Le roman de la rose - Tome I
Amour parle.
Amour répond: Calme ta crainte. 2150
Puisque tu t'es donné sans feinte,
Je prendrai ton service à gré
Et te veux mettre en haut degré
Si tes méfaits ne s'y opposent.
Mais de bien longs délais s'imposent[40b];
La fortune est lente à venir[41b],
Et fait moult peiner et languir.
Attends et souffre la détresse
Qui maintenant te cuit et blesse;
Je sais par quelle potion
Tu recevras la guérison.
Si ta fidélité ne cède,
Je te donnerai tel remède
Que tes blessures guérirai.
Mais, par mon chef, bien je verrai
Si tu fais de bon coeur service,
Si nuit et jour sans artifice
Accomplis les commandements
Que je commande aux fins amants.
L'Amant parle.
Pour Dieu, merci, lui dis-je, sire,
Avant partir, veuillez me dire
Ici tous vos commandements,
Je veux m'y soumettre céans.
Aussi pour ne pas m'y méprendre,
J'ai grand souci de les apprendre,
Car, si je ne les connaissais,
Sans le vouloir tôt je pourrais
M'égarer de la droite voie.
Amours.
Amors respont: Tu dis moult bien, 2132
Or les enten et les retien:
Li maistres pert sa poine toute,
Quant li disciples qui escoute[42],
Ne met s'entente au retenir,
S'i qu'il l'en puisse sovenir.
L'Amant.
Voir image
Li Diex d'Amors lors m'encharja,
Tout ainsinc cum vous orrés jà,
Mot à mot ses commandemens,
Bien les devise cis Romans:
Qui amer vuet or i entende
Que li Romans dès or amende.
Dès or le fait bon escouter,
S'il est qui le sache conter:
Car la fin du songe est moult bele,
Et la matire en est novele.
Qui du songe la fin orra,
Ge vous di bien qu'il y porra
Des jeus d'amors assés aprendre;
Por quoi il voille tant atendre
Que g'espoigne et que g'enromance
Du songe la sénéfiance.
La vérité qui est coverte,
Vous sera lores toute aperte,
Quant espondre m'orrez le songe,
Où il n'a nul mot de mençonge.
Amour.
Adonc Amour, tout plein de joie, 2134
Me répond: Tu parles moult bien;
Or les entends et les retien:
Le maître perd sa peine toute
Quand le disciple qui l'écoute
Ne s'applique à tout retenir,
Pour en garder le souvenir.
L'Amant.
Lors Amour se mit à m'apprendre,
Ainsi que vous pourrez l'entendre,
Mot à mot ses commandements;
Bien les explique ce Romans.
Qui veut aimer, or les apprenne,
Et de ce livre aide lui vienne.
Dès lors il fait bon l'écouter
S'il est qui le sache conter:
Car la fin du conte est moult belle
Et la matière en est nouvelle.
Qui la fin du songe ouïra,
Je vous dis bien qu'il y pourra
Des jeux d'Amour assez apprendre.
Aussi, qu'il veuille bien attendre
Qu'en mes vers j'expose céans
De ce beau songe tout le sens.
La vérité qui est voilée
Alors vous sera dévoilée,
Quand ce songe en entier suivrez
Où nul mensonge n'ouïrez.
XVII
Comment le Dieu d'Amours enseigne 2159
L'Amant, et dit qu'il face et tiengne
Les reigles qu'il haille à l'Amant,
Escriptes en ce bel Rommant.
Vilonnie premierement,
Ce dist Amors, veil et commant
Que tu guerpisses sans reprendre,
Se tu ne veulz vers moi mesprendre;
Si maudi et escommenie
Tous ceus qui aiment Vilonnie.
Vilonnie fait li vilains,
Por ce n'est pas drois que ge l'ains;
Vilains est fel et sans pitié,
Sans servise et sans amitié.
Après, te garde de retraire[43]
Chose des gens qui face à taire:
N'est pas proesce de mesdire.
En Keux le seneschal te mire[44],
Qui jadis par son mokéis
Fu mal renomés et haïs.
Tant cum Gauvains li bien apris[45]
Par sa cortoisie ot le pris,
Autretant ot de blasme Keus,
Por ce qu'il fu fel et crueus,
Ramponieres et mal-parliers
Desus tous autres chevaliers.
Sages soies et acointables,
De paroles dous et resnables
Et as grans gens, et as menues,
Et quant tu iras par les rues,
XVII
Comment le Dieu d'Amours enseigne 2161
L'Amant, et lui dit qu'il n'enfreigne
Les règles qu'il baille à l'Amant
Écrites en ce beau Roman.
D'abord, dit Amour, Vilenie
Qu'à tout jamais ton coeur renie!
Je le commande et je le veux
Sous peine de trahir tes voeux;
Car je maudis, j'excommunie
Tous ceux qui aiment Vilenie.
C'est elle qui fait les vilains;
Aussi, je la hais et la plains:
Vilain est traître, impitoyable,
D'amour, de service incapable.
Puis garde-toi de publier[43b]
Ce qu'il faut taire et oublier;
C'est lâcheté que de médire.
Que toujours ton âme s'inspire
Du sénéchal Keux, dont le fiel[44b]
Fit un sot méchant et cruel.
Vois Gauvain, son âme loyale[45b]
Et courtoise était sans rivale,
Tandis qu'était honni ce Keux,
Parmi tous ces chevaliers preux,
Pour sa langue vile et méchante
Et querelleuse, et médisante.
Surtout sois raisonnable et doux,
Sage et gracieux envers tous,
Grands et petits; et par la rue,
Pour souhaiter la bienvenue,
Gar que tu soies costumiers 2189
De saluer les gens premiers;
Et s'aucuns avant te salue,
Si n'aies pas la langue mue,
Ains te garni du salu rendre
Sans demorer et sans atendre.
Après, garde que tu ne dies
Ces ors moz, ne ces ribaudies;
Jà por nomer vilaine chose
Ne doit ta bouche estre desclose:
Je ne tiens pas à cortois homme,
Qui orde chose et lede nomme.
Toutes fames sers et honore,
D'eles servir poine et labore;
Et se tu os nul mesdisant
Qui aille fames desprisant[46],
Blasme-le, et dis qu'il se taise.
Fai, se tu pués, chose qui plaise
As dames et as damoiseles,
Si qu'els oient bonnes noveles
Dire de toi et raconter;
Par ce porras en pris monter.
Après tout ce, d'orgoil te garde,
Car qui, bien entent et esgarde,
Orguex est folie et pechiés;
Et qui d'orgoil est entechiés,
Il ne puet son cuer aploier
A servir ne à souploier.
Orguilleux fait tout le contraire
De ce que fins amans doit faire.
Mais qui d'amer se vuelt pener,
Il se doit cointement mener;
Hons qui porchace druerie,
Ne vaut noient sans cointerie.
Garde-toi d'être le dernier; 2191
Et si quelqu'un tout le premier
A ta rencontre te salue,
Jamais ta langue irrésolue
Ne doit un seul instant rester
Sans salut rendre et s'acquitter.
Puis veille à ne dire paroles
Sales, libertines et folles;
Jamais pour vilains mots choisir
Ta bouche ne se doit ouvrir,
Car je ne tiens pour courtois homme
Qui chose sale ou laide nomme.
Puis toute femme honore et sers,
A les servir ta peine perds;
Si tu entends langues infâmes
Mépriser, rabaisser les femmes[46b],
Blâme et fais taire ces hargneux.
Cherche à plaire autant que tu peux
Aux dames et aux damoiselles,
Pour que de toi bonnes nouvelles
Elles entendent raconter,
Tu n'y pourras qu'en prix monter.
Après tout ce, d'orgueil te garde;
Pour qui bien entend et regarde,
Orgueil est folie et péché,
Et qui d'orgueil est entaché
Se plaît à faire le contraire
De ce que fin amant doit faire;
Il ne saurait son coeur plier
A servir ni à supplier;
Mais l'amant fin et véritable
Se doit montrer facile, aimable,
Car pour réussir en amours
Il faut être affable toujours.
