Le Roman Comique du Chat Noir
Sur la nappe aux laiteux reflets,
Après l'ultime mandarine,
Qui sur la lèvre purpurine
Laisse des relents aigrelets,
Elles s'accoudent, minaudantes,
Ces fleurs perverses de l'amour,
Et leurs voix se font tour à tour
Mordantes.
II
Ce sont les êtres indécis,
Les androgynes et les sphinges
Dont les équivoques méninges
Travaillent sous l'arc des sourcils:
Démons avec des faces d'anges,
Inconscientes des pudeurs,
Elles nourrissent des ardeurs
Etranges.
III
Pour des rêves jadis brisés
Elles ressuscitent Sodome,
Et Lesbos, en haine de l'homme
Dont leur répugnent les baisers;
Et ne trouvant de cantharides
Qu'aux lèvres glabres de leurs sœurs,
Elles s'enivrent de douceurs
Arides.
IV
La crainte des maternités,
L'horreur des étreintes viriles
Rendent les promesses stériles
Des futures humanités,
Et des talons jusques aux nuques,
Veuves des masculins frissons,
Elles sont des contrefaçons
D'Eunuques.
Pourquoi faut-il, mon Dieu, qu'après avoir traité des sujets sacrés comme celui de Noël, mon ami Redon descende lui aussi dans les bas-fonds terrestres, au risque d'y souiller son crayon? Parce que le métier de peintre comporte les études les plus diverses et que la vérité ne se présente pas toujours sous des aspects riants et vertueux. Or, sans le Hanneton et sa sœur la Souris, Montmartre ne serait plus Montmartre.
J'espère que vous me pardonnerez aussi, cousine, les vers dont je vous viens de donner la primeur. J'ai fait mon possible pour qu'ils fussent en même temps qu'une peinture, le fidèle reflet de mon intérieure protestation. Car, j'ose croire que jamais vous n'avez mis en doute la profonde moralité de votre dévoué correspondant.
Monte-Carlo, 9 février.
Après cette première épreuve, qui consistait à vaincre les scrupules d'un acariâtre consul, le Chat Noir a conquis droit de cité dans le pays du Soleil, et tout fait présager qu'il terminera noblement sa carrière de douze jours à Monaco.
La belle société, qui tient ses assises à l'hôtel de Paris, a déterminé Salis à déplacer pour une fois le théâtre de ses succès et des nôtres. Hier soir, dans le plus élégant salon dudit hôtel, se trouvaient réunis entre autres personnages, le jeune mahrajah Dunleep Sing, fils du roi de Lahore, le richissime comte autrichien Esterhazy, le comte Lemarrois, le Grand-Duc de Leuchtenberg et bien d'autres aux noms retentissants que mon infidèle mémoire se refuse à vous citer. Est-il besoin de dire que les plus somptueuses demi-mondaines, en villégiature à Monaco égayaient de leurs sourires, en même temps qu'elles l'inondaient des feux de leurs diamants, la petite salle transformée pour l'occasion en théâtre miniature. Rose de May, Valtesse de la Bigne, châtelaine des Aigles, Suzanne Duvernois, telles sont pour vous nommer les plus connues et aussi les plus parisiennes, celles dont les visages ont tout d'abord frappé mes regards.
Ces messieurs et ces dames ne s'étaient préparés ni par le jeûne ni par l'abstinence à nous venir écouter. J'avoue même que l'attention ne régnait pas en maîtresse pendant les premières minutes de la petite soirée et ce, malgré tout le mal que se donnait un vieil habitué du Chat Noir, le sémillant Mr Uhde, lieutenant de l'armée Badoise, lequel désolé de nous voir prêcher dans le désert, courait d'un groupe à l'autre, suppliant qu'on nous écoutât. Le rire éclatait, malgré ses soins, en fusées tôt évanouies, non point ce rire malveillant dont on se peut froisser, mais plutôt ce crépitement qui monte à la surface d'une coupe de champagne, et je crois la comparaison d'autant plus juste que ce nectar n'était pas étranger, sans doute, à l'hilarité de nos hôtes.
Est-il besoin de dire que le programme des illustres poètes du Chat Noir avait subi de légers remaniements. Les Vierges Folles de Bonnaud, la Fausse Alerte de Gondoin et le Dilettantisme réciproque de votre cousin seraient déplacés peut-être dans un recueil de morceaux choisis pour institutions religieuses. Mais qu'importe; les messieurs seuls rougissaient.
Notre camarade Milo de Meyer s'est révélé poète XVIme siècle du meilleur aloi. Oyez plutôt cet extrait d'une comédie inédite portant ce titre: Rabelais au pays de Chinon. C'est Jehan des Entommeures qui parle:
Oncques ne me plût monachale vie,
Très bien tu le says, cher amy François,
Car d'estre soubdar est sort que j'envie
De puys temps jadis; et mieux j'aymerois
A travers choquer d'estoc et de taille
Tout le jour au long, sans tresve ou repos,
Qu'ainsi plus longtemps rien faire qui vaille
En ce noir couvent d'où j'ay pris campos!
Ores jà, je dys,
Sans fiel ny mesprys;
Sus à l'ennemy
En poussant ce cry
«Hou ha!»
Nac pétetin pétetac ticque torche lorgne,
Je frappe, je pourfends, je occis, je esborgne!
Caisgne!
Saigne!
Cor Dieu! j'aymerais endurer en guerre,
Ayons-nous victoire ou le désarroy,
Force coups de masse ou de cimeterre
Au service de nostre tant bon roy,
Que plus longtemps vivre en la compaignie
De ces tant villains moynes caphardiers,
Quels, dessoubs couleur de papimanie,
Des plus noirs méfaictz sont francs coustumiers!
—Ce soir au Casino, grand concert offert par le compositeur Isidore de Lara sous le haut patronage de L.L.A.A.S.S. le Prince et la Princesse de Monaco, avec le concours de Mme Adelina Patti. J'ai pour la première fois entendu à l'orchestre des œuvres de M. Isidore de Lara et pour la première fois aussi j'ai eu la joie d'entendre l'auteur lui-même chanter en s'accompagnant au piano des mélodies déjà célèbres dont l'excellent baryton Maurel m'avait déjà fait apprécier le charme dans un récital à la Bodinière.
La sélection symphonique sur Amy Robsart et les fragments symphoniques de la Lumière de l'Asie, ces derniers dirigés à l'orchestre par l'auteur lui-même, m'ont donné, je dois le dire, l'impression d'œuvres magistrales profondément pensées et savamment écrites avec toutes les ressources que l'art moderne de la composition peut offrir à ceux qui, semblables à Isidore de Lara, en ont puisé les prémisses dans l'enseignement des maîtres comme Leo Delibes.
Que dire des compositions légères et des romances intitulées: Qu'importe demain, The Garden of Sleep, Le long du chemin, et le Rondel de l'Adieu, si ce n'est que leur auteur, les interprétant lui-même, leur surajoute cette saveur et ce charme indicibles, que les auteurs interprètes donneront toujours à leurs œuvres, en dépit de ce qu'en peuvent dire les comédiens et les chanteurs. Et quelle suavité mélancolique dans ce Rondel de l'Adieu que le grand poète Haraucourt, mon camarade, doit être heureux d'entendre délicieusement commenté.
Partir c'est mourir un peu.
C'est mourir à ce qu'on aime:
On laisse un peu de soi-même
A toute heure en chaque lieu:
. . . . . . . . . . . . . . . .
Partir c'est mourir un peu.
Mme Adelina Patti que j'ai entendue ce soir en des morceaux détachés, m'a procuré, je dois le dire, un plus vif plaisir que dans les œuvres dramatiques dont je vous ai relaté les détails. Si j'avais la faveur d'être écouté par la très illustre diva, je lui conseillerais de consacrer aux concerts les restes encore éclatants de son ardeur et de sa voix. Malgré l'indéniable sénilité des morceaux qu'elle nous a servis, Hom es veet home, Il bacio, Semiramis (le grand air), elle y sait encore triompher et le spectateur n'assiste pas du moins aux suffocations et malaises visibles dont s'accompagne, chez elle, l'effort d'un rôle à soutenir.
Le concert a pris fin sur l'admirable Marche des Fiançailles de Lohengrin, enlevée avec une verve de tous les diables par l'orchestre que dirigeait M. Jehin. Oh! le chant merveilleux des trompettes et quelle fête pour des oreilles Wagneriennes. Le public idiot se précipitait furieusement vers la sortie pendant l'exécution de cette page vibrante.
Monte-Carlo.
Un vieil ami de Lyon, que j'ai retrouvé juge de paix à Monaco, m'a convié à visiter avec lui quelques-uns des cuirassés de notre escadre en rade de Villefranche. Hélas, trompé par ma montre dont les dérèglements m'ont joué déjà plus d'un mauvais tour, j'arrive à la porte du charmant fonctionnaire une bonne demi-heure après son départ.
Désolé de ce contre-temps je m'apprête à tourner bride, mais une curiosité me prend à voir, pavoisée dans la direction de la gare de Monaco, la rue Grimaldi et les rues adjacentes, et je suis la foule, car un vif mouvement populaire se dessine de ce côté.
Deux ou trois grondements sourds espacés de quelques minutes et venus du palais m'apprennent qu'il va se passer quelque chose, et me voilà ravi d'avoir manqué mon train pour Villefranche.
Et voilà comment, sans avoir rien fait pour cela, je vais assister au retour de son Altesse Albert Grimaldi, Prince de Monaco, parmi ses fidèles sujets.
Sur la petite place qui fait face à la gare, sont groupés tous les fonctionnaires de la principauté et aussi, revêtus d'élégants uniformes, les gardes au nombre d'une centaine environ qui composent la petite armée de ce bienheureux pays.
Le rapide venant de Paris s'arrête pour laisser descendre le prince auquel ses familiers et les membres du comité de direction des Jeux souhaitent la bienvenue, cependant que comme un seul homme, tous les sujets monégasques acclament leur souverain. Et je ne pense pas que quelque hypocrisie se mêle à ces acclamations, car le titre de sujet monégasque est bien le plus enviable qui soit. Dire qu'il suffit du hasard d'une naissance pour ignorer du même coup ces trois servitudes qui sont l'impôt, le service militaire et le travail opiniâtre; que si vous ajoutez à ces inappréciables bienfaits la clémence d'un Ciel toujours souriant et la sérénité d'une mer chantante, vous aurez ce me semble, à moins que d'être vraiment difficile toutes les conditions possibles du bonheur humain.
Ou je me trompe fort ou jamais les théories anarchistes n'auront cours sous un pareil régime et je doute que jamais le bruit dissonant d'une bombe révolutionnaire vienne troubler le sommeil auguste de L.L.A.A. Sérénissimes. Que si même, tablant sur l'immoralité du jeu, les partisans d'une austère philosophie nous voulaient à tout prix démontrer qu'il faut abolir cette maudite roulette où se viennent évanouir comme fumée les sommes effarantes collectées aux quatre coins de l'Univers, nous répondrions que ce n'est pas trop de tout cet argent, pour assurer à dix mille âmes le bonheur sans mélange et la vie sans luttes.
Pour complaire au Prince qui a bien voulu honorer de sa visite notre représentation d'aujourd'hui, Salis a remis au programme cette dangereuse épopée dont la seule annonce couvre d'une sueur froide l'épiderme diplomatique de ce cher Gunsbourg. Le Prince a paru s'amuser beaucoup. A l'issue du spectacle il a bien voulu, comme l'avait fait aux premiers jours la Princesse Alice son épouse, nous remercier individuellement du plaisir qu'il avait pris à nous entendre.
Son Altesse Albert Grimaldi, souverain de Monaco, appartient à la très ancienne famille de Grimaldi dont quelques-uns voudraient faire remonter l'origine à Grimoald, maire du palais, mais dont l'ancêtre indiscutable, premier souverain de Monaco, fut investi par Othon premier au Xme siècle. Voilà donc mille ans ou peu s'en faut que la famille Grimaldi règne sur ce fief privilégié, dernier vestige de l'ancienne division féodale du royaume de France.
Le prince Albert n'a ni l'extérieur ni les habitudes d'un patricien amolli par le luxe et le farniente. C'est un homme de quarante-cinq ans, bien fait de sa personne et dont le visage austère et basané trahit une existence active passée au grand air, sous les feux du soleil comme aussi parmi les rafales des contrées hyperboréennes. C'est un savant, non point comme vous pourriez croire, un savant de boudoir ou de cabinet, fait à coups de livres, mais un authentique savant dont la science est de bon aloi comme sa noblesse. Il s'est pris d'une belle passion pour la faune maritime et c'est à satisfaire ce goût qu'il emploie peut-être une bonne partie de ses immenses revenus. A bord de son yacht, la Princesse Alice qui n'est pas un yacht de plaisance, mais un véritable laboratoire flottant, il passe à peu près six mois de l'année, se livrant en compagnie d'un personnel scientifique choisi par lui, à ses études favorites sur les poissons et les mollusques des couches profondes de la mer. La science lui doit déjà, en même temps que d'ingénieux perfectionnements apportés à la construction d'appareils de sondages, la découverte de plusieurs espèces animales qui ont motivé des rapports spéciaux à l'Académie des sciences. Il ne s'agit donc point, comme vous voyez, d'un amateur s'occupant de zoologie comme tant d'autres s'occupent aujourd'hui de photographie, mais d'un savant zoologiste s'efforçant d'apporter sa pierre au grand édifice scientifique et sachant faire abstraction de ce hasard prodigieux, qui l'a fait naître souverain d'un paradis dont cinq continents aspirent à savourer les délices. C'est tout au plus en effet si le prince Albert passe tous les ans deux mois dans sa principauté. La chasse qu'il pratique dans ses domaines d'Ecosse et les croisières lui prennent le meilleur de son temps. Avec des goûts comme les siens, il doit bénir le Ciel qui lui fit légers les soucis de la politique intérieure. Donc le prince nous a personnellement félicités pour les plaisirs variés qu'il avait eus par nous. Il nous a dit que jamais les hasards de ses voyages ne lui avaient permis de venir voir notre théâtre, alors qu'il avait son siège rue Victor-Massé, et qu'il nous remerciait pour l'heureuse initiative de notre divagation dans ses terres.
Mon titre de docteur en médecine l'avait quelque peu surpris, et, ne sachant s'il devait le considérer comme authentique ou comme le fruit d'une plaisanterie coutumière de notre Directeur, il m'en interrogea. Je me demandais si ma réponse affirmative n'allait pas m'attirer un blâme de la part du savant austère qui me faisait l'honneur d'un entretien. Bien au contraire, elle me valut des éloges pour l'indépendance qui m'avait rendu possibles, on peut dire parallèlement, des études aussi diverses. «Voyez-vous, me dit le prince Albert, il n'y a pas de plus proches parentes que les choses qui semblent le plus éloignées. J'aime de grand cœur les études de zoologie transcendante qui sont l'objet de mes travaux et de mes quotidiennes recherches, mais il n'empêche, qu'après la satisfaction purement scientifique qui résulte d'une solution trouvée, j'éprouve comme un besoin de rêverie plus vague, et dans ces moments, je serais heureux quelquefois d'avoir près de moi un poète pour démêler avec moi l'écheveau de mes impressions et les partager et les rendre.»
Je mentirais, cousine, si je vous disais qu'à cet aveu je ne fus pas sur le point de m'écrier: «Frappez du pied le sol cher Prince, et ce poète surgira.» Puis il continua quelques minutes à me parler de ses travaux; il m'apprit qu'il avait découvert à quelque distance de la baie de Monaco, toute une colonie de gros cétacés dont il se proposait d'étudier, sous peu, les mœurs et la vie sous marine. Il n'en dit pas plus et je demeurai sous le charme de sa parole ferme et bienveillante à la fois.
Voilà terminé bientôt notre paradisiaque séjour dans la principauté. Il nous faudra quitter ce ciel enchanteur, cette mer bleue, cette végétation africaine pour des contrées moins riantes où régnent peut-être encore le vent, la froydure et la pluye, comme dit le gracieux poète Charles d'Orléans. Bast, résignons-nous.
J'ai eu ce soir la surprise de rencontrer le charmant rimeur, Simon Cazal, un camarade qui fut des nôtres jusqu'en décembre et en janvier dernier. Je lui ai dérobé ces vers qu'il a eu l'imprudence de me confier et que j'ai l'indiscrétion de vous transcrire.
CELLE QUE J'AIME
Austère en ses goûts, élégante,
C'est le cinq trois quarts qu'elle gante,
Celle que j'aime et qui me hante,
Fine de taille,—autant d'esprit.
C'est en jasant qu'elle me prit
Et que mon cœur du sien s'éprit.
Pour l'avoir tenue enlacée
Une heure hélas! vite passée,
Elle a pris toute ma pensée.
Passer dans sa robe fleurie,
Les deux mains jointes et qui prie
Ainsi que la Vierge Marie.
Fidèle à mes désirs nouveaux,
Pour le succès de mes travaux,
Je ne veux que ses seuls bravos.
Elle est mon idole et ma reine;
Devant sa beauté souveraine
Mon genou fléchit et se traîne.
J'y tiens plus que Booz à Ruth;
J'y tiens, à vendre à Beelzébuth
Là-bas mon âme,—ici mon luth.
Mon amour est de mélodrame;
Je l'aime à percer d'une lame
Le cœur d'un homme ou d'une femme;
Je l'aime à gravir l'échafaud!
Mais chrétienne et très comme il faut,
Le goût du sang lui fait défaut.
C'est pourquoi, manquant de victime,
Je me contente, en fait de crime,
D'assassiner le... temps: je rime.
Simon Cazal.
Nîmes.
Omnibus pour ne pas dire charrette, le train qui nous conduit à Nimes, avec un interminable arrêt de deux heures à Tarascon. Une apathie s'est abattue sur nous durant le trajet de Marseille à Tarascon, et nul de nous ne songe à refaire le pèlerinage à la Tarasque qui nous amusa si fort quand nous arrivions des neiges de Grenoble et de Lyon. Quelques photographies représentant le monstre et étalées à la librairie des chemins de fer évoquent suffisamment à nos mémoires la visite hâtive que nous lui fîmes.
Le buffet nous distrait une heure durant, nous passons l'autre heure dans les wagons qu'une locomotive, sous prétexte de manœuvres, promène indolemment sur le pont du Rhône, ce qui nous permet d'avoir sous les yeux le double panorama de Beaucaire et de Tarascon, les deux cités rivales qui, vues d'ensemble, donnent l'impression de deux vieilles villes démantelées qui seraient veuves d'habitants. Le château fort de Tarascon, construit à pic sur la rive gauche du Rhône ne laisse pas que d'avoir une assez belle allure moyennageuse et sans grands efforts d'imagination, on se le représente soutenant l'assaut forcené des catapultes, tandis que par ses créneaux les assiégés feraient pleuvoir l'huile et la poix bouillante, et aussi les quartiers de rocs arrachés aux proches Alpines.
Nous entrons dans Nîmes la romaine, dont la gare puissamment construite semble comme un défi jeté par nos modernes architectes aux constructions romaines dont la ville est si pourvue. N'attendez pas un mot de moi sur les Arènes où sur la maison Carrée que tout le monde sait par cœur, et pour lesquelles l'admiration sans phrases me paraît plus éloquente que tout effort descriptif. Je les connaissais, je les ai revues; j'ai compris mon exiguïté et voilà.
