Le Roman Comique du Chat Noir
The Project Gutenberg eBook of Le Roman Comique du Chat Noir
Title: Le Roman Comique du Chat Noir
Author: Gabriel Montoya
Release date: October 29, 2013 [eBook #44068]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
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Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris.
LE ROMAN COMIQUE
DU
CHAT NOIR
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
Sur le Boul'mich. (Plaquette épuisée).
Chansons naïves et perverses. Chez Ollendorf. (Nouvelle édition revue et augmentée) 3 fr. 50
POUR PARAITRE
Les Chansons Grises. Poèmes et Chansons.
On en peut mourir. Roman.
Les Fièvres Galantes. Vers.
Les Armes de la Femme. Poèmes avec musique de E. Missa. Chez Costallat, 15, Chaussée d'Antin.
Suzon. Comédie lyrique. (Représentée au Théâtre des Arts de Rouen.)
SAINT AMAND, CHER.—IMPRIMERIE BUSSIÈRE FRÈRES
GABRIEL MONTOYA
LE
ROMAN COMIQUE
du
Chat Noir
Avec une couverture illustrée
ET
Un portrait-charge de l'auteur
PAR
LÉANDRE
PARIS
ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
26, rue Racine, 26
A
MADAME RODOLPHE SALIS
En hommage respectueux, ce livre est dédié.
G. M.
PRÉFACE
Au cours des quatre ou cinq dernières représentations que le Chat Noir, ayant à sa tête le très verveux mais déjà très fatigué Rodolphe Salis, donna pour ses adieux à Montmartre, j'eus le plaisir de rencontrer mon cher confrère Edouard Conte, l'auteur apprécié des Mal Vus.—Après m'avoir dit quel vide allait creuser la disparition du moyen-ageux hostel de la rue Victor Massé, il m'entretint de la tournée annoncée par la presse entière et qui, déjà préparée pour une durée de trois mois dans le midi de la France, dans le Sud-Ouest et la Bretagne, devait être continuée à l'étranger, notamment en Autriche et en Russie. «Si les nécessités de la copie ne me tenaient pas à Paris comme un forçat à sa chaîne, me dit-il, je voudrais vous accompagner et j'ai la certitude que je ne perdrais pas mon temps. La tournée que vous allez entreprendre n'est pas comme celles que tous les jours des industriels du théâtre organisent en province avec deux ou trois bons mélodrames de l'Ambigu coupés dans le goût du public et susceptibles, de par leur structure incolore, d'être acclamés à Pezenas comme dans le quartier du Temple.
«Ce que vous apporterez aux spectateurs dont je ne mets pas en doute l'empressement à vous venir entendre, c'est l'expression évoluée d'un état d'esprit qui serait presque, si j'ose dire, anti-théâtral. Les pièces d'ombres qui constituent votre principal répertoire et qui soulevèrent par le talent qu'on y déploya un enthousiasme encore vivant, sont comme un défi jeté au théâtre à personnages. Il sera intéressant de voir comment les divers publics auxquels vous les allez soumettre apprécieront l'effort et jugeront le résultat.
«Pour vos chansons, le doute est plus permis encore: Vous y désertez, du moins dans les meilleures, les seules qui valent qu'on en parle, le style ordurier et commun du beuglant; leur succès que je souhaite de tout cœur équivaut à la banqueroute du Café-Concert et je m'en réjouis d'avance.
«Or, je n'ai rien dit encore des menus incidents qui ne sauront manquer de surgir au cours de votre artistique balade. La présence de Salis, cet enfant terrible, ce rapin verveux qui a recueilli l'héritage de blague et de fantaisie laissé par Sapek, m'est un sûr garant qu'il y aura pour vos rates de chansonniers impénitents des heures de gaîté folle et d'ahurissants propos. Ne croyez-vous pas en toute sincérité qu'un fantaisiste pourrait prendre en même temps qu'un vif plaisir, quelque intérêt à noter au jour le jour, simplement et sans emphase, les péripéties du voyage et les bons mots entendus ou commis.
«—Certainement je le crois, mon cher Conte, et soyez assuré que votre idée sera mise à profit. J'ai d'ailleurs, en un coin éloigné de province, une cousine qui fut mon amie d'enfance et qui m'avait, au cours d'une précédente tournée, demandé comme faveur spéciale un récit détaillé de nos faits et gestes. En paresseux que j'ai toujours été, je me suis dérobé jusqu'ici à l'accomplissement de ce devoir épistolaire. Je vais tenter cette fois de détrôner de mon cœur la chimère oisiveté, et, dame, s'il me semble après un temps qu'un intérêt quelconque puisse résider en ces notes éparses, j'en serai quitte pour prier ma dévouée cousine de me restituer mes proses.
«—Et vous serez tout heureux de leur trouver en les lisant un air de nouveauté qui vous surprendra vous-même.
«—Et d'avoir fait un volume.
«—Vous l'avez dit.»
Voilà comment se trouva projeté le volume qu'on va lire. La mort prématurée de Rodolphe Salis, en interrompant le voyage à travers la France de la Compagnie du Chat Noir me fournit une conclusion à laquelle j'étais loin de m'attendre lorsque j'écrivais mes premiers feuillets.
Peut-être même sans cet événement ne me fussè-je pas décidé à publier ces notes glanées au jour le jour avec un soin très relatif et un insouci parfait des livresques traditions. Le hasard et l'actualité toute puissante donnent à ces feuilles éparses l'intérêt d'un document. Je n'ai donc pas le droit de dérober au public ce Livre d'Or du Chat Noir pendant les trois derniers mois de la vie de son fondateur, et je le dédie en hommage respectueux à Mme Rodolphe Salis.
Gabriel Montoya.
LE
ROMAN COMIQUE DU CHAT NOIR
Paris, le 5 janvier 1897.
C'est décidé, cousine, nous partons dans huit jours pour la tournée dont le projet si longtemps caressé va voir enfin sa réalisation. C'est la première fois que le Chat Noir quitte Montmartre en pleine saison d'hiver. Tous les cabarets de la butte vont se réjouir et nous sommes loin de pleurer; car si, dans notre itinéraire, figurent quelques étapes où ni le froid ni les rafales de neige et de vent ne nous seront épargnés, du moins apercevons-nous de loin par le petit bout de la lorgnette l'oasis exquise, le paradis vers lequel s'acheminent par ces temps rigoureux tous les gros bonnets de la capitale; j'ai désigné le petit coin de terre qui a nom Monaco.
Salis, il en faut tout au moins convenir, a fait royalement les choses avant de quitter son local de la rue Victor-Massé. Quinze jours à peine avant son départ, il a organisé dans son théâtre, avec quels frais, lui seul le sait, un spectacle d'ombres absolument renouvelé. Une fois de plus, Henri Rivière, l'admirable évocateur, a pu donner libre carrière à son prestigieux talent de coloriste visionnaire, et c'est pour dix représentations tout au plus, avec la certitude absolue de ne jamais couvrir les sommes dépensées, que les «Clairs de Lune» ont vu le jour.
Sans vouloir infirmer en aucune façon le talent de Georges Fragerolles, à la fois poète et compositeur de l'œuvre que je viens de vous citer, il est bien évident que les Clairs de Lune sont uniquement un prétexte à belle peinture, à tableaux invraisemblables à force de vérité. Le titre de pièce d'ombres, qui, jusqu'à présent, se pouvait appliquer à presque toutes les manifestations de l'art théâtral chatnoiresque, demeure insuffisant pour cette création dernière, comme d'ailleurs pour Héro et Léandre pour Ailleurs et pour Sainte-Geneviève. Par un labeur obstiné de dix ans, Rivière est parvenu, en perfectionnant ses moyens, à inaugurer une note d'art qui demeure son exclusive et inaliénable propriété. Chacun des effets si curieux dont l'œil s'émerveille et qui, dans Clairs de Lune, se suivent d'un tableau à l'autre, sans solution de continuité, repose sur une découverte de l'auteur et je ne crois pas que Rivière ait à redouter sur ce terrain la concurrence ou l'imitation.
Aussi n'est-ce pas sans quelques regrets que nous songeons, et quand je dis nous, j'entends tous ceux que séduisit cet art si pittoresque, à la disparition prochaine de cet exigu sanctuaire d'Art, le Chat Noir actuel. Je sais bien que les raisons auxquelles Salis se voit forcé de céder sont d'ordre purement matériel, que sa fin de bail en avril prochain lui conseille de s'y prendre avec quelque avance pour déménager et que son intention est de reconstituer un nouveau théâtre dès son retour des voyages européens. Mais qui peut se porter garant de l'avenir.
Donc nous partons, cousine, et tout d'abord pour une durée de deux mois. Des négociations sont entamées pour les mois qui suivront et de sérieux pourparlers engagés avec des impresarii pour l'Italie, l'Allemagne et l'Autriche. Salis, qui ne doute de rien, ne désespère pas de pouvoir pousser à Berlin, peut-être même en le propre palais du Kaiser son cri célèbre de: Vive l'empereur! et pour ce barnum extraordinaire cet exploit se chiffre par tout un pactole croulant dans sa caisse au retour en France, comme pour le remercier de sa patriotique bravade.
Malheureusement, la volonté seule chez lui demeure inébranlable et vivace. Le corps est quelque peu ruiné et je me demande si les fatigues qui ne sauraient manquer de suivre toutes ces pérégrinations permettront à notre directeur de les prolonger au gré de son rêve et de ses désirs audacieux.
Si nous exceptons la Principauté de Monaco, la ville de Nice et un nombre très restreint de cités sans importance figurant sur notre parcours, le Chat Noir s'est fait entendre au moins une fois dans tous les centres notables qu'il va parcourir à nouveau. Mais ce n'est pas une raison, bien au contraire, pour négliger d'y répandre à l'avance le bruit de notre venue par mille échos alléchants et d'une tenue tout au moins un peu fantaisiste. Aussi le bon vouloir de tous les humoristes qui fréquentent la rue Victor-Massé se trouve déjà mis à l'épreuve, et tant en vers qu'en prose, chacun contribue à la rédaction de notes et notules, que nous ferons parvenir tout imprimés aux importantes feuilles de province.
Puisque je vous ai promis, cousine, de vous tenir au courant de nos faits et gestes durant les tournées qui vont suivre, laissez-moi vous adresser tout d'abord une de ces notes qui ressemble furieusement à un boniment de Salis hâtivement rimé. Malgré le macaronisme voulu de sa rédaction elle ne laisse pas que d'être amusante et je crois qu'on y découvrirait, en l'examinant d'un peu près, la griffe sympathique de ce délicieux caricaturiste poète, Jules Depaquit, lequel n'est pas tout à fait étranger au succès du journal Le Rire!
LE CHAT NOIR VIENT
Province, de Paris noble et vaste banlieue,
Ils ont fait pour te voir et kilomètre et lieue
Dans les sombres wagons des durs chemins de fer.
Récompense-les en, parce qu'ils ont souffert
Des cahots incessants de la locomotive
Que toujours, d'un bras fort, le fier chauffeur active.
Voici les chansonniers, les Ombres, le Chat Noir
Honoré des Princes et des Dieux. Que ce soir
Le travailleur lassé des labeurs infertiles,
Et l'oisif délaissant ses passe temps futiles
Viennent se retremper aux rythmes des chansons
Que versent, de Salis, les nombreux échansons.
Voici venir Salis et sa noble cohorte.
La joyeuse chanson n'est pas encore morte.
Peuple, sache cela, car sous tes yeux charmés,
Les âges révolus, les siècles périmés,
Le Sphinx mystérieux, seul dans la nuit sans voile,
Les Rois mages suivant la symbolique étoile,
Antoine et Cléopâtre et tous les grands amants
Qui, depuis le Déluge, échangent des serments,
Et d'autres Œuvres dont légion est le nombre
Et que Rivière qui tira l'Ombre de l'ombre
Peignit et dessina si magistralement,
La Mer, les Bois, les Caps, les Monts, le Firmament,
Vont bientôt, évoqués par Georges Fragerolle
Sur un air d'élégie ou bien de barcarolle,
Défiler lentement et solennellement.
Et puis c'est Montoya, le Poète charmant
Qui va te moduler sur un air bel et tendre
Que jamais on ne peut se fatiguer d'entendre
La volupté de vivre et le miel du baiser
Et tant d'autres, experts en l'art de nous griser,
Gondoin tombant Félisque avec son Protocole,
Ce Félix qu'on devrait renvoyer à l'école
Apprendre le respect des Muses et de l'Art,
Si véritablement il n'était un peu tard,
Oble dont la voix est plus tendre que la brise
Et qu'un public d'élite à juste titre prise.
Expert en l'art subtil d'émouvoir, de charmer,
De rendre court le temps qui vient nous consumer,
Milot qui nous célèbre en un rythme sonore
Les vertus des aïeux dont la France s'honore,
Nobles vertus d'Hier dont demain est sevré
Et dont Aujourd'hui n'est qu'un souvenir. C'est vrai!
Clément Georges, Bonnaud, tour à tour ironiques,
Abondants, gracieux, langoureux, sataniques,
Des genres les plus fous des tons les plus divers,
Mais tous égaux en grâce en le bel Art des Vers.
La joyeuse chanson n'est pas encore morte.
Voici venir Salis et sa noble cohorte!
Pour faire suite à cette annonce pleine d'alléchantes promesses, un programme a été rédigé, lequel renferme, après une parade de quelques lignes, l'énumération complète de tout le répertoire d'ombres, imposant par le nombre autant que par la qualité, dont nous réservons aux provinces l'extraordinaire déballage. Voici d'abord les pièces de moindre importance dont le commentaire est confié à l'heureuse initiative et à l'inépuisable faconde de Rodolphe Salis lui-même: Le Déluge, pièce antidiluvienne de M. le Préfet; L'Age d'or, poème en un acte de A. Willette; Pierrot peintre, pantomime en 7 tableaux de Louis Morin; La divine, Aventure de Cléo de Mérode, poème belge de Steinlen et Fernand Fau; Plaisirs d'amour, étude cruelle de G. Delaw; La nuit des Temps, drame historique en 25 tableaux de Robida, enfin L'Epopée de Napoléon, grande pièce militaire en 2 actes et 40 tableaux par Caran d'Ache; il me semble que voilà une assez aimable collection. Eh! bien, j'ai gardé pour la bonne bouche les pièces dont le poème et la musique écrits par des auteurs renommés seront religieusement interprétés et fidèlement déclamés chaque soir au cours de nos pérégrinations, à savoir: Le Sphinx, poème et musique de Georges Fragerolle, dessins de Vignola; Les Clairs de Lune, poème et musique du même, dessins de H. Rivière; Le Rêve de Joël, poème et musique de Fragerolle, dessins de Métivet; La marche à l'Étoile, poème et musique de G. Fragerolle, dessins de H. Rivière; L'Honnête Gendarme, farce de Jean Richepin, dessins de L. Morin; l'Enfant prodigue, parabole en 18 tableaux de G. Fragerolle, dessins de Rivière; et Phryné et Ailleurs, deux chefs-d'œuvre de l'exquis poète Donnay, mis en ombres par H. Rivière. Bien entendu, notre spectacle de chaque soir ne comportera en outre des intermèdes abondants et variés que quatre ou cinq pièces choisies parmi le richissime répertoire que je vous viens d'énumérer.
Au verso du programme sur lequel s'étalent pompeusement ces merveilles, Salis s'est plu à rédiger, avec l'aide de quelques amis au nombre desquels je soupçonne vaguement Alphonse Allais, Gondezki, Edmond Deschaumes, et Dominique Bonnaud, des biographies fantaisistes de ses camarades de tournée.
Vous les trouverez ci-jointes et vous verrez de quelle folie verveuse elles sont empreintes; je ne crois pas que le genre de littérature qui fleurit depuis quelque temps et qu'on dénomme familièrement le genre loufoque ait jamais atteint des sommets aussi paroxystiques; mais je vous laisse juge.
D. BONNAUD
«Parisien, journaliste, boulevardier, spirite et officier de réserve. Collabore à presque tous les grands journaux de la Capitale. Devenu chansonnier, par la grâce de N.-S. Rodolphe Salis, gonfalonier de la Butte. Ce fut au cours d'une chasse à l'éléphant, aux environs d'Amsterdam que, sur le point d'être écrasé par un de ces redoutables pachydermes, il fit vœu, s'il en échappait, d'obéir à toutes les injonctions de son sauveur. Là-dessus, Rodolphe Salis ayant foudroyé l'éléphant furieux en lui récitant à bout portant seize vers coniques et explosifs de François Coppée, le seigneur de Chatnoirville intima à «son» sauvé l'ordre de faire des chansons, ordre qui fut exécuté.
Adoré du public parisien, Bonnaud a les fréquentations les plus éclectiques: déjeune chez le Père Didon, chez le duc de Luynes ou chez l'anarchiste Zo d'Axa, indifféremment, et dîne au hasard chez M. Méline, chez Yvette Guilbert ou chez le prince Roland Bonaparte, qu'il accompagna dans un voyage économique. Converti au bouddhisme par M. Guimet, s'est fait l'interprète des malheurs de l'Arménie, dans la pièce de vers célèbre: On vient d'empaler ma Sœur.—A publié un Traité des couleurs complémentaires, aujourd'hui en usage à l'Institution des jeunes aveugles, et ses considérations sur l'État d'âme des culs-de-jatte décorés du mérite agricole, qui resteront; a fondé la Banque des Prêts hypothécaires sur parole d'honneur, qui prospère de jour en jour.—Epoux morganatique d'une des filles du roi de Siam, lequel n'a d'ailleurs, en fait de progéniture, que des garçons.»
Jules MOY
Membre de plusieurs sociétés savantes et secrètes.
«A remué ciel et terre pour obtenir la croix de la Légion d'honneur, sous le prétexte fallacieux qu'un de ses oncles incarnés d'Amérique, avait donné des leçons de solfège dans un établissement de bains sulfureux. Mais il échoua piteusement, malgré son accent anglais, grâce aux intrigues du sire de Montjarret, le célèbre inventeur du vaccin électoral.
