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Le Roman Comique du Chat Noir

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On sait qu'dans l'grand monde c'est aujourd'hui la mode,

Pendant la s'main' saint' d'offrir, c'est plus commode,

Ah! mes enfants!

A ses invités, en guis' de cotillon,

Le Petit-Carême de Monsieur Massillon.

Ah! mes enfants!

Ces spectacles saints moi j'en suis idolâtre,

Bien qu'défunt mon homm' qu'était d'humeur folâtre

Ah! mes enfants!

Déclarait franch'ment que d'Bossuet ou d'Fléchier

Indistinctement tous les deux l'faisaient..... suer!

Ah! mes enfants!

Aussi l'jeudi saint, comme on n'fait pas d'visites,

Et que j'étais lass' de me fair' des réussites,

Ah! mes enfants!

Je m'ai parfumée au vinaigre de Bully

Et j'ai dit: «Je m'en vas entendr' Mounet-Sully»

Ah! mes enfants!

J'saut' dans un sapin, j'cours à la Bodinière

Y avait trent' personn's c'était bondé, ma chère!

Ah! mes enfants!

I n'restait qu'un' plac' tout près du «collidor»

Ousqu'il m'arrivait un d'ces p'tits vents du nord,

Brr! mes enfants!

On frap' les trois coups, puis des accords funèbres

Eclatent et nous v'la plongés dans les ténèbres,

Ah! mes enfants!

J'sens tout à coup qu'on me pinc' le mollet,

C'était mon voisin de droit' qui rigolait,

Ah! mes enfants!

Un' main indiscrèt' me détach' ma jarretière,

Puis un' voix murmur': «C'est moi,—moi, Brunetière.»

Ah! mes enfants!

Dit'-moi-z-entre nous si ça n' vous fait pas suer,

Cett' façon spécial' d'écouter du Bossuet?

Ah! mes enfants!

J' résistai quand même au point d'avoir des crampes,

Quand fort à propos on ralluma les lampes,

Ah! mes enfants!

J'aperçus alors—tout mon cœur tressaillit—

Debout, près d'la ramp'! monsieur Mounet-Sully

Ah! mes enfants!

Il ouvre la bouche, aussitôt j' perds la tête,

Et v'là que j'commence (faut'i qu'une femme soit bête!)

Ah! mes enfants!

A pleurer comm' si qu'j'épluchais un oignon,

Ou qu'si qu'je r'faisais ma première communion,

Ah! mes enfants!

Débutant d'abord d'une voix morne et lente,

Mounet prit ensuit' une allure étonnante,

Ah! mes enfants!

Tell'ment que j'pensai qu'il avait au surplus,

La peur de rater la dernière omnibus,

Ah! mes enfants!

Puis, il me fixa de son regard sauvage,

Tel un homme qui s'sent dev'nir anthropophage,

Ah! mes enfants!

Pendant qu'dans sa gorge' ça f'sait un bruit d'enfer,

Comm' s'il s'gargarisait avec un ch'min d'fer,

Ah! mes enfants!

Tantôt il poussait des hurlements d'Apache,

Au point qu'j'en avais mal à ma trompe d'Eustache,

Ah! mes enfants!

Tantôt, il parlait si bas, si bas, si bas,

Qu'Saint-Germain lui même ne l'entendait pas.

Ah! mes enfants!

Bref, il termina par un cri si farouche,

Qu'un vieil accoucheur qui dormait comme un' souche,

Ah! mes enfants!

Tout près d'moi s-réveille et laiss' tomber ces mots:

«J'parie vingt-cinq louis que ce sont des jumeaux.»

Ah! mes enfants!

On acclame, on crie: Bravo, Mounet!—Je pense

Qu'il y avait ensuite un'petit' conférence.

Ah! mes enfants!

Oui, mais j'avais tant d'émotion dans mon sein,

Que je m'laissai r'conduir' chez moi par mon voisin.

Ah! mes enfants!

Bref nous nous aimions, lorsque la s'main' dernière,

J'découvris qu'cet homm' que j'croyais M'sieu Brun'tière

Ah! mes enfants!

Et ben, pas du tout, mes bell's, ne l'était pas.

C'était un commis du Petit Saint-Thomas!

Ah! mes enfants!

D. Bonnaud.

Angers.

Quelque peu brisé par les émotions et les fatigues de la journée d'hier, je dormais ce matin d'un profond sommeil malgré l'heure tardive, dix heures environ, lorsqu'on m'annonce une visite. Et c'est le délicieux poète, Charles Tenib, rencontré deux ans auparavant à Nancy qui pénètre en s'excusant de me venir troubler. Il est animé des meilleures intentions, et l'offre d'un amical déjeuner est le premier vœu qu'il formule. Je n'ai garde de me dérober, d'autant plus qu'en dehors de la vive sympathie qu'il m'a toujours inspirée, je le tiens pour un très délicat rimeur. Je connais fort peu de chose de lui, et la bonne opinion que je me suis faite de son talent me vient d'un prologue qu'il composa voilà quatre ans lors de l'inauguration à Paris, rue de l'Ancienne-Comédie, des soirées littéraires du Procope. J'ai pu me rendre compte, pas plus tard qu'aujourd'hui, qu'il valait mieux encore que ce que je pensais de lui, et puisque vous aimez les vers, je vous réserve après vous avoir sommairement conté cette journée la lecture d'un de ses poèmes cueilli au hasard: car je n'ai pas eu le courage de choisir tel morceau plutôt que tel autre dans son très remarquable recueil: Les amours Errantes.

Charles Tenib a pris à Paris, aux environs de la vingtième année, le goût des vers en la fréquentation des jeunes poètes de la rive gauche. Esprit très clair et très pénétrant, rendu pondéré par de sérieuses études scientifiques, il n'a pas subi la contagion de l'exemple qui fleurissait à cette époque parmi les allées du Luxembourg et qui induisit bien des jeunes âmes en les obscurs dédales du Décadisme, du Symbolisme et du Romanisme.

Sans vouloir parler de charabias et sans jamais s'associer aux infructueuses tentatives qui d'ailleurs ne parvinrent pas à détrôner la rime au profit de l'assonance, il sut profiter des innovations heureuses que par dessus tous, Verlaine, aussi génial qu'inconscient avait insinuées dans les rythmes de ses poèmes. Et, muni d'une langue riche et sonore, amoureux de l'image et la voulant claire et lumineuse, érudit assez et hanté souvent d'orientales fantaisies, il fit de bons et de beaux vers. Mais je parle présentement comme en Sorbonne et j'ai tout l'air de vous faire une conférence sur la vie et les œuvres de mon ami Charles Tenib. Laissez-moi donc vous dire tout simplement que ce brave et talentueux garçon, qui ne demanderait qu'à rimer des vers très musicaux et très suaves, dans le recueillement et la paix d'une existence modeste, a été obligé vu son absence de fortune, d'embrasser une carrière. Je n'en dis pas plus long, car il m'en voudrait d'être indiscret, mais je ne puis pas m'empêcher de trouver qu'il est amer lorsqu'on a le beau talent de mon ami Tenib, de ne pouvoir pas le crier tout haut et d'en être réduit à prendre un pseudonyme pour n'être point compromis.

Tenib a l'âme d'un simple et d'un résigné. Il n'en a pas moins la noble ambition d'échapper tôt ou tard au carcan ridicule que les contingences lui ont forgé. Je le lui souhaite de toute la force de ma sympathie et de la très sincère admiration que j'ai conçue pour lui en le connaissant mieux et en lisant ses vers.

Mais pourquoi vous ferais-je attendre? A demain les affaires sérieuses: voici le poème liminaire de son recueil des amours Errantes.

PRÉLUDE

Sur les confins de l'Irréel, vers les écueils,

Vers la banquise inaccessible à nos audaces,

Muraille d'épouvante où saignent sur les glaces

Tous les poètes morts des immortels orgueils,

Un vol s'élève et se balance et se déploie,

Oriflamme de lys sur champ d'or et d'azur,

Un vol d'aube en un ciel d'idéal le plus pur

Où des soleils défunts rallument une joie.