Foule compacte à l'Eden, pour nous entendre! Salis très fatigué me prie de le suppléer dans l'Epopée, ce que je fais sans enthousiasme et sans chaleur. Fort heureusement les décors parlent d'eux-mêmes, et n'ont que faire de ma voix d'ailleurs inapte aux commandements militaires. Je me rattrape dans Phryné, le délicieux poème de Maurice Donnay dont les journaux nous viennent d'apprendre un nouveau triomphe, à savoir l'éclatant succès de La Douloureuse, au vaudeville. Heureux Donnay, quel exemple tu donnes à tes cadets du Chat Noir et aussi, pour tout dire, à tes aînés.
Notre camarade Bonnaud a reçu du public Nîmois un chaleureux accueil en interprétant sa très spirituelle chanson sur le mariage du Sar Péladan, lequel est Nîmois, comme il n'est permis à personne de l'ignorer. Je la transcris pour vous mettre en lyesse:
LE MARIAGE DU SAR PÉLADAN
Air connu: Ça vous coup' la g... à quinze pas.
I
Las de voir tomber dans sa soupe
Ses cheveux crépus, vierges du peigne fin,
Cria: «Je veux qu'on me les coupe»;
Or, il advint que dans Paris
Ces mots n'ayant pas été très bien compris,
Chacun crut que l'illustre Sâr
Voulait être un autre Abeilard.
II
Au faubourg Germain plus d'un cœur fit tic-tac,
Et de très nobles douairières,
Ainsi que Monsieur de Montesquiou Fezensac,
Avec raison s'en alarmèrent.
Avec soin le Sâr fut suivi,
Mais on s'rassura bien vit' lorsqu'on le vit
Qu'i' s'faisait tondr' ras comme un œuf
Sur un' des berges du Pont-Neuf.
III
Bientôt on apprit que l' Sâr accomplissait
Ce sacrifice épilatoire
Afin d'épouser un' comtess' qu'en pinçait
Pour son génie et pour sa gloire.
Et comme, un matin, tout de gô,
I' s'rendait muni d'un savon du Congo
Vers un établissement de bains,
Chacun dit: «Ce sera pour demain.»
IV
L' lendemain, en effet, la plupart des journaux
Annonçaient à toute la terre,
(Faut-il qu'y ait des gens—bons Dieux! qui soient fourneaux
Ou qui n'aient pas grand'chose à faire)
Que ce jour même à midi vingt
Le Sâr Mérodack-mage et courtier en vins,
Épousait un' personn' très bien
D'un sexe différent du sien.
V
Ce fut à l'Églis' de Saint-Thomas-d'Aquin,
Une églis' qu'est pas à la mie,
(Le Sâr, mes amis, n'fait jamais rien d'mesquin)
Qu'eut lieu la grrrand' cérémonie.
Il y vint des ducs, des marquis,
Deux ou trois barons plus ou moins circoncis,
L'élit' de nos gilets à cœurs
Et la fleur de nos bookmakers.
VI
Quand l'époux parut à l'entrée du saint Lieu
Très beau, très svelte, très en forme,
De nobles marquis s'dirent: «Sacré N. de D.
Cet homm' possède un galbe énorme;
Il vous a des yeux langoureux,
La taille bien prise et le geste onctueux
La bouch' gourmande et cætera,
Au rest', voir l'examen d'Flora.»
VII
Le Sâr s'avança superbe, éblouissant;
Un cri fit trembler la cimaise:
C'est lui, c'est bien lui, c'est le prince persan
Qui vend de la poudre à punaises.
... Sa jeune épous' modestement
Craignant qu'un' rob' blanch' contrastât fortement
Avec un homme aussi bronzé
Était—déjà—tout en foncé.
VIII
Pendant tout' la mess' le Sâr grave et gourmé
Fut d'une sagess' sans pareille,
N' portant pas une seul' fois les doigts à son nez,
Pas plus d'ailleurs qu'à ses oreilles.
Pour finir, il dut dans ses bras
Serrer un tas d' muff's qu'il ne connaissait pas
Et dont un, Dieu seul sait lequel,
Lui fit son r'montoir en nickel.
IX
Ce fut aux accents de la «Vie pour le czar»
Qu'eut lieu l' dîner chez l' Pèr' Lathuile.
La cuisin' n'en fut pas faite à l'huile, car
Chacun sait que l' Sar-dîne à l'huile,
Vers minuit, mais chtt! arrêtons,
Car vous m'taxeriez, Mesdames, avec raison
D'inconvenance et puis, je crois:
Que sur vos joues le rose-croît.
D. Bonnaud.
Toulouse.
C'est avec joie malgré le ciel gris qui m'accueille, que je fais mon entrée dans la patrie de Clémence Isaure, dans Toulouse, capitale d'Occitanie. Il m'est resté des trois séjours que j'y fis, entre la dix-huitième et la vingtième année, un souvenir inoubliable de fraîcheur et de vie active. Au risque même d'être écharpé par de notables citadins des grandes villes françaises qui se disputent la palme après Paris, j'ai vingt fois soutenu, quand la discussion venait sur ce sujet, que Toulouse restait à mes yeux la seule ville habitable peut-être pour un homme rompu à l'existence fiévreuse et nocturne de la capitale. Espérons que les trois jours que j'y vais passer ne me feront pas revenir sur cette opinion à laquelle d'ailleurs la sanction mille fois accordée du poète Armand Sylvestre n'est pas sans donner quelque fondement.
Cocher à l'hôtel Capoul, et promptement s'il vous plaît: puisque nous sommes à Toulouse, soyons de Toulouse, que diable. Or, je prétends que chaque ville a ses vocables familiers en lesquels la présence de certaines diphtongues est révélatrice de la couleur locale, du moins pour des oreilles soucieuses d'harmonie. Oyez plutôt si ces mots: Toulouse, Cassoulet Capoul et Capitole ne sont pas des frères, inaliénables, produits incontestés d'une musique locale et d'une autochtone phonétique.
Après l'élection rapide d'une modeste chambre, je descends quatre à quatre l'escalier de l'hôtel Capoul pour rejoindre mon camarade Bonnaud que j'ai aperçu dégustant un breuvage verdâtre à la terrasse du café de la Comédie. Bonnaud m'a faussé compagnie; j'entre quand même et je reconnais penché sur un pupitre et couvrant de sa fiévreuse écriture de larges feuilles de papier, Laurent Tailhade, le délicat poète, le chroniqueur superbe dont la prose signée Tybalt résonne une fois la semaine aux premières pages de l'Écho de Paris comme un appel claironnant aux armes contre les ridicules du siècle et les sanglantes injustices d'une société mi pourrie.
Le subtil écrivain des Vitraux, le redoutable satirique du pays du muffle lève sur moi sa face large de Sarrazin et me reconnaissant, virevolte sur sa chaise et m'étreint les mains avec une joie d'enfant. Bien que je l'aie encore peu connu, sa sympathie m'est assurée par un mot insinué sur mon compte, l'an passé dans une de ses chroniques et dont je suis fier comme peut l'être un débutant acclamé par un tel maître.
Aux premiers regards, je constate comme une résurrection véritable du poète qu'il me souvient d'avoir vu luttant contre les affres d'une intoxication morphinique lorsqu'il nous vint rendre visite au Chat Noir voilà bientôt dix mois. En quelques mots, il m'apprend sa victoire définitive sur le poison qui le tint captif et dont le dévouement d'un ami, le Docteur Remond, l'a fait triompher après les angoisses d'un traitement héroïque et d'une convalescence pire que mille morts. Il me dit l'émotion grande et chaque jour renouvelée de se sentir libre enfin et, vivant pour de bon, sous le ciel clément de Toulouse qui lui devient une patrie d'adoption. Et il s'exalte en parlant de son retour prochain dans Paris où son talent que tant de beaux vers signalèrent en ses primes années, eut besoin presque d'un fait divers anarchiste pour éclater à tous les yeux. Il rêve d'y fonder un journal où perpétuant la devise du journal de Blanqui! Ni Dieu ni Maître, il dira librement son fait au vieux principe d'égoïsme et de propriété, de famille et de religion, source éternelle et indéfinie de la douleur humaine. Je le quitte sur ces mots après avoir pris avec lui rendez-vous pour le lendemain matin. Je ne sais quel philosophe a dit que la table était de tous les moyens le meilleur pour rapprocher les hommes et inaugurer des relations. J'aurai donc le plaisir de mieux connaître demain l'homme charmant que j'aime déjà pour ses œuvres et qui, peut-être, aura quelque jour sa pièce au Chat Noir, car il me souvient d'un certain festin de Trimalcyon sur lequel Salis comptait pas mal pour l'ouverture de son nouveau Théâtre.
Bonnaud, dont la poursuite m'a procuré l'heureuse rencontre de Tailhade, a repris sa place à la table où tout à l'heure je l'avais aperçu. Il cause avec un jeune lieutenant en lequel je n'hésite pas à reconnaître mon camarade de collège, Lacour, qui, me voyant en conférence avec Tailhade, n'a point osé nous interrompre. Et nous voilà faisant sur nous-mêmes un retour de quelques années. Nous étions voisins de classe en rhétorique et nous évoquons présentement la physionomie du vieux professeur, un brave homme dont nous faisions le désespoir en refusant de satisfaire à ses vieilles manies. C'était un fort en thème dont la jeunesse universitaire s'était écoulée parmi les moroses allées du jardin des Racines Grecques. Son principal dada consistait à vouloir qu'on prononçât en français comme en latin toutes les lettres, ce qui lui donnait une élocution des plus pittoresques, surtout lorsqu'il usait du pluriel. Quelque peu défiant de lui-même, il se servait dans l'explication des auteurs latins et grecs de ces traductions juxta-linéaires que les élèves paresseux se procurent à l'insu des familles et des répétiteurs pour abréger leur ouvrage. Néanmoins, désireux de cacher aux yeux des élèves cette faiblesse qui pouvait diminuer son prestige, il dissimulait toujours la traduction sous le volume renfermant le texte original. Et nous nous amusions follement à surprendre son manège pour soulever sans être vu dans les passages difficiles le volume qui lui masquait son corrigé. Un d'entre nous s'étant avisé de lui soustraire un jour le texte sauveur, il faillit devenir fou de colère et nous fit passer à d'autres exercices sans trouver de raison pour s'en expliquer.
La musique du vers français était pour lui lettre morte et sa mémoire se refusait à enregistrer le moindre alexandrin sans l'addition ou la soustraction d'un certain nombre de pieds. Il se plaisait à décorer de conjonctions, d'interjections et d'adverbes tous les vers qui se pouvaient prêter à cette opération. Je me souviens qu'il récitait le misanthrope de la façon suivante:
PHILINTE
Mais qu'est-ce donc, mais qu'avez-vous
ALCESTE
Voyons, laissez-moi je vous prie, etc.
ce qui dotait de quatre pieds supplémentaires le premier vers de cette Comédie.
Si je lutinai la muse durant le séjour d'un an que je fis dans la classe du père Milon (nous l'appelions ainsi à cause de sa prédilection marquée pour le pro Milone) ce ne fut pas la faute de ce digne vieillard. Je me souviens comme d'hier d'une semonce terrible qu'il m'adressa pour avoir traduit en vers une Ode d'Horace. La poésie était, je crois, supportable, mais j'avais eu le malheur de l'aggraver de deux ou trois contre-sens qui me furent amèrement reprochés. Encore un détail comique sur ce brave universitaire! Toujours défiant de ses facultés, il avait imaginé le système des poils écrits. Chez lui, la moindre observation tournait au discours et nécessitait une rédaction spéciale dont il donnait lecture au patient.
Une bonne gaîté nous vient à réveiller ces souvenirs, et Bonnaud paraît prendre plaisir à nous entendre ainsi jaser. Or, pendant que nous devisons, Tailhade, dont l'article est sans doute achevé, me vient apporter le numéro qu'on lui remet d'un journal toulousain, le Petit Bleu. En première page, une chronique de lui sur la Décentralisation Littéraire sollicite mon attention et je constate après l'avoir lue, que Toulouse n'est pas seulement une cité gaie, mais aussi un centre littéraire de tout premier ordre. Je détache à votre intention, en même temps que les vers exquis cités au cours de la chronique de Tailhade, quelques phrases de commentaire dont le critique les accompagne.
L'article a été inspiré par une réception que l'Association des étudiants de Toulouse fit au poète pour lui donner, en même temps qu'une preuve d'admiration et de sympathie, un aperçu de la littérature locale! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le Petit Bleu
(Article Décentralisation, par L. Tailhade).
Voici d'abord un fragment de grâce toute virgilienne, d'une copieuse églogue donnée par M. Raymond Marival à la beauté classique des filles du Midi. Théodore Aubanel reconnaîtrait dans la «Néère» de Marival une héritière de sa Vénus d'Arles, sœur des belles Provençales qui vont «sous le soleil, la gorge découverte, se réjouissant au combat des taureaux, de l'amour et de la mort.
O Néère, la vie au seuil de ma demeure
S'écoule avec lenteur pareille chaque jour,
Et le cadran, où le soleil marque les heures,
Me dit: travail, repos et rêve tour à tour.
Cette vigne au ceps d'or prodigues de fruits mûrs
Me donne des raisins becquetés des palombes
Et ce clair ruisseau cèle en ses anses profondes,
Des poissons diaprés d'émeraude et d'azur.
Si ta chair délicate et fragile aux ampoules
Répugne au baiser âpre et mâle du soleil,
Je sais, ô mon amie, un coin où le sommeil
Sous les saules est doux. Une eau limpide y coule.
Là, les roseaux du bord, garantis des étés,
Berce des songes d'or à leur ombre abrités.
Si les alexandrins de Raymond Marival font songer à Virgile, au charme langoureux des bucoliques, voici d'un panthéisme à la Lucrèce quelques strophes de Maurice Magre, poète plein de promesses et qui a tenu déjà:
O creuseurs de sillons ou fils des âpres landes,
Vous qui trempiez vos barbes d'or dans les torrents,
Vos mains lèvent au ciel des branches en offrande
Comme un don printanier des grands bois enivrants...
Sainte voix des troupeaux! Saint cantique des blés!
O victoire de la nature et de la vie!
Vous planterez des arbres verts et sémerez
Sur le sommet des hautes tours ensevelies.
Vous tresserez le chaume avec des mains d'enfant
Et le sang de vos doigts purifiera la terre
Et le soleil fera jaillir entre les pierres
Les divines moissons et les beaux fruits vivants.
Et plus tard, quand les gerbes d'or amoncelées
Remplaceront les temples morts et les maisons,
Quand le sang de la vigne et des grappes foulées
Coulera dans un bruit de rire et de chansons,
Des laboureurs errant sur les grands sillons calmes,
Trouveront en creusant des armes, des colliers,
Ce qui fut la parure et l'éclat des guerriers,
Ce qui fut le caprice et la beauté des femmes...
Je voudrais citer en entier les nobles rimes jeunes et savantes qui sont devant mes yeux, je voudrais proclamer à tous le nom de ces nouveaux venus tenant pour la seule chose d'importance les manifestations de la beauté. Je finirai néanmoins par une brève élégie de Gabriel Tallet, nuancée de gris et de rose mourant comme un crépuscule d'automne:
TRISTESSE DE DIMANCHE
L'éclat du grand soleil ne luit plus en mon cœur
Comme aux jours en allés de mon enfance claire,
Et le dimanche bleu même ne peut me plaire
Que j'aimais tant pour sa lumière et sa douceur,
Je ne sais plus aller aux vêpres glorieuses,
Les vêpres d'or où, pour chanter l'hymne d'espoir,
La pauvre aïeule avait vêtu le châle noir;
Les lis montaient plus droits sur les routes poudreuses!
Pour les fêtes mon corps est las de se parer:
J'ai peur de tant de paix, d'amour et de lumière.
Allez! la solitude est bonne à ma misère...
Le soleil m'a blessé de tristesses à pleurer!
Oh! pourquoi suis-je donc fatigué de sa flamme?
Ce sont les mêmes fleurs qu'il fait monter vers lui,
C'est la même clarté qui sur mon front a lui:
Encor si j'entendais les cloches dans mon âme...
Hélas! les doigts subtils l'ont défaite à plaisir,
Et si je reste sourd à la rumeur qui chante,
C'est que j'écoute l'air de la chanson méchante:
Le soleil m'a blessé de tristesse à mourir.
Ne trouvez-vous pas dans ces vers une grâce exquise de mélancolie, une morbidesse à la Joseph Delorme, d'un Sainte-Beuve plus moderne, d'un Sainte-Beuve d'après les Consolations et les Pensées d'Août.
Toulouse.
Le public toulousain s'est rendu en foule comme nous y comptions au Théâtre des Variétés et nous avons eu la joie de dire nos œuvres devant une salle vibrante prête à saisir les moindres nuances et à donner les plus bruyants témoignages de sa vive satisfaction. Pour mon compte personnel j'ai eu la bonne fortune de faire applaudir des œuvres d'une note d'art un peu plus affinée, j'ose croire, que celle de mes premières chansons avec lesquelles Jules Mevisto, le Pierrot mauve beau diseur, obtint jadis un succès des plus retentissants.—L'Eventail, l'Amour Impossible, la Berceuse Bleue, la Légende du Merle-Blanc ont fait oublier leurs aînées déjà populaires; Mimi, le Machabée, la Morgue, la Mort du Propre-à-rien aux auditeurs subtils du Théâtre des Variétés, et les musiques délicates et soignées des compositeurs Missa et Mulder n'ont pas eu de peine à triompher des mauvaises tisanes du juif Gaston Maquis.
A propos de ce dernier, puisque son nom vient sous ma plume, il faut que je vous narre le démêlé charmant que j'eus avec lui ces mois derniers.
Il vous souvient que, lors de mes débuts dans la chanson, je portai mes premières œuvres à Gaston Maquis, lequel après mille difficultés se chargea de les éditer à la condition toutefois d'en signer les musiques, ce qui tout d'abord, lui assurait une part de droits plus importante que la mienne. En effet, tandis que j'avais eu la peine d'adapter mes vers sur des musiques adéquates, il lui avait suffi de se livrer sur ces musiques à un léger travail de démarquage pour en être rétribué, comme collaborateur d'abord, comme éditeur ensuite. Mais laissons de côté ces détails de cuisine.
Insouciant et inexpert, comme je suppose tous les débutants, je me contentai de signer une feuille de cession de mes œuvres à ce commerçant. En même temps, je l'avisai que mon intention était de réunir plus tard en volume mes chansons éparses avec la musique de chant: Il m'assura que la chose ne souffrirait pas de difficultés.
Or, quelle ne fut pas ma surprise en recevant après la publication de mon volume: Chansons Naïves et Perverses, une assignation par laquelle il m'était demandé trois mille francs de dommages-intérêts pour avoir reproduit dans ce recueil les six chansons vendues à Gaston Maquis.—Notez bien qu'à ce moment les six chansons en question avaient épuisé le succès possible et rapporté tant par la vente que par les droits au juif Maquis des sommes plus de vingt fois supérieures à celles qui m'avaient été allouées. En présence d'un procès qui pouvait traîner en longueur et menacer le succès du volume, force me fut de transiger et de rembourser intégralement à ce joli monsieur, l'argent qu'il m'avait donné pour mes chansons.—Si vous ajoutez à cela qu'il en demeure néanmoins propriétaire exclusif, vous pourrez qualifier sa conduite, à moins toutefois que vous ne trouviez pas dans la langue d'expressions assez méprisantes, ce qui ne me surprendrait point.
Excusez l'incontinence de plume qui me fait ainsi m'étendre sur des détails qui, je l'avoue, sont étrangers aux choses de la tournée proprement dite. Je vous écris comme je causerais avec vous les coudes sur la table et j'oublie que tout cela se traduit par une accumulation d'illisibles pattes de mouche, qui pourraient bien vous faire renoncer à me lire jusqu'au bout.
