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Le roman de la rose - Tome I

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The Project Gutenberg eBook of Le roman de la rose - Tome I

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Title: Le roman de la rose - Tome I

Author: de Lorris Guillaume

de Meun Jean

Release date: October 8, 2005 [eBook #16816]
Most recently updated: January 27, 2023

Language: French

Credits: Marc D’Hooghe

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE ROMAN DE LA ROSE - TOME I ***

Table des matières: p. 319.

LE ROMAN DE LA ROSE

par

GUILLAUME DE LORRIS

et

JEAN DE MEUNG

Édition accompagnée d'une traduction en vers
Précédée d'une Introduction, Notices historiques et critiques;
Suivie de Notes et d'un Glossaire
par

PIERRE MARTEAU

TOME I

PARIS
1878

«Encore vaudroit-il mieux, comme un bon bourgeois ou citoyen, rechercher et faire un lexicon des vieils mots d'Artus, Lancelot et Gauvain, ou commenter le Romant de la Rose, que s'amuser à je ne sçay quelle grammaire latine qui a passé son temps.»

(RONSARD.)


[p. III]

LE XIXe SIÈCLE ET L'AMOUR.

LE XIXe SIÈCLE.

Qui donc t'a donné, bel enfant,
Cette fleur toute fraîche éclose?
Je suis déjà vieux, et pourtant
Jamais ne vis si belle Rose.

Quel éclat, quelle douce odeur!
De la Nuit, sur sa tige verte,
Scintille encore un tendre pleur,
Et là, sur sa lèvre entr'ouverte.

Parmi ce jardin radieux
Que chaque jour fleurit l'Aurore,
Que n'ai-je l'arbre merveilleux
Qui fit si belle fleur éclore!

Dessus ses rameaux vigoureux
Greffant mes délicates entes,
Je verrais son suc généreux
Régénérer mes frêles plantes.

[p. IV]

L'AMOUR.

C'est que vous ne connaissez pas,
O vieillard, toutes vos richesses.
Aux jeunes plantes pourquoi, las!
Prodiguer toutes vos caresses?

Voyez là-bas ce vieux buisson,
Mais toujours vert, toujours vivace;
C'est là que j'ai le doux bouton
Cueilli qui tous les autres passe.

LE XIXe SIÈCLE.

Quoi! dans ce vieux jardin françois
Où je vois jeter tant de pierres,
Où nul ne pénétra, je crois,
Depuis la mort de mes grands-pères?

L'AMOUR.

Là dort, sous ces durs églantiers,
Mainte fleur mille fois plus belle
Que de tous vos jeunes rosiers
La plus gente et la plus nouvelle.


[p. V]

HOMMAGE DU TRADUCTEUR

A MONSIEUR COUGNY,
Professeur de rhétorique au lycée Saint-Louis.

Permettez-moi, cher maître, de vous dédier cette édition du Roman de la Rose, qui, sans vous, n'eût jamais vu le jour. Vous avez daigné jeter un regard favorable sur ce premier essai de ma muse, et c'est votre bonté toute paternelle qui a soutenu jusqu'au bout ses pas hésitants. Vous seul connaissez mes longs ennuis, mes labeurs et ma persévérance pour arriver au but tant désiré. Comme à l'Amant, le hideux Danger, la blême Peur et la rouge Honte m'ont barré bien souvent la voie. Mais Ami me réconfortait et m'engageait à poursuivre ma route, jusqu'à ce que je pusse enfin cueillir la Rose. Ami, c'était vous, et maintenant que j'ai cueilli le divin bouton, je vous en offre les prémices, mon cher maître; car, vous le savez, mon coeur est toujours resté vôtre, et

Se ge pers vostre bien-voillance,
A poi que ne m'en désespoir.

Autant que moi, vous êtes le père de cette oeuvre, et je vous prie d'en accepter l'hommage du plus fidèle de vos disciples, du plus sincère de vos admirateurs, et du plus dévoué de vos amis.


[p. VII]

INTRODUCTION AU ROMAN DE LA ROSE.

Tout le monde connaît, au moins par son titre, le Roman de la Rose. Il est resté populaire à travers tant de siècles disparus. Mais, sauf quelques rares érudits, personne ne le lit aujourd'hui. Car, nous le savons par expérience, il faut un certain courage pour oser entreprendre la lecture d'un aussi volumineux ouvrage, qui, somme toute, ne saurait avoir autant d'attraits pour nous que pour ses contemporains. Au surplus, même pour ceux à qui ce vieux langage est familier, la lecture n'en reste pas moins pénible et jusqu'à un certain point ennuyeuse. Aussi pouvons-nous affirmer que, même parmi ceux qui daignent y jeter les yeux, bien peu ont la constance de l'étudier.

Quelle est donc la raison de cette popularité qui survit à l'oeuvre elle-même pour ainsi dire? C'est que le Roman de la Rose fit époque aussi bien pour la forme que pour le fond, car la hardiesse des idées y égale l'énergie du style; c'est que l'influence étonnante [p. VIII] que ce livre exerça sur son temps, la vogue incroyable dont il jouit pendant plusieurs siècles, en ont fait comme le point de départ de notre littérature nationale. En un mot, c'est une grande date dans l'histoire de notre langue, on pourrait presque dire une révolution.

Quelques rares génies ont ainsi marqué leur siècle d'un sceau ineffaçable, et pardessus tous les autres leur nom restera populaire. Tels sont Jehan de Meung, Rabelais, Molière, Voltaire, et de nos jours Victor Hugo.

Autour de ces astres rayonnants viennent graviter une foule de satellites, dont l'éclat quelquefois semble faire pâlir ces soleils et les éclipser. Mais, au moment où ils semblent près de s'éteindre, on les voit soudain, s'embraser de nouveau, concentrer sur eux-mêmes tous les feux dispersés des étoiles qui les entourent, et inonder de lumière leur siècle tout entier.

Tel est Jehan de Meung et son Roman de la Rose.

En 1816, M. Renouard écrivait dans le Journal des Savants:

«Le Roman de la Rose est l'un des monuments les plus remarquables de notre ancienne poésie. Par son succès et sa célébrité, ayant jadis influé sur l'art d'écrire et sur les moeurs, il fut longtemps l'objet d'une admiration outrée et d'une critique sévère, et toutefois mérita une juste part des éloges et des reproches qui lui furent prodigués.»

Ces quelques lignes sont le résumé le plus clair et le plus net qu'on puisse tirer de tout ce qui fut écrit depuis deux cents ans sur ce fameux livre. Bref, ce jugement, qui n'en est pas un, est accepté sans appel aujourd'hui; cette sentence a fait loi.

[p. IX] Or, nous nous sommes toujours méfié de ces jugements à la Salomon, qui n'ont d'autre but que de contenter tout le monde, mais n'avancent pas la question d'un iota. Nous avons été fort étonné de voir ainsi juger en trois mots une oeuvre pour et contre laquelle furent écrits des volumes entiers, une oeuvre qui, si nous en croyons les contemporains, a bouleversé son siècle, et trois cents ans après son apparition passionnait encore nos pères.

Comment se fait-il qu'après un succès si prodigieux, cet ouvrage soit tombé dans un tel oubli, que personne ne le lise plus? Pourquoi ce silence si profond autour d'une oeuvre qui, à juste titre, passa pendant plusieurs siècles, et passe encore pour un des monuments les plus remarquables de la littérature française? Nul ne saurait l'expliquer autrement que par notre apathie naturelle et le dédain implacable dont les deux derniers siècles poursuivirent leurs devanciers, mais qui semble s'éteindre aujourd'hui.

Nous nous sommes dit cependant, avec Théophile Gautier, que nul ne dupe entièrement son époque, et que nos ancêtres, qui certes nous valaient bien, ne devaient pas avoir en vain prodigué une telle admiration, ni des critiques si violentes et si amères, à une oeuvre médiocre ou sans valeur. Nous entreprîmes donc de vérifier par nous-même ce qu'il y avait de fondé dans ces jugements si contradictoires, et nous croyons enfin avoir assis notre opinion d'une manière absolue et définitive, tout en permettant, grâce à cette nouvelle édition, à tous les lecteurs, quels qu'ils soient, de contrôler séance tenante nos arguments; car, en face du texte primitif, se trouve la traduction à peu près littérale de l'oeuvre tout entière.

[p. X] En effet, l'expérience nous a montré combien il est dangereux, en littérature surtout, de se faire une opinion sur celle des autres. C'est ainsi que se sont perpétuées jusqu'à nous des erreurs dont nous sommes aujourd'hui profondément surpris. Le législateur du Parnasse français, Boileau lui-même, est très-discuté, et l'on commence à en appeler de ses arrêts, devant lesquels se sont inclinées dix générations successives.

Aujourd'hui, las d'admirer le grand siècle et rien que le grand siècle, on s'est demandé si réellement il n'y avait rien à admirer au-delà, si nos ancêtres étaient aussi ignorants qu'ignorés, et l'on est arrivé à cette conclusion que nous seuls sommes des ignorants.

Si par la science nous les avons dépassés, c'est en profitant de leurs conquêtes; mais il est un fait indéniable: c'est qu'on étudiait beaucoup au moyen âge, où l'on avait tant à apprendre et où les moyens d'apprendre étaient si restreints.

A partir du XVIe siècle, plus on remonte, plus on est étonné de la profonde érudition et de l'incroyable activité des écrivains, c'est-à-dire des savants (ces deux mots étaient synonymes alors), car on ne faisait pas à cette époque, comme au grand siècle, sa fortune et sa réputation avec un sonnet ou une plate épître au plus flagorné des rois.

Mais nous assistons depuis quelques années à un revirement salutaire; on semble avoir au moins soif d'apprendre, et le premier résultat de ce mouvement, pour ne parler que de la littérature, fut de remonter aux siècles oubliés, et chaque jour amène des découvertes qui nous étonnent et nous ravissent. On a d'abord voulu se rendre compte de ce que [p. XI] pouvaient valoir ces maîtres tant vantés du XIIIe au XVIe siècle, et si décriés au XVIIe. De cet examen naquit la certitude que Boileau était loin d'être un oracle; on en vint à douter que l'art de nos vieux romanciers fût si confus et si embrouillé qu'il voulait bien le dire, et que ces siècles grossiers fussent dignes tout au plus d'un si magistral dédain. N'en déplaise aux puristes, Boileau, ce maître ès-arts, n'atteint, ni comme poète, ni comme satyrique, à la cheville de nos deux romanciers, que du reste il ne connaissait ni peu ni prou.

Or, en notre qualité d'enfant de l'Orléanais, rien ne pouvait exciter à un plus haut point notre curiosité que le fameux Roman de la Rose. Nous en entreprîmes l'étude il y a quelques années, avec l'intention de la faire aussi complète et aussi consciencieuse que possible. Pour cela, il était de toute nécessité d'en faire la traduction, afin de pouvoir suivre l'oeuvre jusque dans ses moindres détails. Nous la commençâmes donc; puis, le charme aidant, bercé de la riante illusion du poète, nous nous prîmes à le suivre dans les sentiers fleuris de son paradis terrestre. Nous étions, comme l'Amant, ébloui, enivré, ravi. Mais comme cette prose était pâle auprès de l'adorable langage de Guillaume! Comment rendre la simplicité, la grâce et la naïveté du romancier, la richesse et l'harmonie si douce de sa vieille langue romane, autrement que dans le rhythme gracieux choisi par lui? Malgré nous, nous en vînmes à rimailler ce songe délicieux et à traduire l'oeuvre entière en vers modernes, mais en serrant le texte du plus près qu'il nous fût possible, laissant subsister toutefois les vieux mots assez compréhensibles à la masse des lecteurs pour n'en pas [p. XII] rendre la lecture fatigante et insipide, et pour lui conserver comme un parfum de sa saveur primitive.

Pour Guillaume de Lorris, la tâche était relativement facile, et, nous l'espérons du moins, nous avons pu conserver à notre traduction un reflet de la poésie originale. Mais pour Jehan de Meung, ce fut autre chose. En effet, Jehan de Meung n'est pas un poète. La grâce et l'élégance sont le moindre de ses soucis, et bien qu'il soit fécond à l'excès, son style n'en est pas moins le plus souvent d'une concision désespérante. Dans ses longues dissertations philosophiques, dans ses hors-d'oeuvre scientifiques, chaque mot a sa valeur propre, et nous nous sommes bien des fois heurté à des expressions à peu près intraduisibles. Aussi fûmes-nous constamment obligé de sacrifier l'élégance à la fidélité. Il faut l'avouer aussi, Jehan de Meung a semé son poème de périodes interminables, que les inversions par trop forcées et les phrases accessoires qui viennent se jeter au travers de l'idée principale rendent souvent lourdes et fatigantes, et quelquefois obscures. Nous avons tenu, autant que possible, à conserver à l'auteur jusqu'à ses défauts; malheureusement, nous l'en avons gratiné de bien d'autres!

Quoi qu'il en soit, le Roman de la Rose, le livre de Jehan de Meung surtout, est un des vieux monuments de notre langue que doivent lire tous ceux qui s'intéressent à l'histoire de notre pays, ne fût-ce que pour se rendre compte des progrès accomplis depuis six cents ans dans toutes les matières que traite cette immense encyclopédie.

Tout le monde aujourd'hui peut donc étudier ce beau poème, et si la traduction est demeurée bien au-dessous de l'original, nous espérons du moins [p. XIII] que le lecteur nous saura gré de nos efforts pour la jouissance qu'il goûtera, et c'est le seul but que nous désirions atteindre. En lui faisant aimer nos vieux poètes Orléanais, nous lui ferons peut-être oublier notre insuffisance, et, comme l'Amant, nous serons bien payé de nos peines.

Le savant pourra étudier le poète dans son naïf et primitif langage, le curieux dans la traduction; et s'ils rencontrent quelques expressions qui leur semblent mal choisies, quelques mots malsonnants, quelques vers mal tournés, avant de condamner le traducteur, qu'ils daignent d'abord jeter les yeux sur l'original, puis songer à ce travail immense, et cette pensée leur inspirera peut-être un peu d'indulgence.


Le Roman de la Rose est un roman allégorique, et non pas un roman où l'abus exagéré de l'allégorie nuit à la marche de l'action, comme nous le lisons dans nombre d'études sur ce poème et l'entendons répéter par une foule de gens qui prétendent l'avoir étudié, sans pour cela le connaître le moins du monde.

Le drame tout entier et tous les personnages sans exception sont allégoriques. Il est donc temps de faire justice, une fois pour toutes, de ce reproche, qui ne repose absolument sur rien. C'est comme si l'on reprochait à un poète, chantant la guerre des dieux par exemple, l'abus du merveilleux. A l'époque où parut l'oeuvre dont nous allons commencer l'analyse, c'était en plein moyen âge, c'est-à-dire au plus beau temps des troubadours, jongleurs et ménestrels. L'idylle charmante de Guillaume, ce délicieux [p. XIV] roman de moeurs, inaugura un genre nouveau, et quoique cette oeuvre fût restée inachevée, elle jouissait encore, un demi-siècle plus tard, d'une telle renommée, que Jehan de Meung crut devoir la terminer et, par l'étendue qu'il lui donna, en quelque sorte se l'approprier.

Que dans les siècles suivants ce genre si gracieux se soit démodé au point de devenir insipide, c'est peut-être ce qui expliquerait, malgré les efforts de Clément Marot pour en rendre la lecture plus facile, l'oubli profond dans lequel ce poème est tombé.

Mais aujourd'hui où les études se portent avec tant d'ardeur sur notre vieille littérature, aujourd'hui où nous voilà retombés dans ces romans d'aventures (moins le merveilleux) que le Roman de la Rose démodait alors, il aura certainement, pour nombre de lecteurs, comme un regain de nouveauté à six siècles de distance.


Cette édition laissera cependant une lacune. M. Herluison avait un moment espéré faire une édition absolument complète et qui fût, si je puis m'exprimer ainsi, le dernier mot sur cette oeuvre dont l'Orléanais est si fier. Il avait cru pouvoir publier une nouvelle collation du texte primitif, et s'était adressé à un savant de premier ordre, M. Cougny, bien connu de tous ceux qu'intéressent les lettres par ses remarquables travaux. Celui-ci voulut bien se charger de ce travail et le commença. Au bout de quelques jours, il fut arrêté par des difficultés sans nombre, et reconnut que le travail qu'il entreprenait ne pouvait s'achever qu'en plusieurs années, et au prix d'un labeur incroyable et à [p. XV] peu près inutile. Il découvrit des centaines de variantes, la plupart insignifiantes, sur chacun des vers de ces vieux poèmes. Quelles leçons préférer? C'est ce qu'il était impossible de décider. De plus, il reconnut que le texte publié par Méon au début de ce siècle semblait le plus ancien, et préférable (presque partout) aux meilleurs manuscrits que la France possède. «Le seul travail utile eût consisté, dit-il, à collationner le texte de Méon avec celui des plus anciens manuscrits, avec l'idée bien arrêtée de donner un texte purement Orléanais. Mais en l'absence de manuscrits et d'éditions orléanaises, l'établissement d'un pareil texte eût demandé un travail très-minutieux et excessivement long. Il eût fallu faire avant tout une étude très-exacte de la langue française dans le pays d'origine de nos deux poètes, et tenir grand compte de ce qu'ils ont dû emprunter au langage de l'Ile-de-France et de Paris en particulier, où ils semblent avoir séjourné de bonne heure et assez longtemps.» A notre grand regret, ce travail reste et restera sans doute encore bien longtemps à faire.

Force fut donc de s'arrêter à l'édition de Méon, la meilleure que nous connaissions et qui est, à peu de chose près, la restitution fidèle de nos vieux romanciers, autant qu'elle est possible après plus de six siècles.


[p. XVII]

NOTICE SUR LES DEUX AUTEURS DU ROMAN DE LA ROSE.

L'Histoire ne nous a rien légué de précis touchant la vie des deux auteurs du Roman de la Rose.

Malgré les luttes ardentes que l'apparition de cet ouvrage fit naître, les innombrables manuscrits d'abord, puis, à l'invention de l'imprimerie, les éditions multipliées de cette oeuvre considérable ne nous apprennent rien, ou presque rien, de Guillaume de Lorris et de Jehan de Meung.

C'est donc dans leurs écrits mêmes et dans la tradition que nous chercherons à préciser la date de leur naissance, celle de la publication du roman, celle de leur mort, et enfin nous discuterons les circonstances les plus saillantes de leur vie, telles que la tradition nous les a transmises.

Lorsque l'histoire ne donne rien d'absolument certain sur un homme célèbre, notre opinion est qu'il faut conserver un grand respect pour la tradition, [p. XVIII] et s'il est dangereux d'accepter sans contrôle toutes les légendes qui sont parvenues jusqu'à nous, il faut bien se garder, par contre, d'éliminer tout ce qui n'est pas prouvé d'une manière incontestable. En un mot, tout ce qui, sans être en contradiction formelle avec l'histoire, c'est-à-dire avec les dates, est fidèle au caractère des auteurs et à leurs opinions, doit être religieusement conservé.

Nous allons donc suivre pas à pas, dans tous les détails qu'ils nous ont transmis, les différents auteurs et éditeurs qui se sont occupés du Roman de la Rose, et si, par cette voie, nous n'arrivons pas à la certitude, nous ferons en sorte de rétablir les faits selon la vraisemblance et les probabilités les plus sérieuses.

Guillaume de Lorris eût dû naître, si nous en croyons l'opinion la plus répandue, vers 1235 et mourir vers 1260. Nous allons montrer tout à l'heure que c'est une erreur grave, en ce sens qu'elle a pour conséquence de rejeter l'oeuvre de Jehan de Meung au commencement du XIVe siècle, quand au contraire elle parut dans la deuxième moitié du XIIIe.

Ce qu'il y a de certain, c'est que Guillaume de Lorris naquit à Lorris, petite ville du Gâtinais, entre Orléans et Montargis, et qu'il mourut fort jeune, à vingt-six ans. Il était frère d'Eudes de Lorris, chanoine et chévecier de l'Église d'Orléans, qui fut conseiller au Parlement en 1258.

Jehan de Meung est plus connu et vécut plus longtemps. On fixe généralement l'époque de sa naissance vers 1260, et celle de sa mort entre 1310 et 1322, ce qui indiquerait qu'il vécut environ cinquante ou soixante ans.

Rien ne prouve qu'il mourut aussi promptement; [p. IXX] nous avons tout lieu de supposer au contraire qu'il s'éteignit dans un âge beaucoup plus avancé, en ce sens qu'il serait né de quinze à vingt ans plus tôt. Jehan de Meung était issu d'une ancienne et illustre maison de l'Orléanais, dont il existe, si nous en croyons M. Méon, son avant-dernier éditeur, des titres du commencement du XIIe siècle. Nous citons textuellement:

«D. Jean Verninac, dans son Histoire d'Orléans, fait mention de beaucoup d'actes et de donations par les de Meung, seigneurs de la Ferté-Ambremi, depuis l'an 1100. Dans la généalogie de cette famille, faite par M. D'Hozier, on trouve qu'en 1239 Landrecy de Meung, fils de noble et puissant seigneur Monseigneur Théodun, comte de Meung, épousa Agnès, fille de Gourdin de la Ferté, seigneur d'Alosse, etc....

«La Roque, dans son Traité du Ban, rapporte qu'en 1236 un Jehan de Meung devait se trouver au ban du roi à Saint-Germain-en-Laye, à trois semaines de la Pentecôte.

«En 1242, le même Jehan de Meung (peut-être le père de notre poète), fut semont à Chinon, le lendemain des octaves de Pâques, pour aller sur la comté de la Marche.»

Ces deux vers du testament de Jehan de Meung ne laissent du reste aucun doute sur l'illustration de sa naissance:

Diex m'a donné au miex honneur et grant chevance,
Diex m'a donné servir les plus grans gens de France.

M. Débarbouiller dit, dans son Histoire des hommes illustres de l'Orléanais, au chapitre: Guillaume de Lorris et Jean de Meung:

[p. XX] «D'après Dom Gérou, Jehan de Meung descendait des anciens seigneurs de la petite ville dont il portait le nom. Son père était baron de Chevé, seigneur de Pierrefite et autres lieux. Il donna la baronnie de Chevé à notre écrivain. Le baron de Chevé était un des quatre grands vassaux de l'évêché d'Orléans, qui devaient porter le nouvel évêque à son entrée solennelle et lui présenter tous les ans, le 2 mai, pendant l'office de vêpres, une certaine quantité de cire qu'on appelle vulgairement gouttières. D'après les titres de l'Église cathédrale d'Orléans, Jehan aurait été chanoine et archidiacre en 1270 et 1297, et c'est sans doute en raison de son état qu'il est représenté avec une simarre, ou robe fourrée, dans un livre du commencement du XVe siècle.»

Nous citons toujours M. Méon:

«Cet auteur, que Moreri et tous les biographes font naître en 1279 ou 1280, avait déjà traduit, en 1284, l'Art militaire de Végèce pour Jehan de Brienne, premier du nom, qui, en 1252, succéda à Marie, sa mère, dans la comté d'Eu, pendant qu'il était avec saint Louis en Palestine. Là le roi, dit Joinville, fit le comte d'Eu chevalier, qui était encore un jeune jouvencel. Il mourut à Clermont en Beauvoisis en 1294.

«Si en 1284, continue M. Méon, Jehan de Meung avait déjà traduit Végèce, ainsi que le prouvent plusieurs manuscrits du temps, on doit supposer qu'à cette époque il avait au moins vingt-cinq à trente ans, et qu'il était né vers le milieu du XIIIe siècle.

«Alors on ne pourrait dire, comme l'a fait Lenglet du Frenoy dans sa préface, qu'il était dans sa jeunesse lorsqu'il entreprit la continuation du Roman de la Rose. S'il a relaté, dans sa dédicace qu'il fit à [p. XXI] Philippe-le-Bel de sa traduction de Boëce, le Roman de la Rose le premier, c'est probablement parce qu'il le regardait comme le plus notable de ses ouvrages, les autres n'étant presque tous que des traductions. D'ailleurs il est facile de juger que le Roman de la Rose n'est point sorti de la plume d'un jeune homme, ainsi que l'observent le président Fauchet et Thévet dans la vie de son auteur. Les connaissances de toute nature qu'il annonce dans son ouvrage portent à croire qu'il avait lu avec fruit nos auteurs sacrés et profanes.

«Il y a tant de variations dans les historiens sur l'époque de la mort de Jehan de Meung, qu'il est difficile de la fixer d'une manière exacte. Jehan Bouchet dit que ce fut vers 1316, sous le règne de Louis X. Du Verdier, dans sa Prosopographie, dit 1318, sous Philippe V. Nos biographies modernes prolongent sa vie jusqu'à la première année du règne de Charles V, en 1364, parce que l'éditeur d'un ouvrage qui a pour titre: le Dodechedron de Fortune, a annoncé que Jehan de Meung l'avait présenté à ce prince. Cette opinion se trouve réfutée par ce que j'ai dit ci-dessus de sa naissance, puisqu'il faudrait supposer qu'il aurait vécu près de cent vingt ans. En admettant que Jehan de Meung soit auteur de cet ouvrage, ce dont je doute, et qu'il l'ait présenté à un roi Charles, je serais obligé de croire que ce serait Charles IV, qui a commencé à régner en 1322, et que le manuscrit portait Charles le quart, qui, étant mal écrit, aurait été lu Charles le quint par l'éditeur de cet ouvrage. Dans cette hypothèse, Jehan de Meung serait encore septuagénaire. Dom Rivet, dans son Histoire littéraire, fixe la mort de cet auteur à l'année 1310, et cette même date est rapportée [p. XXII] aussi dans un volume ayant pour titre: Anecdotes françoises depuis l'établissement de la monarchie jusqu'au règne de Louis XV.