Entends-tu palpiter les ailes de velours,

O Femme? Un rhythme a réveillé l'écho des tombes

Dans mon âme, et voici qu'il neige des colombes,

Car les poèmes blancs viennent vers nos amours.

En moi se balançaient les lourdes frondaisons

De la forêt du rêve où s'esquissent les choses,

Quand s'essayant à déployer leurs ailes closes

Mes colombes tendaient aux vastes horizons.

Toi la reine, suspends aux saules des fontaines,

En signe des captivités où tu me veux,

Du geste tant aimé de tes deux mains hautaines,

La lyre où l'esclave a tendu de tes cheveux.

En des discours dont ton doux cœur fit les exordes,

Où de leurs vols soyeux elles mettront l'ampleur,

Mes colombes qui n'ont pas eu d'autre oiseleur,

De leurs ailes viendront faire parler ces cordes:

Tandis qu'elles prendront leur essor tour à tour

Dans mon âme passive au flot des harmonies,

Nous sentirons neiger sur nos deux mains unies

Ce duvet auroral de mes chansons d'amour.

Angers.

L'état de lyrisme suraigu en lequel m'a plongé la rencontre de mon camarade Tenib, m'a fait passer sous silence en mon épître d'hier les menus faits de la journée et les incidents de la représentation. Et d'abord, revenons quelque peu à ce pauvre Salis que nous avons laissé en proie aux angoisses d'une soif inextinguible et au sourd travail d'une fièvre intérieure. Le docteur, que je m'efforce de rencontrer à chacune de ses nombreuses visites, estime que le mal est stationnaire; la température n'a pas dépassé quarante degrés cinq dixièmes, sous l'influence des hautes doses d'antipirine absorbée, mais il faut dire que pour un organisme débilité comme celui de Salis la persistance de cette température ne saurait être longtemps supportée. Il ne faut pas compter sur l'estomac pour réparer les pertes de tous les instants; cet organe refuse tout service et manifeste fréquemment son intolérance par des régurgitations de mauvais augure. Pas plus aujourd'hui que les jours précédents, on ne peut songer à transporter le malade à Naintré. Lui d'ailleurs ne se doute aucunement de la gravité de son état; il demande force détails sur la représentation de la veille et semble croire que huit ou dix jours de repos suffiront à son complet rétablissement et qu'il pourra reprendre ses fonctions tout au moins durant les soirées qui se donneront à Bordeaux et autres villes importantes de notre itinéraire. Sa lucidité est parfaite et il ne divague un peu, nous dit Mme Salis, que la nuit, pendant les rares instants où le sommeil combattu par la fièvre essaie vainement de s'appesantir sur son cerveau. Il ne veut pas d'autre garde-malade que sa femme, laquelle donne, en ces circonstances pénibles, la preuve d'un dévouement sans bornes et d'une solide constitution. Ce n'est pas le fait d'une nature ordinaire que de pouvoir supporter, comme le fait Mme Salis, l'insomnie répétée, compliquée de soins minutieux et le souci délicat de questions d'affaires dont elle ne veut laisser jusqu'à nouvel ordre à quiconque la responsabilité.

Comme si le hasard se mettait de la partie, la deuxième représentation à la Bodinière d'Angers n'a pas été couronnée d'un plus vif succès que la première, j'entends au point de vue de l'affluence et de la recette. Le jeune administrateur de M. Bodinier possède au plus haut point le génie de la gaffe. L'annonce publiée par ses soins dans les journaux d'Angers et qui devait réparer la maladresse de la veille l'a tout simplement aggravée. Sans aucun souci des transitions, le bouillant jeune homme a cette fois déclaré que notre spectacle, Protée véritable, allait brusquement changer de gamme et se corser dans les grands prix. Pour rendre plus affriolante encore cette promesse il a terminé son entrefilet par l'expulsion du sexe faible, semblable à ces forains qui adornent leurs baraques où s'exhibent des femmes colosses et électriques, de la pancarte: Visible pour les hommes seulement! Mon Dieu que voilà le charriot de Thespis en vilaine posture. Pourvu qu'une troisième annonce, plus maladroite encore que la précédente, n'aille pas déterminer chez nous demain une descente de police ou quelque mesure de formelle interdiction.

Le spectacle, à part cela, n'a pas mal marché. Seul le réglage du gaz dans la salle, très insuffisant malgré tout un après-midi de manœuvres préparatoires, en a déparé l'harmonie. A plusieurs reprises il a fallu rallumer à la main tous les becs trop minutieusement fermés, mais ce contretemps, aisément accepté par un public intelligent et de bon ton, n'a pas troublé précisément le cours habituel des choses. L'escalier postiche à trois marches, n'est devenu qu'un simple jeu pour nos jambes faites à cette nouvelle gymnastique. Bonnaud se possède entièrement et s'abandonne à l'improvisation la plus échevelée. Il faut entendre les titres pompeux dont il qualifie généreusement ses camarades et l'invraisemblable brochette d'exotiques décorations dont il adorne nos vierges boutonnières. Même il s'est guindé hier soir aux plus frénétiques audaces, en abordant le redoutable boniment de l'Epopée. Cette fois nous avons la preuve irrécusable que la tournée se peut à la rigueur continuer sans le concours de son directeur. Et vous pensez bien que ce n'est pas sans une joie secrète que nous en notons l'évidence. Car, en somme, il s'en faut que Salis, en mettant les choses au mieux, se puisse joindre à nous avant la fin du mois. Si donc il est permis d'espérer qu'il se peut rétablir, rien ne nous oblige à interrompre l'artistique balade entreprise en Bretagne et dans l'Ouest.

Et sur cette consolante pensée, nous remercions avec effusion le Terre-Neuve Bonnaud dont les tempes ruissellent d'une noble sueur et nous allons Tenib, Mulder et moi, boire des bocks dans le café attenant à l'hôtel où les dames hongroises s'efforcent de rendre insupportable l'entr'acte de Cavalleria.

Angers.

La troisième journée de notre étape d'Angers s'est passée dans les mêmes angoisses que les deux précédentes pour ce qui est de l'état de notre directeur. La fièvre cependant s'est fortement amendée et ne dépasse pas trente-huit degrés cinq dixièmes, température qui, si elle n'était pas compliquée d'autres symptômes, ne constituerait pas un sujet de sérieuse inquiétude. Mais Salis est plus faible que jamais; ses yeux qui sous l'excitation fébrile avaient pris de l'éclat sont aujourd'hui mornes et sans regard. Néanmoins, il s'intéresse aux choses de la tournée tout aussi vivement que s'il y pouvait participer. Il n'admet pas que l'on prenne de décision sans son avis préalable; c'est ainsi que contrairement au désir de Mme Salis qui proposait de réintégrer Paris, sitôt après notre troisième et dernière représentation d'Angers, il a décidé que nous irions sans lui donner à Rennes les deux spectacles annoncés. Il faut dire que les nouvelles reçues de cette ville sont tout à fait favorables et que la location couvre d'avance nos frais ce qui donne à espérer deux très convenables recettes.

Salis est d'ailleurs aujourd'hui comme avant, persuadé qu'il ira mieux d'ici peu, et qu'il nous rejoindra. Il a accepté non sans difficulté la perspective de regagner Naintré et c'est ce matin même, deux heures après notre départ pour Rennes, qu'on le hissera dans le wagon lit qui doit le déposer à la station des Barres, située entre Naintré et Chatellerault à cinq kilomètres environ de l'une et de l'autre. Nous ne partageons pas précisément la belle confiance qui le soutient durant cette cruelle épreuve. C'est avec les plus noirs pressentiments que nous lui donnons rendez-vous pour le plus tôt possible.

