côté, elle faisoit paroistre une grande severité pour ceux qu'elle avoit bien engagez, et qu'elle ne croyoit pas pouvoir sortir de ses liens. Jamais femme ne fut plus avide de cœurs. Il n'y en avoit point qui ne lui fust propre; le blondin et le brunet, le spirituel et le stupide, le courtisan et le bourgeois, lui estoient esgalement bons; c'estoit assez qu'elle fist une nouvelle conqueste. Son plus grand plaisir estoit d'enlever un amant à la meilleure de ses amies, et son plus grand dépit estoit de perdre le moindre des siens. Ce n'est pas qu'elle ne fist bien de la différence entre ses cajoleurs: ce fut elle qui s'advisa d'en mettre entre les gens de cour et les gens de ville; ce fut elle qui donna la preference aux plumes, aux grands canons, sur ceux qui portoient le linge uny et les habits de moëre-lice. Elle avoit une estime particuliere pour les belles garnitures et pour les testes fraischement peignées, et, nonobstant cela, elle ne laissoit pas de faire bon accueil aux bourgeois qui prestoient des romans et des livres nouveaux. Le riche brutal qui lui donnoit la musique et la comédie estoit aussi le bien venu. Mesme pour avoir plus de chalandise, elle avoit certains jours de la sepmaine destinés à recevoir le monde dans son alcove[64], de la même façon qu'il y en a pour les marchands dans les places publiques. Le dieu servant, qui vouloit faire la cour à sa maistresse, lui rendit de bons offices, car, comme il a esté dit, il luy fit faire force conquestes. Jamais il n'eut plus belle occasion de s'exercer à tirer: il ne faut pas s'estonner si maintenant il sçait tirer droit au cœur; autrement il faudrait qu'il fust bien maladroit de n'estre pas devenu bon tireur apres avoir fait un si bel apprentissage. Tous les blessez venoient aussitost demander à Polyphile quelque remede à leurs maux, et par de douces faveurs elle leur faisoit esperer guerison. Mais elle les traitoit à la maniere de ces dangereux chirurgiens qui, lors qu'ils pensent une petite playe avec leurs ferrements et poudres caustiques, la rendent grande et dangereuse. C'est ainsi qu'avec de feintes caresses elles jettoit de l'huile sur le feu et envenimoit ce qu'elle faisoit semblant de guérir. Ce n'est pas que d'autre costé l'Amour, pour les soulager, ne décochast plusieurs flesches contre le cœur de Polyphile, qui y firent des blessures en assez grand nombre. Il fut bien surpris de voir que la pluspart ne faisoient qu'effleurer la peau, et que, s'il y faisoit quelquefois des playes profondes, elles estoient gueries des le lendemain, et refermées comme si on y eust mis de la poudre de sympathie[65]. Ce fut bien pis quand il reconnut que Polyphile, ne se contentant pas des beautez que le ciel lui avoit données en partage, en recherchoit encore d'empruntées. Il n'avoit point encore connu jusqu'alors le déguisement et l'artifice; il s'estonna beaucoup de voir du fard, des pommades, des mouches et le tour de cheveux blonds. Jusque là qu'ayant veu le soir sa maistresse en cheveux noirs, il la mesconnut le lendemain quand il la vit blonde; et, lui voyant le visage couvert de mousches, il crut que c'estoit pour cacher quelques bourgeons ou esgratignures. Mais l'Amour n'eut pas esté long-temps à cette escole qu'il apprit à se déniaiser tout à fait et à devenir malicieux au dernier point. Ce n'estoit plus le dieu qui inspiroit la dame, c'estoit la dame qui inspiroit le dieu et qui le fit devenir coquet; ce fut là qu'il estudia toutes les méchancetez qu'il a sceu depuis, qu'il apprit à estre traistre, parjure et infidelle, au lieu qu'auparavant il agissoit de bonne foy et ne parloit que du cœur. Il devint malin et fantasque de telle sorte qu'on ne sceut plus de quelle maniere le gouverner. Ce n'estoit plus le temps qu'on l'amusoit avec des dragées et du pain d'espice; il luy falloit des perdreaux et des ragousts. On ne luy presentoit plus des hochets et des poupées; il luy falloit des bijoux pleins de diamans et des plaques de vermeil doré. Enfin il n'y eut rien de plus corrompu, et cette maison estoit un escueil dangereux pour les libertez et pour les fortunes de ceux qui s'en approchoient; cependant, sous prétexte de quelques adresses que Polyphile apportoit à cacher son jeu, à la faveur desquelles elle passoit pour femme d'honneur, elle exerçoit toutes les tyrannies et les pilleries imaginables. Cette façon de vivre dura quelque temps, et comme il paroissoit toûjours de nouvelles duppes sur les rangs, c'estoit le moyen de ne s'ennuyer jamais et de trouver toûjours de nouveaux divertissemens. Le bal et la danse plaisoient sur tous les autres à Polyphile, comme ils plaisent encore aujourd'huy à toutes les coquettes de sa sorte, qui ont pour cela tant d'empressement qu'on peut dire que, si la harpe a guery autrefois des possedez, le violon fait aujourd'huy des demoniaques. Elle s'y engagea mesme si avant, que malgré son esprit inconstant sa liberté y fit entierement naufrage. Elle devint esperduëment amoureuse d'un baladin. La laideur et la mauvaise mine de cet homme vray-semblablement luy devoient faire perdre le goust qu'elle prenoit à luy voir remuer les pieds bien legerement. Cependant ce fut luy qui se mit en possession du cœur, tandis que plusieurs honnestes-gens qui avoient l'advantage de l'esprit, de la beauté et de la noblesse, furent amusez avec du babil et autres vaines faveurs. L'Amour fut tellement en colere contre cette injustice, qu'il chercha dans son carquois une de ces flesches empoisonnées dont il se servoit autrefois pour faire des metamorphoses, et la décocha sur le violon chery de Polyphile. La legereté de ses pieds ne luy servit de rien pour l'éviter, et par la vertu de sa fléche, de baladin qu'il estoit il fut métamorphosé en singe, qui conserva, avec un peu de sa premiere forme, toute sa laideur et son agilité. Ce singe vint depuis au pouvoir d'un basteleur qui le nomma Fagotin[66], et qui surprit merveilleusement un grand nombre de badauts de le voir danser sur la corde, car ils ne se doutoient nullement qu'il eust appris ce mestier durant qu'il estoit homme, amoureux et violon.

[62] M. Eugène Maron, dans son article déjà cité, pense que c'est Ninon, et, sauf la pruderie, qui est plus grande dans Polyphile qu'elle ne l'étoit chez mademoiselle de Lenclos, rien ne dément guère cette opinion. Un passage lui donne même tout à fait raison: c'est celui (V. page 176) qui a rapport au baladin ou plutôt au danseur aimé par Polyphile. Il est vrai que Ninon eut, en effet, une belle passion pour Pecourt, le danseur, et on lit à ce sujet, dans les Anecdotes dramatiques, t. 3, p 384, une assez curieuse histoire.

[63] On appeloit ainsi une sorte de bonnet rond et plat qui ne couvroit que le sommet de la tête: «Les bedeaux, les pâtissiers, les petits laquais des femmes, portent des cales.» (Diction. de Trévoux, édit. 1732.)

[64] On peut consulter, sur cette mode et les habitudes des ruelles littéraires, une curieuse note de M. Valckenaër dans ses Mémoires sur la vie de madame de Sévigné, t. II, p. 387, et une autre de M. L. de Laborde, Palais Mazarin, p. 331, note 360.

[65] Allusion à la fameuse panacée inventée par le chevalier Digby, et pour laquelle il avoit fait tout un traité, souvent réimprimé: Discours sur la poudre de sympathie pour la guérison des plaies, Paris, 1658, 1662, 1730, in-12. Cette poudre, en somme, ne se composoit que de sulfate de fer, pulvérisé avec de la gomme arabique. V. Tallemant, in-8o, t. 3, p. 209.

[66] C'étoit le singe de Brioché, le montreur de marionnettes de la porte de Nesle. La Fontaine l'a nommé et a vanté ses tours dans sa fable de la Cour du Lion (liv. 7, fab. 7), et Molière lui a fait le même honneur dans Tartuffe (acte 2, sc. 4). Un jour, ayant eu l'imprudence de faire une trop laide grimace au nez de Cyrano, le grand bretteur, qui le prit pour un laquais minuscule, l'abattit d'un coup d'épée; c'est ce que nous apprend une facétie publiée vers 1655, sous ce titre: Combat de Cirano de Bergerac contre le singe de Brioché. A la page 10 de cette brochure, réimprimée en 1704, en 1707, puis encore de notre temps, mais toujours rare, et curieusement analysée par M. Ch. Magnin dans son Histoire des marionnettes, p. 136-137, se trouve la description complète du fameux singe, avec son costume: «Il étoit grand comme un petit homme et bouffon en diable; son maître l'avoit coiffé d'un vieux vigogne dont un plumet cachoit les fissures et la colle; il luy avoit ceint le cou d'une fraise à la scaramouche; il luy faisoit porter un pourpoint à six basques mouvantes, garni de passement et d'aiguillettes, vêtement qui sentoit le laquéisme; il luy avoit concédé un baudrier d'où pendoit une lame sans pointe.»

L'Amour, après ce beau coup, ne crut pas qu'il fust seur pour lui de demeurer chez sa maistresse; c'est pourquoy il quitta encor celle-cy sans luy dire adieu, et il ne fut pas longtemps sans trouver condition. Poléone trouva que c'estoit son fait, en consideration particulierement de ce qu'il avoit un habit neuf et qu'il ne luy falloit rien dépenser de longtemps pour l'ajuster. Il la servit volontiers, quoy que ce ne fust qu'une marchande, parce qu'il luy vit une mine fort bourgeoise et fort éloignée de cette coquetterie de laquelle il avoit esté auparavant si fatigué. L'exquise beauté de cette femme reparoit le deffaut de cet air un peu niais qu'elle faisoit paroistre, et couvrait cette grande ignorance qu'elle avoit en toutes choses, hormis en l'art de sçavoir priser et vendre sa marchandise. L'Amour mesme oublia pendant quelque temps qu'il avoit esté page et laquais, et, empruntant un peu de l'humeur du courtaud, vescut en assez honneste garçon. Mais un peu apres, il mit la main aux armes dont il se sçait si bien escrimer, et il fit plusieurs plaies dans les cœurs de ceux que la beauté de sa maîtresse attiroit à sa boutique. Ces amans avoient beau l'accabler de douceurs, de tendresses et de fleurettes, c'estoit autant de chasses mortes; à tout cela elle faisoit la sourde oreille, ou plûtost une surdité d'esprit l'empeschoit d'y répondre. Le petit dieu n'espargnoit pas aussi le cœur de Poléone; mais il ne la put jamais blesser, tant qu'il se servit de ses flèches à pointes d'acier. Il en trouva un jour qui estoient preparées pour une solemnelle mascarade, qui avoient un bout d'argent, dont il vit un effet merveilleux sur ce cœur impénétrable à tous autres coups. Il fit naistre en son ame deux passions à la fois, celle de l'amour et celle de l'interest, encor qu'on puisse dire que celle-cy y regnoit auparavant et qu'elle y fut seulement ralumée pour s'unir à l'autre; car il est vray qu'encore que Poléone fut amoureuse, on ne pouvoit dire que ce fut de Celadon, d'Hylas ou de Silvandre; mais que c'estoit de l'homme en general. Ce fut alors que plusieurs marchands qui venoient achepter la marchandise acheptoient en mesme temps la marchande; ainsi ce fut la premiere qui fut assez heureuse pour joindre ensemble le gain et la volupté. Comme les petits enfans sont les singes des grandes personnes, le petit Amour, qui vouloit imiter sa maistresse, prit bientost ses inclinations. Luy qui n'avoit jamais manié d'argent que pour achepter quelque bagatelles, il avoit toûjours les yeux attachez sur le contoir, et il disoit qu'il prenoit plus de plaisir à voir les pieces d'or que celles d'argent. Ensuite, parcequ'il oüit sa maîtresse se plaindre d'estre souvent trompée, et que, s'il y avoit une pistolle rognée ou un louïs faux, c'estoit ce qu'on luy mettoit dans la main, il apprit à son exemple à faire sonner les louïs et à peser les pistolles, et pour cet effet il jetta la moitié des flêches de son carquois pour y trouver la place d'un trebuchet. Une fille de chambre, qui estoit sa confidente, luy apprit comme les entremetteurs partageoient le gain provenant de ce commerce; en peu de temps il y fut fort affriolé, jusques là qu'il ne se voulut plus servir que de fleches argentées et dorées, avec lesquelles il ne manquoit jamais son coup. C'est ainsi que l'amour mercenaire est tellement venu à la mode, que, depuis la duchesse jusques à la soubrette, on fait l'amour à prix d'argent, de sorte que désormais l'on peut icy appliquer le proverbe qu'on avoit autresfois inventé pour les Suisses et dire: Point d'argent point de femmes. C'est ainsi que de gros milords, des pansars et des mustaphas, cajollent aujourd'huy, dans des alcoves magnifiques et sur des carreaux en broderie, des blondelettes, blanchelettes, mignardelettes; ou, pour ne parler point Ronsard Vendosmois, des beautez blondes, blanches et mignardes, cependant que des galands qui ne sont riches qu'en esprit et en bonne mine sont reduits à chercher la demoiselle suivante, et quelquefois la fille de chambre et la cuisiniere, pour prendre leurs repas amoureux à juste prix. Ce fut alors que les sonnets, les madrigaux et les billets galands furent descriez comme vieille monnoye, et qu'on donna quatre douzaines de rondeaux redoublez pour un double loüis. Cependant cette nouvelle maniere d'agir faisoit que plusieurs s'en trouvoient mauvais marchands, car, au lieu qu'auparavant avec les monnoyes spirituelles les galands acheptoient l'ame et l'affection des personnes, les brutaux avec des especes materielles n'en acheptoient plus que le corps et la chair, et ils faisoient le mesme commerce que s'ils eussent esté trafiquer dans le marché au cochons[67]; encore en celuy-cy auroient-ils eu l'advantage d'y trouver certains officiers du roy, nommez langueyeurs, qui leur auroient respondu de la santé de la beste, au lieu que, par un grand malheur, cette police ne s'est pas encore estenduë jusques aux marchez d'amour, où neantmoins elle seroit bien plus necessaire. Enfin le ciel vangeur se mit en devoir de punir ce honteux trafic. Ce fut Bacchus, devenu le grand ennemy des femmes depuis qu'il avoit abandonné Ariane pour ne faire plus l'amour qu'au flacon, qui fit venir une certaine peste du pays des Indes, qu'il avoit conquis, pour infecter toute cette maudite engeance qui avoit introduit dans le monde l'amour mercenaire. Elle s'espandit partout en fort peu de temps, avec une telle fureur qu'il n'y eut personne de ceux qui estoient complices de cette corruption d'amour qui eschapast à cette juste punition de son crime. Le pauvre Cupidon, tout Dieu qu'il estoit, en eust sa part comme les autres, car en buvant et en mangeant les restes de sa maistresse (comme sa qualité de valet l'y obligeoit) il huma un peu de ce dangereux venin, qui, s'insinuant peu à peu dans ses veines, le rendit tout vilain et bourgeonné. Sa mere Venus, estant en peine de luy depuis long-temps, resolut de l'aller chercher par mer et par terre. Pour ce dessein elle envoya dans son colombier, qui est son escurie, prendre deux pigeons de carosse, qu'elle fit atteler à son char, avec lesquels (les poëtes sont guarens de cette verité) elle fendit les airs d'une tres grande vitesse; et elle arriva enfin en Suede, où elle trouva son fils parmy un grand nombre de devots qu'elle commençoit d'avoir en ce pays là. Elle eut de la peine à le reconnoistre, tant à cause qu'il n'avoit plus les marques de sa domination, que parce qu'il estoit estrangement défiguré. Elle courut à lui, et l'embrassant avec une tendresse de mere, pour le flatter comme autrefois, luy voulut donner un cornet de muscadins; mais il se mocqua bien d'elle, il luy montra de pleines gibecieres d'or et d'argent, et luy fit voir qu'il avoit amassé de grands tresors. En effet, il n'y auroit pas une plus belle fortune à souhaiter que de partager tout l'argent qui est dans le commerce d'Amour. Apres lui avoir fait le recit de toutes ses advantures, il ne pût luy celer le malheureux estat où il estoit reduit, dont aussi bien la deesse s'appercevoit, ayant desja bien eu des vœux de cette nature. Elle le mena aussitost à Esculape, à qui elle fit des prieres tres instantes de le guerir, mais il n'en pût venir à bout tout seul: il eut beau envoyer querir des medicamens exquis jusques au pays des Indes, d'où le mal estoit venu, il falut qu'il appellast à son secours une autre divinité. Mercure enfin entreprit cette cure et le guérit, non sans le faire beaucoup endurer, pour se vanger de luy en quelque sorte, pour les peines qu'il lui avoit données à l'occasion des messages de Jupiter à ses maistresses. Dès qu'il se porta bien, la deesse le ramena en sa maison, où depuis elle l'a retenu un peu de court, et a veillé plus exactement sur sa conduite. Il est vray qu'il a esté beaucoup plus sage qu'auparavant, et que pour le corriger il ne luy a plus fallu monstrer des verges, mais le menacer de Mercure; c'est ce qui a eu plus de pouvoir sur luy que toutes les remonstrances que ceux qui avoient entrepris de le corriger luy auroient peû faire. Il a depuis tousjours hay au dernier point toutes les affections mercenaires; il a juré hautement, par son bandeau et par sa trousse, qu'il n'en seroit jamais l'entremetteur, et que, bien loin d'y fournir ses flesches, il en retireroit entierement ses faveurs si-tost qu'on y mesleroit de l'argent et des presens. C'est aux seuls amans tendres et passionnez qu'il a reservé son secours, et à ces ames nobles et espurées qui aiment seulement la beauté, l'esprit et la vertu, toutes trois originaires du ciel. Tous les autres qui ont des desirs brutaux et interessez, il les abandonne à leurs remords et à leurs supplices; il les desadvoue et ne les veut plus reconnoistre pour les sujets de son empire.