Jules Moy, résigné, demanda alors les palmes académiques, mais il ne réussit qu'à obtenir une médaille de sauvetage, en acceptant une place de nègre sous le tunnel de Batignolles-Clichy-Odéon. Après avoir fabriqué des eaux minérales naturelles, il épousa morganatiquement la concierge de la maréchale Booth, qui, de retour des Indes portugaises, avait prêché la religion salutiste dans le désert du Sahara, sur un automobile alimenté par trois veilleuses baignant dans l'huile de ricin rectifiée. Jules Moy divorça pour aller dans l'archipel des Poulocondores diriger un orphéon de poules mélomanes. Il fut ensuite successivement chef des chœurs dans une institution de sourds-muets, professeur de monocycle au lycée des culs-de-jatte de l'île de la Grande-Jatte, et répétiteur d'anglais dans le club espagnol des jeunes japonaises séduites pour l'amélioration des laitages internationaux.»
G. OBLE
«Compositeur français, né à Poitiers. A l'âge de dix ans s'embarque comme mousse, débarque à Taïti, devient rapidement le préféré de la reine, charmée par son adorable voix; installe, grâce à un crédit illimité fourni par la cassette de Sa Majesté, un Conservatoire noir, y fait représenter les œuvres françaises. Empoisonné par un rival, les médecins européens l'envoient en Russie, il devient chef des chœurs des chevaliers-gardes. Epouse une parente du grand Khan de Badjaerah, organise des concerts à Tiflis, part pour Chandernagor, chasse le tigre pour se distraire, en tue 1,800 dans six mois. Est nommé baronnet honoraire. Revient en Europe, devient professeur de castagnettes du prince de Galles. Pris de nostalgie, débarque à Montmartre, au Chat Noir. Auteur des Museaux roses, du Cantique bleu, des Bas violets, du Corset lilas, de Tes vrais Yeux, Tes vrais Pieds, Ton vrai Billet de Chemin de Fer, Bon Dodo, etc.»
MULDER
«Ancien officier de subsistances au Maroc, fut, en sa qualité de fils adoptif du prince de Bulgarie, nommé sous-préfet honoraire à Thure (Vienne).—Est né à Paris, de 1860 à 1863; dès l'âge de six mois, il imitait tous les instruments à vent en usage dans son pays natal, ce qui l'amenait, vers 1881, à construire un piano avec de vieilles boîtes à sardines.—Massenet, en entendant le jeune virtuose, fut tellement saisi d'admiration qu'il demanda pour lui, à M. Jules Grévy, un premier prix de trombone avec le titre de professeur de l'Elysée.—Un caprice d'artiste l'amène à Levallois-Perret, où il se révèle pisciculteur acharné en élevant des soles dans son modeste appartement pour l'aquarium de Passy. Son succès fut grand. Nommé officier d'Académie, à la suite de plusieurs aventures qu'on peut lire dans le 345e volume des œuvres de P. Delcourt, il entre au Chat Noir comme professeur de suisse de R. Salis, et est depuis peu le chef d'orchestre du célèbre théâtre.—Termine un grand opéra symphonique sur le tir concentrique des pièces de marine, qui révolutionnera la musique.»
Jules GONDOIN
«Une mention toute particulière pour Jules Gondoin, l'un des hommes les plus curieux que ce siècle a produits. Manifesta, dès son enfance, un goût immodéré pour les biscuits de Reims et les vers de Lucain. Ecrivit à six ans, sur le vers du poète latin, Stat sonipes ac frena ferox spumantia mandit, une étude qui le fit immédiatement nommer professeur de bicyclette au glacier des Bossons (3513 mètres), Mont-Blanc. Passa de là comme inspecteur des canalisations littéraires chez M. Victorien Sardou, qui voulut, au bout de quelque temps, le faire recevoir à l'Académie française (de la Guadeloupe), où le fauteuil anthume d'Alphonse Allais se trouvait vacant. Gondoin refusa et vécut quelques années pauvre mais honnête en piquant des bottines. Gagna en découvrant, le 16 octobre 1889, la muselière qui porte son nom et grâce à laquelle les punaises sont devenues d'inoffensifs polypèdes, une juste célébrité et la fortune. Entre temps passa son bachot, sa licence ès-lettres et son agrégation. Erudit et modeste. Chansonne avec un esprit tout de finesse et d'ironique acuité. Achève une thèse sur l'Epandage des Truismes et des Lieux-communs pour la fertilisation des terrains vagues. Colonel de la Garde républicaine de 1890 à 1892 et titulaire du grade de Maréchal de camp dans l'armée régulière de la République d'Andorre. Chevalier du Bain depuis 1894. Fait comte par le Dey de Chandomayor à l'occasion de l'Exposition de 1889.»
MILO DE MEYER
«Né à Rochefort-sur-Mer. Tout jeune, il apprit à lire dans Pierre Loti, en sculptant des coquillages où, sans cesse, il reproduisait le portrait du prince de Sagan, son parrain.—Vers 1889, ennuyé de toujours entendre parler de la Tour Eiffel, il part à pied pour le Caucase, en montrant ses collections de coquillages et en imitant Capoul. Surpris dans son harem par un émir de Tiflis, il se réfugie dans un couvent où il apprend la langue chinoise; il revient à Montmartre, suffisamment armé pour la vie et devenu, par le caprice des choses, professeur d'équitation de Mlle Reichenberg, il se convertit et devint un des lieutenants de la Maréchale Booth.—Depuis, il entre au Chat Noir, où son nom est déjà gravé sur une plaque de vieux sapin.—Il est l'auteur de Tes vrais Genoux, Ta Chambre, la Quenouille de Suresnes, la Main de Rose, le Baiser du Maire, etc.»
Gabriel MONTOYA
Un latin qui a conquis la Gaule. Artiste et poète, ce qui ne l'empêche point d'avoir passé son doctorat en médecine et d'avoir inauguré en chirurgie le système des «opérations chantées» qui rend inutile l'emploi du chloroforme. A brisé son scalpel sur l'autel d'Erato et se console dans l'intimité du grand sensitif Alphonse Daudet, de ses espérances médicales abandonnées. Fut, tout jeune, le héros d'une aventure singulière. Enlevé par une esquimaude, d'ailleurs fort avenante et que tout Paris courait voir au Jardin d'Acclimatation, dut vivre pendant seize ans de l'existence antarctique des Samoyèdes. S'échappa du Groënland déguisé sous la peau d'un phoque et revint par eau jusqu'au Pont des Arts, où son apparition inspira au regretté Ernest Renan une de ses plus jolies phrases sur les excentricités des animaux polaires.
Cisèle en Benvenuto les strophes qu'il lance ensuite aux étoiles d'une voix exquise, troublante et qui, mieux encore que l'archet des Tziganes, sait monter l'âme des duchesses au diapason des folies. Partage, avec Paul Bourget, l'estime des milliardaires américaines qui, tous les matins, l'invitent à venir faire au Bois une heure ou deux d'hippic and esthetic flirt. Auteur du volume: Chansons naïves et perverses, qui atteint son 650e mille (Ollendorf, 3 fr. 40 franco). Parmi ses œuvres les plus applaudies: Tes Orteils, La Croupe de la reine de Thulé, Ton Haleine (chanson parfumée), Quand elle prend son tub. A fait en collaboration avec le célèbre maëstro Mülder un opéra-comique, sur lequel s'est rué M. Carvalho. Couronné par l'Académie pour ses Etudes sur la Flore d'Asnières dans ses rapports avec la Faune Kamtschadale (in-8o, Dupuy, éditeur). Possède un stock de décorations qui donna un instant des idées de suicide à M. Crojier, l'aimable directeur du protocole chat-noiresque. Au physique, 1 mètre 80, figure avenante, a gravé sur la cuisse droite le profil d'Anatole France. Végétarien comme M. Francisque Sarcey, le paveur ordinaire du rez-de-chaussée du Temps.»
Troyes, le 16 janvier 1897.
A nous deux, petite cousine, et d'abord laissez-moi vous dire que si j'ai consenti à ce caprice d'écrire tous les jours à votre usage mes impressions de tournée, ce n'est point pour vous redire les mille et un détails remâchés par les guides et les Bædeker. Ne vous attendez point à de pompeuses descriptions de Cathédrales, de Théâtres et de Musées. Je ne vous servirai sur la nappe des feuilles vierges que le menu fretin des personnelles impressions et des incidents particuliers, et j'ose croire que ce sera suffisant pour le régal de votre mignonne bouche et pour la satisfaction de vos appétits distingués.
Adonc, huit heures sonnaient ce matin au cadran de la gare de l'Est, quand je fis avec mon fidèle Mülder (le compositeur que vous connaissez) mon apparition dans le grand hall de la salle de départ. Salis toujours impatient et nerveux, nous attendait escorté de æses machinistes et de nos camarades de tournée que vous me saurez gré de vous présenter au cours de ma correspondance, quand les événements m'y sauront d'eux-mêmes inciter.
—Toujours en retard, vous deux?
—En retard, fis-je, aucunement, nous avons pour le moins vingt bonnes minutes.
—C'est bon; et vos décorations?
—Nos décorations!...
—Il faut donc tout vous répéter. Vous ai-je pas dit cent fois que vous ne devez jamais quitter Paris sans une provision de rubans et de rosettes. C'est du meilleur effet dans les villes où nous passons et quand nous faisons, après le café, notre partie de billard, tous les retraités lorgnent d'un œil d'envie nos boutonnières polychromes en se disant les uns aux autres: Très-distingués, ces messieurs du Chat Noir, tous décorés...
Heureusement j'ai songé à cela comme à tout et tenez, fit-il, choisissez dans le tas. D'une poche de son pardessus, il tirait une poignée de décorations variées; Nicham-Iftikar, Christ de Portugal, Rose du Brésil, Croix d'Isabelle, Ordre de Léopold, Mérite Agricole, Palmes académiques et autres que nous passions à nos boutonnières avec un sans-gêne qui eût donné la nausée à Wilson. Un jeune machiniste, un rouquin du nom d'Allaire, qui n'a pas fait moins de six tournées, hésitait à se parer d'un des rubans négligés par les décorés hâtifs! Eh! bien, fit Salis, qu'attendez-vous? Appliquez-moi ces palmes à votre boutonnière et si vous renaclez je vous colle d'office la rosette de l'Instruction publique.
Ce mépris souverain que Salis affecte à l'endroit des hochets officiels est un des côtés les plus amusants de son attitude d'excentrique barnum. Quelque temps après le succès sans précédent de l'Epopée de Caran d'Ache et de la Marche à l'Etoile, de Rivière et Fragerolles, Salis, hautement indigné que le gouvernement de son pays ne lui décernât point la récompense que méritait à ses yeux la fondation de son Académie Montmartroise, résolut de protester à sa manière en s'octroyant tout seul à lui-même ce premier échelon dans l'ordre décoratif, le ruban d'Officier d'Académie. Le succès de la maison alla crescendo avec les œuvres successives qui eurent pour titres: La tentation de saint-Antoine, Phryné, Ailleurs, Héro et Léandre, L'enfant Prodigue, et Salis, désormais convaincu de l'ingratitude profonde de ses contemporains, se gratifia de la rosette de l'Instruction publique.
Poursuivant la logique en ses derniers retranchements il s'est accordé, l'année dernière, le ruban de la Légion d'Honneur, et cette décoration paraît si bien à sa place, sur la poitrine de ce lutteur, Carnot d'un nouveau genre qui sut organiser et définitivement installer le Rire à Montmartre, que dernièrement un fervent de la Butte soutenait avoir lu dans l'Officiel la nomination de Salis à la Légion d'Honneur.
Mais nous voilà, petite cousine, à quelques lieues de la tournée et vous m'allez accuser de vagabondage et de digression; rassurez-vous, la gare de Troyes nous ouvre ses portes et tout d'abord j'aperçois le compositeur Mülder qui, les yeux ahuris, semble chercher du regard quelque objet annoncé dont l'absence le déconcerte.
???
Et le prodigieux Hollandais de me répondre sans rire:
«Je cherche le cheval de bois.»
Un détail en passant: J'ignore si les habitants de la cité Troyenne pratiquent le tub et la baignoire à domicile; mais j'ai été stupéfié par l'invraisemblable indigence du seul et unique établissement balnéaire de cette ville qui compte, s'il vous plaît, cinquante mille habitants. La cabine où péniblement j'obtins la faveur d'un bain, veuve de toute tapisserie ou papiers peints, laissait voir à nu des briques rouges où d'abondants dépôts de salpêtre marquaient par de blanches traînées la désuétude du lieu.
Pour la baignoire, j'eus conscience, malgré l'effort louable du garçon pour la mettre en état sortable, qu'elle n'avait point servi depuis des temps immémoriaux. Ma conviction, d'ailleurs, fut absolue, lorsque m'étant insinué dans ce désastreux récipient, je constatai que le fonds mal soudé se détachait lentement sous le poids de mon individu et que le liquide s'épandait à flots pressés dans les espaces circonvoisins. En quelques secondes, je fus à sec et j'aurais pu continuer efficacement ma séance à côté de la baignoire, si, dans un mouvement d'humeur facile à comprendre, je n'eusse préféré la fuite immédiate et sans phrases.
Notre première représentation s'est écoulée sans encombre, au milieu d'un public abondant, mais froid, dont les méninges se refusaient à comprendre les paradoxes grandiloquents de Salis et les allusions, voire les plus transparentes, aux événements parisiens de ces derniers temps. C'est à croire que les Troyens actuels se désintéressent de tout ce qui est postérieur à l'époque héroïque et qu'il suffit à l'honneur de leur nom d'évoquer en nos mémoires par une fortuite similitude, le souvenir des temps glorieux où le berger Phrygien ravissait aux yeux éplorés de la Grèce:
Celle dont la beauté magique et souveraine
Évoquait le désir aux cœurs froids des vieillards...
Un incident nous a pourtant fort réjouis dans la coulisse.—Salis, dont la curiosité ne s'arrête pas seulement au chiffre de la recette (cette dernière étant le plus souvent très supérieure à la moyenne par suite de l'incomparable prestige de la raison sociale Chat Noir), Salis, dis-je, se complaît à juger sur le public la portée des œuvres que ses camarades et lui soumettent à son appréciation. L'œil collé dans l'interstice des portants ou dans les solutions de continuité que présentent les toiles peintes (ayant subi du temps l'irréparable outrage) il suit avec intérêt ces fluctuations révélatrices qui, mieux encore que le silence ou l'applaudissement, donnent la mesure du succès ou de la mésestime.—Or, cependant que les chansonniers fantaisistes Dominique Bonnaud, Gondoin et Jules Moy, par l'étourdissante variété de leurs productions et l'irrésistible drôlerie de leurs voix et de leurs mimiques forçaient le rire du glacial public Troyen, seule, une femme au visage lourd et bouffi gardait, au premier rang de l'orchestre, veuf de musiciens, une impassibilité déconcertante. En vain défilaient devant elle en un grotesque panorama, l'armée du Salut, le concert chez Fathma, les Engelures de l'Hippopotame et autres désopilantes facéties, nul éphémère sillon ne venait un instant creuser les bouffissures de sa joue, et la morne atonie de ses regards résistait aux plus héroïques efforts des humoristes. Salis qui s'attachait à la suivre des yeux, était profondément humilié, tant qu'enfin ne pouvant se résoudre à cette défaite il envoya aux renseignements. Après une pénible enquête nous fûmes tous édifiés. La spectatrice réfractaire était tout simplement une paysanne Finlandaise, parente éloignée d'un musicien de l'orchestre, que ce dernier, pour la distraire, avait accompagnée à la représentation unique des Trouvères du Chat Noir: cette fille d'humeur peu joviale se torturait vainement la cervelle pour entrevoir la cause de tous les rires déchaînés autour d'elle et ce travail sourd continuait encore à embrumer son pauvre visage abêti.
Voilà qui va démontrer à Salis la nécessité d'organiser une tournée prochaine aux pays Hyperboréens.
Mais savez-vous, cousine, ma mie, qu'il est présentement minuit et que force nous est d'attendre de pied ferme trois heures du matin pour nous diriger vers Chalon-sur-Saône.
Qu'allons-nous faire, grands Dieux, pour tuer le temps d'ici là? Si vous le voulez bien je vais clore mon écritoire et souffler du même coup ma chandelle et ma verve.
Au revoir, aimable cousine, priez les Dieux tout puissants qu'ils me donnent, pour les suivantes journées, l'énergie de vous narrer par le menu comme je viens de le faire les incidents que je souhaite variés et nombreux pour votre plaisir à les lire et pour ma joie à les conter.
Chalon-sur-Saône.
D'un commun accord, nous nous acheminons vers les deux ou trois établissements nocturnes que des indigènes nous signalent comme lieux de plaisir et tour à tour nous visitons les Trois Étoiles, Le Veau qui tette et La Poule qui glousse. Notre stoïcisme va jusqu'à laisser s'abattre sur nous les huis mal graissés des sus-dits beuglants, après l'audition plutôt pénible de quatre filles efflanquées et d'un comique en habit bleu, lesquels en sont réduits au répertoire antédiluvien de Libert et de Paula Brébion.
Quelques fils de famille représentant la haute vie et le Troyes des premières se distinguent par leur discrète façon de laisser choir des piles de petits sous dans les sébiles vert-de-grisées que ces dames, avec des sourires engageants, viennent secouer à portée de leurs mentons imberbes.
Nous quittons ces lieux enchanteurs et pédestrement nous nous mettons en quête de la gare problématique où nous parvenons après, Dieu sait quelles recherches laborieuses, les rues étant veuves de piétons indicateurs. Là, c'est bien d'une autre. Le train qui nous doit emporter stationne avec des airs de fourgon mortuaire sans lanternes et sans signaux sur une voie lointaine où force nous est de l'aller péniblement découvrir. L'unique wagon de secondes a été envahi par les machinistes, lesquels, sitôt après la représentation, harassés et moulus par le transport et le classement des pièces d'ombres se sont rués comme des bienheureux sur les coussins hospitaliers. Et c'est un indescriptible enchevêtrement de pieds parmi lesquels nous essayons de nous faire un passage avec des protestations d'orteils écrasés et des jurons de gens qu'on éveille mal à propos.
Puis on se calme, on se case, on finit par se tasser et le train au départ n'emporte pour Châlon-sur-Saône qu'une vaste chambrée paisible et somnolente que n'éveillent pas même les sifflements stridents des convois rencontrés en route et les sursauts des roues au croisement fortuit des aiguilles...