Cointerie n'est mie orguiez, 2223
Qui cointes est, il en vaut miez:
Por quoi il soit d'orgoil vuidiés,
Qu'il ne soit fox n'outrecuidiés.
Mene-toi bel selonc ta rente,
De robes et de chaucemente;
Bele robe et biau garnement
Amendent les gens durement:
Et si dois ta robe baillier
A tel qui sache bien taillier,
Et face bien séans les pointes,
Et les manches joignans et cointes.
Solers à las, ou estiviaus
Aies souvent frès et noviaus,
Et gar qu'il soient si chauçant,
Que cil vilain aillent tençant
En quel guise tu i entras,
Et de quel part tu en istras.
De gans, d'aumosniere de soie,
Et de çainture te cointoie:
Et se tu n'as si grant richece
Qu'avoir les puisses, si t'estrece;
Mès au plus bel te dois deduire
Que tu porras sans toi destruire.
Chapel de flors qui petit couste,
Ou de roses à Penthecouste,
Ice puet bien chascun avoir,
Qu'il n'i convient pas grant avoir.
Ne sueffre sor toi nul ordure,
Lave les mains, et tes dens cure[47]:
S'en tes ongles a point de noir,
Ne l'i lesse pas remanoir.
Cous tes manches, tes cheveus pigne,
Mais ne te farde ne ne guigne:
L'homme affable l'orgueil méprise, 2225
Et tout le monde mieux l'en prise;
Seuls les sots et les vaniteux
Sont vers les autres orgueilleux.
Selon ta rente choisis belles
Jambières et robes nouvelles,
Car belles robes, beaux atours
Moult favorisent les amours.
Rappelle-toi qu'il est utile
De rechercher tailleur habile,
Qui coupe pointes gentiment
Et manches fasse tout joignant.
Souliers lacés, fine chaussure
Porte frais, de bonne mesure,
Et garde qu'ils te serrent tant
Que les vilains aillent glosant,
Comment pour entrer tu pus faire
Et pour en sortir la manière.
Prends l'aumônière de satin
Et coquette ceinture enfin;
Et si tu n'es, pour telle mise,
Pas assez riche, économise;
Mais fais ton corps le plus priser
Que tu pourras, sans t'épuiser.
Chapel de fleurs des champs, sans faute,
Ou roses à la Pentecôte
Chacun peut certes bien avoir,
Il n'est besoin d'un grand avoir;
Ne souffre sur toi nulle ordure,
Lave tes mains et tes dents cure[47b],
Et si tes ongles ont du noir,
Ote-le vite et sans surseoir.
Couds tes manches, tes cheveux peigne,
Mais le clin d'yeux, le fard dédaigne:
Ce n'apartient s'as dames non, 2257
Ou à ceus de mavès renon,
Qui amors par mal aventure
Ont trouvée contre nature.
Après ce te doit sovenir
D'envoiséure maintenir;
A joie et à déduit t'atorne,
Amors n'a cure d'omme morne;
C'est maladie moult cortoise,
L'en en rit, et geue et envoise.
Il est ensi queli amant
Ont par ores joie et torment;
Amans sentent les maulx d'amer
Une hore dous, autre hore amer.
Mal d'amer est moult outrageus,
Or est li amans en ses geus,
Or est destrois, or se demente,
Une hore plore, et autre chante.
Se tu sés nul bel déduit faire,
Par quoi tu puisses as gens plaire,
Je te comant que tu le faces:
Chascun doit faire en toutes places
Ce qu'il set qui miex li avient,
Car los et pris et grace en vient.
Se tu te sens viste et legier,
Ne fai pas de saillir dangier;
Et se tu siez bien à cheval,
Tu dois poindre amont et aval;
Et se tu sés lances brisier,
Tu t'en pués moult faire prisier.
Se as armes es acesmés,
Par ce seras dis tans amés;
Se tu as la voiz clere et saine[48],
Tu ne dois mie querre essoine
Ceci pour les dames est bon, 2259
Ou pour ceux de mauvais renom
Qui cherchent par male aventure
Honteux amour contre nature.
Ensuite il te doit souvenir
Que seuls inspirent le plaisir
Gais atours, riante figure,
Des fronts ridés amour n'a cure;
C'est un mal avant tout courtois,
Enjoué, badin et grivois.
Mais sache aussi qu'il nous octroie
Heure de peine, heure de joie,
Ses maux les amants sentent tous.
Une heure amer, une heure doux.
L'amour est en tous points extrême;
Tantôt l'amant bienheureux aime,
Tantôt s'afflige et dépérit,
Une heure pleure, une autre rit.
Si tu sais quelque beau jeu faire
Par quoi tu puisses aux gens plaire,
Fais-le, tu t'en trouveras bien,
Car los et prix et grâce en vient.
Chacun doit faire en toute place
Ce qui fait mieux valoir sa grâce.
Si tu te sens preste et léger,
Saute donc sans te ménager.
Rien auprès des belles n'avance
Comme savoir rompre une lance.
Et si tu sieds bien à cheval,
Tu dois courir amont, aval;
Bonne prestance sous les armes
Enfin décupleront tes charmes.
Si tu as claire et saine voix[48b],
Ne t'excuse pas quelquefois
De chanter, se l'en t'en semont, 2291
Car bel chanter abelist mont;
Si avient bien à bacheler
Que il sache de viéler,
De fléuter et de dancier;
Par ce se puet moult avancier.
Ne te fai tenir por aver,
Car ce te porroit moult grever;
Il est raison que li Amant
Doignent du lor plus largement
Que cil vilains entule et sot;
Onques hons riens d'Amors ne sot,
Cui il n'abelist à donner:
Se nus se viaut d'amors pener,
D'avarice trop bien se gart.
Car cis qui a por ung regart,
Ou por ung ris dous et serin
Donné son cuer tout enterin,
Doit bien, après si riche don,
Donner l'avoir tout à bandon.
Or te vueil briément recorder
Ce que t'ai dit por remembrer:
Car la parole mains est griéve
A retenir quand ele est briéve.
Qui d'Amors vuet faire son mestre,
Cortois et sans orguel doit estre,
Cointes se tiengne et envoisiés
Et de largece soit proisiés.
Après te doins en pénitence,
Que nuit et jor sans repentence
En bien amer soit ton penser,
Adès i pense sans cesser,
Et te membre de la douce hore
Dont la joie tant te demore;
Si de chanter dame te prie, 2293
Car bien chanter ne déplaît mie;
Et si jeune tu danses bien,
Si tu es bon musicien,
De ces talents fais bon usage,
On en tire grand avantage.
Ne te fais pour chiche tenir;
Ce te pourrait moult desservir.
Car il faut, et plus que personne,
Qu'amant son bien largement donne,
Plus que vilain avare et sot.
D'Amour ne sait le premier mot
Celui qui sa bourse ménage.
Que d'avarice avec courage
Trop bien se garde l'amoureux;
Car celui qui, pour les beaux yeux,
Pour un doux souris de sa mie[49],
Lui donne et son coeur et sa vie,
Doit bien, après si riche don,
De son or faire l'abandon.
Lors donc, je te vais tout mon dire,
En deux mots brèvement réduire.
Mieux s'apprend un commandement,
S'il est résumé sobrement:
Qui d'Amour veut faire son maître,
Courtois et sans orgueil doit être,
Elégant, affable, enjoué,
Enfin de largësse doué.
Puis je te donne en pénitence,
Que nuit et jour sans repentance
A bien aimer soit ton penser;
Penses-y toujours sans cesser,
Et souviens-toi de la douce heure
Dont le plaisir tant te demeure,
Et por ce que fins Amans soies, 2325
Voil-je et commans que tu aies
En ung seul leu tout ton cuer mis,
Si qu'il n'i soit mie demis,
Mès tous entiers sans tricherie,
Car ge n'ains pas moitoierie.
Qui en mains leus son cuer départ,
Par tout en a petite part[50];
Mès de celi point ne me dout,
Qui en un leu met son cuer tout:
Por ce vueil qu'en ung leu le metes,
Mès gardes bien que tu nel' prestes;
Car se tu l'avoies presté,
Gel' tenroie à chetiveté.