Soucieux de tenir la promesse faite la veille à Laurent Tailhade, je me suis levé hâtivement ce matin vers dix heures. L'excellent poète avec lequel je savoure par avance le plaisir de causer très longuement, demeure tout comme moi à l'hôtel Capoul. Un interminable couloir traversé, je me trouve à sa porte. Le bruit d'une conversation très curieuse me parvient à travers la mince cloison de bois; je frappe et me trouve en présence des deux poètes toulousains, MM. Maurice Magre et Emmanuel Delbousquet, dont vous avez pu admirer les beaux vers dans le numéro du Petit Bleu, qui faisait partie de mon dernier envoi. Ces messieurs agitent, avec Tailhade, des questions relatives à la rédaction du journal l'Effort, organe de la jeune littérature Toulousaine, et qui ne le cède en rien, comme tenue artistique, je l'ose dire sans crainte d'être démenti, aux premiers d'entre les journaux similaires de la capitale, j'entends: Le Mercure de France, la Revue Blanche, la Plume, etc.
Après une brève présentation faite par Tailhade qui s'occupe aux soins de sa toilette matinale, ce qui ne l'empêche pas de dicter à ces messieurs quelques lettres essentielles, Maurice Magre et Delbousquet se retirent et me promettent de venir ce soir examiner dans les coulisses le jeu de nos pièces d'ombres et les personnages en zinc de l'Epopée de Caran d'Ache. Mais déjà Tailhade est prêt à m'accompagner; je lui propose d'aller surprendre, au lit, Mulder qu'il connaît déjà pour le bien que je lui en ai dit. Sur le seuil, les chaussures luisantes de cirage du maëstro, attendent qu'on les vienne cueillir. Tailhade s'en empare et fait son entrée dans la chambre. Mulder écarquille de grands yeux tandis que Tailhade lui tend ses souliers en lui disant: Maître, je vous offre ces fleurs.
Oh! l'heure délicieuse passée à déjeuner dans un café voisin... sans préjudice, bien entendu, des propos échangés et des projets remués. Je demande à mon hôte mille détails sur sa maladie et sur son traitement, et aussi sur la reprise de ses travaux après la convalescence. Il me les donne sans marchander et j'apprends que, lorsqu'il s'est décidé à rentrer dans sa famille, il avait cessé d'espérer en la possibilité d'une cure radicale, fatigué qu'il était de plusieurs tentatives infructueuses commencées en des maisons de santé. Il a fallu toute la confiance que lui inspirait son camarade d'enfance, le docteur Remond, pour qu'il consentît au dernier essai dont il est sorti victorieux. Son cas vient s'ajouter, en somme, aux cas très nombreux qui démontrent l'inanité absolue dans le traitement de la morphinomanie, de la méthode graduée. C'est par la réclusion et par la privation totale de morphine qu'il est parvenu à se guérir; mais il convient lui-même que le souvenir des angoisses éprouvées pendant cette cure héroïque lui ferait préférer la mort immédiate si c'était à recommencer. Quand je lui demande s'il n'a pas sur le chantier une œuvre importante, il me répond que pour ne se point imposer d'excessives fatigues, il a préféré remettre aux années qui suivront, l'exécution de certains projets d'œuvres sociales, et ne se donner pour quelque temps encore qu'à de menus travaux littéraires, tels que chroniques et poèmes de courte haleine. «Pour cette année, me dit-il, je considérerai ma guérison comme un chef-d'œuvre suffisant», et vraiment, il a bien raison, quand on songe aux pronostics funèbres que ses meilleurs amis portaient sur son compte, voilà dix mois à peine.
N'empêche que tout en se voulant défendre de travailler, ce cher Tailhade a donné aux Toulousains, depuis les trois mois qu'il s'est reconquis sur la morphine, des preuves d'une activité littéraire dont bien des gens en parfaite santé voudraient être capables. Des chroniques parues dans la Dépêche, une entre autres sur le poète Georges Fourés qu'il considère comme le dernier des Albigeois et sur lequel Armand Silvestre fit récemment une très belle conférence, ont pu montrer que les qualités si personnelles du brillant écrivain n'ont rien perdu au silence de cinq mois que Tailhade s'est imposé. Pour ses vers, je veux en exemple vous donner la suivante pièce, Hymne Antique qu'il m'a dite, après le café, durant ces religieuses minutes, d'après un bon repas, où l'esprit se réveille pour écouter les suaves musiques et les vers harmonieux.
HYMNE ANTIQUE
A mon ami Maurice Magre.
Aphrodite, déesse immortelle aux beaux rires,
Qui te plais aux chansons lugubres des ramiers,
Pour toi les cœurs mortels chantent comme des lyres
Et le printemps gonfle de sève les pommiers.
Salut, Dispensatrice auguste de la Vie,
Qui courbes à ton joug les monstres furieux,
Qui fais voler la lèvre à la lèvre ravie,
Cypris! O volupté des hommes et des dieux!
C'est par toi que le soir, à l'ombre des allées,
Imbus d'ivresse et de langueur appesantis,
Les éphèbes, sous les ramures emperlées
Chantent l'hymne vermeil de leurs Oarystis;
C'est par toi, qu'effeuillant la pourpre renaissante,
La rose dit au vent son désir embaumé
Et que la vierge apporte, heureuse et rougissante,
Sa couronne et son cœur au bras du bien-aimé.
Et c'est toi qui rythmant les divines Étoiles
Fais tressaillir d'amour le cœur de l'univers
Afin que l'harmonie en qui tu te dévoiles
Apprenne aux hommes purs à composer des vers.
Je t'implore, ô déesse immense et vénérable,
Soit que glorifiant les rosiers rajeunis
Sous les myrtes en fleurs et les bosquets d'érable,
Tu couvres de baisers les songes d'Adonis;
Soit que le dur Arès t'enchaîne à sa victoire,
Soit que domptant les flots, Maîtresse des amours,
Les cyclades en fleurs proclament ton histoire,
Mon encens à tes pieds s'exhalera toujours!
Garde-moi de l'Ennui, de la Vieillesse immonde,
Et, poète vêtu d'orgueilleuse splendeur,
O reine, qui formas et gouvernes le monde,
Avant tout garde-moi de l'infâme laideur.
Fais que je tombe dans ma force et ma jeunesse,
Que mon dernier soupir ait un puissant écho;
Et, pour qu'un jour mon âme en plein soleil renaisse,
Que je meure d'amour comme Ovide et Sapho.
Laurent Tailhade.
Oh! la belle et grande et simple langue poétique qui s'exprime en les vers que vous venez de lire. Comme je lui sais gré, surtout à ce poète imprégné d'hellénisme et de latinité, d'avoir abandonné les méandres caverneux du symbole et du décadisme où son amour du rare et du précieux l'induisirent un temps. Son retour à la simplicité me semble du meilleur augure pour l'œuvre attendue de sa maturité, et j'y vois pour ma part un parallélisme à établir avec son retour définitif aux lois physiques de la nature, laquelle, pour être simple toujours et nullement complexe, ne me paraît manquer ni de pureté ni de grandeur.
Toulouse le
La faveur du public ne nous a pas abandonnés hier soir, et tout porte à croire que la soirée d'aujourd'hui va dignement clôturer la série de nos toulousaines divagations. Imaginez-vous que j'ai pu déterminer ce cher Tailhade à comparaître avec nous sur le chariot de Thespis et à dire lui-même en public cette bluette célèbre de son volume le Jardin des Rêves, qui commence par ce quatrain:
Le doux rêve que tu nias
S'est hier égaré parmi
Les lys et les pétunias,
Fleurs de mon automne accalmi.
Il a dit aussi ce merveilleux poème qui s'intitule: la Mort d'Ophélie et que pour la première fois j'avais entendu ces deux ans passés, voltigeant aux lèvres précieuses de Mlle Wanda da Boncza, alors seulement lauréate du Conservatoire. Je n'affirmerai pas que tous les spectateurs ont partagé la joie pure de mes camarades et de moi-même à l'audition de ce chef-d'œuvre de poésie et d'émotion, car Tailhade, vous le savez, ne rime pas pour les barbares, mais en nous prêtant pour quelques minutes l'éclat de son prestigieux talent, le poète des Vitraux donnait à notre compagnie une évidente preuve de son estime d'artiste et ce nous était un précieux réconfort.
Mais je ne vous ai conté qu'imparfaitement dans ma lettre d'hier, mon entrevue avec Tailhade! Vous pensez bien que nous n'en sommes pas restés à l'hymne Antique dont j'ai eu le plaisir de vous transcrire les vers sonores. Ma curiosité n'eût été qu'à demi satisfaite, et j'ai harcelé mon poète de tant et tant de questions que pour n'avoir point la fatigue de répondre à toutes, il a fini par exhumer d'un tiroir une liasse de journaux, la plupart du cru, en lesquels ses faits et gestes fidèlement relatés m'ont édifié sur le prétendu repos qu'il goûte à Toulouse. J'y ai vu, sans préjudice de nombreuses chroniques et de quelques poèmes, des compte-rendus d'une conférence qu'il fit le mois passé sur son camarade Stéphane Mallarmé. Pensez-vous, cousine, qu'il y ait en France beaucoup de villes où l'annonce d'une conférence sur Mallarmé aurait quelques chances de réunir des auditeurs? Je ne crois pas et j'ose affirmer qu'après Paris, Toulouse est bien le seul centre important de France où des questions de littérature un peu transcendante peuvent trouver un public pour les ouïr débattre. Au sujet de cette conférence, Tailhade dont l'humeur combative n'est pas pour s'étonner de peu, me communique un article du Messager de Toulouse en lequel il n'est pas à proprement parler couvert de fleurs et comblé de louanges. Je me suis permis de le découper à votre intention. Vous y verrez de quelle virulente façon la polémique littéraire se pratique en la cité des jeux floraux. L'article est d'un parti pris éclatant, il est d'autant plus curieux à lire, et son auteur serait peut-être un très dangereux adversaire, s'il cherchait querelle à bon escient.
M. Laurent TAILHADE.
«Faut-il le dire?» Oui, au risque de lui faire de la peine, tout en lui faisant une réclame: eh bien! M. Tailhade n'est pas du tout un anarchiste dans le domaine des idées littéraires. Et s'il n'a pas des idées anarchistes, la raison en est bien simple, c'est qu'il n'a pas d'idées du tout. Il a des rancunes et des admirations, des rancunes surtout; mais les questions de théorie le laissent indifférent. Il ne s'émeut et ne se met en frais que sur les questions de personne.
L'annonce de sa conférence sur Stéphane Mallarmé avait attiré un nombreux public: quelques snobs et beaucoup de curieux, tous friands de scandales, les uns pour applaudir, les autres pour s'en indigner. Mais les uns et les autres ont été volés; en revanche, ils ont été profondément ennuyés.
Le début cependant était plein de promesses ou de menaces; une phrase sur «l'ignoble bon sens» semblait grosse de paradoxes; elle ne l'était que de phrases vides et sonores. Quelques détails sur les mardis de Mallarmé et sur les mardistes, habitués de son logis de la rue de Rome,—de vieux articles de journal sur les procédés syntaxiques et prosodiques du réformateur—la lecture de quelques-uns de ses vers, dont l'interprétation, a dit le conférencier, serait parfaitement inutile attendu qu'elle est impossible—telle fut cette conférence, bâtie à la diable, composée de pièces mal jointes, sans idée générale, sans idées de détail, mais toute hérissée de pointes et d'épigrammes sur Paul Bourget, Zola, Ohnet, Maurice Barrès, René Ghil, Jean Moréas, Henri de Régnier, et généralement sur tous les poètes et prosateurs de ce temps, sans excepter Stéphane Mallarmé lui-même—dont la valeur pourtant était proclamée «inégalable».
M. Tailhade est-il Mallarmiste ou antimallarmiste? Mystère! Ce qui est clair, ce qui est certain, ce qui est évident jusqu'à être gênant, vexant et intolérable, c'est qu'il est «tailhadiste», si j'ose employer cet adjectif encore inédit. Jamais «l'hypertrophie du moi», ce mal des gens de lettres ne s'était manifestée avec tant de prétentieuse naïveté. Je n'ai pas sifflé, tant j'avais pitié; mais j'aurais bien voulu m'en aller! Impossible! La foule obstruait les portes, attendant patiemment ce qui n'est pas venu, ce que j'étais bien sûr qui ne viendrait pas: à savoir la preuve que, sous cet orateur aux grâces tapageuses, il y avait un penseur même dévoyé. Il n'y a pas même tout à fait un Parisien; car M. Tailhade est bien resté de son pays et il est au fond plus provincial que vous ne le croyez. M. Tailhade ne pense pas, mais il tonne, il a d'ailleurs une belle voix, aux sonorités de cuivre;—il a aussi une belle tête, «sarrasine et monacale», a écrit Mallarmé, et restée sarrasine malgré cet éclat de bombe que le même Mallarmé, appelle «un accident politique intrus dans sa pure verrière». En voilà assez pour expliquer qu'on s'écrase aux portes!
C. A.
(Le Messager de Toulouse.)
6 Février, 1897.
Vous ne supposez pas que je vais perdre mon temps à vous montrer point par point le non fondé de ce réquisitoire. Je laisse à Laurent Tailhade qui saura bien s'en acquitter, le soin de se laver lui-même de tous les reproches sus-mentionnés. Sans avoir entendu sa conférence sur Mallarmé, j'ose affirmer qu'elle était intéressante et tout au moins curieuse, car le sujet lui devait être plus qu'à personne familier, riche, par conséquent en anecdotes et en faits.
Le reproche de n'être point anarchiste nous laisse plus qu'indifférents; celui d'être égoïste et de s'exalter à lui-même sa personnalité n'est pas pour le noircir beaucoup, car ce vice, si c'en est un, me semble commun à tous les artistes; seule une insinuation pourrait être offensante celle de l'absence d'idées. Aussi, me saurez-vous gré de vous adresser une découpure encore, la reproduction intégrale du discours prononcé par Tailhade, en l'honneur d'Armand Silvestre son maître et son ami, à l'occasion d'un banquet offert au conteur poète, par ses admirateurs toulousains. Vous trouverez, à sa suite, la très fraîche et très spirituelle réponse de Silvestre dont la sympathique admiration peut consoler Tailhade de quelques morsures et de beaucoup d'envie.
«Ce n'est point sans quelque hésitation que je prends ici la parole, pour saluer la bienvenue d'un Maître illustre et cher, en un pareil concours d'amis plus autorisés que moi pour ce glorieux office. Les félibres toulousains, dont M. Vergne vient d'exprimer les sentiments avec éloquence, et, près d'eux, mes jeunes amis de l'Effort: Emmanuel Delbousquet, Maurice Magre, Gabriel Tallet, tous ceux de la langue d'Oc et du bien dire Français, peuvent mieux que moi, sinon d'un cœur plus sincère, acclamer le poète impeccable, le prosateur classique, le styliste magnifique et traditionnel: Armand Silvestre. Mais, quelque défaveur qui me puisse investir pour cette audace, je ne saurais fuir l'occasion non pareille d'exprimer publiquement mon affectueuse gratitude à celui qui fut l'éducateur de ma pensée adolescente, à l'aîné dont les nobles soins m'ont conféré, jadis, l'initiative artistique.
Peut-être vous souvient-il, Armand Silvestre, d'un soir déjà lointain de Dimitri, au Capitole. Pour la première fois l'honneur me fut imparti d'approcher le grand poète auquel mes rêves juvéniles tressaient des guirlandes et paraient des autels. Si quelque vanité prend ici pour excuse la fuite des années, je me plairai à dire que, même en ce temps-là, je n'étais pas tout à fait un inconnu pour vous. Déférant aux vœux paternels, j'avais cueilli dans le parterre métallurgique d'Isaure quelques-unes de ces corolles rétrospectives auxquelles un académicien élégiaque a bien voulu prêter, naguère, l'éclat de ses palmes vertes et de sa modernité. Vos louanges daignèrent exalter les vers du petit provincial stigmatisé par les Jeux-Floraux. Je reçus de vous la première confirmation de cette gloire que, selon Villiers de l'Isle Adam, tout écrivain doit porter empreinte dans son cœur, sous peine d'ignorer à jamais la signification de ce royal vocable. Depuis cette rencontre fortunée, jamais votre bienveillance ne cessa de vanter mes humbles efforts. A l'ombre de votre splendeur j'ai goûté quelquefois la chère illusion de me croire poète, car le génie peut, comme le soleil, dorer de magnificence les planètes erratiques et les astres inférieurs.
Si j'ose manifester ainsi le moi haïssable, ce n'est point la curiosité de satisfaire quelque puéril orgueil, mais bien le ressentiment d'une obligation qui ne saurait fuir qu'avec mes jours. En aucun lieu du monde, la sincérité de mon hommage ne pourrait éclater comme dans ce Toulouse, votre patrie d'origine et d'adoption, dans ce Toulouse où, comme dit le poète:
Je vous ai tout de suite et librement aimé
Dans la force et la fleur de ma belle jeunesse.
Agréable cité! Vous en fîtes, ô maître, la capitale de vos pensées, conduisant votre Apollon au travers de la cité Palladienne, pour y chanter, en un verbe inspiré, les Divinités immortelles du monde païen: la force, l'harmonie, la sagesse et la beauté. Ces dieux latins que vous évoquez avec tant de magnificence, et dont chacun de vos poèmes éternise le renom, ces dieux vivent toujours pour les races privilégiées auxquelles deux mille ans de bâtardise, de ténèbres, de supplices et d'ignorance n'ont pu ravir le sens des traditions antiques; pour ces races que les barbares du Nord ou les obscurantins de la Rome papale n'ont pu réduire à ce néant d'hébétude qui, selon Diderot, constitue l'état de grâce et la maîtresse vertu des Christicoles.
Oui, c'est à juste titre, Armand Silvestre, que vous chérissez Toulouse, d'une particulière dilection, vous dont les strophes radieuses s'érigent en plein azur, comme les blanches déités de Phidias et de Cléomène, vous qui, parmi les déformations et le mauvais goût d'une littérature à son couchant, gardez, sans peur et sans reproches, les belles formes traditionnelles, le canon harmonieux de la métrique Française.
N'êtes-vous pas un roi intellectuel de cette métropole d'Occitanie? Toulouse, avec son fleuve d'or et ses monuments de pourpre, fut, depuis les jours lointains de la conquête romaine, un site élu pour les batailles intellectuelles, pour les revendications de la pensée. Ni les hordes abjectes des croisés, ni la troupe scélérate des prêtres ultramontains ne purent arracher du sol natal ce laurier toujours superbe dont les rameaux n'ont cessé de verdoyer. En vain, les bourreaux sacrés: Innocent III et ce monstrueux Grégoire IX et Dominique son monstrueux ami, firent couler le sang comme l'eau des fontaines. La conscience latine proclama toujours, en ce lieu, ses droits imprescriptibles. Ici, la race indo-européenne, malgré la nuit médiévale et ce noir crépuscule de la monarchie absolue, rejeta l'imposture galiléenne, sous l'œil des pontifes et des tyrans. Elle vomit sans cesse avec dégoût l'idole juive que des bateleurs sanglants prétendaient imposer à ses adorations.
Cathares, albigeois, huguenots, camisards, devant Montfort le boucher, et Villars, le pied-plat, protestèrent, au nom du vrai, contre le dogme inepte et meurtrier. Dans sa belle histoire du moyen âge toulousain, Louis Braud retrace d'un vif et sobre contour les premiers siècles de la lutte, le départ de nos ancêtres vers la justice, vers la raison.