Châlon, 10 minutes d'arrêt. Midi sonne dès l'entrée en gare. L'impression première est sympathique et le déjeuner que nous engloutissons avec la faim canine que nous ont procurée dix heures de sursaut et de trépidations nous met de bonne humeur et nous ragaillardit. Rodolphe Salis entame avec son voisin de face à table d'hôte une interminable discussion sur la valeur réelle des œuvres de Voltaire. Occupé que je suis à me défaire d'une savoureuse assiettée de goujons frits, et d'ailleurs séparé des deux ergoteurs par quelques brassées de nappe blanche, je suis d'une oreille distraite les propos engagés.
Des mots redondants m'arrivent toutefois, prononcés avec cette intonation sarcastique dont il détient le secret, par Salis qui s'échauffe en discourant. Son adversaire inondé des éclats d'un vocabulaire inusité à table d'hôte, reçoit à bout portant les mots: catachrèse, onomatopée, synechdoque et je le sens faiblir à mesure.
Vous voyez bien, s'écrie Salis triomphant, vous voyez bien, que j'avais raison, et tirant de sa poche une vaste bouffarde qu'il s'apprête à gorger de tabac, il terrasse son interlocuteur par cet argument définitif: «Tenez, Monsieur, vous voyez cette pipe, elle me vient de Voltaire en droite ligne par les femmes. Je la tiens d'une petite nièce de Mme Duchâtelet laquelle l'avait une jour confisquée à Voltaire par ordonnance du médecin.» Et cela dit sans sourciller il se lève pour aller voir au Théâtre si la location marche bien.
Délicieux public que celui de Châlon; on se croirait à Montmartre tant les bons mots se répercutent d'un bout à l'autre de la salle, tant la mièvrerie sentimentale des refrains amoureux évoque sur toute les bouches ce frisson d'intelligente sympathie si douce au cœur de l'artiste. Et c'est une interminable série d'ovations et de rappels; ces braves gens oublient parfaitement que nous les sommes venus voir entre deux trains et que nos gorges fatiguées s'accommoderaient mieux de quelque repos.—Un riche industriel que Salis rencontra en des temps lointains sur je ne sais plus quel massif des Alpes, où tous deux excursionnaient, lui fait parvenir un merveilleux bouquet de violettes et de cyclamens.
Après l'avoir amoureusement aspiré et contemplé sous toutes ses faces, Salis, profitant de la bonne humeur du public, le fait successivement remettre en scène à chacun de nous de la part de Mlle Lucie Faure, et cette scie d'un nouveau genre est chaque fois couronnée d'un plein succès.
Pendant l'entr'acte on me remet une carte: le Docteur P...; en même temps je vois venir à moi, les mains tendues, un de mes vieux camarades de Lyon, visage rutilant, un peu chauve, déjà presque bedonnant.
—Gageons, me dit-il, que tu ne me reconnais pas?
—Ne pas te reconnaître, allons donc! tiens, je vais préciser: n'as-tu pas chanté Les Stances de Flégier au Casino de Lyon en 188., dans la même représentation organisée par l'association des Etudiants où se jouait une revue, ma première, laquelle avait pour titre le Surmenage Intellectuel.
—Parfait.
—Laisse-moi te confondre. N'as-tu pas terminé tes études médicales l'année d'après en publiant une thèse sur l'Origine équine du Tétanos.
—A merveille, mon cher.
—Es-tu convaincu, maintenant?
—Si je le suis?...
—Et qu'as-tu fait de cette jolie voix de ténor léger qui faisait avec la mienne la joie des salles de dissection?
—Je la cultive toujours un peu, mais la médecine ne me laisse guère de loisirs et j'ai d'ailleurs peu d'occasion de manifester publiquement.
Ce n'est pas comme toi, veinard!
—Si on peut dire... mais laissons cela et allons boire un bock.
—J'ai mieux à t'offrir, cher confrère. Et puisque je retrouve un ami si fidèle, c'est au Champagne que je le veux traiter.
—Tu vas me faire coucher à des heures invraisemblables, je te vois venir.
—Non, mon vieux, mais je veux te faire entendre une de mes élèves.
—Tu enseignes donc la Médecine?
—Point du tout, le Chant.
Et voilà comment mon vieux camarade, le docteur P.... m'a entraîné chez une sienne amie, avec laquelle, sans me faire grâce d'une portée, il m'a chanté le très dramatique duo des Huguenots, lequel interprété sans orchestre, dans le décor d'une chambre à coucher, ne laissait pas que d'avoir une saveur très inédite.
Mais, vous semble-t-il pas, toute aimable cousine, que j'ai bien mérité de vous en vous narrant, au lieu de m'aller coucher, notre journée de Châlon-sur-Saône? Aussi, vais-je m'offrir la juste récompense de mes fatigues entre les bras de L'ORFÈVRE, pour rééditer une formule chère au défunt Président de la République d'Haïti, le regretté général Hippolyte, lequel avait de sérieuses Humanités.
Roanne 18...
Dans le train omnibus qui, lentement, nous entraîne vers l'industrielle cité de Roanne, une grosse figure joviale et respirant une bonne santé physique et morale se prend de sympathie pour nos personnes et nous raconte avec force détails ses équipées de jeunesse. Il nous dit la méfiance des filles dans la région que nous traversons pour les étrangers et pour les messieurs de la Ville et comment, après avoir, de longs mois durant, sollicité les faveurs de l'une d'elles, il lui fallut attendre pour les obtenir que la jeune personne séduite et amenée à Paris par son propre cousin se trouvât fortuitement sur son passage en je ne sais quelle maison louche où la vertu n'était pas de rigueur.
Six heures sonnent et parmi des flaques d'eau, sous la chute continue de pénétrants flocons de neige, nous gagnons l'Hôtel du Nord qui nous fut désigné la veille par quelque Chalonnais de bon conseil. Hâtivement nous expédions le menu de la table d'hôte, cependant que l'un de nous donne lecture des récentes décorations à Salis qui l'écoute scrupuleusement et qui, par de spirituels et mordants commentaires, approuve rarement, blâme presque toujours, la sanction ministérielle. Et je dois reconnaître qu'il a raison le plus souvent.
Le théâtre de Roanne est d'une aimable architecture, élégant presque en ses détails et flanqué d'un vaste foyer d'artistes inappréciable pour la mise au point des premières répétitions et pour l'essai de la voix au moment des entrées en scène. On sent que des volontés intelligentes ont présidé à cette disposition et je gagerais fort que le conseil municipal dont s'honore actuellement la ville de Roanne serait bien incapable, si c'était à refaire, d'en construire un semblable.
Une contestation très-violente surgit entre Salis et le personnel du théâtre au sujet des places de faveur multiples dont le résultat modifie, dans des conditions invraisemblables, la recette d'ailleurs assurée par une publicité bi-hebdomadaire. Sous prétexte de socialisme tous les membres du conseil municipal flanqué de leurs femmes et de leurs enfants se sont insinués aux meilleures places.—D'innombrables portes de sortie donnant sur les côtés de l'édifice et instituées par une admirable prévoyance en cas d'incendie ont facilité la subreptice introduction de ces messieurs, coutumiers du fait et munis de l'indispensable passe-partout.
Il serait oiseux de vouloir décrire le formidable déchaînement de colère auquel donne lieu chez Salis la découverte de la susdite supercherie. Tour à tour il fait comparaître devant lui les contrôleurs, membres de la commission des théâtres et en fin de compte le maire lui-même qui, malgré la constatation du délit, refuse de réduire en quelque façon le chiffre de la somme, d'ailleurs exhorbitante, qu'il a fallu déposer avant de conclure la location de la salle. Mal lui en prend car Salis ne perd pas une occasion d'insinuer à son endroit, au beau milieu de ses boniments, mille brocarts dont le récalcitrant édile se serait assurément passé. Il le harcèle jusqu'au bout et le larde d'épigrammes acérées, gardant pour lui la péroraison même de son remercîment au public et lui décochant ce trait final: «Je tiens à vous faire remarquer, nobles seigneurs et gentes dames, que j'exclus publiquement des remerciements que mes camarades et moi vous prions d'accepter, le maire de la ville de Roanne, mastroquet comme moi-même mais si différent de moi par son absence d'éducation.»
—Retrouvé à Roanne un camarade de faculté, le docteur Bonnaud, homonyme du spirituel chansonnier qui nous accompagne. Il m'avoue être venu à notre spectacle uniquement pour s'assurer de ma parfaite identité. Les journaux parisiens lui ont maintes fois apporté dans leurs échos mondains mon vocable mêlé à ceux des innombrables poètes chansonniers de la Butte, mais trompé par la lecture d'un article nécrologique où ma mort avait été contée avec force détails vers 1892, il s'est toujours demandé si j'étais bien le bruyant escholier d'antan. Sa joie est grande à me retrouver aussi râblé, aussi trapu après les cruelles atteintes de la violente maladie qui me faillit enlever. Pour l'égayer je lui récite tour à tour les trois poésies que je composai sur ce macabre sujet. La première, L'auteur Posthume, fut publiée par le journal Le Chat Noir, en protestation contre le bruit de ma mort, lequel accrédité par un entrefilet du Temps s'était promptement répandu dans la province et avait fourni à quelques chroniqueurs amis les lacrymatoires accents de plus d'une oraison funèbre.
Vous voulez bien que je vous la dise, petite cousine, puisque le numéro du Chat Noir qui la contenait est assurément introuvable à cette heure et que vous étiez, lorsqu'elle parut, bien que déjà grandelette, de celles à qui l'on coupe encore le pain en tartines.
L'AUTEUR POSTHUME [1].
I
Que par suite des excès
Un auteur sans grands succès
Avait rendu l'âme,
Mille journaux de partout
D'Auteuil et de Montretout
Redirent la chose itou,
Mince de réclame.
II
Aussitôt les créanciers,
Gens impudents et grossiers
Envoyèrent les huissiers
Au défunt poète:
Les parents, braves bourgeois,
Très-respectueux des lois,
Avec des pleurs dans la voix
Payèrent la dette.
III
Une femme très-crampon,
Par lui, mère d'un poupon
Dont il omit, le fripon,
Les mois de nourrice,
Le croyant mort s'arracha
Trois cheveux par-ci par-là
Puis enfin s'amouracha
De quelque jocrisse.
IV
Ses livres qui, jusque-là
N'avaient pas eu grand éclat
Et qui, sans nul tralala
Moisissaient en caves,
Se vendirent sans effort
Et tout de suite au prix fort
Voire même au poids de l'or
Tels ceux de Descaves.
V
Les théâtres de Paris
Jusqu'alors pleins de mépris
Pour le poète incompris
Qui traînait sa plume,
Jouèrent à qui mieux mieux
Les drames jeunes ou vieux,
Spirituels, ennuyeux,
De l'Auteur Posthume.
VI
Bref, quand on apprit un jour
Que le joyeux troubadour
Vivait frais comme un amour
Non loin de Montmartre,
On ne l'eût pas reconnu,
Car au lieu d'être tout nu,
Il avait, le parvenu,
De vrais cols de martre.
Les deux autres poésies que m'inspira l'annonce anticipée de ma mort furent publiées dans le journal La Plume, sous ces deux titres: Vers d'un qui pensa mourir et Vers d'un qui ne mourut point. Elles n'ont point l'allure badine de l'Auteur Posthume que je viens de vous transcrire et la première fut écrite, il m'en souvient, pendant une des longues promenades que, sur l'ordre de la Faculté, je faisais au bras de ma mère dans les prestigieuses allées de la Promenade des platanes à Perpignan. Je fus interrompu dans ma composition par des quintes de toux qui m'arrachaient la poitrine et je crois qu'en lisant quelque peu entre les lignes de ce douloureux sonnet il est aisé d'y voir la trace d'une émotion sincère et fortement ressentie:
Malade, malade, malade,
Ce mot résonne comme un glas
A mon oreille et je dis: las!
Mon corps, quelle dégringolade.
. . . . . . . . . . . . . . . .
Plus ne trousserai de ballade.
Bonsoir Hélène et Ménélas,
Oh! mes jambes en échalas:
C'est fini de la rigolade.
. . . . . . . . . . . . . . . .
C'est fini de nos baisers lents
Arythmiques et violents,
Suzon, qui fleurais la verveine;
. . . . . . . . . . . . . . . .
C'est fini d'eux, c'est fait de moi,
Ah! pour mon âme quel émoi,
Non, vraiment, je n'ai pas de veine!
La troisième pièce: Vers d'un qui ne mourut point, remonte aux derniers jours de ma convalescence. Elle a plutôt l'allure d'une fantaisie Edgard Poesque et témoigne d'une belle tranquillité d'esprit à l'endroit du mauvais pas, heureusement franchi. Mais jugez plutôt, car je ne veux pas vous faire grâce de ce morceau de littérature et vous serez mieux que personne au courant de mon intime nécrologie.
J'ai vu de près la mort sinistre
Et je lui préfère vraiment
Un portefeuille de Ministre
Ou le pire médicament.
Car la drôlesse a les yeux caves,
Le nez camard à faire peur,
Et ses orbites sont des caves
Où l'on regarde avec stupeur.
Elle dédaigne les parures,
Elle n'eut jamais pour bracelets
Autour de ses maigres jointures,
Que de cliquetants osselets:
Des craquements font sa musique.
Elle aime le bruit des hoquets
Et la toux creuse du phtisique
Et les genoux entrechoqués;
Sa démarche est stupide et lente,
Avec un tel déhanchement,
Que l'on est pris de l'épouvante
D'un horrible déclanchement;
Et maintenant, petite cousine, en me pardonnant cette longue digression, permettez-moi de m'aller coucher; il est deux heures du matin et nous quittons Roanne à cinq heures: vous jugez donc s'il a fallu toute l'amitié que je vous porte et en même temps la solennité de ma promesse pour me tenir éveillé jusqu'à présent.
Dijon.
Cité charmante, assez mouvementée, Dijon possède une ligne de tramways électriques qui la sillonnent sans relâche et dont les voitures très spacieuses sont ordinairement veuves de voyageurs.
N'importe; cela donne grand air à la ville et les hautes potences qui soutiennent l'appareil aérien de cette moderne traction pourront toujours servir à des exécutions sommaires, un jour ou l'autre, si vient à souffler dans ces parages l'homicide vent des révolutions. Mais Dieu me garde de m'attarder à ces pronostics sanguinaires.
Comme si toute la moutarde du pays lui montait au nez, Salis a poussé des hurlements d'apache en s'apercevant du mauvais vouloir que le concierge du Théâtre municipal a mis à préparer la venue de notre compagnie. Seules, mais clairsemées et sans aucune indication d'heure et de jour, quelques affiches portant le chat hiératique de Steinlen avec la flambante auréole où sont écrits ces mots: Montjoie, Montmartre, attirent les yeux des passants.
Tout porte à croire que le grand vaisseau du Théâtre sonnera creux ce soir, et creux également la cassette de notre barnum.
Vers quatre heures de l'après-midi, après avoir essayé tant bien que mal de réparer le désastre, par l'armement précipité d'une équipe d'hommes-affiches, Salis s'est enfermé dans son appartement de l'hôtel de La Cloche, disant qu'il va rédiger une lettre de protestation à l'adresse du maire et du directeur du théâtre. Il déclare qu'il ne veut point dîner et demande simplement, au cas où il s'endormirait, qu'on le vienne avertir sur les huit heures.
Mais c'est en vain qu'à huit heures nous venons à tour de rôle frapper à sa porte et l'interpeller. Un silence de mort règne dans sa chambre hermétiquement fermée et les plus noires hypothèses s'insinuent en nous. Il paraissait bien fatigué dès le matin; ses yeux n'avaient plus d'éclat, et dame, la colère aidant.........................
Cependant il n'y a pas de temps à perdre; le régisseur de l'hôtel va quérir un trousseau de clefs qu'il essaie tour à tour au milieu d'une angoisse croissante; la serrure se déclanche; la porte s'ouvre, Salis n'est pas chez lui. Nous courons au théâtre et sommes reçus comme des chiens dans un jeu de quilles par notre barnum qui fait les cent pas sur la scène. La salle regorge d'un public impatient qui trépigne sur des airs variés; le rideau se lève et la recette fait oublier l'incident.
Pour la première fois depuis notre départ Dominique Bonnaud a chanté ce soir la très spirituelle chanson qu'il composa à l'occasion de la visite du Czar à l'Académie Française. Elle est inédite ou du moins, n'a paru qu'en fragments dans quelques journaux. Plus heureuse que le public, vous la posséderez in extenso, car la voici:
LE CZAR A L'ACADÉMIE
Air: ça vous coupe la g..... à quinz' pas.
I
On sait que pendant son séjour à Paris,
Entre la Morgue et l'pèr' Lachaise,
Le Czar visita les augustes débris
Qu'on nomme Académie Française.
En agissant ainsi le Czar
Voulut de deux heur's trente à deux heur's trois quarts,
Se réserver un p'tit moment
Pour pouvoir dormir tranquill'ment.
II
A cett' perspectiv' nos immortels, émus
Faillir'nt en perdre la boussole
Au point qu'on assur', c'qui n's'était jamais vu,
Qu'ils travaillèr'nt sous leur coupole!
Quand tous venaient l'après-midi
Répéter en chœur Boje tsara crani,
Tout' d'suite on constatait dehors
Qu'la pluie tombait beaucoup plus fort,
III
Qu'incomba la tâche écrasante
De fair' manœuvrer sous l'œil de l'empereur
Le p'tit bataillon des quarante.
On dit qu'parmi les coupolards
Monsieur d'Freycinet fut un des plus rossards
Et qu'Legouvé, montrant les dents,
Dut menacer d'le fout' dedans.
IV
En r'vanche on assur' que Paul Bourget poussa
Son élégance anglo-saxonne
Jusqu'à s'fair' raser par l'acier délicat
De Monsieur Brun'tière en personne;
Et Clar'tie rencontrant d'Vogué
Voilà, lui dit-il, l'moment d'te distinguer
Car pour les russ's, on sait, mon cher,
Qu'c'est toi qui les as découverts.