Ainçois le donne en don tout quite
Si en auras greignor mérite;
Car bontés de chose prestée
Est tost rendue et aquitée;
Mès de chose donnée en dons
Doit estre grans li guerredons.
Donne-le dont tout quitement,
Et le fai débonnairement:
Car l'en a la chose moult chiere
Qui est donnée à bele chiere;
Mès ge ne pris le don ung pois
Que l'en donne desus son pois.
Quant tu auras ton cuer donné,
Si cum ge t'ai ci sermonné,
Lors t'avendront les aventures
Qui as Amans sunt griés et dures.
Souvent, quand il te souvendra
De tes amors, te convendra
Partir des gens par estovoir,
Et pour que tu sois fin amant, 2327
Je veux, j'ordonne absolument
Qu'en un seul lieu tout ton coeur mettes,
A demi non, mais le promettes
Tout entier sans jamais tricher,
Car je n'aime pas partager.
Qui son coeur en maints lieux adresse,
Partout petite part en laisse[50b];
Celui-là seul a mon aveu
Qui met son coeur en un seul lieu.
Aussi je veux que ton coeur mettes
En un lieu seul et ne le prêtes;
Car si jamais l'avais prêté
Je le tiendrais à vileté.
Plutôt le donne en don tout quitte,
Et plus grand sera ton mérite;
Car de chose donnée en don
Moult grand doit être le guerdon[51],
Mais grâce de chose prêtée
Est tôt rendue et acquittée.
Donne-le donc tout quittement,
Et fais-le débonnairement,
Car présent oncques ne s'efface
S'il est offert de bonne grâce;
Mais je ne prise même un pois
Le don qui pèserait grand poids
Au coeur de celui qui le donne.
Fais donc comme je te l'ordonne,
Et quand ton coeur auras donné,
Comme ici je t'ai sermonné,
Lors t'adviendront les aventures
Qui sont aux vrais amants si dures.
Souvent quand il te souviendra
De tes amours, il te faudra
Qu'il ne puissent aparcevoir 2358
Les maus dont tu es angoisseus.
A une part iras tous seus,
Lors te vendront soupirs et plaintes,
Friçons et autres dolors maintes,
En plusors sens seras destrois,
Une hore chaus, et autre frois,
Vermaus une hore, une autre pales,
Onques fievres n'éus si males,
Ne cotidianes, ne quartes.
Bien auras, ains que tu t'en partes,
Les dolors d'amors essaiées;
Si t'avendra maintes foiées
Qu'en pensant t'entroblieras,
Et une grant piece seras
Ainsinc cum une ymage muë,
Qui ne se crole, ne remuë,
Sans piés, sans mains, sans dois croler,
Sans yex movoir, et sans parler.
A chief de piéce revendras
En ta memoire et tressaudras
Au revenir en effraor,
Ausinc cum hons qui a paor,
Et soupirras de cuer parfont;
Et saiches bien qu'ainsinc le font
Cil qui ont les maus essaiés
Dont tu ies ores esmaiés.
Après est drois qu'il te soviegne
Que t'amie t'est trop lointiegne;
Lors diras: Diex, cum suis mavès
Quant là où mes cuers est, ne vès!
Mon cuer seul por quoi i envoi?
Adès i pens, et riens n'en voi.
Partir des gens par convenance, 2361
Pour que tes maux et ta souffrance
Ils ne puissent apercevoir;
Tout seul tu t'en iras douloir[52].
Lors te viendront soupirs et plaintes,
Frissons et autres douleurs maintes;
De cent façons tu souffriras,
Une heure chaud, puis froid seras,
Une heure rouge, une heure blême,
Et d'amour essaieras quand même
Tous les tourments avant partir;
Jamais tant ne t'ont fait pâtir
Fièvres quartes, quotidiennes.
Maintes fois à toutes tes peines
En pensant tu t'entroublieras,
Et moult longtemps demeureras
Tout droit comme une image mue[53]
Qui ne branle ni ne remue,
Sans pied, sans main, sans doigt branler,
Sans yeux mouvoir et sans parler.
En la fin, après longue attente,
Comme un homme qui s'épouvante,
En ta mémoire reviendras,
Au revenir tressauteras
En soupirant à longue haleine.
C'est ainsi que sont à la gêne
Ceux qui les maux ont essayé
Dont tu seras lors guerroyé.
Après, droit est qu'il te souvienne
Que ta mie est moult trop lointaine.
Lors diras: «Dieu, que suis mauvais
Quand là, où mon coeur est, ne vais!
Mon coeur seul pourquoi j'y envoie?
Faut-il qu'y pensant rien n'en voie?
Quant g'i puis mes piés envoier 2391
Après, por mon cuer convoier,
Se mi oil mon cuer ne convoient,
Ge ne pris riens quanque il voient.
Se doivent-il ci arrester?
Nennil, mès voisent viseter
Le saintuaire précieus
Dont mon cuer est si envieus;
Quant mon cuer en a tel talent,
Ge me puis bien tenir à lent,
Se de mon cuer suis si lointiens,
Si m'aïst Diex, por fol m'en tiens.
Or irai, plus nel' laisserai,
Jamès aése ne serai
Devant qu'aucune enseigne en voie:
Lores te metras à la voie,
Et si iras par tel convent,
Qu'à ton esme faudras souvent,
Et gasteras en vain tes pas,
Ce que tu quiers ne verras pas,
Si convendra que tu retornes,
Sans plus faire, pensis et mornes.
Lors reseras à grant meschief,
Et te vendront tout derechief
Soupirs, espointes et friçons,
Qui poignent plus que heriçons.
Qui ne le set, si le demant
A ceus qui sunt loial Amant.
Ton cuer ne porras apaier,
Ainsi iras encor essaier
Se tu verras par aventure
Ce dont tu ies en si grant cure;
Et se tu te pues tant pener
Qu'au véoir puisses assener,
Quand j'y veux après envoyer 2395
Mes pieds, pour mon coeur convoyer,
Si mes yeux mon coeur ne convoient
Rien je ne prise ce qu'ils voient.
Ici doivent-ils s'arrêter?
Nenni, mais veulent visiter
Le moult précieux sanctuaire
Qu'à si grand deuil mon coeur espère.
Quand si vite court mon désir,
Je me puis bien pour lent tenir;
Quand mon coeur est de ma pensée
Si loin, je la tiens insensée.
Or j'irai; mon coeur je suivrai
Et jamais aise ne serai
Devant qu'aucune chose en voie!»
Lors tu te mettras en la voie;
Mais tu marcheras de tel train
Qu'échouera souvent ton dessein,
Et tu reviendras en arrière
Pensif et morne sans plus faire,
Et seront perdus tous tes pas,
Ce que tu cherches ne verras.
Lors reseras en grand' misère
Et derechef de te méfaire
Soupirs, élancements, frissons
Qui piquent plus que hérissons.
Qui ne le sait, qu'il en réfère
A l'amant loyal et sincère.
Ton coeur ne pourras contenter,
Mais tu voudras encor tenter
Si tu verrais par aventure
Ce dont seras en si grand cure;
Et si tu fais tant que la voir
Puisses un jour à ton vouloir,
Tu vodras moult ententis estre 2425
A tes yex saouler et pestre:
Grant joie en ton cuer demenras
De la biauté que tu verras;
Et saches que du regarder
Feras ton cuer frire et larder,
Et tout adès en regardant
Aviveras le feu ardant.
Qui ce qu'il aime plus regarde,
Plus alume son cuer et l'arde;
Cil art, alume et fait flamer
Le feu qui les gens fait amer.
Chascuns Amans suit par coustume
Le feu qui l'art et qui l'alume.
Quant il le feu de plus près sent,
Et il s'en va plus apressant.
Le feu si est ce qui remire
S'amie qui tout le fet frire;
Quant il de li se tient plus près
Et il plus est d'amer engrès:
Ce sevent bien sage et musart,
Qui plus est près du feu, plus art.
Tant cum t'amie ainsinc verras,
Jamès movoir ne t'en querras;
Et quant partir t'en convendra,
Tout le jor puis t'en sovendra
De ce que tu auras véu;
Si te tendras à decéu
D'une chose trop lédement,
Que onques cuer ne hardement
N'eus de li araisonner,
Ains as esté sans mot sonner
Moult attentif tu voudras être 2429
A tes yeux en saoûler et paître.