Lutte sacrée où le trésor des veines généreuses paya la rançon de l'esprit captif. Sur le territoire du conflit grandiose entre l'intelligence et les démons de la Nuit, il me semble que la pensée ouvre plus largement son aile délivrée.
Oui, vous l'avez compris, vous plus que tout autre, vous, maître bien-aimé du Gai-Savoir, la terre fécondée par un sang magnanime, la terre des morts pour la Liberté sera pour jamais la patrie des poètes.
Comme Athènes, Toulouse a sa déesse éponyme, la Sagesse elle-même. Comme la cité de Pallas, elle porte au front une couronne de violettes, tandis que la cigale, sœur éclatante des muses, sert de parure à ses cheveux. Toujours prête aux actions véhémentes comme aux rêves amoureux, elle chevauche, elle aussi, l'hippogriffe aux ailes de bronze que, dompteur ès pierres vives, notre Antonin Mercié donne pour monture au Génie des Arts; l'hippogriffe qui, d'un vol audacieux et calme, triomphe sur le Louvre et sur Paris.
A vanter, comme je fais, Toulouse en votre présence, je sais, Armand Silvestre, que je loue à votre gré ces rythmes somptueux où, dans un langage sans pareil, vous affirmez la gloire et la pérennité du sang latin.
A remémorer les luttes ancestrales pour le juste et le vrai, je célèbre en vous l'un des plus nobles héritiers de cette noble terre d'Oc. Vous avez chanté—en quel verbe magique!—l'Amour qui décore nos tristesses, l'Orgueil, cette vertu primordiale qui fait l'homme vaillant, les peuples libres et les cités robustes. Votre inspiration jaillit du sol natal, ensemencé par les héros, par les martyrs.
Lorsque le fondateur de Rome eut limité l'enceinte de la ville future; quand il eut enfoui dans le pomœrium la motte de terre paternelle ravie aux champs albains, son coutre fit jaillir du sol une tête fraîchement décollée et saignant encore. Sur ce chef vivant, le Temple Romain s'éleva, quelque chose de la vie de l'être humain réchauffant les pierres entassées.
De même, vos nobles vers joignent aux savantes harmonies de l'art tous les pleurs, toutes les allégresses de l'humanité que nous sommes. C'est pourquoi, jeunes et vieux, nous saluons tous le poète véridique dont les hymnes consolent et fortifient, le conteur cher à Virgile comme à Rabelais, le porte-lyre qui montre la route à ses frères en marche vers l'Icarie future, vers le Capitole idéal de la justice, de l'amour de la raison et de la liberté.
Je bois au poète Armand Silvestre.
Laurent Tailhade.
Réponse de A. Silvestre.
Mon cher Tailhade, les meilleurs souvenirs, en amitié, étant les plus anciens, vous ne m'en voudrez pas de vous rappeler le long temps que nous nous connaissons déjà. Vous m'en voudrez d'autant moins, que vous étiez, alors, un tout jeune homme, presque un enfant, élève de rhétorique de Toulouse quand j'étais déjà un trentenaire avéré.
Avez-vous lu autrefois une nouvelle de Topfer dont nos mères ont raffolé: La Bibliothèque de mon oncle? J'avais un oncle aussi à Toulouse, et cet oncle avait une bibliothèque riche de la collection complète des Annales des Ponts et Chaussées, et de quelques atlas classiques, ceux dont Sarcey a dit si élégamment, un jour dans notre Dépêche, que tous les atlas étaient kif kif bourrico.
Dans ce répertoire plutôt sérieux, je découvris un volume dépareillé des Concours des Jeux Floraux et, dans ce volume, une pièce de vous, où se révélait si bien l'excellent poète que vous deviez être que je vous consacrai deux colonnes du Moniteur universel où je pratiquais alors, ce qui me valut une fière semonce de monsieur votre père—magistrat comme le mien.—Vous m'excuserez encore, mon cher ami, mais je dois vous dire que ce premier poème était fort empreint de la manière de Leconte de Lisle que vous avez appelé depuis un Pasteur d'Éléphants et qui ne se doutait guère qu'il comptait un cygne dans son troupeau. Depuis ce temps, mon cher ami, vous n'avez jamais oublié que je vous avais salué au seuil de la vie littéraire, et devenu le poète d'essence purement latine et le merveilleux prosateur français que nous admirons, vous m'avez fait l'honneur, par deux fois, de retarder par des préfaces inutiles le plaisir de vos lecteurs.
Rien ne m'a plus touché au monde que ce filial souvenir et, en échange des vœux que vous venez de m'adresser, je vous dirai la joie immense que j'ai éprouvée, et avec moi tous ceux qui aiment notre belle langue, à vous voir reprendre, après les longues épreuves, votre plume courageuse et vaillante, des sottises et des lâchetés humaines, en même temps que fidèle sans merci à vos premières amitiés.
28 janvier 1897. Toulouse.
Tarbes.
«Mieux vaut Tarbes que jamais» tel est le déplorable calembour qu'après six heures d'incarcération nous arrache l'entrée en gare. Notez bien d'ailleurs que le mot n'est pas de moi. Il me semble l'avoir entendu attribuer à M. Zola natif de Tarbes, lequel l'envoya à brûle pourpoint à je ne sais quel interwièver.
Le paysage, de Toulouse à Tarbes, est joli au possible et d'une éblouissante variété. L'œil ravi voit naître et se succéder les assises du majestueux massif Pyrénéen: un ruban de neige formant une ligne horizontale presque régulière, coupe en deux les plus élevés de ces ultimes mamelons, et, sous le soleil déclinant de quatre heures, avec le bruit musical d'innombrables cascades rencontrées, tout ce paysage a des airs de fête.
En gare de Lannemezan, ville natale du poète Laurent Tailhade, portée vers nous par la brise fraîche du soir qui vient, une musique champêtre où dominent des flageolets et des flûtes nous apporte l'écho des danses villageoises dont les habitants de cet heureux pays sont des amateurs passionnés.
Le théâtre Caton, où sont venues en foule les Altesses intellectuelles composant le Tarbes des premières, est tout simplement un cirque à deux fins, se pouvant prêter avec quelques accommodements aux exigences des représentations théâtrales. Il en résulte ceci que l'acoustique en est déplorable et qu'il se faut égosiller pour être compris, toutes choses qui mettent en fureur notre barnum à bout de forces. Neuf heures sonnent et le rideau n'est pas levé: Un agent s'approche de Salis et sans ménagements lui veut intimer l'ordre de commencer. Jamais représentant de l'autorité ne fut plus mal accueilli. «Sachez, triple brute et quadruple imbécile, que vous parlez à M. Rodolphe Salis, chevalier de la Légion d'Honneur, chevalier d'Isabelle et du Christ de Portugal, ambassadeur plénipotentiaire d'Honolulu et que je vous dis M...» et ce disant Salis montrait au gardien de la paix une ouverture ménagée entre deux portants, vers laquelle se hâta le pauvre bougre médusé, après quoi il éclatait de rire, tout heureux de son exploit et mis en verve par cet incident.
Notre camarade Gondoin, ancien professeur au Lycée de Tarbes, a eu ce soir les honneurs de la représentation. J'ai négligé de vous parler jusqu'à cette heure de l'aimable camarade et du bon chansonnier qu'il réunit en sa personne. Je vais donc finir cette lettre en vous donnant copie d'une de ses chansons qu'il a bien voulu me dédier.
ENQUÊTE SUR LA MARINE
Au bon poète Gabriel Montoya.
Air, du banquet des Maires de Mac Nab.
M'sieur Pell'tan déclarait hier
Qu'not' marine était surannée,
Et qu'nous n'pourrions pas t'nir la mer,
Si la guerre était déclarée:
Car nos vaisseaux, de bois ou d'fer,
Sont, disait-il, dans la purée!
J'vous avou' qu'ça m'a renversé,
Car une flotte, il faut qu'ça flotte;
C' n'est pas la pein' d'êt' cuirassé,
Si l'on chavire à propos d'bottes!
Aussitôt j'suis allé trouver
Notre doux Président Félisque
Et m'suis empressé d'lui d'mander
Si c'était vrai qu'nous courions l'risque
De voir tous nos navir's flotter
A quéq' chos' près comm' l'obélisque?
Félisq' m'a d'abord déclaré
Que, bien qu' parfois on le débine,
Il n'a point la marin' dans l'nez,
Puisqu'il mit l'nez dans la marine!
Ensuite il s'est mis à m'donner
Force détails sur nos navires;
Il m'a dit qu' nous devions compter,
Même en mettant les chos's au pire,
Quat' vaisseaux qui pourraient marcher
Sans qu'un seul des quatre chavire!
Alors il m'a serré la main,
S'excusant de n' pas me r'conduire,
Et moi j'ai repris mon chemin
Afin d'continuer à m'instruire.
J'suis allé voir ce bon Lockroy,
Lui f'sant part de mon inquiétude
Il m'a vit' répondu: «J' te crois
Qu' not' flotte est en décrépitude!
Il n'y a guèr' qu'un navire en bois
Qui march', parc' qu'il a l'habitude!
Enfin, m'a-t-il dit en m'quittant,
Pour rendre not' marine prospère,
Il nous faudra plus de cent ans,
Si j' ne r'viens pas au Ministère!
Après ça, j'suis parti rêveur,
Roulant ce projet dans ma tête
Que, sur not' plus mauvais croiseur,
On embarque, un jour de tempête,
Tous nos députés, sénateurs,
Et qu'on leur fass' piquer un' tête!
Alors j'suis sûr que tout d'un coup
Not' flott' deviendrait magnifique,
Car ces blagueurs nous mont' le coup:
C'est c' qu'on appell' la politique!
Jules Gondoin.
Agen.
Une des cités sans contredit les plus actives du Sud-Ouest de la France, Agen que les étymologistes les plus savants dénomment aussi Prunôpolis est en proie aux ingénieurs et aux démolisseurs. Dans quelques années ou dans quelques mois, suivant que les travaux iront plus ou moins vite, une belle avenue plantée d'arbres offrira son ombre aux visiteurs, lesquels pour le moment sont obligés d'effectuer avec mille précautions un trajet d'environ deux cents mètres à travers des terrains vagues semés de plâtre et de gravats.
En même temps qu'une ville active et industrieuse, Agen est un centre littéraire de quelque importance. Le patois qui se parle surtout dans la campagne circonvoisine, pour n'avoir pas à son actif des poèmes de l'envergure de Mireille et de Calendal pour lesquels il faut bien reconnaître d'ailleurs que Mistral s'est forgé à lui-même un dictionnaire et une langue, n'en compte pas moins des œuvres célèbres et des auteurs de grand renom. Je ne vous citerai que Jasmin, le poète justement admiré de l'Abuglo de Castelguiè et d'une infinité d'œuvres charmantes, et de poésies pour la plupart idylliques que tout le monde ici, sait par cœur.
Et, tenez, sans même franchir le désagréable passage dont je vous parlais précédemment, sans même rentrer en ville, vous trouvez, dès la gare, à qui parler. Le buffetier en personne est une célébrité littéraire, et non point une de ces gloires locales nées d'un speech où d'une improvisation faite à la préfecture après un banquet, mais une gloire dont le vocable imprimé tout vif s'étale en première page d'une des plus importantes revues littéraires du Sud-Ouest. Vous n'êtes pas sans avoir ouï le nom d'Evariste Carrance. C'est lui-même, petite cousine, et le hasard veut qu'il soit en voyage. Nous n'en déjeunons pas moins au buffet, malgré l'hôtel proche, simplement par bonne confraternité.
Plût au ciel que nous y eussions également dîné, car, véritablement, je n'ai pas souvenance d'un repas plus calamiteux que celui que nous fîmes vers sept heures du soir, en un restaurant dont je veux oublier à tout jamais le nom. Il est vrai que nous y fûmes conduits par un ami rencontré, un de ces amis qui connaissent partout les bons endroits. Je me suis amusé en un tableautin de quelques vers à dépeindre la physionomie du lieu. Vous ne m'en voudrez pas de l'insinuer parmi ces lignes; et toi, Charles Cros, maître du genre, pardon!
Voici le restaurant à prix fixe: Un cinquante;
L'unique rendez-vous de la gent conséquente,
Capitaine en retraite et commis percepteur.
Une patronne épaisse, au rire adulateur,
Vous reçoit dès la porte, et d'un trait énumère
Les plats que son cher fils élève à la primaire
Consigne tous les soirs avant d'aller au lit
Sur un menu graisseux que ses doigts ont sali.
Un potage, un rôti, des petits pois au beurre
Forment ce Balthazar qui dure au plus une heure;
La conversation roule sur les impôts
Que l'on supprime en allégeant les derniers pots,
Tandis qu'en leurs flacons stagnent aux feux du schiste
L'huile mélancolique et le vinaigre triste.
Au théâtre, beaucoup de monde et du meilleur. Un incident comique est venu dès les premiers instants troubler quelque peu la marche normale du spectacle et donner à Salis l'occasion d'un vif succès oratoire.
Au beau milieu du boniment de Pierrot peintre, cependant que notre barnum exaltant la nudité splendide de Colombine, flagellait vigoureusement les membres de la ligue contre la licence des rues, MM. Béranger, Frédéric Passy, etc., voici qu'un cri s'élève des fauteuils: Soyez propre!
Dans l'ombre épaisse de la salle, Salis ne parvient pas à distinguer son interrupteur, mais il lui fait remarquer qu'il y a méprise de sa part sur le sens du boniment, et secondement lâcheté à profiter ainsi de l'ombre pour troubler la représentation.
Nouvelle réplique de l'interrupteur accompagnée d'une manifestation hostile du public. Salis alors conclut l'incident par ces mots que suit un long éclat de rire. «Il n'y avait dans cette salle, qu'un seul imbécile, il a voulu se faire connaître»: Sans me vouloir extasier sur cette phrase, d'ailleurs spontanément émise, je vous la donne comme souveraine pour confondre un interrupteur maladroit dans une réunion publique.
A la sortie du théâtre, nous apprenons que le trouble-fête de tout à l'heure est un ancien percepteur de l'enregistrement, révoqué jadis pour attentat à la pudeur. Convenez qu'il y a vraiment des gens mal inspirés.
Périgueux.
Contrairement à ce principe, qui veut que dans toute contrée célèbre de par le monde pour tel ou tel produit, ce produit soit lui-même en médiocre estime, je dois convenir que la truffe est à Périgueux en singulière abondance. Cristi, messeigneurs, quel usage on fait en cette ville de ce savoureux tubercule. Pour hors d'œuvre, des truffes longuement brossées, mais toutes nues et sans apprêt (j'ai vu des amateurs mordre à même la masse noire, à belles dents); puis une omelette aux truffes, sans préjudice d'un canard aux truffes et d'une salade idem. Pour parachever l'obsession, de fines lamelles de chocolat piquées dans la bombe glacée simulaient des rondelles de truffes. Le parfum local me poursuit jusque chez le coiffeur que je soupçonne de lotionner ses clients au triple extrait de truffes. Bref, je m'éveille après de terribles cauchemars, causés sans doute par l'ingestion excessive de cet aliment, et durant lesquels j'avais été pourchassé par je ne sais quels fantômes qui voulaient à toute force me gaver de truffes, et dans la demi somnolence du réveil, je baptise Trufaldin mon garçon de chambre. Dieu me damne si je remange des truffes avant le vingtième siècle.
Châteauroux.
Nous arrivons en plein midi dans le chef-lieu du département de l'Indre, ce qui nous permet de croiser, en nous rendant à l'hôtel, quelques minois délurés qui s'en reviennent de la manufacture des tabacs. Par une association d'idées bien naturelle, la vue de ces troublantes cigarières nous remet en mémoire le chef d'œuvre de Bizet et c'est en fredonnant des phrases de Carmen que nous gagnons en chœur la table d'hôte où nous attend le déjeuner. Cependant que défilent en parfaite ordonnance les plats aussi nombreux que choisis, Salis, dont l'estomac fait mal son service, m'entretient de son ami Maurice Rollinat, le merveilleux poète des Brandes et des Névroses, dont nous foulons présentement le sol natal. Il espère que, prévenu de notre visite par les journaux locaux et aussi par une missive adressée de Poitiers, Rollinat voudra bien venir applaudir au théâtre, les jeunes poètes qui se font gloire d'appartenir à cette école du Chat Noir, dont il fut un temps lui-même, l'étoile justement acclamée.
Pour ma part, j'ai grande envie de connaître ce poète de frissons et de fièvres, dont la lecture aux environs de la vingtième année, me fut une véritable révélation. C'est à Lyon, sur le quai de l'Hôtel-Dieu, tandis que je scrutais avidement la vitrine d'un bouquiniste, que le volume des Névroses attira mes regards. Le nom de Rollinat m'était à cette heure parfaitement inconnu et ce fut par hasard, ou peut-être par quelque secrète prescience des joies qui m'allaient être données, que je pris le volume et que je l'ouvris. La lecture hâtive d'une des premières pièces du livre, les Frissons, fit de moi en quelques minutes, un admirateur passionné du poète, qui pour peindre l'étrange subtilité de ses impressions, avait employé cette langue imagée et précise, savante et poétique, et par dessus tout musicale et chantante. Jugez plutôt:
Ils [2] rendent plus doux, plus tremblés,
Les aveux des amants troublés,
Ils s'éparpillent par les blés
Et les ramures,
Ils vont, orageux ou follets,
De la montagne aux ruisselets
Et sont les frères des reflets
Et des murmures.
et plus loin:
Le subtil quintessencié
Edgard Poé net comme l'acier.
Dégage un frisson de sorcier
Qui vous envoûte,
Delacroix donne à ce qu'il peint
Un regard d'if ou de sapin
Et la musique de Chopin
Frissonne toute,
Ai-je besoin d'ajouter que j'emportai le volume des Névroses, tout heureux de ma découverte, et que le soir même, après ma lecture finie, j'ajoutai mentalement un siège à ce Parnasse idéal que se forge à lui-même tout homme épris de poésie.
Depuis ce jour mon admiration première et spontanément conçue s'est alimentée par la lecture d'œuvres nouvelles du poète des Névroses; peut-être l'habitude et aussi la découverte du procédé, lequel dérive quelque peu d'Edgard Poé et de Beaudelaire, ont-elles émoussé mon engouement pour telle ou telle pièce dans la note macabre ou terrible si chère à Rollinat; mais en revanche, j'ai appris à aimer en lui le peintre subtil et nuancé des divers aspects de la nature, et j'entends non point l'artiste à la palette souple, qui sait bâcler de chic ou par à peu près tel paysage vraisemblable, mais l'observateur soucieux qui palpite avec l'insecte et qui vit avec la forêt, mêlant son souffle au souffle du vent dans les branches et son âme à l'âme latente du monde végétal.
Nul d'ailleurs n'est mieux placé que Rollinat pour s'imprégner de la nature et pour la décrire avec cette vérité si puissante qu'elle touche à l'obsession. Au lieu de fixer sa résidence à Paris où son talent magistralement révélé lui composa dans peu de temps tout un cénacle d'admirateurs, il a voulu s'enfermer en ce coin de Berry où Georges Sand, sa marraine, a placé l'action dramatique de quelques-uns de ses chefs-d'œuvre. Il y vit en homme simple, dans un renoncement parfait de toute gloire littéraire, loin du blâme et de l'adulation des snobs, mais avec la joie quotidienne de s'égarer parmi les ravines abruptes où parfois les branches des arbres prennent, sous l'insuffisante clarté lunaire, des airs fantômatiques et recroquevillés, comme des bras prêts à l'étranglement. Son imagination Edgard Poesque se complaît à doter ces paysages à la Gustave Doré, d'anormales apparitions, telles l'étrange figure qu'il évoque en son poème L'horoscope:
Un long Monsieur coiffé d'un chapeau haut de forme
Me dit tout bas
Ces mots qui s'accordaient avec la perfidie
De son abord!