[67] Dans la pièce de Boisfranc, les Bains de la porte Saint-Bernard, comédie en trois actes, en prose (1696), le trafic des mariages est comparé, un peu plus noblement qu'ici, à celui qui se fait au marché aux chevaux. «Il ne seroit pas mauvais, y est-il dit (acte 3, se. 2), qu'il y eût à Paris un marché aux maris, comme il y a un marché aux chevaux: ce sont des pestes d'animaux où l'on est plus trompé qu'à tout le reste de l'équipage. On iroit là les examiner, on les mettroit au pas, à l'entre-pas; on les feroit trotter, galoper, et, sans s'amuser à la belle encolure, qui souvent attrape les sottes, on ne prendrait que ceux qui ont bon pied, bon œil, et dont on pourroit tirer un bon service.»

Suite de l'histoire de Javotte.

Quand cette lecture fut achevée, chacun y applaudit, à la reserve de Charroselles, qui ne trouvoit rien de bon que ce qu'il faisoit. Il auroit peû mesme estre secondé d'Hyppolite, qui vouloit donner son jugement de tout à tort ou à travers; mais comme il vid que l'examen de cette piece, s'il s'y engageoit une fois, pourroit tirer en longueur et empescher le dessein qu'il avoit d'en lire aussi une autre de sa façon, il pria Angelique de luy prester ce cahier pour en faire une coppie. Son dessein estoit de la faire imprimer par un faiseur de Recueils, et de faire passer à la faveur de cette piece quelqu'une des siennes pour le pardessus. Angelique dit qu'elle n'osoit pas prendre cette liberté, à cause que l'ouvrage n'estoit pas à elle. Je vous en donneray plustost un des miens (dit Charroselles) et je m'en vais vous le lire comme je vous l'ay promis. A ce mot Phylalete, ayant tressailly, se leva, et témoigna de s'en vouloir aller. Angelique se leva aussy pour luy faire quelques civilitez; le reste de la compagnie en fit de mesme, dont Charroselles pensa enrager, voyant qu'on luy avoit ainsi rompu son coup, car il se faisoit tard, et il luy fut impossible de faire rasseoir personne. Il y eut encore quelques petits entretiens tout debout et separez, et surtout entre Javotte et Pancrace, qui fit dessein deslors de s'attacher tout à fait à elle. Comme il aimoit bien autant le corps que l'esprit, il trouva sa beauté si admirable, qu'elle luy osta le dégoust que d'autres en auroient pû avoir, pour n'estre pas accompagnée d'esprit. Il se mit à luy dire plusieurs fleurettes; mais elle sousrioit à toutes, et ne répondit à pas une, si ce n'est quand il luy dit, avec un grand serment, qu'il estoit son serviteur, et qu'il la prioit de le croire.

Elle luy répondit aussi-tost naïfvement: Ha! Monsieur, ne me dites point cela, je vous prie; il n'y a encore que deux personnes qui m'ont dit qu'ils sont mes serviteurs, qui me déplaisent fort, et que je hay mortellement; vous avez trop bonne mine pour faire comme eux. Comment! Mademoiselle (repliqua-t'il), c'est peut-estre que vous avez eu quelques amans qui ont manqué de respect pour vous, et qui vous ont fait quelque déclaration d'amour trop hardie. Point du tout, Monsieur (reprit Javotte), ils ne l'ont dit qu'à mon papa et à maman, et chacun de son costé m'asseure que je luy suis promise en mariage; mais je ne sçais ce qu'ils m'ont fait, je ne les sçaurois souffrir.

Si vous avez eu jusqu'à present des serviteurs si desagreables (dit le gentilhomme), ce n'est pas à dire que tous les autres leur ressemblent; au contraire, puisque ceux-là ne vous sont pas propres, il en faut chercher de plus accomplis. Je ne veux point de serviteurs (dit Javotte); aussi bien, quand j'en aurais, je ne sçaurois que leur dire ny qu'en faire. Quoy! (reprit Pancrace) est-ce qu'on ne pourroit pas trouver quelque occasion de vous rendre service? Non (luy dit Javotte); pourtant vous me feriez bien un plaisir si vous vouliez; mais je n'oserois vous le demander, car vous ne le voudriez peut-estre pas. Comment! Mademoiselle (reprit-il en eslevant un peu sa voix), y a-t'il au monde quelque chose assez difficile dont je ne voulusse pas venir à bout pour l'amour de vous? Cela n'est pas trop malaisé (continua Javotte), et si vous me voulez bien promettre de l'accomplir, je vous le diray. Je vous le promets (adjousta Pancrace fort brusquement) et je vous le jure par tout ce qu'il y au monde que je respecte le plus; je souhaite mesme que la chose soit bien difficile, afin que l'execution soit une plus forte preuve de la passion que j'ay de vous servir. Apres cette asseurance (reprit Javotte), je vous avouë que, vous ayant oüy dire tantost de belles choses, en disputant avec ces demoiselles, je voudrois bien vous prier de me prester le livre où vous avez pris tout ce que vous avez dit: car j'avouë ingenuëment que je suis honteuse de ne point parler, et cependant je ne sçay que dire; je voudroys bien avoir le secret de ces demoiselles, qui causent si bien; si j'avois trouvé leur livre où tout cela est, je l'estudierois tant que je causerois plus qu'elles. Pancrace fut surpris de cette grande naïfveté, et luy dit qu'il n'y avoit pas un livre où tout ce qu'on disoit dans les conversations fust escrit; que chacun discouroit selon le sujet qui se presentoit, et selon les pensées qui lui venoient dans l'esprit. Ha! je me doutois bien (luy dit Javotte) que vous feriez le secret, comme si je ne sçavois pas bien le contraire. Quand maman parle de mademoiselle Philippotte, qui a tant parlé aujourd'huy, elle dit que c'est une fille qui a tousjours un livre à la main; qu'elle a estudié comme un docteur, mais qu'elle ne sçait pas ficher un point d'aiguille; que je me donne bien de garde de l'imiter, et qu'un garçon à marier qui prendroit son conseil ne voudroit point d'elle; mais elle a beau dire, si j'avois attrappé son livre, je l'apprendrois tout par cœur.

Pancrace, qui reconnut que c'estoit une fille qui vouloit se mettre à la lecture et qui avoit esté eslevée jusqu'alors dans l'ignorance, crut trouver une belle occasion de luy rendre de petits services, en luy envoyant des livres. Ainsi il commença de luy applaudir, et demeura aucunement d'accord qu'on tiroit des livres beaucoup de choses qui se disoient dans les conversations; que, quoy qu'elles n'y fussent pas mot à mot, les livres ouvroient l'esprit et le remplissoient de plusieurs idées qui luy fournissoient des matieres pour bien discourir. Il luy promit donc de luy en envoyer dés le soir, et la pria de croire qu'il n'y avoit point de si violente passion que celle qu'il avoit pour elle. Comme il achevoit cette protestation, Laurence, qui avoit amené Javotte, la vint advertir qu'il estoit temps de s'en retourner, et qu'on seroit en peine d'elle à la maison, de sorte qu'avec une profonde reverence elle prit congé de la compagnie, à laquelle sa beauté et son ingénuité ayant servi quelque temps d'entretien, le reste se sépara.

Javotte, estant arrivée au logis, ne se pouvoit taire du plaisir qu'elle avoit eu de voir ce beau monde, et d'entendre tant de belles choses; elle donna ordre à la servante, qui avoit esté sa nourrice, et sa confidente par consequent, de recevoir les livres qu'on lui envoieroit, et de les cacher dans la paillasse de son lit, de peur que l'on ne les trouvast dans son coffre, où sa mere foüilloit quelquefois. Les livres arriverent bien-tost apres (c'estoient les cinq tomes de l'Astrée, que Pancrace luy envoyoit). Elle courut à sa chambre, s'enferma au verroüil, et se mit à lire jour et nuit avec tant d'ardeur qu'elle en perdoit le boire et le manger. Et quand on vouloit la faire travailler à sa besogne ordinaire, elle feignoit qu'elle estoit malade, disant qu'elle n'avoit point dormy toute la nuit, et elle monstroit des yeux battus, qui le pouvoient bien estre en effet, à cause de son assiduité à la lecture. En peu de temps elle y profita beaucoup, et il luy arriva une assez plaisante chose.

Comme il nous est fort naturel, quand on nous parle d'un homme inconnu, fut-il fabuleux, de nous en figurer au hazard une idée en nostre esprit qui se rapporte en quelque façon à celle de quelqu'un que nous connoissons, ainsi Javotte, en songeant à Celadon, qui estoit le heros de son roman, se le figura de la mesme taille et tel que Pancrace, qui estoit celuy qui luy plaisoit le plus de tous ceux qu'elle connoissoit. Et comme Astrée y estoit aussi dépeinte parfaitement belle, elle crût en mesme temps luy ressembler, car une fille ne manque jamais de vanité sur cet article. De sorte qu'elle prenoit tout ce que Celadon disoit à Astrée comme si Pancrace le luy eust dit en propre personne, et tout ce qu'Astrée disoit à Celadon, elle s'imaginoit le dire à Pancrace. Ainsi il estoit fort heureux, sans le sçavoir, d'avoir un si galand solliciteur qui faisoit l'amour pour luy en son absence, et qui travailla si advantageusement, que Javotte y but insensiblement ce poison qui la rendit éperduëment amoureuse de luy. Et certes on ne doit point trouver cette avanture trop surprenante, veu qu'il arrive souvent aux personnes qui ont esté eslevées en secret, et avec une trop grande retenuë, que si-tost qu'elles entrent dans le monde, et se trouvent en la compagnie des hommes, elles conçoivent de l'amour pour le premier homme de bonne mine qui leur en vient conter. Comme les deux sexes sont nez l'un pour l'autre, ils ont une grande inclination à s'approcher, et il en est comme d'un ressort qu'on a mis en un estat violent, qui se rejoint avec un plus grand effort, quand il a esté lâché. Il faut les gouverner avec ce doux temperament, qu'ils s'accoustument à se voir et qu'ils s'apprivoisent ensemble, mais qu'il y ait cependant quelque œil surveillant, qui par son respect y fasse conserver la pudeur et en bannisse la licence.

Il arrive la mesme chose pour la lecture: si elle a esté interdite à une fille curieuse, elle s'y jettera à corps perdu, et sera d'autant plus en danger que, prenant les livres sans choix et sans discretion, elle en pourra trouver quelqu'un qui d'abord lui corrompra l'esprit. Tel entre ceux-là est l'Astrée: plus il exprime naturellement les passions amoureuses, et mieux elles s'insinuent dans les jeunes ames, où il se glisse un venin imperceptible, qui a gagné le cœur avant qu'on puisse avoir pris du contrepoison. Ce n'est pas comme ces autres romans où il n'y a que des amours de princes et de palladins, qui, n'ayant rien de proportionné avec les personnes du commun, ne les touchent point, et ne font point naistre d'envie de les imiter.

Il ne faut donc pas s'estonner si Javotte, qui avoit esté eslevée dans l'obscurité, et qui n'avoit point fait de lecture qui luy eust pû former l'esprit ou l'accoustumer au recit des passions amoureuses, tomba dans ce piege, comme y tomberont infailliblement toutes celles qui auront une education pareille. Elle ne pouvoit quitter le roman dont elle estoit entestée que pour aller chez Angelique. Elle ménageoit toutes les occasions de s'y trouver, et prioit souvent ses voisines de la prendre en y allant, et d'obtenir pour elle congé de sa mère. Pancrace y estoit aussi extraordinairement assidu, parce qu'il ne pouvoit voir ailleurs sa maistresse. En peu de jours il fut fort surpris de voir le progrés qu'elle avoit fait à la lecture, et le changement qui estoit arrivé dans son esprit. Elle n'estoit plus muette comme auparavant, elle commençoit à se mesler dans la conversation et à monstrer que sa naïfveté n'estoit pas tant un effet de son peu d'esprit que du manque d'education, et de n'avoir pas veu le grand monde.

Il fut encore plus estonné de voir que l'ouvrage qu'il alloit commencer estoit bien advancé, quand il découvrit qu'il estoit desja si bien dans son cœur: car quoy qu'elle eust pris Astrée pour modele et qu'elle imitast toutes ses actions et ses discours, qu'elle voulust mesme estre aussi rigoureuse envers Pancrace que cette bergere l'estoit envers Celadon, neantmoins elle n'estoit pas encore assez expérimentée ny assez adroite pour cacher tout à fait ses sentimens. Pancrace les découvrit aisément, et pour l'entretenir dans le style de son roman, il ne laissa pas de feindre qu'il estoit malheureux, de se plaindre de sa cruauté, et de faire toutes les grimaces et les emportemens que font les amans passionnez qui languissent, ce qui plaisoit infiniment à Javotte, qui vouloit qu'on luy fist l'amour dans les formes et à la manière du livre qui l'avoit charmée. Aussi, dés qu'il eut connu son foible, il en tira de grands avantages. Il se mit luy-mesme à relire l'Astrée, et l'estudia si bien, qu'il contrefaisoit admirablement Celadon. Ce fut ce nom qu'il prit pour son nom de roman, voyant qu'il plaisoit à sa maistresse, et en même temps elle prit celuy d'Astrée. Enfin ils imitèrent si bien cette histoire, qu'il sembla qu'ils la joüassent une seconde fois, si tant est qu'elle ait esté joüée une premiere, à la reserve neantmoins de l'avanture d'Alexis, qu'ils ne purent executer. Pancrace luy donna encore d'autres romans, qu'elle lût avec la mesme avidité, et à force d'estudier nuit et jour, elle profita tellement en peu de temps, qu'elle devint la plus grande causeuse et la plus coquette fille du quartier.

Le pere et la mere de Javotte s'apperceurent bien-tost du changement de sa vie, et s'estonnerent de voir combien elle avoit profité à hanter compagnie. Elle paroissoit mesme trop sçavante à leur gré; ils se plaignoient déja qu'elle estoit gastée, et de peur de la laisser corrompre d'avantage, ils se resolurent de la marier dans le carnaval. Le seul embarras où ils se trouvoient estoit de bien balancer les deux partis qu'ils avoient en main. Ils avoient de l'engagement avec le premier, mais le second estoit, comme j'ay dit, sans comparaison plus avantageux. La mere ne pouvoit souffrir Nicodeme depuis l'avanture du miroir et du theorbe, et ne l'appeloit plus que Brise-tout; le pere en estoit dégousté depuis l'opposition formée par Lucrece, quoy que cet amant crust bien avoir racommodé son affaire par le dédommagement qu'il avoit fait, et par la main-levée qu'il avoit apportée. Il n'y avoit plus qu'à trouver une occasion de rompre avec luy pour traitter avec Bedout. Sa sottise en fit naistre une bien-tost apres, qui, bien que legere, ne laissa pas d'estre prise aux cheveux.