V
Loti d'vait d'abord rédiger l'compliment,
Loti dont l'éloquence active
Sut jadis toucher jusqu'en ses fondements
L'âme simple de mon frère Yves.
Même il avait dit à Paill'ron:
J'vais faire un chef-d'œuvr' mais ce s'ra toi mon bon
Qui liras c'régal de gourmets,
Car on sait que je n'lis jamais.
VI
Coppée réputé pour les pleurs abondants
Que secrèt'nt ses gland's lacrymales
Apporta des vers composés d'puis longtemps
Et qu'il gardait dans sa vieill'malle.
Sully-Prudhomme dit: «j'eus d'bon cœur
Offert mon vas'malheureus'ment j'ai trop peur
Qu'on l'casse en voulant l'déplacer,
D'puis si longtemps qu'il est brisé.»
VII
Prenez mes œuvr's, s'écria Thureau-Dangin
Comm'ça l'on saura qu'ell's existent,
Mais on fit r'marquer qu'son nom avec engin
Formait une rime anarchiste,
Meilhac dit: «j'vous f...ich' mon billard
Et mêm' j'offrirai comm' professeur au czar
Lian' qui s'charg'ra d'lui révéler
Tout's les façons d'caramboler.»
VIII
Comm' nous n'somm's pas rich', dit l'Vicomt' de Bornier,
Un sac de bonbons sera d'mise
Et mêm' nous pourrons, grâce à Gaston Boissier,
Sur le prix avoir un'remise,
C'est alors, pour tout concilier
Qu'messieurs d'Haussonville et d'Audiffret-Pasquier
Dir'nt nous offrirons simplement
L'assuranc' de not' dévouement.
Lyon.
Enveloppé d'un lourd manteau de brume, triste à pleurer avec, dans le ciel, tous les symptômes précurseurs de la neige, tel m'apparaît Lyon qui fût, vous le savez, cousine, ma première étape de vie indépendante au sortir du lycée.
Elles sont loin, bien loin déjà les quatre années vécues sous le ciel inclément de l'industrieuse cité, mais peut-être même à cause de ce lointain, le souvenir qui m'en est resté garde-t-il une précision de détails dont sont dépourvues déjà telles périodes plus rapprochées de l'heure présente.
Et comment voulez-vous que se puisse oublier l'impression si forte et si nouvelle que me causa la conscience de ma liberté lorsque pour la première fois, à dix-huit ans, je me trouvai seul responsable de mes actes, sur l'asphalte d'une ville inconnue, à trois cents lieues d'une famille qui ne m'avait préparé à cet état nouveau que par l'indéfinie claustration et l'ignorance totale des plus infimes privautés.
Même à cette heure, et malgré le recul de dix ans que représentent ces choses, je me souviens avec effroi de ce vertige qui me saisit à l'idée de ma parfaite indépendance. Oh, les frissons nouveaux qu'il m'était donné de connaître, et tout de suite si je voulais! Rentrer passé minuit, ne pas rentrer du tout, me laisser tenter pour quelque beauté de rencontre et l'accompagner chez elle ou chez moi, suivant qu'il plairait à ma fantaisie; tout cela m'était possible désormais, à moi que la veille encore une inviolable autorité contraignait au respect des coutumes familiales, à moi qui n'avais éprouvé qu'en des occasions quasi solennelles, les joies faciles à compter du reste, de l'enviable passe-partout. Je n'exagère pas; c'est bien du vertige que me donna cette vision, et si je ne me laissai pas aller dès le premier jour à la réaliser entièrement c'est que je fus retenu par je ne sais quelle pudeur intérieure et aussi par une insurmontable timidité, résultat plus heureux peut-être de ma provinciale éducation.
Des crises de cette espèce sont évidemment de courte durée, mais elles n'en sont pas moins dangereuses quand elles sévissent sur des natures volcaniques et primesautières comme il s'en peut rencontrer. Elles méritent dans tous les cas d'êtres livrées aux méditations des pères de famille, qui, trop imbus de cette idée que l'autorité sans discussion et l'obéissance passive doivent être la pierre angulaire de l'éducation familiale, deviennent l'indirecte cause de telles irréparables folies.
La tarentule littéraire qui me piqua vers cette époque, en absorbant mes forces vives et les loisirs que me laissaient les études médicales, ne fût pas un mince dérivatif à la fougue de jeunesse qui grondait en ma poitrine. Amoureux de poésie, de musique et d'art dramatique, je partageai mon temps entre ces choses; hanté par Baudelaire, par Richepin et par Rollinat dont les strophes musicales me poursuivaient comme d'hallucinants modèles, je passai des nuits à rimer des sonnets et des rondels indignes à coup sûr de leurs brillants inspirateurs, mais qui me furent un salutaire apprentissage de cette orfévrerie qu'est la composition poétique.
Entre temps, pour donner libre cours à la facilité que je sentais naître en moi du fait de cette gymnastique, je rimais à l'usage de mes camarades étudiants des chansons professionnelles qui me valurent quelque popularité. Une de ces chansons composée en l'honneur du professeur Gayet, le célèbre clinicien dont s'honore l'Ophthalmologie française, obtint à la Faculté de médecine un succès dirai-je inespéré. J'y célébrais l'opération de la cataracte en des couplets d'une telle précision scientifique que l'illustre praticien dont j'avais été l'interne quelque mois durant, en demanda l'insertion dans le bulletin officiel d'Ophthalmologie. D'autres chansons ayant trait à des sujets plus folâtres devinrent en peu de temps les chants de ralliement de la jeunesse étudiante et d'interminables monômes défilèrent par les rues de Lyon au son de la peu catholique chanson des Etudiants, rimée sur l'air de La Grosse Caisse, un des succès d'alors de Paulus.
C'est vers cette époque qu'il me fut donné de connaître Maurice Boukay, brillant Universitaire qui charmait les loisirs peu nombreux pourtant que lui laissaient des cours d'agrégation, par des élucubrations poétiques où se devinaient les germes du joli talent que vous connaissez. L'idée lui vint de réunir en une même plaquette celles de nos chansons en lesquelles un même souffle de jeunesse insouciante avait dicté la strophe et murmuré le refrain, et nous publiâmes, heureux d'être imprimés tout vifs, Le Bréviaire de l'Écolier Lyonnais, petite œuvre de haulte graisse, sur laquelle s'étalaient en place de nos signatures, ces deux noms empruntés à Musset: Dupont et Durand.
Notre collaboration du reste entretenue par une camaraderie de bon aloi, ne se tint pas à ces prémisses. La muse étudiante nous dicta coup sur coup deux revues que l'Association des Étudiants voulut bien faire représenter en le local du Casino de Lyon, à l'occasion de ses fêtes annuelles.
Dans la seconde qui s'intitulait l'Escholier et l'Étudiant, et qui, suivant le procédé Shakspearien, se déroulait devant une toile de fond munie de pancartes indicatrices, nous faisions se rencontrer sur les bords du Styx, un étudiant moderne, M. Chevreuil et le poète Villon. Vous voyez d'ici le thème du dialogue à trois personnages qui faisait le sujet principal de cette œuvre toute de circonstance. Après une discussion des plus animées à laquelle venait d'ailleurs se mêler une pimpante écolière, les personnages de notre revue se réconciliaient sur l'air du Père la Victoire, repris, en cœur par les indulgents camarades et le tour était joué.
Mais je me laisse entraîner, cousine, par le flux montant des souvenirs que mon retour à Lyon vient d'évoquer après six ans d'absence et peut-être serait-il prudent de me borner. Vous voudrez bien pourtant que je vous conte avant de m'aller coucher l'histoire de ma première contravention:
Le Grand-Théâtre jouissait en ce temps-là de la direction Campo-Casso, direction fortement combattue, si j'ai bonne mémoire, bien qu'on lui dût en somme un nombre respectable de belles et bonnes représentations. A Dieu ne plaise que je mêle quelque amertume à ce souvenir; l'impression qui m'est restée des bonnes heures passées au parterre, cependant que le maëstro Luigini d'impeccable mémoire conduisait son orchestre avec cette verve et cette ampleur qui font de lui le digne émule des Colonne et des Lamoureux, ne s'effacera jamais de mon esprit.
Donc, le directeur Campo-Casso avait en son théâtre la réputation d'un homme de fer, littéralement intraitable et qui prétendait être maître absolu chez lui, en dépit des engouements et des hostilités que l'hydre aux cent têtes nommée public a coutume de professer à l'endroit des acteurs. Il n'y avait pas d'exemple qu'une manifestation l'eut fait jamais revenir sur sa conduite et c'était là sans doute le secret de son impopularité.
Précisément à cette époque, le Grand-Théâtre possédait un ténor, enfant gâté du public, bien fait de sa personne et bon acteur, mais dont la voix généralement agréable était sujette à de nombreux caprices. Après deux ou trois représentations qui témoignaient d'une incontestable fatigue et dont il s'était tiré tant bien que mal, il s'était vu refuser implacablement un congé par son directeur. Ce dernier mettant le comble à sa tyrannie annonçait pour le lendemain une représentation des Huguenots, avec, en vedette, le nom de ténor surmené.
Sous la menace d'un flot de papier timbré, notre chanteur dut s'exécuter, mais ce ne fut pas sans adresser à quelques journaux amis un entrefilet par lequel il révélait au public la contrainte dont il était l'objet de la part de son directeur.
Est-il besoin de dire que le théâtre fut insuffisant ce jour-là; dès sept heures du soir un serpent aux innombrables anneaux enroulait sa queue autour du portique et des couplets frondeurs s'échappaient des groupes à l'adresse du directeur. Un amateur verveux lançait un refrain ainsi conçu:
C'est la peau
De Campo
Qu'il nous faut
vingt fois repris en chœur par des voix juvéniles.
Le parterre, comme de juste, était envahi par les étudiants; aussi loin que mes yeux pouvaient plonger dans les rangs épais de l'auditoire je n'apercevais que des camarades de cours ou d'amphithéâtre, parmi lesquels je m'étais acquis une réputation de chanteur forcené, pour la vigueur toute méridionale avec laquelle je répétais durant les interminables dissections, les grands morceaux entendus la veille.
Le rideau se leva; le premier acte se déroula sans encombre malgré quelques faiblesses sur les dernières notes de la célèbre cavatine: Plus Blanche que la blanche hermine. Soutenu par les applaudissements d'un public ami, le ténor se tira d'affaire assez proprement et peut-être conçut-il l'espoir de conduire au port l'œuvre célèbre de Scribe et de Meyerbeer.
Hélas! comme si sa voix se fut subitement figée durant le court entr'acte, il apparut complètement aphone dans l'acte du Château de Chenonceaux, et ce fut vainement qu'en la pose extatique de rigueur, il attaqua cette phrase, toute de charme et de voluptueuse langueur:
Beauté divine, enchanteresse,
O vous qui régnez en ces lieux, etc.
Des sons rauques et inarticulés sortirent de sa gorge desséchée, et au lieu de poursuivre il ébaucha ce geste éloquent qui consiste à porter la main sous sa mâchoire et à l'en écarter brusquement avec une inclinaison de tout le corps. Le public comprit le geste et manifesta sa sympathie par quelques applaudissements, cependant que l'orchestre attendant pour s'interrompre les ordres du commissaire de police absent, poursuivait tout seul le motif.
A ce moment, et en moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire, je me sentis enlever de mon banc par mes deux voisins, et de vingt points du parterre une clameur jaillit m'invitant à chanter de ma place. Tous mes camarades d'amphithéâtre me réclamaient le motif cent fois entendu et je m'exécutai finissant la phrase.
Ah! parlez, ah! parlez
De grâce répondez.»
Des fauteuils aux quatrième galeries, un fou rire secoua la salle, et pendant le temps matériel qu'il fallut à deux agents pour parvenir jusqu'à moi, j'essayai deux ou trois éclats de voix dont l'effet me parut superbe. Après quoi je me laissai doucement cueillir et conduire au poste avec la conscience du devoir accompli et cependant que mes deux empêcheurs de chanter en rond recevaient sur leur passage tous les quolibets dont la foule a coutume d'accabler les représentants de la force publique.
Le résultat de ce fait glorieux fut une nuit de violon et une contravention qui me valut en simple police une amende de huit francs.
Je compte organiser prochainement une souscription pour m'acquitter de cette dette à tous égards sacrée.
Lyon.
La neige a tenu sa promesse et la ville au matin me paraît nuptiale. Oh! le joli tapis blanc que pendant la nuit des milliers de fées invisibles ont jeté sur la place Bellecour, en laissant choir du haut du Ciel cette charpie éclatante faite de nues déchiquetées.
La cathédrale de Fourvières, cette citadelle religieuse élevée par l'incessant labeur des siècles catholiques pour protéger de son ombre la cité Lugdunaise, patrie des premiers martyrs de la foi, domine de sa masse imposante tout un panorama neigeux. Il me souvient d'avoir jadis escaladé l'une de ses tours par un de ces rares matins clairs que le Ciel veut bien accorder aux Lyonnais. J'en fus récompensé par le vertigineux spectacle de la seconde ville de France étalant à mes yeux ce torse opulent qu'enserrent comme une demi-ceinture, les rubans verts de la Saône et du Rhône se conjoignant à la Mulatière; par la succession des côteaux verdoyants étagés le long de la Saône et se perdant à l'infini; enfin, par la majesté de cette nappe d'eau que chevauchent des ponts audacieux, fils de la plus moderne architecture, et qui pénètre en conquérante dans Lyon, au niveau du parc de la Tête d'or, comme jadis au temps des Gaules Jules César avec les légions de la République romaine.
Le coup d'œil aujourd'hui doit être tout autre, et certes, si j'en avais le loisir et si je ne craignais pas l'enrouement, peut-être en voudrais-je tenter l'aventure, mais Dieu me garde de pareilles folies et les nécessités quotidiennes de la tournée m'enjoignent l'observance rigoureuse de l'hygiène du chanteur, laquelle ne va pas sans de pénibles sacrifices.
Notre première représentation s'est donnée hier soir, au concert de l'Horloge, vaste hall situé dans l'avenue qui prolonge le Pont Lafayette, sur la rive gauche. De prime abord, il me paraissait invraisemblable que le public Lyonnais, j'entends le bel et bon public des premières qui convient à nos manifestations d'art, consentit à se rendre en un quartier si excentrique. J'ai dû revenir de mon erreur. Il s'est produit depuis dix ans dans l'esprit public Lyonnais une évolution qui m'est d'autant plus douce à constater que le nouveau répertoire avec lequel j'aborde aujourd'hui l'opinion, non sans quelque secrète peur, a recueilli les suffrages du plus grand nombre, et ce, malgré ses capitales différences d'avec l'ancien, celui surtout qui marqua mon séjour de quatre ans dans la bonne ville universitaire. Salis a été verveux comme un diable et, malgré l'acoustique un peu défectueux de la salle qui paraît mieux disposée pour le bal que pour le concert, il a fait parvenir jusqu'aux ultimes rangs des spectateurs les éclats éraillés mais sonores de son organe sarcastique. Muni de nombreux tuyaux et sachant combien tous les publics en général sont friands d'allusions locales, il n'a pas manqué de glisser dans ses pièces à commentaires les noms des plus glorieuses hétaïres dont s'enorgueillit le Gotha galant de la ville. Et dans l'ombre propice ont éclaté des rires stridents et parfois des protestations étouffées lorsque défilaient à l'appel du barnum, la poupine Beauregard au minois de chatte gourmande, et Mathilde Bellecour noble douairière habituée de chez Berthoux et Anna Perrin et bien d'autres.
Un incident comique a marqué la soirée. Au moment où Salis, engoncé dans son pardessus et n'aspirant plus qu'au sommeil, allait franchir le seuil de l'Horloge pour gagner son hôtel, une jeune personne l'a vigoureusement appréhendé au collet, et je crois vraiment qu'il doit à sa présence d'esprit de s'être tiré sans écorchures des mains de cette Euménide Lyonnaise: «Monsieur, s'est-elle écriée, je suis la personne que vous avez désignée tout à l'heure sous le nom de Peau de Saucisse et je viens vous demander raison de cette injure gratuite qui peut me causer le plus grand préjudice auprès de mes amis.» Et, ce disant, la jeune offensée dardait sur notre Directeur des prunelles incandescentes.
«Madame, a répondu Salis, lorsqu'on a prononcé devant moi ce nom inélégant de Peau de Saucisse, j'ai cru qu'il s'agissait de quelque vieille personne ratatinée et non point de la charmante créature que j'ai devant moi. Je suis trop amoureux de la justice pour m'être volontairement égaré à ce point. Croyez donc à tous mes regrets et agréez mes excuses.»
Mais la protestataire n'était pas d'humeur à se payer de brèves explications: «Oui, mon vieux, dit-elle, devenant tout à coup familière, vous la connaissez dans les coins, vous, et vous n'êtes pas embarrassé pour vous tirer d'affaire; mais je ne suis pas plus bête que vous, moi, et je ne m'en laisse pas conter. Je suis venue la première au devant de vous pour vous montrer que je n'ai pas peur, mais, demain c'est mon ami qui ira vous trouver; oui, Monsieur, mon ami, un beau dragon de 1m90 et vous verrez comment il cause, celui-la, à moins que...»
«A moins que, reprit Salis, je ne vous donne une réparation suffisante. Eh! bien soit, j'y consens. Voyons, Madame, parlez; quelle est celle de vos bonnes amies qu'il faudra vous servir demain comme victime expiatoire.»
Et la jeune femme, toute heureuse à l'idée de jouer un bon tour, s'est rassérénée soudain et oublieuse de sa propre rancune elle a pris Salis par le bras pour lui conter tout bas à l'oreille quelques horreurs sur une camarade.
Pendant ce temps M. Bonhomme, directeur de l'Horloge et sa compagne, plantureuse créature aux joues potelées, aux yeux éternellement rieurs, notaient à leur actif une belle recette et constataient que la feuille de location était plus qu'à moitié couverte pour la suivante représentation.
Avignon.