Prenez garde, car vous avez la maladie
Dont je suis mort.
La représentation s'est écoulée au milieu d'un silence parfait entrecoupé de rires qui savaient souligner les bons endroits des chansons d'actualité et parfois aussi de murmures flatteurs, tandis que défilaient les ombres de Rivière et de Vignola. Le public de Châteauroux peut compter pour un des mieux stylés de province et l'accueil qu'il nous a su faire témoigne d'une bonne culture générale et d'une éducation bien française dans le bon sens du mot.
La soirée nous réservait d'ailleurs une surprise qui nous a donné quelque peu la clef de cette initiation rapide aux côtés un peu spéciaux de notre programme. Comme s'égrenaient les notes ultimes du Sphinx, un groupe de jeunes gens nous est venu prier d'accepter une coupe de Champagne dans un local situé non loin du théâtre et dénommé le Pierrot Noir.
Eh bien! ce Pierrot Noir est tout simplement un Chat Noir en miniature, avec un minuscule théâtre d'ombres, pour lequel, en attendant mieux, on se contente d'un écran en papier éclairé par un bec de gaz. Le Pierrot Noir étant de fondation récente (son existence ne remonte pas au delà d'un mois), ne compte pour le moment dans son répertoire que des chansons illustrées par des découpages en carton, voire en papier. Ces chansons d'ailleurs, et c'est là le point capital, sont parfaitement originales et ne doivent rien au répertoire du café concert ou des cabarets de Montmartre. Les auteurs sont de préférence des élèves de rhétorique et de philosophie; la chanson populaire et le genre Bruant y sont représentés par un brave ouvrier menuisier qui, sans aucun souci de l'orthographe, a bâclé sur l'air de Saint-Lazare et du Bois de Boulogne des couplets locaux où l'observation généralement piquante fait passer sur quelques violations de l'usuelle et courante métrique. Ce chevalier de la varlope, brave garçon s'il en fut, est traité avec égards par les fils de famille qui constituent la majorité de ce petit cénacle littéraire et cette attitude est toute à l'honneur de l'intelligente et brave jeunesse de Châteauroux.
En somme, et si j'excepte la déception que nous a causée l'absence de Rollinat, en proie, nous a-t-on dit, à quelque crise d'intense mélancolie, cette journée de Châteauroux demeurera une des meilleures de notre ballade artistique.
Bourges.
L'antique cité de Jacques Cœur nous est révélée à quelque distance, par l'imposante masse de Saint-Etienne, sa cathédrale aux tours asymétriques et qui, construite sur un terre-plein, domine et protège de son ombre les innombrables toits ardoisés où se joue par hasard un rais de soleil.
Après nous être extasiés longuement à détailler les figures des cinq portails en lesquels on peut suivre la progression sculpturale du XIIIe au XVe siècle, un désir nous prend, à Mulder et à moi, d'escalader une des tours et de nous donner quelques secondes de vertige; et nous voilà gravissant les quatre cents marches qui mènent à l'ultime plateforme. Notre apparition au sommet de la tour surprend désagréablement un sous-officier et sa payse en train de se conter fleurette à quatre-vingts mètres au-dessus de la place Saint-Etienne. Leur mine désappointée semble dire: où donc faut-il aller pour être seuls.
Le personnel fixe du théâtre de Bourges est dans la désolation. Le directeur, dans l'impossibilité de faire face à ses affaires, s'est envolé ce matin même avec les fonds qu'il avait en caisse. Ses pensionnaires font mal à voir; un vague espoir que tout n'est pas perdu les fait rôder autour du cabinet Directorial jusqu'à l'heure où va commencer notre spectacle. Neuf heures sonnent, plutôt que de s'aller coucher ils préfèrent prendre place à l'orchestre veuf de musiciens; tout surpris de la nouveauté du spectacle et de l'imprévu du boniment, ils oublient leur peine et finissent même par donner le signal des bravos! Pauvres gens tout de même.
Or, voilà franchie notre dernière étape. De bonne heure ce matin nous avons pris en chœur l'express de Paris pour traverser à toute vitesse les vastes espaces de la Beauce. A l'horizon d'un ciel très pur, veuf de nuages, le globe rouge du soleil grandit et s'élève majestueusement comme une lampe de vermeil qu'une invisible main soulèverait. Par la portière du wagon qui nous renferme nous assistons à l'éveil lent du ciel et des choses et sur la route parallèle à la voie ferrée, nous dépassons, d'un vertigineux élan, des couples de bœufs sous le joug se rendant au labour. Une chanson du jeune Clément Georges chante dans ma mémoire, portée sur l'aile de la toute gracieuse mélodie que lui sut broder Marie Krysinska:
MATUTINA
De ses premiers rayons l'aube argente la plaine;
Sur les bois éveillés passe une fraîche haleine,
Dernier souffle embaumé des brises de la nuit;
L'Aurore épand ses feux en nappe de lumière,
Et la nature entière
En un mystique bruit
S'apprête à célébrer le nouveau jour qui luit.
Le ruisseau qui gazouille au sein de la prairie
Charme du laboureur la douce rêverie,
Tandis que l'oiselet caché dans le buisson
Boit aux pistils des fleurs la rosée attiédie
Et joint la mélodie
De sa frêle chanson
Au cantique d'amour qui berce la moisson.
La cloche du village annonçant les matines,
Egrène lentement ses notes argentines
Qui montent dans l'azur en harmonieux chant;
Vers les cieux attiédis levant son front austère,
L'ouvrier de la terre
Jette un appel touchant
Et demande au bon Dieu de féconder son champ!
Paris.
Réintégrer Paris un mardi-gras, à cinq heures de l'après midi, en l'an de grâce 1897, alors qu'on vient, deux mois durant, de savourer la joie du libre espace et l'imprévu des quotidiens déplacements, ce n'est pas, croyez-le bien, pour vous mettre en folle gaieté. Après d'interminables dialogues avec des cochers acariâtres qui, sous prétexte d'encombrements et d'inévitables lenteurs, exigent de doubles salaires, vous donnez votre adresse avec l'espoir que la demi-heure qui va suivre marquera votre triomphale rentrée en des pénates chers à plus d'un titre. Grave erreur. Une heure s'écoule et vous constatez avec effroi, que le sapin requis stationne à la queue d'une infinité d'autres, à l'intersection d'une rue traversière et des grands boulevards. Toutes protestations sont vaines d'ailleurs, car il ne faut pas espérer que le cocher tournera bride pour vous agréer; tel un mouton panurgiaque, il suivra la file des automédons, ses frères, et vous aurez peut-être avant la nuit la satisfaction méritée, oh! combien, de vous trouver face à face avec votre porte cochère.
Encore ai-je passé sous silence le cas, très possible d'ailleurs, où, furieux de vous sentir claquemuré entre les parois de l'étroit véhicule, une curiosité vous prendra de passer la tête à la portière pour constater par vous-même les difficultés d'une marche en avant: alors, n'en doutez pas, il se rencontrera toujours à portée de votre visage quelque plaisant bien inspiré pour vous adresser à bout portant une poignée de confetti. Un brusque recul de votre part pour éviter ce projectile sera accompagné d'un heurt de votre occiput contre la paroi supérieure du sapin, ce qui vous procurera, en même temps qu'une douleur très vive, l'humiliation d'avoir fait rire un groupe de crétins et votre cocher.
En mettant les choses au pire il se pourrait qu'un malencontreux confetti insinué entre la paupière et le globe précieux de votre œil y donnât naissance à mille et une complications pathologiques dont vous m'épargnerez le détail; mais je veux croire que vous en serez quitte pour une bénigne ophtalmie.
Eh bien! petite cousine, vous qui, sans doute, maugréez contre la destinée qui vous tient prisonnière à deux cents lieues de ce phare pestilentiel qu'est Paris, sachez que je vous viens de narrer sans hyperbole ma rentrée au Logis. Encore ai-je failli à la vérité, en ne vous la disant pas toute entière; mais je cède au remords qui, déjà m'accable et je continue: sachez donc que mes trois étages gravis, je me trouvai dans l'impossibilité la plus absolue de faire manœuvrer dans sa serrure la clef, d'ailleurs fort encombrante, qui jusqu'à ces deux mois passés, m'avait servi de Sésame. On m'a cambriolé, pensai-je, et après m'être épuisé en des efforts qui n'aboutirent point j'envoyai quérir le serrurier. Ce praticien dut se résigner, après l'infructueux essai de plus de trente rossignols, à faire sauter le pêne et j'entrai chez moi, comme jadis entraient dans les villes conquises les assiégeants victorieux, par la brèche. Que s'était-il produit? Rien que de très simple. Et cependant une explication s'impose. Savez-vous, cousine, ce que c'est qu'un voisin? Je ne pense pas et c'est encore une des raisons qui devraient, si vous étiez juste, vous faire bénir votre état de petite rentière et la bonne fortune qui vous fait vivre presque seule en la maisonnette exiguë mais si jolie avec le lierre grimpant aux fenêtres, que vos père et mère vous ont laissée. Un voisin, retenez bien cette définition, car elle est exacte à Paris pour tous ceux qui n'habitent pas les demeures coûteuses et très capitonnées, où l'épaisseur des murs et des tentures réalise presque l'isolement, un voisin, dis-je, est toujours un être dont les mœurs, les goûts et l'éducation première sont précisément inverses des vôtres. Pour peu que des occupations divergentes viennent creuser encore l'abîme impliqué par cette brève définition, vous pouvez conclure que la guerre est l'état de raison entre gens qui ont acheté très cher le droit d'habiter des pièces contiguës ou superposées et d'être plusieurs fois le jour déshabillés par l'inquisitoriale prunelle du bipède nommé concierge.
Je suis donc affligé, cousine ma mie, d'un voisin auquel pour mes péchés, la définition ci-jointe s'applique en sa toute rigueur: Oyez plutôt: mon voisin s'absente de son logis aux heures durant lesquelles sa présence ne me saurait causer aucun désagrément, à savoir de huit heures du matin à huit heures du soir. Il demeure forcément chez lui le reste du temps, c'est-à-dire aux heures où les gens de race, doués de quelque éducation et sachant la vie se plaisent à goûter les joies de la chorégraphie et le charme des savoureuses musiques. Pour comble de disgrâce ce protozoaire est l'ennemi juré de toute harmonie et ne prend plaisir qu'aux auditions nasonnées que des chanteurs de cour viennent donner sous ses fenêtres sur le coup de midi. Je crois l'avoir vu jeter deux sous et réclamer un bis à tel baryton en plein vent dont la voix cassée venait d'éructer la chanson des Blés d'or.
Comment concilier ces choses avec mon amour effréné des œuvres de Wagner, de Chopin, de Chabrier, de Schumann, de Grieg et de quelques modernes, surtout quand le prestigieux Mulder, pianiste incomparable et divin compositeur, me veut donner ce plaisir royal de s'asseoir à mon piano pour m'en régaler? En ces heures de musicale ivresse et d'harmonique béatitude vous pensez, petite cousine, que je donnerais tous les coupeurs du monde, fussent-ils de chez Dusautoy pour le moindre fragment de Gwendoline ou des Murmures de la forêt.
Donc, quelques jours avant mon départ pour cette glorieuse tournée dont il me semble vous avoir quelque peu entretenue, nous fûmes invités, Mulder et moi, en quelque mondaine soirée qui prit fin, le souper compris, vers cinq ou six heures du matin. L'énervement et un peu le champagne nous interdisant tout sommeil, une fringale de musique nous poussa chez moi têtes baissées et le poète Haschichin, Gabriel de Toulouse Lautrec, fortuitement rencontré, voulut bien prendre part à notre matinale équipée. Bref, sept heures sonnaient ou peu s'en faut, quand Mulder, en proie à l'harmonieux délire qui cette fois n'allait pas sans quelque logique, égrenait sur mon Gaveau les premiers accords du Matin de Grieg, cet admirable et si simple poème qui vous donne la lumineuse vision d'un lever de soleil, depuis l'aube indécise et pâle jusqu'à l'embrasement complet du ciel. Hélas! croiriez-vous que les dernières mesures de ce chef-d'œuvre furent troublées par l'insolite répétition de coups frappés à mon plancher, à l'aide d'un manche à balai, faisant pour la circonstance office de bélier.
«C'est quelque esprit frappeur, insinua Toulouse Lautrec, blagueur impénitent qui fumait sa pipe, les jambes repliées sous lui dans l'attitude d'un fakir.
Par bonheur, Mulder, dont vous connaissez le flegme, fit la sourde oreille et termina magistralement le crescendo incendiaire où les notes claironnantes sonnent l'éveil de la nature et comme autant de radieuses fusées, illuminent les quatre coins d'un horizon fictif en un pays de rêve somptueusement évoqué.
Evidemment mon voisin pour lequel, sans doute, la musique est une simple succession de bruits vagues et inexpressifs, interpréta comme une bravade, la tempête des dernières mesures. Le fait est que je l'entendis ouvrir sa porte avec fracas et d'un pas où résonnait sa bourgeoise colère, escalader l'étage qui nous sépare. En quelques secondes, il frappait à ma porte: «L'esprit se rapproche, ricana de Lautrec.—Je vais me mettre en communication avec lui, répondis-je.»
Je me contentai toutefois d'interpeller le fantôme à travers la mince cloison de bois, car j'entendais rugir cette bête coléreuse et je me souciais peu d'une conversation boxée. Je fis simplement valoir mon droit, vu l'heure licite, de me livrer chez moi à des occupations même bruyantes. Au lieu de m'écouter, l'irascible tailleur vociféra de plus belle, m'adressant les épithètes les plus malsonnantes qui soient, en sorte que si je n'avais écouté que les protestations révoltées de ma conscience, je lui eusse peut-être donné sur l'heure une leçon de convenances. Mes deux amis surent me retenir, en m'affirmant que le mieux était de me faire rendre justice et de poursuivre l'offenseur. Tous deux s'offraient pour faire au juge de paix le récit fidèle de l'incident et se réjouissaient par avance de la condamnation infaillible, laquelle vaudrait mieux à leur sens que toute brutale intervention.
J'assignai donc mon voisin pour injures, devant le juge de paix du XVIIIe arrondissement. Il fit la sourde oreille, et sous le coup d'une seconde assignation il envoya pour le représenter un de ces hommes d'affaires dénommés avocats marrons, lequel avec sérénité m'attribua les injures, en sorte que force fut au juge de faire citer les témoins.
Confiant en mon bon droit et ne supposant pas une seconde que mon adversaire aurait la mauvaise foi d'invoquer des témoins contradictoires, j'informai les deux amis présents à l'algarade qu'ils auraient à fournir, à telle date que je leur indiquais, une simple narration des événements. Le malheur voulait que je fusse absent de Paris le jour où les témoins devaient comparaître. L'ami chargé par moi de me représenter ne pût que déposer un témoignage écrit de Mulder absent comme moi; Toulouse Lautrec avait mal aux cheveux et ne se rendit pas à l'audience. De son côté, le tailleur pratique fit comparaître une ouvrière qui, disait-il, avait précisément couché en son domicile le jour indiqué. Cette pauvre fille préféra me noircir et m'attribuer mille honteux propos que de perdre sa place. D'autre part, et comme second témoin, mon adversaire présentait un architecte, vieux garçon coureur de fillettes, dont l'antipathie m'était connue de longue date, de par certains regards auxquels un homme exercé reconnaît vite un ennemi. Ce dernier, trop malin pour faire un grossier mensonge, glissa volontiers sur les injures qu'il déclara avoir vaguement entendues, sans en avoir pu discerner l'auteur. Il s'étendit hypocritement sur la fréquence des séances musicales qui se donnaient chez moi, tant et si bien, que le juge de paix, oubliant le point de départ et les injures qui seules devaient être en cause, me condamna à payer à mon délicieux voisin cinquante francs de dommages-intérêts, pour me punir, sans doute, de mon amour immodéré pour la musique.
Le coupeur triomphant se conduisit, en l'occurrence, comme se conduisent les gens fautifs auxquels la justice, avec son ordinaire logique, a donné par devant les hommes une apparence de raison. Fort de mon absence, il s'assura le concours d'un huissier et la saisie suivit de près la signification du jugement. Les lenteurs de la poste et l'indifférence du concierge m'empêchèrent d'être mis au courant de toutes ces opérations qui s'effectuaient à Paris pendant que je humais les effluves embaumés et les brises tièdes de la baie de Monaco. Et voilà comment je trouvai en arrivant chez moi la porte forcée, les meubles en désordre et partout la trace odieuse que laissent après eux les sinistres oiseaux de proie, grippe-sous aux doigts crochus, dont l'illisible copie chèrement payée, assure la ruine irrémédiable de ceux que la loi n'a pas tout-à-fait accablés.
Vous dépeindre la colère qui s'empara de moi, lorsqu'un coup d'œil circulaire m'eut révélé de quelle infamie j'étais victime, je préfère y renoncer, mais je vous déclare que je confondis dans une même vision spontanée de carnage collectif, les physionomies mélophobes de mon voisin, du juge de paix, de l'architecte et de l'huissier, encore que ce dernier ne fût que l'instrument de la loi dont je pâtissais. Une chose surtout porta mon indignation à de paroxystiques hauteurs, ce fut le choix, au nombre des divers objets saisis, du cartonnier, réceptacle de mes chers et précieux manuscrits. Je manquai m'évanouir à l'idée qu'une main inconsciente et mercenaire avait souillé ce coffre où reposaient, en attendant peut-être de glorieuses exhumations, les produits d'un labeur obstiné de dix ans. Ce viol m'apparut comme un supplément inutile de férocité, venant s'ajouter à la satisfaction pure et simple de la loi pour me rendre cette dernière plus odieuse encore, et dans l'éclair de ma légitime fureur je compris l'Anarchie.
Mais, comme il s'agissait de parer tout d'abord aux conséquences immédiates de la saisie et qu'une prompte intervention suffisait pour cela, je n'eus garde de m'arrêter longuement aux considérations théoriques et je m'empressai de solder la note de mes juridiques émotions. J'eus la sagesse de ne pas écouter les conseils d'un docteur en droit de mes amis qui me garantissait un triomphe en appel, et pour n'être point tenté d'avoir jamais recours à la justice des hommes, je me remémorai quelques sentences latines telle que: Homo homini lupus ou encore Summum jus, summa injuria, lesquelles, chère cousine, je livre à votre sagacité en vous priant de ne me point tenir rigueur pour les flots d'encre versés par moi sur les ci-jointes feuilles.
Paris, 9 mars.
Vous ai-je dit, cousine, qu'une seconde tournée doit commencer le 11 courant et que nous ne sommes rentrés à Paris que le temps strictement nécessaire pour nous remettre de nos fatigues. Je commence à dominer un peu la colère qui s'est élevée en moi à la suite du ridicule procès que je vous ai si longuement narré dans ma précédente lettre. J'impose silence aux protestations de mon amour-propre froissé et aux cris de révolte de ma conscience éprise de justice; j'essaie de me créer un nouvel état d'âme et d'envisager l'existence dans nos rapports avec les autres hommes comme une bonne farce très immorale, au fond, dans laquelle il se faut efforcer d'être uniquement spectateur, si l'on ne veut pas être ou dupeur ou dupé.