Il vint un jour chez sa maîtresse fort eschauffé et fort gay, et, luy faisant voir quantité d'or dans ses poches, il luy dist qu'il estoit le plus heureux garçon du monde, et qu'il venoit de gagner six cens pistolles à trois dez. Monsieur et madame Vollichon, avares de leur naturel, réjoüis du seul éclat de cette belle monnoye, sans y faire autre reflexion, le louërent de son bonheur, et peu s'en fallut qu'ils ne souhaitassent de l'avoir desja marié avec leur fille, puisqu'il faisoit si facilement fortune. Mais un oncle de Javotte, qui estoit un ecclesiastique sage et judicieux, leur remonstra que, s'il avoit gagné ce jour-là six cens pistolles, la fortune se pouvoit changer le lendemain, et luy en faire perdre mille; qu'il ne falloit point mettre en leur alliance un joüeur, qui pouvoit en un moment perdre tout le mariage de leur fille, et qu'enfin ceux qui s'adonnent au jeu ne sont point attachez au soin de leur famille et de leur profession; qu'au reste, s'ils vouloient rompre avec luy, il n'en falloit point laisser eschapper une si belle occasion. Pour surcroist de mal-heur, Ville-flatin, rencontrant le lendemain Vollichon, luy demanda comment alloit l'affaire du mariage de sa fille; et sans attendre sa réponse, il luy dit: Hé bien, nous avons tiré des plumes de nostre oison (parlant de Nicodeme); j'en ay fait avoir à mademoiselle Lucrece de bons dommages et interests, comme je l'avois entrepris: quand je me mesle d'une affaire pour mes amis, elle reüssit. En suite il luy raconta le succés de l'opposition qu'il avoit formée, et comme il en avoit fait toucher deux mille escus à sa partie, par la seule peur qu'avoit eu Nicodeme d'en estre poursuivy. Vollichon crut qu'il y avoit de la part de cet estourdy ou grande débauche, ou grande profusion, puisqu'il avoit acheté si cherement la paix de Lucrece, et il conceut le mal plus grand qu'il n'estoit en effet. Cela le determina tout a fait à la rupture, dont il donna dés le soir quelques témoignages à Nicodeme, qui, nonobstant cela, vouloit encore tenir bon. Il les fit ensuite confirmer par Javotte mesme, qui luy fit de bon cœur une déclaration precise qu'elle ne seroit jamais sa femme, et que, quand ses parens la forceroient à l'espouser, elle ne pourroit jamais se resoudre à l'aimer ny à le souffrir. Il vid bien alors qu'il ne pouvoit aller contre vent et marée; que s'il vouloit passer outre il ne gagneroit peut-estre que des cornes, et que s'il intentoit un procès l'issuë en seroit incertaine; qu'il pouvoit bien laisser Javotte dans l'engagement, mais qu'il y demeureroit en mesme temps luy-mesme, et que cela l'empescheroit de chercher fortune et de se pourvoir ailleurs. Enfin, apres deux ou trois jours d'irresolution, il prit conseil de ses amis, et non point de son amour, qui s'esvanoüit peu de temps apres, car l'amour n'est pas opiniastre dans une teste bourgeoise comme il l'est dans un cœur héroïque; l'attachement et la rupture se font communément et avec une grande facilité; l'interest et le dessein de se marier est ce qui regle leur passion. Il n'appartient qu'à ces gens faineans et fabuleux d'avoir une fidelité à l'épreuve des rigueurs, des absences et des années. Nicodeme resolut donc de rapporter les articles qui avoient esté signez, qui furent de part et d'autre déchirez ou bruslez. Je n'ay pas esté bien precisément instruit de cette circonstance: peut-estre furent-ils l'un et l'autre, car ils estoient encore en saison de parler auprès du feu. Il prit congé neantmoins de bonne grace, et avec protestation de services dont on ne fit pas grand estat, et il eut seulement le regret d'avoir perdu en mesme temps son argent et ses peines auprès de deux maistresses différentes. Le voilà donc libre pour aller fournir encore la matiere de quelqu'autre histoire de mesme nature. Mais je ne suis pas asseuré qu'il vienne encore paroistre sur la scène, il faut maintenant qu'il fasse place à d'autres; et, afin que vous n'en soyez pas estonnez, imaginez-vous qu'il soit icy tué, massacré, ou assassiné par quelque avanture, comme il seroit facile de le faire à un autheur peu consciencieux.

Si-tost que Vollichon eut rompu avec Nicodeme, il songea à conclure promptement l'affaire avec Jean Bedout. Il proposa des articles, sur lesquels il y eut bien plus de contestation qu'au premier contract: car, quoy que Nicodeme fust un grand sot, il ne laissoit pas d'estre estimé habille homme dans le palais, où ces qualitez ne sont pas incompatibles. De sorte que, quoy qu'il n'eust pas de si grands biens que son rival, on ne faisoit pas tant de difficultez avec luy qu'avec Jean Bedout, qui estoit beaucoup plus riche, mais incapable d'employ. On vouloit que, par les avantages que celuy-cy feroit à sa femme, il recompensast sa mauvaise mine et son peu d'industrie. Luy, qui ne calculoit point sur ces principes, n'y trouvoit point du tout son compte; s'il eust suivy son inclination ordinaire, il auroit voulu marchander une femme comme il auroit fait une piece de drap. Mais le petit messer Cupidon fut l'entremetteur de cette affaire. Il l'avoit navré tout à bon, et en mesme temps il l'avoit changé de telle sorte, que, comme il n'y a point de telle liberalité que celle des avaricieux quand quelqu'autre passion les domine, il se laissa brider comme on voulut, accordant plus qu'on ne luy avoit demandé. Le jour est pris pour signer le contract, les amis mandez, et, qui pis est, la collation preparée; les articles sont accordez et signez d'abord du futur espoux. Quand ce vint à Javotte à signer, le pere, qui avoit fait son compte sur son obeïssance filiale, et qui ne lui avoit point communiqué le détail de cette affaire, fut fort surpris quand elle refusa de prendre la plume. Il crût d'abord qu'une honneste pudeur la retenoit, et que par ceremonie elle ne vouloit pas signer devant les autres. Enfin, apres plusieurs remonstrances, l'ayant assez vivement pressée, elle répondit assez galamment: Qu'elle remercioit ses parens de la peine qu'ils avoient prise de luy chercher un espoux, mais qu'ils devoient en laisser le soin à ses yeux; qu'ils estoient assez beaux pour luy en attirer à choisir; qu'elle avoit assez de mérite pour espouser un homme de qualité qui auroit des plumes, et qui n'auroit point cet air bourgeois qu'elle haïssoit à mort; qu'elle vouloit avoir un carosse, des laquais et la robe de velours. Elle cita là-dessus l'exemple de trois ou quatre filles qui avoient fait fortune par leur beauté, et épousé des personnes de condition. Qu'au reste elle estoit jeune, qu'elle vouloit estre fille encore quelque temps, pour voir si le bonheur lui en diroit, et qu'au pis aller elle trouveroit bien un homme qui vaudroit du moins le sieur Bedout, qu'elle appeloit un malheureux advocat de causes perduës.

Toute la compagnie fut estonnée de cette réponse, qu'on n'attendoit point d'une fille qui avoit vescu jusqu'alors dans une grande innocence et dans une entière soumission à la volonté de ses parens. Mais ce qui luy donnoit cette hardiesse estoit la passion qu'elle avoit pour Pancrace, auparavant laquelle tout engagement luy estoit indifferent. Vollichon, la regardant avec un courroux qui luy suffoquoit presque la voix, luy dit: Ah! petite insolente, qui vous a appris tant de vanité? Est-ce depuis que vous hantez chez mademoiselle Angelique? Vrayement, il vous appartient bien de vous former sur le modèle d'une fille qui a cinquante mille escus en mariage! Quelque muguet vous a cajollée; vous voulez avoir des plumets, qui, apres avoir mangé leur bien, mangeront encore le vostre. Hé bien, bien! je sais comment il faut apprendre l'obéissance aux filles qui font les sottes: quand vous aurez esté six mois dans un cul de couvent, vous apprendrez à parler un autre langage. Allez, vous estes une maladvisée de nous avoir fait souffrir cet affront; retirez-vous de devant mes yeux et faites tout à l'heure vostre pacquet.

Si-tost que son emportement luy eut permi de revenir à soy, il vint faire des excuses à la compagnie et au futur espoux de ce que ce mariage ne s'achevoit pas. Il commença par une grande declamation contre le malheur de la jeunesse, qui ne sçavoit pas connoistre ce qui lui est propre. Ha! disoit-il à peu prés en ces termes, que le siecle d'apresent est perverty! Vous voyez, messieurs, combien la jeunesse est libertine, et le peu d'authorité que les peres ont sur leurs enfans. Je me souviens encore de la maniere que j'ay vescu avec feu mon pere (que Dieu veuille avoir son ame). Nous estions sept enfans dans son estude, tous portans barbe; mais le plus hardy n'eût pas osé seulement tousser ou cracher en sa présence; d'une seule parole il faisoit trembler toute la maison. Vrayment il eust fait beau voir que moy, qui estois l'aisné de tous, et qui n'ay esté marié qu'à quarante ans, moy, dis-je, j'eusse resisté à sa volonté, ou que je me fusse voulu mesler de raisonner avec luy! J'aurois esté le bien venu et le mal receu; il m'auroit fait pourrir à Saint-Lazare ou à Saint-Martin[68]. Vollichon ne faisoit que commencer la declamation contre les mœurs incorrigibles de la jeunesse, quand sa femme luy dit en l'interrompant: Helas! Mouton (c'estoit le nom de cajollerie qu'elle donnoit à son mary, qui, de son costé, l'appeloit Moutonne), il n'est que trop vray que le monde est bien perverty; quand nous estions filles, il nous falloit vivre avec tant de retenuë, que la plus hardie n'auroit pas osé lever les yeux sur un garçon; nous observions tout ce qui estoit dans nostre Civilité puérile, et, par modestie, nous n'aurions pas dit un petit mot à table; il falloit mettre une main dans sa serviette, et se lever avant le dessert. Si quelqu'une de nous eust mangé des asperges ou des artichaux, on l'auroit monstrée au doigt; mais les filles d'aujourd'huy sont presque aussi effrontées que des pages de cour. Voilà ce que c'est que de leur donner trop de liberté. Tant que j'ay tenu Javotte auprès de moy à ourler du linge et à faire de la tapisserie, ç'a esté une pauvre innocente qui ne sçavoit pas l'eau troubler. Dans ce peu de temps qu'elle a hanté chez mademoiselle Angelique, où il ne va que des gens poudrez et à grands canons, toute sa bonne éducation a esté gastée; je me répens bien de luy avoir ainsi laissé la bride sur le cou.

[68] Il est parlé ici de la tour de l'ancienne abbaye Saint-Martin, dont on avoit fait une prison pour les filles débauchées. C'est là qu'elles attendoient qu'on les fît comparoître, dans une salle du grand Châtelet, devant le lieutenant général de police, qui les jugeoit. C'est le premier vendredi de chaque mois que se tenoient ces audiences.—La tour Saint-Martin existe encore en partie au coin de la rue du Verthois; la fontaine Saint-Martin, établie en 1712, y est adossée. V., pour cette prison, Journal de Barbier, t. 3, p. 109, 110, 116.

Laurence, qui estoit invitée à la cérémonie, et qui, quoy que bourgeoise, voyoit, comme j'ay dit, le beau monde, prit là dessus la parole et leur dit: Quand vous voudriez blâmer mademoiselle vostre fille, il ne faudroit point pour cela en accuser la frequentation de mademoiselle Angelique. C'est une maison où il hante plusieurs personnes d'esprit et de qualité, mais qui y vivent avec tant de respect et de discretion, qu'on peut dire que c'est une vraye escole d'honneur et de vertu. Mais peut estre aussi qu'une fille qui se sent de la beauté est excusable, si cet advantage de la nature luy enfle quelque peu le cœur et luy augmente cette vanité qui est si naturelle à nostre sexe. Si-tost qu'on a hanté un peu le grand monde, on y voit un certain air qui dégoûte fort de celuy des gens qui vivent dans l'obscurité. Ainsi il ne faut point trouver estrange qu'une fille jeune, qui se void recherchée de beaucoup de gens, ne veüille rien precipiter quand il est question d'un si grand engagement, et si elle attend avec patience que son merite luy fasse trouver quelque bonne occasion. J'accuserois plustost le malheur et la promptitude de mon cousin, qui n'a point du tout suivy mon conseil dans cette recherche. Au lieu de faire l'amant durant quelques jours, il a voulu d'abord faire le mary. Il falloit gagner les bonnes grâces de sa maistresse par quelques visites et petits services, plustost que de la devoir toute entiere au respect et à l'obeïssance paternelle. En tout cas, s'il avoit veu qu'elle eust eu quelque aversion pour luy, il se seroit épargné la honte d'un refus si solemnel. Vous avez raison, dit Prudence (c'estoit l'oncle dont j'ay parlé, qui estoit aussi de la nopce), quand vous dites qu'il est bon que ceux qui se veulent marier ayent quelques conversations ensemble, afin que chacun connoisse les humeurs de la personne avec qui il a à vivre d'oresnavant. Mais vous n'en avez point du tout quand vous voulez excuser ma niepce dans son procedé, non seulement en ce qu'elle a attendu à faire sa declaration si mal à propos, mais encore en ce qu'elle n'a pas voulu suivre aveuglement le choix de ses parens. Ils ont bien sçeu luy chercher ses avantages, qu'ils connoissent mieux qu'elle mesme; et ce refus est d'autant plus ridicule, qu'il est fondé sur une folle esperance, qui n'arrivera peut-estre jamais, de trouver un marquis qui l'espouse pour son merite. C'est un dangereux exemple que celuy d'une fille qui par sa beauté aura fait fortune; il fera vieillir cent autres qui s'y attendront, si tant est qu'il ne leur arrive encore pis, et que leur honneur ne fasse pas cependant naufrage. Souvent celle qui voudra engager par ses cajolleries quelque homme de condition se trouvera engagée elle-mesme, et verra eschapper avec regret, et quelquefois avec honte, celuy qu'elle croyoit tenir dans ses liens. Au bout du compte, quel sujet a ma niepce de se plaindre, puis qu'on luy a trouvé un party sortable, et un homme accommodé, qui est de la condition de tous ses proches?

Vous avez touché au but (dit Jean Bedout, que la honte de cet affront et sa naturelle timidité avoient jusques-là rendu muet), car il est certain que les meilleurs mariages sont ceux qui se font entre pareils; et vous sçavez, monsieur le prieur, vous qui entendez le latin, ce bel adage: Si tu vis nubere, nube pari. Il n'y a rien de plus condemnable que cette ambition d'augmenter son estat en se mariant; c'est pourquoy je ne puis assez loüer la loy establië chez les Chinois, qui veut que chacun soit de mesme mestier que son pere. Or, comme nostre estat n'est pas si bien policé, je m'étonne peu que mademoiselle Javotte n'ait pas reglé ses desirs conformément à cette loy. Elle a eu peut-estre raison de ne pas trouver en moy assez de merite; mais son refus n'empeschera pas que je ne sois encore disposé à luy rendre service. Je luy auray du moins cette obligation, qu'elle m'empeschera peut-estre de me marier jamais. Car j'advouë que ce qui m'en avoit dégousté jusqu'à present, ce sont toutes ces approches et ces galenteries qu'il faut faire, qui ne sont point de mon genie ni de mon humeur. J'avois dessein de me marier de la façon que je vois faire à quantité de bons bourgeois, qui se contentent qu'on leur fasse voir leur maistresse à certain banc ou à certain pilier d'une église, et qui luy rendent là une visite muette, pour voir si elle n'est ny tortuë ny bossuë; encore n'est-ce qu'apres estre d'accord avec les parens de tous les articles du contract: toutes les autres ceremonies sont purement inutiles. J'en ay tant veu reüssir de la sorte, que je ne croyois pas que celuy-cy eust une autre issuë; mais, puisque j'y ay esté trompé, il faut que j'essaye de m'en consoler avec Seneque et Petrarque, ou avec monsieur de la Serre, que je liray exprés dés ce soir.