Au moment où nous nous sommes rendus auprès de lui, pour lui faire nos adieux et prendre ses conseils sur la conduite générale à tenir au Théâtre de Rennes au cours des deux soirées qui vont se donner sans lui, nous l'avons trouvé lisant dans l'Echo de Paris une assez mauvaise élucubration d'Aristide Bruant. Il faisait une grimace analogue à celle que lui inspirait autrefois, l'ingurgitation des médicaments, pour lesquels il s'était montré si réfractaire au début de sa maladie. Il a dit à Bonnaud en lui tendant la coupable feuille: Lisez ça mon vieux et dites-moi si ce cochon là ne ferait pas mieux de bouffer ses rentes tranquillement, que de prendre injustement dans une feuille comme l'Echo de Paris, la place d'un jeune poète qui aurait du talent.

La lecture d'un entrefilet paru la veille dans le Journal l'a cruellement irrité. Un industriel profitant de la provisoire fermeture du local de la rue Victor Massé et aussi du voyage de notre troupe annonçait la prochaine ouverture sur le Boulevard de Clichy d'un Etablissement portant ce titre: La Boîte à Musique, et tout désigné pour remplacer le Chat Noir, puisque disait-il un théâtre d'ombres parfaitement identique au nôtre, s'y trouvait installé. Le même entrefilet ajoutait que les membres du Chat Noir, de retour d'une tournée triomphale sur la côte d'azur, s'étaient désormais fixés à la Boîte à Musique.

Salis, mis dans l'impossibilité de protester lui-même nous a demandé de le faire en son nom. On voit combien malgré les atteintes d'une maladie terrible qui n'allait pas sans des souffrances de tous les instants, cet homme conservait l'exacte notion des choses et le souci de ne pas laisser à des mains indignes la succession d'une initiative artistique qu'il sentait difficile à continuer. Vous verrez, avait-il dit souvent, faisant allusion au nombre exagéré d'établissements qui s'ouvraient à Montmartre et se décoraient du titre de Cabarets Artistiques, vous verrez que ces gens-là tueront Montmartre; je ne leur donne pas deux ans pour cela.

La représentation d'hier soir, annoncée sans aucune des maladroites restrictions du jeune administrateur de la Bodinière, a naturellement donné des résultats supérieurs aux deux précédentes. Nous avons eu cependant à lutter contre la concurrence qui pouvait nous être redoutable, d'une troupe de passage donnant ce même soir au théâtre un spectacle très varié. C'était, si je ne me trompe, une tournée d'opérette et de vaudeville, la tournée Jeanne May.

Sur notre affiche, figuraient ce soir, malgré le succès obtenu la veille et l'avant-veille par le Sphinx et l'Epopée, deux pièces d'ombres qui eurent au Chat Noir à des époques diverses, leur heure de célébrité. J'ai nommé; d'abord: La Marche à l'Etoile, qui n'a pas eu moins de cinq cents représentations et qui me paraît devoir rester le type le plus parfait, et la formule définitive de la pièce d'Ombres lyriques. Et à ce sujet laissez-moi cousine, vous faire part d'une théorie personnelle sur ce genre de pièces, théorie qui me paraît d'autant plus juste, que je n'ai qu'à choisir parmi les pièces d'ombres jusqu'ici représentées, pour l'étayer solidement, et l'appuyer d'exemples. Et d'abord je pose ce principe: A savoir que la durée d'une pièce doit être en raison des dimensions du cadre ou de la scène qui servira à la représenter. Cela peut sembler paradoxal; j'ai pourtant la certitude qu'un chef d'œuvre de Victor Hugo représenté sur un théâtre d'ombres, en admettant même que par un perfectionnement mécanique jusqu'ici dédaigné, on pût donner la vie et le mouvement aux personnages qui le joueraient, j'ai, dis-je, la certitude que ce drame donnerait à l'audition l'impression d'une durée trois fois plus considérable que celle qui nous apparaît sur une grande scène. C'est pour cette raison que: Héro et Léandre d'Edmond Harancourt, œuvre exquise en tous points, admirablement commentée par les Ombres d'Henri Rivière, et par la délicieuse musique des frères Hillmacher, n'eut au Chat Noir qu'un succès des plus relatifs. Ce poème ne durait pas tout à fait une heure.

La Revue Symbolique de Maurice Donnay, ayant pour titre Ailleurs et qui peut-être, malgré les récents et mérités triomphes de son auteur, demeure encore son chef-d'œuvre de poésie troublante et de subtile ironie, doit à ce même défaut la presque indifférence du public. On n'imagine pas combien cinquante vers, déclamés dans l'obscurité par une voix unique devant un écran sur lequel sont projetés d'immobiles personnages, paraissent longs aux spectateurs blasés qui fréquentent un théâtre d'Ombres. Le succès, au contraire, est assuré aux auteurs qui, sur un sujet intéressant peuvent édifier un nombre considérable de tableaux très courts. La Marche à l'Etoile ne dépasse pas une durée de dix minutes. Pendant ce court espace de temps, onze tableaux se succèdent sous les yeux des spectateurs; l'étoile sert de leit-motive optique à ce minuscule oratorio, l'étoile vers laquelle marchent incessamment par longues théories toutes les classes du monde païen. Chaque tableau est commenté par six ou huit vers chantés, et le rideau tombe sur un calvaire apothéotique. L'Esprit est satisfait et l'auditeur, qui vient d'assister à tout ce drame de la Genèse chrétienne, estime qu'il a bien rempli sa soirée, et ne se rend pas compte que dix minutes ont suffi à tout cela. Or, c'était là précisément ce qu'il fallait trouver et c'est merveille que sans tâtonnement, et pour leur coup d'essai, les auteurs aient eu la main aussi heureuse.

Mais voici que je m'égare en les sentiers ardus de l'esthétique théâtrale et de la critique. Je dirai donc que pour nos adieux au public d'Angers, nous lui avons donné la Marche à l'Étoile dont le succès n'était pas douteux et la délicieuse fantaisie grecque de Maurice Donnay, qui a nom Phryné. J'étais personnellement chargé de la tâche délicate, pour un poète, de défendre les vers d'un autre poète. Ce n'est pas la première fois d'ailleurs, car en tournée, comme au Chat Noir depuis trois ans, ce soin m'est régulièrement dévolu. Je dois dire qu'il constitue pour moi une joie véritable, et que le plaisir que j'éprouve à dire les vers si musicaux et si suavement amoureux de Phryné, me fait oublier presque le regret de n'en être pas l'auteur. Ajoutez à cela que ce plaisir se double d'un autre toujours varié. Sur le poème de Maurice Donnay, le compositeur Charles de Sivry avait brodé, lors des premières représentations, une charmante improvisation musicale qu'avec sa majestueuse indifférence il a toujours négligé de noter. Il n'y a donc pas, à vrai dire, de musique de scène traditionnelle pour Phryné. Mon camarade Mulder s'est chargé d'y suppléer. Avec son invraisemblable faculté d'improvisation, et sa parfaite connaissance de l'œuvre de Wagner et de Chabrier, ses deux génies de prédilection, il n'a pas été embarrassé pour adapter au poème déjà si musical, une armure de gracieuse et frissonnante harmonie. Sous ses doigts prestigieux surgissent tour à tour des motifs de l'Or du Rhin, de la Walkyrie, de Tristan. Une adorable phrase de Gwendoline chante pendant le dialogue amoureux d'Hypéride et de Phryné, et c'est grisé moi-même à force de musique, à demi extasié, comme le héros dont je traduis la fièvre et l'alanguissement suprême que je murmure ces vers:

J'aurai pour te défendre la toute puissance

Des paroles d'amour et de reconnaissance,

Mon plaidoyer sera la gloire de ton corps;

Ainsi que les piliers harmonieux et forts

Des blancs portiques, tes jambes de chasseresse

En soutiendront l'architecture, ô ma maîtresse,

Et pour le rehausser j'enchâsserai dedans

Les gemmes de tes yeux, les perles de tes dents;

J'aurai pour ordonner le nombre de la phrase,

Le rythme de tes seins alanguis dans l'extase

Et que le doux repos vient apaiser soudain;

Et surtout j'ai cueilli dans ton secret jardin,

Mieux que dans les traités d'éloquence publique,

La fleur qui fait fleurir les fleurs de rhétorique.

Rennes, 17 mars.