«Fauchet avait fait lui-même des recherches pour découvrir cette même époque; mais il avoue qu'elles sont restées infructueuses. En 1358, on transporta dans la cour du couvent des Jacobins, entre l'église et les vieilles écoles de théologie, les ossements de tous ceux qui étaient enterrés au cimetière dudit couvent. Le cimetière fut détruit, et le cloître, le dortoir et le réfectoire furent retranchés pour la clôture de Paris. Dans le recueil des épitaphes de Paris, fait par D'Hozier, se trouve la suivante: «Aussi gît au dit couvent (des Jacobins) maître Jehan de Meung, docte personnage du temps de Louis Hutin, auteur du livre du Roman de la Rose, l'une des premières poésies françoises.» Cette épitaphe, faite très-longtemps après sa mort, paraît copiée sur la Chronique d'Aquitaine, et ne peut faire autorité. Au surplus, elle ne prolongerait la vie de Jehan de Meung que de six ans environ.»

Comme on le voit, les opinions sont bien partagées, autant sur la date de la mort de Jehan de Meung que sur celle de sa naissance. Toutefois, nous trouvons dans le texte même de l'ouvrage plusieurs phrases qui nous permettent de fixer d'une manière à peu près certaine la naissance des deux poètes et la mort de Guillaume de Lorris.

Tout d'abord celui-ci nous indique son âge dès le début de son roman: «Il y a bien de cela cinq ans au moins.... Au vingtième an de mon âge.» Il avait donc vingt-cinq ans passés, et comme Jehan de Meung lui-même nous déclare avoir entrepris la continuation du roman plus de quarante ans [p. XXIII] après la mort de Guillaume de Lorris, on peut donc affirmer que celui-ci est mort à vingt-six ans au moins. Maintenant essayons d'établir la date exacte où Jehan de Meung entreprit son ouvrage et son âge approximatif, et nous aurons tranché à peu près toute la question.

M. Raynouard fait observer que dans la partie de Jehan de Meung, on trouve des vers qui n'ont pu être écrits, au plus tard, que vers l'an 1280. Après avoir parlé de Mainfroi, le poète nomme Charles d'Anjou comme vivant et possédant encore le royaume de Sicile:

Qui par divine porvéance
Est ores de Sesile rois.

Or, Charles d'Anjou mourut en 1285; mais il avait été expulsé de Sicile quelques années auparavant. En effet, les Vêpres siciliennes sont de 1282.

Donc, si nous admettons que Jehan de Meung ait écrit ces vers avant 1282, comme il reprit l'oeuvre de Guillaume plus de quarante ans après la mort de celui-ci, on en doit conclure que Guillaume de Lorris mourut entre 1235 et 1240 et naquit vingt-six ans plus tôt, c'est-à-dire entre 1209 et 1214.

Un peu plus loin nous lisons un passage qui prouve que Jehan de Meung n'avait pas quarante ans lorsqu'il entreprit de terminer le Roman de la Rose. Le Dieu d'Amours, après avoir parlé de Guillaume de Lorris qui va mourir, dit de Jehan de Meung:

...Celi qui est à nestre.

Partant de là, nous serons amené à tirer les conséquences suivantes:

Jehan de Meung écrivit le Roman de la Rose avant [p. XXIV] 1282, et il n'avait pas quarante ans. Or, le passage où il est parlé de Mainfroi se trouve dès le début de l'oeuvre de Jehan de Meung, qui dut demander plusieurs années de travail. Nous serons donc fondé à fixer à peu près à l'année 1275 la date de ces vers. Puis, nous rangeant à l'avis de Fauchet, Thévet et Méon, que ce livre n'a pu sortir de la plume d'un jeune homme, mais d'un savant consommé, d'un écrivain de trente à trente-cinq ans, nous devrons repousser sa naissance à l'année 1240 ou 1245 au moins. Il en résulterait, si nous admettons l'année 1310 comme date de sa mort, qu'il vécut au moins soixante-cinq ans, et l'année 1322, soixante-dix-sept ans. Cette date de 1245 n'a rien d'exagéré, mais ne saurait être rappochée de nous; car, selon Jehan de Meung lui-même, le Roman de la Rose serait une oeuvre de sa jeunesse. En effet, nous lisons dans son testament:

J'ai fait en ma jonesce maint diz par vanité
Où maintes gens se sont pluseurs fois délité.

Quoi qu'il en soit, Jehan de Meung dut couler d'heureux jours dans une tranquillité profonde, car, malgré la haute considération dont il jouissait à la cour, si nous en croyons les historiens, il ne se trouva mêlé en rien aux grands événements qui signalèrent le règne de Philippe-le-Bel.

Il passa presque toute sa vie dans la capitale, où il possédait, dit Félibien, en 1313, dans l'arrondissement de la paroisse Saint-Benoist, une maison devant laquelle était un puits.

C'est à peine si la tradition nous a conservé deux anecdotes sur cet homme distingué, et encore sont-elles sérieusement contestées. Ces deux anecdotes [p. XXV] sont rapportées par Thévet dans la vie de Jehan de Meung que nous avons réimprimée à la suite de l'analyse complète du Roman de la Rose.

La première est évidemment controuvée, puisque l'aventure qu'elle rapporte est tirée d'un livre italien. Elle arriva, non pas à Jehan de Meung, mais à Guilhem de Bargemon, gentilhomme et poète provençal du temps du comte Raimond Béranger, et par conséquent plus ancien que notre poète.

Quant à la seconde, elle est si bien en rapport avec l'esprit malin de notre Orléanais, que nous sommes tout disposé à l'accepter comme vraie, malgré l'opinion de Jehan Bouchet, qui ne la raconte que comme ouï-dire, sans y ajouter foi. Du reste, ces choses-là ne s'inventent pas.

Nous voulons parler de l'anecdote où est racontée la manière dont Jehan de Meung trouva moyen de se faire enterrer pompeusement, sans bourse délier, par ceux mêmes qu'il avait si maltraités de son vivant, ses plus mortels ennemis, les moines Mendiants enfin.


[p. XXVII]

ANALYSE DU ROMAN DE LA ROSE.

Nous allons d'abord faire un résumé sommaire du drame, et à la suite une analyse détaillée de l'oeuvre de chaque poète, pour bien faire comprendre la portée de ces deux ouvrages si singulièrement fondus ensemble et pourtant si différents l'un de l'autre.


ANALYSE SOMMAIRE.

PARTIE DE GUILLAUME DE LORRIS.

C'était en mai. L'Amant (notre poète) s'endort à la fin d'une belle journée de printemps; il voit un songe délicieux. Ce songe, voilà la chaîne du roman; la trame en est savamment ourdie.

L'Amant tout au matin se lève, s'habille et part s'ébattre dans la campagne. Après avoir erré à l'aventure dans une splendide prairie arrosée par une belle rivière, il se prend à suivre le cours de l'eau, et tout à coup, au détour d'une colline, se trouve en face [p. XXVIII] d'un haut et vaste mur crénelé qui entoure un verger magnifique. Sur ce mur, en dehors, sont peintes des images hideuses. Ce sont d'abord Haine flanquée de Félonie et de Vilenie, puis Convoitise côte à côte d'Avarice, et successivement Envie, Tristesse, Vieillesse, Papelardie et Pauvreté. L'Amant contemple ces images et veut pénétrer dans le verger riant, qui n'est autre que la demeure de Déduit ou Plaisir d'Amour. Après avoir cherché quelques instants, il découvre un petit guichet, seul endroit par où ce beau verger soit accessible. Il frappe, et la belle Oyseuse vient lui ouvrir.

Aussitôt entré, celle-ci le conduit au maître de céans. Déduit est là qui karole avec sa gente compagnie. Cette troupe choisie se compose de Liesse, Dieu d'Amours et son serviteur Doux-Regard, Beauté, Richesse, Largesse, Franchise, Courtoisie, Oyseuse et Jeunesse. Courtoisie apercevant notre Amant, le vient quérir et le présente à l'Assemblée. Il prend part à la karole et, les danses terminées, se hâte de visiter le jardin enchanté. Il s'arrête au bord d'une fontaine, qui n'est autre que la fontaine de Narcisse, et comme lui veut se mirer dans les eaux limpides. Au fond est un miroir magique doué d'une vertu singulière. Tous ceux qui viennent à y jeter les yeux sont soudain tellement épris de ce qu'ils voient, qu'une invincible passion s'empare de leur coeur. L'Amant y admire un magnifique buisson de Roses parmi lesquelles il en choisit une, belle entre toutes, et son coeur est aussitôt brûlé du désir de cueillir la divine fleur. Pendant qu'il la contemple, Dieu d'Amours lui décoche ses flèches. L'Amant, épuisé de ses blessures, tombe pâmé. Dieu d'Amours se précipite sur lui, le fait prisonnier, s'empare de son [p. XXIX] coeur en le fermant d'une clef d'or, lui dicte ses commandements et disparaît.

Aussitôt l'Amant de courir à la belle Rose. Mais elle est entourée d'une haie d'épines, et il fait de vains efforts pour atteindre jusqu'à elle. Il n'y serait jamais parvenu peut-être sans Bel-Accueil, qui s'offre à lui faire franchir la clôture et le mène près de la Rose. Mais elle est gardée par Danger, Honte, Peur et Malebouche. Danger dormait; il s'éveille soudain et chasse du jardin le pauvre Amant. Celui-ci désolé s'enfuit, et Raison, qui a pitié de ses douleurs, vient pour le secourir. Il l'éconduit brutalement sans vouloir écouter ses conseils, et vient chercher des consolations auprès d'Ami, qui le réconforte. «Retournez, dit Ami, vers ce Danger; il est moins terrible qu'il n'en a l'air; amadouez-le par de belles paroles, et il vous laissera revoir votre chère RoseDanger effectivement se radoucit et s'endort. L'Amant en abuse aussitôt et, grâce aux bons offices de Bel-Accueil, baise la charmante Rose. Mais Malebouche est là qui veille. Tant il jase sur leur compte, qu'enfin Jalousie qui sommeillait s'éveille, vient gourmander l'Amant, et prévient Bel-Accueil qu'elle va faire bâtir une tour pour l'enfermer. Épouvantées de tant de sévérité, Honte et Peur prient Jalousie de pardonner à Bel-Accueil, mettant tout sur le compte de sa folle jeunesse. Mais Jalousie ne veut rien entendre. Elle fait bâtir un château-fort flanqué de quatre tourelles, et au milieu une tour où elle fait enfermer Bel-Accueil et les Roses. L'Amant pleure et se désespère, et... là se termine la partie de Guillaume de Lorris.


[p. XXX]

PARTIE DE JEHAN DE MEUNG.

L'Amant désespéré parle de mourir, lorsque Raison revient le consoler. Il l'éconduit pour la deuxième fois et retourne trouver Ami qui relève son courage et lui indique le chemin pour entrer au château. Mais ce chemin a nom Trop-Donner, et Richesse le garde, qui en a chassé Pauvreté, et le chasse à son tour. Dieu-d'Amours, le trouvant assez éprouvé, vient alors à son aide. Il lui demande d'abord s'il n'a point oublié ses commandements. L'Amant les lui récite. Satisfait, Dieu d'Amours mande aussitôt toute sa baronnie. C'est assavoir: Oyseuse, Noblesse de Coeur, Richesse, Franchise, Pitié, Largesse, Courage, Honneur, Courtoisie, Gaîté, Beauté, Jeunesse, Bonté, Simplesse, Compagnie, Sûreté, Désir, Déduit, Liesse, Amabilité, Patience, Bien-Celer, Contrainte-Abstinence et Faux-Semblant.

Ces deux derniers sont venus, on ne sait pourquoi, et Dieu d'Amours s'en étonne. Mais Faux-Semblant et Contrainte-Abstinence lui fournissent des explications qui l'engagent à utiliser ces deux auxiliaires. Faux-Semblant est nommé chef de l'armée, et les barons délibèrent sur la manière d'attaquer le château. Faux-Semblant et Contrainte-Abstinence, déguisés en pèlerins, vont saluer Malebouche, et pendant qu'il s'agenouille pour se confesser ils lui sautent à la gorge. Malebouche tire la langue, que Faux-Semblant lui coupe avec un rasoir, puis ils jettent son cadavre dans le fossé. Ils pénètrent alors dans le château par la porte que gardait Malebouche, aperçoivent les soldats normands ivres dans le corps de garde, les étranglent et font entrer Largesse et Courtoisie.

[p. XXXI] Reste la tour à prendre. Les assaillants cherchent encore à user de ruse. La Vieille, qui garde Bel-Accueil, passe à l'ennemi, revient trouver son prisonnier avec des présents de l'Amant, et fait tous ses efforts pour le corrompre et le séduire. Bel-Accueil résiste d'abord aux conseils de la Vieille et refuse. Mais elle insiste; il finit par accepter et consent à recevoir l'Amant. Celui-ci arrive aussitôt et va voir combler tous ses voeux. Mais Danger veille. Aidé de Honte et Peur, il accourt, et tous trois se précipitent sur l'Amant. Ils vont l'étrangler, lorsque l'armée de Dieu d'Amours entend ses cris de détresse et vient à la rescousse. Une bataille s'engage. Mais la victoire reste indécise; les pertes sont grandes, surtout dans l'ost d'Amour, et l'on convient d'une trêve de part et d'autre, tout en restant chacun dans ses positions. Amour profite du répit, et aussitôt envoie prévenir Vénus sa mère de sa position critique. Vénus arrive au moment où son fils vient de rompre la trêve et de recommencer le combat. Mais elle et son fils eussent sans doute succombé sans l'intervention de Nature, qui vient réclamer ses droits. Désolée, celle-ci court à son prêtre Génius, se plaint à lui qu'on lui fasse tel outrage et l'envoie au secours de l'Amant. Génius arrive, relève le courage des assaillants et disparaît. L'assaut recommence, et Vénus incendie la tour de son brandon ardent. Panique générale; toute la garnison fuit abandonnant la place. Franchise et Pitié conduisent alors l'Amant à Bel-Accueil, et celui-ci peut enfin cueillir la Rose.

Avant de passer à l'examen détaillé de tout l'ouvrage, nous ferons remarquer au lecteur que la partie de Guillaume de Lorris contient environ 4,500 vers, celle de Jehan de Meung à peu près 19,000.

[p. XXXII] Cette énorme disproportion surprend tout d'abord. Mais en lisant ce qui va suivre, le lecteur s'expliquera bien vite cette étrange anomalie. Nous nous dispenserons pour le moment de réflexions sur ce sujet; elles trouveront naturellement leur place à la fin de ce travail.


ANALYSE DÉTAILLÉE.

PARTIE DE GUILLAUME DE LORRIS.

Cette analyse a pour but de faire bien saisir la pensée de l'auteur, en la dégageant des mille allégories dans lesquelles il s'est plu a l'envelopper.

CHAPITRE I.

L'Amant s'endort à la fin d'une belle journée de printemps. Il voit en songe une prairie magnifique, toute couverte de fleurs et de buissons verdoyants, où mille oiselets chanteurs font entendre leurs cris d'allégresse. Cette prairie est traversée par une rivière délicieuse, dont la source est proche, car l'onde est fraîche et pure. L'Amant ravi se prend à suivre tranquillement la rive.

GLOSE.

Comme nous l'avons dit plus haut, en ce roman tout est allégorique. Nous ne devons donc pas voir simplement dans ces premières lignes le commencement d'une aventure que le romancier veut nous raconter.

L'Amant a vingt ans, le printemps pour nous. [p. XXXIII] La grande plaine, c'est le Monde; la rivière, c'est la Vie, qui s'épanche à son début au milieu de la verdure et des fleurs. En un mot, la jeunesse est le plus beau moment de l'existence. Sans soucis et sans inquiétude, l'Amant voit couler ses jours.

CHAPITRES II A IX.

Soudain se dresse à ses yeux un jardin immense entouré d'un grand mur crénelé, sur lequel, en dehors, sont peintes des images repoussantes, savoir: Haine, Félonie, Vilenie, Convoitise, Avarice, Envie, Tristesse, Vieillesse, Papelardie et Pauvreté. L'Amant s'arrête un instant à contempler ces images et cherche à pénétrer dans le jardin. Il ne trouve qu'une petite porte basse et bien fermée, à laquelle il frappe. Une gente damoiselle, Oyseuse, vient lui ouvrir. Ce jardin est le séjour de Déduit. Là dansaient et jouaient Déduit, Liesse, Dieu d'Amours, Beauté, Richesse, Largesse, Franchise, Courtoisie, Oyseuse et Jeunesse.

L'Amant ébloui contemple ce tableau riant, lorsque Courtoisie vient le chercher et l'engage à la karole. Il accepte, choisit la belle Oyseuse pour sa danseuse et prend part à la ronde.

GLOSE.

Déduit ou Plaisir d'Amour, c'est la personnification des jouissances amoureuses, le bonheur de la vie. Son jardin enchanté n'est réservé qu'à un petit nombre d'élus; car pour y entrer, c'est-à-dire pour goûter dignement toutes les jouissances de l'amour, il faut être gai, aimant, beau, riche, généreux, franc, courtois, jeune et désoeuvré. Nul, par contre, n'y saurait [p. XXXIV] pénétrer s'il est haineux, félon, vilain, convoiteux, avare, envieux, triste, vieux ou misérable. Ceux-là ne savent pas ce que c'est que d'aimer, et personne non plus ne les aime.

Le désoeuvrement nous ouvre la porte, c'est-à-dire nous pousse au plaisir, et, comme vous le verrez, pour goûter réellement l'amour, il faut avoir beaucoup de temps à soi. Quand l'Amant dit qu'il choisit Oyseuse pour sa danseuse, il fait comprendre qu'il se jeta dans les plaisirs tout d'abord pour y chercher simplement des distractions. Enfin, comme la femme est avant tout un être aimable et courtois, nous nous sentons irrésistiblement attirés vers elle.

Voilà donc notre Amant emporté dans le tourbillon des plaisirs.

CHAPITRES X A XII.

Les danses terminées, chacun se disperse pour goûter le repos sous les frais ombrages. L'Amant, une fois calmé, s'y enfonce et arrive près d'une splendide fontaine qui coule dans un beau bassin. C'est la fontaine de Narcisse. Au fond est un miroir magique. Malheur à qui jette les yeux sur ce fatal miroir! En ce paradis terrestre, tout est séduisant, et le miroir est si bien disposé qu'il reflète jusqu'au moindre objet, si modeste et si bien caché qu'il soit. Une inscription est gravée sur la pierre qui borde le bassin: Ici le beau Narcisse est mort. Cette inscription rappelle à notre Amant la fin terrible du malheureux et l'épouvante. Son premier mouvement est de s'enfuir; mais il se rassure et se dit que Narcisse n'était qu'un égoïste et qu'un sot, et que, somme toute, il se sent assez fort pour ne pas [p. XXXV] tomber dans de pareils excès. Puis la curiosité, l'envie de connaître le poussant, il y jette un regard furtif. Mais, hélas! il est aussitôt saisi d'étonnement et d'admiration. Fascinée, sa vue ne peut plus se détacher du fatal miroir et surtout d'un magnifique buisson de Roses qui s'y reflète. Il y court aussitôt; le parfum suave le pénètre jusqu'aux entrailles, et timide, tremblant d'être blâmé, il n'ose y porter la main, car il craint d'irriter le maître de ce beau jardin. Heureux, s'écrie-t-il, celui qui pourrait seulement cueillir une Rose, n'importe laquelle, mais je donnerais tout pour en posséder une couronne! Or, entre toutes, il en choisit une, la plus belle, un bouton tout fraîchement éclos. Mais las! une épaisse haie, barrière infranchissable de ronces et d'épines, le sépare de la Rose.

GLOSE.

Le tourbillon des plaisirs enivre l'Amant, et pendant quelque temps il ne songe qu'à voir, admirer et se divertir. Mais, une fois le premier étourdissement passé, il rentre en lui-même, observe tout ce qui l'entoure; il veut savoir, il veut tout connaître. A force de voir et d'admirer, chemin faisant, il arrive à la fontaine de Narcisse. Le miroir magique, ce sont les illusions. La jeunesse ne saurait s'y soustraire. En vain les conseils, l'instruction, la sagesse et la raison nous mettent en garde contre elles; tous nous les voulons braver, et tous nous nous y laissons prendre. Notre Amant y succombe; il jette les yeux sur le miroir, et le voilà soudain affolé. Ce qui l'attire surtout, au milieu des splendeurs de la nature, c'est la Beauté, ce sont les charmes de la [p. XXXVI] femme et ce parfum exquis de délicatesse et de sensibilité qui s'exhale autour d'elle. D'abord il les embrasse toutes dans un amour sans bornes, toutes il voudrait les posséder; mais il finit par en remarquer une, la plus belle, et que seule il désire. C'est toujours la femme aimée qui est la plus belle; puis comme les difficultés ne font qu'accroître nos ardeurs et que les plaisirs faciles sont ceux qui nous séduisent le moins, c'est justement la Rose la plus difficile à cueillir que notre Amant préfère à toutes les autres. Transporté d'admiration, timide, muet, il se contente d'admirer en silence l'objet tant désiré, il n'ose lui déclarer ses transports, de peur du repentir, car il craint de l'irriter; et puis, comment vaincre tous les obstacles qui les séparent?

CHAPITRES XIII A XVI.

L'Amant contemple immobile le buisson de roses. Cependant, depuis qu'il a quitté les danses, Dieu d'Amours l'a suivi pas à pas et profite de l'extase où il est plongé pour le frapper de ses flèches. La première qu'il lance est Beauté, la seconde Simplesse. Cet deux flèches entrent par l'oeil et pénètrent jusqu'au coeur. La troisième est Courtoisie, la quatrième Franchise, la cinquième Compagnie, la sixième Beau-Semblant. Ces quatre dernières volent droit au but.

A chaque blessure, l'Amant veut arracher la flèche qui l'a frappé; mais chaque fois le fût lui reste entre les mains et le dard dans la plaie. Dieu d'Amours, voyant l'Amant épuisé, pantelant, se précipite et le somme de se rendre. Celui-ci, vaincu, voyant toute résistance inutile, se rend et fait hommage [p. XXXVII] à son vainqueur, lui jure d'être son esclave, et pour preuve de sa sincérité lui offre son coeur en gage. Dieu d'Amours l'accepte, et le ferme d'une clé d'or qu'il garde dans son aumônière.

GLOSE.

L'Amant, en contemplation devant la femme qu'il a choisie au milieu de tant d'autres, ne s'aperçoit pas que l'amour le guette, et le premier trait qui le frappe lui fait une blessure inguérissable. La beauté la première nous touche et nous inspire les plus vives passions. C'est par les yeux qu'elle pénètre jusqu'au coeur; elle est la plus naturelle de toutes les sensations. Il en est de même de la seconde, Simplesse, c'est-à-dire la simplicité, la grâce naturelle, qui n'est que le complément de la beauté. Les quatre autres représentent les qualités de l'âme; elles nous séduisent aussi bien que les avantages extérieurs, mais leur effet est moins foudroyant. Courtoisie, Franchise, Compagnie et Beau-Semblant, personnifient l'amabilité, la franchise, l'esprit et l'affabilité.

Notre Amant ne peut résister à tant de perfections; il ne songe plus à vaincre sa passion naissante; il s'y livre tout entier, et il jure de ne plus vivre que pour celle qui a pris son coeur.

CHAPITRES XVII ET XVIII.

Ici Dieu d'Amours dicte à l'Amant tous ses commandements, qu'il devra suivre s'il veut conquérir la Rose. Ils se résument ainsi: aimer, c'est souffrir. [p. XXXVIII] L'Amant n'hésite pas à s'y soumettre; mais il demande comment il pourra résister à de si rudes labeurs, et Dieu d'Amours lui répond: «Tu as l'Espérance! Elle devrait te suffire; mais je te promets encore trois dons qui adouciront tes peines et te soutiendront jusqu'à ce que tu sois arrivé au but de tes désirs, la conquête de la Rose. Ces trois biens sont: Doux-Penser, Doux-Parler, Doux-Regard.» Ceci dit, Dieu d'Amours s'envole.

GLOSE.

A peine l'Amant a-t-il donné son coeur, qu'il réfléchit aux conséquences de son action; il songe aux obstacles sans nombre qu'il lui faudra surmonter pour posséder sa bien-aimée, aux luttes, aux tourments, à tous les maux qui l'attendent, et il hésite. Mais l'espérance le soutient, l'espérance qui ne nous abandonne jamais. Et puis n'aura-t-il pas le bonheur de penser à sa bien-aimée, d'en ouïr parler et de la voir?

CHAPITRES XIX ET XX.

L'Amant reste seul, languissant, épuisé par ses blessures, et retourne à ses chères roses, mais sans pouvoir franchir la fatale haie. Peu à peu il se désespère et se demande s'il ne va pas se précipiter au milieu des ronces et des épines pour ravir le divin bouton, lorsque soudain arrive à lui un varlet de gente allure. C'est Bel-Accueil, le fils de Courtoisie. Il lui offre gracieusement de lui faire passer la haie pour sentir de plus près sa chère Rose, mais à condition qu'il se garde de folie. [p. XXXIX] L'Amant accepte confondu, et, grâce à Bel-Accueil, le voilà dans le pourpris. Celui-ci l'encourage par de tendres avances et lui cueille même une verte feuille près du divin bouton. L'Amant la saisit avec transport, s'en pare la poitrine et raconte à Bel-Accueil comment Amour lui fit au coeur plusieurs blessures, dont il mourra si on ne lui donne le bouton tant désiré. Bel-Accueil épouvanté le prie d'abandonner une si folle espérance et lui reproche de vouloir le déshonorer en lui demandant une chose aussi perverse et insensée. Pendant qu'ils parlaient, ils ne se doutaient pas que le hideux Danger, gardien du pourpris, dormait à l'ombre du buisson. Il se lève soudain et, brandissant sa massue, force Bel-Accueil et l'Amant à prendre la fuite.

GLOSE.

Malgré tout, l'Amant ne parvient pas à calmer ses blessures cuisantes, car il ne peut toucher le coeur de la belle. Un moment il songe à prendre un parti désespéré, celui de précipiter le dénoûment en se déclarant ouvertement. Mais au moment où il croit tout perdu, son amante elle-même vient à son secours. Touchée de tant d'amour, elle daigne enfin accueillir sa tendresse et cherche par de légères avances à consoler ce pauvre amant. Celui-ci, transporté, se déclare alors et la supplie de ne pas borner là ses faveurs. Hélas! la pauvrette a cédé trop légèrement aux premières inspirations de son coeur, et soudain, voyant dans quelle voie périlleuse elle vient de s'engager, pendant qu'il en est temps encore, elle rompt avec le malheureux et l'econduit.