Cessons, reprit Vollichon, d'examiner de quelle maniere on doit traitter les mariages, puisque ce seroit mettre l'authorité paternelle en compromis; mais, en attendant que j'aye appris à ma fille à m'obeyr, je ne sçaurois assez vous témoigner le déplaisir que j'ay que cette affaire ne s'accomplisse pas avec vous: car vous avez la mine d'estre bon ménager et de bien reüssir au barreau, si on vous employe. J'avois envie de vous donner bien de la pratique, et, pour vous le monstrer, c'est que j'avois des-jà mis à part sur mon bureau un sac d'une cause d'appareil pour vous faire plaider au presidial un de ces matins. C'est une appellation verbale d'une sentence renduë par le prevost de Vaugirard ou son lieutenant audit lieu, où on peut bien dire du latin et cracher du grec. Voici quelle en est l'espece.... Et, en continuant, au lieu de lui faire les excuses et les compliments qui estoient de saison, pour le consoler de l'affront qu'il venoit de recevoir, il luy fit un recit prolixe de cette cause, avec tous les moyens de fait et de droit, aussi ponctuellement que s'il eust voulu la plaider luy-mesme. Pendant que l'un déduisoit et que l'autre escoûtoit ce beau procés, Prudence, madame Vollichon et Laurence continuoient l'entretien qu'ils avoient commencé, et les autres invitez, par petits pelottons, s'entretenoient à part, en divers endroits de la salle, de l'affaire qui venoit d'arriver, le tout aux dépens du miserable Bedout. Ce fut mesme à ses dépens que se rompit la conversation de Vollichon et de luy: car elle n'eust pas si-tost finy, n'eust esté qu'une collation qu'il avoit fait apporter de son logis entra dans la salle, ou du moins il y en entra une partie: car une vieille servante faite à son badinage, ayant veu que le mariage de son maistre alloit à vau l'eau, avoit eu soin de faire reporter chez luy quelques boëttes de confitures et quelques fruits qui se pouvoient conserver pour une autre occasion; elle ne laissa servir que quelque pasté, jambon et poulet-d'Inde froid, qui estoient des mets sujets à se corrompre. Enfin, quand la collation fut achevée, apres de longs complimens bourgeois, dont les uns contenoient des plaintes, les autres des regrets, les autres des excuses, les autres des remerciemens, la compagnie se separa, et chacun se dit adieu jusqu'au revoir. A l'égard de Jean Bedout, apres une grande diversité de sentimens qui lui agiterent l'esprit, enfin cette honte l'ayant refroidy, il en vint à ce point qu'il remercia son bon ange de l'avoir préservé des cornes, que naturellement il craignoit, dans une occasion où il estoit en peril eminent d'en avoir; et il eut presque autant de regret à la collation mangée qu'à sa maistresse perduë.

Dès le lendemain, tant pour punir Javotte de sa desobeyssance que pour la retirer du grand monde, où on croyoit qu'elle puisoit sa vanité, elle fut mise en pension chez des religieuses, qui avoient fait un nouvel establissement dans un des fauxbourgs de Paris. Ce ne fut pas sans lui faire des reprimandes et des reproches de la faute qu'elle avoit faite, et sans de grandes menaces de la laisser enfermée jusqu'à ce qu'elle fust devenuë sage. Mais, hélas! que ce fut un mauvais expedient pour sa correction! elle tomba, comme on dit, de fiévre en chaut-mal: car, quoy que ces bonnes sœurs vescussent entre-elles avec toute la vertu imaginable, elles avoient ce malheur de ne pouvoir subsister que par les grosses pensions qu'on leur donnoit pour entrer chez elles. C'est ce qui leur faisoit recevoir indifferemment toutes sortes de pensionnaires. Toutes les femmes qui vouloient plaider contre leurs maris ou cacher le desordre de leur vie ou leurs escapades y estoient reçeuës, de mesme que toutes les filles qui vouloient éviter les poursuites d'un galand, ou en attendre et en attrapper quelqu'un. Celles-là, qui estoient experimentées, et qui sçavoient toutes les ruses et les adresses de la galanterie, enseignoient les jeunes innocentes que leur malheur y avoit fait entrer, qui y faisoient un noviciat de coqueterie, en mesme temps qu'on croyoit leur en faire faire un de religion. En un mot, à leur égard il n'y avoit autre reforme que les grilles, qui mettoient les corps en seureté; encore cela ne regardoit pas celles qui avoient privilege de sortir deux ou trois fois la semaine, sous pretexte de soliciter leurs procès. Douze parloirs qu'il y avoit au couvent estoient plains tout le jour; encore il les falloit retenir de bonne heure pour y avoir place, comme on auroit fait les chaises au sermon d'un predicateur episcopisant.

Javotte fit bien-tost sçavoir à son amant le lieu où on l'avoit enfermée; il ne faut pas demander s'il s'y rendoit tous les jours. Quand il sortoit, ses porteurs de chaise ne luy demandoient point de quel costé il falloit tourner: de leur propre mouvement ils alloient tousjours de ce costé-là. Jamais il ne trouva de lieu qui fut plus selon ses souhaits pour prescher son amour tout à loisir: car il avoit là cet avantage de parler à sa maistresse seul à seul, et tant qu'il vouloit; au lieu que pendant que Javotte estoit dans le monde, il ne la voyoit que hors de chez elle, et fort rarement dans des compagnies où elle lui donnoit rendez-vous, et où ils estoient perpétuellement interrompus par les changemens qui y arrivent d'ordinaire. Il eût donc tout loisir pour la remercier de la genereuse action qu'elle avoit faite en sa faveur, et pour rire de la confusion qu'elle avoit fait à son malheureux et ridicule rival, dont les discours et les mœurs leur fournirent la matiere d'un assez long entretien. Il eut encore le temps de luy expliquer et faire connoistre comment la passion qu'il avoit pour elle augmentoit de jour en jour; et les témoignages qu'il luy en donna la persuaderent si bien, que jamais il n'y eut deux personnes plus unies. Quand il estoit obligé de la quitter, il lui laissoit des livres qui entretenoient son esprit dans des pensées amoureuses, de sorte que tout le temps qu'elle déroboit au parloir, elle le donnoit à cette lecture agreable. Ainsi elle ne s'ennuyoit point du tout. Quand sa mère l'alloit voir, elle estoit toute estonnée que le lieu qu'elle croyoit luy avoir donné pour supplice et pour prison ne l'avoit point du tout changée et ne luy donnoit point les sentimens qu'elle desiroit. Cependant, apres que sept ou huit mois se furent écoulez, et que Javotte eut leu tous les romans et les livres de galenterie qui estoient en reputation (car elle commençoit à s'y connoistre, et ne pouvoit souffrir les méchans, qui l'auroient occupée à l'infiny), le chagrin et l'ennui s'emparerent de son esprit, qui n'avoit plus à quoy s'attacher, et elle connût ce que c'estoit que la closture et la perte de la liberté. Elle escrivit dans cette pensée à ses parens pour les prier de la tirer de la captivité. Ils y consentirent aussi-tost, à condition qu'elle signeroit le contract de mariage avec l'advocat Bedout, qu'ils croyoient encore estre à leur devotion; mais ils se trompoient en leur calcul. Elle refusa de sortir à ces conditions, et, apres avoir beaucoup de fois reïteré ses prieres, et mesme témoigné par quelque espece de menaces le déplaisir qu'elle avoit d'estre enfermée, enfin le desespoir, ou, pour n'en point mentir, la passion qu'elle avoit pour Pancrace, la firent consentir aux propositions qu'il luy fit de l'enlever.

Je ne tiens pas necessaire de vous rapporter icy par le menu tous les sentimens passionnez qu'il estalla et toutes les raisons qu'il allegua pour l'y faire resoudre, non plus que les honnestes resistances qu'y fit Javotte, et les combats de l'amour et de l'honneur qui se firent dans son esprit: car vous n'estes gueres versez dans la lecture des romans, ou vous devez sçavoir 20 ou 30 de ces entretiens par cœur, pour peu que vous ayez de memoire. Ils sont si communs que j'ay veu des gens qui, pour marquer l'endroit où ils en estoient d'une histoire, disoient: J'en suis au huictiesme enlevement, au lieu de dire: J'en suis au huictiesme tome. Encore n'y a-t-il que les autheurs bien discrets qui en fassent si peu, car il y en a qui non seulement à chaque tome, à chaque livre, à chaque episode ou historiette, ne manquent jamais d'en faire. Un plus grand orateur ou poëte que moy, quelque inventif qu'il fust, ne vous pourroit rien faire lire que vous n'eussiez veu cent fois. Vous en verrez dont on fait seulement la proposition, et on y resiste; vous en verrez d'autres qui sont de necessité, et on s'y resout. Je vous y renvoye donc, si vous voulez prendre la peine d'y en chercher, et je suis fasché, pour vostre soulagement, qu'on ne se soit point advisé dans ces sortes de livres de faire des tables, comme en beaucoup d'autres qui ne sont pas si gros et qui sont moins feüilletez. Vous entrelarderez icy celuy que vous trouverez le plus à vostre goust, et que vous croirez mieux convenir au sujet. J'ay pensé mesme de commander à l'imprimeur de laisser en cet endroit du papier blanc, pour y transplanter plus commodement celuy que vous auriez choisi, afin que vous pussiez l'y placer. Ce moyen auroit satisfait toutes sortes de personnes: car il y en a tel qui trouvera à redire que je passe des endroits si importans sans les circonstancier, et qui dira que de faire un roman sans ce combat de passions qui en sont les plus beaux endroits, c'est la mesme chose que de décrire une ville sans parler de ses palais et de ses temples. Mais il y en aura tel autre qui, voulant faire plus de diligence et battre bien du pays en peu de temps, n'en demandera que l'abregé. C'estoit l'humeur de ce bon prestre qui s'étonnoit de ceux qui se plaignoient qu'il falloit employer bien du temps à dire leur breviaire: car, par simplicité, il disoit son office ponctuellement comme il le trouvoit dans son livre, où il recitoit tout de suite l'antienne, les versets, les leçons et les premiers mots de chaque pseaume et de chaque hymne, avec l'etc. qui estoit au bout et le chiffre du renvoy qu'on faisoit à la page où estoit le reste de l'hymne ou du pseaume. Voilà le moyen d'expedier besogne, et il ne mentoit pas quand il asseuroit qu'il y employoit moins d'un quart-d'heure.

Pour revenir à mon sujet, je vous avoüeray franchement que, si je n'ay pas escrit le combat de l'amour et de la vertu de Javotte, c'est que je n'en ay point eu de memoires particuliers; il dépendra de vous d'avoir bonne ou mauvaise opinion de sa conduite. Je n'escris point icy une morale, mais seulement une histoire. Je ne suis pas obligé de la justifier: elle ne m'a pas payé pour cela, comme on paye les historiens qu'on veut avoir favorables. Tout ce que j'en ay pû apprendre, c'est qu'elle fut facilement enlevée par le moyen d'une échelle qu'on appliqua aux murs du jardin, qui estoient fort bas: car ces bonnes religieuses avoient achepté depuis peu d'un pauvre jardinier ce jardin, dont les murs n'avoient esté faits que pour conserver ses choux, qui sont bien plus aisez à garder que des filles. Si-tost que Pancrace eut ce precieux butin, il l'emmena dans un chasteau sur la frontiere, où il avoit une garnison qu'il commandoit; et de là il fit nargue aux commissaires du Chastelet, qui se mirent vainement en peine de sçavoir ce que ce couple d'amans estoit devenu; car, dès le lendemain, Vollichon, apres avoir fait de grandes declamations sur le libertinage des filles, et des regrets inutiles sur sa severité, n'eut autre remede et consolation dans son malheur que de faire une plainte et information pardevant un commissaire de ses intimes amis, lequel ne laissa pas de la lui faire payer bien cherement, sous pretexte de ce qu'ils font bourse commune; et le tout aboutit à un decret de prise de corps contre six quidams vestus de gris et de verd, ayans plumes à leur chapeau, l'un de poil blond, de grande stature, l'autre de poil chastain, de mediocre grandeur, qui devoient estre indiquez par la partie civile. Or, comme Vollichon n'estoit pas à cet enlevement, et qu'il ne connoissoit point ces quidams, dont le chef estoit en seureté, ce decret est demeuré depuis sans exécution. Que si je puis avoir quelques nouvelles de la demoiselle et de son amant, je vous promets, foy d'autheur, que je vous en ferai part.

Je reviens à Lucrece, que j'ai laissée dans un grand embarras, à cause de la maladie qui commençoit à la presser. Pour mettre ordre à ses affaires, elle fut quelque temps qu'elle ne parloit plus que contre les vanitez du monde, et de la difficulté qu'il y avoit de faire son salut dans les grandes compagnies; du peu de conscience et de l'infidelité des hommes; des fourbes et des artifices qu'ils employoient pour surprendre le beau sexe; et le tout neanmoins si adroitement, qu'on ne pouvoit pas croire qu'elle en parlast comme bien experimentée. Elle disoit que les promenades et les cadeaux, qui ont de si grands charmes pour les filles, n'estoient bons que pour un temps, lors qu'on estoit dans la plus grande jeunesse, et qu'on n'avoit pas assez de fermeté d'esprit pour trouver de meilleures occupations; pour elle, qu'elle en avoit assez tasté pour en avoir du dégoust et pour n'aspirer plus qu'au bon-heur de la vie solitaire. Elle ne hantoit que les églises et les confessionnaus; elle estoit aussi affamée de directeurs qu'elle avoit esté autrefois de galands; tout son entretien n'estoit que de scrupules sur la conduite des mœurs, et des cas de conscience. Elle ne faisoit que s'enquerir où il y avoit des predicateurs, des festes, des confrairies et des indulgences. Ses romans estoient convertis en livres spirituels; elle ne lisoit que des Soliloques et des Meditations; enfin sa sainteté en estoit des-jà venuë aux apparitions, et, pour peu qu'elle se fust accruë, elle fust arrivée aux extases. Elle declama mesme (ô prodige) contre les mouches, contre les rubans et contre les cheveux bouclez, et par modestie elle devint tellement negligée, qu'elle ne s'habilloit presque plus. Aussi auroit-elle eu bien de la peine à le faire, et ce fut fort à propos pour elle que la mode vint de porter des escharpes et de fort amples juste-au-corps, car ils sont merveilleusement propres à reparer le deffaut des filles qui se font gaster la taille.

On ne parla plus dans le quartier que de la conversion de Lucrece, quoy qu'elle y eust tousjours passé pour une personne d'honneur, mais un peu trop enjoüée, et on ne douta plus qu'elle ne se deût retirer bientost du monde. En effet, on ne fut pas trop surpris quand un beau matin ou entendit dire qu'elle estoit entrée en religion. Le hazard voulut que ce fut dans le mesme couvent où on avoit mis en pension Javotte. Je ne crois pas neantmoins que ce hazard serve de rien à l'histoire, ny fasse aucun bel evenement dans la suite; mais, par une maudite coustume qui regne il y a long-temps dans les romans, tous les personnages sont sujets à se rencontrer inopinément dans les lieux les plus esloignez, quelque route qu'ils puissent prendre, ou quelque differend dessein qu'ils puissent avoir. Cela est tousjours bon à quelque chose, et espargne une nouvelle description, quand on est exact à en faire de tous les lieux dont on fait mention, ainsi que font les autheurs qui veulent faire de gros volumes, et qui les enflent comme les bouchers font la viande qu'ils apprestent. En tout cas, ces rencontres donnent quelque liaison et connexité à l'ouvrage, qui sans cela seroit souvent fort disloqué. La verité est que ces deux avanturieres de galenterie firent grande amitié ensemble; que dès le premier jour, elles furent l'une à l'autre cheres et fideles, et se conterent reciproquement leurs avantures, mais non pas sincerement. Elles n'eurent pas le loisir de la cultiver long-temps, car, apres que Lucrece eut receu à la grille trois ou quatre visites de ses amies, qui publierent dans le monde la verité de sa closture et de sa reforme, elle en sortit secrettement sous pretexte de se trouver mal, et ayant donné liberalement aux religieuses tout le premier quartier de sa pension qu'elle avait advancée, pour n'avoir point de démélé avec elles. La Touriere, qui loge au dehors, fut celle qu'elle eut soin particulierement de gagner, par les presens qu'elle luy fit, afin qu'elle dit à toutes les personnes qui la viendroient demander qu'elle estoit tousjours enfermée dans le couvent. Elle prit pour cela des pretextes assez specieux, comme de dire qu'elle vouloit éviter l'importunité des visites[69] de beaucoup de personnes qui l'empeschoient de bien vacquer à la pieté, et que c'estoit pour les éviter qu'elle avoit abandonné le siecle. Elle pria mesme, tant de bouche que par escrit, tous ses amis, de la laisser en repos dans son cloistre, au lieu de luy venir estaller des vanitez ausquelles elle avoit renoncé.

[69] Les pensionnaires des cloîtres ne se contentoient pas de recevoir des visites, elles en rendoient aussi. Le père Laguille nous parle de celles que mademoiselle d'Aubigné faisoit à Scarron lorsqu'elle étoit au couvent des Ursulines de la rue Saint-Jacques, le même peut-être où Furetière met Lucrèce en retraite. (Frag. des Mém. du P. Laguille, Archives littéraires de l'Europe, no XXXV, p. 370.) On sait d'ailleurs combien ces retraites, qui, pour les dames de la cour, se faisoient la plupart aux Carmélites de la rue du Bouloi, avoient peu d'austérité. (V. Lettres de Sévigné, 15 oct. 1677 et 25 mai 1680.)