Grand' joie en ton coeur sentiras
De la beauté que tu verras;
Mais rien qu'à regarder sa dame
Le coeur et pétille et s'enflamme,
Et là, toujours la regardant,
Aviveras le feu ardent.
Qui plus l'objet aimé regarde,
Plus allume son coeur et l'arde[54],
Car c'est lui qui fait enflammer
Le feu qui les gens fait aimer.
Chacun amant suit par coutume
Le feu qui l'art et le consume;
Quand le feu de plus près il sent,
Plus il va de lui s'approchant.
Or le feu, c'est sa douce amie
Qu'il admire en si grande envie
Et qui le fait ainsi rôtir;
Car plus près il se veut tenir
Près de la belle qu'il adore,
Et plus il veut aimer encore.
Or sages et fous, chacun dit:
Plus près le feu, plus il nous cuit.
Ainsi, plus tu verras ta mie,
Moins de partir n'auras l'envie,
Et quand partir il te faudra,
Tout le jour il te souviendra
De celle que tu auras vue,
Et ton âme sera déçue
Encore plus cruellement
De n'avoir eu tant seulement
De lui dire un seul mot l'audace,
Toujours là planté dans la place
Lez li, cum fox et entrepris. 2457
Bien cuideras avoir mespris,
Quant tu n'as la bele emparlée
Ainçois qu'ele s'en fust alée.
Tourner te doit à grant contraire,
Car se tu n'en péusses traire
Fors seulement ung biau salu,
Si t'éust-il cent mars valu.
Lors te prendras à devaler,
Et querras achoison d'aler
Derechief encore en la rue
Où tu auras cele véue,
Que tu n'osas metre à raison;
Moult iroies en sa maison
Volentiers, s'achoison avoies.
Il est drois que toutes tes voies,
Et tes alées et ti tour
Soient tuit adès là entour;
Mès vers la gent très-bien te cele,
Et quiers autre achoison que cele
Qui cele part te face aler;
Car c'est grant sens de soi celer.
S'il avient que tu aparçoives
T'amie en leu que tu la doives
Araisonner ne saluer,
Lors t'estovra color muer;
Si te fremira tous li sans,
Parole te faudra et sens,
Quant tu cuideras commencier;
Et se tant te pués avancier
Que ta raison commencier oses,
Quant tu devras dire trois choses,
Tu n'en diras mie les deus,
Tant seras vers li vergondeus.
Auprès d'elle comme un niais. 2463
Son dédain craindras désormais,
Pour ne l'avoir interpelée
Devant qu'elle s'en fût allée;
Et grand'peine devras souffrir,
De n'avoir pu même obtenir
Seulement une révérence,
T'en coûtât-il cent marcs de France.
Lors te prendras à dévaler,
Cherchant occasion d'aller
Déréchef encore en la rue
Où naguère tu l'auras vue
Sans oser la mettre à raison.
Moult irais-tu dans sa maison,
Si tu pouvais, jusque chez elle.
Alors tout autour de ta belle,
Par tous chemins tu t'en iras
De ci de là portant tes pas;
Mais les valets surtout évite,
Et toute autre raison médite
Que celle qui t'y fait aller,
Car c'est grand sens de soi celer.
S'il advient que tu aperçoives
Ta mie en tel lieu que tu doives
La saluer, l'entretenir,
Lors sentiras ton sang frémir,
La pâleur blêmir ton visage,
Ta voix se perdre et ton courage.
Et quand tu voudras commencer,
Si tu te peux tant avancer
Que ton discours commencer oses,
Quand tu devras dire trois choses,
Tu n'en diras pas même deux,
Tant seras près d'elle honteux.
Il n'iert jà nus si apensés 2491
Qui en ce point n'oblit assés,
S'il n'est tiex que de guile serve;
Mès faus Amans content lor verve
Si cum il veulent, sans paor,
Qu'il sunt trop fort losengéor:
Il dient ung, et pensent el[55],
Li traïtor felon mortel.
Quant ta raison auras fenie,
Sans dire mot de vilenie,
Moult te tenras à conchié,
Quant tu auras riens oblié
Qui te fust avenant à dire:
Lors reseras en grant martire:
C'est la bataille, c'est l'ardure,
C'est li contens qui tous jors dure.
Amans n'aura jà ce qu'il quiert,
Tous jors li faut, jà en pez n'iert;
Jà fin ne prendra ceste guerre
Tant cum l'en veille la pez querre.
Quant ce vendra qu'il sera nuis,
Lors auras plus de mil anuis:
Tu te coucheras en ton lit
Où tu auras poi de délit;
Car quant tu cuideras dormir,
Tu commenceras à fremir,
A tresaillir, à demener,
Sor costé t'estovra torner,
Une heure envers, autre eure adens,
Cum fait hons qui a mal as dens.
Lors te vendra en remembrance
Et la façon et la semblance
A cui nule ne s'apareille.
Si te dirai fiere merveille:
Il n'est homme, tant soit-il sage, 2497
Qui lors ne perde son bagage,
A moins qu'il ne soit faux amant.
Ceux-là vont leur verve exprimant
Avec une parfaite aisance;
Trop forte est leur outrecuidance;
Ils disent un et pensent deux[55b],
Traîtres, félons et venimeux.
Quand auras ta raison finie
Sans dire mot de vilenie,
Lors tu te croiras méprisé,
Et quand tu auras épuisé
Tout ce qu'avais d'aimable à dire,
Lors reseras en grand martyre.
C'est la bataille, le tourment,
Qui toujours dure au bon amant,
Jamais ne finira la guerre;
Vainement la paix il espère,
Ce qu'il cherche il n'aura jamais
Et toujours souffre et n'aura paix.
Et puis quand il sera nuit close,
Lors ce sera bien autre chose.
En vain chercheras sur ton lit
Un peu de calme et de répit;
A t'endormir comme tu penses,
Vite à frémir tu recommences,
A tressaillir, te démener,
Sur un côté te retourner,
Une heure pile, une autre face,
Comme un homme que dent tracasse.
Alors viendra devant tes yeux
La belle au maintien gracieux
Qui n'a jamais eu sa pareille,
Et ce sera fière merveille.
Tex fois sera qu'il t'iert avis 2525
Que tu tendras cele au cler vis
Entre tes bras tretoute nue,
Ausinc cum s'el ert devenue
Du tout t'amie et ta compaigne;
Lors feras chatiaus en Espaigne[56],
Et auras joie de noient,
Tant cum tu iras foloiant
En la pensée delitable
Où il n'a fors mençonges et fable;
Mès poi i porras demorer.
Lors commenceras à plorer,
Et diras: Diex! ai-ge songié?
Qu'est-ice, où estoie-gié?
Ceste pensée, dont me vint?
Certes dis fois le jor, ou vint
Vodroie qu'ele revenist:
Ele me pest et replenist
De joie et de bonne aventure;
Mès ce m'amort que poi me dure[57].
Diex! verrai-ge jà que ge soie
En itel point cum ge pensoie?
Gel' vodroie par convenant
Que ge morusse maintenant;
La mort ne me greverait mie,
Se ge moroie ès bras m'amie.
Moult me griéve Amors et tormente,
Sovent me plains et me demente;
Mais se tant fait Amors que j'aie
De m'amie enterine joie,
Bien seront mi mal racheté.
Las! ge demant trop chier cheté;
Ge ne me tiens mie por sage,
Quant ge demant itel outrage:
Tantôt tu croiras embrasser 2531
Ta belle amante, doux penser,
Entre tes bras tretoute nue,
Pensant qu'elle soit devenue
Ta mie et compagne à jamais.
Lors en Espagne des palais,
Sans fond bâtiras sur les sables,
Bercé de mensonges et fables
Heureux d'un rien, te complaisant
Dans ce songe doux et plaisant.
Mais tôt s'évanouit ce leurre,
Il te faut recommencer, pleure:
«Dieu puissant, ai-je bien songé?