[p. XL]

CHAPITRES XXI A XXIII.

L'Amant, une fois seul, rentre en lui-même, comprend sa folie, et tombe dans une morne tristesse. C'est alors que Raison vient à son secours. Elle cherche à lui prouver combien cette folle amour le doit faire souffrir, et sans aucun espoir de posséder la Rose. «Résiste donc, lui dit-elle, et si tu as du courage, renie Dieu d'Amours, qui te rend si malheureux, et oublie la Rose.» L'Amant indigné traite Raison assez durement, et lui reproche avec amertume d'oser lui donner des conseils aussi perfides. Il finit en lui disant: «Je veux aimer, tel est mon plaisir, et vos conseils sont hors de saison.»

Raison part et laisse l'Amant en proie à ses douleurs. Heureusement il se souvient qu'il a un Ami loyal et bon. Il se rend aussitôt auprès de lui.

GLOSE.

L'Amant, dont l'amour est plus grand encore depuis qu'il le croit partagé, voyant tout son bonheur anéanti, pleure et se désespère. C'est alors qu'il repasse en son esprit sa folie et ses souffrances, et se dit que vraiment c'est payer trop cher l'amour d'une femme que peut-être il ne possèdera jamais. Un moment il écoute les conseils de la raison. Mais tout à coup se réveillant honteux de lui-même, il se rappelle qu'il a donné à cette femme son coeur tout entier, et croit savoir aussi qu'elle l'aime. «Oui, s'écrie-t-il, je veux l'aimer, dussé-je souffrir cent fois plus encore, et je l'aimerai jusqu'à la fin!» Mais cette mâle résolution ne le guérît pas, et notre [p. XLI] Amant retombe dans ses défaillances. Alors seulement il se souvient de son ami, et court lui demander des conseils et des consolations. C'est toujours dans l'adversité qu'on pense à ses amis.

CHAPITRES XXIV A XXVI.

L'Amant raconte à Ami toute son histoire et lui expose ses embarras. Ami le rassure et lui dit: «Je connais ce Danger; il n'est pas si terrible que cela. Crois-moi, retourne le trouver, et avec de belles paroles tu en auras vite raison.»

L'Amant réconforté retourne aussitôt au pourpris, mais sans franchir la haie, et parvient à amadouer Danger qui lui répond: «Non, je ne suis pas irrité contre toi. Puisque je ne peux pas t'empêcher d'aimer, aime donc tant qu'il te plaira. Du reste, que m'importe? Cela ne me fait ni froid ni chaud. Mais ne te hasarde plus auprès de mes roses, ou je te ménage quelque mauvais tour.»

L'Amant, transporté de joie, court vers Ami lui porter la bonne nouvelle. Celui-ci répond: «Tout va pour le mieux. Voyez-vous, Danger n'est pas si méchant qu'il en a l'air. C'est même un excellent auxiliaire pour qui sait le flatter à propos.» L'Amant retourne au pourpris; mais Danger veille, et il lui faut rester en dehors de la haie. Il voit de là les Roses, mais ne peut ni les sentir, ni les toucher. Ce n'est pas ce qui peut le contenter; aussi pousse-t-il de gros soupirs et de longs gémissements. Mais Danger ne se laisse pas attendrir, et l'Amant retombe dans une profonde mélancolie.

[p. XLII]

GLOSE.

L'Amant raconte à son ami tout son amour et ses ennuis: «Je connais cela, lui répond celui-ci; crois-moi, ne te désespère pas pour si peu. Ta bien-aimée, dis-tu, se montre vers toi plus froide et plus réservée qu'avant, tant mieux; c'est qu'elle voit le danger et qu'elle a peur d'y succomber, c'est qu'elle t'aime. Va la trouver, présente-lui tes excuses, proteste de tes bonnes intentions, et dis-lui que tu ne peux vivre sans l'aimer.» L'Amant écoute ce conseil et revient près de sa belle. Celle-ci lui répond: «Je ne suis point fâchée contre vous; je n'ai aucune raison pour cela, car vous m'êtes tout à fait indifférent. Vous ne pouvez vivre sans aimer, dites-vous, que m'importe? Cela ne me fait ni froid ni chaud. Mais cessez, je vous prie, ces continuelles obsessions, car je ne puis ni ne veux vous aimer. Je ne vous chasse pas; vous serez toujours ici le bienvenu; mais ne comptez pas obtenir la plus petite faveur.»

L'Amant court rapporter la bonne nouvelle à son ami, qui lui dit: «Tout va bien. Vous le voyez, le Danger, le moindre nuage tout d'abord épouvante les amoureux novices, et semble devoir les séparer à tout jamais; et cependant, si on l'affronte résolument, si l'on parvient à l'endormir, c'est un puissant auxiliaire en amour. Il excite nos ardeurs, qui peut-être sans lui finiraient par s'éteindre.»

L'Amant prend congé de son ami; mais c'est pour aussitôt revenir à sa belle. Celle-ci le reçoit froidement, lui enjoint de se renfermer dans les bornes des plus strictes convenances, et notre Amant, déconfit d'un accueil si glacial, retombe dans sa noire tristesse, pleure et cherche en vain par ses soupirs [p. XLIII] et ses gémissements à attendrir la cruelle chaque fois qu'il la rencontre; elle demeure inflexible.

CHAPITRE XXVII.

C'est alors que Franchise et Pitié viennent à son secours. La première s'adresse à Danger et lui dit: «Pourquoi malmener ainsi ce pauvre Amant? Pourquoi lui déclarer la guerre, puisqu'il a promis de vous servir en bon et fidèle sujet? Si Dieu d'Amours le contraint d'aimer, est-ce une raison pour le haïr? Voyons, montrez-vous moins cruel envers lui, car toute âme généreuse doit aider plus petit que soi, et il n'y a qu'un coeur impitoyable qui puisse rester sourd à la prière.» Pitié soutient Franchise: «Oui, dit-elle, c'est plus que de la dureté, c'est cruauté pure; c'est trop d'épreuves à la fin! Vous l'avez déjà privé de l'accointance de son gent compagnon Bel-Accueil, et lui faisant ainsi la guerre, vous doublez sa torture. Dieu d'Amours le persécute à tel point qu'il lui est impossible de ne pas aimer, et bien sûr il mourra s'il ne revoit Bel-Accueil. Or, puisqu'il vous a juré de ne pas cueillir les Roses, laissez-le les voir au moins en compagnie de celui-ci.» Danger ne saurait résister à de si pressantes prières; il cède. Franchise court aussitôt chercher Bel-Accueil et l'amène auprès de l'Amant. Bel-Accueil le prend par la main, le conduit à travers le pourpris, et lui permet d'admirer à son aise et de sentir les fleurs.

GLOSE.

Toutefois, la cruelle s'apitoie sur le sort d'un amant si constant et si malheureux. Elle se dit en [p. XLIV] elle-même que si elle ne l'aime pas, franchement ce n'est pas une raison pour le haïr et lui faire tant de peine, et elle se radoucit insensiblement, au point d'oublier le danger et d'accepter de nouveau les hommages de son adorateur. «Puisqu'il a juré, se dit-elle, de m'aimer loyalement, pourquoi le faire souffrir de la sorte? Du reste, le laisser me voir à son aise et me parler, cela n'engage à rien.» C'est alors que pour le consoler l'imprudente l'autorise par ses tendres avances à lui faire de nouveau la cour.

CHAPITRES XXVIII ET XXIX.

L'Amant n'avait pas vu la Rose depuis quelque temps. Il est ravi de la trouver plus belle encore que la première fois. Elle est un peu plus grasse, c'est-à-dire que le bouton s'est un peu plus ouvert, et ses feuilles au contour plus arrondi brillent d'une couleur plus vermeille. Il reste longtemps en extase devant le rosier, et enfin, encouragé par Bel-Accueil, qui ne lui refuse ni grâces ni faveurs, il se hasarde à lui demander une chose bien téméraire, et prie Bel-Accueil de lui laisser baiser la Rose. Celui-ci résiste, car: Qui peut baiser obtenir ne saurait là s'en tenir, et Chasteté dans sa leçon lui dit toujours qu'à nul amant il ne donne un seul baiser. L'Amant, de peur de le courroucer, n'insiste pas, et sans doute il eût attendu longtemps cette faveur, si Vénus ne fût accourue, Vénus, des amants la bienvenue, qui toujours poursuit Chasteté. Elle dit à Bel-Accueil: «Pourquoi refuser ce baiser à l'Amant? Il vous aime en toute loyauté; il est beau, gracieux, élégant, affable, doux et franc; et puis il est à la fleur [p. XLV] de l'âge; il a, je crois, douce haleine, les lèvres vermeillettes, les dents blanches et nettes, et sa bouche semble faite pour les baisers.»

Bel-Accueil, embrasé par le brandon de Vénus, accorde le baiser. Mais soudain le hideux Malebouche tant fait de glose sur leur compte qu'il éveille Jalousie. Celle-ci court sus à Bel-Accueil.

GLOSE.

L'Amant, admis de nouveau dans l'intimité de sa chère maîtresse, contemple d'un oeil avide tous ses charmes, et se plaît à reconnaître qu'elle est plus belle que jamais. Il s'approche, lui prend la main, et dans une muette extase nos deux amoureux se contemplent ravis. L'Amant, pour cimenter leur paix, ose pousser la hardiesse jusqu'à demander un baiser, un seul baiser. La belle refuse timidement, car la pudeur la retient encore. Mais elle ne peut détacher ses yeux de son amant qui, à tous les avantages physiques que la nature lui prodigua, joint une loyauté sans bornes, et dans un moment d'oubli laisse l'audacieux cueillir sur ses lèvres un tendre baiser, ce premier aveu d'un mutuel amour.

Mais le bonheur n'est pas facile à dissimuler. Bientôt les mauvaises langues commencent à jaser sur leur compte, et, comme le bonheur a toujours des envieux, les jaloux surgissent de tous côtés. Ils font tant qu'ils viennent bouleverser la félicité des deux amants.

CHAPITRES XXX ET XXXI.

Jalousie assaille Bel-Accueil et lui reproche amèrement d'ainsi se lier au premier venu. Pris en flagrant [p. XLVI] délit, les deux coupables ne savent que répondre, l'Amant s'enfuit. Honte alors s'approche et dit à Jalousie: «Tout ce que dit ce Malebouche n'est pas parole d'Évangile. Il y a certainement moins de mal qu'il n'en dit. Bel-Accueil n'a rien à cacher. Tout ce qu'on peut lui reprocher, c'est un peu d'inconséquence et de légèreté. Mais je reconnais que je fus bien négligente à le garder, et désormais je jure d'y mettre toute ma vigilance.—Honte, fait Jalousie, j'ai grand'-peur d'être encore trahie, et j'y vais de ce pas aviser. Je ferai bâtir une tour inexpugnable où j'enfermerai Bel-AccueilPeur accourt, mais voyant Jalousie en si grande fureur n'ose souffler mot. Celle-ci court mettre son projet à exécution. Peur alors dit à Honte: «Je suis vraiment désolée de ce qui arrive. C'est ce maudit Danger qui est cause de tout le mal; il s'est montré faible envers Bel-Accueil. Allons à ce vilain reprocher sa folle conduite.» Danger dormait. Elles le réveillent et lui font des reproches si cruels, qu'il se redresse plus irrité que jamais, et voilà notre pauvre Amant derechef plongé dans la désolation.

GLOSE.

Ce sont d'abord les reproches les plus amers sur sa liaison avec le premier venu, liaison qui la conduira fatalement au déshonneur, puis enfin les menaces les plus violentes. En vain la pauvre amante essaie-t-elle de se défendre, en vain jure-t-elle qu'elle n'a rien à se reprocher, si ce n'est peut-être un peu d'inconséquence et de légèreté, rien ne saurait calmer leur rage. Alors la honte et la peur s'emparent de son esprit; le danger se dresse devant elle plus menaçant que jamais: elle prend la ferme [p. XLVII] résolution de rompre une liaison aussi compromettante.

CHAPITRE XXXII.

Jalousie fait aussitôt bâtir un château-fort. Cette forteresse est carrée. Au milieu de chaque face est une porte. Les gardiens sont: Malebouche, Danger, Peur et Honte. Au milieu s'élève une tour inaccessible dans laquelle est enfermé Bel-Accueil. On lui donne pour geôlier une Vieille chargée de l'espionner continuellement. Alors l'Amant, séparé de son compagnon qu'il ne reverra peut-être plus, s'abandonne au plus violent désespoir.

GLOSE.

Épouvantée de sa folle passion, se sentant surveillée par mille envieux, en butte à la calomnie, la pauvre amante, écrasée de honte, se croyant à jamais déshonorée, se forge des chimères et des dangers sans nombre, et pour ne plus retomber dans ses erreurs passées, elle enferme son coeur dans un cercle inexpugnable. Ses quatre défenseurs sont: sa pudeur, sa réputation, la crainte de succomber, et enfin ses folles terreurs. Elle craint autant pour elle que pour celui qu'elle aime; elle renonce à le voir et voudrait l'oublier. Celui-ci, voyant tout à coup s'évanouir ses rêves de bonheur, exhale sa douleur en des plaintes sans fin et songe même à mourir.

Ici se termine la partie de GUILLAUME DE LORRIS.


Avant de passer à l'analyse de la partie de Jehan de Meung, [p. XLVIII] nous allons d'abord dire quelques mots sur ce personnage de la Vieille que nous voyons pour la première fois à la fin du roman de Guillaume de Lorris. Nous ne pouvons préjuger en rien le rôle que celui-ci destinait à la Vieille chargée de surveiller continuellement Bel-Accueil. Dans l'intention du poète de Lorris, n'était-elle pas tout simplement destinée à personnifier la curiosité, l'espionnage des envieux? Nous ne savons. Jehan de Meung en fit la duègne, qui jouait au moyen âge, dans les familles, le même rôle que la suivante ou confidente de l'antiquité. La duègne était une femme qui, spécialement chargée de surveiller sa maîtresse, la suivait partout et rendait compte de tous ses faits et gestes au maître qui payait pour cela.

On comprend que ce rôle ne pouvait guère convenir à une jeune fille. Il fallait nécessairement une femme qui eût de l'expérience, qui «connût toute la vieille danse», et plus elle avait vécu, plus elle était précieuse pour ce service tout de confiance. Mais on conçoit aussi combien étaient fragiles la conscience et la fidélité de pareils serviteurs. Toujours prêtes â servir celui qui payait le plus largement, ces Vieilles, loin de protéger la vertu qui leur était confiée, trop souvent se faisaient le honteux intermédiaire des séducteurs et jouaient simplement le rôle d'entre-metteuses.

C'est ce qui explique qu'aucun temps ne fut aussi fécond en intrigues amoureuses que le moyen âge, époque fameuse des galants chevaliers, ces admirateurs effrénés du beau sexe, qui aimaient, dit-on, comme on ne sait plus aimer aujourd'hui.

Après avoir, tout en cueillant de temps en temps [p. XLIX] quelque rose sur le bord du chemin, chevauché, soupiré et bataillé, pendant de longues années, pour la dame de leurs pensées qu'ils juraient d'aimer et de respecter jusqu'à la mort, ils se hâtaient, aussitôt mariés, de la placer sous la surveillance d'une duègne dissolue; c'est même à ces preux qu'était réservée la gloire de savoir mettre la vertu de leur femme... sous clé.


PARTIE DE JEHAN DE MEUNG.

CHAPITRES XXXIII A XLII.

L'Amant pleure, maudit tous ses ennemis, et voyant qu'il ne lui reste plus qu'à mourir, lègue à Bel-Accueil son coeur, son unique richesse. C'est alors que Raison revient. «Eh bien, lui dit-elle, n'es-tu pas d'aimer lassé? N'as-tu de maux encore assez? Amour, dis-moi, comment le trouves-tu? Est-il assez bon maître? Si tu l'avais connu, j'aime à croire que tu ne l'aurais jamais servi même une heure, que tu aurais renié son hommage et n'aurais pas aimé d'amour.—Mais je le connais, répond l'Amant.—Non, dit Raison, et je vais te le faire connaître.» Alors elle lui explique ce que vaut l'amour des sens et tous ses plaisirs, et lui montre tous les avantages de l'amitié. Elle lui explique longuement la différence entre les bons et les mauvais amis, et lui fait un tableau délicieux de l'âge d'or où tous les hommes s'aimaient et goûtaient le bonheur. Il n'y avait alors ni propriétés, ni seigneurs, ni rois, et cependant tout le monde était heureux, car personne ne songeait à rompre l'équilibre qui régnait [p. L] dans la nature. C'est la cupidité, dit-elle, qui a tout gâté sur terre; mais la richesse ne fait pas le bonheur, et la pauvreté même est préférable, car l'homme est l'esclave de Fortune, qui se plaît sans cesse à lui ravir ses faveurs. L'inquiétude et mille maux assiégent les avares et en font les plus malheureux des hommes. La pauvreté, au contraire, est la pierre de touche de l'amitié, car l'infortune nous fait voir clairement ceux qui ne nous aimaient que pour nos richesses.

Raison flagelle impitoyablement l'insolence des riches et l'orgueil des rois, qui ne seraient rien si le peuple voulait. Ils ne sont rien que par lui, car Fortune ne saurait faire qu'on possédât un seul fétu, si Nature ne nous l'a donné. «Alors, dit l'Amant, qu'a donc l'homme qui soit réellement à lui?—Sa conscience, répond Raison, et son libre arbitre. Ils sont à lui; rien ne les lui peut ravir. Tout le reste est à Fortune, qui départ ses faveurs sans songer à quelle personne. Or donc, redeviens ton maître, reprends possession de ton coeur, et ne le donne ainsi follement tout entier à un seul. Aime tous les hommes en général; sois envers eux comme tu voudrais qu'ils fussent envers toi, et jamais n'engage ta liberté, le plus beau présent que Nature ait fait à l'homme. Abandonne donc ce fol amour qui te rend si malheureux, pour suivre le bon amour que je viens de te dépeindre; et c'est parce que les humains ont abandonné celui-ci, qu'ils se sont livrés à tous les vices que la Justice est chargée de punir ici-bas.—Mais, dit l'Amant, puisque vous êtes en train de m'instruire, dites-moi lequel est le meilleur de Justice ou d'Amitié.—C'est Amitié, dit Raison; car si tout le monde s'aimait, Justice serait inutile. D'autant [p. LI] plus que les juges ne sont pas moins dépravés que les autres, et que la plupart abusent des pouvoirs qui leur sont confiés pour faire plus de mal encore.»

Elle cite alors l'exemple d'Appius qui condamne Virginius à lui livrer sa fille; mais le peuple irrité renverse les décemvirs, ces dépositaires infidèles de la justice et de l'autorité. «Sois mon amant, continue Raison, et tu verras la vanité des richesses et des grandeurs humaines.» Elle lui rapporte, d'après l'histoire, maints exemples fameux de l'instabilité de la fortune. C'est d'abord Néron qui fit périr Agrippine sa mère, et Sénèque son précepteur. Donc le pouvoir ne sert le plus souvent qu'à rendre les hommes plus méchants, les mettant en état de nuire impunément aux autres, ce qu'ils ne pourraient faire s'ils restaient au niveau de tous les citoyens. Mais Dieu ne permet sans doute aux méchants de s'élever si haut que pour retomber plus bas: témoin ce même Néron, réduit à se tuer de ses propres mains, pour échapper à la colère de son peuple. Témoin encore Crèsus, roi de Lydie; malgré les conseils de sa fille Phanie, il ne voulut rien rabattre de son faste et de son orgueil: de là sa chute et sa mort. Et plus près de nous, Mainfroi, roi de Sicile, que Charles d'Anjou battit et tua; et puis Conradin, et puis Henri, frère du roi d'Espagne, que le même Charles mit à mort, et enfin Boniface de Castellane, chef des Marseillais révoltés contre ce même bon roi Charles, qui lui fit trancher la tête.

«Or donc, cher ami, continue Raison, sers-moi loyalement, et laisse là cette folle amour et le fol Dieu qui tant te maltraite.—Non, répond l'Amant irrité, j'ai juré foi et hommage à Dieu d'Amours; je ne violerai pas ma promesse. «Puis, à bout d'arguments, [p. LII] il lui cherche querelle sur un mot qui l'a choqué. Raison, paraît-il, dans le feu de la conversation, s'est permis d'appeler par son nom certaine chose qu'on ne peut désigner honnêtement sans périphrase. Raison répond qu'elle a bien le droit de nommer ce que Dieu son père daigna faire de ses propres mains, et que les dames françaises ont sans doute les oreilles bien plus délicates que le reste du corps, car c'est le seul endroit que cette chose leur blesse.

«Tout ceci est fort bon, répond l'Amant; mais si vous continuez de me tourmenter ainsi, je me verrai forcé de vous laisser causer ici toute seule.»

CHAPITRE XLIII.

Raison alors, ayant épuisé toute son éloquence, laisse l'Amant mélancolique. Il retourne aussitôt vers Ami. Celui-ci le console du mieux qu'il peut, et lui dit que, s'il veut suivre ses avis, Bel-Accueil sortira bientôt de sa prison. «Avant tout, lui dit-il, vous essaierez de séduire ses gardiens et veillerez surtout que Malebouche ne vous voie. S'il vient à vous apercevoir, faites-lui bon visage, apaisez-le par vos flatteries, profonds saluts et compliments, et par dessus tout faites-lui croire que vous ne voulez ni ne pouvez ravir la Rose, et le succès est assuré.

«Flattez aussi la Vieille; flattez encore Jalousie; flattez tous les geôliers. Ne ménagez pas les présents, autant que vos ressources le permettront; dans tous les cas, soyez prodigue de promesses, risque à ne pas les tenir. Tâchez de pleurer même: ce serait pour vous d'un grand avantage, car rien ne séduit comme les larmes, et si les geôliers pouvaient s'apitoyer [p. LIII] sur votre douleur, la besogne serait plus d'à moitié faite. Si vous ne pouvez pas pleurer, faites semblant, et surtout qu'ils ne s'aperçoivent pas de la feinte, car alors tout serait perdu. Bref, étudiez bien vos adversaires, et ne perdez pas de temps, car la Rose sera vite épanouie, et les concurrents ne manqueront pas pour la cueillir avant vous. Attendez que les geôliers soient gais; ne les sollicitez jamais en leur tristesse, à moins que vous n'en soyez cause, si par exemple Jalousie vient de les tancer.

«Alors, si vous êtes un jour assez heureux pour rencontrer Bel-Accueil dans un lieu sûr et bien reclus, quand même vous verriez Honte rougir, Peur blêmir, Danger frémir, et tous par feinte se courroucer pour se rendre lâchement, bravez leur colère, ne les prisez tous une écorce, mais cueillez la Rose de force, et montrez ce qu'un homme vaut, en temps et lieu, quand il le faut. Car rien ne leur plaît tant que de se laisser prendre ce qu'ils n'osent offrir. Ils seraient même froissés s'ils échappaient par leur défense, et tout en paraissant joyeux, ils vous haïraient intérieurement. Si pourtant vous les voyez sérieusement courroucés et vigoureusement lutter, soyez prudent, sachez attendre, criez merci, dissimulez, ouvertement capitulez, jusqu'à ce que les trois geôliers s'en aillent et laissent là Bel-Accueil qui tout à vous se donnera. Pour cela, faites-leur bon visage, et observez avec soin Bel-Accueil. S'il est gai, riez; s'il pleure, soyez triste; s'il est simple, feignez la candeur; s'il est sérieux, soyez grave; aimez tout ce qu'il aime, blâmez tout ce qu'il blâme; si vous jouez avec lui, perdez toujours; soyez empressé près de lui; autant que vous pourrez, faites tout pour lui plaire, voilà le moyen de réussir.»

[p. LIV]

GLOSE.

L'Amant, qui ne veut pas suivre les conseils de la raison, retourne trouver son ami, qui l'engage à ne pas brusquer les choses, car la violence perdrait tout infailliblement. «Commencez, lui dit-il, par amadouer les mauvaises langues, en ayant l'air de ne plus vous occuper de votre adorée; montrez-vous le moins possible aux abords de sa demeure, et par votre sang-froid faites tant que tout le monde se persuade de deux choses: d'abord que la belle vous est complètement indifférente, puis que sa réserve et sa sagesse la mettent désormais à l'abri de toute surprise. C'est le seul moyen d'imposer silence à la calomnie. Quant à la Vieille, elle ne demande qu'une chose: tirer profit de son emploi; montrez-vous donc envers elle courtois et généreux; ne lui ménagez ni les flatteries, ni les promesses, ni les petits présents. Bientôt cette chère amante, voyant votre air humble et résigné, se rassurera, se croyant dès lors à l'abri de vos folles entreprises. Mais un beau jour, il lui suffira de voir vos larmes couler, pour s'attendrir derechef sur le sort d'un si fidèle et si précieux amant, que les obstacles ne rebutent pas, et qui doit l'aimer d'un amour sans bornes, puisqu'il est sans espoir.

«Enfin, ce serait jouer de malheur s'il n'arrivait pas un jour où vous vous trouviez seul avec elle dans un endroit favorable. Alors, quoique vous voyez la belle pâlir d'effroi, rougir de honte, trembler d'émotion, prouvez-lui, malgré sa feinte résistance, combien vous l'aimez, et que vous savez être homme en temps et lieu, quand il le faut.

«Mais si vous vous heurtez à une résistance plus vigoureuse que [p. LV] vous ne le supposiez, arrêtez-vous, soyez prudent, capitulez, implorez votre pardon, et attendez patiemment que son émotion, ses craintes et sa pudeur se calment, et elle vous laissera cueillir ce que vous auriez en vain essayé d'arracher de vive force.

«Pour cela, étudiez bien son caractère, ne la contredites en rien, et faites tout ce que vous pourrez pour lui plaire. Si elle rit, soyez gai; si elle est sérieuse, soyez grave; est-elle triste, pleurez; montrez-vous toujours empressé, prévenez ses moindres désirs, et le moment ne se fera pas attendre où elle ne pourra plus rien vous refuser.»

CHAPITRES XLIV A XLVII.