Quand il est question de salut, il n'est rien si aisé que de faire mentir des gens devots: la pauvre touriere, qui estoit simple, et qui ne rafinoit pas assez pour songer que Lucrece pouvoit, en demeurant dans son cloistre, se garantir de cet inconvenient, la crut avec toute la facilité possible, et ne manqua pas de dire au peu de gens qui venoient pour la voir, qu'on ne pouvoit pour lors parler à elle; tantost elle estoit indisposée, tantost elle estoit en retraite, tantost elle disoit son office, tantost elle estoit en méditation. Comme personne n'avoit interest d'aprofondir la vérité de la chose, on s'en retournoit sans se douter de rien. Au sortir de là elle se mit en une autre sorte de retraite chez une sage-femme de ses amies, dont elle connoissoit la discrétion, qui la fit deslivrer fort secrettement, et qui se chargea de la nourriture de son fruit. Enfin, apres deux mois et demy de pleine éclipse, Lucrece entra dans une autre religion, mieux rentée et plus austère que la precedente. Quand elle y eut esté quelques jours fort recluse, peu à peu elle fit sçavoir à ses connoissances et à son voisinage le nouveau monastere où elle s'estoit retirée; et pour pretexte de son changement, elle alleguoit que dans l'autre elle s'estoit tousjours mal portée, et qu'il falloit que l'air n'y fust pas bon. Quelquefois elle adjoustoit fort dévotement qu'elle y avoit trouvé un peu trop de licence; qu'elle n'approuvoit point que les parloirs fussent si remplis de toutes sortes de gens; et elle confessoit mesme que souvent elle s'estoit fait celer tout exprés, de peur d'y aller et d'y voir tout ce desordre. C'est ce qui édifioit merveilleusement tous ceux qui l'entendoient parler, et particulierement ceux qui l'avoient connuë dans sa premiere mondanité. Elle prit mesme un voile blanc, et quoy qu'elle ne fust là que comme pensionnaire, neantmoins elle faisoit toutes les actions de religieuse, et un certain essay de noviciat, qui estoit plus austère que celuy qui se faisoit en effet dans l'année de probation[70]. Ces œuvres de surerogation et de devotion outrée la mirent en peu de temps en telle reputation de vertu, que toutes les religieuses l'admiroient au dedans, et les directeurs la publioient au dehors. Ce bruit vint jusques aux oreilles de mademoiselle Laurence, qui hantoit quelquefois dans ce couvent, à cause qu'une de ses amies y estoit nouvellement professe. Apres qu'elle se fut bien instruite de la qualité de cette nouvelle pensionnaire, elle crut que ce seroit bien le fait de son cousin Bedout, qu'elle avoit dessein de marier à quelque prix que ce fust. Depuis qu'il avoit si honteusement perdu sa maistresse Javotte, elle l'avoit souvent entendu pester contre la coquetterie des filles du siecle, puisque celle-là en avoit tant fait paroistre, malgré la grande retenuë et la severe éducation de sa jeunesse. De sorte qu'il avoit hautement juré qu'il n'épouseroit jamais de fille, si ce n'estoit au sortir de quelque religion bien reglée. Elle luy proposa ce nouvel exemple de vertu, qu'elle disoit estre son vray fait, ce qu'il escouta volontiers. La seule difficulté qu'ils trouverent, ce fut de sçavoir comme on pourrait tirer Lucrece de ce couvent, et luy faire proposer une chose si opposée à la vocation manifeste qu'elle avoit à la vie religieuse. Laurence fit en sorte que, pour mieux instruire Bedout de son merite, il luy tint compagnie quand elle vint voir la religieuse de sa connoissance, qu'elle fit prier d'amener avec elle Lucrece à la grille.

[70] Autrement dit année d'épreuve ou de noviciat, qui commençoit le jour de la prise d'habit.

Là, Bedout n'estoit pas obligé à faire le galand; c'est ce qui l'enhardit d'y aller. Mais il se contenta d'être auditeur, et il fut ravy des belles moralitez qu'il y entendit debiter à Lucrece sur les malheurs de cette vie transitoire et sur l'excellence de la retraite, qui se terminerent à des prieres qu'elle fit à Dieu de luy donner des forces pour soustenir les austeritez de la regle. Il n'osa pas luy parler d'amour ny de mariage, car il n'en eust pas mesme osé parler aux filles du siecle; cependant il auroit bien voulu faire l'un et l'autre, car, outre que son esprit et sa beauté estoient plus que suffisans pour luy donner dans la veuë, il estoit tout a fait charmé de sa modestie et de sa vertu. Il pria sa cousine, qui estoit adroite, de luy en faire parler, et elle ne trouva point de meilleur moyen que de faire faire la chose par des directeurs. Je ne sçay par quel artifice ny sous quel pretexte elle les mit dans ses interests; tant y a qu'ils travaillerent fort utilement selon ses souhaits. Ce ne fut pas neantmoins sans peine, car Lucrece fit long-temps la sourde-oreille à ces propositions; mais elle auroit eu grand regret qu'on ne les eust pas recommancées. Elle faisoit quelquesfois semblant de craindre que ce ne fussent des tentations que Dieu luy envoyoit pour éprouver si elle estoit ferme en ses bons desseins; et puis feignant de se r'asseurer sur la qualité de ceux qui luy en parloient, elle demandoit du temps pour se mettre en prieres et obtenir de Dieu la grace de luy inspirer ce qu'il vouloit faire d'elle. Quand elle parut à demy persuadée, elle commença de se trouver mal, de demander quelquefois des dispenses pour les jeusnes et pour l'office, et de paroistre trop delicate pour la maniere de vivre de ce couvent. D'abord elle feignit de vouloir passer à un ordre plus mitigé; enfin, elle se fit tellement remonstrer qu'on pouvoit faire aussi bien son salut dans le monde, en vivant bien avec son mary et en eslevant des enfans dans la crainte de Dieu, qu'on la fit resoudre au mariage, avec la mesme peine qu'un criminel se résoudrait à la mort.

Laurence en advertit aussitost son cousin, qui, ménageant brusquement cette occasion, fut si aise d'avoir, à son advis, suborné une religieuse, qu'il ne chicana point comme l'autrefois sur les articles, et il s'enquit fort peu de son bien, se contentant d'apprendre, par le bruit commun de la religion, qu'elle en avoit beaucoup, ne croyant pas que des gens devots pussent mentir, ny faire un jugement temeraire. D'avantage elle eut l'adresse de faire acheter beaucoup de meubles necessaires pour un honeste ménage, dont elle ne paya qu'un tiers comptant, car elle eut facilement credit du surplus. C'est à quoy elle employa utilement les deux mille escus qu'elle avoit receu de Nicodeme, qui parurent beaucoup davantage. Et comme on a maintenant la sotte coustume de dépenser en meubles, presens et frais de nopces la moitié de la dot d'une femme[71], et quelquefois le tout, ce ne fut pas une legere amorce pour Bedout de voir qu'il épargnoit toute cette dépense et ces frais. Ce qui luy plaisoit sur tout, c'est qu'on le pria que l'affaire se fit sans ceremonie; cela se pouvoit appeler pour luy la derniere faveur. Et de peur de laisser prendre un mauvais air à sa maistresse, elle ne sortit point du couvent que pour aller à l'eglise, et de là à la maison de son mary, qui crut avoir la fleur de virginité la plus asseurée qui fut jamais. Ainsi, on peut dire que cette fille adroite avoit fait comme ces oyseleurs qui mettent un oyseau dans une cage, sous un trebuchet, pour en attraper un autre[72], par ce que la religion et la grille ne luy servirent que pour attraper un mary. S'ils vescurent bien ou mal ensemble, vous le pourrez voir quelque jour, si la mode vient d'écrire la vie des femmes mariées.

[71] «L'utile et la louable pratique, dit La Bruyère, de perdre en frais de noces le tiers de la dot qu'une femme apporte! de commencer par s'appauvrir de concert par l'amas de choses superflues, et de prendre déjà sur son fonds de quoi payer Gaultier (marchand d'étoffes), les meubles et la toilette.» (Les Caractères, de la Ville, § 18.)

A peine est elle entrée en sa quinzième année;
Il l'épouse, pourtant; la parole est donnée,
Et déjà de ses biens le futur héritier
S'attend d'en voir passer la moitié chez Gautier.

(Satyre nouvelle sur les promenades de Paris, etc., Paris, 1699, in 8., p. 7.)

[72] Comparaison empruntée aux Quinze joyes de mariage.

Fin du premier livre.


LIVRE SECOND.

Si vous vous attendez, lecteur, que ce livre soit la suite du premier, et qu'il y ait une connexité necessaire entr'eux, vous estes pris pour duppe. Détrompez-vous de bonne heure, et sçachez que cet enchainement d'intrigues les uns avec les autres est bien seant à ces poëmes héroïques et fabuleux où l'on peut tailler et rogner à sa fantaisie. Il est aisé de les farcir d'épisodes, et de les coudre ensemble avec du fil de roman, suivant le caprice ou le genie de celuy qui les invente. Mais il n'en est pas de mesme de ce tres-veritable et tres-sincere recit, auquel je ne donne que la forme, sans altérer aucunement la matière. Ce sont de petites histoires et advantures arrivées en divers quartiers de la ville, qui n'ont rien de commun ensemble, et que je tasche de rapprocher les unes des autres autant qu'il m'est possible. Pour le soin de la liaison, je le laisse à celuy qui reliera le livre. Prenez donc cela pour des historiettes separées, si bon vous semble, et ne demandez point que j'observe ny l'unité des temps ny des lieux, ny que je fasse voir un héros dominant dans toute la piece. N'attendez pas non plus que je reserve à marier tous mes personnages à la fin du livre, où on void d'ordinaire celebrer autant de nopces qu'à un carnaval, car il y en aura peut-estre quelques-uns qui, aprés avoir fait l'amour, voudront vivre dans le célibat; d'autres se marieront clandestinement, et sans que vous ny moy en sçachions rien. Je ne m'oblige point encore à n'introduire que des amours sur la scene; il y aura aussi des histoires de haine et de chicane, comme celle-cy qui vous va estre racontée. Enfin, toutes les autres passions qui agitent l'esprit bourgeois y pourront trouver leur place dans l'occasion. Que si vous y vouliez rechercher cette grande regularité que vous n'y trouverez pas, sçachez seulement que la faute ne seroit pas dans l'ouvrage, mais dans le titre: ne l'appellez plus roman, et il ne vous choquera point, en qualité de recit d'aventures particulières. Le hazard plustost que le dessein y pourra faire rencontrer des personnages dont on a cy-devant parlé. Témoin Charroselles, qui se presente icy le premier à mon esprit, de l'humeur duquel j'ay des-ja donné un petit échantillon, et dont j'ay obmis expres de faire la description, pour la donner en ce lieu-cy. Si vous en estes curieux, vous n'avez qu'à continuer de lire.

Histoire de Charroselles[73], de Collantine et de Belastre.

[73] Les clefs, notamment celle de l'édit. de Nancy 1713, in-12, page 193, nous disent que Charroselles n'est autre que Charles Sorel, auteur de la Science universelle, du Berger extravagant, de la Bibliothèque françoise, de Francion, etc., et il est en effet facile de voir que le nom de l'un est l'anagramme de celui de l'autre. Toutefois, faute d'autres preuves, on doutoit encore que l'intention de Furetière eût été de peindre aussi au vif et presque en le nommant un homme qui vivoit encore lors de la première édition du Roman bourgeois. Sorel ne mourut qu'en 1674. Un passage d'une lettre de Gui Patin (25 novembre 1653) est venu détruire ce doute pour nous. En comparant ce qu'il y est dit de Ch. Sorel avec le portrait détaillé que Furetière fait de Charroselles, nous avons acquis la preuve qu'il y a entre les deux identité complète. Nous le ferons voir, du reste, en citant, au fur et à mesure que les détails du portrait dessiné par Furetière se présenteront, les phrases de Gui Patin qui correspondent et établissent la ressemblance.—Une chose reste à connoître après cela, c'est le motif de la haine qui envenime cette satire. Furetière ne l'avoit pas toujours éprouvée contre Sorel, et celui-ci, de son côté, ne semble s'être jamais montré hostile à l'auteur du Roman bourgeois. En 1658, ayant à parler de Sorel dans sa Nouvelle allégorique, etc., p. 38, Furetière s'étoit exprimé sur lui en bons termes. A l'entendre alors, c'étoit un auteur «d'excellents livres satiriques et comiques», qui, s'étant acquis grand crédit dans l'empire des Ironies, «s'étoit rendu formidable même aux quarante barons». Sorel, sensible à cette mention flatteuse, avoit rendu la pareille à Furetière dans sa Bibliothèque françoise, p. 172. Il avoit dit de cette Nouvelle allégorique, etc., qu'il appelle Relation des guerres de l'éloquence, «qu'elle contient une fort agréable description des différends de divers auteurs du siècle, etc.». Il y avoit donc, on le voit, entre Furetière et Sorel, échange de bons rapports et même d'éloges. L'attaque contenue dans le Roman bourgeois n'en dut être que plus inattendue. Elle le fut pour tout le monde, sans doute, et certainement pour Sorel tout le premier. Il s'y attendoit si peu, que, travaillant à la 2e édition de sa Bibliothèque françoise au moment où la mise en vente du Roman bourgeois étoit annoncée, il ne voulut pas perdre l'occasion d'en dire du bien préventivement, et de se faire ainsi l'écho des éloges qu'en débitoient d'avance les confidents de l'auteur. «Voilà, écrivoit-il, page 199, voilà qu'on nous donne un livre appelé le Roman bourgeois, dont il y a déjà quelque temps qu'on a ouy parler, et qui doit estre fort divertissant, selon l'opinion de diverses personnes. Comme on croit que cest ouvrage a toutes les bonnes qualités des livres comiques et des burlesques tout ensemble, quand on l'aura veu, on le mettra avec ceux de son genre, selon le rang que son mérite luy pourra apporter.»—Le Roman bourgeois, qui est de la fin de 1666, parut avant cette seconde édition de la Bibliothèque françoise, qui ne porte que la date de 1667. Sorel fut ainsi à même de juger ce qu'étoit le livre dont il avoit fait l'éloge sur parole; il put surtout se reconnoître dans Charroselles, et il ne tint qu'à lui de se venger aussitôt du portrait anagrammatique en substituant quelques phrases amères à celles qu'il avoit d'abord écrites. Il avoit trop d'esprit pour cela. Il ne changea rien à sa première rédaction; il continua de déclarer qu'il n'avoit pas encore lu. Comment prouver mieux qu'il ne s'étoit pas reconnu?

Charroselles ne vouloit point passer pour autheur, quoy ce fust la seule qualité qui le rendist recommandable, et qui l'eust fait connoistre dans le monde. Je ne sçay si quelque remors de conscience des fautes de sa jeunesse luy faisoit prendre ce nom à injure; tant y a qu'il vouloit passer seulement pour gentilhomme[74], comme si ces deux qualitez eussent esté incompatibles[75], encore qu'il n'y eust pas plus de trente ans que son pere fust mort procureur[76]. Il s'estoit advisé de se piquer de noblesse dés qu'il avoit eu le moyen d'atteller deux haridelles à une espece de carrosse tousjours poudreux et crotté. Ces deux Pegases (tel fut leur nom pendant qu'ils servirent à un nourriçon du Parnasse) ne s'estoient point enorgueillis, et n'avoient la teste plus haute ny la démarche plus fiere que lors qu'ils labouroient les pleines fertiles d'Aubervilliers. Leur maistre les traittoit aussi delicatement que des enfans de bonne maison. Jamais il ne leur fit endurer le serain ny ne leur donna trop de charge; il eust presque voulu en faire des Bucephales, pour ne porter ou du moins ne traisner que leur Alexandre. Car il estoit tousjours seul dans son carosse; ce n'est pas qu'il n'aimast beaucoup la compagnie, mais son nez demandoit à estre solitaire[77], et on le laissoit volontiers faire bande à part. Quelque hardy que fust un homme à lui dire des injures, il n'osoit jamais les lui dire à son nez, tant ce nez estoit vindicatif et prompt à payer. Cependant il fouroit son nez par tout, et il n'y avoit gueres d'endroits dans Paris où il ne fust connu. Ce nez, qu'on pouvoit à bon droit appeler son Eminence, et qui estoit tousjours vestu de rouge, avoit esté fait en apparence pour un colosse; neantmoins il avoit esté donné à un homme de taille assez courte. Ce n'est pas que la nature eust rien fait perdre à ce petit homme, car ce qu'elle luy avoit osté en hauteur, elle le lui avoit rendu en grosseur, de sorte qu'on luy trouvoit assez de chair, mais fort mal pestrie. Sa chevelure estoit la plus desagreable du monde, et c'est sans doute de luy qu'un peintre poëtique, pour ébaucher le portrait de sa teste, avoit dit:

On y void de piquans cheveux,
Devenus gras, forts et nerveux,
Herisser sa teste pointuë,
Qui tous meslez s'entraccordans,
Font qu'un peigne en vain s'évertuë
D'y mordre avec ses grosses dents.