Après quatre heures d'un sommeil lourd très insuffisant à réparer les fatigues d'une double représentation et du souper fin qui s'en est suivi, voici qu'on m'éveille brutalement. De mauvaise grâce, avec la voix mêlé-cassiforme que j'ai bien gagnée, je laisse échapper en guise de réponse je ne sais quel vocable inarticulé, mais un regard jeté sur la montre, toujours à portée, me pénètre de la nécessité, dure! ô combien, d'avoir à boucler ma valise. Energiquement je me dégourdis et neuf heures sonnantes me trouvent sur le trottoir de la gare de Perrache, guettant le passage de l'Express de Marseille.
Oh! rage! Salis, tout essoufflé, livide de colère, m'apprend qu'un retard survenu par la faute du Directeur de l'Horloge empêche son matériel d'Ombres d'être en gare à l'heure dite, et que force nous est de remettre à midi trente notre départ pour Avignon; seule une partie de billard peut nous consoler de ce contre-temps et nous l'allons perpétrer dans la grande brasserie des Chemins de Fer, où chaque table me rappelle des bocks engloutis en bruyante compagnie à l'époque où, faisant partie de la Jeunesse Etudiante, je prenais la tête des monômes interminables d'alors en chantant à pleine voix les chansons de gueule que, sous le pseudonyme de Dupont et Durand: nous publiâmes, Boukay et moi, en un minuscule volume: Le Bréviaire de l'Escholier Lyonnais.
La petite salle consacrée au restaurant m'est chère à revoir avec son poêle central et son piano jamais accordé. J'ai souvenance d'y avoir préparé presque entièrement mon examen de physiologie. Profitant de la désuétude en laquelle elle se trouvait aux heures des repas, j'en avais fait une sorte de buen-retiro et de cabinet de travail où du moins j'avais la certitude de n'être pas troublé par les visites des nombreux amis qui savaient trop bien l'adresse de mon domicile régulier. Huit jours durant, quand venait la période du coup de collier, j'arrivais muni du précieux Mathias Duval et du Beclard des familles et je m'abîmais dans la physiologie. Certes, je sais d'avance, petite cousine, que vous n'admettez pas ces façons de travailler, mais n'était-ce pas, je vous le demande, être sérieux tout de même.
Le trajet s'est effectué avec de terribles lenteurs, le train express devenant mixte après Montélimar où nous sommes envahis par des gens du cru, possesseurs indiscutables du terrible assent. Vers sept heures, un souffle glacial et puissant rabat sur nos vitres les larges gouttes d'une courte averse; c'est, paraît-il, le mistral qui nous souhaite la bienvenue en l'antique cité papale. Et nous essuyons cette brutale caresse et nous pardonnons à ce souffle cavalier pour ce qu'il porte le nom d'un grand poète.
Arrivés à sept heures pour jouer à huit heures et demie; convenez avec moi, cousine, que cela s'appelle ne pas perdre de temps. Encore les plus à plaindre en cette occurrence ne sont pas les poètes et chansonniers chargés de représenter en Avignon la butte Sacro-Sainte, mais bien les infortunés machinistes qui doivent en un tour de main transporter le matériel des Ombres au Grand Théâtre, assujettir sur la scène le paravent adorné de chats et de masques célèbres (exacte reproduction du Théâtre de la rue Victor Massé), enfin régler les appareils à projection et les combiner avec le système d'éclairage usité dans le nouveau Théâtre. Tout cela exige en plus d'une grande habitude un esprit d'initiative dont il faut reconnaître que notre chef machiniste, l'ingénieux Jolly, n'a jamais manqué dans les cas difficiles: aussi sommes-nous prêts à huit heures sonnantes.
Le Théâtre, ce soir, est littéralement pris d'assaut: en dépit du mistral qui souffle en tempête et qui, brutalement, vous giffle les oreilles, de vos pardessus retournés, un serpent déroule autour du portique ses anneaux tumultueux. Aux guichets on distribue des places indéfiniment, sans s'inquiéter de savoir où l'on pourra loger tout ce monde. Plus de deux cents spectateurs sont privés de sièges; quelques-uns réclament et se font rembourser leurs places; un certain nombre consentent à écouter le spectacle sur la scène: Encore Salis exige-t-il d'eux le cri de: Vive l'Empereur! pendant la représentation de l'Epopée, laquelle doit terminer le spectacle.
Un camarade m'attend à la sortie; c'est ce brave C...., notable pharmacien de la cité papale, que je n'ai pas revu depuis cinq ans. Il me rappelle nos relations au temps de nos études communes à Lyon. Il était réputé pour l'accent forcené de terroir qu'un séjour de six ans à Lyon n'avait nullement entamé, pour sa vigueur musculaire qui le rendait redoutable à la police les jours de monôme et aussi pour sa très curieuse manie d'entretenir en son domicile, plutôt exigu, des animaux de toute espèce, ordinairement réputés peu domestiques: je ne citerai que pour mémoire, une couleuvre, un renard et deux crapauds qui m'inspirèrent quelque dégoût lorsque je l'allai voir une première fois.
Le Petit Cercle, où nous allâmes ensemble, est un assez curieux endroit; ses membres sont recrutés parmi les jeunes gens appartenant aux notables familles de la ville, lesquels sont tenus de démissionner sitôt après leur mariage. Il s'y rencontre une majorité de célibataires endurcis dont certains, j'en suis sûr, ne convolèrent point de peur d'être privés par la suite des joies quotidiennes du Petit Cercle. Effectivement, la vie que l'on y mène n'est pas sans douceur. Une nuée de jeunes et gentes demoiselles papillonne autour des tables de baccara (artistes en représentations, cabotines de café-concert ou grisettes émancipées) et ce doit être aux yeux indulgents et faciles des vieux habitués comme un avant-goût du septième ciel promis par le Prophète. Une coutume assez intéressante m'y fut révélée. Lorsqu'un des membres du Petit Cercle s'éprend d'une flamme durable pour quelqu'une des odalisques ci-rencontrées, il la retire de la circulation et lui interdit formellement l'entrée de l'immeuble.
Quand surviennent la lassitude et l'inévitable moment de la séparation, le cercleux reconduit un beau soir, et comme fortuitement, sa dulcinée au milieu de ses amis d'antan. La jeune femme ne prend pas garde à cette manœuvre et croit naïvement à l'atténuation d'une jalousie passagère dont elle fut l'objet. Elle reprend ses relations avec les petites amies et aussi avec les excellents camarades dont elle fut un temps sevrée, toute heureuse de voir son Seigneur et Maître la négliger un peu pour la dame de pique. Comme par hasard un des cercleux amis lui fait de tendres aveux; elle les repousse d'abord et finalement les écoute: rendez-vous est pris, la rencontre a lieu et infailliblement le légitime propriétaire est avisé. Dès lors, la rupture n'est plus qu'une formalité.
Mais je suis là, petite cousine, à vous raconter des horreurs auxquelles il se peut bien que vous ne preniez aucun plaisir.—Souffrez donc qu'après un regard d'adieux au Palais des Papes je m'achemine vers l'avenue de la gare et que, franchissant l'antique passage gardé par deux massives tourelles, je m'installe dans l'express dont halète la locomotive, avec, dans ses flancs, toute l'impulsion contenue qui nous doit mener à Marseille.
Tarascon.
Tarascon, 40 minutes d'arrêt; malgré la torpeur en laquelle me vient de plonger une heure et demie de roulement sur la voie ferrée, ce vocable à vingt reprises jeté dans l'air par des bouches du Rhône, (excusez, cousine chérie, ce piétinement inusité dans les plates-bandes de Willy), ce vocable, dis-je, me fait sursauter. Et ce n'est pas, notez-le bien, qu'il ne m'ait été donné jusqu'à cette heure de m'arrêter vingt fois en ces parages; mais par une étrange série de contingences, je ne m'y trouvai que de nuit. Or, je porte à quiconque le défi de se reconnaître jamais en les méandres de la gare de Tarascon, s'il y débarque nuitamment. Cette gare effectivement donne plutôt l'impression d'une habile combinaison de courants d'air et ce mot n'est aucunement hyperbolique, si j'en crois l'affirmation d'un employé, lequel m'assure que les wagons abandonnés à eux-mêmes sur une des quadruples voies marssent tout seuls poussés qu'ils sont par le mistral. Est-ce un effet immédiat de l'ambiance méridionale ou quelque autre inexplicable influence, je l'ignore, mais je me sens disposé à croire sur parole le verbeux employé qui m'a gratuitement octroyé ce détail.
A la librairie de la gare, pas un volume de Daudet ne fait défaut et les élégants formats de Guillaume, sur lesquels s'étale en première page la face large et rubiconde de Tartarin, sont en singulière abondance.
Ce détail, au fond sans importance, ne laisse pas d'être piquant, si l'on songe que le nom d'Alphonse Daudet provoque au seul énoncé de véritables rugissements chez les habitants lettrés de la ville et que les libraires tiennent enfermés en leurs plus secrets tiroirs les œuvres localement frappées d'ostracisme du grand romancier.
Ces réflexions échangées entre nous, et l'asphalte quelques minutes battu par nos jambes engourdies, nous constatons qu'il reste encore à brûler vingt-cinq bonnes minutes. Mulder propose de fréter un sapin, ce qui lui vaut tous nos suffrages; et nous voilà traversant comme un ouragan la vieille ville dont les remparts et le château-fort méritent bien quelque attention; nous faisons à l'Eglise une courte visite et voici que l'automédon nous offre d'aller voir la Tarasque en son hangar familier. Nous n'en croyons pas nos oreilles, voir la Tarasque, comme cela, de but en blanc, est-ce Dieu possible et faut-il que l'on nous ait pris pour des voyageurs de marque!
Justement, c'est à deux pas; armée d'une clef robuste, une jeune fille ouvre à deux battants la porte d'une grange et nous troublons d'une profane curiosité le repos du monstre endormi. Bien conservée et nouvellement revernie la bête formidable, au corps hérissé de piquants, semble nous regarder de ses gros yeux démesurément ouverts. Et c'est vraiment d'une irrésistible cocasserie, cette confrontation du Chat Noir avec ce qui fut et ce qui demeure le Palladium de Tarascon.
Malgré la majesté sacro-sainte du lieu, nous échangeons quelques lazzis qui font presque sourire de pitié la jeune fille gardienne du trésor, laquelle nous tient quelque rancune assurément pour notre irrespect des vieilles croyances et met en poche, sans enthousiasme, la monnaie de billon collectée pour elle.
Au galop nous gagnons la gare où siffle déjà notre express et nous avons tout juste le temps de reprendre nos places avec l'intime satisfaction de n'avoir pas sottement dépensé nos quarante minutes. Un fou rire nous prend à nous remémorer l'imprévu pèlerinage à la Tarasque et l'inoubliable sérieux du cocher et de la jeune gardienne. Nous nous promettons pour le retour à Paris un vif succès de narrateurs auprès de nos amis boulevardiers en leur contant notre équipée, et nos commentaires joyeux poursuivis jusqu'à l'entrée en gare de Marseille tiennent en éveil un couple de jeunes mariés, dont les yeux battus et la mine déconfite trahissent quelque déception à se trouver en aussi bruyante compagnie.
Marseille,
On a écrit les Odeurs de Paris; il est surprenant que l'idée ne soit venue à personne d'écrire aussi les Odeurs de Marseille. Cette ville est décidément un centre d'infection et quand on envisage les déplorables conditions suivant lesquelles y sont établies à cette heure encore l'hygiène publique et l'assainissement, on s'étonne que les épidémies venues d'Orient où d'ailleurs n'y fassent pas tous les ans de plus terribles ravages.
Toujours est-il qu'un étranger n'y saurait séjourner plus de vingt-quatre heures sans être en proie à ce mouvement fébrile plus ou moins accentué suivant les individus et qu'on dénomme dans la plus rigoureuse pathologie la fièvre d'acclimatement. Que si maintenant vous me demandez ce que je pense de la ville proprement dite, je vous déclarerai qu'elle n'exerça jamais sur moi qu'une médiocre attraction et que la Cannebière dont s'émeut si fort l'orgueil local de ses habitants, ne m'apparût de tous temps que comme un bazar cosmopolite, africain, turc, chinois et français tout ensemble où l'on ne sait lequel vous asphyxie davantage, du papier d'Arménie où des effluves du Vieux Port. Sitôt ma chambre retenue, je descends quatre à quatre l'interminable escalier du Grand Hôtel et je saute dans un tramway, direction de la Joliette. Je me fais une joie de revoir parmi l'encombrement des quais, la façade nue en briques rouges des docks transatlantiques et aussi le ponton d'où je m'embarquai trois fois pour Alger et Tunis à bord de la Corse et du Duc de Bragance.
En un saut mental de quelques années, je me vois, jeune docteur frais émoulu de la Faculté de Montpellier, obtenant, trois jours à peine après la soutenance de ma thèse, un poste de médecin naviguant. En ma qualité de nouveau venu, le médecin en chef m'avait chargé, en attendant le départ de la Corse, de la garde de nuit dans le cabinet médical attenant au dock transatlantique. L'idée que le lendemain j'allais pour la première fois affronter les hasards de cette grande Bleue que j'aimais avec idolâtrie, pour n'avoir fréquenté que ses rivages, me tint en éveil toute la nuit. Je goûtai cette griserie délicieuse que donne à certaines âmes l'espoir de sensations nouvelles, et je couvris d'innombrables pattes de mouches qui pouvaient bien être des vers, quelques feuillets portant l'entête de la compagnie.
Ce m'est un plaisir de me rappeler ces émotions fraîches que dix-huit mois de consécutive navigation ne m'ont pas fait oublier.
Car si j'aimais la mer avant de la connaître,
Combien l'aimé-je mieux depuis que je la sais.
Donc ma première visite a été pour la Joliette et mon secret espoir est d'assister au départ d'un Transatlantique. Je vais être satisfait; le Moïse à destination de Tunis s'apprête à quitter le ponton sur lequel, avant de se séparer définitivement, des passagers échangent avec les amis qui demeurent, les paroles d'adieux, les souhaits de bon voyage et les effusions où les mains et les lèvres se quittent et se reprennent tour à tour. Au milieu de l'émotion grande qui s'est levée en moi par le fait de cette grosse machine qui déplace d'un continent à l'autre, telle une île qui marcherait, la population d'un gros bourg, un désir et comme un besoin d'observer s'est précisé dans mon esprit. Et je cherche sur les visages, à côté du masque voulu de chacun le reflet du monde intérieur. Tel qui s'embarque avec la moue d'un regret poignant me paraît à moi ravi de partir. Tel autre qui demeure prend des airs sacrifiés que démentent de furtives lueurs cueillies en ses yeux par mes yeux fureteurs. Un grand monsieur brun que je prends pour quelque propriétaire d'outre-mer venu passer quelque temps en France, comble de caresses une petite boulotte, offrant le type de la Juive Orientale et couverte de bagues et de bracelets. Tous deux en s'embrassant se chuchotent mille douceurs avec des projets pour le retour et quand sonne la cloche du départ, ils ont à se séparer un crève-cœur pénible à voir. On largue les amarres, le ponton se détache du navire, glisse contre ses flancs; le bruit vient jusqu'à nous, très perceptible, des commandements transmis à la machine par le timbre électrique de la passerelle; l'évolution commence de la lourde et svelte machine à la fois; un bras passé autour du mât de pavillon, le grand monsieur brun envoie de sa main libre des baisers à la petite boulotte qui répond par l'envol d'un fin mouchoir au bout des doigts. Cependant le Moïse occupe à présent le milieu du bassin et son avant pointé vers la sortie du port, il éructe après deux ou trois coups de sirène quelques jets de fumée noire et de vapeur. Déjà pour les amis et les parents restés à terre les personnages se fondent sur le pont du bateau que parcourent en tous sens des matelots hissant les dernières amarres; les voyageurs ont cessé d'apercevoir, parmi le grouillement des quais, ceux de qui les étreintes ont réchauffé leurs mains et leurs fronts et leurs lèvres. D'un mouvement quasi machinal la petite boulotte fait voltiger au bout de ses doigts grêles le mouchoir, pavillon suprême qui la peut révéler encore quelques secondes. Puis d'un geste qui semble dire: A quoi bon, puisqu'il ne me voit plus, elle remet le mouchoir dans un pli de son corsage.
Or, voici qu'un homme s'approche d'elle et lui parle dans les cheveux. En réfléchissant je me souviens d'avoir vu ce même homme quelques minutes avant, observant comme moi sur le ponton les préparatifs de départ. Et je m'attends à le voir éconduit et remis en place par la petite boulotte, mais celle-ci n'en fait rien. En m'approchant je saisis ce bout de dialogue: Que vous importe, puisqu'il n'est plus là, et qu'il ne vous voit plus; au lieu de s'indigner elle sourit et semble trouver très drôle le sans-gêne du monsieur. Et, bien que j'aie assisté en indifférent à tout ce manège, je me sens très triste à la voir décidément campée au bras de ce nouveau venu, tandis que lui, l'autre, l'amant peut-être ou le mari s'éloigne et se confond avec la ligne bleue du ciel et de la mer.
Sans être pessimiste on a droit de conclure que des scènes semblables se doivent produire chaque jour. Qui sait même si ce rôle de consolateurs n'est pas exploité par des professionnels, véritables pilleurs d'épaves morales dont celui que je viens de croquer ne serait qu'un très ordinaire spécimen.
Comme je rentre à l'hôtel je croise sur la Cannebière mon camarade Gondoin, escorté d'un grand jeune homme brun, au visage italien, à la parole douce teintée d'ironie. C'est un poète, ancien camarade d'études de Gondoin, et qui pour le moment remplit à Marseille les fonctions de rédacteur en chef du seul journal littéraire et artistique digne de cette double épithète, le Bavard. Nous l'accompagnons au bureau de rédaction de son journal, et sur sa table je feuillette à tout hasard un livre de vers portant ce titre: Le Rouet d'Omphale.
—Oh, oh, les jolis vers, m'écriai-je à la première page! C'est d'un de vos amis?
—C'est de moi-même?
Effectivement la brochure était signée Richard Cantinelli.
—J'emporte l'exemplaire?
—Comme il vous plaira.