Au théâtre où je vais quérir ma correspondance, je trouve une lettre d'un lieutenant de mes amis en garnison à Rennes, le lieutenant D... Il compte, me dit-il, que j'accepterai sinon l'hospitalité la plus complète chez lui, du moins un déjeuner ou un dîner à mon choix. Je veux bien, certes, d'autant plus que je me souviens de lui comme d'un gentil camarade, et je le vois encore par la pensée, grand comme un diable, avec une interminable blouse noire, mordant à belles dents le croûton de pain que nous distribuait aux récréations de quatre heures, l'Économat du collège de Perpignan. Mais je n'ai pas besoin de faire appel à des souvenirs si lointains, car je l'ai bel et bien rencontré à Paris voilà deux ans. Il était sous-lieutenant, et me semblait prendre la vie du bon côté; j'aurai vraiment plaisir à le revoir ici. Mais voilà-t-il pas que je cherche en vain son adresse; il n'a rien omis dans sa lettre, ce détail excepté. Tant pis pour lui, ma foi; j'attendrai pour le voir l'heure de la représentation.

J'en suis là de mes réflexions et je me rends en compagnie de Mulder à l'Hôtel de France, lorsque je m'entends héler vigoureusement. C'est mon héros que je viens de rencontrer et qui m'a reconnu. Tout est donc pour le mieux; on s'examine de part et d'autre, on s'interroge. Je m'étonne de voir un foudre de guerre comme lui porter le costume civil avec un galbe qui permet de supposer qu'il néglige un peu l'uniforme. J'apprends qu'il est marié, père de famille, et que son secret désir est de ne pas vieillir sous le harnois.

En chœur nous nous rendons chez le plus important marchand de musique de la ville, pour y laisser Mulder choisir un piano d'accompagnement. Le maëstro pousse des cris de joie en apercevant exposées en vitrine plusieurs de ses compositions. Des vapeurs de gloire lui montent au cerveau; nous en profitons pour exiger de lui quelques auditions qu'il nous accorde de grand cœur, et qui contribuent à donner de sa musique une opinion peu ordinaire à la propriétaire de céans, Mme Bonnet. Cette aimable personne ne soupçonnait pas qu'elle eut en magasin de pareils trésors d'harmonie; elle promet de se livrer de par la ville, à une campagne enthousiaste auprès des amateurs de musique et, sans plus attendre, elle inonde sa vitrine des compositions de Mulder. Voilà qui s'appelle de la belle et bonne réclame.

Après ce coup de maître, nous allons visiter le domicile de mon ami D... sans en excepter l'écurie attenante où cet heureux gaillard, qui triomphe dans tous les sports, tient en réserve deux très beaux spécimens de la race chevaline. Il les met complaisamment à notre disposition, et c'est là je pense une offre peu commune quand on sait de quelle jalouse dilection un cavalier entoure sa monture. Mais les fatigues consécutives au voyage et le souci où nous sommes constamment de ménager nos forces pour la représentation du soir, nous empêchent d'accepter l'aimable proposition de notre hôte. Nous nous contenterons de partager sa table, au déjeuner, demain, et nous nous promettons pour l'après-midi une longue séance musicale en son home, où seront invités pour la circonstance tous les amis du lieutenant, férus de bonne musique et leurs dames. Je prévois qu'on ne s'ennuiera pas.

La représentation, très fructueuse et très suivie, a failli être troublée par les protestations de quelques gallinacées des quatrièmes galeries, s'acharnant à réclamer notre directeur malgré la précaution prise par Bonnaud de l'annoncer malade. Le public a fait justice de ces cris ridicules. Après le spectacle, un télégramme de Mme Salis est venu nous apprendre la persistance avec aggravation, de l'état maladif du pauvre Salis et nous prier de rentrer à Paris après notre seconde représentation de Rennes.

LE CHAT NOIR
(L'Avenir.)

Rennes, 18 mars 1897.

«A doncques la très illustre et inclyte pléiade du Chat Noir est venue en nos murs se faire entendre et véhémentement applaudir de tous les seigneurs et gentes dames de Rennes, en les différents modes où peut le talenct ou la subtilité s'exercer pour le plus grand esbaudissement des manants. Le bon syre Rodolphe Salis, féal châtelain du Mont-Martyr, fust cette nuictée fascheusement empesché de nous divertir, par un de ces rhumes dont sa bonne verve oncques n'eust été tarie, mais à tout le moins gesnée et diminuée.

Mais si nous nous gaussâmes fort, néanmoins, car à défaut d'y celui, vinct son amy le joïeulx compagnon Bonnaud, faire le boniment avec tant de gauloys esprit qu'eussiez cru ouïr ce maulvais dyable de Panurge, et myt à cet employ tant d'yronie opportune et tant de fois tomba juste à poinct que cuydions tous tant que nous étions y trépasser de joye et de ce délire que disaient les latins estre «tremens» encore qu'à mon sens il ne le soit guares.

Et c'était lors un joly spectacle que de voir mainste dame s'esclaffer et pouffer de rire, et se trémousser comme sallade en panier, qui derrière son éventail, qui sous le charmanct abry d'une main digne d'un sonnet de Pierre de Ronsard ou du gentil Remi Belleau! Et si falloit-il veoir garçons, mariés et veufs rigoller et se taper les cuysses comme si les eust le villain adonnes de fascheuses puces, lorsqu'en sa diserte et hilarante faconde l'amy Bonnaud, qui ne bronchoit pas, décochoit mille et une flesches acérées iusque devers le Présidenct de nostre Respublique, à quy ont dû tinter les oreilles, et nos pauvres académiciens, qu'irrévérencieusement il traictoit de glorieux débrys, et les belles petites courtysannes desquelles Parys s'honore, et iusqu'à nostre bon bourgmestre qui tout le premier trouva l'aventure à son goust et en daigna souryre!

Aussy me garderay-je d'omettre le tant joyeulx Milo d'Attique; celuy cy, avec le visage épanouy d'un bon paillart, débicte toutes sortes de soties plus gayes et ironyques les unes que les autres, et m'a-t-il paru que Milo avaict dedans son sac en plus du dit sel qu'aulcuns disent attique l'esprict de bon aloy par où se dystingue nostre race... Mais j'ay haste d'arriver à ce qui fist sur toute l'assemblée si vivace impression: j'entends dire icy en prime lieu la Marche à l'Etoyle que mena à fin sous la tendre protection d'Euterpe et de Calliope le divin aëde Georges Fragerolle, et chantée par le doulx Clément Georges; en suyte nous délectâmes nous la vûe et l'oüie pareillement du Sphynx, cette mirificque épopée que sçavez qui, dans l'espace de quelques tableaux étreinct, évocque et dirais-je volontiers, fait palpiter devant nous, sur un mèchanct bouct de toyle tendue, avecque un quinquet derrière, toucte la grandeur de l'hystoire, la dyvine beaucté des choses détruictes, donct ne subsyste que poussière, tandis que se dresse l'énygmatique figure du Sphynx, jusqu'à ce que touct s'évanouysse alentour de luy emmy le refroydissement final.—Le charmanct écryvain Montoya qui luy aussy avait produict des chansons de son répertoyre, a chanté, avecque combien d'asme, de sincéryté et de feu, la noble musicque de Fragerolle. Aussy l'applaudîmes-nous de bon cueur, d'auctant de cueur que luy avait exprymé ce qu'yl ressentait et comprenaict sy bien...

Mays n'allays-je pas termyner ce trop rapyde compte-rendu sans y mentionner le ieune et gratieux Trouvère Chantrier: Ha! que celuy-là n'a point l'ayr de secrèter plus de bile qu'il n'en faust pour l'intégryté de la sancté et le fonctionnement congru de l'organysme vytal! «Sont gens qui voyent tout en noyr,» a-t-il dict, «moy ie me tords du matyn au soyr!»

Et tous et toutes de l'ymiter que c'était un plaisyr, et si n'a-t-yl poinct exécuté la danse du venctre sans le moindre venctre, que j'eusse souhaicté de voyr parmi nous le bon curé de Meudon, et sa large panse balloter d'ayse sous la bure!