La fantaisie m'a pris avant-hier d'aller entendre Manon à l'Opéra-Comique, en compagnie de Mulder, pour échanger avec lui mes impressions au cours de cette œuvre que je considère comme la perle de l'écrin musical de Massenet. Je ne pense pas, en effet, qu'il soit possible de rencontrer plus de charme et plus de grâce sautillante et maniérée, unie à plus d'humanité sincère et de vibrante passion. Hélas, ma mauvaise fortune a voulu que l'interprétation fût inférieure à tout ce que j'étais en droit d'attendre dans le second théâtre lyrique de la capitale. Si j'excepte le tendre Leprestre qui a fort bien dit et très joliment chanté quelques passages de sentiment délicat, pour lesquels il faut, j'en conviens, mieux que l'appoint d'un bel organe, tous les autres acteurs chargés de défendre Manon m'ont paru fort au-dessous de leur tâche. Jamais chœurs de province ne furent aussi mal réglés. L'orchestre, lui-même, l'orchestre tant réputé de l'Opéra Comique, dirigé d'ailleurs par un succédané du maëstro Danbé, prenait part à la débandade générale. C'était si mauvais, qu'à plus de vingt reprises j'ai dû maintenir de force à son fauteuil, Mulder qui se démenait comme un diable et qui menaçait d'éclater.
Une ouvreuse qui lisait sur nos visages le mécontentement croissant avec l'heure, me dit en me remettant ma canne et mon chapeau.
—Ces Messieurs n'ont pas l'air satisfait.
—Effectivement, Madame, nous ne le sommes point.
—Ces Messieurs ont peut-être oublié que c'est aujourd'hui dimanche.
—Tiens, c'est vrai, fis-je à cette honnête femme, me gardant bien de partir en guerre contre ce préjugé sans doute ancestral, dont sa réponse était l'éclatante preuve, à savoir qu'il se faut résigner le dimanche, à subir chez M. Carvalho de déplorables auditions des chefs-d'œuvre consacrés.
Il faut que je vous conte, petite cousine, une visite que j'ai faite hier à un vieil ami dont le nom sûrement est connu de vous; j'ai nommé le sculpteur Pendariés. J'ai toujours eu pour la sculpture un amour spécial et pour ceux qui la pratiquent une admiration mêlée de respect. Tant de conditions et de si diverses sont exigibles pour la réalisation d'une œuvre sculpturale qu'il y a positivement lieu de se demander comment dans une époque de veulerie musculaire comme la nôtre, il se peut encore trouver des titans pour embrasser une carrière aussi ingrate. L'imagination qui se plaît à considérer les artistes comme des êtres délicats et raffinés, un peu mièvres et féminins en quelque sorte s'effarouche de cette vision brutale d'un homme, luttant corps à corps avec un bloc de glaise informe qu'il pétrit à sa fantaisie, ou encore, faisant sauter à larges coups de maillet, les éclats d'un cube de marbre d'où surgira l'impérissable beauté, comme un thésauriseur fendrait le mur d'un vieux castel où des trésors sont enfouis.
Encore s'il ne fallait pour aboutir que l'effort physique et la seule patience; mais il me semble que, plus que tout autre, cet art comporte la foi et non point seulement cette foi qui se manifestant avec des ardeurs d'incendie a pu dicter à tel poète, à tel peintre même, une page immortelle, une géniale composition. En sculpture, l'Etincelle n'aboutit point, l'inspiration véhémente en est pour ses frais. Ce qu'il faut au sculpteur pour ciseler son rêve, c'est la hantise constante, l'obsession de son idéal, la persécution de l'image guidant la main durant les innombrables séances de l'exécution. Plus que tout autre, il connaît les affres du travail, et parmi les écrivains dont l'œuvre aujourd'hui rayonne sur la France intellectuelle, je n'en vois qu'un qui eût mérité de tenir le ciseau, c'est Gustave Flaubert, l'homme au burin méticuleux, l'implacable forgeur qui travaillait sa prose, comme travaille à l'ébauchoir le sculpteur qui tantôt rogne, tantôt ajoute un ruban de glaise à sa réfractaire statue, sans tenir compte du vol impassible de l'heure et sans s'émouvoir de l'œuvre qui n'avance pas.
Donc je suis allé voir mon ami Pendariés que je n'avais pas vu depuis plus d'un an et qui me pardonne volontiers la rareté de mes visites, car il sait combien je suis avec lui de cœur et combien je m'intéresse à sa personne et à son art.
A dire vrai, j'étais un peu curieux de savoir ce qu'il va présenter au prochain salon, car nous ne sommes pas éloignés de l'ouverture du Palais de l'Industrie et depuis dix ans mon infatigable ami n'a pas cessé d'exposer des œuvres toujours estimées et plusieurs fois d'ailleurs récompensées. J'ai gardé le plus gracieux souvenir d'un Narcisse en marbre qu'il exposa ces deux ans passés et qui m'apparut comme un petit chef-d'œuvre de charme et de mièvrerie sensuelle. J'avais même composé à son intention pour être gravés sur le socle huit vers que je m'en vais vous dire.
Joli comme un été qui touche à son déclin,
Dans la pâle clarté d'une aube languissante,
Narcisse est étendu près d'une eau bruissante
Et contemple, amoureux, son visage câlin.
Sa chevelure ondoie au gré du flot morose,
La brise emplit sa chair d'harmonieux frissons.
Cependant que perdu dans les bleus horizons,
Longuement il jouit de sa métamorphose.
L'illustre maître Falguière, de qui Pendariés prit conseil, jugea que le sujet se passait de commentaires et peut-être eut-il raison.
Je m'attendais donc à voir cette fois encore quelque œuvre nouvelle, en laquelle se donneraient libre carrière les qualités maîtresses de mon ami, à savoir l'harmonie des formes, la souplesse câline des contours et cette passion chantante de la chair qu'il sait si bien rendre voluptueuse et frissonnante.
Après les accolades et les reproches mutuels sur notre apparente indifférence à l'endroit l'un de l'autre, j'interpellai vigoureusement le sculpteur que je sais cachottier et mystérieux pour les choses de son art. «J'espère que tu nous a bâti quelque joli morceau pour le prochain salon et je ne te cache pas que je suis venu pour en avoir la primeur.
—«Bah! fit-il avec une moue, qu'il s'efforça de rendre dédaigneuse, mais où je sus lire un manque total de sincérité, c'est si peu de chose.
—«Possible, mon vieux, mais je demande à voir.»
A mesure que nous avancions vers l'atelier je surprenais sur sa mobile et expressive physionomie, l'éclatement comprimé d'un sourire mystificateur.
Que va-t-il me montrer, pensais-je. Et cependant la porte s'ouvrit.
Cette fois je me reculai: Dans la lueur pâlissante d'une fin d'après midi, m'apparaissait immense, à cause un peu de l'atelier très exigu, l'œuvre presque achevée que mon talentueux ami réserve au salon de sculpture des Champs-Élysées.
«Peste, mais c'est du marbre», fut mon premier cri. Vous me direz que ce n'est point là l'expression d'un sentiment très esthétique, mais j'avoue qu'au premier moment je fus dominé par la vision du labeur géant que mon ami venait d'accomplir, considération de second ordre j'en conviens, qui ne tarda point à s'effacer devant une autre plus flatteuse: l'admiration.
Sur un socle à pivot parfaitement équilibré et qu'une main d'enfant pourrait sans nul effort déplacer circulairement, un homme nu, d'un tiers au moins plus grand que nature, développe debout la plus admirable anatomie qui se puisse rêver.
Cet homme, un paysan comme l'a voulu son auteur et non point un paysan d'atelier aux rondeurs mièvres et graciles d'Apollon, mais un rustre à la puissante musculature, s'est arrêté près d'une roche inculte. Les jambes fléchies, le torse un peu voûté de l'homme qui se livre aux travaux ardus de la terre, tout dans son attitude et dans son mouvement crie la fatigue et l'effort continu d'une laborieuse journée. Derrière lui, contre ses pieds, il a déposé dans un geste de lassitude suprême, la pioche dont tout le jour il éventra le sol rétif. Car la terre où ses pieds se sont posés ne respire rien moins que la fertilité et ce n'est pas sans peine qu'elle nourrit ses amants obstinés, l'ingrate et revêche marâtre. Aussi l'homme à la longue s'est-il découragé; le peu d'âme qui somnolait en ce coffre de brute attelée au labeur, lui vient aux lèvres dans un appel à la toute justice d'en haut. Aura-t-il après ces fatigues subies, l'équitable joie des récoltes; voudra-t-elle multiplier pour le payer de ses peines, les graines que ses mains ont confiées à ses entrailles, la terre mauvaise entr'ouverte sous son effort. Et joignant ses mains calleuses où le manche du pic a laissé l'ineffaçable stigmate du travail, levant au ciel sa face où pour une minute s'est réfugiée la vie de tout ce grand corps, le paysan s'exalte en une prière marmonnée, plus grande et plus sincère en son inexpression que les fadeurs apprises de tous les cagots de sacristie.
Vous dirai-je la joie délirante que je versais dans l'âme de mon précieux ami en lui énumérant une à une, toutes ces émotions que je viens de vous dire et que je déduisais de mon attentif examen. Encore ne m'attardai-je point, avant tout, féru d'art sincère, à lui vanter l'exactitude merveilleuse des attaches et l'incomparable fini des moindres détails, toutes choses qui ne sauraient échapper à l'œil exercé des professionnels.
—«Et quel titre vas-tu donner à ce beau morceau?»
Au lieu de répondre directement à ma question Pendariés me dit:
—«Te chargerais-tu d'en trouver un satisfaisant?
—«Non, certes.
—«Eh bien! moi non plus, et je ne pense pas qu'il soit nécessaire de résumer par un mot sans doute insuffisant l'état d'âme complexe que j'ai voulu rendre. Tu n'as pas eu besoin de titre pour me comprendre; d'autres, je l'espère, me comprendront également et c'est la plus grande récompense que je puisse espérer. Ce paysan qui, vers la fin du jour, laisse tomber sa pioche, et brisé de fatigue, invoque un Dieu qu'il ne voit pas, mais dont il attend l'infinie miséricorde et qui lui donne la force encore de se résigner, ce paysan c'est moi-même. Ah! pendant les deux ans qu'a duré ce travail, dont tu contemples le résultat, que de fois moi aussi j'ai laissé tomber le marteau, pesant à mes pauvres mains gourdes. Et je les ai levées vers l'Idéal, ces mains fatiguées qui s'épuisaient à rendre mon rêve; oh! si du moins je l'ai pu rendre assez pour que d'autres hommes le déchiffrent, je n'ai plus rien presque à désirer.»
Ce bougre là m'avait ému avec son éloquence simple et bon enfant; je ne trouvai rien à lui dire et je me contentai dans une pression de mains de lui témoigner combien son œuvre m'allait au cœur. Après quoi, lui-même me prenant aux épaules me fit pirouetter vers la porte entr'ouverte de l'atelier en me disant: «Allons boire un bock à la santé de mon Bonhomme!»
10 mars.
C'est demain que nous reprenons la vie errante, et pour un bon mois s'il vous plaît. L'itinéraire ne nous promet pas cette fois une succession de séjours paradisiaques et nous n'aurons guère le choix, ce me semble, qu'entre le brouillard et la pluie, dans les vingt et une cités que je vois figurer sur la liste à moi confiée, mais dame, on s'amollirait à la fin si l'on rencontrait fréquemment en voyage des oasis comme Monte-Carlo. Il se faut aguerrir à ses dépens et nous ne mourrons pas d'avoir affronté Saint-Nazaire, Nazaire les chiens, comme il me souvient d'avoir entendu dénommer ce savoureux port de mer, à l'époque où je m'embarquais à bord du Lafayette pour la Havane et Vera-Cruz.
Oui, cousine, c'est vers la Bretagne que nous allons porter nos pas impénitents; oyez plutôt: Rennes, Saint-Brieuc, Morlaix, Brest, Lorient, Vannes, Nantes, Saint-Nazaire. Nous pousserons s'il plaît à Dieu jusqu'à Bordeaux et rentrerons à grandes enjambées par quelques cités importantes du centre et de l'ouest.
A vrai dire, il me tarde presque d'être en route et je sens que je vais quitter Paris sans trop de regrets; les huit jours que j'y viens de passer n'ont pas été précisément fertiles en douces minutes et si j'excepte ma visite à Pendariés, tout le reste est indifférent sinon désagréable.
Je subis cette impression très curieuse d'être dépaysé chez moi, pour ce fait que je viens d'arriver à peine et que j'en vais aussitôt repartir. Le séjour que je fais à Paris m'apparaît simplement comme une étape un peu prolongée, insuffisante toutefois pour contracter des habitudes, et n'ayant rien qui me retienne, j'ai presque hâte de décamper. La saison, d'ailleurs, est indécise; il ne fait ni froid ni chaud, mais l'immobilité dans un grand fauteuil vous glace jusqu'aux moëlles; au dehors, de courtes averses et des coups de vents, tout cet ensemble atmosphérique auquel on donne le pittoresque vocable de giboulées.
Et puis, dame, à courir les grands chemins comme nous faisons, on se sent quelque peu devenir nomades. Changer d'air et de table et de lit et d'horizons et de visages, cela devient à la longue une nécessité. Excepté ce détail que notre vêtement est confortable et que les trains rapides nous épargnent l'usage des souliers à clous et des bâtons ferrés, nous sommes aussi des chemineaux. Ce parallèle me séduit d'autant plus à cette heure, que le beau poète Jean Richepin triomphe présentement à l'Odéon avec une pièce portant ce titre: Le Chemineau. J'en suis ravi pour la gloire de l'auteur et aussi pour les destinées de ce bon vieux Théâtre; mais croiriez-vous que l'importance des recettes et la location par trop anticipée, m'ont empêché d'entendre cette œuvre, que si volontiers j'eusse applaudie. Fasse le ciel qu'elle demeure au répertoire et que je la puisse aller voir en d'autres temps, d'autant plus qu'elle est, dit-on, fort bien jouée. Ce brave Decori a trouvé cette fois l'occasion qu'il devait chercher depuis longtemps, à savoir un beau rôle bien écrit, avec de beaux vers, pour mettre en valeur toutes ces choses et aussi les qualités maîtresses de comédien qui sont les siennes. Quand je pense que je l'ai vu ces deux ans passés, tenant dans le Tour du Monde en quatre-vingts jours, au théâtre des Galeries Saint-Hubert, à Bruxelles, le rôle de Gaston Jollivet, le reporter Français de la trop célèbre féérie! On sentait dans ses moindres gestes, et bien qu'il fût infiniment meilleur que ses comparses, un dégoût profond d'avoir à dégoiser les banalités de son rôle et comme une honte secrète de se prêter à ces bassesses dramatiques. Il doit être heureux cette fois; à lui les belles créations où l'on se dépense, où l'on peut être soi-même et donner au public la mesure de son talent! Heureux Decori.
J'ai rendu visite à Salis en son pied à terre de la rue Germain Pilon. C'est de lui que je tiens l'itinéraire dont je vous entretenais tout à l'heure. Ce diable d'homme est un des êtres les mieux trempés que j'aie encore vus. Je l'ai trouvé, l'œil terne, la face jaune avec des reflets verts, replié sur lui-même et souffrant visiblement comme le trahissaient d'involontaires crispations du visage. Il refuse absolument de garder le lit malgré son état d'extrême faiblesse et il se traîne sur un grand fauteuil à clous d'or, celui, si je ne me trompe, qui se trouvait à droite en entrant, tout à côté de la Diane de Houdon, au Chat Noir de la rue Victor Massé. Autour de lui c'est un entassement inouï de cadres de toutes grandeurs et d'objets multiformes; toute la décoration intérieure du célèbre cabaret. Je reconnais les fameuses bottes à revers qui, pendant quelques mois, figurèrent sur un socle avec cette inscription: Tronc pour les pauvres de Séverine. Des chassepots, des sabres de cent Gardes, des baudriers et aussi des casques de dragons et des shakos de grenadiers sont jetés pêle-mêle dans un coin. C'est tout le matériel dont s'armaient, aux jours de grande liesse, les habitués du Chat Noir ayant à leur tête le capitaine Nardau, pour défiler en monôme dans les trois petites pièces contiguës qui composaient le cabaret.
Je retrouve aussi le beau lutrin massif en chêne surmonté d'un aigle de bronze aux ailes demi étendues; le lutrin sur lequel, avant de prendre place dans la très artistique collection des œuvres Chatnoiresques, chaque peinture ou dessein nouveau devait effectuer un stage. Lors de la reprise de l'Epopée, ces deux ans passés, un dessin colorié de Caran D'Ache amusa pendant plus de six mois, les visiteurs de tous pays qui firent le pèlerinage de la rue Victor Massé. Ce dessin représentait le général Bombardier, une sorte de foudre de guerre, emporté par le galop formidable d'un cheval à l'hypertrophique musculature. Des quatre fers de ce terrible bucéphale partaient des éclairs; sous son ventre fumant, des obus se croisaient, sans même interrompre ou gêner sa course vertigineuse. Sur les côtés, mais réduits à de pygméennes proportions, des postes d'artilleurs organisaient leurs batteries. Bombardier les dominait de sa haute taille, et le visage impassible, franchissait d'un bond d'invraisemblables fourrés de hautes herbes et des rivières qu'il sautait comme autant de ruisseaux. Les tons passés de l'aquarelle dont l'œuvre était rehaussée lui donnaient l'apparence d'une superbe épreuve d'Epinal. Le cadre empire aux baguettes blanches avec des dorures en forme d'aigles achevait la mystification et j'ai plusieurs fois entendu des visiteurs, affirmer hautement aux personnes qui les accompagnaient que c'était là le très véridique portrait d'un général de l'Empire.
Cette œuvre céda le pas à une charge remarquable de l'excellent caricaturiste Léandre, représentant Salis en train de bonimenter. Vêtu de la fameuse redingote grise aux deux rangs de boutons en arc de cercles se rejoignant en avant sur la taille, le poing gauche à la hanche, le bras droit tendu vers l'écran où défilent des bataillons, les doigts surchargés de massives bagues, le gonfalonier de la butte commande une charge de cavalerie, et son œil, à demi caché sous sa broussailleuse paupière, lance de fauves éclairs dans la direction d'un imaginaire ennemi.
Au-dessus du portrait de Salis, dans lequel déjà les traits sont volontairement accentués, une esquisse représente la tête d'un guerrier moyennageux disparaissant sous un casque d'où seuls émergent les lèvres et le menton. L'œil s'aperçoit par un orifice ménagé à son niveau dans la paroi du casque. Et cet ensemble donne l'impression générale de la tête nue de Salis, par suite du fantaisiste arrangement des lignes. C'est de la bonne charge et de la très spirituelle caricature, en même temps que cela constitue au gentilhomme une réponse aux historiens mal informés qui lui voudraient contester sa chevaleresque origine.
Le dessin qui, plus récemment, occupait le poste d'honneur, était, si je ne me trompe, un encadrement du très curieux et très cocasse sonnet olorime de Jean Goudezki. A ce sujet, laissez-moi vous dire après Jules Lemaître en personne, que ce sonnet en lequel chaque vers est strictement et syllabiquement répété, est le seul de ce genre que possède notre Littérature, et ce, malgré les acrobaties et les tours de gymnaste auxquels si souvente fois se livrait Théodore de Banville. Je regrette que ma mémoire en soit présentement dépossédée, mais je vous en veux néanmoins citer deux alexandrins qui vous édifieront sur la teneur du reste. (Le sujet, il est bon que je vous en instruise, est une invite à Alphonse Allais, lui énumérant les plaisirs champêtres que l'auteur le prie de venir partager avec lui).