Et voilà pourquoi, cousine, un bruit cristallin m'avertit vers trois heures ce matin que ma bougie entièrement consumée venait de briser ma bobêche. Mais vous savez qu'il n'est pour moi de plaisirs véritables que ceux que l'on partage avec ses amis. C'est pourquoi je vous envoie recopiée une des jolies pièces du très poétique recueil de Richard Cantinelli:
SUB PRÆSIDIO
Je veux bercer mon rêve indolent;
La nuit d'été, d'un geste très-lent,
Sème le vert couchant d'étoiles radieuses.
Voici Vénus la blonde et voici Bételgeuse,
Et puis d'autres peut-être sans nom,
Fleurs d'or s'ouvrant dans le ciel profond
Cueillies au matin par l'invisible Glaneuse.
Etoiles, lumineux pavots, dont le parfum
Dans un rayon ferme nos paupières,
Endort les frais enfants et les mères,
Réparant le mal fait par le soleil défunt;
Je vous invoque ainsi que Muses, mes divines,
Et lorsque vous montez des lointaines collines,
Et quand vous descendez vers la mer qui sourit,
Fleurs que l'aurore cueille au jardin de la Nuit,
Soyez bonnes, ainsi que vous l'avez été
Pour ces amants, unis par vous, un soir d'été,
Unis par vous encore, à l'heure où la nuit tombe.
Près de la ville de Vérone, en une tombe.
Marseille.
Le théâtre des Variétés est insuffisant à contenir le public de choix qui est accouru pour nous entendre. Il faut reconnaître que M. Simon, directeur de ce théâtre, ne néglige rien pour entretenir parmi les Marseillais le goût de la saine et moderne comédie.
Dès qu'une œuvre parisienne de quelque importance est consacrée par le succès et par la presse de la capitale, il n'hésite pas à la donner chez lui sans négliger pour la mise en scène et le rendu des détails les compléments parfois coûteux qu'elle peut exiger. C'est ainsi que fort peu de jours après leur triomphe à Paris, des pièces, comme les Tenailles, Lysistrata et Amants ont été représentées au théâtre des Variétés avec le concours s'il vous plaît d'artistes point négligeables; tels: Guitry, Marie Kolb, Suzanne Devoyod, Chavannes, etc.
J'ai eu pendant une des quatre journées que nous venons de séjourner ici la joie d'assister à la reprise de cette perle dramatique en un acte qui a nom l'Infidèle et qui fut l'éclatant début au théâtre du talentueux Porto Rriche.
Une jeune comédienne, récemment lauréate du Conservatoire de Paris, Mlle Chavannes, m'a fait goûter une fois de plus la saveur de ces strophes chantantes et polissonnes:
Je suis un homme triste,
Un pauvre guitariste
Que tout abandonna,
Mais au lit Vanina,
Je suis un grand artiste:
Je vaux Palestrina.
Ou encore la déconcertante ironie des vers suivants en lesquels Porto Riche analyse avec une brutale franchise la façon d'aimer des poètes ses frères!
Même au lit ce n'est pas à la maîtresse aimée
Que songent les rimeurs, c'est à la Renommée;
Vous n'êtes, o Beautés, sous leurs enlacements,
Que matière à sonnets et que chair à romans.
. . . . . . . . . . . . . . . .
Ils sont les chiffonniers de toutes vos pensées;
Vous ôtez votre robe, ils ôtent leur pourpoint,
Mais quand vous soupirez ils ne soupirent point.
Est-il vrai, toi qui sais comment le tien manœuvre;
Il faut toute la nuit parler de leur chef-d'œuvre.
Pour ce qui est de notre personnel succès à Marseille, je charge mon ami Cantinelli de vous l'apprendre et je joins à ma brève missive la très littéraire chronique qu'il nous a voulu consacrer:
«Frileux comme tous les félins, le Chat Noir s'en est venu passer l'hiver sur notre côte, faire le gros dos au soleil et mirer dans le bleu de nos vagues ses ironiques babines. A une époque de fête et de folie, il vient mêler aux gambades exagérées des masques, la finesse de sa satire correcte, aux hurlements et aux déhanchements des Matassins et des Pierrots, sa fantaisie tour à tour lyrique et loufoque.
Salis est avec eux, Salis, le satrape et l'archonte de la Butte sacrée, Salis, l'homme aux lèvres pâles sous la moustache rousse. Grandiloquent et familier, il bonimente chaque soir, mélangeant les souvenirs historiques les plus lointains aux actualités les plus récentes, accouplant Duilius à M. Barthou, M. Jaurès à Hamilcar Barca, confondant à dessein les Cimbres et les Malgaches, les conseillers municipaux et les héliastes. Sûr de l'impunité réservée aux gens d'esprit, il daube infatiguablement les institutions fondamentales: magistrats, médecins, corps élus et marchandes de baisers.
Comme le roi Xerès les Argyraspides, cinq chansonniers l'entourent: ce sont Montoya, Bonnaud, Gondoin, Moy et Millo d'Attique. Montoya, poète de l'amour sensuel et vibrant, a célébré la gloire de la femme et de chacun de ses charmes; il a dit avec des larmes et des frissons l'exaltation et la tristesse amoureuses, la ferveur et l'accablement des passions intenses, sur un rythme qui tient à la fois de l'hymne et de la mélopée. Bonnaud (que ses parents nommèrent Dominique), a dit M. Coppée en un alexandrin fameux, regard fin sous le binocle, drapé dans une sorte de poncho noir, mord du bout des dents, égratigne à fleur de peau nos gloires de la littérature et du bidet, n'épargnant pas plus M. Thureau-Dangin, son oncle authentique, que la belle Otero, à laquelle il ne demanda jamais de leçons d'espagnol.
Gondoin est au Chat Noir ce que Chincholle est au Figaro, toutes proportions gardées. J'entends qu'il ne quitterait le reportage du Chat Noir que pour les premiers-Paris de la feuille à Périvier. Nul mieux que lui ne sait dégager la morale ironique du fait divers; «drôlir», ainsi que dit Bergerat, l'information. Mysogine effréné, il réserve le meilleur de sa haine pour Sarah Bernhardt et Séverine qui n'ont pu jusqu'ici, étant donné leur âge, acheter son silence.
Jules Moy enfin et Millo d'Attique se partagent l'empire de la fantaisie bouffe. Polyglottes émérites, ils parlent avec une égale facilité, en langue française, les jargons les plus baroques, le belge, l'anglais et l'Ohnet.
Parlerons-nous aussi des pièces que le Chat Noir a emmenées avec lui, de Phryné, la courtisane d'hier et de jadis, de la Marche à l'Etoile, de l'Epopée, des Clairs de Lune. Gambetta disait d'elles qu'on les voit toujours et qu'on n'en parle jamais. Eblouissement des lumières bleues, orangées, charme infini des brouillards gris de perles, où les silhouettes noires se profilent en gestes héroïques, canailles ou mystiques; le plus vrai de tous les théâtres et le plus humain, car on n'y voit que des marionnettes!»
Monte-Carlo, 2 février.
Serait-ce donc vrai qu'il existe en France, longeant la mer Bleue, un ruban de terre d'environ trente ou quarante lieues, où le ciel n'est inclément et grognon que par boutades, où les vents déchaînés se muent en brises douces qui caressent comme des palmes agitées l'épiderme de nos blondes compagnes; où le soleil enfin montre sa face réjouie tandis que partout ailleurs la pluie tombe avec l'ennui morne et parfois aussi la neige aux flocons blancs et tristes qui nous font songeurs et mauvais?
Je commence à la croire sincèrement cette légende et avec une foi d'autant plus vive que la soif me vient à la longue d'un peu de ciel bleu, d'un peu de verdure aussi et de terre chaude et féconde.
Sitôt Marseille quitté dans la brume et dans l'humide buée d'un matin d'hiver, voici qu'un pan d'horizon se dégage lentement et qu'il me vient, comme une manne en plein visage, un rayon d'or que je bois avidement.
Merci Phébus Apollon; avec ferveur je te salue, toi qui me viens donner pour cet hiver ce premier baptême de feu. Je t'en supplie, au moins, qu'il te plaise continuer et que ton char précédant notre marche lui trace une voie triomphale de pourpre et d'or où nous cueillerons, enthousiastes moissonneurs, les étincelles tombées en gerbes de ta couronne radieuse.
Et je me sens devenir lyrique sous la caresse du Dieu bienfaisant, tandis que sur la banquette qui me fait face, une bonne dame s'occupe à disposer en pile, sous les épaules de son pauvre mari phtisique, des coussins qui lui permettront d'avoir sa part aussi de soleil rouge et vivifiant.
Nous arrivons à Nice en plein midi et c'est le triomphe définitif de la lumière. Successivement passent devant nous comme un panorama de pittoresques aquarelles formant une vaste symphonie en bleu majeur, Antibes, Cannes, Villefranche, le Golfe Juan, la Turbie, Beaulieu et Monaco dont le rocher en tête de chien nous est parfois intercepté par des masses terreuses dominant la voie ferrée du côté de la mer.
Un arrêt; il s'opère dans le train qui nous porte un sérieux mouvement de voyageurs, dont la plupart sont arrivés au terme de leur voyage et mettent pied à terre au milieu des sollicitations d'innombrables casquettes galonnées. Impassible et debout sur le trottoir de la petite gare, un carabinier monégasque, à peine différent comme tenue de nos gendarmes français, assiste au va et vient des étrangers et salue le train à l'arrivée comme au départ.
Je cherche des yeux mon camarade Jules Mery, le bon poète et le talentueux écrivain qui remplit à Monte-Carlo, sous la direction Gunsbourg, les fonctions de secrétaire artistique du Casino. D'un mot lancé de Marseille je l'ai prévenu de mon arrivée et je me réjouis du plaisir que nous aurons à nous retrouver en pays monégasque, car il me souvient de projets formés à cet effet lors de son dernier voyage à Paris où il venait de faire accepter comme feuilleton au journal Le Jour, son roman: Les Œufs de Pâques.
Ce n'est pas lui que mes yeux rencontrent tout d'abord, mais un bon camarade que je ne m'attendais certes pas à trouver ici: Jehan Dumoulin, spirituel chansonnier et charmant diseur qui fut un temps, comme moi-même, le chantre officiel de l'association des étudiants. Sa mère l'accompagne et le soigne avec dévouement, car il semble bien malade le pauvre jeune homme dont il me souvient comme d'un brave et digne cœur. Il y a quatre ans à peine, j'étais plus malade qu'il ne l'est à cette heure, et condamné par la docte Faculté de Paris je me débattais sous les griffes d'une pneumonie déclarée mortelle.
Dumoulin fut à ce moment l'un des plus empressés à prendre de mes nouvelles, et, bien que ma chambre lui fût comme à tous mes amis interdite, j'entendais au milieu de ma fièvre son nom prononcé par la garde plusieurs fois le jour. Quand j'allai mieux, il m'apporta, Dieu sait avec quelle joie débordante, une bouteille d'excellent rancio dont il me fallut boire une lampée devant lui. Et plus tard, quand j'eus quitté Paris pour me refaire des poumons en naviguant à bord des paquebots, il me consacra dans une feuille hebdomadaire qu'il avait fondée, Le Gringoire, sa première chronique littéraire, y parlant de moi comme d'un frère aîné qui l'avait précédé et souventes fois encouragé dans la voie chansonnière où il faisait ses premières armes. Et voilà que je le retrouve les yeux cerclés d'un anneau bleuâtre, la face amaigrie sous la barbe folle un peu négligée qui la couvre, une indicible tristesse éparse en sa physionomie. Certes, il faut qu'on l'ait jugé bien malade pour que sa brave mère, Directrice d'une importante école communale de Paris et qui porte dignement la rosette de l'instruction publique, ait pris sur elle de l'accompagner en cette saison. Et je les plains tous les deux du fond du cœur, non sans faire à part moi des vœux fervents pour la guérison du jeune et intéressant malade.
Cependant que j'exprime à la mère et au fils, en dissimulant tant bien que mal mon émotion, le vif plaisir que j'éprouve à les rencontrer, le train d'où nous sommes descendus s'apprête à les emporter vers Menton et j'aperçois Jules Mery qui, pour ne pas m'interrompre, se tient à quelque distance, attendant la fin de mon entretien. Il s'offre à me servir de guide à travers les hôtels nombreux situés en contrebas de la gare et ce n'est pas sans peine que nous découvrons ensemble un gîte suffisant pour un littérateur de goûts modestes et de moyennes prétentions. Puis il me quitte en me donnant rendez-vous pour quatre heures au palais des Beaux-Arts, car c'est en matinée que durant notre séjour ici se donneront nos représentations. Son Altesse Sérénissime la Princesse Alice de Monaco veut assister en personne à notre séance d'ouverture, nous a dit à la gare le Directeur Gunsbourg, et, malgré l'inévitable fatigue d'une demi journée de voyage, il s'agit de nous distinguer et d'être dignes de la faveur princière dont nous sommes les objets.
Le palais des Beaux-Arts est un très vaste hall de forme ovale, dont la charpente antérieure est moitié maçonnée, moitié métallique. La toiture est faite d'un grand vitrage à carreaux dépolis laissant filtrer une lumière atténuée qui permet de supprimer l'usage des lampes, ce local étant uniquement destiné aux représentations de jour ou matinées. Une serre abondamment pourvue de chaises cannées et de sièges confortables sert de vestibule à la salle de spectacle et permet tout ensemble des expositions de peinture et des auditions de musique facile pour faire patienter les amateurs. Un coup d'œil rapidement jeté sur les toiles exposées m'a laissé le souvenir d'un très amusant portrait signé Roybet et représentant M. Dramard en fraise et pourpoint Henri IV, avec un rejet de tête en arrière du plus martial effet; et aussi une toile très singulière dont m'échappe la signature, où l'on voit sur une plage fantastique plusieurs rangées de violoncellistes se prolongeant à l'infini et penchés sur des pupitres qu'éclairent autant de lampions fuligineux. Il serait difficile de prendre au sérieux cette composition empreinte d'un évident fumisme mais dont la conception et l'exécution décèlent un esprit original et une facture consommée.
Le rideau se lève sur notre habituel décor que les mains habiles de nos machinistes ont prestement accommodé à la scène du petit théâtre. Son Altesse la Princesse Alice occupe le fauteuil central du premier rang; à sa gauche nous reconnaissons le compositeur Isidore de Lara, l'auteur applaudi de la Lumière de l'Asie et d'Amy Robsart, le maestro dont le talent a su gagner et conserver cette exceptionelle faveur d'être le compositeur ordinaire de leurs Altesses. Les deux autres fauteuils du même rang sont occupés par la jeune duchesse de Richelieu, fille de la Princesse Alice, et par Mlle de Lara sa lectrice et sa demoiselle de compagnie. Ce n'a pas été sans quelques tiraillements que ces deux jeunes personnes ont été admises à la faveur de nous entendre; le répertoire chatnoiresque effarouchait quelque peu pour elles la Princesse mère et Salis a dû s'engager à ne servir que des pièces très châtiées et d'une implacable censure. Au reste, et vous en conviendrez, cousine, vous qui savez comme pas une votre Chat Noir sur le bout du doigt, il n'y a pas fort à faire pour cela et je ne sache pas qu'il se puisse entendre en aucun théâtre ou concert, répertoire plus foncièrement honnête que le nôtre. Aussi la représentation marche-t-elle à merveille avec toutefois un incident imprévu que Salis, homme d'à propos, a su rendre intéressant pour l'assemblée entière. Cependant que notre camarade Bonnaud termine au milieu des éclats de rire sa très spirituelle chanson sur le mariage du Sar Peladan, nous apercevons la sympathique figure de Coquelin Cadet, lequel, arrivé en retard et voulant gagner un bon fauteuil sans troubler le spectacle, s'insinue sournoisement parmi les auditeurs et baisse la tête pour n'être pas reconnu. Le moment est bon pour l'interpeller et Salis n'y manque point, le prenant à parti et l'invitant à payer son écot en bons et beaux monologues, comme jadis au temps lointain des hydropathes. Le moyen de résister à semblable injonction? Cadet se précipite, sa canne et son chapeau à la main, hors la salle qu'il lui faut contourner pour pénétrer jusqu'à la scène, et, soufflant comme un phoque, il aborde enfin la rampe qui n'a plus de secrets pour lui. Il recueille sa part de succès et de rires fous, rappelé trois fois par un public ami très amusé de l'incident, et, gravement quand il va se retirer, Salis, en manière de récompense, lui offre un volumineux remontoir en nickel adorné d'un netschké d'ivoire que le bon sociétaire examine avec d'éjouissantes grimaces.
La partie est gagnée définitivement et le rire installé dans la salle jusqu'à nouvel ordre. Notre représentation a duré une bonne demi-heure de plus que les spectacles ordinaires de ce même théâtre des Beaux-Arts et personne, certes, ne songe à s'en plaindre.
Très satisfaits de l'accueil qui nous a été réservé, nous endossons nos pardessus lorsque le directeur Gunsbourg vient nous prier de demeurer quelques instants encore. La Princesse Alice désire que nous lui soyons individuellement présentés pour nous remercier du plaisir qu'elle a pris à nous entendre. Et c'est avec la meilleure grâce du monde, avec le tact le plus parfait, que Son Altesse sérénissime décerne à chacun, suivant ses mérites, le compliment qui lui peut aller droit au cœur, donnant ainsi la preuve irrécusable d'un jugement droit et solide qui n'attend pas pour se produire l'énoncé d'une critique étrangère ou l'admiration aveugle d'un snobisme indifférent.
Les tableaux du Sphinx, de Fragerolles, ont particulièrement impressionné Son Altesse qui désire entendre cette œuvre à nouveau, et qui promet de ne pas manquer une seule de nos représentations, car elle se dit tout à fait conquise par le répertoire Chatnoiresque et ravie de se soustraire un peu, grâce à nous, à l'audition trop répétée des chefs-d'œuvre officiels.