L'Amant, à ces mots, s'indigne et refuse de s'abaisser jusqu'à l'hypocrisie pour obtenir les faveurs de Bel-Accueil. «Alors, lui répond Ami, vous n'avez plus qu'un moyen pour conquérir le château-fort: c'est de suivre ce chemin qui est là sur la droite. Mais ce sentier a nom Trop-Donner, et il est bien dangereux aux pauvres gens. Vous ne l'aurez pas suivi longtemps, que soudain vous verrez les murs chanceler et crouler, et la garnison tout entière se rendre. Mais pour y passer, il faut être riche, et plus d'un qui partit joyeux et brave en revint pauvre et désespéré, moi tout le premier. Or Pauvreté ne le put jamais franchir; elle reste en arrière; tout le monde la repousse; il n'est pas d'amour pour elle. Mais si vous avez de grands biens amassés, vous cueillerez boutons et roses. Il n'y en aurait pas d'assez closes [p. LVI] si vous pouviez donner autant que vous voudriez promettre. Toutefois, sans jeter l'or à pleines mains, si vous étiez assez riche pour pouvoir offrir de temps en temps quelques beaux petits présents, peut-être avez-vous encore chance de réussir.—Pourtant, Ami, je déteste et méprise la femme qui se vend, et pour moi l'amour perd tout son charme quand on l'achète à beaux deniers comptants. Il n'en était pas ainsi du temps de nos premiers pères.»

Suit un tableau de l'âge d'or, où les hommes vivaient simplement, sans avarice et sans envie. Chacun, sans rapine et sans convoitise, s'accolait et baisait à qui le jeu d'amour plaisait. Il n'y avait alors ni rois pour ravir le bien d'autrui, ni seigneurs pour accaparer la terre; tous étaient égaux ici-bas, heureux et sans inquiétude, de toutes peines affranchis, sauf de mener joyeuse vie et loyale folâtrerie.

CHAPITRES XLVIII A LII.

Ami montre alors à l'Amant comment quelques hommes corrompus par la cupidité voulurent posséder à eux seuls ce qui appartenait à tout le monde. Ils se partagèrent la terre; les plus forts prirent les plus grosses parts, et bientôt aussi voulurent posséder à eux seuls les femmes communes à tous. De là la jalousie qui fait le malheur des humains en leur ravissant la liberté. Mais laissons le jaloux parler:

«Oui, dit-il à sa femme, je sais que vous me trompez. Vous êtes trop coquette, et sitôt qu'à mon travail je cours, vous ne songez qu'à vous divertir. Si je vais à Rome ou bien en Frise débiter notre marchandise, vous ne songez en mon absence qu'à [p. LVII] mener joyeuse vie, et quand je suis céans, vous n'avez pas un mot agréable, pas un sourire pour votre époux. Toute cette coquetterie, tous ces beaux atours, qui me coûtent si cher, vous n'en usez que pour plaire à ce Robichonnet que je déteste et que je vois toujours rôder autour de vous. Du reste, que n'ai-je cru Théophraste quand il dit que c'est sottise de prendre femme en mariage? Toutes sont plus vicieuses les unes que les autres. Si vous la prenez pauvre, c'est pour la nourrir; riche, c'est pour subir ses dédains et ses caprices; laide, c'est pis encore, car elle fera des efforts inouïs pour plaire à tout le monde. Non, il n'est pas une femme vertueuse sur terre! Lucrèce et Pénélope peuvent tout au plus être considérées comme des exceptions qui confirment la règle, et encore, si les galants avaient bien su s'y prendre, elles auraient cédé comme les autres. Au reste, il n'est plus de Lucrèce ni de Pénélope ici-bas.»

Suit une longue diatribe contre le mariage et la perversité des femmes. Le jaloux, à l'appui de son dire, cite l'opinion de Falérius, Juvénal, Phoroneus, et enfin nous montre par l'épouvantable infortune d'Abeilard combien celui-ci eut tort de se marier contre la volonté d'Héloïse sa maîtresse.

Il termine en s'écriant que c'est folie de se fier aux femmes, tant elles sont perverses, témoin Hercule et Déjanire, Samson et Dalila; puis, à bout d'arguments, transporté de rage, il pousse cette fameuse exclamation qui, si nous croyons Thévet, faillit coûter cher à maître Clopinel. La scène se termine comme toujours, c'est-à-dire que le jaloux tombe à bras raccourci sur sa malheureuse femme et l'assommerait sans l'intervention de voisins charitables.

[p. LVIII] «Ainsi, conclut Ami, avant d'être marié, ce couple s'aimait d'amour tendre; l'Amant était l'humble serviteur de sa dame et faisait tout ce qu'elle voulait, au point que lorsqu'elle lui disait: «Saute,» il sautait. Mais une fois liés ensemble, la roue a si bien tourné, que l'humble esclave veut être le maître, et voilà la guerre dans le ménage. Il en sera de même tant qu'il y aura des maîtres et des esclaves, des rois et des sujets, car gouverner, c'est diviser. C'est pour cela que les anciens vivaient paisiblement et sans liens. Ils n'eussent pas leur liberté changé pour tout l'or de Frise et d'Arabie. Mais alors nul n'aimait ce métal, et personne n'avait encore abandonné son rivage pour l'aller chercher en de lointains pays.»

CHAPITRES LIII ET LIV.

C'est Jason qui, le premier, poussé par la cupidité, prit son essor outre mer vers la Toison d'or. C'est de ce jour que la Fourberie apparut sur la terre, entraînant à sa suite tous les vices qui n'ont «cure de suffisanceOrgueil dédaignant son pareil accourut à grand appareil, traînant Convoitise, Avarice, Envie, et tout le reste des vices. Tous alors firent sortir de l'enfer Pauvreté, inconnue jusqu'alors. Elle vint avec Larcin son fils, et Coeur-Failli son époux, et tous ces monstres épouvantables, jaloux du bonheur des humains, se répandirent sur la terre, semant partout la discorde et la guerre. Le sol fut divisé; on vit pour la première fois domaines et propriétaires, esclaves et maîtres. Mais quand ceux-ci s'en allaient pour leurs affaires par les chemins, dans les villages restaient les paresseux et les coquins qui pillaient [p. LIX] leurs demeures. Alors il fallut s'entendre pour les garder, et l'on décida de choisir quelqu'un qui pût prendre les malfaiteurs et rendre justice aux plaignants, en un mot à qui chacun dût obéir. On s'assembla pour choisir.

Un grand vilain entre eux ils élurent, le mieux charpenté, le plus grand, le plus fort qu'ils trouvèrent, et le firent prince et seigneur. Lui jura de les défendre eux et leurs biens, pourvu qu'on lui assurât de quoi vivre. On lui accorda ce qu'il demandait. Mais les larrons revinrent en force, et souvent il fut battu. On tint nouvelle assemblée, et tous se cotisèrent pour lui bailler sergents et biens suffisants pour les entretenir. De là les premières tailles, de là le commencement des principautés terriennes. Lors tous d'amasser des trésors, et pour les garder, de construire barricades et tours, murailles crénelées, châteaux et villes fortifiés.

«Tout ceci, ajoute Ami, me serait bien indifférent si l'appât de l'or n'avait corrompu jusqu'à l'amour, et c'est grand deuil et grand dommage de voir femme belle, jeune et amoureuse vendre son corps au premier venu. Aussi, bien difficile est de conserver l'amour d'une femme, être si convoiteux, si léger et si capricieux.» Il lui donne alors d'excellents conseils pour s'attacher longtemps les femmes et conserver leur affection, et termine ainsi: «Il en est de même de votre chère Rose. Quand vous l'aurez, comme je l'espère, faites tout ce que je vous ai dit pour garder telle fleurette, car vous ne trouveriez en quatorze cités sa pareille.»

«Oui, s'écrie alors l'Amant, c'est bien la vérité, et comme cet excellent Ami parle bien au prix de Raison!» Puis il raconte comment Doux-Parler et [p. LX] Doux-Penser vinrent aussitôt le trouver pour ne plus le quitter. Doux-Regard pourtant ils ne purent amener avec eux.

C'est-à-dire que de pouvoir parler avec son ami de sa chère maîtresse l'avait consolé, avait chassé de son esprit ses terreurs et ses peines, pour faire place à de douces pensées; mais, hélas! cela ne suffit pas, car il ne peut voir sa bien-aimée.

CHAPITRES LV ET LVI.

L'Amant réconforté sent renaître son audace, et il se dirige aussitôt vers le castel par le sentier que lui dit Ami. C'est du reste le plus court. Chemin faisant, il est si fier et si bravé, qu'il ne doute pas de la réussite. Il croit voir déjà les murs crouler et la garnison se rendre. Mais au premier détour il rencontre Richesse qui le renvoie impitoyablement. L'Amant désolé s'en retourne pensif, et bon gré mal gré, se décide à employer le premier moyen qu'Ami lui donna, c'est-à-dire d'user de ruse; mais son âme loyale se révolte contre une semblable duplicité, et le voilà plus malheureux que jamais.

GLOSE.

L'Amant, consolé par les conseils de son ami, reprend aussitôt courage et se croit déjà sûr du succès. Il cherche donc à revoir sa belle amante; mais dès le début il est arrêté par mille obstacles, et surtout par l'exigence de ses gardiens. Ah! s'il était riche, toutes les difficultés s'aplaniraient, et la Rose serait bientôt en son pouvoir! Il en est donc réduit à dissimuler, à se faire humble et insinuant auprès des [p. LXI] valets de sa belle et de tous ceux qui ont intérêt à le surveiller, de peur qu'il n'aborde la Rose. Mais ce rôle lui pèse, sa franchise et sa droiture se révoltent, et il retombe dans ses mornes inquiétudes.

CHAPITRES LVII ET LVIII.

C'est alors que Dieu d'Amours, jugeant l'épreuve suffisante, touché de tant de constance et de loyauté, vient à son secours, lui fait réciter ses commandements pour bien s'assurer qu'il ne les a pas oubliés, et convoque aussitôt toute sa baronnie pour assiéger le castel.

GLOSE.

Le pauvre Amant cependant s'éveille de sa torpeur. Il repasse en lui-même toutes les souffrances que doit endurer un fin amant qui veut loyalement faire son devoir; il puise de nouvelles forces dans la violence même de sa passion, que les obstacles ne font que grandir. Il fait appel à toutes les ressources de son coeur et de son esprit, et il se décide à tenter un dernier effort pour conquérir sa bien-aimée.

CHAPITRE LIX.

Dieu d'Amours a convoqué toute sa baronnie. Pas un ne manque à son appel. Ce sont: Franchise, Honneur, Richesse, Noblesse de Coeur, Oyseuse, Largesse, Beauté, Bien-Celer, Courage, Bonté, Pitié, Simplesse, Compagnie, Amabilité, Courtoisie, Déduit, Liesse, Sûreté, Désir, Jeunesse, Gaîté, Patience, Humilité, puis enfin Contrainte-Abstinence et Faux-Semblant.

Que venaient donc faire ces deux derniers en si gente compagnie? [p. LXII] Dieu d'Amours s'en étonne, et s'adressant à Faux-Semblant, lui demande comment il se trouve mêlé à ses soldats. Contrainte-Abstinence aussitôt s'avance et présente la défense de Faux-Semblant.

GLOSE.

Le pauvre Amant, réduit à ses propres forces, repasse en son esprit toutes ses ressources. Quelles sont donc les armes nécessaires à un fin amant pour vaincre un coeur si bien défendu? Il lui faut de la franchise, de l'honneur, de la noblesse de coeur, du temps à disposer, de la richesse, de la générosité, de la beauté, de la discrétion, du courage, de la bonté, de la grâce, de l'esprit, de l'amabilité, de la gaîté, du sang-froid, de la patience, de l'humilité, savoir inspirer la pitié, les désirs, la joie et l'abandon, et savoir employer la ruse. Il hésite cependant et repousse ce dernier moyens; mais il finit par s'avouer qu'en effet des traits pâles et amaigris par les veilles et les souffrances sont d'un puissant secours pour vaincre le coeur le plus rebelle.

CHAPITRE LX.

Dieu d'Amours dit à son ost qu'il veut assaillir le castel pour se venger de l'injure qu'on lui fait en emprisonnant Bel-Accueil. «Car, dit-il, depuis que sont morts Ovide, Tibulle, Catulle et Gaïlus, je n'ai jamais rencontré pareil serviteur. Si l'Amant n'est pas mis en possession de la Rose, il en mourra; et ce serait grand dommage de perdre un ami qui m'a [p. LXIII] si loyalement servi. Veuillez donc, dit-il, vous concerter ensemble afin d'organiser l'attaque.»

Les barons tiennent conseil et rapportent leur décision à Dieu d'Amours. «D'abord, disent-ils, Richesse nous a refusé son concours, ne voulant prendre fait et cause pour un amant qui n'est rien moins qu'opulent. Nous nous sommes donc accordés sans elle, et voici notre décision: Contrainte-Abstinence et Faux-Semblant s'attaqueront à Malebouche. Puis Désir et Bien-Celer essaieront de mettre Honte en fuite. Contre Peur marcheront Courage et Sûreté. Quant à Danger, qu'il soit assailli par Franchise et Pitié. Mais faites quérir votre mère, car son concours nous sera précieux.

«Amis, leur répond Dieu d'Amours, je vous remercie de prendre avec tant d'ardeur ma défense; mais Vénus, ma mère, n'est pas toujours à ma discrétion; car il lui arrive souvent de guerroyer pour son compte et d'attaquer seule et sans moi de redoutables forteresses. Mais celles-là je ne les aime guère. Je vous promets cependant de faire le nécessaire pour l'intéresser à notre sainte cause.

«Sire, disent les barons, commandez, et il sera fait selon votre volonté, soit tort, soit droit. Mais Faux-Semblant sait que vous le haïssez, et il n'ose se présenter à vous. Nous désirons que vous lui pardonniez votre colère et que vous l'acceptiez parmi vos barons.—Soit, dit Amour; ça, qu'il s'avance.»

GLOSE.

L'Amant tout d'abord reconnaît que de toutes les qualités nécessaires pour réussir en amour, une seule lui manque, la richesse; si c'est la plus utile, à la [p. LXIV] rigueur elle n'est pas absolument indispensable. Puis, après avoir réfléchi longuement à la manière dont il devra s'y prendre pour commencer l'attaque, il finit par se convaincre que, pour imposer silence aux mauvaises langues, il n'est tel que la prudence et la dissimulation. Pour vaincre la pudeur de sa charmante maîtresse, il devra lui faire comprendre tout le bonheur d'aimer et la persuader avant tout de sa discrétion. Pour dissiper ses folles terreurs, il se montrera à la fois calme et audacieux. Enfin, pour effacer ses doutes et calmer les alarmes de sa conscience, il attendrira son coeur par le spectacle de sa constance, de ses douleurs et de sa franchise. Toutefois, cette idée de prendre le masque de l'hypocrisie le tourmente sans cesse, et il a besoin de se convaincre tout à fait de cette triste nécessité.

CHAPITRES LXI A LXIII.

Dieu d'Amours fait subir à Faux-Semblant un long interrogatoire, afin de bien connaître cet auxiliaire inattendu qui s'est ainsi glissé dans son armée; car il suspecte avec raison cette face blême et ce maintien hypocrite. Il somme Faux-Semblant de se dévoiler tout entier. Celui-ci hésite un instant; mais voyant que toute résistance est inutile, il se décide à jeter le masque et prend bravement son parti. Il fait un long discours que nous pouvons résumer ainsi: «Le meilleur moyen d'être heureux sur terre, c'est de bien vivre et de s'enrichir sans travailler. Or, pour y arriver, c'est bien simple; il suffit de savoir tromper autrui et le voler impunément. C'est pourquoi je prends mille déguisements; mais celui que je préfère, [p. LXV] c'est l'habit de religion, non pas celui des prêtres séculiers, pauvres hères qui vivent maigrement dans leurs campagnes, pas même celui des prélats. Non, je suis mieux que cela; je suis un moine Mendiant; je n'ai ni demeure fixe, ni patrie; je relève directement du pape, et l'absolution que je donne prime jusqu'à celle de vos prélats, si puissants qu'ils soient. Grâce à la sottise des hommes, qui jugent tout sur l'étiquette, et qui, nous voyant affublés du manteau de la religion, en concluent que nous sommes tous de petits saints, plutôt que de nous juger sur nos actions, nous prêchons la pauvreté, et nous nageons dans l'abondance; nous prêchons l'humilité, et nous nous bâtissons des palais splendides; nous prêchons l'abstinence, et nous nous gorgeons de vins précieux et de morceaux délicieux. Pourvu qu'on soit riche et qu'on nous paie, on peut impunément commettre les plus grands crimes; notre absolution ne se donne pas: elle se vend. Quant aux vilains, ils peuvent mourir sans confession; nous ne nous dérangeons pas pour si peu. Car de la religion, nous prenons le grain et laissons la paille. Vous le savez, ce n'est pas à la niche du chien qu'il faut chercher la graisse; aussi je ne hante que le palais des riches, avares, usuriers, seigneurs, comtes et rois. Nous descendons encore jusqu'à confesser les bourgeoises, pourvu qu'elles soient jolies, et nulle «ou sans chemise, ou moult parée, ne saurait sortir de nos mains égarée.» Nous éprouvons un bonheur inouï à voir aux affaires d'autrui; nous avons soin par la confession de nous renseigner les uns les autres sur tout ce qui se passe dans les familles, afin de mieux exploiter les sots. Vivez sans crainte, et coulez d'heureux jours, canailles de toutes sortes, usuriers, voleurs, débauchés, prélats [p. LXVI] libertins, prêtres qui vivez avec vos maîtresses, juges iniques et prévaricateurs, vauriens de tous vices souillés, bougres, etc., etc.!... Pour cela, vous n'avez qu'à nous gorger d'or et de victuailles, et nous vous protégerons si bien que nul n'osera seulement vous attaquer; mais si vous ne donnez rien, nous vous ferons brûler tout vifs. Et si vos prélats osent trouver à redire que nous empiétions sur leurs privilèges au point de prendre les brebis grasses et ne leur laisser que les maigres, qu'ils lèvent la tête, et nous les frapperons de tels coups, nous leurs ferons de telles bosses, qu'ils en perdront mitres et crosses!

«Vous le voyez, dit-il en terminant, je suis un homme habile, précieux pour mes amis, terrible pour mes ennemis. N'ayez donc aucune honte d'accepter mes services; je mènerai à bonne fin votre entreprise.»

Dieu d'Amours accepte alors le concours de Faux-Semblant et lui donne le commandement de l'avant-garde.

GLOSE.

Toute réflexion faite, l'Amant se dit que de tels moyens sont sans doute bien répugnants, mais que la triste position où il se trouve par la méchanceté de ses ennemis justifie tout, et il se décide à débuter par la dissimulation vis-à-vis des jaloux et de la Vieille, qu'il ne saurait attaquer de vive force, n'étant ni assez puissant, ni assez riche.

[p. LXVII]

CHAPITRES LXIV A LXVIII.

Alors Faux-Semblant et Contrainte-Abstinence se concertent quelques instants, et on les voit bientôt apparaître, Faux-Semblant en pèlerin, sa compagne en béguine. Ils se dirigent aussitôt vers le castel et rencontrent Malebouche, sur sa porte assis, qui inspecte tous les passants. Ils le saluent moult humblement; il leur rend aussitôt leur salut, et comme leur figure ne lui semble pas inconnue, les invite à s'asseoir auprès de lui, et leur demande à quel heureux hasard il doit leur rencontre. Contrainte-Abstinence répond la première: «Nous sommes pèlerins. En ce pays, Dieu nous envoie vers ce peuple égaré pour lui prêcher l'exemple et les pécheurs repêcher. Au nom de Dieu nous vous demandons l'hospitalité, et c'est par vous que nous allons commencer notre auguste mission. Apprêtez-vous donc à écouter la parole de Dieu.» Malebouche répond que sa maison est à leur disposition et qu'il est tout ouïe. Contrainte-Abstinence reprend: «Ici-bas la vertu souveraine, c'est de mettre un frein à sa langue, Or, plus que nul, vous êtes entaché du péché de médisance, et il faut vous en corriger. Un gent varlet ici demeure; vous en avez dit pis que pendre, et ce jour il est enfermé à cause de vous. Pourtant, que vous a-t-il fait? Rien. Quant à l'Amant, il s'inquiète, par Dieu, bien de la Rose! Personne moins que lui ne vient rôder de ce côté; vraiment, il a bien autre chose à penser. Or, par votre médisance, vous êtes cause d'un grand péché, et si vous ne vous en repentez sur l'heure, vous irez bien sûr au puits d'enfer.»

Sur ce, Malebouche de s'écrier que s'il y a des [p. LXVIII] menteurs céans, ce sont eux. Il n'a fait que répéter ce que maintes gens ont vu et rapporté, et jusqu'à preuve du contraire, il se croit autorisé à le crier par dessus les toits.

Lors Faux-Semblant prend la parole:

«Il ne faut pas croire ainsi tout ce qui se dit par la ville, car ce n'est parole d'Évangile. Voyons, qu'avez-vous à reprocher au varlet? D'ordinaire les amants vont volontiers où gîtent leurs amours. Or, il ne rôde guère par ici, et si par hasard il vous rencontre, il vous fait bon visage et ne vous obsède pas comme tant d'autres. Et vous, qui du varlet avez tant médit, s'il aimait Bel-Accueil, vous aimerait-il comme il fait, vous son geôlier? Donc, en le méprisant, la mort d'enfer vous avez méritée!»

Malebouche, convaincu, ne trouve mot à répondre et finit par dire: «Je le reconnais. Or que faut-il faire?—Confessez-vous céans, dit Faux-Semblant; faites preuve de repentance, et je vous donnerai l'absolution.» Lors Malebouche à deux genoux fait sa confession. Faux-Semblant, le voyant dans une posture favorable, lui serre la gorge et lui coupe la langue d'un coup de rasoir. Puis, aidé de son compagnon, il prend ses clefs et le jette dans le fossé. Sitôt fait, ils ouvrent la porte, et, trouvant les soldats normands ivres-morts, les étranglent et entrent dans le castel.

GLOSE.

L'Amant, par sa prudence et sa circonspection, fait si bien qu'il ne donne aucune prise à la médisance, finit par éteindre tous les soupçons, et dès lors trouve les chemins ouverts pour revoir sa bien-aimée.

[p. LXIX]

CHAPITRES LXIX A LXXV.

Largesse et Courtoisie, sur les pas de Faux-Semblant et de Contrainte-Abstinence, entrent dans le fort. Ils rencontrent la Vieille qui, toute tremblante, se rend prisonnière, demandant qu'il ne lui soit fait aucun mal. Tous quatre lui répondent qu'ils ne sont point ses ennemis et qu'ils sont, au contraire, prêts à la servir si elle veut les aider. Puis ils lui offrent une agrafe et quelques anneaux, lui promettant de plus beaux présents par la suite. Enfin ils lui remettent un gent chapelet de fraîches fleurs, la priant, de la part de l'Amant, de le porter à Bel-Accueil, avec l'assurance de son respect et de son amour. La Vieille, heureuse de se tirer à son avantage d'un si mauvais pas, hésite cependant à se charger d'une telle mission, dans la crainte de Malebouche. Mais ils la rassurent en lui apprenant la mort de ce vilain. La Vieille alors accepte de grand coeur et dit: «Que l'Amant se tienne prêt à venir aussitôt que je le manderai;» puis, leur disant adieu, elle se rend auprès de Bel-Accueil; «Beau fils, lui dit-elle, pourquoi êtes-vous si triste? Contez-moi vos peines, et peut-être pourrai-je les soulager.» Bel-Accueil, qui n'a aucune confiance dans la Vieille, lui répond très-finement: «Je ne suis triste que de votre absence, car je vous aime d'amour tendre; mais pourquoi tant vous faire attendre?

«Pourquoi, répond la Vieille, vous allez le savoir, et grand plaisir vous en aurez.» Alors elle lui présente le chapelet que lui envoie l'Amant, qui toujours l'aime et mourra bien sûr s'il ne peut le revoir. Bel-Accueil refuse le présent. «Non, dit-il, je crains [p. LXX] qu'on ne me blâme.» Cependant il ne quitte pas des yeux le chapelet, frémit, tremble, tressaille, rougit, pâlit, perd contenance. La Vieille le lui met dans la main; il la retire et lutte encore, mais voudrait déjà le tenir. «Il est beau pourtant; mais si Jalousie le savait?—Prenez-le, vous n'encourrez aucun blâme.—Mais s'il faut dire qui me l'a donné? —Réponses, riposte la Vieille, vous aurez plus de vingt; au surplus, si vous êtes embarrassé, dites que c'est moi. Je ne suis pas suspecte à Jalousie, et je me charge de vous justifier.» Lors Bel-Accueil saisit le chapelet, le pose sur ses blonds cheveux, et prenant son miroir, admire comme il est gent ainsi.

La Vieille alors profite de ce qu'ils sont seuls en tête-à-tête, et lui donne ses conseils. L'analyse en serait trop longue ici. Le lecteur pourra les étudier à la source même, et voir avec quel art et quelle vérité l'auteur a su peindre la duègne corrompue comme toutes ses pareilles, et ne cherchant qu'à faire choir au même degré d'abjection qu'elle l'enfant chaste et pur dont la garde lui est confiée.

GLOSE.

Mais le pauvre Amant ne peut revoir sa mie dans l'intimité, car la Vieille est là. A force de présents et surtout de promesses, il l'engage à lui ménager une entrevue avec sa chère amante, et lui remet un chapelet de fraîches fleurs pour elle. La Vieille l'assure de son concours et lui dit de se tenir prêt au premier signal. Celui-ci se retire alors discrètement, et la Vieille court aussitôt trouver le très-doux enfant qui, après une longue hésitation, accepte le présent et consent à écouter son cerbère.

[p. LXXI]

CHAPITRES LXXVI A LXXX.