A l'ombre à Vaux, l'on gèle. Arrive! Oh! la campagne.
Allons bravo! longer la rive au lac, en pagne.
Vous jugez par ces deux vers du joli casse-tête chinois que devait constituer l'ensemble. Je ne suppose pas qu'un comédien, même des mieux doués, parvint jamais à le faire entendre en le déclamant à des auditeurs, voire aux plus rompus en l'art d'ouïr des étrangetés rimées.
Sur la marge spacieuse entourant le dit sonnet, le spirituel Georges Delaw avait donné libre carrière à la plus échevelée fantaisie. Sous l'auvent d'une monumentale cheminée, les deux amis (Goudezki et Alphonse Allais) faisaient sauter l'omelette au lard mentionnée dans la courte pièce. Autour d'eux, accrochées aux murs et aux solives du plafond, d'innombrables jambonnailles et autres pièces de paysanne charcuterie, faisaient rêver de prodigieux gueuletons et de gargantuesques mangeries.
Plus loin, sur l'autre face de la marge, une servante à la croupe rebondie emplissait de cervoise les verres moultes fois vidés de nos campagnards improvisés dont les mains se tendaient en des gestes de bachiques désirs vers la gorge mal défendue.
Vous ne m'en voudrez point, cousine, de m'étendre si longuement sur ces détails; je prends peut-être, à vous énumérer ces choses, plus de plaisir que vous n'en aurez à les lire et ce plaisir, croyez le bien, ne va pas sans quelque mélancolie. Car c'est du passé que je parle et l'effort que je fais à cette heure pour me remémorer avec quelque précision les êtres et les objets qui furent un temps mêlés à ma vie, suffira, je l'espère, à me les rendre inoubliables désormais.
L'hôtellerie du Chat Noir, qui sous la patine du temps avait revêtu ces tons gris propres aux monuments historiques, est redevenue en quelques jours, l'uniforme et quelconque maisonnette en laquelle s'abritera la précieuse santé d'un marchand de savons, rentier. Disparues la verrière suggestive de Willette, la danse macabre et la procession du Veau d'or; envolées au vent les superbes lanternes en fer forgé qu'au temps de sa gloire naissante le maître Grasset dessina tout exprès pour Salis; et l'enseigne hiératique, où dans un croissant de Lune ricanante, un chat se profilait debout sur ses pattes de devant, et aussi le Grand Soleil aux rayons dorés, qui surmontait la fenêtre du premier étage et s'irradiait sur un chat apothéotique. Je traversais hier encore la rue Victor Massé et ne songeant plus que tout ce décor n'était désormais vivant qu'en la mémoire de quelques-uns, je laissai par mégarde errer mes yeux sur l'emplacement de l'ancien cabaret. Les murs, fraîchement crépis, me renvoyèrent une image plate, dont l'uniforme blancheur, trouée de ci de là par le vert sale des volets, me fit croire un instant que je m'étais trompé de route. Une seconde j'hésitai, puis je me souvins, et sans vouloir me retourner, je hâtai le pas.
Mais peut-être serait-il temps que je revinsse à mon directeur, puisque tant est que je me suis abandonné à vous décrire l'étrange bric-à-brac au milieu duquel je l'ai trouvé. J'ai peine à croire, en l'examinant avec quelque attention, que ce pauvre être au visage crispé, à l'œil éteint, aux membres déjetés, se prépare à partager avec nous les fatigues d'un mois de tournée. Malgré ce que je sais et ce que j'ai pu voir cent fois, de sa résistance nerveuse et de son héroïque volonté, je ne me le figure pas, cette fois, secouant tout ensemble son masque de souffrance et la veulerie de son pauvre corps, et, jetant par dessus la rampe, à la tête des spectateurs, les outrancières métaphores et les cinglantes ironies. Sans doute le médecin qui dirige son traitement se propose-t-il à la dernière heure, d'opposer à son départ une formelle interdiction, et, pour éviter d'inévitables querelles, a-t-il refusé jusqu'à présent d'aborder devant ce terrible malade un aussi délicat sujet.
La tournée se peut à la rigueur passer de son barnum et nous avons avec nous Dominique Bonnaud, lequel a donné plus d'une fois la preuve de ses capacités oratoires.
Néanmoins je suis curieux de savoir si le gentilhomme a songé à cette éventualité d'une ou plusieurs représentations ayant lieu sans son concours, ce qui, jusqu'à l'heure actuelle, ne s'est pas encore présenté.
—«Vous me semblez un peu fatigué, mon cher Salis, et j'ai peur que le repos de huit jours que vous venez de prendre ne soit pas tout à fait suffisant à vous mettre sur pieds.
—«Peuh! je ne suis ni plus ni moins malade que pendant les quinze derniers jours de la précédente tournée. Je ne suis pas douillet pour ma personne et je ne me plains pas pour rien. Tel que vous me voyez, je supporte depuis vingt jours, une diarrhée qui ne me laisse pas une demi-heure de repos le jour comme la nuit.
—«Diable, mais c'est grave, cela.» Et je commence à m'expliquer l'état d'affaissement où je l'ai trouvé et aussi les tons livides de sa physionomie.
—«Ah! vous croyez, fait-il avec quelque incrédulité.
—«Mais que vous ordonne votre médecin?
—«Mon médecin, c'est un âne. Je continue à le voir parce que je me suis trouvé bien de ses conseils il y a deux ans; mais je crois qu'il a perdu son latin et qu'il n'en sait pas plus long que moi sur mon mal. Il prétend que j'ai de la tuberculose intestinale et il m'ordonne une quantité de médecines à prendre par en haut, par en bas. Il peut se fouiller, j'ai horreur de ça. Je les envoie chercher tout de même chez le pharmacien, il faut bien faire un peu marcher le commerce. Voyez plutôt, sur la commode.»
Et j'avise en effet sur le meuble indiqué toute une théorie de flacons aux têtes savamment empanachées. Il y a du laudanum, des capsules de créosote et des cachets de naphtol, tout ce qu'il faut pour me confirmer dans ce diagnostic de tuberculose intestinale que Salis me vient de répéter, avec l'air dégagé d'un homme qui parlerait du mal dont peut souffrir son propriétaire ou quelque très indifférent créancier.
—«Tout cela pourrait vous faire grand bien, lui dis-je, m'efforçant de lui parler avec gravité. Le moment n'est pas venu d'abuser de vos forces et je crois qu'à la veille d'un départ, il serait temps de vous défaire de cette incommodité dont vous me parliez tout à l'heure et qui peut à la longue devenir pour vous un danger réel.
—«Vous parlez de ma diarrhée; certes, j'en ai plein le dos, mais d'autre part, prendre des lavements, à mon âge et quand on n'en a pas l'habitude, convenez que c'est dur. Je ne sais pas si je me déciderai jamais à boire de ce côté. Jusqu'à présent savez-vous comment j'ai toujours soigné la diarrhée? par les œufs durs. Et je continuerai: ce sera le triomphe de la médecine paysanne.» Puis, abandonnant ce sujet pénible, il vient à parler des tournées qui suivront celle que nous allons entreprendre, des pourparlers engagés déjà pour l'Autriche et pour l'Italie. La Russie l'attire par dessus tout et il ne renonce pas à l'idée de donner l'Epopée à Pétersbourg, devant le Tzar. «Dame, dit-il, il ne s'en est fallu que de l'épaisseur d'un cheveu que le souverain Russe vint au Chat Noir, lors de sa promenade triomphale dans Paris. J'avais manœuvré comme un zèbre pour déterminer ces messieurs du Protocole à faire figurer l'Epopée au nombre des réjouissances dont on devait régaler l'Illustre visiteur. Songez donc, personne mieux que moi n'était en posture de demander pareille faveur. Crozier, le chef du Protocole, fut un des assidus du Chat Noir, au temps de la fondation. Il a dit chez moi entre deux bocks des vers qui ne cassaient rien et qui n'ont pas fait oublier Corneille. Je crois même qu'il a pris un avant-goût des fonctions qu'il remplit à l'Elysée présentement, en ordonnant quelque peu le cérémonial imposant qui signala le transfert du Chat Noir, des boulevards extérieurs à la rue Victor Massé. Crozier m'était donc tout acquis; mais il s'est trouvé quelque imbécile pour faire remarquer que la visite du tzar en mon hôtel contrasterait par trop avec la somptuosité des fêtes que la ville de Paris offrait à son auguste visiteur et mon projet a été remisé.
«N'importe, on s'était ému à l'ambassade russe des démarches faites par moi et il m'y fut déclaré que le tzar ne manquerait pas de me venir voir à l'occasion du second voyage un peu moins officiel que le premier qu'il ferait dans la capitale. D'ailleurs je lui ai décerné le titre de tuteur officiel de la Butte et un semblable honneur ne va pas sans quelque obligation. Si donc nous allons à Pétersbourg, la cour nous est acquise et vous voyez quel coup de grosse caisse à notre rentrée en France.»
Et le voilà lancé; ses yeux ont repris leur éclat, son torse s'est redressé. Il gesticule en parlant comme s'il avait à faire à son auditoire des jours de représentation et je lui dis au revoir, ne doutant plus une seconde qu'il bonimentera comme un seul homme, à Versailles, le surlendemain.
La température est exceptionnelle aujourd'hui. Le ciel, ce soir invite à la promenade. Une fantaisie me vient. Je vais faire un tour au bois à bicyclette. Il est dix heures; je rentrerai vers minuit et je m'endormirai de ce bon sommeil qui suit deux heures de pédale. Las! ma machine, après huit mois de remise est dans le plus piteux état; j'ai toutes les peines du monde à gonfler mes pneus et minuit sonne que je suis à peine à la Porte Maillot. Devant la Brasserie de l'Espérance, je mets pied à terre pour m'offrir un bock. A la terrasse, tout près de moi, quatre jeunes gens en tenue de cyclistes devisent gaîment. Sans nul effort pour surprendre ce qu'ils disent, j'entends assez pour me rendre compte que les deux messieurs ont rencontré par hasard les deux demoiselles, deux sœurs, et que leurs propos roulent sur l'étrangeté des rencontres en semblable occurrence.
—«Tu te souviens, Jeanne, dit l'une des cyclistes, comment s'est fait l'an passé le mariage de notre amie Augustine.
—«Ah oui, c'est très drôle, répond la sœur, elle a fait connaissance de son fiancé dans une culbute au bois. Il est tombé le premier, elle qui venait derrière, a suivi et ils se sont trouvés si bien, comme ça, l'un sur l'autre, qu'ils se sont promis de continuer.»
Versailles.
La proximité de Paris nous octroie toute licence pour nous rendre à Versailles à notre gré. Aussi vous pensez bien que je ne me suis point donné d'entorse pour arriver de bonne heure en cet historique séjour. N'importe, le voyage, si court soit-il, n'a pas été pour moi tout à fait dépourvu de charme.
En parcourant la ligne des innombrables wagons à galeries qui stationnent au départ (gare Montparnasse) je découvre un compartiment de seconde classe absolument veuf de voyageurs. J'y pénètre et je m'aperçois tout d'abord de la difficulté qu'il y a à voyager avec quelque bagage, dans ces compartiments aménagés pour le service des lignes de banlieue. De filet nulle trace et sous les banquettes, impossibilité manifeste d'insinuer une valise. Aucun inconvénient à cela pour l'heure puisque j'étais seul; j'installe donc à ma droite, en les superposant, la valise et la boîte en carton qui composent mon bagage restreint. Je consulte ma montre; il reste encore cinq minutes avant le départ du train et le quai parfaitement désert me laisse espérer que tout ira le mieux du monde. Cependant une jeune femme à la taille élégante, au profil intéressant, ouvre la portière et s'asseoit en face de votre serviteur. Toutes les chances me dis-je à part moi; bonne compagnie et point d'encombrement, et me voilà, pour n'être point en retard, faisant observer à la jeune personne qu'elle abîme ses yeux à vouloir déchiffrer malgré l'ombre grandissante et la pénurie des lampions, son numéro du Petit Temps. L'aimable enfant ne trouve pas celui (style Willy) de formuler sa réponse; une famille de quatre personnes envahit brusquement la boîte exiguë et bien que nous ne soyons encore que six voyageurs, quatre de moins que le chiffre admis par le règlement, mon bagage m'apparaît déjà très incommode et fort mal venu. Fasse le ciel qu'on nous laisse tranquilles. Ah! ouiche; après le passage de l'ultime contrôleur, trois voyous déguenillés et puant le crottin, pénètrent chez nous comme une trombe, se réjouissant tout haut de voyager en seconde avec des billets de troisième. Pour ceux-là, ils s'arrangeront comme ils pourront, et malgré des réflexions que je ne prends pas la peine de relever, je ne touche pas à mon bagage. Mais voilà bien d'une autre; cependant que le train s'ébranle, une volumineuse matrone, maintenue par la poigne vigoureuse d'un employé, s'engouffre dans l'étroite cahute, et cette fois je me vois dans la terrible nécessité de dégager la banquette. La bonne dame consent à s'asseoir sur la boîte en carton que je vais trouver défoncée en arrivant et je prends sur mes genoux l'énorme valise. J'ai conscience de la mine déconfite que je ne puis manquer d'avoir en semblable posture et j'ose à peine regarder à la dérobée ma voisine de face, qui dissimule derrière le Petit Temps le rire incoercible qui la poinct.
Versailles.
Bien démodés et bien antiques, les sapins qui font le service de la gare. Ils ont tous l'air de vieux carrosses de l'époque du roi Soleil, dont on n'aurait depuis, renouvelé ni le cuir ni les étoffes intérieures, en sorte que vous vous trouvez en contact direct avec la carcasse ligneuse dont votre individu s'accommode assez mal. Les chevaux d'ailleurs correspondent suffisamment à ce tableau du véhicule. Leurs os font saillie comme le bois des sièges et c'est vraiment en piteux équipage que je me fais conduire au théâtre, car j'ignore à quelle hôtellerie sont descendus mes camarades, et je compte obtenir ce détail de l'obligeante concierge.
Sous une pluie fine, et bien qu'il soit à peine 7 heures, quelques gamins attendent l'ouverture des bureaux. Ce sont probablement des marchands de contremarques ou encore de ces voyous désœuvrés qui passent volontiers deux heures à la porte des théâtres, attendant le bon vouloir de quelque spectateur lassé, pour régaler de lumière leurs yeux et leurs oreilles. Deux d'entre eux se précipitent au devant du luxueux attelage plus haut décrit et sans que j'en aie aucunement exprimé le désir les voilà sautant sur mes bagages cependant que j'ai peine à me défendre contre leur subite agression. Une colère me prend, «Qui vous a dit que je descendais là! Voulez-vous bien lâcher ma valise.» Mais l'un d'eux, avec de profondes révérences et comme s'il eût été à l'école de Salis lui-même.—«Je pensais que Monseigneur allait descendre; mille excuses à Monseigneur.» Ce langage de l'Œil de Bœuf dans la bouche de ce malicieux gamin me fait rire malgré que j'en aie et je pénètre chez la concierge. Là j'apprends que mes camarades sont descendus tout à côté, à l'Hôtel des trois Suisses. Je congédie le cocher et mets à profit le voyou grandiloquent qui m'offrait ses services. Mais il paraît que je n'en ai pas encore fini avec lui, car, après avoir soigneusement examiné la monnaie de billion dont j'ai payé ses brefs offices il me court après pour me dire: «Monseigneur m'a donné un sou italien.—Tant pis pour toi, fiche-moi la paix.» Et je rentre en riant à l'Hôtel des Suisses poursuivi par ces mots lancés à toute volée: «Va donc, hé, faux monnayeur.» Qu'on vienne après cela vous dire que le voyou malicieux est introuvable hors de Paris.
Dans les coulisses, après m'être informé de l'état de Salis qui semble un peu meilleur que l'avant-veille, j'aperçois la sympathique bobine de mon vieil ami Gowitz. Gowitz est un fonctionnaire très estimé qui fut préfet vingt-quatre heures en des époques de troubles et d'agitations politiques mais que l'on remercia dès qu'on le reconnut capable de réformes sérieuses et réfractaire à toute routine ou ridicule esprit de corps. Il eut vite fait de comprendre, n'ayant d'ailleurs nulle ambition, la vanité des hiérarchies et préféra s'enfermer en des fonctions modestes mais sûres. Noctambule mirifique et buveur impénitent il possède le secret de l'éternelle jeunesse et il peut vous citer, non sans émotion, les noms très authentiques de plus de vingt très illustres et très estimés viveurs dont il a suivi les convois. Il a résolu ce problème d'habiter Versailles et d'être une des figures les plus étranges de Montmartre. Il se pique de connaître jusqu'à la plus neuve débutante, toutes les demi-mondaines et dégrafées qui se peuvent trouver, entre minuit et cinq heures du matin, de la place Blanche au Square d'Anvers. Il vous peut conter sur chacune d'elles mille authentiques détails connus de lui seul et de Dieu.
Entre son quatorzième et quinzième sherry brandy, il expose assez volontiers son désir de fonder sur la butte un journal portant ce titre: Le Miché. Ce serait l'organe des intérêts de la très nombreuse confrérie rangée sous ce nom. On y accueillerait les plaintes et réclamations de ces messieurs, à l'endroit des hétaïres dont ils n'auraient pas à se louer; les rosseries de ces dernières comme aussi leurs vertus et leurs faits glorieux y seraient scrupuleusement enregistrés, etc. etc.
C'est à Gowitz qu'il faut, pour être juste, faire remonter une institution qui s'est présentement très répandue à Montmartre et dont il est le père incontesté, c'est la Dernière Pensée. La dernière pensée est le nom pittoresque donné par Gowitz à l'ultime tournée que des camarades prennent ensemble avant de se quitter. Malheureusement, la dernière pensée n'est définitive que pour l'établissement où l'on se trouve. On la peut indéfiniment renouveler en changeant de local et pas n'est besoin de dire que, sous ce rapport, Gowitz rendrait des points à quiconque.
Aussi n'ai-je regagné hier au soir l'Hôtel des Suisses qu'après avoir échangé avec Mulder et mon vieil ami Gowitz un nombre incalculable de dernières pensées. Voudrez-vous, petite cousine, me faire l'amitié de croire que la dernière des dernières n'en a pas moins été pour vous.
Châteaudun, 12 mars.
Il n'est pas sept heures du matin quand le garçon de l'Hôtel des Suisses me vient éveiller pour le départ. Vous me direz que la distance de Versailles à Châteaudun n'est pas si considérable qu'il s'y faille prendre de grand matin pour la franchir, mais cette fois comme les autres, les questions de transbordement de notre volumineux bagage en ont décidé ainsi.
Les dernières pensées de mon ami Gowitz m'ont sourdement travaillé l'estomac pendant les heures que j'avais espéré consacrer au sommeil réparateur. La tête en a quelque peu souffert aussi et je suis en proie à ces deux symptômes pour lesquels je vous renvoie aux plus savants traités de Pathologie contemporaine: La gueule de bois ou Xyllostome et le mal aux cheveux ou capillalgie. Ma gorge se refuse à proférer un son et la femme de chambre à laquelle je demande un peu d'eau chaude à travers la porte me fait répéter par trois fois. Voilà qui promet pour ce soir une jolie succession de notes filées. Le tout Châteaudun des premières n'aura qu'à se bien tenir. Le maëstro Mulder auquel je fais part de mes inquiétudes, me rit au nez au lieu de compatir à mes secrètes préoccupations. Par une ironie du sort dont je constate une fois de plus l'injustice, il se trouve qu'il a, tout au contraire de votre serviteur, la voix limpide et le timbre pur. Comme s'il avait besoin de ces choses, lui qui se rit des laryngites et des chats et qui, par tous les temps, déchaîne l'harmonie au seul caprice de ses doigts.