[74] C'etoit, en effet, un des foibles de Ch. Sorel. Ainsi, comme le constate Niceron, il prit successivement les noms de de Souvigny et de de l'Isle. Il signa même de ce dernier l'un de ses ouvrages, Des Talismans, ou figures peintes sous certaines constellations, Paris, 1636, in-8. On s'en moquoit dans le monde, et surtout dans la société des auteurs, dont Furetière faisoit alors partie, avec Boileau, Racine, La Fontaine et Molière. Il seroit même probable que celui-ci pensoit à Ch. Sorel et à son dernier pseudonyme nobiliaire quand il écrivit dans l'Ecole des femmes (acte 1er, sc. 1re):

Je sais un paysan qu'on appeloit Gros-Pierre,
Qui, n'ayant pour tout bien qu'un seul quartier de terre,
Y fit tout à l'entour faire un fossé bourbeux,
Et de monsieur de l'Isle en prit le nom pompeux.

La Monnoye, et d'après lui Niceron, sont en cela de notre avis, contre l'opinion de l'abbé d'Aubignac, qui pensoit, chose inadmissible, que Molière s'étoit ici moqué de son ami Thomas Corneille. V. Niceron, Mémoires pour servir à l'histoire des hommes illustres, t. 31, p 391.

[75] Elles passoient pour l'être en effet: «Dans le monde, dit M. Meyer, Commentaire sur les lettres persanes, p. 122, il étoit notoire qu'on dérogeoit au titre de noble en se faisant poète ou homme de lettres.» On peut consulter à ce sujet les Trois traités de la noblesse, de Thierriat (1606), au chapitre de la Dérogeance, et lire un curieux article inséré sous ce titre: Sur un ancien préjugé, dans les Saisons du Parnasse (printemps 1806), p. 218-220

[76] De même pour Charles Sorel: «Il est fils, dit Gui Patin, d'un procureur en parlement»; puis il ajoute en vrai médecin: «sa mère est morte hydropique, et son père d'une fièvre quarte, qui est la plupart du temps fatale aux vieillards.»

[77] Pour tout ce qui suit, jusqu'à la description de la taille rondelette et courte de Charroselles, il faut encore lire Gui Patin, qui, en une phrase, fait le même portrait pour Charles Sorel: «C'est, dit-il, un petit homme grasset, avec un grand nez aigu, qui regarde de près.»

Aussi ne se peignoit-il jamais qu'avec ses doigts, et dans toutes les compagnies c'estoit sa contenance ordinaire. Sa peau estoit grenuë comme celle des maroquins, et sa couleur brune estoit rechauffée par de rouges bourgeons qui la perçoient en assez bon nombre. En general il avoit une vraye mine de satyre. La fente de sa bouche estoit copieuse, et ses dents fort aiguës: belles dispositions pour mordre. Il l'accompagnoit d'ordinaire d'un ris badin, dont je ne sçay point la cause, si ce n'est qu'il vouloit monstrer les dents à tout le monde. Ses yeux gros et bouffis avoient quelque chose de plus que d'estre à fleur de teste. Il y en a qui ont cru que, comme on se met sur des balcons en saillie hors des fenestres pour decouvrir de plus loin, aussi la nature luy avoit mis des yeux en dehors, pour découvrir ce qui se faisoit de mal chez ses voisins. Jamais il n'y eut un homme plus medisant ny plus envieux; il ne trouvoit rien de bien fait à sa fantaisie. S'il eut esté du conseil de la creation, nous n'aurions rien veu de tout ce que nous voyons à present. C'estoit le plus grand reformateur en pis qui ait jamais esté, et il corrigeoit toutes les choses bonnes pour les mettre mal. Il n'a point veu d'assemblée de gens illustres qu'il n'ait tâché de la decrier; encore, pour mieux cacher son venin, il faisoit semblant d'en faire l'eloge, lors qu'il en faisoit en effet la censure, et il ressembloit à ces bestes dangereuses qui en pensant flatter égratignent: car il ne pouvoit souffrir la gloire des autres, et autant de choses qu'on mettoit au jour, c'estoient autant de tourmens qu'on luy preparoit. Je laisse à penser si en France, où il y a tant de beaux esprits, il estoit cruellement bourrelé. Sa vanité naturelle s'estoit accruë par quelque reputation qu'il avait euë en jeunesse, à cause de quelques petits ouvrages qui avoient eu quelque debit. Ce fut là un grand malheur pour les libraires; il y en eut plusieurs qui furent pris à ce piege, car, apres qu'il eut quitté le stile qui estoit selon son genie pour faire des ecrits plus serieux, il fit plusieurs volumes[78] qui n'ont jamais esté leus que par son correcteur d'imprimerie. Ils ont esté si funestes aux libraires qui s'en sont chargez, qu'il a des-ja ruiné le Palais et la ruë S. Jacques, et, poussant plus haut son ambition, il pretend encore ruiner le Puits-Certain[79]. Il donne à tout le monde des catalogues des livres qu'il a tous prests à imprimer, et il se vante d'avoir cinquante volumes manuscrits[80] qu'il offre aux libraires qui se voudront charitablement ruiner pour le public. Mais comme il n'en trouve point qui veüille sacrifier du papier à sa réputation, il s'est advisé d'une invention merveilleuse. Il fait exprés une satire contre quelque autheur ou quelque ouvrage qui est en vogue, s'imaginant bien que la nouveauté ou la malice de sa piéce en rendront le debit assuré; mais il ne la donne point au libraire qu'il n'imprime pour le pardessus quelqu'un de ses livres serieux. Avec ces belles qualitez, cet homme s'est fait un bon nombre d'ennemis, dont il ne se soucie gueres, car il hayt tout le genre humain; et personne n'est ingrat envers luy, parce qu'on luy rend le reciproque. Que si c'estoit icy une histoire fabuleuse, je serois bien en peine de sçavoir quelles avantures je pourrois donner à ce personnage: car il ne fit jamais l'amour, et si on pouvait aussi bien dire en françois faire la haine, je me servirois de ce terme pour expliquer ce qu'il fit toute sa vie. Il n'eut jamais de liaison avec personne que pour la rompre aussi-tost, et celle qui luy dura le plus long-temps fut celle qu'il eut avec une fille qu'il rencontra d'une humeur presque semblable à la sienne. C'estoit la fille d'un sergent, conceuë dans le procés et dans la chicane, et qui estoit née sous un astre si malheureux qu'elle ne fit autre chose que plaider toute sa vie. Elle avoit une haine generale pour toutes choses, excepté pour son interest. La vanité mesme et le luxe des habits, si naturels au sexe, faisoient une de ses aversions. Elle ne paroissoit gouluë sinon lors qu'elle mangeoit aux dépens d'autruy; et la chasteté qu'elle possedoit au souverain degré estoit une vertu forcée, car elle n'avoit jamais pû estre d'accord avec personne. Toute sa concupiscence n'avoit pour objet que le bien d'autruy, encore n'envyoit-elle, à proprement parler, que le litigieux, car elle eust joüy avec moins de plaisir de celuy qui luy auroit esté donné que de celuy qu'elle auroit conquis de vive force et à la pointe de la plume. Elle regardoit avec un œil d'envie ces gros procès qui font suer les laquais des conseillers qui les vont mettre sur le bureau, et elle accostoit quelquefois les pauvres parties qui les suivoyent, pour leur demander s'ils estoient à vendre; comme les maquignons en usent à l'egard des chevaux qu'on meine à l'abreuvoir.

[78] «Ce M. Sorel a fait beaucoup de livres françois, et, entre autres, Francion, le Berger extravagant, l'Ophir de Chrysanthe, l'Histoire de France, et une Philosophie universelle.» (Gui Patin)

[79] C'est ainsi qu'on désignoit le quartier des libraires groupés au haut du mont Saint-Hilaire, à l'embranchement des rues des Sept-Voies et des Carmes, tout près du clos Bruneau et de ses écoles. Le Puits-Certain étoit un puits banal, construit vers 1660, au carrefour de la rue Saint-Jean-de-Beauvais et de la rue Saint-Hilaire (qui en avoit même pris le nom pendant quelque temps), par Robert Certain, curé de Saint-Hilaire, et, plus tard, principal du collège de Sainte-Barbe, (Piguniol, Descript. hist. de Paris, t. 6, p. 20.)—Les libraires avoient surtout afflué dans ce quartier depuis que, par arrêt du 1er avril 1620, ordre avoit été donné «à tous imprimeurs de se retirer au dessus de Saint-Yves (rue des Noyers), avec défense de tenir imprimerie et presse en tout autre lieu, sur peine de la vie.» (Registres du Parlement, à sa date.)

[80] Furetière exagère ici. Gui Patin dit seulement: «Il a encore plus de vingt volumes à faire, et voudroit bien que tout cela fût fait avant de mourir; mais il ne peut venir à bout des imprimeurs.»

Cette fille estoit seiche et maigre du soucy de sa mauvaise fortune, et pour seconde cause de son chagrin elle avoit la bonne fortune des autres; car tout son plaisir n'estoit qu'à troubler le repos d'autruy, et elle avoit moins de joye du bien qui luy arrivoit que du mal qu'elle faisoit. Sa taille menuë et déchargée luy donnoit une grande facilité de marcher, dont elle avoit bon besoin pour ses solicitations, car elle faisoit tous les jours autant de chemin qu'un semonneur d'enterremens[81]. Sa diligence et son activité estoient merveilleuses: elle estoit plus matinale que l'aurore, et ne craignoit non plus de marcher de nuit que le loup-garou. Son adresse à cajoller des clercs et à courtiser les maistres estoit aussi extraordinaire, aussi bien que sa patience à souffrir leurs rebuffades et leurs mauvaises humeurs; toutes qualitez necessaires à perfectionner une personne qui veut faire le mestier de plaider. Je ne puis me tenir de raconter quelques traits de sa jeunesse, qui donnerent de belles esperances de ce qu'elle a esté depuis. Sa mere, pendant sa grossesse, songea qu'elle accouchoit d'une harpie, et mesme il parut sur son visage qu'elle tenoit quelque chose d'un tel monstre. Quand elle estoit au maillot, au lieu qu'on donne aux autres enfans un hochet pour les amuser, elle prenoit plaisir à se joüer avec l'escritoire de son pere, et elle mettoit le bout de la casse sur ses gencives pour adoucir le mal des dents qui commençoient à luy percer. Quand elle fut un peu plus grande, elle faisoit des poupées avec des sacs de vieux papiers, disant que la corde en estoit la lisiere, et l'etiquette la bavette ou le tablier. Au lieu que les autres filles apprennent à filer, elle apprit à faire des tirets, qui est, pour ainsi dire, filer le parchemin pour attacher des papiers et des etiquettes. Ce merveilleux genie qu'elle avoit pour la chicane parut sur tout à l'escole lors qu'on l'y envoya, car elle n'eut pas si-tost appris à lire ses sept Pseaumes, quoy qu'ils fussent moulez, que des exploits et des contracts bien griffonnez.

[81] Celui qui annonçoit les morts et qui portoit les billets d'enterrement. Le mot semonneur vient du vieux verbe semondre, signifiant avertir, inviter, qu'on trouve encore employé dans l'Étourdi (act. 2, sc. 6), mais qui, selon Regnier Desmarais, n'étoit plus d'usage de son temps qu'à l'infinitif (Grammaire, etc., Paris, 1706, p. 479).—Le semonneur d'enterrements s'appeloit aussi crieur de corps morts (Tallem., Histor., in-8o, t. 4, p. 345). C'est d'un de ces hommes et de leurs attributions funèbres que parle la Lisette du Légataire (act. 4, sc. 8), quand elle dit:

..... Le crieur a voulu malgré moi
Faire entrer avec lui l'attirail d'un convoi.

Avec ces belles inclinations, qui la firent devenir avec l'âge le fleau de ses voisins, et qui la rendirent autant redoutée qu'un procureur de seigneurie l'est des villageois, je luy laisseray passer une partie de sa vie sans en raconter les memorables chicanes, qui ne font rien à nostre sujet, jusques au jour qu'elle connut nostre censeur heroïque. Cette connoissance se fit au palais, aussi luy auroit-il esté bien difficile de la faire ailleurs, et cela comme elle estoit dans un Greffe pour solliciter quelque expedition. Charroselles s'y trouva aussi pour solliciter un procés contre son libraire, sur une saisie d'un de ses livres où il avoit satirisé quelqu'un qui en vouloit empescher le debit[82]. Il n'y a rien de plus naturel à des plaideurs que de se couter leurs procés les uns aux autres. Ils font facilement connoissance ensemble, et ne manquent point de matiere pour fournir à la conversation.

[82] Peut-être s'agit-il du roman de Francion, dans lequel en effet, selon Tallemant, Sorel avoit satirisé, sous le nom d'Hortensius, Balzac, qui étoit d'humeur assez vindicative pour chercher, comme il est dit ici, à arrêter le débit du livre (Historiettes, in-8o, t. 3, p. 155). D'un autre côté, le Berger extravagant, cette grande parodie des romans à la mode, où Sorel se moque à chaque ligne de l'Endymion de Gombauld; du Polexandre, de la Caritie, de l'Alcidiane, de la Cythérée de Gomberville; de la Cassandre, de la Calprenede; du Cyrus et de la Clélie, mais surtout de l'Astrée, avoit pu lui attirer aussi, de la part des auteurs, tous très puissants, les représailles judiciaires dont il est ici question.