Adoncques vous dis-je à Dieu, illustrissimes et inclytes compagnons du cénacle joyeux qui nous fistes sauter le bedon à gros esclacts de rire; mais que dis-je à Dieu? C'est au revoyr que je vous veulx dire!»

FRÈRE JEAN, chroniqueur.
Pour copie conforme,
F. Valéry.

Paris, le 18.

C'est sans enthousiasme que nous avons regagné Paris d'où nous étions partis avec la perspective d'un long mois de tournée. Le retour de Rennes nous a paru pénible à tous, d'autant plus qu'à Saint-Brieuc où nous étions annoncés pour le lendemain, et à Brest la location marchait à ravir. Nous éprouvions à nous en aller en plein succès, un sentiment de regret analogue à celui qu'éprouverait sans doute une armée qu'on obligerait à se retirer, au début d'une campagne, après deux ou trois batailles favorables.

En arrivant à la gare Montparnasse Jolly trouve son fils, porteur d'un télégramme annonçant l'état désespéré de Salis et le priant de se rendre à Naintré, pour assister Mme Salis pendant cette épreuve; en sorte qu'après une journée passée en wagon, le dévoué machiniste a tout au plus deux heures devant lui pour sauter dans le premier train à destination de Poitiers. Nous lui serrons la main et nous regagnons nos pénates en proie à des sentiments très divers et à l'incertitude la plus complète sur les décisions individuelles qu'il nous faudra prendre pour parer aux éventualités du lendemain. Et nous piquons des deux dans le grand torrent de la vie parisienne. Qui vivra verra!

Les directeurs de quelques théâtres du boulevard sont décidément des êtres ineffables qui feraient pleurer d'attendrissement les anges du Très-Haut, si ces derniers se donnaient la peine d'entendre leurs doléances. Quatre d'entre eux, désolés de voir que leurs salles moins fréquentées que l'ancien Odéon leur devenaient aussi coûteuses à entretenir que ces demoiselles du corps de ballet, ont imaginé de se réunir pour dialoguer sur les causes possibles de leur déchéance. Et, le croiriez-vous, ces messieurs, loin d'accuser le goût public qui fait justice de leurs exhibitions en refusant de s'y rendre, loin de s'apercevoir de leur aveugle croyance en l'infaillibilité de telle ou telle raison sociale, ont imaginé d'accuser Montmartre, la butte sacrée, pour sa déloyale concurrence. En des accès de lyrisme transcendant ils l'ont représentée, la pauvre butte, comme une gourgandine folle de son corps, troussant sa jupe au nez des vieux messieurs et se faisant suivre jusque sur ses hauteurs pour leur prendre leurs belles pièces trébuchantes. Par de savants et longs calculs ils sont arrivés à démontrer que la donzelle ne dévorait pas moins de 14000 francs par soir. C'est peut-être vrai après tout, mais ils n'ont pas songé qu'elle est bonne fille et tant soi peu marmite. Ses belles pièces d'or elle en fait part à ses innombrables amants, les cabarets et les beuglants qui se sont venus blottir en les plis hospitaliers de sa jupe. Et d'ailleurs, qu'est-ce que ces 14000 francs dans une ville infernale comme Paris; qui leur prouve, à ces messieurs, qu'on les a pris sur leurs recettes et qu'ils en bénéficieraient si Montmartre fermait d'un jour à l'autre ses trente bouches de gaieté.

Encore si ces messieurs s'étaient tenus au conciliabule pur et simple, on les pourrait excuser, comme des commerçants qui se sentant glisser vers la faillite, se veulent chercher à eux-mêmes de bonnes raisons. Mais leur hypocrisie ou leur naïveté, je ne sais vraiment pas lequel choisir de ces deux termes, les a poussés à bien d'autres extravagances, et c'est le cas ou jamais de leur appliquer le mot de l'Evangile, à savoir qu'ils ont aperçu la paille de Montmartre et qu'ils n'ont pas vu la poutre boulevardière encastrée en leurs orbites. Estimant dans leur étroite et malsaine jugeotte, que le dévergondage et la pornographie sont les seuls éléments que le public recherche au spectacle, ils ont conclu qu'on devait être beaucoup plus sale et beaucoup plus obscène à Montmartre que chez eux. De là, à supposer que la censure a pour les cabarets de la butte des indulgences qu'elle n'accorde point aux théâtres des boulevards, il n'y pouvait avoir qu'un pas et dans leur logique absolue ces messieurs l'ont sauté comme de simples lapins. Donc, supplique à la censure à l'effet d'exercer ses ravages sur les répertoires de Montmartre. C'est d'une drôlerie biblique, mais c'est drôle surtout quand on songe que ces directeurs offrent tous les soirs à leurs rares habitués, le ragoût pimenté de cinquante à soixante personnes de l'autre sexe outrageusement dévêtues. C'est drôle quand on songe que l'un de ces messieurs, véritable tuteur de la pudicité nationale, refusait à un jeune auteur une pièce charmante et finement écrite, sous ce prétexte qu'il n'avait pas trouvé, dans l'espace de trois actes, le moyen de dévêtir une seule de ses héroïnes.

Comme j'allais dîner, je croise sur le boulevard de Clichy mon excellent camarade Gaston Mery, lequel est toujours prêt à rompre des lances pour les bonnes causes. Il me dit être précisément à la recherche de documents pour répondre à l'article du journal Le Matin qui s'est fait l'organe des revendications directoriales. Je suis heureux de vous rencontrer, ajoute-t-il, je ne vous lâche pas que vous ne m'ayez au préalable répondu en vers ou en prose à votre gré sur cette question.

—«Comment donc, mon cher ami, si je veux répondre et ce sera en vers, la seule manière de réponse, valable pour un chansonnier.» Mery me quitte, très affairé, en quête de chansonniers et de poètes pour corser son article de demain.

Il revient au bout d'un instant quérir ma réponse que j'ai hâtivement bâclée en dînant et que voici:

Adonc messieurs les potentats

Dont nous essuyons les ratas

A la sauce plus ou moins verte,

Vous vous plaignez que l'on déserte,

Pour la butte où nous fleurissons,

Vos très somptueuses maisons.

Franchement, cela vous étonne

Et votre voix rugit et tonne,

Non pas certes au nom de l'art

Qui peu vous chault, mais du dollar;

Et vous demandez le remède,

Et vous appelez à votre aide,

Pour rogner nos ailes d'oiseaux

Anastasie et ses ciseaux.

Or, voulez-vous savoir, messieurs les bons apôtres,

D'où vient le mal sur quoi vous gémissez,

C'est de prendre les ours des auteurs à succès,

Alors que vainement nous vous offrons les nôtres.

Quel dommage que pour constater par moi-même le bon effet de mon épigramme, je n'aie pas en cartons un bon petit vaudeville à pouvoir dès demain porter à ces messieurs. Je crois qu'il me suffirait pour être accueilli à bras ouverts de leur dire en me présentant: C'est moi qui vous ai fait parvenir par l'intermédiaire de Gaston Mery le petit avertissement rimé que vous avez pu lire dans la Libre Parole. Je viens savoir si vous en avez su profiter.

Pas de nouvelles, ce soir, de l'état de Salis, peut-être allons nous apprendre demain qu'il va beaucoup mieux. Ce ne serait pas après tout sa première résurrection et je crois que peu d'hommes ont été dans le cours de leur existence, aussi fréquemment condamnés à mort que ce vivace cabaretier. Les médecins, en somme, ont tout avantage à se montrer pessimistes; les malades leur savent toujours gré de s'être trompés en les jugeant perdus.

C'est demain à midi que se célèbre pour le malheureux Jules Jouy l'office des morts, en l'église de Saint-Laurent, j'y assisterai.

Paris, 19 mars.

Les obsèques de Jules Jouy ont eu lieu ce matin au milieu d'une affluence considérable d'artistes, d'amis et d'admirateurs du défunt. J'aime mieux ne pas vous citer un nom, car le tout Paris de la chanson, auteurs et interprètes, semblait s'être donné rendez-vous pour accompagner d'un adieu le frère d'art, enfin délivré par la mort, des affres et des agonies que lui furent deux ans de folie furieuse et d'internement.