Salis a vraiment très mauvaise figure ce matin; l'effort qu'il a dû faire hier soir à Versailles pour clamer l'Épopée paraît l'avoir tout à fait épuisé, non moins d'ailleurs que le repos très insuffisant d'une nuit tronquée. Je le vois frissonner malgré les couvertures de laine dont il a soin de s'entourer, et je lui conseille de se coucher en arrivant à Châteaudun, tout au moins jusqu'à l'heure de la représentation.
C'est d'ailleurs ce que j'entends faire moi-même, pour rétablir l'équilibre de mes heures de nuit perdues. Mon corps ni ma tête ne s'accommodèrent jamais de l'insomnie et je suis le plus absurde des hommes, quand je n'ai pas à mon actif pour vingt-quatre heures, le tiers de ce chiffre de sommeil.
Donc j'ai fait faire un grand feu de bois et je me suis couché, pendant que les dernières bûches se muaient lentement en cendre impalpable. Pour m'endormir j'ai pris sur ma table de nuit le mignon volume de vers de Cantinelli que l'ami Gondoin a bien voulu me prêter, le Rouet d'Omphale, et, ma foi, je l'ai lu jusqu'au bout, ce qui me fait conclure: qu'il faut, lorsqu'on veut lire avant de s'endormir, choisir de préférence des livres bêtes et mal écrits. Cela n'est pas l'expression d'un regret, bien au contraire, car c'est sans doute aux jolis vers de Cantinelli que je dois les rêves d'azur qui me sont venus visiter après ma lecture et qui m'ont bercé jusque vers six heures du soir. Encore ne me suis-je point éveillé tout seul: Mulder, qui s'alarmait de ne pas me voir, a d'un coup si fort ébranlé ma porte, que, des sentiers odorants où m'égarait ma fantaisie, j'ai brusquement sauté sur la descente de mon lit et failli renverser tout ensemble le bougeoir, la table et le Rouet d'Omphale y déposé.
J'ai demandé si Salis avait pris quelque repos. Ah! ouiche, après l'avoir cherché pendant deux heures, pour avoir son avis sur un point litigieux, Jolly l'a découvert chez un marchant d'antiquités, en train de faire emballer pour sa collection de Naintré, une vingtaine de sabres et de fusils datant de la dernière guerre et abandonnés par les Prussiens aux portes de Châteaudun. Cet homme est décidément incorrigible et marchera jusqu'à son dernier souffle. J'ai quand même pitié de lui quand je songe que dans l'état de fatigue et d'épuisement où je l'ai vu ce matin à la gare il se propose de dire encore aujourd'hui l'Epopée. S'il pouvait voir dans une glace son teint jaune, d'un jaune sale indéfinissable, avec les yeux éteints et la pénible crispation de ses traits, il se ferait peur à lui-même. Mais c'est un enfant terrible qui ne veut pas s'avouer sa déchéance physique et qui ne veut pas croire que sa machine humaine, toujours menée tambour battant et surchauffée, le puisse abandonner dans un déclanchement suprême de ses rouages essentiels.
A table d'hôte j'ai l'agréable surprise de rencontrer deux vieilles connaissances du quartier latin, deux amis qui ne paraissent pas se féliciter outre mesure de leur séjour à Châteaudun. L'un est magistrat et il se résigne à cause de l'encombrement de la carrière qui ne permet pas d'aspirer trop vite aux centres importants; l'autre est professeur de philosophie et prend son mal en patience, parce que le nombre plutôt restreint de ses élèves lui donne des loisirs qu'il n'aurait pas en d'autres villes et lui laisse le temps de poursuivre des études personnelles. Entre la poire et le fromage nous nous remémorons quelques coins du quartier disparus aujourd'hui, entre autres ce fameux caveau des Alpes Dauphinoises où trônait l'illustre Chopinette, Chopinette qui s'intitulait comme présentement Alexandre, le seul élève de Bruant. Sur quels points avait bien pu porter l'enseignement du maître à l'élève, c'est ce qu'il y avait lieu de se demander; pas sur la prosodie, en tous cas, et guère plus sur la grammaire, car le tenancier dudit Caveau se chargeait comme pas un d'ajouter des pieds innombrables aux vers du professeur et sa conversation s'émaillait de cuirs que c'en était un rêve.
Il faut reconnaître cependant que les larges bottes d'égoutier, le pantalon et le veston en velours à côtes sentaient le Bruant d'une lieue, sans excepter le tricot en flanelle rouge et le feutre aux larges bords. Il y avait du Bruant aussi dans la démarche, dans le balancement alternatif du corps sur les deux jambes, et dans la façon de rejeter en arrière les cheveux qu'il portait longs. Tel qu'il était d'ailleurs, on le trouvait très bien et la rive gauche s'estimait heureuse. Les femmes se le disputaient. Elles en eurent raison. Il mourut à Nice après avoir cruellement expié mille ingurgitations malsaines et les sympathies du beau sexe.
Mes deux amis exilés de Paris depuis trois ans se font une joie d'assister ce soir à notre spectacle. Je les abandonne à la porte du théâtre après leur avoir imposé de claquer aveuglement, ce qu'ils promettent de bonne grâce.
Dans la coulisse, sur un canapé du mobilier de scène je trouve Salis étendu; il paraît sous le coup d'une souffrance générale qu'il s'efforce de contenir. Il réclame l'aide d'un machiniste pour chausser ses souliers vernis; les pieds gonflés de goutte se prêtent peu aux manipulations et ce n'est qu'avec maintes grimaces qu'il parvient à s'insinuer dans sa chaussure. Un nouvel effort pour remplacer par la redingote le veston de sa tenue de voyage et le voilà paré, comme on dit en langue matelote.
L'élégante salle du théâtre de Châteaudun est au complet ce soir et certainement on pourrait compter les personnes de marque qui se sont abstenues. Jolly frappe les trois coups; Salis entre en scène et bonimente avec sa désinvolture de chaque jour. L'aspect de la salle galvanise cet homme et le transfigure. A part quelques clichés inévitables et quelques boutades d'un effet sûr, on ne peut pas dire qu'il se répète. Il y a toujours dans son allocution au public une place pour l'improvisation et véritablement à le voir électriser son monde par sa parole, dans l'état d'affaissement qui est le sien, on ne s'étonne pas du succès étourdissant qu'il obtint en son temps de verve intarissable et de florissante santé. Seule la physionomie trahirait, si elle était mise en lumière, les ravages du mal intérieur, mais la rampe est au trois quarts baissée pendant que Salis bonimente, en sorte que les spectateurs ne distinguent de lui confusément que les lignes générales sans se pouvoir rendre compte des altérations de son teint. Il se sent plus à l'aise néanmoins quand l'obscurité règne dans la salle et que défilent sur l'écran vivement éclairé, les ombres gracieuses du Pierrot peintre de Louis Morin ou de L'âge d'or, de Willette. Mais à l'effort qu'il fait sur lui-même pour ne pas déchoir, succède chaque fois un abattement plus grand. Après avoir annoncé l'entr'acte, il vient d'être pris en rentrant dans la coulisse, d'une courte syncope et nous lui demandons en grâce de s'aller coucher immédiatement. Rien n'empêche de remplacer au dernier moment l'Epopée, par quelque autre pièce d'ombres du répertoire que l'un de nous pourra tant bien que mal commenter. Mais vainement on s'évertue à lui faire entendre raison; l'Epopée figure au programme, c'est l'Epopée qu'il faut donner et pour cette tâche il ne saurait être suppléé. Que faire? Persuadés que nous sommes qu'il est en train de se tuer à la peine, nous n'osons pas quand même insister. L'irritation de ses nerfs est telle qu'il ne peut en ce moment supporter la contradiction. Toute résistance est inutile contre ce tempérament d'acier trempé, ses yeux s'injectent à la moindre réflexion, l'injure lui vient aux lèvres. Il ne faut donc pas songer à l'empêcher ce soir de faire à sa guise. Demain, dame, on avisera et peut-être en s'y prenant dès le matin, pourra-t-on lui suggérer de prendre du repos ou tout au moins de partager avec nous la lourde tâche qu'il s'impose et les fonctions de barnum dont il se montre si jaloux.
En scène pour l'Epopée! malgré quelque atténuation de la voix qui se refuse aux commandements formidables et qui ne parvient pas toujours à dominer le grondement des canons habilement remplacés par la grosse caisse et le tambour, Salis conduit à bien sans encombre l'héroïque fantaisie de Caran d'Ache. N'empêche que j'ai pu, en collant mon oreille à la toile qui le sépare de la coulisse, l'entendre râler et haleter à plusieurs reprises. Mais le public est pris ailleurs, et ne s'avise pas de ces choses.
Le rideau baissé, Mulder me dit avec un hochement de tête: Le patron doit se sentir bien mal ce soir, il m'a dit quatre ou cinq fois, tandis que j'accompagnais en sourdine ses boniments sur le piano: «Doucement, mon petit Mulder, doucement, je ne suis pas en forme aujourd'hui. Il ne m'a pas habitué jusqu'à ce jour à tant de courtoisie, et d'ordinaire c'est des vocables brute et chameau qu'il se sert à mon endroit pour exprimer ses désirs. Je n'augure pas grand bien de ses euphémismes.»
Angers, 14 mars 1897.
Profitant de l'arrêt d'une heure et demie de notre train en gare de Tours, nous sommes allés déjeuner au pays des rillettes et des fines charcuteries. Salis est avec nous, et malgré l'empire qu'il a sur lui-même et son effort constant pour réagir contre le mal dont il est sourdement miné, son visage a des tons verdâtres qui font peur. Des gens se retournent sur son passage comme surpris de voir un mort qui marcherait, car il faut bien le dire, il a l'air d'un ressuscité qui, pour se payer une heure de balade parmi les vivants, aurait provisoirement quitté son linceul. Depuis près d'un mois, nous conte Mme Salis, sa nourriture est problématique. Il ne mange qu'à contre cœur, refuse les seuls aliments qui lui seraient favorables et ne manifeste de caprices qu'à l'endroit de ceux qui ne valent rien à son estomac. D'ailleurs, il n'en peut supporter aucun à vrai dire. L'exactitude de ce fait nous est immédiatement démontrée par une infructueuse tentative pour absorber quelques Marennes. Ce symptôme joint à ce que je sais du mauvais état de son intestin n'est pas pour établir un pronostic des plus folâtres.
Mme Salis commence à avoir des inquiétudes très sérieuses et vraiment très justifiées; elle parle de ramener son mari d'Angers à Naintré sans plus attendre et de nous diriger ensuite sur Paris, après peut-être et suivant les circonstances, une ou deux représentations à Angers. Nous l'assurons de notre dévouement et de la possibilité où nous croyons être en cas de besoin de nous passer au moins pour quelques séances du précieux concours de notre Directeur.
Ce conciliabule est tenu par nous tous dans la salle du restaurant où nous venons de déjeuner. Salis nous a quittés, sous prétexte d'aller quérir chez le pharmacien d'en face un flacon d'eau de mélisse. Ne le voyant plus revenir nous allons à sa recherche et le découvrons dans un bric-à-brac où, juché sur un monticule de vieux tapis, il examine le jeu d'un pistolet à pierre qui manque, paraît-il, à sa collection. Nous le ramenons à la gare où il a tout juste le temps de sauter dans le train d'Angers, pendant que sa femme, en proie aux plus sinistres pressentiments, a grand peine à cacher les sanglots qui l'étouffent et à dissimuler les larmes qui lui viennent aux yeux.
Je vous recommande le Grand Hôtel d'Angers comme un établissement de premier ordre; les directeurs et le personnel y sont parfaits de tenue et d'amabilité, les chambres sont spacieuses et bien aménagées, la table d'hôte est aussi louable pour la quantité que pour la qualité des services.
Peut-être, au fait, suis-je incité à vous vanter les mérites de la maison, pour ce qu'elle offre à notre point de vue particulier un avantage unique. C'est en effet dans une vaste salle située au rez-de-chaussée de l'hôtel et de création d'ailleurs toute récente que doivent avoir lieu nos représentations. Pensez si ce détail a son prix pour un paresseux de mon envergure.
Le Directeur du Théâtre Municipal d'Angers, en souvenir, paraît-il, de rancunes anciennes, a fait à Salis pour la location de son hall, des conditions tellement léonines qu'en présence d'une spéculation forcément désastreuse, le gentilhomme a préféré courir les chances d'une salle encore peu connue qui a nom la Bodinière. Cette salle, propriété de M. Bodinier, en laquelle ont eu lieu déjà des conférences de Sarcey et d'Armand Silvestre, se trouve être une dépendance du Grand Hôtel.
S'il me plaît donc et pendant trois jours il me sera possible de ne pas sortir du Grand Hôtel et d'autant mieux qu'une porte intérieure fait communiquer l'établissement avec un café très achalandé où sévit deux fois par jour un orchestre de dames hongroises.
Malgré ses protestations et en dépit de sa résistance, on a déterminé Salis à se mettre au lit. Un docteur a été mandé en diligence pour décider s'il y a lieu de le soigner sur place ou de le reconduire en sa propriété de Naintré en Poitou. Ce praticien très estimé qui a nom le docteur Jagot, m'accueille avec un hochement de tête quand je lui demande ce qu'il pense de son malade. La fièvre s'est déclarée chez Salis, non pas une fièvre très aiguë mais une fièvre persistante qui ne dépasse pas quarante degrés et qui accompagne d'ordinaire l'évolution d'une tuberculose à marche rapide, d'une granulie pour parler conformément au langage scientifique. Le docteur ne voit pas d'autre explication plausible à cette élévation de température, qu'il faut enrayer tout d'abord. Si l'on y parvient, il faudra songer à transporter le malade chez lui, ce qui suppose un voyage de cinq heures au moins, car on ne pourra prendre qu'un train omnibus pour s'arrêter à la station des Barres, distante d'environ 5 kilomètres du village de Naintré.
Je monte voir Salis; il ne semble guère plus abattu que le matin et ne paraît pas se résigner volontiers à ne point figurer dans notre spectacle de ce soir. A vrai dire même, il n'y renonce pas dans son esprit et il me demande si je n'ai pas recueilli pour son boniment quelques particularités sur les ridicules de la cité Angevine. Il vient de dévorer en quelques heures le volume récent de Pierre Loti, Ramuntscho, et il me demande de lui prêter un volume de la correspondance de Flaubert. Combien mieux lui vaudrait un peu de sommeil. Il est vrai que la fièvre le tient éveillé. La soif le talonne et malgré les quantités de limonade qu'il absorbe, il ne parvient pas à calmer ce besoin angoissant. Je lui conseille la tisane de champagne frappé, qui semble, aux premières gorgées, lui donner quelque satisfaction et je le quitte en lui souhaitant de se remettre et en l'engageant à ne pas s'inquiéter de la représentation.
Vers le soir, d'ailleurs, j'apprends de la bouche de Mme Salis, que toutes velléités de se lever pour le spectacle, se sont évanouies de son esprit. Sa température s'est élevée quelque peu depuis l'après-midi et la prostration dans laquelle il est plongé lui permet à peine de manifester ses désirs. J'entends à travers la porte entrebâillée le rythme précipité de sa respiration et je n'ai garde de m'approcher de son lit de peur de lui donner à penser que son état est jugé par nous alarmant.
Il est sept heures et demie; j'ai tout juste le temps d'absorber un café sur le pouce et de me préparer à la représentation de ce soir, la première où nous allons être abandonnés à nos seules forces. Comme par un fait exprès, la location n'a pas dépassé un chiffre très moyen, ce qui nous étonne un peu, car la ville d'Angers, passe pour une cité friande de spectacles. Il est vrai que nous sommes en carême, considération qui n'est pas sans importance dans toute la région de l'ouest. Néanmoins nous nous perdons en conjectures, pour découvrir la raison vraie de cette pénurie. Un spectateur nous la donne en deux mots. Le jeune administrateur de la Bodinière, a, paraît-il, annoncé dans les journaux que le Chat Noir se proposait de donner une série de trois représentations, à l'usage des familles en lesquelles ne s'entendrait qu'un répertoire ultra select et châtié. Cette annonce a porté ses fruits, et le public d'Angers, qui n'est pas ennemi d'une gaîté franchement gauloise, a jugé bon de s'abstenir. Voilà ce que l'on gagne à dire nettement aux gens qu'on leur veut assainir l'esprit et moraliser l'entendement.
L'administrateur, dont l'excessive jeunesse (il n'a pas vingt ans) justifie un peu la gaffe commise, nous promet de réparer l'effet désastreux de son annonce par un nouveau rédigé propre à laisser entendre au public cette fois que si le Chat Noir comme tout théâtre qui se respecte pratique le: Castigat mores, il ne fait nullement abstraction du Ridendo de la romaine formule.
Et le rideau se lève, ce qui est une façon de parler, car la Bodinière, plus spécialement réservée aux conférences et aux auditions musicales, ne comporte pas cet accessoire. Ce n'a pas été sans difficulté que nos machinistes sont parvenus à mettre sur pied leur théâtre portatif. Il a fallu pour installer le piano, et faire une place aux poètes et chansonniers, ajouter à la primitive scène un tréteau central d'ailleurs très exigu. On y accède par un escalier postiche à trois marches dont l'équilibre est des plus instables.
Je plains, du fond de l'âme, mon camarade Bonnaud lequel, pour les annonces multiples qui lui incombent aujourd'hui, va risquer plus de vingt fois de se rompre les os en franchissant ce redoutable passage. Pour ma part, j'estime que rien n'est plus intimidant lorsqu'on doit affronter les suffrages de ses contemporains, que d'être obligé de se rendre au préalable, un peu ridicule à leurs yeux par un déploiement de gymnastique inaccoutumée.
Aussi, n'est-ce pas sans maudire In petto l'administrateur et les machinistes, et aussi tous ceux, qui de près ou de loin ont contribué à l'échafaudage que je m'y insinue gauchement.
Bonnaud fait d'excellents débuts dans le boniment. Son speech d'ouverture a produit le meilleur effet et n'a pas soulevé, grâce au ton d'autorité qu'il a su prendre, les protestations auxquelles on pouvait s'attendre par suite de l'absence de Salis. Il a d'ailleurs fort bien commenté la jolie fantaisie de Louis Morin, Pierrot peintre, et son boniment tout d'improvisation, a marché sans accrocs et sans défaillances, avec même de ci de là quelques trouvailles, que je me propose de lui rappeler, car il serait fâcheux de laisser perdre en prodigue les joyaux et les pierreries qu'on ne rencontre qu'une fois.
Une de ses chansons, a particulièrement amusé l'auditoire. Elle est d'ailleurs de circonstance, vu le Carême et s'intitule Les impressions de Mme Camus, concierge, aux Oraisons de Bossuet, interprétées par M. Mounet-Sully à la Bodinière. Je me fais une joie de vous la transcrire, en regrettant toutefois de n'y pouvoir joindre le comique irrésistible du débit et l'inimitable cocasserie de l'intonation. Je comblerai cette lacune, quand le phonographe sera d'un usage courant.
MADAME CAMUS AUX ORAISONS DE BOSSUET
Air: Ah! mes enfants!