La Vieille revient vers l'Amant et lui annonce que Bel-Accueil est prêt à le recevoir, lui enseigne comment il pourra passer par la porte de derrière, et part la première pour aller l'attendre. Il la suit de près, et rencontre chemin faisant Dieu d'Amours et tout son ost accourus à son secours. C'est Faux-Semblant qui ouvre la marche avec Contrainte-Abstinence. L'Amant vole aussitôt à la recherche de Bel-Accueil. Doux-Regard vient à lui et lui montre du doigt Bel-Accueil qui d'un bond s'élance à sa rencontre. Ils sont tous deux dans une chambre secrète de la tour, et notre Amant, enivré de la réception que lui fait Bel-Accueil, tend déjà la main pour cueillir la Rose. Mais voici que Danger, caché dans un coin, soudain s'élance et s'écrie: «Fuyez, vassal, car Dieu m'entend, je ne sais ce qui me retient de vous casser la tête.» A ce cri Honte et Peur accourent, et tous trois assaillent l'Amant, le battent et vont l'étrangler, quand il appelle à l'aide. Les sentinelles de l'ost d'Amour jettent l'alarme, et les barons aussitôt de se ruer à son secours. Une bataille s'engage entre les gardiens de Bel-Accueil et les assaillants.

GLOSE.

La Vieille revient trouver l'Amant, lui annonce que sa belle est prête à le recevoir, lui enseigne une porte secrète par où il pourra pénétrer chez elle, et se retire la première pour l'attendre. L'Amant la suit de près, et chemin faisant se prépare à sortir enfin victorieux de cette dernière épreuve. Il fait appel à [p. LXXII] tous ses avantages physiques et moraux, et par prudence, pour ne pas effaroucher cette pudique enfant, il se présente l'air humble et les traits languissants. A sa venue, la belle l'accueille d'un long regard plein de tendresse et d'amour, et nos deux amants enivrés s'abandonnent aux plus doux transports. Mais soudain le dernier cri de la conscience arrête la pauvrette au bord du précipice; sa pudeur se réveille; elle sent renaître toutes ses terreurs, et une lutte suprême s'engage dans son coeur entre la passion et le devoir.

CHAPITRES LXXXI A LXXXIII.

Dans ces trois chapitres l'auteur s'excuse d'avoir, dans le cours du roman, écrit quelques paroles un peu trop gaillardes et folles; il ne doute pas que les dames lui pardonnent de les avoir si durement traitées; car, dit-il, jamais il n'eut l'intention d'attaquer les femmes honnêtes. Il termine en engageant le lecteur à bien étudier ce qu'il va lire par la suite, s'il veut apprendre à fond toute la science d'amour.

CHAPITRES LXXXIV A LXXXVI.

Franchise la première s'élance contre Danger. Celui-ci la renverse et va l'occire, quand Pitié accourt et inonde Danger de ses larmes. Il sent son coeur se fondre, tremble, chancelle et va fuir, quand Honte arrive, et par ses reproches cherche à relever son ardeur. Danger crie au secours, et Honte d'un seul coup de son glaive étourdit Pitié. Désir est là, prêt à la soutenir; beau jouvenceau franc et joli, à Honte il [p. LXXIII] pousse en grand'furie. Hélas! il ne résiste pas plus que les autres, et son corps va mesurer la terre. C'est alors qu'apparaît Bien-Celer. Honte à son tour tombe sous les coups de ce nouveau champion, et elle fût morte sans sa compagne Peur. Cette réserve toute fraîche renverse tout devant elle. Elle assomme presque Bien-Celer et culbute Courage d'un seul coup. Tout l'ost d'Amour va succomber lorsque soudain se dresse Sûreté. Elle se précipite sur Peur, qui évite le choc et lève son glaive. Sûreté pare avec l'écu et demeure un instant ébranlée; son épée lui échappe des mains. Mais se ranimant soudain, pour montrer l'exemple, elle jette ses armes et saisit aux tempes son terrible ennemi. Tous alors, transportés de rage, s'abordent, et une lutte corps à corps, terrible, acharnée, s'engage sur toute la ligne. Elle dura longtemps, mais la victoire restait indécise. Une trêve fut conclue, et les combattants se retirèrent chacun dans leur camp.

Jamais assurément, sa mère présente, Amour n'eût accepté d'armistice. Il mande donci Vénus aussitôt.

GLOSE.

La belle est d'abord épouvantée par une idée terrible. Si cet homme à qui elle va se livrer tout entière allait la tromper! S'il n'était qu'un de ces vils libertins qui ne voient dans l'amour que la jouissance matérielle, et qui méprisent la femme aussitôt qu'elle s'est donnée! En vain se dit-elle que son amant est loyal et bon, que la franchise est peinte sur sa figure, et qu'il lui donna trop de preuves d'amour pour en pouvoir douter; cette pensée l'obsède. Elle n'est pas sans savoir non plus que les [p. LXXIV] suites de l'amour engendrent parfois des regrets cuisants, et sa sombre froideur brise le coeur du pauvre amant. Il la contemple d'un air abattu, et des larmes inondent son visage. A cette vue la belle s'attendrit et lui tend la main. Il veut l'enlacer et la presser sur son sein. Soudain elle sent la pudeur se réveiller, et rouge de honte, se dégage de l'amoureuse étreinte, mais sans pouvoir détacher ses yeux du beau jouvencel où tant de grâces brillent à la fois. Son coeur pourtant triomphe encore de la tentation. Mais son amant est là qui proteste de sa discrétion; l'ombre et le mystère voileront leurs amours, et les doux accents de cette voix tant aimée couvrent les derniers cris de sa pudeur alarmée. Elle est bien près de se rendre, quand tout à coup elle songe au grand acte qui va s'accomplir. Au moment d'offrir ce sacrifice suprême, d'abandonner ce trésor qui sera perdu pour jamais, cette fleur unique qui ne se peut cueillir qu'une fois, sa virginité, elle sent son coeur se serrer sous le poids du remords. Une tristesse profonde l'envahit tout entière, et tremblante elle hésite. Elle a peur! De quoi? De l'inconnu, de cette vie nouvelle qui va s'ouvrir, et au moment de recevoir le baptême de l'amour, elle demande grâce. L'Amant, qui la voit chancelante, épuisée, reprend courage, cherche à la rassurer, lui rappelle tous leurs rêves de bonheur, veut lui prouver que l'amour est l'oeuvre la plus belle, la plus sainte et la plus sacrée; rien ne peut dissiper ses alarmes, et elle supplie son bien-aimé de la laisser un instant se recueillir encore. Tous deux alors, silencieux et graves, assis côte à côte et la main dans la main, attendent anxieux le moment fatal qui va décider de leur sort.

[p. LXXV]

CHAPITRES LXXXVII A XC.

Les messagers d'Amour vont trouver Vénus en l'île de Cythère, et lui content tout l'embarras où se trouve son fils par la faute de Jalousie. A cette nouvelle Vénus monte sur son char traîné par huit colombeaux et arrive à l'ost de son fils. Le combat avait recommencé; mais la garnison de la tour se défendait vaillamment; Vénus arrive enfin. Son fils vole à sa rencontre et, désespéré d'une telle résistance, implore son aide. Vénus oyant ces plaintes, en grand'colère entre, et jure que jamais plus elle ne laissera Chasteté vivre en sûreté au coeur des hommes ni des femmes. Amour jure que tous les humains désormais viendront par ses sentiers, et que nul ne sera sage nommé, à moins qu'il n'aime ou soit aimé. Tous les barons, à l'exemple de leur chef, prononcent le même serment.

CHAPITRES XCI ET XCII.

Cependant Nature forgeait une à une les pièces qui doivent continuer les espèces. Désolée de la perversité des hommes qui méprisent et avilissent l'amour au point d'en faire un crime et d'emprisonner Bel-Accueil parce qu'il veut s'unir à l'Amant, elle songe, dans un moment de découragement, à laisser périr la race humaine. Le serment de Vénus, d'Amour et des barons la rassure. Mais elle a un péché sur la conscience, et elle vient trouver son bon prêtre Génius pour se confesser à lui. Ce péché, c'est d'avoir été injuste envers tous les êtres qui peuplent [p. LXXVI] la terre, et les avoir asservis à l'homme. «Malheureuse! s'écrie-t-elle, qu'ai-je fait? Comment réparer ma faute? Hélas! j'ai rabaissé mes amis pour exalter mes ennemis; j'ai tout perdu par ma bonté!»

L'auteur, mettant Nature en scène, en profite pour faire l'exposé complet de ses théories philosophiques, et pousse peut-être un peu loin l'étalage de sa vaste érudition. Il compare la nature à l'art, et prouve la supériorité de celle-là, qui transforme incessamment la matière et lui fait revêtir de si belles formes, au point de tirer la vie de la corruption même, témoin le phénix. L'art, au contraire, loin de créer, ne saurait même dépeindre la nature. Tous ceux qui l'ont tenté, Zeuxis lui-même, ont échoué misérablement; aussi Jehan de Meung renonce à telle entreprise et revient à son sujet.

CHAPITRES XCIII A XCV.

Génius, voyant Nature fondre en larmes, la console d'abord et finit par se mettre en colère contre toutes les femmes, qui pleurent pour arracher les secrets de leurs maris, les tromper et les tyranniser s'ils sont assez fous pour s'y laisser prendre. L'auteur a déjà dit plus haut: «Larmes de femme, comédie!» Le bon prêtre Génius termine en s'écriant: «Si vous aimez vos corps, vos âmes, beaux seigneurs, gardez-vous des femmes; au moins gardez-vous de jamais leur dévoiler vos secrets!»

Le lecteur verra par cette boutade, un peu en dehors de son sujet, à notre avis, que les regrets que l'auteur exprime aux chapitres LXXXI à LXXXIII n'étaient rien moins que sincères.

[p. LXXVII]

CHAPITRES XCVI A C.

Nature donc commence sa confession. Elle rappelle à Génius comment elle assistait à la création du monde, comment Dieu la prit pour sa chambrière, et lui confia l'entretien et la conservation de tout l'univers. Elle fait d'abord le tableau des cieux et des planètes qui parcourent la voûte étoilée, sans que rien vienne jamais rompre leur harmonie. Par leur influence, les corps célestes transforment incessamment les éléments, c'est-à-dire la matière, et tôt ou tard il faut que les êtres organisés naissent, vivent et meurent à leur naturelle échéance, s'ils ne préviennent la mort en se détruisant les uns les autres. L'homme seul se détruit lui-même par sa folie et son orgueil. Tel Empédocle, qui se précipita dans le cratère de l'Etna. Tel Origène, qui se mutila, cessant ainsi d'être homme sans mourir.

On excuse ces fous en disant que le Destin, que Dieu le voulait ainsi. Là-dessus le poète discute et détruit de fond en comble le mystère de la prédestination et l'intervention de la Providence dans les actions des hommes. Il prouve, entre autres choses, que c'est folie de rejeter sur les planètes les fautes humaines. Tous les événements s'enchaînent et ne sont que les conséquences naturelles les uns des autres. Tout ce que Jehan de Meung accorde à Dieu, c'est de savoir d'avance ce qui arrivera, mais sans jamais imposer directement sa volonté. Car l'homme a son libre arbitre absolu, dit-il, et seul est responsable de ses folies. Il peut, quand il lui plaît, choisir entre le bien et le mal. Il prévoit les conséquences de ses actions, et partant peut garantir [p. LXXVIII] son âme du péché, aussi bien qu'il pourrait prévenir la famine et le déluge si Dieu lui donnait la science de prévoir l'avenir. Il n'aurait pour cela qu'à faire de grosses provisions dans les années d'abondance, et bâtir un vaisseau pour échapper au déluge, comme firent Deucalion et sa femme Pyrrha.

Dieu nous a donné la raison et le libre arbitre, pour que nous sachions nous conduire nous-mêmes. Heureux mille fois l'homme d'être seul doué de raison; car si tous les animaux étaient raisonnables, dès longtemps ils se seraient débarrassés de ce tyran jaloux et cruel.

«Mais, bon Génius, continue Nature, je reviens à ma parole première. Voyez les éléments: ils font toujours leur devoir envers les choses qui doivent subir les célestes influences. Constamment ils opèrent les mêmes révolutions. Parfois, il est vrai, ils bouleversent l'atmosphère; les eaux inondent des contrées entières, ravissent champs et moissons; le vent renverse arbres et maisons; mais toujours le beau temps revient réparer les désastres causés par la tempête. Alors apparaît l'arc-en-ciel et ses belles couleurs. «Nature compare cet effet d'optique à celui produit par les verres taillés qui décomposent la lumière, et fait une longue dissertation sur les miroirs ardents et les lunettes à longue vue, puis sur les visions fantastiques qui assiègent l'homme pendant son sommeil et les cerveaux malades. Ce sont encore les éléments qui embrasent les comètes que nous voyons traverser le ciel. On a longtemps cru qu'elles étaient chargées d'annoncer aux hommes de grands malheurs, et notamment la mort des rois. Mais Jehan de Meung déclare cette croyance absurde, car, dit-il, l'influence et les rayons des comètes ne [p. LXXIX] pèsent d'un plus grand poids sur pauvres hommes que sur rois. Non, les rois ne méritent pas que les cieux daignent annoncer leur trépas plus que celui d'un autre homme, car leur corps ne vaut une pomme plus que le corps d'un charretier. Et si quelqu'un s'enorgueillit de sa race et s'écrie: «Je suis gentilhomme, et je vaux mieux que ceux qui les terres cultivent ou du travail de leurs mains vivent,» je lui répondrai non. L'homme n'est noble que par ses vertus et vilain que par ses vices. Il est vrai que la mort d'un noble ou d'un prince est plus notable que celle d'un paysan, et l'on en parle un peu plus longtemps; mais de là à croire que les éléments en seront bouleversés, c'est sottise. «Non, les éléments gardent mes commandements, dit Nature, et toujours d'une marche régulière leurs évolutions accomplissent. Je ne me plaindrai donc pas d'eux, non plus des plantes qui, toujours soumises à mes lois tant qu'elles vivent, poussent feuilles, rameaux et fleurs autant qu'elles peuvent. Je n'ai rien non plus à reprocher aux bêtes qui, toutes autant qu'elles peuvent, faonnent selon leurs usages et font honneur à leur lignage. Il n'y a pas jusqu'à mes chers vermisseaux qui ne se montrent envers moi reconnaissants. Seul l'homme m'a déclaré la guerre et veut se soustraire à mes lois. Oui, bon Génius, j'ai été trop bonne pour lui; je l'ai comblé de mes faveurs; j'en ai fait un petit monde, un petit abrégé de toutes les perfections, et lui seul m'insulte et me brave. Lui, pour qui le Fils de Dieu s'est incarné pour mourir sur la croix, contre mes règles il manoeuvre et s'est fait le réceptacle de tous les vices! L'homme est orgueilleux, lâche, avare, faussaire, parjure, etc... Mais sur tous ces vices je passe; que Dieu s'en arrange [p. LXXX] s'il veut, le punisse et me venge. Mais je ne puis passer sur ceux dont Amour se plaint, et je ne puis subir plus longtemps que l'homme me refuse le tribut qu'il me doit et qu'il me devra tant qu'il recevra mes divins outils.

«Bon prêtre, dit Nature en terminant, allez au camp d'Amour, et dites à tous les barons, sauf Faux-Semblant et Contrainte-Abstinence toutefois, que je leur envoie tous mes saluts. Portez mes plaintes au Dieu d'Amours pour que sa douleur s'apaise, et dites-lui que je lui adresse un ami pour qu'il excommunie ceux qui lui font telle avanie, et qu'il absolve les vaillants qui travaillent à bien aimer toute leur vie.»

Lors Nature écrit son anathème sur un parchemin, le scelle et le remet à Génius. Ceci fait, elle lui demande l'absolution et le prie de lui pardonner si elle a fait quelque omission. Celui-ci l'absout, dépose son aube et son rochet, prend des ailes et s'envole à l'ost d'Amour.

CHAPITRES CI A CIV.

Génius arrive, et tout le monde pousse des cris de joie, excepté toutefois Faux-Semblant et Contrainte-Abstinence, qui disparaissent sans mot dire. Après les civilités d'usage, Amour fait endosser une belle chape à Génius, lui baille anneau, crosse et mitre, et Vénus lui met au poing, pour renforcer l'anathème, un cierge ardent. Génius, sur un grand échafaud monté, commence sa harangue.

Suit l'anathème de Nature contre les déloyaux, les reniés qui prennent en haine les oeuvres d'où elle [p. LXXXI] tire ses soutiens. Puis Génius accorde pardon pleinier (on ne connaissait pas encore les indulgences) à tous ceux qui se peinent de bien aimer. «Travaillez, dit-il, seigneurs barons, travaillez avec ardeur pour remplacer ce que le ciseau d'Atropos détruit tous les jours, et vous irez dans le paradis fleuri où l'agneau divin conduit ses blanches brebis. Là le jour est éternel et toujours pur, et il dépasse en splendeur même le jour qui inondait la terre, en l'âge d'or, du temps de Saturne, à qui son fils Jupiter fit tant d'outrage quand il le mutila. Mais pour conquérir un trône, il n'est crime si odieux qui vous arrête. C'est avec le meurtre, dit Génius, le plus épouvantable crime; car mutiler son semblable, c'est lui ravir toute vertu et le rabaisser au niveau de la femme. Or, à faire grand' diableries sont toutes les femmes trop hardies. Mais surtout, et c'est là le plus noir forfait, c'est lui ravir sa fécondité.

Jupiter, à peine sur le trône, donna soudain aux hommes l'exemple de tous les vices, leur conseilla de se partager la terre, versa le venin aux serpents, et fit au loup ravir sa proie. Il apprit à l'homme à se nourrir de la chair des animaux, à tirer le feu des cailloux, et des arts nouveaux souleva les voiles. Bref, si le désir de régner lui fit commettre le plus hideux attentat, il essaya de le faire oublier en changeant l'état de l'empire de bien en mal, de mal en pire. Il rompit le printemps éternel, divisa l'année en quatre saisons, et l'âge de fer remplaça l'âge d'or. On vit alors se réjouir les dieux infernaux, et tendre leurs rets par toute la terre pour attirer dans leur séjour ténébreux les brebis, qui toutes, hélas! y vont de compagnie. [p. LXXXII] Bien peu arrivent au paradis où le bel agnelet bondissant mène paître son blanc troupeau.»

Suit une longue et splendide description du séjour céleste, demeure des bienheureux, et un fort beau parallèle entre ce parc et le jardin de Déduit, la fontaine de Narcisse et la fontaine de vie; l'auteur nous montre combien la première est obscure et trouble au prix de la seconde. «Or donc, s'écrie Génius, pensez de Nature honorer, soyez honnêtes, généreux, loyaux et charitables, et vous irez au parc merveilleux boire à la très-belle fontaine, qui tant est douce, et claire, et saine, sur les pas de l'agnelet divin, pendant toute l'éternité.»

Il termine en excitant l'ardeur des barons, et les engage à renouveler l'attaque, puis il disparaît.

Vénus prend le commandement des troupes, et tout le monde se prépare au combat.

CHAPITRES CV A CIX.

Vénus somme Peur et Honte de se rendre. Elles refusent. Alors la déesse courroucée saisit son brandon, et vise une étroite meurtrière entre deux piliers d'ivoire assise. Ces deux piliers soutenaient une figure admirable de formes et blanche comme l'argent. C'était la châsse de Nature où se trouve le sanctuaire couvert d'un précieux suaire, qui contient le bouton parfumé. Autour de cette statue s'accomplissent miracles autrement extraordinaires que devant la tête de Méduse. Celle-ci détruisait tout et changeait en roches les êtres vivants qui la regardaient. Le sanctuaire de la Rose, au contraire, anime tout ce qui l'approche; il animerait la matière elle-même.

L'auteur ne peut mieux la comparer qu'à la statue de Pygmalion, [p. LXXXIII] ce statuaire fameux qui sentit son coeur, jusqu'alors insensible, s'embraser en contemplant son oeuvre. Le malheureux, dévoré d'un amour sans espoir, allait mourir, lorsque Venus, touchée de ses feux, à son tour anima la statue. De leurs amours naquit Paphus, qui lui-même engendra Cynyras, père d'Adonis.

Tel le brandon de Vénus vole porter l'incendie dans la tour. A cette vue toute la garnison s'enfuit. La tour consumée s'écroule pièce à pièce, sans pourtant endommager le sanctuaire.

L'Amant alors, en pèlerin, muni du bourdon et de l'écharpe, pénètre jusqu'à Bel-Accueil sous la conduite de Courtoisie, Franchise et Pitié. «Daignez, disent-elles à Bel-Accueil, octroyer à ce loyal Amant la Rose qu'il désire depuis si longtemps.

«Dames, fait Bel-Accueil, de bon coeur je la lui abandonne; qu'il me pardonne ses longs ennuis, et qu'il vienne ici la cueillir, à nous deux seuls tout à loisir, car il aime loyalement.»

L'auteur finit en racontant comment, pour arriver jusqu'à la Rose, il lui fallut forcer la porte du sanctuaire avec son bourdon et comment, après de longs efforts, il parvint enfin à cueillir le délicieux bouton.

Il était jour; il se réveille.

GLOSE.

On peut ainsi résumer ces dix-huit derniers chapitres:

Jusqu'alors le lien qui unissait les deux amants n'avait été qu'une affection du coeur et de l'âme. Du côté de l'amante, ce n'étaient qu'illusions et rêves [p. LXXXIV] enchantés. S'aimer et se le dire, se contempler et se sourire, c'était tout son bonheur.

Dans cet échange mutuel d'impressions naïves, les sens n'avaient aucune part; cette affection n'était encore que de l'amitié. Soudain une étincelle jaillit et vient embraser tout le corps. Les sens s'allument, la nature reprend tous ses droits. L'étincelle, c'est Génius; la flamme, c'est Vénus.

Alors la pauvre enfant, vaincue déjà plus d'à moitié par l'éloquence et les charmes de son amant, sent naître en elle une flamme inconnue. Palpitante, enivrée, elle oublie tout, se laisse tomber éperdue entre ses bras, s'abandonne à ses étreintes passionnées, à ses voluptueuses caresses, et... l'heureux Amant peut enfin cueillir la Rose.


[p. LXXXV]

CONCLUSION.

L'oeuvre de Guillaume de Lorris, cette idylle charmante, gracieux reflet d'une âme tendre, naïve et pure, est, à notre avis, un des plus beaux chefs-d'oeuvre de notre poésie. Quel doux parfum de jeunesse et d'amour! La forme y laisse parfois un peu à désirer; la diction est peut-être un peu monotone, mais l'ensemble en est délicieux! Malgré soi, on s'intéresse au pauvre Amant, on pleure ses souffrances, on maudit ses persécuteurs.

Comme ce Guillaume de Lorris connaissait le coeur humain! Seul celui qui aima dans sa jeunesse peut comprendre les douleurs de cet amant infortuné, ses désespoirs et ses enthousiasmes, ses affaissements et sa ténacité. Quelle naïveté charmante, quelle délicatesse de pinceau, et surtout quelle vérité dans le récit et les dialogues! Quelle richesse dans les descriptions, et comme les caractères y sont savamment étudiés! Cette littérature jeune et fraîche fut pour nous comme une révélation. C'est bien certainement, avec Daphnis et Chloé, les deux plus jolis romans que nous ayons lus. Comme, auprès de ces deux chefs-d'oeuvre de naturel et de simplicité, sont, malgré tout leur fracas, ennuyeux et tristes les romans d'aujourd'hui! Exagérés et faux, [p. LXXXVI] ils tourmentent l'esprit, le torturent et le fatiguent, sans jamais réellement l'intéresser. Quelquefois, quand il nous arrive d'y jeter les yeux, nous nous demandons si ce sont bien réellement des hommes qui sont en scène. A coup sûr, ce ne sont pas des hommes comme nous. Jamais nous n'avons pu nous y reconnaître une seule fois. Personnages de convention, tous les acteurs s'agitent au milieu d'une société bizarre; ils sont en tous points extrêmes, aussi impossibles dans le bien que dans le mal, jamais naturels. Dans ce petit roman, au contraire (je ne parle que du roman de Guillaume), c'est la nature prise sur le fait, et l'on s'y reconnaît à chaque pas. Nous ne saurions préjuger ce qu'eût été l'oeuvre du poète si la mort ne l'eût enlevé si jeune; mais à coup sûr on peut affirmer que si la fin eût été de tous points digne d'un si admirable début, Guillaume de Lorris pourrait, sans exagération, être comparé aux plus gracieux poètes de l'antiquité.


Avant de passer à la partie de Jehan de Meung, nous allons discuter la valeur d'un prétendu dénoûment attribué à Guillaume de Lorris.

M. Méon ayant rencontré par hasard deux manuscrits contenant la partie seule de Guillaume de Lorris, qui se terminaient par quatre-vingts vers formant un dénoûment, se crut en droit d'affirmer que Guillaume de Lorris avait terminé son roman, et que Jehan de Meung avait supprimé ces vers pour continuer ou plutôt recommencer l'ouvrage sur un plan beaucoup plus vaste. Cette opinion est aujourd'hui partagée par la plupart des commentateurs de [p. LXXXVII] cette oeuvre remarquable. Nous avons le regret de ne pouvoir l'accepter, et nous allons, de l'examen même du roman, tirer la preuve irréfutable d'une aussi surprenante erreur.

Du premier coup d'oeil, il est facile de voir que l'oeuvre de Guillaume de Lorris n'est que la mise en scène d'une oeuvre beaucoup plus considérable. C'est à peine si nous pouvons accepter ces trente-deux chapitres pour la moitié du roman. En effet, le dénoûment, dont nous allons donner tout à l'heure l'analyse, est beaucoup trop écourté pour un cadre de cette importance, et ne serait guère en rapport avec l'étendue de l'exposition, car nous ne pouvons appeler autrement l'oeuvre de Guillaume de Lorris.