Comme un dernier et touchant hommage, les orgues, tenues par le compositeur Paul Fauchey, ami du défunt, épandaient sur la foule émue et recueillie les mélopées funèbrement rythmées des œuvres les plus connues de Jules Jouy. Quelle chose étrange que ce convoi d'un des maîtres de la gaîté accompagné par ses disciples et ses fervents endeuillés; sur tous ces visages glabres et rasés, le sourire s'était comme figé et mué en grimace triste, car tous ceux pour qui le rire est l'obligatoire expression, ne sauraient être tristes sans quelque laideur, et il n'y a du rire au rictus qu'une nuance de contraction musculaire.

Vous n'imaginez pas les propos et les racontars qui circulent durant le très long parcours du cortège se rendant au Père Lachaise. La plupart prétendent connaître exactement et pouvoir préciser les causes qui déterminèrent la paralysie générale à laquelle vient de succomber le malheureux Jouy. D'aucuns vont jusqu'à soutenir que le long stage qu'il fit au Chat Noir et les vexations qu'il y supporta de la part de Salis peuvent être incriminés et ce, parce que dans ses accès de folie furieuse, Jouy proférait le nom du gentilhomme cabaretier. Cette façon de raisonner me paraît tout ensemble injuste et ridicule, attendu que la persécution dont Jouy se croyait l'objet de la part de Salis constituait déjà un phénomène morbide et ne reposait sur aucune base sérieuse. On est persécuté comme l'on est mélancolique, l'un ou l'autre état existe sans raison valable, mais quand même a besoin de s'appuyer sur un être ou sur un objet et choisit de préférence l'être ou l'objet dont la présence est obsédante à force de se répéter.

Bien avant sa folie déclarée, les observateurs un peu perspicaces qui vivaient dans l'intimité de Jouy avaient pu s'apercevoir d'une pléiade de symptômes tout à fait indicateurs dans ce sens; sa prédilection marquée pour les sujets macabres, l'étrange curiosité qui le poussait à connaître en leurs moindres détails les affaires sanglantes et les crimes sensationnels, enfin ce parti pris de ne pas avoir manqué en dix ans une seule exécution capitale, fallut-il pour y assister, effectuer de longs voyages; tout cela pour un aliéniste était significatif.

Une anecdote me revient en mémoire, qui me fut contée par Goudezki et qui, pour n'être en somme qu'une très mauvaise farce de rapin, ne montre pas moins combien Jouy était suggestible et accessible à la peur, au point d'amuser à ses dépens pendant plusieurs jours toute une compagnie de mauvais plaisants. C'était pendant la première et unique tournée du Chat Noir en Algérie et en Tunisie. Jolly, le chef machiniste, ayant été mordu à Tunis par un chat, manifesta hautement devant Jules Jouy et les camarades de tournée sa crainte de contracter la rage. Jules Jouy se moqua tout d'abord des suppositions du chef machiniste; puis, ayant lu, tôt après, comme il avait coutume de faire en présence d'un cas nouveau, quelque traité de médecine vétérinaire relatif à la contagion rabique, il fut le premier à reparler à Jolly de l'incident déjà oublié. Aussitôt on projeta, pour s'égayer à ses dépens, de jouer au crédule chansonnier une comédie de tous les instants pour lui laisser croire que Jolly était sous le coup d'une évolution rabique dont les manifestations pouvaient éclater d'un jour à l'autre. On n'imagine pas les terreurs de ce pauvre Jouy, à chaque fois que la conversation venait sur ce sujet, et ses efforts toujours vains pour éviter de se trouver assis à côté du machiniste, dans les trains quotidiens qu'il fallait prendre. Quand le hasard toujours renouvelé le plaçait aux environs de Jolly, il demeurait coi, n'osant pas bouger, parlant avec douceur quand il s'adressait à lui pour ne pas l'irriter. Jolly tenait son rôle à la perfection, assombrissait son regard, se livrait parfois à des mouvements désordonnés des mâchoires et proférait des sons rauques et inarticulés. Cette comédie dura jusqu'à Paris où le simulateur poussa la fantaisie jusqu'à laisser croire à un traitement chez Pasteur. Quand, plus tard, on voulut détromper Jouy il y fallut renoncer; il déclara qu'il avait parfaitement reconnu chez Jolly tous les symptômes de la rage, et qu'il avait été miraculeusement préservé lui-même. Sa colère ne connaissait pas de bornes si l'on persistait à le vouloir persuader.

Au Père Lachaise deux discours ont été prononcés, l'un par Octave Pradels, président de la Société des auteurs et compositeurs de musique, lequel a retracé la vie du défunt et pris au nom de la Société qu'il préside l'engagement d'élever un buste en bronze au chansonnier, à l'occasion de son prochain anniversaire; l'autre par le chansonnier Xavier Privas. Je tiens à vous citer ce dernier, très bref, mais d'une heureuse inspiration et qui a produit parmi les assistants une émotion profonde:

«Messieurs,

«Au nom des jeunes chansonniers dont mon camarade Maurice Boukay devait être ici le porte-parole, je viens saluer la dépouille de celui qui fut un homme par la souffrance, un poète par le cœur, un génie par le cerveau.

«En effet, Messieurs, si Jules Jouy défendit avec tant d'éloquence la cause des opprimés et des faibles c'est qu'il eut à lutter lui-même contre la souffrance et le malheur.

«Devant cette tombe ouverte, reliquaire éternel des corps, rappelons-nous, Messieurs, la coutume des anciens guerriers scandinaves qui, lorsqu'ils s'étaient liés d'amitié étroite, creusaient un trou dans la terre, y répandaient de leur sang et, sur la pierre qui recouvrait cette fosse, entrelaçaient leurs noms et leurs chiffres.

«Cet usage s'appelait l'Association du sang.

«Aujourd'hui, Messieurs, devant la tombe de ce poète, mêlons à ses cendres nos larmes de deuil, de respect et d'admiration, et sur la pierre tombale qui va recouvrir ses restes, inscrivons à côté de cette devise qui aurait pu être la sienne:

«Il faut encor souffrir, après avoir souffert»

ces mots, qui sont et son chiffre et le nôtre:

«Gloire! Souvenir!»

Au retour du Père Lachaise je rencontre Pierre Delcourt, l'inépuisable publiciste, ami particulier de Salis, et le plus assidu peut-être de tous les chatnoirisants. Comme je lui demande s'il n'est pas mieux fixé que moi sur l'état de notre pauvre camarade, il tire de sa poche un télégramme reçu le matin même et daté de Naintré; Salis est mort à trois heures du matin.

Malgré l'attente où je ne puis manquer d'être de ce dénouement, j'avoue que la nouvelle, apprise dans ces conditions, me cause quelque effarement. En quelques semaines, Paul Arène, Henri Pille, Jules Jouy et Salis ont été fauchés sans merci par la camarde; quelle nécropole que ce Montmartre.

Déjà circulent dans les rangs clairsemés des camarades de Jouy, la nouvelle apportée par Delcourt. Au milieu de la stupeur qu'elle provoque généralement, une anecdote surgit: On raconte que Jules Jouy ayant fait une chute dans l'escalier du Chat Noir où il précédait Salis, ce dernier lui fit ironiquement remarquer que le moment n'était pas venu de se rompre les os et qu'il avait plus que jamais besoin de son concours. Jouy avait répondu que lorsqu'il mourrait, il comptait bien être suivi par lui à vingt-quatre heures de distance.

Vraie ou non cette anecdote montre bien comme sous toutes les latitudes et dans toutes les conditions de la vie, l'homme est essentiellement un être de légende et de superstition.

Les obsèques de Salis auront lieu demain à trois heures à Chatellerault. J'ai donc largement le temps de m'y rendre en prenant ce soir même à la gare d'Orléans le train de minuit.

D'ici là, comme évidemment la mort du gentilhomme cabaretier ne va pas manquer d'être commentée, je crois de mon devoir de tracer en quelques lignes un portrait de Salis et en même temps de narrer brièvement les journées qui ont précédé sa mort.