Collantine (c'estoit le nom de la demoiselle chicaneuse) d'abord luy demanda à qui il en vouloit; Charroselles la satisfit aussi-tost, et luy deduisit au long son procès. Quand il eut finy, pour luy rendre la pareille, il luy demanda qui estoit sa partie. Ma partie (dit-elle, faisant un grand cry), vrayement j'en ai un bon nombre. Comment (reprit-il)! plaidez-vous contre une communauté, ou contre plusieurs personnes interessées en une mesme affaire? Nenny dea (repliqua Collantine); c'est que j'ay toutes sortes de procés, et contre toutes sortes de personnes. Il est vray que celuy pour qui je viens maintenant icy contient une belle question de droit, et qui merite bien d'estre escoutée. Je n'ai acheté ce procès que cent escus, et si j'en ai des-ja retiré prés de mille francs. Ces dernieres paroles furent entenduës par un gentil-homme gascon, qui se trouva aussi dans le greffe. Il lui dit avec un grand jurement: Comment, vous donnez cent escus pour un procés! j'en ay deux que je vous veux donner pour rien. Cela ne sera pas de refus (dit la demoiselle); je vous promets de les poursuivre; il y aura bien du malheur si je n'en tire quelque chose. Et, pour donner plus d'authorité à son dire, elle luy voulut raconter quelqu'un de ses exploits. Or, c'estoit assez le faire que de continuer le discours qu'elle avoit commencé avant cette interruption. Il n'étoit gueres advancé quand le greffier sortit du greffe, apres lequel ce gascon courrut brusquement sans dire adieu. Elle auroit bien fait la mesme chose, si ce n'estoit qu'elle avoit l'esprit trop attaché à son recit. Aussi elle n'accusa point le gascon pour cela d'incivilité, car c'est l'usage du palais qu'on quitte souvent ainsi les premiers complimens et les conversations où on est le plus engagé. Charroselles eust aussi voulu suivre le greffier, mais Collantine le retint par son manteau pour continuer le recit de son procés, dont le sujet estoit assez plaisant, mais la longueur un peu ennuyeuse. Si j'estois de ces gens qui se nourrissent de romans, c'est à dire qui vivent des livres qu'ils vendent, j'aurois icy une belle occasion de grossir ce volume et de tromper un marchand qui l'acheteroit à la fueille. Comme je n'ay pas ce dessein, je veux passer sous silence cette conversation, et vous dire seulement que l'homme le plus complaisant ne presta jamais une plus longue audiance que fit Charroselles; et, comme il croyoit en estre quitte, il fut tout estonné que la demoiselle se servit de la fin de ce procés pour faire une telle transition. Mais celuy-là n'est rien (ce dit-elle) au prix d'un autre que j'ay à l'edit[83], sur une belle question de coustume, que je vous veux reciter, afin de sçavoir vostre sentiment; je l'ay des-ja consultée à trois advocats, dont le premier m'a dit oüy, l'autre m'a dit non et le troisiéme il faut voir. Je me suis quelquefois mieux trouvée d'une consultation faite à un homme d'esprit et de bon sens (comme vous me paroissez) qu'à tous ces grands citeurs de code et d'indigeste. Cette petite flatterie dont il se sentit chatoüiller l'obligea de prester encore une semblable audience; il trepignoit souvent des pieds, il faisoit beaucoup d'interruptions; mais tout ainsi qu'un edifice au milieu de la riviere, apres en avoir divisé le cours, la fait aller avec plus d'impétuosité, de mesme ces interruptions ne faisoient qu'augmenter la violence du torrent des paroles de Collantine. Elle poussa son affaire et la patience de son auditeur à bout, et négligea mesme à la fin d'écouter l'advis qu'elle luy avoit demandé, pour se servir de la même fleur de rethorique dont elle s'estoit servie l'autre fois, et passer, sans estre interrompuë, au recit d'une autre affaire. Mais une puissance superieure y pourvût, car la nuit vint, et fort obscure, de sorte qu'à son grand regret elle brisa là, et promit de conter le reste la premiere fois qu'elle auroit l'honneur de le voir. A son geste et à son regard parut assez son mécontentement; sans doute que, dans son ame, elle dit plusieurs fois: O nuit, jalouse nuit[84]! et qu'elle fit contre elle des imprécations aussi fortes qu'un amant en fait contre l'aurore qui vient arracher sa maîtresse d'entre ses bras. Ses plaisirs donc se terminerent par cette necessaire separation; ils ne laisserent pas de se faire quelques complimens, et de se promettre des services et des sollicitations reciproques en leurs affaires. Collantine, la plus ardente, fut la premiere à demander à Charroselles un placet pour donner à son rapporteur, auprés duquel elle disoit avoir une forte recommandation. Il lui en donna un avec joie, et luy offrit de luy rendre un pareil office s'il en trouvoit l'occasion. Elle la prit aux cheveux, et, tirant de sa poche une grosse liasse de placets differens, avec une liste generale des chambres du parlement, elle luy dit: Regardez si vous ne connoissez personne de ces messieurs. Il luy demanda en quelle chambre elle avoit affaire. Elle luy repondit: Il n'importe, car j'ay des procés en toutes. Charroselles prit la liste et l'examina à la lueur de la chandelle d'un marchand de la galerie. Il en remarqua deux qu'il dit estre de ses intimes amis, et qu'il gouvernoit absolument; il en remarqua deux ou trois autres qu'il dit estre gouvernez par des gens de sa connoissance, et il ne manqua pas de se servir des termes ordinaires dont se servent ceux qui promettent de recommander des affaires: Je vous donnerai celuy-cy, je vous donnerai cet autre, et le tout avec la mesme asseurance que s'ils avoient les voix et les suffrages de ces messieurs dans leurs poches. Il prit donc de ces placets pour en donner et en faire tenir; cependant il ne fit ny l'un ny l'autre, comme font plusieurs qui s'en chargent et qui s'en servent seulement à fournir leur garderobbe, ce qui est un pur larcin qu'ils font à celles des conseillers. Pour Charroselles, il estoit excusable d'en user ainsi, car il ne vouloit pas rompre le veu qu'il avoit fait de ne faire jamais de bien à personne.

[83] Les chambres de l'édit, qu'on nommoit ainsi parce-que c'étoit une juridiction crée par l'édit de Nantes, se composoient moitié de magistrats catholiques, moitié de protestants. On y jugeoit les causes de ceux-ci. Dès avant la révocation de l'édit, elles n'existoient plus. Louis XIV les supprima en 1670. Le Coigneux, père de Bachaumont, étoit président à l'édit. (Tallemant, Historiettes, édit. in-8o, t. 3, p. 107.)

[84] C'est la fameuse chanson de Desportes, «qui, dit M. Sainte-Beuve, confirmé d'ailleurs par ce passage de Furetière, se chantoit encore sous la minorité de Louis XIV.»

O nuit! jalouse nuit, contre moi conjurée,
Qui renflammes le ciel de nouvelle clairté,
T'ai-je donc aujourd'hui tant de fois désirée
Pour être si contraire à ma félicité?

(Œuvrez de Desportes, Rouen, Raphaël du Petit-Val, 1611, p. 518.)

Regnier, dans sa 10e satire (v. 406), fait aussi allusion à cette chanson célèbre. Desportes l'avoit imitée du capitolo VII des poésies diverses de l'Arioste: O ne miei danni, qui avoit déjà inspiré à Olivier de Magny (1559) la Description d'une nuit amoureuse (V. ses Odes), et qui devoit donner encore à Gille Durant l'idée de ses stances: O nuit! heureuse nuit!

Collantine ne fut pas encore satisfaite de ces offres si courtoises, car, en continuant dans le style ordinaire des plaideurs, qui vont rechercher des habitudes auprés des juges dans une longue suite de generations et jusqu'au dixième degré de parenté et d'alliance, elle demanda à Charroselles s'il ne luy pourroit point donner quelques adresses pour avoir de l'accés auprès de quelques autres conseillers. Il reprit donc la liste, et en trouva beaucoup où il luy pourroit donner satisfaction, et entr'autres, luy en marquant un avec son ongle, il luy dit: Je connais assez le secrétaire du secrétaire de celuy-là; je puis par son moyen faire recommander vostre procés au maistre secrétaire, et par le maistre secretaire à monsieur le conseiller. Ce n'est pas (répondit-elle) la pire habitude qu'on y puisse avoir. Il luy dit encore, en lui en marquant un autre: Ma belle-sœur a tenu un enfant du fils aîné de la nourrice de celuy-là, chez lequel elle est cuisiniere; je puis luy faire tenir un placet par cette voye. Cela ne sera pas à négliger (reprit Collantine); il arrive assez souvent que nous nous laissons gouverner par nos valets plus puissamment que par des parents ou des personnes de qualité. Mais, à propos, ne connoistrez vous point quelque chasseur, car j'ay affaire à un homme qui aime grandement la chasse; de chasseur à chasseur il n'y a que la main: si j'en sçavois quelqu'un, je le prirois de luy en parler quand il seroit avec luy à la campagne. Je craindrois (luy dit Charroselles, qui vouloit faire le bel esprit), une telle sollicitation, et qu'on ne lui en parlast qu'en courant et à travers les champs. C'est tout un (repliqua la chicaneuse); cela fait tousjours quelque impression sur l'esprit; et, avec la mesme importunité, elle luy en designa un autre de la faveur duquel elle avoit besoin. Pour celuy-là (luy dit-il), c'est un homme fort devot; si vous connoissez quelqu'un aux Carmes deschaussez, vostre affaire est dans le sac; car on m'a dit qu'il y a un des peres de ce couvent qui en fait tout ce qu'il veut; je ne sçay pas son nom, mais ces bons peres font volontiers les uns pour les autres. Helas (reprit Collantine avec un grand soûpir)! je n'y ai connoissance quelconque; toutefois, attendez: je connois un religieux recollet de la province de Lyon, à qui j'ay oüy dire, ce me semble, qu'il avoit un cadet qui estoit de ce couvent; il trouvera quelqu'un de cet ordre ou d'un autre, il n'importe, qui fera mon affaire.

Là dessus Charroselles luy voulut dire adieu, mais elle le suivit en le costoyant; et en luy nommant un nouveau conseiller, elle luy demanda la mesme grace qu'il lui avoit faite auparavant. Pour celuy-cy (luy dit-il), c'est un homme qui passe pour galant; il est fort civil au sexe, et vous estes asseurée d'une favorable audiance, si vous l'allez voir avec quelque personne qui soit bien faite. Ha (reprit-elle)! je sçay une demoiselle suivante qu'on avoit prise dernierement pour quester à nostre parroisse à cause de sa beauté. Je la prieray de m'y mener, et je ne crois pas qu'elle me refuse, car elle a tenu ces jours-cy un enfant sur les fonds avec le clerc d'un procureur qui occupe pour moy en quelques instances. Charroselles luy dit un second adieu; mais elle l'arresta encore en lui disant: Je ne vous veux plus nommer que celuy-cy; dites-moi si vous ne connoissez point quelques uns de ses amis. J'en connois quantité qui le sont beaucoup (luy dit-il). Hé! de grace, comment s'appellent ils (lui répondit-elle avec une grande émotion)? Ils s'appellent Loüis (répliqua-t-il). On dit que quand ils vont en compagnie le prier de quelque chose, ils l'obtiennent aisément. Vous estes un rieur (repartit nostre importune); je ne voudrois pas trop me fier à ce qu'on en dit: on fait beaucoup de médisance sans fondement, et il n'y a point de si bon juge que la partie qui a perdu sa cause n'accuse d'avoir esté corrompu par argent ou par amis; cependant cela n'est presque jamais vray.

Cette raillerie servit utilement Charroselles, car il ne se fust jamais autrement sauvé des mains et des questions de cette fille. Ils se separerent enfin, non sans protestation de se revoir, et ils s'en allerent chacun de son costé chercher son logis à tastons, et en pas de loup-garou, chose qui arrive souvent aux plaideurs. Charroselles, retournant chez luy fort fatigué, se mit à table avec sa sœur et son beau frere, qui estoit médecin, chez lequel il s'estoit mis en pension[85], et il leur raconta une partie des avantures de cette journée, et des discours qu'il avoit tenus avec une fille si extraordinaire. Ils admirerent ensemble le naturel des plaideurs, et demeurerent d'accord qu'il faut estre bien chery du ciel pour estre exempt de tomber dans ces deux sottises, generales à tous ceux de ce mestier, d'estre si aspres à chercher des connoissances pour donner des placets à des juges, et d'estre si importuns à raconter leurs affaires, et à les consulter à tous les gens qu'ils rencontrent. Pour moy, dit Lambertin (c'estoit le nom du beau-frere), j'admire que l'on cherche avec tant d'empressement des sollicitations, puis qu'elles servent si peu, et je ne m'estonne point aussi qu'on en fasse si peu de cas, puisqu'elles viennent de connoissances si esloignées. Adjoustez (dit Charroselles) que la pluspart donnent des placets fort froidement, et si fort par maniere d'acquit, que j'aimerois presque autant voir distribuer sur le Pont-Neuf de ces billets qui annoncent la science et le logis d'un operateur[86]. Pour les donneurs de factums (reprit Lambertin), je leur pardonnerois plus volontiers; car, comme ils contiennent une instruction de l'affaire, cela peut estre utile à quelque chose; mais le malheur est que ces messieurs en reçoivent tant que, s'ils vouloient les lire tous, il faudroit qu'ils ne fissent autre chose toute leur vie; de sorte que leur destin le plus ordinaire est d'accompagner les placets à la garderobbe. En cela (dit Charroselles) consiste quelquefois leur fortune; car, s'il arrive que Monsieur ait le ventre dur, il peut s'amuser à les lire pendant qu'il est en travail, et je tiens que, de mesme qu'un amant seroit ravi de sçavoir l'heure du berger, aussi un plaideur seroit heureux s'il sçavoit l'heure du constipé. Il faut confesser (reprit Lambertin) que tous ceux qui cherchent les voyes d'instruire leurs juges, par quelque façon que ce soit, sont excusables; mais les autres ne le sont pas qui vont importuner une personne estrangere d'un recit long et fascheux d'un procés où ils n'ont aucun interest. Et il arrive qu'à la fin l'auditeur n'y peut rien comprendre, non seulement parce que souvent l'affaire est trop embroüillée, mais aussi parce que le plaideur en taist beaucoup de circonstances necessaires pour la faire entendre; et comme il en a l'idée remplie, il croit que les autres en sont aussi bien instruits que luy. Le pis est encore que les avis qu'il demande ne peuvent servir de rien: car, s'il parle à des ignorans, ils ne peuvent donner aucune resolution qui soit pertinente; et si c'est à des sçavans, ils veulent voir les pieces et les procedures pour faire une bonne et seure consultation. Cependant, ce ne sont pas seulement les plaideurs qui ont cette manie; tous ceux qui frequentent avec eux en sont encore entachez, et ne peuvent se deffendre de tomber en mesme faute. J'en fis ces derniers jours une assez plaisante experience, dont je vous veux reciter briefvement l'avanture.

[85] Ceci regarde encore Charles Sorel: «Il n'est point marié, dit Gui Patin, et demeure avec une sienne sœur, femme de M. Parmentier, avocat général.»—Furetière dit médecin; c'est tout ce qu'il change à la vérité.

[86] Nous n'avons vu aucun de ces billets-réclames, mais nous nous faisons une idée de leur style par ce que nous savons des tableaux établis comme enseignes par ces mêmes opérateurs. «Carmeline, lit-on dans le Cherræana (p. 142), qui étoit un fameux arracheur de dents, et qui en remettoit d'autres en leur place; avoit fait mettre à côté de son portrait, exposé en vue sur la fenêtre de sa chambre qui regarde le cheval de bronze, le mot de Virgile sur le rameau d'or du 6e livre de l'Enéide,

Uno avulso, non deficit alter,

et l'application est heureuse.»

Un homme de robbe, m'ayant témoigné qu'il vouloit lier une estroite amitié avec moy, m'avoit invité puissamment de l'aller voir. Je luy fis ma premiere visite un dimanche, sur les dix heures du matin. Si-tost qu'il sceut ma venue, il me fit prier de l'attendre dans une salle, tandis qu'il recevoit dans une autre la sollicitation d'un de ses amis de qualité. Apres une heure entiere il me vint faire un accueil tres-civil, et, pour premier compliment, il me témoigna le déplaisir qu'il avoit de m'avoir tant fait attendre. Il me dit pour s'excuser qu'il estoit engagé avec une personne de condition, qui luy venoit recommander une affaire qui estoit de grande discussion, et où il y avoit les plus belles questions du monde, et là dessus il commença à m'en deduire le fait et à m'en expliquer toutes les circonstances avec les mesmes particularitez qu'il venoit d'apprendre de la partie. Ce recit dura une autre heure, au bout de laquelle midy sonna, et comme il n'avoit pas esté à la messe, il nous fallut separer brusquement sans autre entretien. Je vous laisse à penser quel fruit et quelle satisfaction nous avons receu l'un et l'autre de cette visite, et s'il n'étoit pas plaisant de luy voir commettre la mesme faute qu'il avoit dessein de reprendre et de blâmer.

Lambertin et Charroselles s'entretenoient ainsi pendant le soupper; et comme la matiere de railler les plaideurs est assez ample, cette conversation auroit esté poussée fort loin si, au milieu de la plus grande chaleur, elle n'eust esté interrompue par un grand bruit de cinq petits enfans, qui, estant au bout de la table rangez comme les tuyaux d'un sifflet de chaudronnier, vinrent crier de toute leur force: Laus Deo, pax vivis, et firent un piaillement semblable à celuy des cannes ou des oysons qu'on effarouche. Chacun fit silence et joignit les mains, puis la mere prit le plus petit des enfans sur ses genoux pour l'amignotter. Lambertin, accostant sa teste sur son fauteüil, se mit à ronfler; Charroselles, homme d'estude, monta en son cabinet, où la premiere chose qu'il fit, ce fut son examen de conscience de bons mots, ainsi qu'il avoit accoustumé. C'est à dire qu'il faisoit un recueil où il mettoit par escrit tous les beaux traits et toutes les choses remarquables qu'il avoit oüyes pendant le jour dans les compagnies où il s'estoit rencontré. Apres cela il en faisoit bien son profit, car par fois il se les attribuoit et en compiloit des ouvrages entiers; par fois il les alloit debiter ailleurs comme venant de son crû. Ce qui luy arriva cette journée fut une grande recolte pour luy, car sans doute il en couchera l'histoire dans le premier livre qui sortira de sa plume, et bien plus amplement que je ne la raconte icy. Ce ne sera que la faute des libraires si vous ne la voyez pas.

Dés les premiers jours suivans, il ne manqua pas d'aller voir Collantine, comme il alloit voir toutes les autres filles et femmes de la Ville. La grande sympathie qu'ils avoient à faire du mal à leur prochain, chacun en son genre, fit qu'ils lierent ensemble une grande....... N'attendez pas que je vous dise amitié ou intelligence; mais familiarité, tant qu'il vous plaira.