Le lecteur a pu voir, du reste, avec quel art il sut traiter un si magnifique sujet. Dès le début, rien qu'au soin qu'il apporte à développer la mise en scène, à nous dépeindre les lieux et les acteurs principaux, nous devons admettre, jusqu'à preuve du contraire, que chacun devait jouer un rôle important dans ce drame ingénieux, et ce n'est certes pas uniquement pour donner carrière à sa verve poétique qu'il fait passer sous nos yeux une suite aussi longue de descriptions et de portraits inimitables, qui n'absorbent pas moins de douze chapitres sur trente-deux, 1690 vers sur 4150, c'est-à-dire à peu près la moitié du poème. Quant à la valeur de ce document, le lecteur pourra juger combien il est inférieur, sous tous les rapports, à ce qui le précède. En voici le sommaire ou plutôt la traduction un peu résumée:

L'Amant, voyant tout perdu, exhale sa douleur en plaintes amères. Mais voici soudain venir dame Pitié pour le consoler. Elle amène dame Beauté, Bel-Accueil, Loyauté, Doux-Regard et Simplesse. Ils [p. LXXXVIII] lui disent: «Jalousie s'est endormie, et nous nous sommes échappés à grand' peine, car Peur tremblante, qui toujours allait et venait, écoutant le moindre bruit, nous aperçut, et, redoutant la perfidie de Malebouche, ne savait ce qu'elle devait faire; mais Bonne-Amour ouvrit de force la porte, quoi que Peur pût dire et faire. Si Malebouche l'eût su, nous ne serions certes pas sortis; mais Vénus vola les clefs et nous a mis dehors.»

Laissons maintenant l'Amant raconter comme il fut mis en possession du très-doux bouton:

«Elles sont assises (pourquoi ce féminin?) aussitôt à côté de moi. Dame Beauté en tapinois m'a présenté le doux bouton; je l'ai pris de bonne volonté, et j'en ai disposé comme s'il fût mien, sans qu'il fît la moindre opposition. En paix, sur un beau lit d'herbes fraîches, couverts de feuilles de roses et de baisers, en grand soulas, en grand déduit nous passâmes toute la nuit. Elle nous parut trop courte, et quand l'aube se leva, il fallut nous séparer. Dame Beauté me réclama le doux bouton que je dus rendre à contre-coeur; mais il n'était plus clos. Alors, avant de partir, Beauté me dit en riant: «Jalousie peut maintenant guetter, ses murs hausser et renforcer, doubler ses haies d'églantiers; il est payé de ses peines. Beau doux Ami, vous me l'avez dit, tel service, telle récompense.»

Puis, après quatre vers de morale, l'Amant termine ainsi:

«Droit à la tour ils s'en retournent mystérieusement; moi je m'en vais et prends congé. Voilà le songe que j'ai songé.»


Évidemment, comme nous l'avons dit plus haut, ce serait une fin de tous [p. LXXXIX] points indigne d'un début aussi parfait, et de plus elle est écrite avec une négligence déplorable. Outre que ces quatre-vingts vers nous semblent d'un style relativement un peu plus jeune que le reste, il est facile de voir combien les caractères des acteurs y sont mal observés. Comment admettre que Beauté qui, dans tout le roman de Guillaume, n'est qu'un acteur tout à fait secondaire, puisqu'elle ne figure que dans la karole où on ne la voit pas même adresser la parole à l'Amant, soit appelée à dénouer seule une situation si compliquée? Au surplus, Beauté n'est et ne peut être qu'un personnage passif: c'est une qualité du corps; elle fait partie de l'objet à conquérir, de même que la Rose. Nous aurions mieux compris, dans ce rôle de médiateur, dame Pitié ou Courtoisie, comme l'a fait Jehan de Meung, par exemple. Quant à Doux-Regard, ce n'est qu'un comparse, le serviteur de Dieu d'Amours et non de Bel-Accueil, et un personnage jusqu'ici fort mystérieux. Pour ce qui est de Loyauté, c'est la première fois qu'apparaît cet acteur, et comme il vient pour ne rien faire, il est au moins inutile. Bel-Accueil, l'âme du drame, est ici tellement nul, qu'il en est ridicule; et puis, que dire de ce «doux bouton qui ne fait pas la moindre opposition?» Supposerons-nous qu'il y ait ici erreur d'impression et qu'il faille lire el au lieu de il, et dire «sans qu'elle (Beauté) fît la moindre opposition?» Enfin quelle est cette Bonne-Amour qui ouvre la porte du château et qu'on n'a pas encore vue jusqu'ici? Comment expliquer ce personnage? Faut-il supposer qu'il ne fasse qu'un avec Vénus, qui paraît quatre vers plus bas?

Mais le reproche le plus grave que nous puissions faire à l'auteur de ce [p. XC] morceau détestable, c'est d'avoir réduit Jalousie au rôle ridicule de mari trompé, et ceci au mépris du poète, qui se plaît à nous peindre Bel-Accueil comme une vierge innocente et pudique. Pour terminer enfin, que signifie cette Beauté réclamant, avant de partir, le bouton à l'Amant?

Le bouton, nous le répétons, c'est le plus bel ornement de la femme; c'est sa virginité, sinon celle du corps, au moins celle du coeur, sa vertu en un mot. Elle ne saurait la reprendre une fois qu'elle l'a donnée, pas plus qu'on ne peut rendre au rosier le bouton une fois cueilli. Cette pensée est presque ici de l'obscénité. Or, rien ne saurait justifier une pareille supposition de la part du chaste et naïf poète de Lorris.


Mais si ces raisons ne semblent pas concluantes pour faire admettre définitivement notre opinion, il est dans l'oeuvre même de Guillaume des preuves irréfutables qu'il ne l'a jamais terminée et qu'il songeait même à lui donner une bien plus grande étendue.

Ainsi, comment admettre qu'un poète aussi correct, aussi soigneux, qu'un écrivain de sa valeur, enfin, eût laissé subsister des négligences de la force de celles que nous allons relever? Dès le début, en effet, nous lisons que l'Amant va voir peintes sur le mur sept images. Or, le poète en fait passer successivement devant nos yeux dix et non pas sept. Il en est quelques-unes qu'on peut à peine qualifier [p. XCI] d'ébauches, les trois premières, par exemple, Haine, Félonie et Vilenie. La seconde même n'est qu'un titre. Évidemment, ou le peintre avait l'intention d'en supprimer trois, ou il en a intercalé trois après coup, avec l'intention de les achever en révisant son poème. Il en est de même des flèches d'Amour. Le poète nous dit qu'Amour a deux arcs, un beau, l'autre laid, et cinq flèches pour chacun d'eux, dont cinq belles et cinq laides. Or, il frappe l'Amant des belles flèches, et en les énumérant, il en nomme six. C'est encore une négligence que le poète n'eût pas manqué de faire disparaître. Quant aux cinq vilaines flèches, elles étaient sans doute appelées à jouer leur rôle, à moins pourtant de dire que Bel-Accueil, n'ayant que des vertus, en rendait l'usage inutile.

Mais il est une preuve autrement convaincante et que nous allons tirer du texte même. En effet, du vers 3509 au vers 3514, l'Amant dit: «Je vais maintenant vous conter comment Honte me fit la guerre, comment les murs furent élevés et le château fort, qu' Amour prit par la suite au prix de grands efforts.» Évidemment, le poète se proposait de raconter longuement, comme l'a fait du reste Jehan de Meung, la lutte d'Amour contre Honte, défenseur du château, c'est-à-dire de la passion contre la pudeur. Quand nous n'aurions pas d'autre preuve, celle-ci serait plus que suffisante. Ceci dit, nous allons faire l'examen critique de l'oeuvre de Jehan de Meung, et discuter la manière dont il sut tirer parti d'une aussi splendide mise en scène.


[p. XCII]

PARTIE DE JEHAN DE MEUNG.

Après le poète, après le doux jouvenceau de vingt-cinq ans, dont le coeur exhale avec tant de grâce et de naïveté ses ardents désirs, ses douces jouissances, ses cruelles déceptions et ses cuisantes douleurs, voici venir l'homme blasé, le sceptique, le savant, le philosophe. Jehan de Meung, c'est le Rabelais, le Voltaire du XIIIe siècle. Pour lui la Rose n'est plus qu'un accessoire; le cadre du drame, le jardin de Déduit, s'étend à l'infini; il embrasse la nature entière, la nature féconde, source d'éternelle vie. Guillaume de Lorris parlait avec son coeur; Jehan de Meung parle avec ses sens et sa raison; non pas la raison froide et égoïste qui nous fait étouffer les inspirations généreuses et les plus tendres sentiments du coeur, mais la véritable raison, qui nous dit que le seul moyen d'être homme, c'est d'être juste, c'est d'être bon, c'est d'aimer. Pour lui, tout ce qui est contre nature est injuste, honteux, abominable. S'il prend fait et cause pour l'Amant, c'est que celui-ci représente la nature dans ce qu'elle a de plus sacré, l'amour, et il s'indigne de ce que Jalousie, Danger, Honte et Peur, c'est-à-dire les préjugés, osent entraver ses droits en empêchant l'union des deux amants. Pour lui, rien n'est beau, rien ne doit être agréable à Dieu comme l'amour et les caresses de deux êtres également jeunes et beaux. Aussi, avec quelle éloquence et quelle vigueur il flagelle tout ce qui viole en général les lois de la nature, et en particulier tout ce qui s'oppose à la reproduction! Il condamne impitoyablement le célibat, les amours [p. XCIII] honteux et tous les vices qui peuvent entraver ou fausser l'oeuvre de nature. Il ne trouve pas d'imprécations assez virulentes pour flétrir ceux qui commettent l'attentat dont Abeilard fut victime.

Sortant même du domaine physiologique pour entrer dans le champ de l'économie politique, nous verrons avec quelle audace il attaque les prêtres et les moines, les juges iniques, les nobles et les rois. Il critiquera même le mariage, mais uniquement au point de vue des lois naturelles, regrettant que l'homme, par ses vices, ait rendu nécessaire cette violation du bien le plus précieux pour lui, la liberté, sans laquelle il n'est pas de bonheur sur la terre. On a souvent dit que Jehan de Meung était un athée. Non. C'est un philosophe naturaliste. Pour lui, Dieu, l'universel créateur de la matière, le père de Raison, après avoir achevé son oeuvre, assiste impassible, du haut du ciel, dans son immuable sérénité, aux évolutions de tous les corps qui gravitent dans l'immensité de l'univers, et dont la Terre n'est qu'un atome imperceptible. Tous obéissent aux lois éternelles et inviolables auxquelles rien ne saurait se soustraire. Son unique «chambrière,» Nature, est chargée de veiller à l'exécution de ces lois qu'elle-même ne saurait enfreindre. Sa mission est de transformer incessamment la matière et de lui transmettre la vie. Aussi, tout ce qui tend à se soustraire à sa domination est sacrilège, et fait insulte à Dieu lui-même. Mais le pouvoir de Nature n'est pas sans bornes. Il ne s'étend pas jusqu'à cette flamme céleste qu'on nomme l'intelligence; car elle-même le dit: «Je ne fais rien d'éternel; tout ce que je fais est mortel.» Elle ne peut guider les sentiments du coeur comme elle règle les impressions des sens. Raison [p. XCIV] plane au-dessus d'elle, Raison, fille de Dieu. Mais celle-ci respecte la volonté de son père, et jamais ne doit entraver l'oeuvre de Nature. Elle est l'intermédiaire entre l'homme et Dieu, comme Génius entre l'homme et Nature.

L'homme, comme tous les êtres vivants, naît, grandit, vit et meurt suivant des règles absolues. Dès son adolescence, il sent dans ses veines bouillonner les ardeurs des passions charnelles, il subit les lois de Nature. Mais cette force irrésistible, cette étincelle foudroyante qui soudain attire deux êtres, et les lie d'une chaîne si forte que souvent en la brisant on brise jusqu'aux ressorts de la vie, l'amour, en un mot, échappe à l'autorité de Nature. Il ne procède pas non plus directement de Dieu. Génius est cette force surnaturelle qui toujours doit aider Nature dans son oeuvre féconde pour que la passion soit respectable et sainte.

Tel est le système philosophique de Jehan de Meung. Quoique nous soyons loin de partager toutes ses idées, nous sommes obligé de reconnaître que, dans tout le cours de son poème, il s'est élevé à des hauteurs inconnues, que nos philosophes modernes n'ont jamais franchies et qu'ils rêvent aujourd'hui d'atteindre par la science. Aussi nous nous dispenserons d'analyser la partie scientifique et métaphysique de l'oeuvre. Nous ne l'étudierons qu'au point de vue économique et littéraire.

On comprend tout d'abord qu'il était difficile de concilier ce système avec les formes extérieures de la religion du Christ et surtout avec le dogme. La religion chrétienne, en effet, repose tout entière sur ce dogme, que l'amour est un crime, que l'homme est conçu dans le péché, et que, dès sa naissance, il [p. XCV] est responsable du péché commis par ses auteurs. De là les dogmes du péché originel, du baptême, de l'Immaculée-Conception et de la rédemption. Jehan de Meung ne pouvait guère s'appuyer, pour glorifier l'amour, sur une religion qui fait de l'amour un vice et du célibat une vertu. Il ne pouvait pas non plus, à son époque, émettre librement de pareilles idées sans risquer sa vie. C'est ce qui lui fit choisir la forme poétique. Grâce au privilège de la poésie, Jehan de Meung put diviniser l'amour sans devenir un hérétique.

Le vieux naturalisme grec et ses fictions charmantes se prêtaient bien plus aisément à l'exposition des théories naturelles de Jehan de Meung. Toutefois, l'auteur reste aussi indifférent à une forme qu'à l'autre; on sent bien que, né du temps d'Homère ou de Virgile, il eût été plus fervent adorateur de Vénus qu'il ne l'est de la Vierge Marie; mais c'est tout. Aussi doit-on moins s'étonner de voir figurer côte à côte, dans ce singulier roman, Dieu le Père et Saturne, Jésus-Christ et Jupiter, Vénus et la sainte Vierge, Mars, Vulcain, et tous les saints du paradis.

Ceci posé, il est facile de comprendre pourquoi Jehan de Meung entreprit de terminer l'oeuvre de Guillaume de Lorris. Outre la réputation méritée dont jouissait le Roman de la Rose, ce qui n'était certes pas à dédaigner pour trouver des lecteurs à une époque où il y en avait si peu, Jehan de Meung comprit aussitôt tout le parti qu'il pouvait tirer de cette merveille inachevée pour développer ses théories philosophiques.

On n'en reste pas moins stupéfait de l'audace incroyable de ses idées et de la vigueur de son style.

Nous l'avons déjà dit, Jehan de Meung est le Rabelais, le Voltaire du [p. XCVI] XIIIe siècle. Mais combien ces deux apôtres de l'humanité restent pâles à côté du vieux romancier qui, en plein moyen âge, osait lever le drapeau de la liberté et de l'égalité, à une époque où le vilain n'était pas même un homme, où le roi était presque un dieu!

Écoutez-le criant au vilain: «Tu es l'égal des puissants de la terre, car ils n'ont rien de plus que toi. Tout cet or, toutes ces richesses qu'ils entassent, tous ces titres, tous ces châteaux, tous ces esclaves qui rampent à leurs pieds, ne sont pas leurs; ils sont à Fortune qui leur donnait hier, qui leur enlèvera demain. L'homme n'a rien à lui sur cette terre que son libre arbitre, sa conscience et sa volonté. Le roi lui-même est plus faible que le premier ribaud venu, car il ne sera rien le jour où le peuple voudra, et ce jour-là, pourra-t-il lutter contre un vilain? Non, car le moindre vilain est plus fort que lui. Ce qui fait la force d'un roi, sa valeur, sa puissance, sa richesse, c'est la force, le courage, le dévoûment et le travail de ses sujets, et rien de tout cela ne lui appartient; car rien n'est à nous que ce que Nature nous donna, et Fortune ne saurait faire qu'on possédât un seul fétu, l'eût-on par la force obtenu, si ne nous l'a donné Nature!» Et plus loin, s'adressant directement aux rois: «Ayez le coeur courtois, généreux et bon, et piteux envers les pauvres gens, si vous voulez du peuple l'amitié. Donner l'exemple aux seigneurs et aux riches; ne soyez orgueilleux ni rapace, car sans le peuple un roi n'est rien, non plus qu'un simple citoyen

On a vanté la hardiesse de ce fameux mot de Voltaire:

Le premier qui fut roi fut un soldat heureux.

Jehan de Meung a dit: [p. XCVII]

Le premier qui fut roi fut un vilain hideux.

Non, rien n'égale sa vigueur quand il s'attaque aux injustices criantes de la société, aux rois surtout. Six siècles après Clopinel, il y a quelques années à peine, qui donc eût osé écrire:

«Au temps de l'âge d'or les hommes étaient heureux; ils n'avaient pas comme aujourd'hui rois pour ravir le bien d'autrui; tous étaient égaux sur la terre. Les anciens, dit-il, n'eussent pas vendu leur liberté pour tout l'or du monde; car tout l'or du monde ne saurait payer la liberté d'un seul homme! Ils vivaient heureux, s'aimant comme des frères, et n'avaient pas besoin de seigneurs pour les juger, d'où sont nos libertés péries. Car les juges premièrement se conduisent si malement, qu'ils se devraient juger soi-même, s'ils veulent que chacun les aime, être loyaux et diligents, non pas lâches ni négligents, ni faux, ni rongés d'avarice, enfin faire aux malheureux justice. Mais ils vendent les jugements, ils cueillent, rognent et taillent, et pauvres gens leur argent baillent. Et tel on entend condamner un larron, qu'on devrait plutôt pendre, si l'on voulait rendre jugement des rapines qu'il a commises grâce à son pouvoir

Ne l'oublions pas, à cette époque la justice était un des privilèges de la noblesse, et rois et seigneurs, dit Jehan de Meung, n'ont été créés que pour défendre les droits de ceux qui les paient.

Puis, s'adressant aux nobles, il leur dira:

«Vous ne valez pas mieux que les vilains. Vous dites: «Je suis gentilhomme! Donc je vaux mieux que les misérables qui cultivent la terre ou du travail de leurs mains vivent.» Eh bien, moi je vous dis que non. L'homme n'est noble que par ses vertus et vilain que par ses vices. [p. XCVIII] Noblesse vient de la valeur, et noblesse de naissance n'est rien qui vaille à qui manque la prouesse de ses aïeux. Par plusieurs je vous le prouverais qui, sortis de bas lignage, montrèrent plus noble coeur que maint fils de comte ou de roi que je ne veux pas nommer. Mais, hélas! en vain on voit les bons toute leur vie parcourir de lointains pays pour sens et valeur conquérir, cultiver les sciences, les lettres, les arts et la philosophie, souffrir la pauvreté; personne ne les aime. Les rois ne prisent une pomme ces hommes, plus nobles cependant que ceux qui vont chasser aux lièvres et sont coutumiers d'habiter en châteaux princiers.

«Et celui qui, de la noblesse d'autrui, sans valeur, sans prouesse, veut porter los et renom, est-il noble? Je dis que non. Il doit être pour plus vil tenu que s'il était fils de truand. Noblesse soit à qui la mérite! Mais l'homme vil, orgueilleux, injuste, méchant, vantard, paresseux, sans charité (et de ceux-là sur terre il en foisonne), s'il est issu de parents où brillaient toutes les vertus, pas n'est droit qu'il ait de ses aïeux la gloire; mais il doit être plus vilain tenu que s'il était de chétif venu. Ceux-là disent: «Je suis noble,» parce qu'on les nomme ainsi, et que tels furent leurs bons parents, qui faisaient leur devoir, eux, et parce qu'ils chassent par rivières, par bois, par champs et par bruyères, et des chiens ont et des oiseaux, comme tous nobles damoiseaux, et traînent partout leur oisiveté. Mais ils trahissent leur vilenie, quand de la noblesse d'autrui se vantent; ils mentent, et la noblesse de leurs aïeux volent en tombant plus bas qu'eux

Mais le côté le plus intéressant de cet ouvrage remarquable, c'est qu'il est un des premiers cris poussés par la France contre l'envahissement du clergé romain, qui voulait dominer toute la chrétienté, question [p. XCIX] brûlante, qui s'est rallumée de nos jours avec tant d'intensité, et fait le désespoir de tous les patriotes et des hommes vraiment religieux.

Depuis un demi-siècle environ, au moment où Jehan de Meung écrivait ces lignes, plusieurs ordres de religieux Mendiants avaient été créés par la cour de Rome, et comblés de privilèges qui les rendaient forts gênants et redoutables au clergé séculier. Sans nationalité comme sans patrie, puisqu'ils recrutaient leurs adeptes dans tous les pays et n'avaient pas de résidence fixe, ces Mendiants avares, hypocrites et sensuels, allaient de châteaux en châteaux demander de l'argent aux riches, avec lequel, quoique voués à la pauvreté, ils se faisaient bâtir de véritables palais, où ils visaient dans l'abondance et menaient une vie dissolue.

Ils dominaient au spirituel, puisqu'ils ne dépendaient que de Rome. Un évêque même ne pouvait rien contre eux, puisque, sans domicile élu, ils étaient curés de toute la France, et seuls, en qualité d'envoyés du Pape, pouvaient remettre certains péchés. Ils avaient une police admirablement organisée, et, grâce à leurs privilèges, devinrent en quelques années riches et puissants, mais craints et détestés. Leur audace devint telle que personne n'osait élever la voix contre eux. En 1256, Guillaume de Saint-Amour, chanoine de Beauvais, le premier combattit ces intrus. C'était un homme savant et renommé. Il avait maintes fois pris déjà la défense du clergé français et de l'Université contre les ordres Mendiants, et le pape Alexandre IV s'était vu contraint de faire brûler l'Évangile Pardurable, contre lequel Guillaume de Saint-Amour s'était élevé avec une extrême vigueur. Il est vrai que, dans ce livre, [p. C] si nous en croyons Jehan de Meung, les Jacobins avaient poussé l'audace jusqu'à s'attaquer a l'autorité apostolique elle-même. Quelque temps après, il publiait Les périls des derniers temps, satire virulente contre ces Mendiants éhontés, qui voulaient asservir à leur profit tout le clergé séculier. Mais ils étaient déjà si puissants qu'ils parvinrent, par leurs intrigues, à faire brûler à son tour le livre de Saint-Amour, et à le faire bannir de France.

Et, quelques années à peine après sa mort, Jehan de Meung, prenant courageusement sa défense, osait publier le pamphlet audacieux qu'il intercala dans le Roman de la Rose!

C'est en lisant ce passage et les chapitres suivants, où Jehan de Meung énonce ses théories naturalistes, que certains commentateurs en ont fait un athée. Rien n'est plus faux, et nul auteur ne mérite moins que lui une pareille accusation. Il était sincèrement religieux, au contraire; mais il savait allier l'amour de Dieu et l'amour de la patrie; en un mot, il était ce qu'on appelle aujourd'hui un gallican. Il gémissait de voir la papauté entrer dans cette voie funeste qui devait, quelques siècles plus tard, ensanglanter la terre. Et voilà ce qui lui fait pousser ce cri prophétique: «De tout cela sortiront de grands maux!» Patriotique terreur que toute la France aujourd'hui sent renaître plus poignante que jamais.

En effet, Jehan de Meung prévoyait tout ce qu'avait de dangereux pour la France et pour la chrétienté la création d'un clergé exotique et envahissant qui devait bientôt dominer la papauté, sur les ruines de l'ancienne Église apostolique élever l'Église romaine, et, oubliant sa divine mission sur la terre, résumer sa politique dans ce mot: «Périssent les nationalités, [p. CI] pourvu que l'Église triomphe, dût-elle régner sur des ruines!» C'est pour signaler l'ingérence de ces intrus tout-puissants dans la politique qu'il fait dire à Faux-Semblant:

Sur tous les royaumes s'étend
Notre lignage omnipotent....
A nous seuls doit prince bailler
A gouverner toute sa terre
Et lui, soit en paix, soit en guerre;
A nous se doit prince tenir,
Qui veut à grand honneur venir.

Était-il athée l'homme qui s'écriait:

Nombreux si sont tels louveteaux
Parmi tes apôtres nouveaux,
Sainte Église, tu es perdue,
Si ta cité est combattue
Par les chevaliers de ton ban.
Ton pouvoir est bien chancelant
Si ceux-là cherchent à la prendre
A qui la donnas à défendre.
Contre eux comment la garantir?
Prise sera sans coup sentir
De mangonneau ni de pierrière,
Sans déployer au vent bannière.
Si tu ne veux la secourir,
Laisse les tels partout courir,
Laisse; mais si tu leur commandes,
Tôt faudra-t-il que tu te rendes
Leur tributaire, faisant paix
Qu'ils t'imposeront à grand faix,
Si pis encor ne font les traîtres,
Et de tout ne deviennent maîtres.
Bien ils te savent endormir,
Le jour courent les murs garnir,
La nuit creusent profondes mines.
Ailleurs enfonce les racines
Que tu-veux voir fructifier;
Tu ne dois pas là te fier.

[p. CII]

Hélas! que le Saint-Siège n'a-t-il écouté notre poète! que ne s'est-il appuyé sur les clergés nationaux, sur ces humbles pasteurs qui ne demandaient qu'à le soutenir et l'aimer, s'il n'eût songé qu'à donner la pâture à toutes leurs brebis, au lieu de les laisser tondre par ces vils mercenaires! Mais la voix du grand homme se perdit, et sa prophétie de point en point s'accomplit. Peu à peu le pouvoir de la papauté fut absorbé par ceux qu'elle avait chargés de le défendre; l'Église et toute la chrétienté devinrent la proie des Mendiants. On vit bientôt les papes, créatures de «ces loups qui tout dévorent,» comme les appelle Jehan de Meung, à la grande gloire de Dieu et au profit de ce clergé sans patrie, semer dans toute l'Europe la discorde et la guerre, apporter sur le trône pontifical les appétits les plus ignobles et les passions les plus monstrueuses, jusqu'à ce qu'enfin l'Apôtre de Dieu ne rougît pas de descendre lui-même dans l'arène et de se vautrer dans le sang de ses brebis!

Il est toutefois une chose consolante pour nous: c'est qu'en ces crises épouvantables, la France chrétienne, la France tout entière se levait contre ces forcenés. C'est de sang français qu'était souillée l'armure de Jules II!