Mon après-midi suffira tout juste à ce labeur; et je vous quitte pour m'y donner en toute hâte.

Naintré, 20 Mars.

Nous sommes arrivés, Bonnaud et moi, de grand matin à Chatellerault. Un commissionnaire nous a indiqué le domicile de la famille Salis, car le père et la mère du gentilhomme, tous deux octogénaires et infirmes, habitent la petite ville, berceau de leur famille, où s'est écoulée la jeunesse de Rodolphe. Nous avons été reçus par la sœur du défunt qui nous a priés d'attendre jusque vers dix heures la voiture qui nous doit conduire à Naintré.

Il est à peine huit heures; pour ne pas succomber au sommeil qui fait battre nos paupières après la mauvaise nuit passée en wagon, nous déambulons par la ville fort coquette ma foi, dont les boutiques s'ouvrent une à une. Nous examinons avec curiosité les vitrines des armuriers et des couteliers dont la réputation est universelle, et cédant à cet amour immodéré du bibelot que nous possédons au même degré, nous faisons emplette de coupe-papiers en forme de poignards. Puis, tous deux armés jusques aux dents, nous allons promener nos somnolences sur les rives de la Vienne, qui roule une belle nappe d'eau limoneuse et semble décroître après une importante crue.

Après avoir énergiquement lutté contre l'engourdissement de nos membres par un match de billard et l'absorption successive de plusieurs tasses de café, nous regagnons la demeure familiale des Salis, où nous sommes attendus par un vaste landau attelé de deux fortes bêtes. Nous prenons place dans le véhicule en la compagnie de la mère de Mme Salis et d'un prêtre ami de la famille. Une bonne heure après, nous apercevons le mur d'enceinte et les tourelles du château de Naintré.

Nous arrivons au moment précis de la mise en bière, et il nous est permis de contempler une dernière fois sur un grand lit de parade pieusement édifié, celui qui fut Rodolphe Salis. C'est dans la salle de sa bibliothèque, au rez-de-chaussée du château, dans la pièce qu'il préférait, qu'on l'a exposé depuis la veille au matin. Il repose sur une jonchée de fleurs odorantes; la collection du journal, le Chat Noir, est mise en tas à ses côtés; au-dessus de sa tête, on a suspendu une couronne de laurier doré qui lui fut offerte à Bruxelles par la société de secours de l'enfance à la suite d'une représentation au bénéfice de cette œuvre. Il porte sa tenue de spectacle, une élégante redingote en drap bleu, un gilet de soie à fleurs, et les souliers vernis. La face et le front sont parfaitement déplissés et n'ont plus la contraction douloureuse et grimaçante des dernières journées. Les yeux demi-fermés semblent avoir retrouvé le sourire ironique que Salis prenait lorsqu'il écoutait complaisamment dans son cabaret les réflexions plus ou moins ridicules de quelque snob prétentieux.

Après nous avoir présentés à son beau-frère, le capitaine Renaud, mari de la jeune dame qui nous a reçus à Chatellerault, Mme Salis nous fait, en un récit coupé de sanglots, l'histoire des dernières journées de son mari. Il n'a pas eu de délire à proprement parler. Sa continuelle hantise était la tournée et le désir de la continuer. Par moments, il se croyait transporté sur la scène et se livrait avec un imaginaire contradicteur à des dialogues véhéments; il faisait à chacun de nous des observations sur le choix de ses œuvres, etc. Sa pensée, en somme, n'a pas une minute quitté son théâtre et ses collaborateurs. La veille de sa mort, il s'est fait habiller vers quatre heures de l'après-midi et, soutenu par son beau-frère, le capitaine Renaud pour lequel il a toujours eu beaucoup d'amitié, il s'est promené dans les pièces principales de son château, comme s'il voulait adresser un dernier regard aux innombrables merveilles qu'il n'a pas cessé d'accumuler et qu'il savait disposer avec un art impeccable.

Dans sa bibliothèque, il a fait une station plus longue et s'est assis un instant, puis se sentant pris de frissons, il a demandé à regagner son lit et n'a pas eu la force de gravir l'escalier, en sorte qu'il a fallu le monter dans son fauteuil.

En nous contant tous ces détails, Mme Salis, femme d'un grand sens pratique et d'une mâle énergie, s'occupe aux apprêts du déjeuner, car le rendez-vous a été donné, pour trois heures aux amis de la famille à l'église de Chatellerault, et le corbillard ne pourra se rendre qu'à petite vitesse, de Naintré à la sous-préfecture.

Nous déjeunons en hâte et montons en voiture. Le cortège se forme devant la maison familiale; le deuil est conduit par Gabriel Salis, frère du défunt, et par le capitaine Renaud. Jolly, Allaire, Bonnaud et moi tenons les cordons du poêle. Toutes les notabilités de Chatellerault accompagnent le convoi jusqu'au cimetière. Bonnaud prend la parole au nom de la Presse Parisienne; je dis un adieu suprême au défunt au nom des artistes de Montmartre et le cortège se disperse sous le coup d'une très vive émotion.

Il est trop tard pour rentrer à Paris, nous acceptons, Bonnaud et moi, de passer la nuit à Naintré. Nous repartirons demain dans l'après-midi, non sans avoir parcouru tout au moins les diverses pièces du château qui sont comme autant de salles de Musée.

On nous a donné deux chambres contiguës dont les portes aboutissent à un vaste corridor. Ce corridor est tapissé d'estampes et de dessins originaux; les chambres ne sont pas plus dépourvues, et tandis que je passe une partie de ma nuit à grimper sur des chaises, un bougeoir à la main, pour voir de près des compositions de Willette et pour lire d'amusantes légendes, j'entends fort bien à travers la cloison, Bonnaud qui se livre à une occupation similaire. Lui m'entend de son côté mais ne veut pas en avoir l'air. Cependant, voici qu'en escaladant un guéridon mal assuré, je tombe de mon haut, entraînant le meuble dans ma chûte. Je ne puis m'empêcher de rire aux éclats; et Bonnaud de m'imiter. Nous nous interpellons et dans un costume fort léger, nous visitons nos appartements réciproques. Voilà qui n'est pas mal, je pense, pour un jour d'enterrement. Un détail encore: Les water-closets sont illustrés en ce féerique château; c'est là que sont relégués de préférence les tentatives de peinture audacieuse et les essais malheureux. Un saint Antoine orné de pieds éléphantiasiques, tient compagnie à un pourceau dont on n'aperçoit que le groin et les oreilles, le reste étant hors la toile. Ce chef-d'œuvre est tout simplement signé Puvis de Chavannes.

Je serai à Paris demain et vous enverrai mon article qui sera publié dans l'Éclair.

Paris, le 23 mars.

Vous ne vous plaindrez pas de moi, je pense, et vous conviendrez, cousine, que j'ai secoué pour cette fois l'invincible paresse qui, jusqu'ici, m'avait tenu sous le joug. Entre nous, vous ne me supposiez pas capable d'un tel effort et ce flux de correspondance vous doit avoir plus d'une fois étonnée.

Ai-je noirci des feuilles ces deux mois passés, et vous ai-je conté avec assez de détails mes faits et gestes et ceux de mes amis de la tournée. Pour que pas un élément ne vous fasse défaut et que cette correspondance ait sa fin logique, comme elle a son milieu et son commencement, je vous envoie l'article découpé que le journal l'Éclair a bien voulu reproduire.

Et en attendant que des événements nouveaux et notables me fournissent l'occasion de vous récrire aussi longuement, je dépose sur le bout de vos ongles roses un baiser tout à fait régence, le seul, d'ailleurs, que vous ayez jamais voulu m'accorder.

RODOLPHE SALIS

«C'était aux premiers soirs du succès de Phryné; le Chat Noir rayonnait sur Montmartre de tout l'éclat que la Marche à l'Etoile et l'Epopée, pour ne citer que des œuvres retentissantes, avaient jeté sur l'hôtel artistique de la rue Victor-Massé. Le talent prestigieux de Maurice Donnay, venait, en s'affirmant, conférer au cabaret du gentilhomme Salis sa définitive consécration, et, se fiant aux enthousiastes chroniques d'Henri Bauër et de quelques autres, un public fatigué des pièces à tiroirs, se pressait dans la salle du rez-de-chaussée devenue insuffisante.