Où étais-je? Qu'est-ce que j'ai?
D'où donc me vint cette pensée?
Je voudrais l'âme avoir bercée
Dix fois le jour par elle ou vingt,
Elle m'a tout rempli soudain
De joie et de bonne aventure,
Mais trop me mord que si peu dure.
Dieu! pourrai-je voir que je sois
En tel point comme je pensois?
La mort ne me grèverait mie
Mourant dans les bras de ma mie;
Aussi de rien ne me plaindrais
Si dès maintenant je mourais.
Moult me grève Amour et tourmente,
Souvent me plains et me lamente;
Mais si pouvait me faire Amour
Avoir ma mie entière un jour,
J'aurais bien payé ma souffrance.
Mais, hélas! c'est trop d'exigence,
Et je suis fol, j'en ai bien peur,
De demander telle faveur:
Car qui demande musardie, 2559
Il est bien drois qu'en l'escondie.
Ne sai comment dire ge l'ose,
Car maint plus preus et plus alose
De moi auroient grant honor
En ung loier assez menor;
Mès se sans plus d'ung seul baisier
Me daignoit la bele aésier,
Moult auroie riche desserte
De la poine que j'ai sofferte;
Mès fort chose est à avenir,
Ge me puis bien por fol tenir,
Quant j'ai mon cuer mis en tel leu
Dont ge n'aten avoir nul preu.
Si dis-ge que fox et que gars,
Car miex vaut de li uns regars,
Que d'autre li deduis entiers.
Moult la véisse volentiers
Orendroites, se Diex m'aïst;
Garis fust qui or la véist.
Diex! quant sera-il ajorné?
Trop ai en ce lit séjorné:
Ge ne pris gaires tel gesir,
Quant je n'ai ce que je desir.
Gesir est ennuieuse chose,
Quant l'en ne dort ne ne repose:
Moult m'ennuie certes et griéve
Que orendroit l'aube ne criéve,
Et que la nuit tost ne trespasse;
Car, s'il fust jor, ge me levasse.
Ha solaus! por Diex car te heste,
Ne sejorne, ne ne t'areste:
Fai départir la nuit obscure,
Et son anui qui trop me dure.
Car qui demande une sottise 2565
Mérite bien qu'on reconduise.
Comment l'ai-je osé dire? Eh quoi!
Maint plus preux, plus digne que moi
Aurait grand honneur, sans doutance,
De bien plus mince récompense.
Mais si, sans plus, d'un seul baiser
Me daignait la belle apaiser,
Je serais trop cher payé, certe,
De la peine que j'ai soufferte.
Mais sombre est pour moi l'avenir
Et me puis bien pour fol tenir
Quand mon coeur mis en telle place
Dont je n'attends la moindre grâce.
Mais que dis-je? J'en suis honteux!
Car un seul regard de ses yeux
Vaut mieux qu'une autre toute entière!
Exauce, mon Dieu, ma prière,
Laisse-moi cet être chéri
Revoir, et je serai guéri!
Quand donc verrai-je la lumière?
Sur ce lit maudit je n'ai guère
Trouvé le repos de longtemps,
Et mon désir en vain j'attends.
Un lit est ennuyeuse chose
Quand on ne dort ni ne repose.
Je souffre, et grand est mon ennui,
De ne voir trépasser la nuit
Et l'aube à mon chevet reluire;
Au jour pour me lever j'aspire.
Ha! pour Dieu, soleil, hâte-toi,
Point ne séjourne, éclaire-moi,
Fais départir la nuit obscure
Et son ennui qui trop me dure!»
La nuit ainsine te contendras, 2593
Et de repos petit prendras,
Se j'onques mal d'amors connui[58];
Et quant tu ne porras l'ennui
Soffrir en ton lit de veillier,
Lors t'estovra apareillier,
Chaucier, vestir et atorner,
Ains que tu voies ajorner.
Lors t'en kas en recelée,
Soit par pluie, soit par gelée,
Tout droit vers la maison t'amie,
Qui sera espoir endormie,
Et à toi ne pensera guieres.
Une hore iras à l'uis derrieres
Savoir s'il, est remés deffers,
Et jucheras iluec defors
Tout seus à la pluie et au vent;
Après iras à l'uis devant,
Et se tu treuves fendéure,
Ne fenestre, ne serréure,
Oreille et ascoute parmi
S'il se sunt léens endormi;
Et se la bele sans plus veille,
Ge te loe bien et conseille
Qu'el t'oie plaindre et dolaser
Si qu'el sache que reposer
Ne pués en lit, por s'amitié.
Bien doit fame aucune pitié
Avoir de celi qui endure
Tel mal por li, se moult n'est dure.
Si te dirai que tu dois faire
Por l'amor de la débonnaire
De qui tu ne pues avoir aise;
Au départir la porte baise,
La nuit ainsi te conduiras 2599
Et de repos petit prendras,
Si de l'amour j'ai connaissance.
Enfin, rongé d'impatience
Et las en ton lit de veiller,
Tu te mettras à t'habiller,
Chausser et ta toilette faire
Sans attendre que l'aube éclaire.
Lors t'en iras en grand secret,
Par la pluie et le froid seulet,
Droit à la maison de ta mie
Qui sera sans doute endormie,
Ne songeant guère à son amant.
Par derrière, une heure durant,
Iras voir si l'huis, d'aventure,
N'est pas ouvert. Là, sur la dure,
T'assiéras à la pluie, au vent,
Puis à la porte de devant
Iras chercher une ouverture,
Une fenêtre, une serrure,
Pour écouter silencieux
Si tout repose dans ces lieux.
Et si la belle encore veille,
Heureux amant, je te conseille
Qu'elle entende plaindre et gémir
Tant qu'elle sache que dormir
Ne peux au lit pour l'amour d'elle.
Comment encor rester cruelle
Pour un amant qui souffre tant,
A moins d'avoir coeur trop méchant!
Écoute ce que tu dois faire
Pour l'amour de la débonnaire
Dont tu ne peux aise obtenir:
La porte baise au départir,
Et por ce que l'en ne te voie 2627
Devant la maison, n'en la voie,
Gar que tu soies repairiés
Anciez que jors soit esclairiés.
Icis venirs, icis alers,
Icis veilliers, icis parlers,
Font as amans sous lor drapiaus
Durement ameigrir lor piaus:
Bien le sauras par toi-méismes,
Il convient que tu t'essaïmes.
Car bien saches qu'Amors ne lesse
Sor fins amans color ne gresse:
A ce sunt cil bien cognoissant
Qui vont les dames traïssant,
Qui dient por eus losengier
Qu'il ont perdu boivre et mengier;
Et ge les voi, les jengléors,
Plus cras qu'abbés ne que priors.
Encor te commant et encharge
Que tenir te faces por large
A la pucele de l'ostel:
Ung garnement li donne tel,
Qu'el die que tu es vaillans.
T'amie et tous ses bien-veillans
Dois honorer et chiers tenir,
Grans biens te puet par eus venir:
Car cil qui sunt d'ele privé,
Li conteront qu'il t'ont trové
Preu, cortois et bien affaitié:
Miex t'en prisera la moitié.
Du païs gaires ne t'esloigne,
Et se tu as si grant besoigne
Que esloigner il te conviengne,
Garde bien que tes cuers remaigne,
Et prends garde qu'on ne te voie 2633
Devant le seuil ou sur la voie
Avant que le jour n'ait paru,
Car tu peux être reconnu.
Tous ces allers et ces venues,
Ces promenades par les rues
La nuit, font les amants maigrir
Durement et leur peau blémir;
Et toi-même en verras la preuve,
Car il te faut subir l'épreuve.
Sache qu'Amour ne laisse point
Aux amants fleur ni embonpoint;
A ce sont bien reconnaissables
Les amants trompeurs, méprisables,
Qui disent pour se louanger
Qu'ils ont perdu boire et manger,
Et que je vois plus gras que moines,
Abbés, et prieurs, et chanoines.
De plus, je te commande et veux
Que tu passes pour généreux
Du logis envers la servante;
Donne-lui parure si gente
Qu'elle proclame ta valeur.