Mais la mesure était comble. La papauté depuis longtemps agonisait sous le joug des Mendiants, comme l'avait annoncé Jehan de Meung. Il ne restait plus qu'à partager les dépouilles, et, comme toujours, une querelle s'éleva entre les vainqueurs sur le cadavre de l'Église. Il s'agissait d'une grosse proie, les indulgences. Deux ordres Mendiants, les [p. CIII] Augustins et les Dominicains, se la disputèrent, et la Réforme éclata! On vit alors le successeur de saint Pierre, ce ministre de paix et de charité, enivré de sang, repousser dédaigneusement les propositions du clergé français, qui devaient réunir à nouveau, sous un même pasteur, le troupeau dispersé, pousser la Furie italienne qui régnait sur la France au plus épouvantable forfait, applaudir des deux mains au massacre de la Saint-Barthélemy, et, au nom de Dieu, bénir les assassins!

Oui, Jehan de Meung, tu avais raison, il en devait sortir de grands maux!

Hélas! si tu revenais aujourd'hui, tu ne reconnaîtrais plus la France! Le clergé national n'est plus, et cette chevalerie française, cette noblesse vaillante et généreuse qui fut jadis la gloire de notre vieille patrie, cette noblesse que tu représentais si dignement et dont tu étais si fier est elle-même devenue la proie des Mendiants romains!

Elle renierait Bayard aujourd'hui, si le chevalier sans peur et sans reproche osait lever la main sur l'étole pontificale, car pour elle la patrie passe après l'Église.

Mais une nouvelle France s'est levée, aussi chrétienne, aussi vaillante, aussi généreuse que la tienne. Tu la verrais, quelques années à peine après des désastres inouïs, fruits encore d'une guerre religieuse, plus forte et plus florissante que jamais, et, j'en suis sûr, tu ne la renierais pas!

Quand on relit ces pages, on se demande par quel miracle cet homme put échapper à la vengeance d'ennemis aussi vindicatifs et aussi redoutables, et comment la sainte Inquisition, établie en France depuis quelque vingt ans, le laissa mourir dans son lit [p. CIV] au lieu de le brûler comme hérétique. Du reste, il ne se faisait pas illusion sur les dangers qu'il courait, et c'est pourquoi il s'écrie:

En grogne, ma foi, qui voudra,
Et s'en courrouce à qui plaira;
Pour moi, je ne m'en tairai mie,
En dussé-je perdre la vie,
Ou contre droiture me voir,
Comme saint Paul, en cachot noir
Plonger, ou bien de ce royaume
A tort bannir comme Guillaume
De Saint-Amour.........

C'est que Jehan de Meung n'était ni un professeur de Sorbonne, ni un bourgeois, ni un vilain. C'était un seigneur riche et puissant. Il pouvait compter sur ses amis, et notamment sur un de nos meilleurs rois, jeune encore, qui devait par la suite devenir le champion le plus résolu des libertés gallicanes, celui dont le gantelet imprima sur la joue de Boniface VIII le plus sanglant défi qu'aient jamais jeté les idées modernes à l'absolutisme romain.

Philippe-le-Bel défendit jusqu'à sa mort, avec une incroyable énergie, les prérogatives de la royauté, c'est-à-dire de la France, contre les prétentions des papes qui, dans leur détresse, tournaient les yeux vers elle et lui tendaient les bras. La fille aînée de l'Église alors prodiguait pour eux et son or et son sang; mais une fois revenus de leurs terreurs, ces Romains, ne voyant plus dans les Français que des ennemis politiques, ne cherchaient qu'à les exploiter et leur susciter des ennemis de toutes sortes.

Telle est, en résumé, depuis mille ans, l'histoire des relations entre la France et la papauté. Et, chose [p. CV] étrange! après tant de luttes, c'est la royauté qui succomba! Aujourd'hui, nous l'avons dit, il n'est plus ni religion gallicane, ni Pragmatique-Sanction, ni concordat, ni déclaration de 1682, ni clergé national. Mais quand la royauté abdiqua devant la papauté, elle n'était déjà plus la France.

On s'étonne donc moins, en y réfléchissant, que Jehan de Meung ait pu braver jusqu'à sa mort les attaques violentes des papistes. Sa plume mordante avait pourtant stigmatisé ce clergé vicieux d'une bien rude façon, dans cette satire audacieuse, où le poète orléanais dévoile à ses contemporains les vices, la corruption et les crimes de ces moines omnipotents.

Les deux chapitres dans lesquels Faux-Semblant, le moine hypocrite, qui s'est glissé furtivement dans le camp d'Amour (car ses pareils s'insinuent partout), est obligé de se démasquer, sont bien certainement la partie capitale du roman. La verve et la vigueur du poète s'y élèvent si haut, que jamais elles n'ont été dépassées.

Ce passage jette un triste jour sur les moeurs du haut clergé à cette époque; il explique l'acharnement incroyable que les ennemis du poète déployèrent contre cette oeuvre et la vogue étonnante dont elle jouit pendant plusieurs siècles. En vain le chancelier Gerson s'écriait encore plus de cent ans après:

«Arrachez, hommes sages, arrachez ces livres dangereux des mains de vos fils et de vos filles. Si je possédais un seul exemplaire du Roman de la Rose, et qu'il fût unique, valût-il mille livres d'argent, je le brûlerais plutôt que de le vendre pour le publier tel qu'il est. Si je savais que l'auteur n'eût pas fait pénitence, je ne prierais jamais pour lui pas plus que pour Judas; et les [p. CVI] personnes qui lisent son livre à mauvais dessein augmentent ses tourments, soit qu'il souffre en enfer, soit qu'il gémisse en purgatoire

Mais il était inutile d'arracher ce livre des mains des lecteurs et de le brûler. Il était depuis longtemps à l'abri de la destruction. Toute l'oeuvre de Guillaume, en effet, était gravée dans les âmes tendres et passionnées des damoiselles[1]; celle de Jehan de Meung au fond du coeur de tous les vilains, les savants et les honnêtes gens. Répandu par les ménestrels, qui l'allaient récitant par toute la France, comme les oeuvres d'Homère, le Roman de la Rose était impérissable. Cet ouvrage, aussitôt son apparition, jouissait d'une telle renommée, était devenu si populaire, il avait exercé une telle influence sur la littérature et sur les moeurs, que ses ennemis eux-mêmes, pour se faire lire et rendre leurs diatribes intéressantes, ne trouvèrent rien de mieux que de l'imiter servilement.

Du reste, il ne fut attaqué qu'au point de vue de la licence des expressions et des images, et quoique ses plus terribles adversaires aient compris dans leurs malédictions l'oeuvre tout entière, on est forcé de reconnaître que c'est là le seul grief sérieux qu'ils articulent contre ce chef-d'oeuvre.

Ainsi Gerson, cet acharné défenseur des libertés gallicanes aux conciles de Pise et de Constance, l'auteur de De Auferibilitate Papae, ne visait certainement pas, dans ses attaques, l'adversaire de Faux-Semblant, et Christine de Pisan ne lui reprochait que ses injustes critiques contre les dames. Aussi les [p. CVII] contemporains n'attachèrent que fort peu d'importance à ces anathèmes, qui, somme toute, s'adressaient à la littérature entière de ces siècles si peu collets-montés. On ne fit qu'en rire, et ceux qui ne connaissaient pas le roman le lurent avec avidité.

On reproche généralement à Jehan de Meung d'être verbeux et diffus, et de semer, sous prétexte d'érudition, son poème de hors-d'oeuvre considérables, qui rendent l'action confuse et ont presque fait ranger le délicieux roman de Guillaume dans le genre ennuyeux. «Les transitions n'y sont point ménagées, et chaque digression semble naître plutôt du caprice de l'auteur que de l'enchaînement des idées.[2]» On l'accuse encore d'avoir intercalé au hasard ces tirades, sans même s'occuper de l'acteur qui les débitait.

La moitié de ce reproche est juste, mais c'est le défaut capital de la littérature du moyen âge. Pour le reste, c'est une erreur grossière; car l'oeuvre, au contraire, est savamment étudiée. Quand l'auteur combat les abus de la société au XIIIe siècle, ce n'est pas au hasard qu'il choisit ses orateurs. Il sait parfaitement ce qu'il dit quand il fait attaquer les débauchés par Génius, les femmes par le Jaloux, les égoïstes et les riches par Ami, les juges iniques et les rois par Raison, et quand il choisit pour champion des vilains contre les nobles Nature elle-même.

Au surplus, si l'on ne considère l'oeuvre de Jehan de Meung que comme la continuation de celle de Guillaume de Lorris, plus de la moitié du roman pourrait en effet passer pour inutile.

Mais, comme nous l'avons dit plus haut, Jehan de Meung se souciait bien [p. CVIII] de Bel-Accueil vraiment! Il avait de l'esprit, et il comprit que faire un long traité de philosophie, de science et de morale, où il pût développer toute son érudition, c'était, au prix de peines et de dangers inouïs, se jeter dans les luttes arides de théologie et de métaphysique, qui ne pouvaient intéresser que les savants et ne lui attirer qu'un petit nombre de lecteurs. Et puis, comment développer en vile prose ces audacieuses maximes, qui trouvent si bien à se voiler sous les attrayantes allégories du roman? Que de choses, acceptables et même charmantes en vers, ne seraient souvent en prose qu'impudeur et qu'insanité! N'oublions pas que les mets les plus délicieux ne doivent leur saveur qu'à la manière dont ils sont apprêtés. «C'est le ton qui fait la chanson,» dit un proverbe populaire, et le genre badin permet d'émettre de cruelles vérités qui seraient trop dangereuses dans un livre sérieux. Telle maxime qui termine ingénument une fable du pauvre Ésope ou du bonhomme La Fontaine, telle pointe du malin Jehan de Meung deviendrait, même de nos jours, au milieu d'un discours politique ou d'un article de journal, un pamphlet séditieux. Quand le vigneron Paul-Louis le voulut faire, il n'y a pas de cela bien longtemps, on le lui fit trop bien sentir. Il ne faut donc lire le livre de Jehan de Meung que pour s'instruire et non pour s'amuser.

Donc, le reproche le plus sérieux et qui subsiste tout entier, c'est la crudité de quelques expressions, les attaques violentes contre les femmes, et surtout l'obscénité de certaines images et de la dernière scène.

Mais, comme dit Lantin de Damerey, dans sa Dissertation sur le Roman [p. CIX] de la Rose: «Si Jehan de Meung, pour avoir voulu être trop naturel, est tombé souvent dans le style bas et grossier, le mauvais goût de son époque en fut sans doute la cause.» La preuve en est dans tous les fabliaux et contes parvenus jusqu'à nous, et qui cependant faisaient les délices de nos chastes aïeules.

Pourtant on ne peut s'empêcher de rapprocher les deux écrivains, et en lisant Jehan de Meung, plus d'une gente dame regrettera bien certainement que la mort ait empêché le pudique Guillaume de terminer son oeuvre.

Du reste, Jehan de Meung s'en est ému lui-même, et il a pris soin de se défendre par la bouche de Raison. Celle-ci dit qu'on ne doit pas avoir honte d'appeler par leur nom les oeuvres de Dieu. «Ce n'est pas le nom qui est honteux, dit-elle, mais la chose. Or, quoi de plus noble que les divins instruments que Dieu façonna de ses propres mains pour perpétuer l'espèce humaine?» A vrai dire, puisque l'auteur n'a pas trouvé de meilleures raisons à nous donner, nous n'en chercherons pas, et nous l'abandonnerons à la colère des dames. S'il faut en croire son chroniqueur, André Thévet, maître Jehan, nous en sommes convaincu, se tirerait aujourd'hui d'un si mauvais pas aussi facilement que jadis en semblable circonstance.

Qu'on reproche donc à nos deux auteurs ce que l'on voudra. Ce qu'au moins on ne peut leur refuser, c'est d'avoir fait une oeuvre admirable, d'avoir écrit mieux que personne avant eux, et d'avoir fait faire un pas immense à la littérature française en créant un de ses plus beaux chefs-d'oeuvre.

Ce qu'on ne peut contester à Guillaume de Lorris, ce peintre inimitable, [p. CX] c'est une délicatesse et une grâce infinies, et à Jehan de Meung une vigueur de style, une élévation d'idées et une érudition sans rivales.

Sous la plume de ce fougueux satirique, le trait devient mortel et l'ironie sanglante, comme on peut en juger par le dix-neuf mille deux cent quarante-sixième vers:

Bon fait prolixité foir!


[p. CXI]

OPINIONS DES CRITIQUES.

Nous terminerons cette étude en donnant et discutant l'opinion de quelques écrivains sur cette oeuvre remarquable. Sans vouloir ici résumer les attaques violentes ni les louanges outrées des contemporains que nous pouvons soupçonner de partialité, nous nous contenterons de citer l'opinion des savants qui n'ont étudié cette oeuvre qu'au point de vue purement littéraire et philosophique. Ce fut au commencement du XVIe siècle, c'est-à-dire plus de trois cents ans après son apparition, que les savants commencèrent à étudier sérieusement le Roman de la Rose. Cette oeuvre, en effet, eut à cette époque, à la cour de Louis XII et de François Ier, un regain de célébrité. C'est ce qui engagea Clément Marot à en publier une nouvelle édition. «Sous prétexte de rajeunir ce roman pour en rendre la lecture plus facile, cet auteur lui fit subir des changements considérables; il substitua quantité de mots nouveaux à ceux tombés m désuétude, refondit un grand nombre de vers, en ajouta même quelques-uns, en un mot se fit un Roman de la Rose à lui

Il profita de cette publication pour juger l'oeuvre tout entière en six pages. Du style, il n'en parle [p. CXII] pas, et se contente d'indiquer au lecteur de la manière dont il faut «soulever l'écorce pour arriver jusqu'à la moelle de l'arbre.» Il dit que la Rose signifie «l'état de sapience, ou l'état de grâce, ou la Rose papale, ou la Vierge Marie, ou bien encore le souverain bien infini et la gloire d'éternelle béatitude.» Le lecteur peut choisir. Il ne s'appesantit pas beaucoup sur cette glose étrange que bien certainement il n'a jamais prise au sérieux. Mais elle s'explique assez aisément par cette circonstance, que Marot refondit le Roman de la Rose dans les prisons de Chartres où il était enfermé comme hérétique. Pour sortir de prison, ou remercier le roi de l'en avoir tiré, il crut devoir faire imprimer cette petite préface en tête de son édition. Cette singulière idée n'est pas de lui, du reste. Tout l'honneur en revient à Jehan Molinet, chanoine de Valenciennes, qui avait publié, en 1503, une translation de vers en prose, et une moralisation du Roman de la Rose. Nous passerons sous silence cette oeuvre absurde, et c'est, comme dit M.P. Pâris, le seul moyen de lui rendre justice. Quant à l'opinion de Marot sur les auteurs, tout ce qu'on trouve dans ses oeuvres, c'est un passage de sa complainte au général Preudhomme où il appelle Guillaume de Lorris l'Ennius français.

Baillet le regardait comme le meilleur poète du XIIIe siècle. Il nous apprend qu'il vivait sous le règne de saint Louis, qu'il mourut environ l'an 1260, et que, déguisant sous le nom de Rose celui d'une femme qu'il aimait éperdument, il avait entrepris son roman, dans lequel il voulut imiter Ovide et étendre ses pernicieuses maximes, sous prétexte d'y mêler un peu de philosophie morale.

Le lecteur peut juger que Baillet est tout aussi [p. CXIII] peu exact dans ses renseignements historiques que juste dans son appréciation philosophique, car il est impossible, en y mettant même une extrême complaisance, de découvrir, dans la partie de Guillaume, la moindre «pernicieuse maxime

Lantin de Damerey, dans sa Dissertation sur le Roman de la Rose, convient que les descriptions de Guillaume sont faites avec art et avec esprit:

«Lorris, dit-il, était un auteur galant qui a plus approché du tour aisé et naturel d'Ovide que Jehan de Meung, son continuateur. Cet auteur, qui vivait vers l'an 1300, fit voir qu'il savait aussi bien que Guillaume la théorie de l'art dangereux de l'amour, et l'emporta sur lui par l'érudition

Baïf était grand admirateur aussi du Roman de la Rose, et le choisit pour sujet d'un sonnet qu'il adressa à Charles IX.

Ronsard en faisait, de son côté, tant de cas, qu'il le lisait constamment et y puisait ses inspirations poétiques.

Le Père Bouhours (Entretiens d'Ariste et d'Eugène) n'hésite pas à donner à Jehan de Meung le nom de père et d'inventeur de l'éloquence française. Et de fait, c'est le premier livre français qui ait jamais joui d'une grande réputation.

Enfin, Pasquier, contemporain de Marot, s'exprime ainsi dans ses Recherches sur la France:

«Nous eûmes Guillaume de Lorris et, sous Philippe-le-Bel, Jehan de Meung, lesquels quelques-uns des nôtres ont voulu comparer à Dante, poète italien; et moi je les opposerais volontiers à tous les poètes d'Italie. Guillaume de Lorris n'eut le loisir d'achever grandement son livre; mais en ce peu qu'il nous a baillé, il est, si j'ose le dire, inimitable en descriptions. Lisez celle du printemps, puis [p. CXIV] du temps, et je défie tous les anciens et ceux qui viendront après nous d'en faire de plus à propos[3]

Si grand admirateur que nous soyons du Roman de la Rose, nous ne saurions admettre qu'on opposât nos deux poètes, ni à l'auteur de la Divine Comédie, ni à Pétrarque.


Les anciens comparaient Homère à un grand fleuve où tous les poètes de la Grèce venaient tremper leurs lèvres pour y puiser leurs inspirations. Tel fut pendant plusieurs siècles le rôle du Roman de la Rose, et de nos jours encore nos poètes pourraient à plus d'un titre le prendre pour modèle.

Jusqu'à Ronsard, en effet, nous n'avons guère eu d'autres poètes véritablement dignes de ce nom, et, jusqu'au XVIe siècle, on retrouve la trace du fameux Roman dans une foule d'ouvrages dont quelques-uns sont demeurés célèbres.

Ainsi, quand on lit attentivement la Servitude volontaire de La Boëtie, on est étonné de la similitude de pensées et de la communion d'idées qui existe entre les deux écrivains, et l'on se prend malgré soi à rechercher dans le Roman de la Rose ce qu'on lit dans le Contr' Un. Et si l'on n'y retrouve pas absolument les mêmes expressions, on y reconnaît la même inspiration et la même vigueur.

Vers 1450 parut un petit chef-d'oeuvre qui jouit pendant longtemps d'une grande célébrité, si nous [p. CXV] en jugeons par les nombreuses éditions qui se sont conservées jusqu'à nous, et la faveur méritée dont il jouit encore aujourd'hui. Cet ouvrage est intitulé: Les XV joies du mariage. Or, l'auteur en a trouvé le plan dans le Roman de la Rose. Il nous a paru intéressant de rapprocher ici les deux auteurs.

Nous trouvons dans Jehan de Meung:

C'est li fox poisson qui s'en passe
Parmi la gorge de la nasse
Qui, quant il s'en vuet retorner,
Maugrè sies l'estuet séjorner
A tous jors en prison léans,
Car du retorner est néans.
Li autres qui dehors demorent,
Quant il le voient si, acorent
Et cuident que cil s'esbanoie
A grant déduit et à grant joie,
Quant là le voient tornoier
Et par semblant esbanoier.
Et por ice méismement
Qu'il voient bien apertement,
Qu'il a léans assés viande
Tele cum chascun d'eus demande,
Moult volentiers i enterroient.
Si vont entor, et tant tornoient,
Tant i hurtent, tant i aguetent,
Que truevent le trou et s'i getent.
Mès quant il sunt léans venu,
Pris à tous jors et retenu,
Puis ne se puéent-il tenir
Que hors ne voillent revenir:
Là les convient à grant duel vivre
Tant que la mort les en délivre.

Voici maintenant ce qu'écrit l'auteur des XV joies dans son prologue:

«Ces chouses pourroit l'en dire pour ceulx qui sont en mariage, qui [p. CXVI] ressemblent le poisson estant en la grant eaue en franchise, qui va et vient où il lui plaist; et tant va et vient qu'il trouve une nasse borgne, où il y a plusieurs poissons, qui se sont pris au past qui estoit dedans, qu'ilz ont sentu au flayrer. Et quant celui poisson les voit, il travaille moult pour y entrer, et va tant à l'environ de la dicte nasse qu'il trouve l'entrée, et il entre dedens, cuidant estre en délices et plaisance, comme il cuide que les autres soient. Et quant il y est, il ne s'en peut retourner, et est liens en deul et en tristesse, où il cuidoit trouver toute joye et lyesse. Ainsi peut-on dire de ceulx qui sont en mariage, car ils voient les autres mariés dedens la nasse, qui font semblant de noer et de soy esbatre. Et pour ce font tant qu'ils trouvent maniere d'y entrer, et quant ilz y sont ilz ne s'en peuvent retourner, mais est force qu'ilz demeurent là.... Et pour ce en ycelles joies demourront tous jours et finiront misérablement leurs jours.»

Quand on rapproche ces deux passages, le doute n'est pas permis. Mais on pourrait croire que c'était une sorte de proverbe et que les auteurs ont puisé cette idée à la même source. Notre opinion est que l'auteur des XV joies l'a puisée directement dans le Roman de la Rose, et, en effet, voici une phrase qui nous donne singulièrement à penser:

«Et quant ilz y sont ilz ne s'en peuvent retourner, mais est force qu'ils demeurent là. Pour ce dist ung docteur appelé Valère à ung sien ami qui s'estoit marié, et qui luy demandoit s'il avoit bien fait, et le docteur luy respont en ceste manière: «Ami, dit-il, n'avés-vous peu trouver une haulte fenestre, pour vous laissier trébucher en une grosse ryvière, pour vous mectre dedens la teste la première

Or, comment se fait-il que l'auteur ait attribué à Valère ce qui [p. CXVII] appartient à Juvénal? (Satire VI, vers 30 et suivants.) C'est au moins une erreur assez bizarre. Il est une explication qui nous séduit fortement. L'auteur des XV joies était un des courtisans les plus assidus de la cour du Dauphin, à Geneppe en Brabant. Le Roman de la Rose était alors au plus beau temps de sa gloire; il devait évidemment faire les délices de ce petit noyau de beaux esprits gaulois et libertins, à qui nous devons les Cent Nouvelles nouvelles. Or, l'auteur, qui tirait son sujet du Roman, se rappelle soudain certain trait assez mordant contre le mariage, et, pour donner plus de poids à sa citation, il en cherche l'auteur et tombe sur ce passage:

Valerius qui se doloit
De ce que Rufin se voloit
Marier, qui ses compaîns iere,
Si li dist par parole fiere:
Diez tous-poissans, dist-il, amis,
Gart que tu ne soies jà mis
Es las de fames tant poissant,
Toutes choses par art froissant.
Juvenaus meismes escrie
A Postumus qui se marie:
Postumus, vués-tu famé prendre?
Ne pués-tu pas trover à vendre
Ou hars, ou cordes, ou chevestres,
Ou saillir hors par les fenestres
Dont l'en puet hault et loing véoir,
Ou lessier toi d'un pont chéoir?

En cherchant le nom de l'écrivain que citait Jehan de Meung, l'auteur des XV joies, qui ne traduisait que les trois derniers vers, est remonté un peu trop [p. CXVIII] haut, et de bonne foi attribua le trait à Valère. C'est d'autant plus compréhensible que, dans les manuscrits, où l'on mettait des majuscules le plus souvent en tête des alinéas, Valerius devait frapper les regards beaucoup plus que iuvenaus.

Nous ne pouvons non plus passer sous silence Théodore-Agrippa d'Aubigné, l'auteur des Tragiques. Sur plus d'un point on pourrait le mettre en parallèle avec Jehan de Meung. On pourrait presque dire qu'il a ramassé le fouet de Clopinel pour flageller les rois, les juges et les grands. C'est la même énergie, la même fougue, la même audace, la même horreur de l'injustice. Quoique l'on découvre dans les Tragiques plus d'une expression et plus d'une phrase même qu'on pourrait retrouver dans le Roman de la Rose, nous avons la certitude que d'Aubigné ne connaissait pas à fond cet ouvrage. Cette opinion ressort clairement de la manière dont cet auteur s'exprime sur le Roman de la Rose. En effet, dans sa onzième lettre de Poincts de science, page 457, tome I de l'édition de Lemerre, on lit:

«Monsieur, vous désirez de moy deux choses: un rolle des poètes de mon temps, et mon jugement de leurs mérites. Je feray le premier curieusement et selon ma cognoissance, l'autre avec crainte et sobrement. Vous ne devez pas avoir regret que je laisse en arrière tout ce qui a escript en France auparavant le Roy François, à cause de leur barbare grosserie; encore qu'ils ayent esté estimez pour la raritè plus que les plus excellents de ce siècle, tesmoin Aslin Chartier dormant sur un bahu à la garde robe, qu'une Reyne de France, Princesse de bonne estime, alla baiser, pour honorer, disoit-elle, la bouche qui a proféré tant de belles choses. J'ay cogneu plusieurs esprits assez cognoissants qui faisoyent profession de tirer de [p. CXIX] belles et doctes inventions du Rouman de la Rose et de livres pareils. Je me mis à leur exemple à essayer d'en faire mon profit. Certes, je trouvay à la fin que c'estoit «aurum legere ex stercore Ennii,» au prix des escrits des derniers siècles

D'Aubigné, pour écrire ces lignes, ne devait certainement pas avoir lu le Roman de la Rose, au moins celui de Jehan de Meung. Autrement, lui, d'ordinaire critique si sérieux et si fin, n'eût pas porté contre cette oeuvre un jugement si sévère. Nous ne nous faisons pas ici le défenseur d'Alain Chartier ni des autres poètes des XIVe et XVe siècles. Mais la violence même de la critique, bien qu'elle paraisse viser directement Guillaume de Lorris, l'Ennius français, nous prouve que, dans ses Recherches philologiques, d'Aubigné n'a pas eu le courage de remonter jusqu'au Roman de la Rose et d'en faire une étude approfondie. Car il lui aurait suffi de remuer légèrement la couche du fumier d'Ennius pour y recueillir une foule de perles de la plus belle eau, pour lesquelles il ne se fût pas montré si dédaigneux, car il aurait- pu facilement en faire son profit.