Cependant que pour nous remettre d'une aussi chaude journée, nous humons tout ensemble, à la terrasse du Café de Paris, une lampée d'oxygène nature et l'absinthe consolatrice aux tons ambrés, Jules Mery vient nous offrir de nous faire assister le soir même à la représentation de La Traviata. Adelina Patti, engagée à Monte-Carlo pour trois représentations, chantera l'héroïne de Verdi, que dans une carrière théâtrale de trente-cinq ans elle interpréta sur toutes les grandes scènes du monde. Il faudrait être réfractaire à toute artistique curiosité pour ne pas accepter l'offre tentante de Mery. Aussi sommes-nous ponctuellement, dès huit heures, dans la loge que le très sympathique chef d'orchestre Jehin a bien voulu nous prêter pour la circonstance. Malgré le tarif élevé des places (quarante francs) les fauteuils sont envahis et la recette qui ferait sursauter de joie un directeur de province ne suffira pas ici à payer la moitié des frais, car le casino de Monte-Carlo traite ses artistes en grands seigneurs et ne donne pas moins de dix mille francs à la coûteuse cantatrice qui va nous servir, dans un instant, les reliefs de sa voix et de sa beauté.
Le spectacle se traîne malgré de nombreuses coupures et l'oreille accoutumée aux somptuosités de l'harmonie moderne et à la savante orfèvrerie des récentes orchestrations, a quelque peine à réentendre dans le grand vaisseau du théâtre, les flonflons cent fois ressassés par les orgues de barbarie et par les mandolines des racleurs de boyau transalpins.
La voix de la grande cantatrice a perdu son ampleur et ne se reconnaît de temps en temps qu'à de prestigieuses roulades et à quelques éclats. Le ténor italien qui lui donne la réplique, Apostolu, atteint d'un assez fort nasillement, est gêné aux entournures de sa voix et laisse perdre nombre d'effets pour ce que ses répliques ont été baissées d'un demi ton. (Le voisinage des grands artistes a de ces exigences au théâtre). Seul au milieu de ce très modeste concert, l'organe riche et facile du baryton Caruson fait valoir ses merveilleuses qualités de plénitude homogène et de timbre savoureux. Et la soirée s'achève sans encombre avec les ovations convenues qui saluent l'étoile pâlissante laquelle, il faut le dire, sait mourir avec une belle vérité d'attitudes et de physionomie, à savoir un raidissement très habile des jambes et l'occlusion fort bien jouée des paupières, en un spasme point exagéré.
Remarqué, le jeu plein de fougue et de virtuosité d'un jeune chef d'orchestre italien, monsieur A. Vigna, que la grande cantatrice a fait spécialement engager pour diriger les œuvres de Verdi et de Donizetti qu'elle interprète à peu près exclusivement. Ce maestro, dont la taille est plutôt exiguë se dresse sur son séant et s'effondre tour à tour, virevoltant de droite à gauche avec une frénésie de mouvements, tout à fait compatible, nous assure-t-on, avec la furia musicale du génie italien. Toujours est-il que personne ne bronche à l'orchestre et que les attaques des instruments comme celles des chœurs et des premiers sujets sont enlevées, on peut dire à la baguette.
Grâce aux coupures nombreuses, le spectacle se termine vers onze heures moins un quart, pour permettre aux joueurs égarés dans la salle du concert, de jeter avant de s'aller coucher quelques billets bleus sur les tables de roulette et de trente et quarante. Ce divertissement n'est pas dans nos moyens et nous préférons, en noctambules avérés que nous sommes, tuer une heure ou deux au café Riche, le seul établissement de la Principauté qui s'offre à recueillir les veilleurs impénitents. L'orchestre des Tsiganes au grand complet nous y ménage une audition prolongée de valses lentes et de mélopées râlantes en cymbalum majeur. A vous dire vrai, je ne crains pas cette musique un peu sauvage dont les rythmes souvent réfractaires à la notation donnent à l'oreille la sensation d'une coulée de voluptueuse langueur; et je l'aime surtout dans cette nature énervante et tiède, à laquelle il me semble qu'elle vient surajouter ses effluves et ses hoquets de spasmes frissonnants.
Pas très nombreux, les attardés oisifs qui viennent goûter au Café Riche, en même temps que la musique des Tsiganes, les joies inappréciables du Noctambulisme et pas très choisis surtout. On me montre un Autrichien, champion du tir aux pigeons qui a gagné ce matin même un prix de soixante mille francs. Il s'est coiffé, pour que nul n'en ignore, d'un feutre marron de forme conique, surmonté d'une plume de pigeon, et il promène son triomphe de table en table, en quête d'admirations et de sourires.
Assises par petites tables isolées, des hétaïres attendent la fortune.
Sur le prolongement de la banquette latérale où nous trônons, Mery et moi, je crois reconnaître la physionomie d'une grande fille blonde aux cheveux courts et bouclés, à la face un peu bouffie et lymphatique, aux yeux petits, comme percés en vrille, mais d'un joli bleu clair et malicieux en diable. Elle soupe au Champagne avec une amie et s'agite fort en parlant. Puis je la vois se lever au moment où l'orchestre Tsigane attaque une valse bien connue de Johann Strauss, et, sans qu'on l'en prie, avec une spontanéité charmante, esquisser très gracieusement les pas d'une valse en cavalier seul. Du coup, je la reconnais: c'est Léonie des Glaieuls, une aimable dégraffée qu'il me souvient d'avoir vue autrefois chez Maxims et dont le jeu retrouvé, très particulier d'élégance et d'harmonie, ressuscite à mes yeux les traits un peu flottants dans ma mémoire. Cette créature semble née pour la danse et, bien qu'elle ait suivi les leçons de plusieurs maîtres de ballet, je gagerais qu'elle ne leur doit pas grand chose des qualités dont nous sommes les témoins charmés. Ses pas qu'on supposerait réglés d'avance et sus par cœur, tant la cadence en est infaillible et la chute rythmée, sont de pure et simple improvisation, et que de trouvailles de grâce dans certains rejets en arrière suivis d'un très lent balancement du torse, où la tête abandonnée et comme flottante semble devoir entraîner dans la chute irrémédiable, cette jolie machine de chair blonde et d'onduleux froufrous.
Quelques audacieuses imitatrices qu'un si brillant exemple allécha, ne tardent pas à rentrer dans le rang, après des passes maladroites et le bruit dissonant de quelques chaises renversées. Et cependant deux heures sonnent: c'est pour Monte-Carlo le terme de l'ultime flânerie nocturne. Nous quittons le Café Riche, précédés que nous sommes par la théorie des Tsiganes qui se vont coucher. Je gagerais qu'au fond la récente aventure de leur camarade Rigo leur met au cœur l'espoir de semblables fortunes. Chacun d'eux doit rêver en sa couchette de quelque Princesse au cœur sensible qui peut-être aussi le voudra dorloter en un grand lit en bois de rose et qui promènera ses doigts parmi l'écheveau brun de ses cheveux pommadés, en lui donnant des noms d'oiseaux.
Monte-Carlo, 3 février.
Le moyen, s'il vous plaît, de n'obéir pas à l'injonction d'un rai de soleil qui vient obstinément vous caresser la joue, comme ferait d'une plume quelque malicieux enfant.
Je saute du lit, n'ayant nullement conscience de l'heure très matinale dont je ne m'avise qu'après une toilette sommaire. Se peut-il vraiment que j'aie si peu dormi, cinq heures à peine. Je sais un médecin enjuponné qui m'enjoindrait de regagner mes draps au plus vite, mais où serait le bénéfice de voyager seul si l'on n'usait pas de son indépendance.
Un coup d'œil jeté négligemment par la fenêtre donnant sur la mer me décide à la matinale escapade, dont, par avance et sous la neige des froids pays traversés, j'escomptai les joies enfantines. Et je sors, tout surpris de n'éprouver point ces frissons que donne au saut du lit, en cette époque hyémale, le premier contact de l'air extérieur.
La mer que je sens là, tout près de moi, comme une soupe d'azur dont le bord effleurerait mes lèvres, est déjà, sous le soleil de la septième heure, de ce bleu joli presque invraisemblable que j'ai retrouvé hier et aujourd'hui tel qu'il était gravé dans ma mémoire pour l'avoir deux fois contemplé ces douze ans passés.
Quelques rides courent à fleur d'eau, qui n'arrivent pas même à se résoudre en écume sur le sable semé de cailloux du sinueux rivage, et c'est un spectacle à la fois calme et grandiose que celui de cette nappe lumineuse qui s'étend du cap Martin jusqu'au rocher hiératique de la Principauté, avec de-ci de-là, comme des taches élégantes, le profil de deux ou trois yachts amarrés.
Le pont du chemin de fer dépassé, après une course de cinq minutes au bord de l'eau, je m'asseois tant bien que mal sur un siège rustique fait de quelques pierres assemblées, et me sentant idoine au labeur poétique, je griffonne sur mon genou ces vers que je vous donne comme ils sont venus, à savoir, écrits d'une haleine et sans le consécutif travail d'élimage et d'arrangement que réclame la figuration en de savantes anthologies. Gardez-les précieusement; peut-être aurez-vous grand peine à les reconnaître plus tard en le recueil futur où les colligera le souci de ma gloire. Or, les voici:
LE MESSAGE DU VENT.
Pour toi la douce et la meilleure, aussi l'aimée,
Dont le sourire m'est un clair rayonnement,
Pour toi dont je ne sais qu'avec un tremblement
Evoquer la mémoire en mon cœur enfermée.
Afin qu'il te soit dit par la brise du soir,
J'abandonne au zéphyr du matin ce poème,
Le voyageur ailé, le vent, ce vieux bohème,
Me voudra faire ce plaisir de t'aller voir.
Et cependant qu'à travers bois et prés et plaines,
Il s'en ira vers toi le divin messager,
Jamais las du voyage à toujours voyager,
Il boira le parfum des fleurs et leurs haleines!
Et quand il te dira ces vers tout palpitants
D'avoir couru si vite au creux de ton oreille,
Tu connaîtras la joie immense et non pareille,
De manger de mon âme en buvant du Printemps.
Ces vers écrits, tel Démosthène (sans toutefois l'inutile précaution des cailloux) je les déclame à la mer bleue. Après quoi, me sentant pris d'un vague sommeil, je m'assoupis au murmure berceur des vagues. Mais il paraît que je n'ai pas encore à l'endroit du soleil l'indifférence d'un lazzarone, car j'éprouve un réel malaise à la caresse des rayons dont m'inonde le ciel, et mis sur pied dans un clin d'œil, je m'achemine vers la Terrasse du Café de Paris.
Je passerai, s'il vous plaît, cousine, sur les détails de notre seconde représentation. L'épopée de Caran d'Ache a cette fois succédé sur l'affiche à cette autre épopée antique, le Sphinx, et la princesse Alice qui, pour la seconde fois, est venue à notre spectacle, manifeste une joie quasi enfantine au défilé pompeux des légions impériales et au ragoût verveux dont Salis accompagne les principaux épisodes de cette œuvre évocatrice. Peut-être même notre éloquent impresario s'est-il laissé entraîner un peu loin, dans ses comparaisons des temps héroïques de l'empire, avec la banalité des contemporaines occupations.
A deux ou trois reprises, le Directeur de Gunsbourg, fin diplomate s'il en fut, l'est venu supplier dans la coulisse de mettre une sourdine à ses périodes subversives et à ses critiques gouvernementales. Salis ne se laisse pas effrayer pour si peu et bonimente à qui mieux mieux, ironisant à perte de vue sur le compte de Monsieur Félisque Faure, margrave d'Amboise et marquis de Rambouillet, puis sur le piqueur Montjarret, son professeur d'équitation, sur Crozier qui lui fournit cet à peu près! Il n'y a pas de Crozier sans Lépine, et qu'il appelle le Marquis de Dreux Brézé de l'Exécutif, puis enfin sur le consul de France à Monte-Carlo, en personne, M. Glaise dont le nom se prête à mille et un brocarts.
A l'issue du spectacle, la princesse dont la sympathie nous est définitivement acquise veut nous la témoigner encore de vive voix. Salis lui fait don pour son musée particulier, d'une des silhouettes découpées qui tout à l'heure, sous le nom de Jourdan ou de Bessières, conduisaient le défilé des troupes impériales. Son Altesse l'accepte et se confond en remercîments pendant que notre chef machiniste Jolly, appelé pour recevoir sa part d'éloges, arrive en épongeant son front qui vient d'essuyer plus de vingt charges de cavalerie, et en protégeant d'une bande de diachylon sa main gauche quelque peu brûlée par une fusée réfractaire.
Donc, nous allons savourer ce soir la joie douce de ne rien faire et de n'entendre ni conférences, ni concerts. Et, ce n'est pas, croyez le bien, que le Casino refuse à ses habitués les consolations musicales qui sont, avec le viatique, de salutaires institutions, mais le programme de ce soir ne réunit pas nos suffrages et puis, dame, s'enfermer volontairement par ces températures, c'est se montrer ingrat sans raison à l'endroit d'un ciel qui nous comble de bienfaits.
Les bonnes heures de farniente et de rêvasserie passent si vite à la terrasse du café de Paris que nous sommes tout surpris de voir s'écouler à flots pressés, la foule des joueurs et des joueuses élégantes qui se hâtent vers leurs hôtels, les uns pour y goûter le repos mérité par des heures de fièvre, les autres, pour vérifier dans le silence de leurs chambres l'état précis de leurs finances ou pour dégager des chiffres inscrits, l'infaillible et définitive martingale; fous à lier qui perdent ainsi deux fois leur sommeil.
Hantés que nous sommes par le souvenir des chorégraphies de la veille, nous nous dirigeons vers le café Riche, avec l'espoir que la très troublante Léonie des Glaieuls y voudra bien renouveler ses entrechats. Nous l'apercevons dès l'entrée, soupant comme hier, à la même place, mais la figure bouleversée, les yeux gonflés de larmes contenues, peu disposée, sans doute, à se donner en spectacle, malgré l'évidente venue de quelques admirateurs dont nous sommes.
Cependant les Tsiganes font entendre leurs czardas les plus enlevantes et leurs valses hongroises étrangement syncopées; les garçons du café Riche se souvenant du succès de la veille, dégagent l'étroit passage qui mène aux banquettes, comme pour inviter les danseurs à s'ébattre à l'aise, sans la crainte des chaises heurtées et des guéridons culbutés; déjà deux américaines ont ouvert le bal, prêchant d'exemple, et quelques Messieurs s'empressent pour disjoindre ce couple au sexe uniforme. Cette fois, des Glaieuls n'y tient plus; elle bondit dans l'arène, la tête haute désormais avec un joli frémissement des narines, et sûre d'elle-même comme de nos suffrages, elle nous offre, une heure durant, la griserie de son sourire et la souplesse jolie de son corps serpentin.
Mais ce soir semble-t-il, le vent n'est pas à la chorégraphie; pendant que la jeune almée cambre ses reins et se renverse en dépit des lois les plus sacrées de l'équilibre, le plus grand nombre des consommateurs s'esquivent doucement et il ne reste plus en quelques minutes que le groupe restreint des admirateurs sincères et fascinés que nous demeurons.
La danseuse ne tarde pas à s'apercevoir de la sournoise désertion et piquée au vif malgré l'indifférence qu'elle a jusqu'ici paru témoigner à la galerie, elle adresse aux fuyards pour la plupart américains, quelques épithètes boulevardières au nombre desquelles les mots de mufle et de rastaqouère se peuvent citer comme de très anodins euphémismes. Les deux derniers convives, (je nous excepte) endossent leurs pardessus parmi la pluie des quolibets et des pieds de nez de cette enfant terrible, qui les salue de cet adieu jeté dans ses deux mains en porte voix: Allez vous coucher pannés que vous êtes, michetons en pain d'épice, allez rêver de mes dessous que je vous ai fait voir à l'œil et gardez vos derniers louis pour la roulette! Elle est plus p.... que moi, car elle vous les prendra jusqu'au dernier sans vous rien donner en échange.» Et sur cette réflexion dont on ne saurait trop louer la profondeur, la jeune danseuse s'effondre sur sa banquette, comme épuisée par cette harangue, pendant que deux larmes très authentiques, sans apparence de raison sourdent à ses paupières.
Qui peut bien lui avoir causé ce gros chagrin? Il nous semble que c'est presque notre droit d'en solliciter la confidence et nous apprenons que la mignonne Léonie a joué gros jeu ce soir même et qu'elle a perdu sans répit. La guigne la poursuit d'ailleurs depuis plusieurs semaines et sa crise de larmes, préparée par les émotions de la journée, n'attendait plus pour éclater que l'ultime froissement d'amour-propre dont nous venons d'être témoins.
Mais le chagrin ne dure pas, chez les natures versatiles comme celle de notre nouvelle amie. Aussi la voyons-nous passer des larmes à la gaîté la plus délirante gaîté nerveuse, il est vrai, faite d'éclats de rire et de soubresauts. Puis voici qu'elle nous offre, pour nous récompenser d'avoir été gentils en demeurant, de la raccompagner avec son amie dans la villa de cette dernière. Et nous voilà juchés tant bien que mal sur les deux victorias postées à la sortie du Riche! Cocher, villa Rosette et rondement.
L'hospitalité nous est offerte le plus gracieusement du monde par l'hôtesse amie de des Glaieuls qui nous octroie libéralement quelques œufs durs et les débris d'un pâté, (on ne saurait tout prévoir). Chacun de nous y va de sa romance ou de son monologue et pour clôturer cette fête improvisée, la châtelaine interprète en s'accompagnant elle-même au piano une parodie de quelques couplets d'opérette, dont les paroles évoqueraient le rouge des pudeurs violées, aux joues d'une compagnie de sapeurs. Bref, l'aube naissante aux reflets violâtres éclaire la rentrée à Monte-Carlo de notre petite caravane trop nombreuse, hélas, pour oser demander asile aux aimables personnes de la Villa Rosette. Et vous direz après cela cousine que je vous cèle un mot de mon voyage et que je suis un cachottier!
4 février,
Ce n'est pas sans quelques jurons familiers, entendus de moi seul, d'ailleurs, que j'ai pu ce matin (je parle de onze heures environ) me résoudre aux formalités du réveil et de la toilette. O des Glaieuls, ma mie, quel mal aux cheveux je vous dois. Et cependant, comment ne pas me rendre à l'aimable invitation du Directeur Gunsbourg, lequel, en dépit des transes et des torturantes minutes que lui fit connaître Salis, nous a priés à déjeuner en sa villa délicieusement nommée Bella Stella.