Lors de sa premiere visite, et immediatement apres le premier compliment, Charroselles la voulut regaler de son bel esprit, et luy monstrer le catalogue de ses ouvrages. Mais Collantine l'interrompit, et luy fit voir auparavant tous les étiquettes de ses procés. Apres cela il se mit en devoir de luy lire une satyre contre la chicane, où il décrivoit le malheur des plaideurs. Mais auparavant, elle lui leut un advertissement dressé contre un faux noble qu'elle avoit fait assigner à la Cour des aydes sur ce qu'il avoit pris la qualité d'escuyer[87]. Comme il vid qu'il ne pouvoit obtenir longue audience, il luy voulust monstrer un sonnet qu'il lui dit estre un chef-d'œuvre de poësie. Ha! pour des chef-d'œuvres (dit-elle), je vous veux lire un exploit en retrait lignager aussi bien dressé qu'on en puisse voir. Il crut estre plus heureux en lui annonçant de petites stances, où il disoit qu'un amant faisoit à sa maistresse sa déclaration. Pour des déclarations (interrompit-elle encore), j'en ay une de dépens si bien dressée, que de trois cens articles, il n'y en a pas un de rayé ni de croisé. Au lieu de se rebuter, il la pria instamment d'oüir la lecture d'une epistre. Elle répondit aussi tost qu'elle n'entendoit point le latin: car elle ne croyoit pas, en effet, qu'il y eust d'autres epistres que celles qui se lisent devant l'Evangile. Charroselles, pour s'expliquer mieux, luy dit que c'estoit une lettre. Quant aux lettres (luy répondit Collantine), j'en ai de toutes les façons, et je vous en veux monstrer en forme de requeste civile obtenues contre treize arrests tous contradictoires. Quand il vid qu'il estoit impossible qu'il fust escouté, il tira un livret imprimé de sa poche, contenant une petite nouvelle[88], qu'il lui donna, à la charge qu'elle la liroit le soir. Elle ne parut point ingrate, et aussitost elle luy donna un gros factum à pareille condition. Enfin, je ne sçay si ce fut encore la nuit ou quelque autre interruption qui les separa; tant y a qu'ils se quitterent fort satisfaits, comme je crois, de s'estre fait enrager l'un l'autre.

[87] A partir de 1661, on inquiéta les usurpateurs de noblesse. (Subligny, Muse dauphine, in-12, p. 235.) La Fontaine fut condamné, en 1662, à 2,000 fr. d'amende pour avoir pris indûment le titre d'écuyer. (V. son Histoire, par Walckenaër, 1re édit., p. 341.) Boileau fut aussi poursuivi, mais il gagna son procès, (Lettre à Brossette, 9 mai 1699.)

[88] On a de Ch. Sorel des Nouvelles françoises, 1683, in-8o.

Comme il ne manquoit à Charroselles aucune de toutes les mauvaises qualitez, il avoit sans doute beaucoup d'opiniastreté. Il s'opiniastra donc à vouloir faire entendre à Collantine quelqu'un de ses ouvrages, et s'estant trouvé malheureux cette journée, il voulut jouer d'un stratagème. Il s'advisa donc un jour de la prendre à l'impourveu pour la mener à la promenade hors la Ville, raisonnant ainsi en luy-mesme que, quand il lui liroit quelqu'une de ses pieces, elle ne pourroit pas l'interrompre pour luy faire voir d'autres papiers, parce qu'elle ne les auroit pas alors sous sa main. Mais helas! que les raisonnemens des hommes sont foibles et trompeurs! Comme il la tenoit en pleine campagne, ignorante de son dessein, et sans qu'elle eut songé à prendre aucunes armes deffensives, il se mit en devoir de luy lire un episode de certain roman qui contenoit (disoit-il) une histoire fort intriguée. Vrayement (dit Collantine), il faut qu'elle le soit beaucoup si elle l'est d'avantage que celle d'un procés que j'ay; et en disant cela, elle tira de dessous la juppe sa coppie d'un procès-verbal, contenant 55 roolles de grand papier bien minuttez. Je vous le veux lire devant que je le rende à mon procureur, qui le doit signifier demain; je l'ay pris exprès sur moy pour le luy laisser à mon retour; un bel esprit comme vous en fera bien son profit, car il y a de la matiere pour en faire un roman.

Puisque la loy de nature est telle qu'il faut que le plus foible cede au plus fort, il fallut que l'episode cedast au procès verbal, de mesme qu'un pygmée à un geant. Charroselles fut donc resduit à l'escouter, ou plustost à la laisser lire, et cependant il faisoit en lui mesme cette reflection: Ne suis-je pas bien malheureux d'avoir pris tant de peine à composer de beaux ouvrages, et estre reduit non seulement à ne les pouvoir faire voir au public, puisque ces maudits libraires ne les veulent pas imprimer, mais mesme à ne trouver personne qui ait la complaisance de les ouïr lire en particulier? Il faudra que je fasse enfin comme ces amans infortunez qui recitent leurs avantures à des bois et à des rochers, et que j'imite l'exemple du venerable Béde, qui preschoit à un tas de pierres. Encore si je ne souffrois ce rebut que par ces critiques qui ne trouvent rien à leur goust que ce qu'ils ont fait, je l'endurerois plus patiemment; mais qu'il le faille aussi souffrir d'une personne vulgaire, qui ne seroit pas capable de voir les defauts de mes ouvrages, supposé qu'il y en eust, et dont je ne devrais attendre que des applaudissemens, c'est ce qui est capable de pousser à bout ma patience.

Cependant Collantine lisoit, et souvent interrompoit la triste resverie de nostre Autheur inconsolable, et en le poussant du coude, luy disoit: N'admirez-vous point que j'ay un procureur qui verbalise bien? Vous verrez tantost le dire d'un intervenant qui n'est rien en comparaison. Elle demandoit aussi de fois à autre ce qu'il luy en sembloit, et luy, qui estoit de serment de ne rien loüer, et qui eut esté excusable de ne se point parjurer en cette occasion, luy dit en langue de pedant, dont il tenoit un peu: Je ne trouve rien là, nisi verba et voces. Et estant enquis de l'explication de ces mots, il dit qu'il ne trouvoit rien de mieux baptisé qu'un procés verbal, car, en effet, il ne contient que des paroles.

Collantine eut plutost le gosier sec qu'elle ne fut lasse de lire, et cette alteration, aussi bien que la chaleur qu'il faisoit, obligerent ce peu galand homme à luy offrir un petit doit de collation, et pour cet effet ils descendirent à la Pissote[89]. Le couvert ne fut pas sitost mis sur la table, que la demoiselle, souspesant le pain dans ses mains, se mit à crier contre l'hoste qu'il n'estoit pas du poids de l'ordonnance, et qu'elle y feroit bien mettre la police. Cette querelle, jointe au mauvais ordre que le meneur y avoit donné, qui estoit d'ailleurs fort œconome, leur fit faire un tres-mauvais repas, et qui se pouvoit bien appeler gouster, en prenant ce mot dans sa plus estroite signification.

[89] C'étoit un fameux cabaret des environs de Vincennes. Le hameau auquel il attenoit en a gardé long-temps le nom.

Le pis fut quand ce vint à conter. Charroselles contestoit avec l'hoste sur chaque article, et faisoit assez grand bruit, lorsque Collantine y accourut, disant qu'elle vouloit estre receuë partie intervenante en ce procés. Elle prit elle-mesme les jettons, chicana sur chaque article, et rogna mesme de ceux qui avoient esté des-ja alloüez. Sur tout elle ne vouloit pas qu'on payast le pain qu'à raison de dix sols la douzaine, asseurant que l'hoste l'avoit à ce prix du boulanger, et que c'estoit assez pour luy d'y gagner le troiziéme. Cependant, l'hoste estant ferme à son mot, elle voulut envoyer querir un officier de justice pour consigner entre ses mains le prix de l'escot, et s'opposer à la délivrance des deniers, avec assignation pour en voir faire la taxe. Elle disoit hautement que ce n'estoit pas pour la somme, mais qu'il ne falloit pas accoustumer ces rançonneurs de gens à leur donner tout ce qu'ils demandoient; excuse ordinaire des avares, qui protestent tousjours de ne pas contester pour la consequence de l'argent, mais qui neantmoins ne contesteroient point s'il n'en falloit point donner. Enfin la liberalité forcée de Charroselles les tira de cet embarras; au grand regret de Collantine d'avoir manqué une occasion d'avoir un procés, asseurant tout haut que, si c'eust esté son affaire, l'hoste en eust esté mauvais marchand; qu'il luy en eust cousté bon; et elle se consola neantmoins, sur la menace qu'elle luy fit d'y envoyer un commissaire, pour le faire condamner à l'amende à la police.

Nostre pauvre autheur, qui n'avoit pas eu mesme de la loüange pour son argent, chercha plusieurs autres occasions, dans les visites qu'il rendit à Collantine, de luy faire quelque lecture; mais elle estoit tousjours en garde de ce costé-là. Ce n'est pas qu'elle eust de l'aversion pour ses ouvrages, mais c'est qu'elle avoit tant d'autres papiers à lire, où elle prenoit plus de goust, qu'elle n'avoit de loisir que pour ceux qui flattoient sa passion. Un jour entr'autres, qu'il avoit fait plusieurs tentatives inutiles, il se mit tellement en colere contre elle, qu'il estoit presque resolu de la lier, et de luy mettre un baillon dans la bouche pour avoir sa revanche, et la prescher tout à loisir, quand voicy qu'il survient une nouvelle occasion de procés.

Je ne sçay sur quel point de conversation ils estoient, quand la demoiselle luy dit: A propos, j'ay une priere à vous faire: faites-moy le plaisir de me prester une chose que vous trouverez dans l'estude de feu monsieur vostre pere. Quoy (dit Charroselles), avez-vous besoin de livres de guerre ou de chevalerie? J'ai les fortifications d'Errart[90], de Fritat, de de Ville[91], et de Marolois[92]; j'ay les livres de machines de Jean Baptiste Porta[93] et de Salomon de Caux[94], les livres de Pluvivel[95] et de la Colombiere[96]; voulant faire croire par là que son pere estoit un grand homme de guerre.

[90] On a de J. Errart, le premier ingénieur françois qui ait écrit sur cette matière: La fortification démonstrée et réduicte en art, 1594, in fol.—Une autre édition en fut donnée à Cologne en 1604.

[91] Son traité, imprimé a Lyon en 1628, a pour titre: Les fortifications du chevalier A. De Ville.

[92] Samuel Marolois, de qui l'on a aussi des travaux sur la perspective et sur l'optique, a laissé: Artis muniendi, sive fortificat, pars prima et secunda, Amst., 1633, in-fol.—Son nom ne se trouve dans aucune biographie.

[93] Furetière parle ici de quelques uns des nombreux ouvrages du fameux physicien napolitain: Pneumaticorum libri III, Naples, 1601, in-4o; De distilationibus, Rome, 1608, in-4o; etc.

[94] C'est du fameux ouvrage de l'ingénieur normand, La raison des forces mouvantes, etc., 1615, in-fol., dans lequel se trouve la première idée de la machine à vapeur, que Furetière veut parler ici. Cette mention seule suffiroit à prouver que les travaux de Salomon de Caus ne furent pas aussi dédaignés de son temps qu'on l'a prétendu. On pouvoit n'en pas comprendre la portée, mais on les lisoit, et, ce passage-ci en est la preuve, on les citoit parmi les meilleurs.

[95] Il étoit sous-gouverneur du Dauphin (Louis XIII), et son maître pour les exercices du corps. On lui doit le Manége royal, Paris, 1615, in-fol., réimprimé sous le titre d'Instruction du Roy en l'exercice de monter à cheval, Paris, 1625, in-fol.

[96] On a du sieur de la Colombière: Le vray théâtre d'honneur et de chevalerie, 1 vol. in-4o, et plusieurs autres ouvrages.

Ce n'est point cela (luy dit-elle); je n'ay affaire que d'un papier. Ha (repliqua-t'il), il en avoit que tres-curieux: il avoit toutes les pieces qui ont esté faites durant la Ligue et contre le gouvernement: le Divorce Satirique[97], la Ruelle mal-assortie[98], la Confession de Sancy, et plusieurs autres. Ce n'est point encore cela (repartit Collantine); c'est qu'en un procés que j'ay, je voudrois bien produire un arrest qui a esté rendu en cas pareil. J'ay entendu dire qu'il y en a eu un rendu sur une espece semblable, en une instance où feu monsieur vostre pere estoit procureur; on luy aura peut-estre laissé les sacs; je vous prie de prendre ce memoire et de le faire chercher, ou à tout le moins de m'en dire le datte. Dites-vous cela (reprit Charroselles) pour me faire injure? Ne sçavez-vous pas que je suis gentilhomme? j'ay quatre-vingt mille livres de bien, un carosse entretenu, deux laquais, valet de chambre, et apres cela vous me faites ce tort de me croire fils d'un procureur. Quand il seroit ainsi (luy répondit Collantine), je ne vous ferois pas grand tort, car j'estime autant et plus un procureur qu'un gentilhomme. J'en sçais cent raisons, et sur tout une qui est decisive, pour faire voir l'avantage que l'un a sur l'autre: c'est qu'il n'y a point de gentilhomme, tant puissant soit-il, qui ait pû ruiner le plus chetif procureur; et il n'y a point de si chetif procureur qui n'ait ruiné plusieurs riches gentilhommes. Et sans luy donner le loisir de l'interrompre, elle qui sçavoit admirablement son palais, pour luy monstrer qu'elle ne parloit point en l'air, luy dit le nom et la demeure de celuy qui estoit subrogé à la pratique de son pere, luy nomma l'huissier qu'il employoit à faire ses significations, le commis du greffe qui mettoit ses arrests en peau[99], la buvette où il alloit déjeuner, les clercs qui avoiest esté dans son estude, enfin tant de choses que Charroselles, convaincu de cette verité et confus de ce reproche, n'eut autre recours pour s'en sauver qu'à son impudence, et à luy soustenir hautement que tout cela estoit faux. Collantine en infera aussi-tost: J'ay donc menty! et en mesme temps il y eut souflets et coups de poing respectivement donnez. Elle fut la premiere à souffleter et à crier: Au meurtre! on m'assassine! et quoy qu'elle fust la moins battuë, c'estoit elle qui se plaignoit le plus haut. Pour le pauvre Charroselles, il n'estoit que sur la deffensive; et quoy que ce ne fust pas le respect du sexe qui le reteint (car il n'en avoit ny pour sexe, ny pour âge), neantmoins l'avantage n'estoit pas de son costé, car il n'estoit accoutumé qu'à mordre, et non point à souffleter ny à battre. Le plus plaisant fut que, parmy les voisins qui arriverent au secours, se trouva fortuitement le frere de Collantine, qui avoit hérité de l'office de sergent qu'avoit son pere. Quoy qu'il eust beaucoup d'affection pour elle, il se donna bien de garde de separer ces combatans, qui s'embrassoient fort peu amoureusement; mais, disant aux assistans qu'il les prenoit à tesmoins, il escrivit cependant à la haste une requeste de plainte, et tant plus il les voyoit battre, tant mieux il rolloit. Le mal-heureux autheur fut donc obligé de s'enfuir, car tout le voisinage accouru se rua sur sa fripperie et le mit en aussi pitoyable estat qu'un oyson sans plume. Le sergent envoya querir vistement la justice ordinaire du lieu, dont sa sœur le querella fort, luy disant qu'il se meslast de ses affaires; qu'elle sçavoit assez bien, Dieu mercy, les destours de la pratique pour ruiner sa partie de fonds en comble; en un mot, qu'elle vouloit avoir la gloire toute seule de commencer et de pousser à bout ce procez.

[97] C'est le plus sanglant libelle qui ait été écrit contre la reine Marguerite, première femme divorcée de Henri IV. «Dans ce libelle, dit M. Bazin, où il ne faut chercher ni fidélité historique, ni talent de style, mais qui ne manque pas d'une certaine verve ordurière, l'auteur feint qu'il s'est élevé quelque blâme contre la dissolution du premier mariage de Henri IV, et il place dans la bouche du roi lui-même le récit scandaleux des faits qui ont rendu cette séparation nécessaire, ou qui, depuis, l'ont trop justifiée. Nous croyons qu'on ne s'est pas mépris en attribuant cet écrit à d'Aubigné. Un voyage qu'il fit à la cour, vers l'époque où l'on voit que ce pamphlet fut composé (1608), pourroit bien lui en avoir fourni l'occasion. Au reste, de lui ou d'un autre, il sent évidemment son huguenot hargneux, sorte de gens que Marguerite avoit toujours trouvés sans respect et sans pitié pour elle. Le Divorce satirique ne fut pas alors imprimé, mais il s'en fit des copies, qui coururent les châteaux des gentilshommes réformés, et, en 1662 seulement, les presses de Hollande le donnèrent à la suite du Journal de Henri III, ce qui étoit parfaitement sa place.» (Art. sur Marguerite de Valois, Rev. de Paris, 5 mars 1843, p. 25-26.)—On voit que Furetière a raison de ranger le Divorce satirique parmi les pièces rares et curieuses. Ajoutons qu'on ne l'attribue pas seulement à d'Aubigné, mais à Louise-Marguerite de Lorraine, princesse de Conti, fille du duc de Guise. (Dreux du Radier, Tablettes historiques... des rois de France, t. 1, p. 11.)

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