Tu dois tenir en grand honneur
Tous les familiers de ta belle,
Ils pourront te servir près d'elle;
Car peut-être en l'intimité,
Par hasard auront-ils vanté
Ton esprit et ta courtoisie;
Moitié mieux t'aimera ta mie.
Le pays ne quitte jamais;
Mais si telle besogne avais
Qu'il te fallût partir quand même,
Ton coeur laisse à celle qu'il aime
Et pense de tost retorner, 2661
Tu ne dois gaires séjorner:
Fai semblant qu'à véoir te tarde
Cele qui a ton cuer en garde.
Or t'ai dit comment n'en-quel guise
Amant doit faire mon servise:
Or le fai donques, se tu viaus
De la bele avoir tes aviaus.
L'Amant parle.
Quant Amor m'ot ce commandé,
Je li ai lores demandé:
Sire, en quel guise ne comment
Puéent endurer cil amant
Les maus que vous m'avés contés?
Forment en sui espoentés,
Comment vit hons et comment dure
En tele poine, n'en tel ardure?
En duel, en sospirs et en lermes,
Et en tous poins, et en tous termes
Est en souci et en esveil.
Certes durement me merveil
Comment hons, s'il n'iere de fer,
Puet vivre ung mois en tel enfer.
Li Diex d'Amors lors me respont,
Et ma demande bien m'espont.
Amor parle.
Biaus amis, par l'ame mon pere
Nus n'a bien, s'il ne le compere;
Si aime-l'en miex le cheté,
Quand l'en l'a plus chier acheté;
Et plus en gré sunt reçéu
Li biens dont l'en a mal éu[59].
Et pense à bientôt retourner, 2667
Tu ne dois guère séjouner:
Fais semblant que ravoir te tarde
Celle qui a ton coeur en garde.
Je t'ai dit tout au long comment
Doit servir un loyal amant.
Or donc, reste à mes lois fidèle
Si tu veux jouir de ta belle.
L'Amant parle.
Tel était son commandement.
Lors je lui répondis: Comment
Les amants peuvent-ils donc, sire,
Endurer si cruel martyre
Que tout à l'heure avez conté?
Vraiment j'en suis épouvanté.
Comment vit homme, et comment dure
En tel deuil, en telle torture,
Toujours en pleurs, gémissements
Et longs soupirs, et par tous temps
Rongé d'inquiétude horrible?
Ce m'est chose incompréhensible
Comment homme, s'il n'est de fer,
Peut vivre un mois ert tel enfer.
Le Dieu d'Amours lors me réplique
Et ma demanda ainsi, m'explique:
Amour parle.
Par l'âme de mon père, amis,
Nul n'a bien, s'il n'y met le prix;
Car jouissance est mieux goûtée,
Quand on l'a plus cher achetée,
Et les biens mous semblent meilleurs,
Venant après de longs malheurs[59b].
Il est voirs que nus maus n'ataint 2691
A celi qui les amans taint.
Ne qu'en puet espuisier la mer,
Ne porroit-l'en les maus d'amer
Conter en rommant, ne en livre;
Et toutes voies convient vivre
Les amans, qu'il lor est mestiers:
Chascuns fuit la mort volentiers.
Cil que l'en met en chartre oscure,
Et en vermine et en ordure,
Qui n'a fors pain d'orge ou d'avoine,
Ne se muert mie por la poine;
Espérance confort li livre,
Qu'il se cuide véoir délivre
Encor par aucune chevance:
Et tretout autele béance
A cis qu'Amors tient en prison,
Il espoire sa garison.
Ceste espérance le conforte,
Et cuer et talent li aporte
De son cors à martire offrir:
Espérance li fait soffrir
Tant maus que nus n'en sait le conte,
Por la joie qui cent tans monte.
Espérance par soffrir vaint[60],
Et fait que li amant vivaint.
Benéoite soit Espérance
Qui les amans ainsinc avance!
Moult est Espérance cortoise,
Qu'el ne laira jà une toise
Nul vaillant homme jusqu'au chief,
Ne por péril, ne por meschief;
Neis au larron que l'en veut pendre
Fait-ele adés merci atendre.
Certes nul mal ne peut atteindre 2697
Ceux qu'on voit les amants étreindre.
Nul ne peut épuiser la mer,
Nul ne saurait les maux d'aimer
Conter en roman ni en livre;
Pourtant les amants veulent vivre,
Si douloureux que soit leur sort;
Chacun fuit volontiers la mort.
Le captif, en cellule obscure,
Rongé de vermine et d'ordure,
Mange son pain d'avoine noir
Et ne meurt pas de désespoir.
Toujours le soutient l'espérance
De sa prochaine délivrance
Par la ruse ou par le hasard.
On peut l'amant mettre en regard
Qu'Amour en sa prison enserre
Et qui sa guérison espère;
Le réconforte cet espoir
Et lui donne coeur et pouvoir
De se livrer à sa torture.
Grâce à lui des maux il endure
Sans nombre, un bonheur attendant
Qui montera cent fois autant.
Amants fait vivre l'Espérance
Et vainc à force de souffrance[60b].
Bénite l'Espérance soit
Qui les amants ainsi rassoit!
Moult est l'Espérance courtoise
Et n'abandonne d'une toise
Nul vaillant coeur jusqu'à la fin
Dans sa détresse et son chagrin,
Et jusqu'au larron qu'on va pendre
Lui fait toujours sa grâce attendre.
Iceste te garantira, 2725
Ne jà de toi ne partira
Qu'el ne te secore au besoing;
Et avecqnes ce ge te doing
Trois autres biens, qui grans soias
Font à ceus qui sunt en mes las.
Li primerains biens qui solace
Ceus que li maus d'amer enlace,
C'est Dous-Pensers qui lor recorde
Ce où Espérance s'acorde,
Quant li amant plaint et sospire,
Et est en duel et en martire:
Dous-Pensers vient à chief de pièce
Qui l'ire et le corrous despièce,
Et à l'amant en son venir
Fait de la joie sovenir,
Que Espérance li promet,
Et après au devant li met
Les yex rians, le nez tretis,
Qui n'est trop grans, ne trop petits,
Et la bouchete colorée,
Dont l'alaine est si savorée:
Si li plait moult quant il li membre
De la façon de chascun membre.
Encor va ses solas doublant,
Quant d'ung ris ou d'ung bel semblant
Li membre, ou d'une bele chiere
Que fait li a s'amie chiere,
Dous-Pensers ainsinc assoage
Les dolors d'amors et la rage.
Icestui bien voil que tu aies,
Et se tu l'autre refusoies,
Qui n'est mie mains doucereus,
Tu seroies moult dangereus.
C'est elle qui te soutiendra, 2731
Jamais de toi ne partira
Sans qu'au besoin secours te donne.
Avec elle je t'abandonne
Trois autres biens qui grands soulas
Font à ceux qui sont dans mes lacs.
Le premier de ces biens que trouvent
Ceux qui les maux d'aimer éprouvent,
C'est Doux-Penser qui leur apprend
Où l'Espérance les attend.
Quand l'amant se plaint et soupire
Et grand deuil souffre et grand martyre,
Doux-Penser vient lors doucement
Dépecer l'ire et le tourment,
Et lui retrace en sa pensée
Des biens l'image carressée
Que l'Espérance lui promet,
Et devant les yeux lui remet
Cette bouchette colorée,
Dont l'haleine est si savourée,
Les yeux riants, le nez gentil
Qui n'est trop grand ni trop petit,
Et moult lui plaît quand lui rappelle
Tretous les charmes de sa belle
Et va ses soulas redoublant,
Quand d'un souris, d'un beau-semblant
Le berce, ou de l'accueil aimable
Que lui fit sa mie adorable.
Ainsi Doux-Penser adoucit
Les maux dont Amour le poursuit.
Donc ce premier don je t'octroie
Et si le deuxième avec joie
N'acceptais non moin doucereux,
Tu serais par trop dédaigneux.
Li secons biens est Dous-Parlers 2759
Qui a fait à mains bachelers
Et à maintes dames secors:
Car chascuns qui de ses amors
Oit parler, moult s'en esbaudist.