Les écrivains ont généralement tort de mépriser les siècles passés pour leur barbare grosserie. C'est le même terme qu'employa Boileau pour qualifier nos anciens auteurs, créateurs de cette langue admirable qu'il sut si savamment manier quelques siècles plus tard. La jeunesse a tort de se montrer si dure pour les vieux, car «le temps, qui tout vieillit, aussi les vieillira; le temps, qui tout use, aussi les usera,» et c'était naguère presque le sort de d'Aubigné. Boileau, grâce à la bonne fortune qu'il eut de naître après l'Académie, résistera plus longtemps; mais, suivant la règle inexorable qui fait qu'ici-bas il n'est [p. CXX] rien d'éternel, Boileau lui-même fera bientôt partie de ces siècles grossiers, qu'il traitait si cavalièrement du haut de sa grandeur, et qui ne daignait même pas se souvenir de d'Aubigné.

Et comme ce jour-là, peut-être, nos descendants ne trouveront dans l'auteur de l'Ode sur la prise de Namur et du passage du Rhin ni la grâce naïve, ni la force, ni le savoir, ni le souffle d'indépendance et de justice des auteurs du Roman de la Rose et des Tragiques, peut-être, dis-je, ce jour-là, sera-t-il relégué lui-même plus bas que les Perrault et les Ronsard qu'il méprisait tant.

Si Boileau, si d'Aubigné avaient lu Jehan de Meung, ils auraient vu qu'il ne faut pas se fier sur la Fortune, et que sa roue souvent exhausse le plus humble et renverse le plus fier dans la boue, et ils se seraient montrés plus charitables et plus justes pour leurs aïeux.

Boileau ne connaissait sans doute pas non plus d'Aubigné; ou s'il le connaissait, le courtisan raffiné, le plat adulateur du pouvoir devait détourner la tête pour ne pas voir ce visage austère, cette grande et noble figure du vieux héros qui lui eût fait monter la rougeur au front.

Boileau, ce versificateur habile et savant, qui sut écrire de si beaux vers sans jamais y faire étinceler une grande idée, cet eunuque servile ne pouvait comprendre ce que c'était qu'un homme. La forme chez lui domina toujours le fond, et sur la table d'airain de l'humanité nos fils chercheront en vain sa trace; elle est déjà bien effacée, quand les oeuvres de d'Aubigné et de Jehan de Meung creusent un sillon de plus en plus profond et peut-être éternel. C'est qu'aujourd'hui le niveau des esprits s'élève, le [p. CXXI] fond a dominé la forme, le vilain règne et la vilenie rampe. Et si Boileau revenait aujourd'hui, ce flagorneur éhonté sorti de la poudre du greffe, ne trouvant plus le Roi-Soleil devant qui courber l'échiné et à qui tendre la main comme un truand, ne crierait pas, comme il y a deux cents ans, aux génies indépendants trop fiers pour s'abaisser devant ce chef d'une cour avilie et corrompue, en attendant qu'il leur jetât un os à ronger:

Travaillez pour la gloire, et non pas pour l'argent!

La gloire, valet, tu ne l'as jamais connue!

Que nous préférons à tous ses alexandrins cette préface de d'Aubigné:

Prends ton vol, mon petit livre,
Mon fils qui fera revivre
En tes vers et en tes jeuz,
En tes amours, tes feintises,
Tes tourments, tes mignardises,
Ton père comme je veux.

Je ne mets pour ta deffense
La vaine et brave aparence,
Ni le secours mandié
Du nom d'un Prince propice,
Qui monstre en ton frontispice
A qui tu es dédié.

Livre, celui qui te donne
N'est esclave de personne;
Tu seras donc libre ainsi
Et dédié de ton père
A ceux à qui tu veux plaire
Et qui te plairont aussi.


Il ne nous reste plus à parler que des critiques contemporains qui se [p. CXXII] sont occupés du Roman de la Rose. Plusieurs ont cité cet ouvrage dans un cours ou dans une histoire de la littérature française. Leur cadre était beaucoup trop vaste pour pouvoir juger l'oeuvre à fond. Ils l'ont donc fait uniquement au point de vue de la langue, et comme on ne saurait exiger que ceux qui entreprennent une si lourde tâche connaissent complètement tous les écrivains qu'il leur faut citer, on s'étonnera moins si nous affirmons que pas un d'eux n'avait lu le Roman de la Rose, ce qui s'appelle lu; témoin M. Nisard déclarant que l'Amant n'était pas riche, puisqu'on le voit au début du Roman «raccommoder ses manches.» Nous ne nous donnerons donc pas la peine de critiquer leur opinion. Mais à côté de ceux-là se trouvent des érudits qui parlent de cette oeuvre, comme ils parlent de la pluie et du beau temps, «sans y être obligés,» pour montrer qu'ils sont érudits, et d'autres qui ont, pour l'amour de l'art, fait une étude spéciale de ce chef-d'oeuvre. Parmi les premiers, nous n'en citerons qu'un, M. Crapelet; parmi les derniers, MM. Huot (d'Orléans), Ampère (de l'Académie), et enfin le savant M. Pâris.


La dernière édition du Roman de la Rose fut donnée par M. Francisque Michel. Cette édition n'en est pas une. Outre qu'elle n'est que la reproduction servile de celle de Méon (en plus quelques fautes), il est regrettable que M. Francisque Michel se soit contenté de publier en tête de l'ouvrage l'Avertissement de Méon et la Préface de Lenglet du Fresnoy. [p. CXXIII] Pourquoi cet écrivain qui, plus que tout autre, était à même de juger une oeuvre à laquelle il eût dû se consacrer tout entier, a-t-il, suivant l'exemple de Méon, reculé devant ce travail? C'est que tous deux ont pensé qu'il ne suffisait pas de collationner un texte pour comprendre une oeuvre aussi considérable, aussi profonde, et qu'il fallait l'étudier à fond, sans s'arrêter à une première impression.

Nous regrettons que M. Francisque Michel n'ait eu le courage de l'entreprendre, car il nous a privés ainsi d'une étude fort intéressante. Nous en avons pour garants le talent incontestable de ce savant et ses travaux antérieurs. Nous ajouterons cependant que nous regardons comme un devoir, lorsqu'on veut faire revivre une oeuvre de cet importance, de donner au moins son opinion, ne fût-ce que pour prouver au lecteur que le travail est consciencieusement fait. Au surplus, nous ne croyons pas que M. Francisque Michel ait eu l'intention de faire une édition nouvelle; car il s'est contenté, comme nous, de reproduire servilement celle de Méon, quoiqu'il annonce dans sa Préface avoir «revu le texte avec le plus grand soin, et surtout l'avoir établi d'une manière plus conforme aux règles de notre ancienne langue.» La seule différence que nous ayons constatée entre ces deux éditions, c'est, à la charge de la dernière parue, un défaut commun à la plupart des réimpressions à bon marché, c'est-à-dire l'altération de l'original. Nous signalerons les fautes dans nos notes, au fur et à mesure qu'elles se présenteront, notamment au dernier chapitre, où toute une page de Méon a été passée, par inadvertance sans doute.

A première vue, on pourrait croire l'édition de M. Francisque Michel plus complète que l'autre, les [p. CXXIV] cotes, en tête de chaque page, indiquant environ 600 vers de plus. Cette augmentation est tout simplement le résultat d'une faute d'impression, le compositeur ayant mis le nombre 4008 au lieu de 3408 à la page 112 du premier volume.

Nous rendons toutefois hommage à l'heureuse disposition du texte, qui en facilite beaucoup la lecture à ceux qui possèdent déjà quelques notions de la langue romane.

Après lui, nous dirons quelques mots de l'opinion de M. Crapelet. En 1834, dans sa préface du Partonopoeus de Blois, il s'exprime ainsi au sujet du Roman de la Rose:

«Marot, avec tout son beau langage, n'a pu racheter les défauts du poème qu'il habilla à sa mode, le désordre du plan et de la conduite, l'absurdité du merveilleux, les froides allégories de Bel-Accueil, fils de Courtoisie, de Malebouche, de dame Oyseuse, de Faux-Semblant, de dame Nature, du prêtre Génius, etc., qui ont inspiré les fictions non moins ternes et affectées du pays de Tendre, les fleuves d'Inclination, d'Estime, de Reconnaissance, des villages de Soumission, de Complaisance, d'Orgueil, de Médisance, dans le Roman de Clélie.»

Nous répondrons peu de chose à M. Crapelet, si ce n'est que Marot et son beau langage n'ont rien à faire ici, que le merveilleux n'y saurait être absurde, par la raison toute simple qu'il n'y a pas, dans tout le poème, une once de merveilleux. En effet, c'est une oeuvre de philosophie naturelle, et depuis le commencement jusqu'à la cueillette de la Rose, tout y est absolument naturel, trop naturel même, au dire de bien des lecteurs, qui trouvent l'allégorie beaucoup trop transparente. Enfin, l'auteur de Clélie, pas plus que ses contemporains, ne connaissait guère [p. CXXV] le Roman de la Rose, et c'est faire assurément trop d'honneur à nos deux Orléanais que de les gratifier d'une si belle inspiration.

Nous nous contenterons de dire à M. Crapelet ce que M. Robert dit de MM. Legrand d'Aussy et Roquefort, touchant leur opinion sur certains passages du Partonopoeus; c'est que, pour juger une oeuvre de cette taille, il faut la lire, c'est-à-dire l'étudier à fond et sans précipitation; il est facile de voir que M. Crapelet n'a pas suivi le sage conseil de son collaborateur.

Maintenant, nous allons examiner scrupuleusement des travaux plus sérieux, des études complètes du poème tout entier. Comme nous ne saurions les citer toutes, nous en avons pris trois, non pas au hasard, mais trois types caractéristiques. Ce sont: la première, de M. Huot, c'est-à-dire d'un «amateur» qui n'était rien moins que savant; la seconde, d'un érudit et d'un écrivain de valeur, puisqu'il était académicien, M. Ampère; la troisième, d'un vrai savant, celui-là, M.P. Pâris.

Le lecteur pourra juger combien il est dangereux, par ces trois exemples, de prendre tout ce qu'on lit pour «parole d'Évangile

La première est absolument nulle; la seconde est une critique sévère et injuste, la dernière une apologie.

Nous serons d'autant plus à notre aise pour les discuter, que notre travail était entièrement terminé lorsque les deux dernières nous sont tombées entre les mains.

Nous commencerons par celle de M. Huot. Nous ne lui ferons aucun reproche, car en étudiant cette oeuvre, lui Orléanais, il a fait preuve de patriotisme [p. CXXVI] et de bonne volonté; bien peu, du reste, de ses compatriotes possèdent l'amour de nos vieux poètes à un si haut degré, car je n'ai jamais encore rencontré un seul Orléanais qui eût seulement lu le Roman de la Rose, même parmi ceux qui se piquent de connaître notre langue. Mais M. Huot eût bien dû relire une fois de plus l'oeuvre de Guillaume de Lorris et de Jehan de Meung, au lieu de ce pauvre Molinet, qui, ma foi, semble l'intéresser autant que ceux-ci, sans doute parce qu'il était plus facile à lire. Et alors, il se fût peut-être aperçu que, dans les descriptions de Guillaume, il y a plus que quelques vers seulement qui offrent un certain mérite de facture et de pensée; que le trouvère de Lorris n'est pas d'une transparence extrêmement gênante pour celui qui l'analyse et qui tient à être entendu ou lu par tout le monde, et enfin qu'il faut voir dans l'Amant de Jehan de Meung autre chose qu'un débauché à qui tous les moyens sont bons pour arriver à son but, qui ne recule pas même devant un assassinat!

Ce pauvre M. Huot avait pris trop au pied de la lettre le meurtre de Malebouche, et il est navré d'une morale aussi épouvantable. Peu s'en faut qu'il ne termine son étude par ce cri du coeur: «Et voilà jusqu'où peuvent nous pousser les passions charnelles!»

Mais nous voici face à face avec un critique autrement sérieux que MM. Crapelet et Huot, en ce sens qu'il affirme avoir fait du Roman de la Rose une étude minutieuse, et que son nom peut faire autorité en matière littéraire. Nous parlons de M.J.-J. Ampère, professeur au Collège de France et membre de l'Académie française et de l'Académie des inscriptions et belles-lettres.

Le travail de M. Ampère parut dans la Revue des Deux-Mondes, [p. CXXVII] le 15 août 1843. Il est long, ou du moins semble tel au premier coup d'oeil, car il ne contient pas moins de 40 pages grand in-8° de 40 lignes. Mais, après mûr examen, si nous en défalquons l'analyse, il se réduit à six pages.

Faisons d'abord en passant une réflexion: c'est que, de tous ceux qui ont attaqué cette oeuvre, deux seulement en firent une étude sérieuse, et cherchèrent à appuyer leurs assertions sur l'examen critique de l'ouvrage, savoir: le chancelier Gerson vers 1400, et M. Ampère en 1843.

Gerson ne trouva d'autre argument qu'une parodie burlesque, et M. Ampère fit l'étude que nous allons examiner.

Elle se termine par la conclusion suivante:

«L'oeuvre de Jehan de Meung doit être considérée comme une audacieuse tentative d'un libertin du XIIIe siècle, qui, à l'aide de quelques précautions oratoires, a voulu sciemment attaquer, non seulement les abus qui s'étaient glissés dans l'Église, mais l'esprit même du spiritualisme chrétien. Savant pour son temps, nourri de l'antiquité, païen d'imagination, épicurien par nature et par principe, il fut un devancier puissant des érudits païens et matérialistes du XVIesiècle. Il y a en lui le germe de Rabelais, et même à quelques égards de d'Holbach et de Lamettrie

Ainsi, voilà tout ce que vit M. Ampère dans cette oeuvre colossale. Beaucoup de libertinage et d'impiété. Il reconnaît pourtant à Jehan de Meung un peu d'érudition et, çà et là, quelque grandeur. Il a même trouvé par hasard deux vers qu'il qualifie de «tout simplement sublimes.» C'est peu sur vingt mille. Bref, M. Ampère partage l'avis de Gerson. [p. CXXVIII] C'est un livre qu'on eût bien fait de brûler, car il ajoute:

«Ce n'est pas l'inoffensive galanterie de Guillaume de Lorris qui eût décidé un homme de l'importance de Gerson à prêcher et à écrire contre le Roman de la Rose, et qui eût attiré sur lui les vertueuses invectives de la sage Christine de Pisan. Mais les âmes chrétiennes et morales du XVesiècle (elles ne l'étaient sans doute pas aux XIIIe et XIVe) durent sentir vivement ce qu'il y avait de dangereux dans un livre abritant, derrière un titre et un commencement qui n'annonçaient que gentillesse gracieuse et frivole galanterie, un traité d'irréligion et d'épicuréisme

M. Ampère, vous qui ne trouvez dans Jehan de Meung qu'un païen et qu'un libertin, vous êtes une preuve frappante qu'il ne faut pas toujours juger la valeur des arguments sur l'importance de celui qui les produit. Aussi nous nous permettrons de discuter les vôtres.

Jehan de Meung un libertin? Qu'en savez-vous? Il ne l'est ni plus ni moins que tous les écrivains de son temps, témoins «les nombreux monuments de notre vieille littérature, dites-vous, dont plusieurs sont à beaucoup d'égards fort supérieurs au Roman de la Rose, quoique aucun n'ait encore conquis l'espèce de notoriété attachée depuis des siècles à cet ouvrage.» Nous citons textuellement M. Ampère au commencement de son étude. Il est vrai qu'il dira à la fin:

«On a souvent cité le Roman de la Rose comme le début de la poésie française au moyen âge, erreur qui a été judicieusement réfutée. Au lieu de marquer l'origine de cette littérature, on peut dire qu'il en est la fleur et la fin

La fleur! Est-ce une rétractation, ou simplement un jeu de mots, un trait d'esprit malin?

Le lecteur remarquera de suite une opinion préconçue, un parti pris [p. CXXIX] évident de dénigrer cet ouvrage, et les contradictions nombreuses qui naissent forcément d'un travail fait avec trop de précipitation.

Certes, la liberté de critique est à nos yeux la moins discutable pour un savant; mais il est une qualité indispensable: c'est l'impartialité, et M. Ampère eût dû qualifier l'étonnant renom du Roman de la Rose autrement que par cette expression dédaigneuse: «espèce de notoriété

Du reste, M. Ampère, malgré son importance, ne nous semble pas heureux dans le choix de ses expressions, pour un académicien. Il ne plane pas si haut au-dessus des simples mortels, qu'il ne soit au moins tenu de se faire comprendre. Qu'est-ce donc qu'un «païen d'imagination,» qu'un «épicurien par nature?» De grands mots en mauvais français ne sont pas des raisons. Voyons, avec un peu de bonne foi, Jehan de Meung ne serait-il pas un peu chrétien aussi, rien que par habitude ou par oubli, puisque c'est seulement quand il glorifie Dieu et le Christ que M. Ampère daigne lui trouver un peu de grandeur et de sublime? Ce serait au moins rationnel.

Il semble oublier que Gerson n'attaqua le Roman de la Rose que cent vingt ans après son apparition. L'espèce de notoriété, paraît-il, dont jouissait cet ouvrage alors, était encore assez considérable pour que le chancelier de l'Université ne dédaignât pas de le combattre avec acharnement. Ce qu'il oublie aussi, c'est l'importance des défenseurs de cette oeuvre remarquable contre le haut clergé, dont les attaques incessantes n'avaient réussi, durant un siècle, qu'à rendre l'oeuvre plus populaire. Il aurait dû, pour se [p. CXXX] montrer impartial, lire et citer ces paroles de Jehan de Montreuil, secrétaire du roi Charles VI, en réponse à Gerson:

«Plus je pénètre dans les importants mystères et dans la mystérieuse importance de cette oeuvre profonde et d'une si grande et si durable célébrité, que nous devons à la plume de Jehan de Meung, plus j'étudie avec une curiosité toujours nouvelle le talent de l'industrieux écrivain, plus je l'admire avec transport et avec feu

Puisqu'il cite la sage Christine de Pisan, il aurait dû citer aussi ses adversaires: Gontier Col, général conseiller du roi; maître Jehan Johannes, prévôt de Lille, et maître Pierre Col, secrétaire du roi. Leur importance n'est certes pas à dédaigner. Et, somme toute, maître Clopinel, qui fait si bonne justice, et dans un style si grand et si sublime, de cette inepte science, l'astrologie, ne devait-il pas trouver un adversaire tout naturel dans la fille de Thomas de Pisan, astrologue de Charles V, qui dut peut-être au génie de Jehan de Meung le mépris et la misère profonde qui le poursuivirent jusqu'à sa mort?

Mais suivons M. Ampère dans son étude, et nous verrons que ce critique ne se départ pas un seul instant de ce même esprit de partialité. Il nous promet bien de s'arrêter sur tous les passages les plus saillants; mais il en est beaucoup, et des plus beaux, qu'il ne voit pas ou feint de ne pas voir, en faisant ressortir, par contre, tous ceux qu'il trouve favorables à son système.

Il ne manque pas, du reste, d'une certaine suffisance, et se fait une singulière illusion sur son petit travail. «Donner une analyse détaillée du Roman de la Rose, dit-il, c'est le publier pour ainsi dire.» Hélas! ne connaîtront guère cette oeuvre ceux qui se contenteront [p. CXXXI] de l'étudier dans l'analyse de M. Ampère, qu'il termine ainsi: «Tel est le Roman de la Rose. Je crois avoir montré le premier toute la portée de cette oeuvre célèbre!» Il connaissait pourtant l'édition de Méon; mais il ne semble pas avoir lu l'étude de Langlet du Fresnoy ni l'analyse de Lantin de Damerey, car il n'eût pas écrit cette phrase-là.

Son analyse commence ainsi:

« Les deux portions du Roman de la Rose forment véritablement deux poèmes, et le premier est souvent la contre-partie ou la parodie du second

M. Ampère eût bien dû d'abord expliquer cette assertion que nous regardons comme absolument inexacte. Et puis un premier ne peut jamais être la parodie d'un second.

Il nous promet ensuite de ne s'arrêter que sur des passages qui lui plairont par la grâce de l'expression ou qui l'intéresseront par la hardiesse de la pensée ou l'audace de la satire.

Donc, il arrête tout d'abord le lecteur aux images du verger, pour lui faire, dit-il, une observation essentielle. «Si le poème était composé au point de vue de la morale chrétienne, l'Avarice et l'Envie se trouveraient en compagnie des autres péchés mortels. Au lieu des péchés mortels, l'auteur voit ici représentés les vices opposés aux qualités qui formaient le chevalier accompli: Haine contraire d'Amour, Félonie de Loyauté, Vilenie de Noblesse, Convoitise de Tempérance, Avarice de Largesse, Envie de Générosité; et enfin Vieillesse, qui n'est point un vice, est mise là comme étant le contraire de Jeunesse, qui, dans le langage systématique des troubadours, exprimait, non seulement un des âges de l'homme, mais la disposition morale qui rend propre aux sentiments et aux vertus chevaleresques. Puis, à côté des images principales, le [p. CXXXII] poète en a placé deux autres, Papelardie et Pauvreté. Papelardie est synonyme d'Hypocrisie. Guillaume de Lorris n'a pu se défendre de placer là cette allusion aux faux dévots, tant ce genre de raillerie était naturel au moyen âge

Comme dit M. Ampère, son observation est essentielle. Nous nous appesantirons donc sur ce passage, afin de prouver que, dès le début, M. Ampère faisait fausse route, et que, pour arriver à sa conclusion arrêtée d'avance, force lui fut d'expliquer bien des choses à sa façon et de passer sur ce qu'il ne comprenait pas.

Sur le reste nous glisserons rapidement.

D'abord, pourquoi détacher deux images des autres et les déclarer accessoires, quand, au contraire, ce sont les principales, la dernière surtout, puisque c'est elle le noeud de l'action tout entière? En effet, si l'Amant lutte si longtemps, c'est qu'il est pauvre, et nous verrons le papelard Faux-Semblant remplir à lui seul le quart du roman de Jehan de Meung. Pauvreté n'est pas un vice non plus, et M. Ampère eût dû chercher à l'expliquer comme il a fait pour Vieillesse. Nous nous demandons aussi pourquoi il fait Convoitise l'opposé de Tempérance. Rien pourtant, dans le tableau tracé par l'auteur, ne dénote l'intempérance. Mais M. Ampère a une idée fixe et absolue; il n'en démordra pas et, coûte que coûte, soutiendra le paradoxe[4] jusqu'au bout. Aussi, voyez où il se trouve entraîné: «Si le poème, dit-il, était composé au point de vue de la morale chrétienne, [p. CXXXIII] l'auteur aurait représenté les sept péchés capitaux;» et la conclusion de son étude se résume ainsi: donc, c'est un poème de chevalerie composé contre la morale chrétienne.

L'argument est irrésistible.

Il analyse sommairement l'oeuvre de Guillaume en l'accompagnant d'observations savantes qui ne manquent pas d'intérêt. Mais il a sa marotte. Il ne veut pas voir dans l'Amant un homme, et pour lui le poème de Guillaume doit être absolument un roman de chevalerie. Il le veut, il y tient, comme il tiendra tout à l'heure à ne voir qu'un traité de libertinage dans le roman de Jehan de Meung. Il nous parle à chaque instant de Mlle de Scudéry, et du Cid, et des Allemands, et de mille autres choses qui prouvent toute sa science, mais sont fort inutiles; et s'il déplore la manie des anciens poètes de toujours mettre l'amour en allégorie, nous déplorons celle des savants de vouloir à toute force étaler leur érudition partout. C'est, du reste, un reproche qui s'adresse encore plus à Jehan de Meung, car c'est le défaut capital de son oeuvre et, par cela même, nous voudrions voir M. Ampère plus indulgent pour lui.

Comme tous les gens à système, M. Ampère ne veut pas reconnaître ses erreurs, et quand, par exemple, il affirme que Vieillesse n'est, aux yeux de Guillaume, que l'opposé de Jeunesse qui, dans le langage des troubadours, exprime la disposition morale qui nous rend propres aux sentiments et aux vertus chevaleresques, il se garde bien de nous parler du démenti formel que lui inflige l'auteur un peu plus loin, lorsqu'il dépeint Jeunesse comme l'épanouissement du corps joint à l'innocence et à l'inexpérience du coeur.

[p. CXXXIV] Nous arrivons maintenant à l'analyse de Jehan de Meung. M. Ampère prévient le lecteur qu'il ne faut considérer son oeuvre que comme un amusement de la jeunesse d'un savant grivois, et qu'on doit s'attendre à y trouver l'alliance de la satire avec le savoir ou du moins la prétention au savoir. Voilà un trait qui dénote un ennemi systématique, car le savoir de Jehan de Meung est, pour tout homme de bonne foi, au-dessus de toute discussion. Ensuite il fait un parallèle rapide, mais très-exact, entre les deux auteurs.

Nous n'y relèverons qu'une chose: c'est qu'il fait de Jehan de Meung un moine, au mépris de l'histoire, uniquement pour le plaisir d'étaler un peu d'érudition, et comparer les deux auteurs à l'aimable Jehan de Saintré et au robuste et gaillard Damp abbé dans la Dame des belles cousines. Il reproche à Jehan de Meung, au lieu de suivre, comme son devancier, le fil du récit, de s'en écarter sans cesse. «Bien souvent il oublie son sujet pour traiter tous les sujets; il intercale des allégories dans les allégories, des histoires dans les histoires. Bon fait prolixité fuir, a dit Jehan de Meung; jamais auteur n'observa plus mal son précepte; mais parmi cette multitude d'épisodes, nous trouverons des passages beaucoup plus curieux, et même des morceaux de poésie beaucoup mieux frappés que tout ce qu'a pu nous offrir le doucereux Guillaume

Le lecteur a pu voir quelle est notre opinion à ce sujet, et que sur plusieurs points nous partageons celle de M. Ampère.

Puis il passe rapidement en quelques mots sur le corps de 7,000 vers, pour arriver à Faux-Semblant dont il analyse le discours à fond et d'une façon remarquable. Mais il n'y voit pas autre chose qu'un [p. CXXXV] genre de raillerie naturelle au moyen âge. Il résume cette analyse ainsi: «Faux-Semblant s'exprime au nom des ordres mendiants comme il eût pu le faire au nom de l'ordre qui les remplaça au XVIesiècle.» Diable, M. Ampère, cette petite pointe contre la Compagnie de Jésus vous serait-elle échappée? De votre part le trait est cruel!

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