En ces heures de gloire, Jules Jouy, le pauvre fou décédé d'hier, célèbre de par sa verveuse campagne antiboulangiste au Cri du Peuple, s'entendait chaque soir réclamer par de fougueux admirateurs, les couplets sinistres de Gamahut et les strophes angoissantes de l'Attaque nocturne. Je manquerais à la vérité la plus élémentaire si je n'ajoutais pas que les Petits pavés, les Petits chagrins et autres menues romances du compositeur Paul Delmet, faisaient déjà florès en ces époques peu lointaines, et je crois qu'en ce même temps, Xanrof, émigré du Quartier latin, faisait applaudir chez Salis le Fiacre et l'Encombrement.

Ma voix se figea dans ma gorge lorsque, pour la première fois, ayant franchi le seuil du cabaret célèbre, je voulus faire part au glorieux propriétaire de mes essais dans la chanson. L'air de hauteur majestueuse et de sereine protection qu'il prit en écoutant mes timides avances acheva de me déconcerter. Vainement je tentai d'extraire de ma poche la feuille où s'allongeaient mes premières strophes; Salis qui, d'un seul coup de gosier, venait d'engloutir les deux bocks servis sur son ordre, me tint à peu près ce discours: «Jeune homme, vous faites preuve d'une grande audace, pour ne pas dire d'une incomparable témérité, en souhaitant pour vos débuts de vous faire entendre chez moi.» Savez-vous bien que ma maison est présentement le lieu de rendez-vous des têtes couronnées et qu'il ne se passe pas de jour où je n'aie dans ma salle un ou plusieurs représentants des grandes familles princières de l'Europe. Et, tenez, ajoutait-il profitant de l'ignorance où j'étais alors de l'almanach de Gotha, ce vieux monsieur très maigre, qui joue familièrement avec mon chat en attendant l'heure du spectacle, n'est autre que M. de Blowitz, l'illustre diplomate. Celui-ci qui examine avec tant d'attention le fameux dessin de Willette «Les petits oiseaux meurent les pattes en l'air», c'est le vicomte Melchior de Vogüé qui vient pour la trentième fois entendre l'Epopée dont il a fait hier, en pleine Académie le plus magnifique éloge.

«Pour cette grande dame, dont le seul collier représente une somme que ni vous ni moi ne posséderons jamais, je vous le dis en toute indiscrétion, bien qu'elle soit venue dans le plus strict incognito, c'est la grande-duchesse de Leuchtenberg, une Beauharnais, mon cher! Et c'est devant ce parterre de rois que vous voudriez dire vos vers pour commencer? Peste, mon ami, on ne vous mouche pas avec des savates!» Puis il ajouta en manière de conclusion: «Au fait, je veux bien, moi, mais il faut m'apporter la preuve d'un talent de tout premier ordre. Je ne puis pas mieux vous dire: ayez du génie et ma maison sera la vôtre.»

Après ce flux de paroles, il se leva me laissant ahuri et je l'aperçus à plus de dix reprises, recommençant à d'autres tables le même exercice oratoire, qui se terminait invariablement par l'absorption en une lampée unique de quelque cervoise ou autre blonde liqueur.

Tel était le Salis du temps de Phryné, en tous points semblable d'ailleurs, au Lyssas de Maurice Donnay, tranchant en son langage, abondant en son geste, jamais renâclant devant la boisson. Encore d'aucuns qui le connaissaient depuis les hydropathes le proclamaient-ils déjà, fatigué, ce qui n'était pas pour donner de cet homme une idée quelconque, vous pouvez m'en croire. Durant les six années écoulées, le Chat Noir eut entre ses mains des fortunes diverses, mais toujours et sans conteste il demeura le premier, le seul modèle du cabaret littéraire vraiment digne de ce nom.

En janvier dernier, pour cause de fin de bail, Salis quittait son hôtel de la rue Victor-Massé, accumulant dans un débarras de la rue Germain Pilon, les richesses picturales, céramiques et autres, dont la collection fait l'objet d'un catalogue spécial.

Il entreprenait avec ses pièces d'ombres et ses poètes, une tournée d'environ deux mois, ayant pour but essentiel le midi de la France et la côte d'azur. Des échos répétés ont entretenu Paris du succès qui couronna ce voyage et du démêlé comique de l'illustre barnum avec le consul de France à Monaco, le trop pointilleux M. Glaize.

La rentrée à Paris s'effectua le 2 mars. Une seconde tournée de trente jours en Bretagne et dans le Sud-Ouest devait commencer le 11 du même mois. Malgré les recommandations de ses amis et le dépérissement visible qu'un repos de huit jours n'avait pu amender, Salis voulut partir à tout prix. Le 11 au soir, on jouait à Versailles, le 12 à Châteaudun. Cette représentation, la dernière à laquelle le gentilhomme ait pu prendre part, laissera à tous ceux qui l'ont vue de près un inoubliable souvenir.

L'Epopée tenait l'affiche et malgré l'offre réitérée des camarades qui se proposaient pour le suppléer, Salis ne voulut céder sa place à personne. Comment trouva-t-il dans ses pauvres jambes gonflées par la goutte la force de se traîner au piano, comment surtout sa gorge lui permit-elle de hurler jusqu'au bout le boniment forcené dont il avait coutume de scander les bruyants défilés de Caran-d'Ache? Mystère, ce sont là des phénomènes d'auto-suggestion que l'on ne rencontre que chez les natures prodigieusement douées au point de vue nerveux.

Rien ne prouve d'ailleurs, que par cet effort suprême, Salis n'abrégeait pas de quelques mois peut-être, son existence si compromise déjà.

Le lendemain, la petite troupe partait pour Angers et pendant un arrêt à Tours, Salis était pris de vomissements et de fièvre. On n'en eut pas moins toutes les peines du monde à l'empêcher de se rendre au théâtre le soir. La fièvre dépassait déjà 39°. Le lendemain elle atteignit 40° et le docteur Jagot, d'Angers, émettait l'hypothèse d'une tuberculose à marche rapide. On combattit la fièvre et profitant d'une accalmie on transporta le malade à Naintré le 17 au matin. Il vient de s'éteindre après une agonie de quatre jours.

Quels jugements seront portés sur lui? Des bons, des mauvais et des pires, nous l'osons affirmer.

Des flots d'encre couleront sur sa tombe à peine refermée et j'ai peur que quelque acrimonie se mêle au portrait pour en noircir le dessin. L'homme est injuste par nature et ramène tout à lui-même, et je connais tel artiste susceptible, qui ne pardonna jamais à Salis une boutade inoffensive, un mot cruel jeté de verve et le plus souvent sans portée comme sans réflexion.

Si l'on veut être juste, et pourquoi ne pas l'être en présence de l'inéluctable événement qu'est la mort, on reconnaîtra que cet enfant terrible, que ce hâbleur impénitent en qui revécut l'âme de Tabarin et de Gautier-Garguille, fut le promoteur de ce mouvement par lequel s'effectua de la rive gauche à Montmartre, le transfert de la fantaisie. Salis prit la tête de ce gigantesque monôme d'artistes qui, parti de la colline Sainte-Geneviève, se vint installer sur la Butte, après avoir franchi, sans leur adresser l'hommage d'un regard, les terrains vagues qui s'étendent entre ces deux mamelles de la France intellectuelle.

En somme, il avait presque raison lorsqu'il écrivait pour la dernière fois à Lyon, le mois passé, sur l'album de la vie Française, cette boutade qui résumait son ambition:

Dieu a créé le monde.

Napoléon a créé la Légion d'honneur.

Moi j'ai fait Montmartre.

NOTES:

[1] Extrait des Chansons Naïves et Perverses.—Ollendorf, 3 fr. 50.

[2] Les frissons.

Saint-Amand (Cher).—Imp. DESTENAY, Bussière frères.

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