Si me semble que por ce dist
Une dame qui d'amer sot,
En sa chançon, ung cortois mot:
Moult sui, fet-ele, à bonne escole,
Quant de mon ami oi parole;
Se m'aïst Diex, il m'a garie
Qui m'en parle, quoi qu'il m'en die.
Cele de Dous-Parler savoit
Quanqu'il en iert, car el l'avoit
Essaié en maintes manieres.
Or te lo, et veil que tu quieres
Ung compaignon sage et célant,
A qui tu die ton talent,
Et desqueuvres tout ton courage;
Cis te fera grant avantage.
Quant ti mal t'angoisseront fort,
Tu iras à li par confort,
Et parlerés andui ensemble
De la bele qui ton cuer emble,
De sa biauté, de sa semblance,
Et de sa simple contenance.
Tout ton estat li conteras,
Et conseil li demanderas
Comment tu porras chose faire
Qui à t'amie puisse plaire.
Se cil qui tant iert tes amis,
En bien amer a son cuer mis,
Lors vaudra miex sa compagnie.
Si est raison que il te die
Doux-Parler sera le deuxième, 2765
Qui porte au malheureux qui aime,
Dame ou damoiseau, bon secours;
Car entendre de ses amours
Parler, c'est douce jouissance.
C'est pour cela que dit, je pense,
Une dame qui bien aimait
En sa chanson ce joli trait:
«Je suis, fait-elle, à bonne école,
Oyant sur mon ami parole,
Car, Dieu m'assiste, est tout guéri
Mon coeur quand on parle de lui.»
De Doux-Penser bien savait-elle
Tous les secrets, et dut la belle
L'essayer de maintes façons.
Donc choisis en tes compagnons
Un ami moult discret et sage,
Car on tire grand avantage
D'ouvrir son coeur à quelque ami
Et son désir, et son ennui.
Quand l'angoisse sera trop forte,
A lui va, qu'il te réconforte.
Tous deux parlerez à l'envi
D'Elle, qui ton coeur a ravi,
De sa beauté, de sa semblance,
De son aimable contenance.
Tout ton état lui conteras,
Et conseil lui demanderas
Comment tu pourras chose faire
A ta belle qui puisse plaire.
Et si ce meilleur des amis
En bien aimer son coeur a mis,
Lors vaudra mieux sa compagnie.
Il sera lors droit qu'il te die
Se s'amie est pucele ou non[61], 2793
Qui ele est, et comment a non,
Si n'auras pas paor qu'il muse
A t'amie, ne qu'il t'encuse;
Ains vous entreporterés foi,
Et tu à luy, et il à toi.
Saches que c'est moult plesant chose
Quant l'en a homme à qui l'en ose
Son conseil dire et son segré.
Cel déduit prendras moult en gré,
Et t'en tendras à bien paié,
Puis que tu l'auras essaié.
Li tiers biens vient du regarder;
C'est Dous-Regars, qui seult tarder
A ceus qui ont amors lontaignes.
Mès ge te lo que tu te taignes
Bien près de li por Dous-Regart,
Que ses solas trop ne te tart:
Car il est moult as amoreus
Delitables et savoreus.
Moult ont au matin bone encontre
Li oel, quant Dame-Diex lor monstre
Le saintuaire précieux
De quoi il sunt si envieus.
Le jor que le puéent véoir
Ne lor doit mie meschéoir;
Il ne doutent pluie ne vent,
Ne nule autre chose grevant;
Et quant li oel sunt en déduit,
Il sunt si apris et si duit,
Que seus ne sevent avoir joie,
Ains vuelent que li cuers s'esjoie,
Et font les maus assoagier:
Car li oel cum droit messagier,
Si sa mie est pucelle ou non[61b] 2799
Qui elle est, comment elle a nom.
Lors n'auras peur qu'il en abuse
Près de ta mie, ou qu'il t'accuse;
Vous vous entreporterez foi,
Toi devers lui, lui devers toi.
Tu sauras quelle bonne chose
C'est d'avoir homme à qui l'on ose
Son coeur ouvrir et confier,
Bonheur que tu dois envier,
Puissant remède à ta souffrance,
Crois-moi, fais en l'expérience.
Le troisième bien vient des yeux:
C'est Doux-Regard. Aux amoureux
De longue date, patience
Il donne; avec persévérance
Près d'elle sois pour Doux-Regard;
De ses faveurs crains le retard.
Car c'est un bien si désirable,
Aux amoureux si délectable!
Heureux ceux à qui, le matin,
Dieu montre parmi leur chemin
Le moult précieux sanctuaire
Qu'à si grand deuil leur coeur espère!
Le jour qu'ils ont pu l'admirer,
Tout malheur ils vont conjurer;
Ils ne craignent ni vent, ni pluie,
Nul accident, nulle avanie.
Quand des amoureux l'oeil jouit,
Il est si gent et bien instruit,
Qu'il ne sait seul goûter sa joie;
Mais il veut que le coeur festoie
Dont il court les maux soulager.
Car les yeux, en prompt messager,
Tout maintenant au cuer envoient 2827
Noveles de ce que ils voient;
Et por la joie convient lors
Que li cuer oblit ses dolors,
Et les ténèbres où il iere:
Car, tout ausinc cum la lumiere
Les ténèbres devant soi chace,
Tout ausinc Dous-Regars efface
Les ténèbres où li cuers gist,
Qui nuit et jor d'amors languist:
Car li cuers de riens ne se diaut,
Quant li cel voient ce qu'il viaut.
Or t'ai, ce m'est vis, desclaré
Ce dont ge te vi esgaré,
Car je t'ai conté sans mentir
Les biens qui puéent garentir
Les amans, et garder de mort.
Or sez qui te fera confort;
Au mains auras-tu Espérance,
S'auras Doulx-Penser sans doutance,
Et Dous-Parler, et Dous-Regart.
Chascuns de ceus veil qu'il te gart
Tant que tu puisses miex atendre
Autres biens qui ne sunt pas mendre,
Ains greignors auras çà avant,
Mès ge te doing dès ore itant.
XVIII
Comment l'Amant dit cy qu'Amours
Le laissa en ses grans doulours.
Tout maintenant que Amors m'ot
Di son plaisir, ge ne soi mot
Aussitôt vers le coeur envoient 2833
Les nouvelles de ce qu'ils voient,
Et dans ses transports sent le coeur
Dissiper avec sa douleur
Les ténèbres qui l'obscurcissent.
Tel qu'au matin s'évanouissent
Soudain les ombres de la nuit,
Tel Doux-Regard anéantit
Les ténèbres où coeurs languissent
Qui nuit et jour d'amour gémissent;
Car le coeur de tout s'éjouit
Quand l'oeil de ce qu'il voit jouit.
Je t'ai fait, je pense, en bon maître,
Tes fautes, tes erreurs connaître;
Car je t'ai conté, sans mentir,
Les biens qui peuvent garantir
Les amants et sauver leur vie.
Or donc, ces trois présents n'oublie;
Je te donne ainsi pour ta part
Et Doux-Parler, et Doux-Regard,
Et Doux-Penser, et l'Espérance;
Ils te donneront assistance
Et te feront attendre mieux
D'autres biens non moins précieux,
Mais meilleurs encor par la suite;
De ceux-ci dès ce jour profite.
XVIII
Cy l'Amant dit que Dieu d'Amours
Le laissa sans plus de discours.
Sitôt sa sentence rendue,
Ne sais comment, mais de ma vue
Que il se fu esvanouis, 2857
Et ge remés essabouis,
Quant ge ne vi lez-moi nului;
De mes plaies moult me dolui,
Et soi que garir ne pooie,
Fors par le bouton où j'avoie
Tout mon cuer mis et ma béance.
Si n'avoie en nului fiance,
Fors où Diex d'Amors, de l'avoir;
Ainçois savoie tout de voir,
Que de l'avoir noient estoit,
S'Amors ne s'en entremetoit.
Li Rosiers d'une haie furent
Clos environ, si cum il durent;
Mès ge passasse la cloison
Moult volentiers por l'achoison
Du bouton qui sent miex que basme,
Se ge n'en crainsisse avoir blasme;
Mès assés tost péust sembler
Que les Roses vousisse embler.