Au risque d'arriver bon dernier, je cours en toute hâte quérir à la Condamine, chez le chapelier Floury, une coiffure sortable, car jamais la hideur du haut de forme ne m'était plus nettement apparue qu'en ce pays de verdure et de lumière. Je me rappelle à ce sujet l'impression de grotesque ressentie lors de mon premier voyage en Haïti, à la vue de tous les indigènes dont le Saint Simon avait fait pour moi des compagnons de voyage et que je voyais avant de mettre pied à terre, se vêtir de complets en drap noir et s'affubler de trente-six reflets signés Deslions.
Et j'arrive bon dernier comme c'était prévu, pour essuyer avant que de m'asseoir à table les plaisanteries de mes camarades très occupés à décortiquer des crevettes. Un vent de bonne humeur souffle sur les convives, pour lesquels Mme Gunsbourg prodigue ses sourires et ses compliments d'ailleurs exempts de fadeur et de banalité. Son mari n'est pas en reste avec elle; il commence par décliner toutes prétentions culinaires, mais au contraire, il se vante hautement d'avoir une des caves les mieux fournies de la Principauté. Ce à quoi nous ripostons en nous offrant tous ensemble à constituer un Jury de dégustation. L'expérience d'ailleurs est toute en faveur de notre hôte. Nous en convenons avec l'exubérante gaîté, fruit de nos travaux œnophiles. Alors commence la série des anecdotes et je vous prie de croire qu'il en défile quelques-unes et pas des moins salées. Gunsbourg est un struggle for lifer qui a roulé sa bosse un peu partout et dont la mémoire a noté quelques bonnes farces dignes de renfoncer les contes de Boccace et les Cent Nouvelles et aussi le bagage du tant gaulois conteur Armand Sylvestre.
J'aime mieux tout de suite convenir que ma tête, mise en désarroi par les Chiantis et les Porto Vecchios se refuse à transcrire par le menu les drôlatiques aventures narrées par le verveux directeur. Je vous en veux cependant donner quelque idée, en choisissant dans le tas une des plus piquantes.
Depuis que lui sont confiées les destinées artistiques de quelques théâtres Européens, tant à Pétersbourg, qu'à Buda Pesth et qu'à Monaco, car je vous l'ai donné pour un cosmopolite et j'ajoute ce détail qu'il est aussi très polyglotte, Gunsbourg ne s'est jamais séparé d'un ami d'enfance, un comique du nom de Buiselay. Cet homme est paraît-il un des plus étonnants pince sans rire qui se puissent imaginer. Il professe l'horreur des ténors bellâtres, et rien ne l'enrage comme les succès d'ailleurs légendaires, que comporte auprès de l'autre sexe, l'emploi tant convoité, d'amoureux lyrique. Or, pendant je ne sais plus quelle campagne théâtrale, il se trouva que notre comique, fortement épris d'une seconde chanteuse légère, eut à souffrir de la présence dans la troupe, d'un irrésistible Raoul. Ce n'est pas que la dame eut encore chanté l'épithalame avec le fortuné ténor, mais tout dans son attitude et dans son langage, permettait de croire que sa défaite était prochaine et proche également le chant d'allégresse du ténor rival. Que faire et comment détruire en l'esprit de la jeune femme, les germes d'une passion qui ne saurait tarder à se donner libre cours?
Justement, un beau soir, et comme pour narguer le comique éconduit, elle eut soin de lui conter dans la coulisse qu'elle attendait le lendemain son rival à dîner, et qu'elle espérait bien vaincre sa résistance, car, pour tout dire, le ténor sentant la partie belle, ne montrait à la diva qu'un très modeste empressement. A cette annonce, Buiselay flairant un bon tour répondit simplement:
«Certes, j'envie le sort de mon heureux camarade, mais pour un empire, je ne voudrais pas être à votre place.
«Parce que?
«Parce que X... est affecté d'une infirmité bien désagréable pour ses voisins.
«Vous voulez rire?
«Vous m'en direz des nouvelles...
«Mais enfin... interrogea la jeune femme qui s'en laissait tout de même imposer par l'assurance de son interlocuteur.
«Eh bien (n'allez pas le lui dire au moins ni me trahir,) ses pieds dégagent une odeur insupportable, et si vous le placez à vos côtés, je ne vous donne pas une heure pour n'y plus tenir.»
Et la chanteuse fit la sourde oreille, refusant en apparence de prêter crédit à ce méchant propos, mais au fond, craignant d'en constater l'évidence et légèrement ébranlée quant aux effluves poétiques dont son imagination paraît déjà le bien aimé.
Or, Buiselay poussait la fantaisie en ses ultimes limites et voici ce qu'il inventa. Le ténor favorisé habitait dans le même hôtel que le comique, et sur le même palier, une chambre dont l'accès était des plus simples durant l'absence de son locataire; y pénétrer, choisir la paire de bottines vernies que le ténor ne manquerait pas de chausser, tout cela ne fut qu'un jeu pour notre farceur. Deux minces lamelles de fromage de gruyère, (excusez cousine le prosaïsme du détail) furent par lui insinuées dans le bout des dites chaussures et ces dernières scrupuleusement remises en place.
L'inévitable effet se produisit: Exacerbées par la chaleur, les émanations du gruyère montèrent comme un fâcheux encens aux suaves narines de la diva, laquelle déjà prévenue en fut doublement incommodée. Elle comprit les quolibets et les brocarts dont ses camarades ne manqueraient pas de l'abreuver si elle donnait suite à l'aventure et sans que le héros y comprit rien, elle le traita dès ce jour avec la dernière rigueur. Buiselay d'ailleurs, n'en fut pas plus heureux, mais du moins il se pût à l'aise réjouir du succès de son invention. Et voilà cousine une des anecdotes dont nous a régalés entre la poire et le fromage (ce vocable est tout d'à propos) le jovial directeur Gunsbourg, grand maître des divertissements de leurs Altesses Sérénissimes.
Comme nous prenons le café, voici qu'un message du palais prévient Rodolphe Salis qu'il ait à se rendre à deux heures précises dans le cabinet du gouverneur pour explications à fournir au sujet de quelques allusions insinuées la veille dans son boniment de l'Epopée. «Bonne affaire s'écrie notre barnum, je vais adresser à Monsieur le gouverneur un discours en trois points qui l'obligera bien à rire comme les autres et à ne pas s'émouvoir de mes boutades. En tous cas (ajoute-t-il) c'est de la réclame et de la bonne.»
Gunsbourg, qui connaît mieux que nous les rouages secrets de la machine monégasque, est beaucoup plus inquiet que Salis et doute fort que nous ayons tantôt l'autorisation de jouer. L'événement lui donne raison et quand nous arrivons à trois heures dans le hall extérieur du Palais des Beaux-Arts, nous sommes tout surpris d'apercevoir les mines déconfites des spectateurs venus pour nous ouïr, lesquels s'en retournent en commentant de façons diverses l'interdiction dont nous sommes l'objet.
Le Chat Noir frappé d'interdiction en pays neutre, voilà qui n'est pas ordinaire si l'on songe qu'il est peut-être le seul établissement de Paris qui n'ait jamais eu maille à partir avec la censure.
Ce n'en est que plus drôle n'est-ce pas.
Monte-Carlo, 5 février.
J'ai dû rassurer Mme Salis qui, partie le matin pour une promenade à Menton, venait d'apprendre à son retour dans la principauté, la mesure de rigueur à nous imposée. D'ailleurs, vers cinq heures de l'après-midi, Salis, après une très longue conférence avec le gouverneur et le consul de France, nous est venu dire que tout obstacle était levé et que nos représentations suivraient leur cours.
En quelques mots, Salis nous a narré que tout le mal venait du Consul de France, M. Glaize, lequel a jugé bon de s'émouvoir pour quelques lazzis sans conséquence à l'adresse de Félix Faure et du ministre Hanotaux. Lui-même sans doute un peu trop imbu de la gravité des fonctions consulaires, a mal interprété les calembours faciles auxquels notre imprésario s'est livré sur son compte. Un spectateur qui se trouvait occuper la veille, un fauteuil à côté du sien, nous a conté qu'il l'avait vu se lever et quitter précipitamment le palais des Beaux-Arts au moment où son nom vigoureusement lancé par Salis faisait retentir la voûte vitrée du petit théâtre.
En un discours magistral, il a fait entendre au bruyant commentateur de l'Epopée que ce qui se peut dire à Paris, et surtout à Montmartre est dangereux à Monaco; que la principauté servant de résidence à des gens de toute nationalité, il y fallait plus que partout sauvegarder le prestige du nom français, et avec cela bien d'autres jolies choses que Salis a respectueusement écoutées.
Au fond, malgré l'heureuse issue de l'aventure, notre barnum n'est pas sans inquiétude. Sans doute, on l'autorise à reprendre le cours de ses quotidiens spectacles, mais c'est après avoir exigé de lui la promesse de ne plus faire en ses boniments la moindre allusion politique. Or, vous conviendrez que l'Epopée, par exemple, risque de devenir un bien fade ragoût s'il n'est plus permis de substituer aux héros authentiques dont l'histoire nous a transmis les noms et les lumineuses figures, des personnages plus modernes, nos hommes d'état d'aujourd'hui. Ce rapprochement le plus souvent facile et toujours évocateur du rire a jusqu'à présent fourni à Salis ses effets les plus inattendus; il est aussi regrettable pour lui que pour le public monégasque, qu'une censure draconienne, en vienne interdire l'usage.
Toutefois, l'incident diplomatique, si l'on peut ainsi désigner l'interdiction qui vient d'être levée, nous a permis de goûter deux jours de repos complet, car nous avons aujourd'hui cédé la place à la très subtile diseuse Mme Amel; double joie pour nous, en comptant celle de profiter d'une aussi bonne aubaine et nous n'y manquons pas.
D'où peut venir, grands Dieux, cette détestable coutume d'entourer de non-valeurs ou de numéros insipides les artistes aimés du public. Jamais, certes, je n'ai plus souffert de cet usage ridicule qu'aujourd'hui même entre quatre heures et quatre heures trois quarts. Deux enfants phénomènes, des fillettes de douze ans, sont venues séparément d'abord, ensemble pour finir, meurtrir nos oreilles par les dissonances non voulues de leurs violons mal accordés. Le public de bon ton qui fréquente le petit théâtre des Beaux-Arts, a poussé l'indulgence jusqu'à battre des mains discrétement après le final du premier concerto, ce que voyant la jeune virtuose s'est empressée d'en jouer un second. On s'attend à voir paraître tôt après la diseuse attendue, point du tout; armée d'un violon surgit la deuxième enfant phénomène, sœur de la première; enthousiasme très modéré de la part du public, cette fois convaincu qu'on lui va servir Mme Amel. Déception nouvelle; les deux phénomènes reparaissent et cette fois, sans la moindre observance des unissons et des mesures se livrent à la plus échevelée cacophonie qui se puisse rêver; c'est comme un steeple chase d'archets déchaînés qui se termine d'ailleurs à la satisfaction générale par la victoire de la sœur aînée, arrivée première de deux mesures. Un frémissement de joie parcourt la salle, peu flatteur, je l'avoue, pour les précoces musicastres qui n'en saluent pas moins l'assistance.
Peut-être, pensez-vous que..... Nullement! Force nous a été d'ingurgiter le grand air de la reine de Sabba chanté par un baryton toulousain fort en gueule, et qui donnait sous l'habit, l'impression d'un charpentier, garçon d'honneur à la noce d'un compagnon.
Quand enfin, la porte du fond s'est ouverte sur la délicate interprète des vieux airs de France, nombre de spectateurs à bout d'énergie sentaient chanceler leur raison. Pour ma part, j'enfonçais rageusement les dents en un mouchoir roulé en pelote pour ne pas hurler d'impatience. Est-il besoin de dire que le succès a été complet pour Mme Amel. J'ai eu la joie d'entendre ma Berceuse Bleue chantée comme je l'ai parfois rêvée, et tandis que je me rendais pour la féliciter près de ma talentueuse interprète, j'ai rencontré au seuil même de sa loge et venue dans le même but, la tant belle personne qui a nom Rachel Boyer. Je n'avais pas l'honneur de la connaître et j'ai pu constater qu'on ne l'avait aucunement surfaite en me la donnant pour une admirable créature, fille de Rubens par l'épanouissement de ses charmes, et par la sculpturale majesté de son allure.
Nous avons clôturé la journée par un dîner somptueux à nous offert par un vieil ami de Salis, un joyeux compère Poitevin du nom de Paindsou. Ce charmant homme qui fit sa fortune dans les vins de Champagne, après de modestes débuts, professe à l'endroit des artistes une libéralité qui serait à souhaiter à quelques enrichis plus fortunés que lui, mais ô combien moins hospitaliers. Il nous conte au dessert, avec un entrain superbe et avec de beaux mouvements oratoires, quelques escarmouches de la Commune, et, le Bourgogne aidant, il nous émeut jusqu'aux larmes par le récit très sincère d'un attendrissant épisode.
M. Paindsou possède une assez importante série de toiles signées Monet, qu'il acheta lui-même au célèbre peintre des cathédrales, alors que sa griffe était encore mal payée. Il est tout joyeux à la lecture d'un entrefilet, paru ce jour même dans le Temps, et relatant une vente très fructueuse de quelques tableaux du même peintre.
«Quel succès clame-t-il, pour un marchand de vin de champagne, d'avoir su deviner un grand peintre.»
Monte-Carlo.
Le Chat Noir triomphe et c'est avec les palmes du martyre qu'il fait aujourd'hui sa réapparition dans la salle du Palais des Beaux-Arts.
Nombre d'indifférents que la seule annonce de notre spectacle n'eut pas invités à se rendre chez nous, ont retenu leurs places, dès la veille, sous la poussée curieuse provoquée par l'interdiction.
En homme qui sait tourner à son profit les plus fâcheuses aventures, Salis n'a pas perdu la carte et notre programme d'aujourd'hui comprend les pièces les plus attrayantes du répertoire Chatnoiresque, sans compter l'imprévu qui ne saurait manquer avec ce diable d'homme.
Les trois coups frappés, Salis paraît en scène, un cierge de six livres à la main, le col ceint d'une longue corde, dans l'attitude confite et repentante d'un criminel d'État du XIVe siècle venant faire amende honorable. Comment, je vous le demande, ne point s'abandonner aux éclats de la plus folle hilarité, à la vue d'un tableau si loin de nous tout ensemble et si comique. Encore, vous fais-je grâce, faute de mémoire et d'un phonographe enregistreur, du macaronique discours que le gonfalonier de la butte, adresse un genou en terre, à M. Glaize, consul de France, lequel d'ailleurs s'est bien gardé de venir. Son Altesse gracieuse, la Princesse Alice, est secouée sur son fauteuil par un rire incoercible, par ce rire qui fait évanouir les plus solennelles résolutions et qui vous désarme et qui vous met à la merci de celui qui l'a provoqué, d'autant plus que lui-même a su garder sur son visage cette impassibilité voulue qui fait les farceurs de génie.
En y réfléchissant, il est heureux pour M. Glaize qu'il se soit abstenu de venir, car il eut été forcé de rire comme tout le monde et je doute qu'il l'eut fait de bon cœur. Quelle humiliation pour un diplomate habitué à régler d'avance et à diriger lui-même la marche des événements, que de reconnaître son impuissance devant cette arme formidable, le Ridicule.
Donc on s'est fortement diverti chez nous, et la mesure de rigueur qui nous fut appliquée ne pouvait mieux venir en son temps, car notre spectacle avait besoin pour s'alimenter jusqu'au bout du coup de fouet de la réclame, et M. Glaize a bien voulu se charger de ce soin.
Ce soir, j'ai entendu la Patti dans Lucia di Lammermoor toujours grâce à l'intervention de mon camarade Mery et à la courtoisie du chef d'orchestre Jehin. Malgré l'indiscutable sincérité de cette musique, et quelques beaux élans de passion qui s'y rencontrent, je ne saurais éprouver à l'entendre qu'une impression de lassitude et d'ennui. Je dois louer cependant les ensembles, merveilleusement conduits par le maëstro Arthur Vigna, avec toujours cette belle fougue dont je vous parlais à propos de la Traviata. Le ténor Apostolu s'est un peu ressaisi, le baryton Caruson n'a rien perdu de l'ampleur et de la pureté de sa voix; la cantatrice est particulièrement essoufflée, et voilà.
En rentrant à l'hôtel, je trouve une lettre de mon camarade, le peintre Redon. Je ne crois pas vous avoir encore parlé de lui; je vais donc combler cette lacune. Redon est une des plus sympathiques figures de Montmartre, et, ce qui n'est pas pour l'amoindrir, il possède un très joli talent de dessinateur, d'aquarelliste et de peintre. Et tenez, pour vous en faire juge, feuilletez simplement le dernier numéro du Paris Noël dont je vous fis hommage l'an passé. Vous y verrez une des plus jolies compositions que peut inspirer à un peintre le retour mille fois commenté de la date divine. C'est Paris, la grande cité qui dort sous la brume de décembre, tandis qu'à genoux et l'auréole au front, un enfant Jésus épèle tous les noms des petits parisiens inscrits sur une longue liste. Et des anges aux ailes blanches de colombes s'envolent aux quatre coins de l'horizon, portant aux bébés endormis les cadeaux que leur octroie l'enfant divin. C'est charmant, n'est-ce pas?
Eh bien! mon ami Redon me communique son projet, de publier sur Montmartre, un album où chaque dessin commenté par une poésie formerait un tout pittoresque, et comme un guide artistique à travers les cabarets et les petits théâtres de la butte. Le dessin dont il m'adresse un croquis représente l'intérieur d'un cabaret de la rue Pigalle, le Hanneton, rendez-vous de quelques dames capricieuses, qui, suivant les errements de la poétesse Sapho, s'égarent en des joies unisexuelles dont j'espère, cousine chérie, que vous les devez blâmer fortement. Assises face à face, deux jeunes personnes causent en s'accoudant sur un guéridon desservi. L'une d'elles, très masculine, poitrine plate, plastronnée, cheveux courts et frisés, faux col empesé, cravate longue; l'autre portant plus visibles les attributs de son sexe: toutes deux la cigarette aux lèvres, discutent avec animation parmi l'atmosphère enfumée et voilà.
LES LESBIENNES
Pour ces dames du Hanneton
et de La Souris.