XIX
Comment Bel-Acueil humblement
Voir image
Offrit à l'Amant doucement
A passer pour véoir les Roses
Qu'il désiroit sor toutes choses.
Ainsinc que je me porpensoie
S'oultre la haie passeroie,
Ge vi vers moi tout droit venant
Ung varlet bel et avenant,
En qui il n'ot riens que blasmer:
Bel-Acueil se faisoit clamer,
Amour s'est tôt évanoui, 2863
Et je restai tout ébloui
Vers moi ne voyant plus personne.
Déréchef mon mal m'aiguillonne,
Et je sais que guérir ne puis
Que par le bouton où j'ai mis
Tout mon coeur et mon espérance.
Or, en nul je n'ai confiance
Fors en Amour pour l'obtenir.
Du premier coup j'ai dû sentir
Que n'en avais nulle puissance
Sans sa gracieuse assistance.
Les rosiers étaient entourés
D'un cercle d'arbrisseaux fourrés;
Or, j'aurais franchi la clôture
Moult volontiers pour la capture
Du bouton bel et parfumé,
Si n'eusse craint d'être blâmé;
Mais tôt pouvait-on me surprendre
Sans me laisser les roses prendre.
XIX
Comment Bel-Accueil humblement
Offrit à l'Amant doucement
Le passage pour voir les Roses
Qu'il désirait sur toutes choses.
Comme à me demander j'étais
Si la haie outrepasserais,
Droit à moi je vis d'aventure
Varlet venir de gente allure
En qui rien n'était à blâmer.
Bel-Acueil se faisait nommer,
Filz fu Cortoisie la sage. 2887
Cis m'abandonna le passage
De la haie moult doucement,
Et me dist amiablement:
Bel-Acueil parle.
Biaus amis chiers, se il vous plest,
Passés la haie sans arrest,
Por l'odor des Roses sentir;
Ge vous i puis bien garantir,
N'i aurés mal ne vilonnie,
Se vous vous gardés de folie.
Se de riens vous i puis aidier,
Jà ne m'en quiers faire prier;
Car près sui de vostre servise,
Ge le vous di tout sans faintise.
L' Amant respond.
Sire, fis-ge à Bel-Acueil,
Ceste promesse en gré recueil:
Si vous rens graces et merites
De la bonté que vous me dites;
Car moult vous vient de grant franchise.
Puisqu'il vous plaist, vostre servise
Suis prest de prendre volentiers.
Par ronces et par esglentiers
Dont en la haie avoit assés,
Sui maintenant oultre passés.
Vers le bouton m'en vois errant,
Qui mieudre odor des autres rent,
Et Bel-Acueil me convoia.
Si vous di que moult m'agréa,
Dont ge me poi si près remaindre,
Que au bouton péusse ataindre.
Fils de la sage Courtoisie. 2893
Lors de passer il me convie
Outre la haie, et doucement
Me dit moult amicalement:
Bel-Accueil parle.
«Vous plairait-il passer la haie,
Bel ami, qui tant vous effraie,
Pour l'odeur des roses sentir?
Je puis combler votre désir.
Vous n'aurez mal ni vilenie
Si vous vous gardez de folie.
Si je puis en rien vous aider,
Je ne me ferai pas prier,
Et je m'offre en toute franchise
A vous servir à votre guise.
L'Amant répond.
A Bel-Accueil j'ai répondu:
Sire, j'accepte confondu
Votre promesse et vous rends grâce,
Car votre bonté me surpasse;
Mais vous parlez si franchement
Que je ne puis faire autrement
Que d'accepter par déférence.»
Lors donc, grâce à son assistance,
Je franchis ronces, églantiers,
Qui me séparaient des rosiers,
Et fus cherchant la fleur aimée
Plus que toute autre parfumée,
Et Bel-Accueil m'accompagnait.
Lors bien heureux mon coeur était
D'approcher de si près la rose
Que je voyais là fraîche éclose,
Bel-Acueil moult bien me servi, 2917
Quant le bouton de si près vi;
Mès uns vilains qui grant honte ait,
Près d'ilecques repost s'estoit.
Dangiers ot nom, si fu closiers
Et garde de tous les Rosiers.
En ung destor fu li cuvers,
D'erbes et de fuelles couvers
Por ceus espier et sorprendre
Qu'il voit as Roses la main tendre.
Ne fu mie seus li gaignons,
Ainçois avoit à compaignons
Male-Bouche le gengléor,
Et avec lui Honte et Paor.
La miex vaillans d'aus si fu Honte;
Et sachiés que qui à droit conte
Son parenté et son linage,
El fu fille Raison la sage,
Et ses peres ot non Meffez,
Qui est si hidous et si lez,
Conques o lui Raison ne jut,
Mès du véoir Honte conçut,
Et quant Diex ot fait Honte nestre,
Chastéé, qui dame doit estre
Et des Roses et des boutons,
Iert assaillie des gloutons,
Si qu'ele avoit mestiers d'aïe,
Car Venus l'avoit envaïe,
Qui nuit et jor sovent li emble
Boutons et Roses tout ensemble.
Lors requist à Raison sa fille
Chastéé, que Venus essille:
Por ce que desconseillie iere
Volt Raison fere sa priere,
Et Bel-Accueil moult je bénis 2923
Quand de si près le bouton vis.
Mais, hélas! fâcheuse rencontre!
Un vilain dormait à rencontre;
C'était Danger, l'affreux closier
Et le gardien du beau rosier.
Pour ceux épier et surprendre
Qu'il voit au rosier la main tendre,
Il était, le traître, couché
Sous l'herbe et les feuilles caché.
Le chien n'était pas seul, du reste,
Car je vis, compagnon funeste,
Malebouche le clabaudeur
Après lui traînant Honte et Peur.
De tous la meilleure était Honte;
Car aussi bien si l'on remonte
A sa naissance et sa maison,
Elle est de la sage Raison
La fille, et Méfait est son père,
Monstre hideux et sanguinaire.
Jamais Raison ne lui céda,
Un regard seul la féconda;
Et lorsque Dieu Honte fit naître,
Chasteté qui dame doit être
Et des roses et des boutons,
Seule à la merci des gloutons,
En vain implorait assistance.
Vénus l'avait en sa puissance,
Vénus qui, le jour et la nuit,
Et roses et boutons ravit.
Chasteté par Vénus navrée
A Raison vint toute éplorée
Et sa fille lui demanda.
Raison sa prière exauça
Et li presta à sa requeste 2951
Honte qui est simple et honeste:
Et por les Roses miex garnir,
I fist Jalousie venir
Paor qui bée durement
A faire son commandement.
Or sunt as Roses garder troi,
Por ce que nus, sans lor otroi,
Ne Rose, ne bouton n'emport.
Ge fusse arivés à bon port,
Se d'els troi ne fusse aguetiés:
Car li frans, li bien afetiés
Bel-Acueil se penoit de faire
Quanqu'il savoit qui me doit plaire.
Sovent me semont d'aprochier
Vers le bouton, et d'atouchier
Au Rosier qui l'avoit chargié[62];
De ce me donnoit-il congié.
Por ce qu'il cuide que gel' voille,
A-il coillie une vert foille
Lez le bouton qu'il m'a donnée,
Por ce que près ot esté née.
De la foille me fis moult cointe;
Et quant ge me senti acointe
De Bel-Acueil, et si privés,
Ge cuidai bien estre arrivés.
Lors ai pris cuer et hardement
De dire à Bel-Acueil comment
Amors m'avoit pris et navré.
Sire, fis-ge, jamès n'auré
Joie, se n'est par une chose,
Que j'ai dedans le cuer enclose
Une moult pesant maladie;
Ne sai comment ge le vous die,
Et lui prêta sur sa requête 2957
Honte qui est simple et honnête,
Et pour les roses mieux garnir,
Jalousie aussi fit venir
Peur toujours prête à son service
Contre Vénus et sa malice.
Ainsi, ces trois gardiens fâcheux
Veillaient que nul audacieux
Ne vînt rose ou bouton soustraire.
Au bout de ma dure carrière,
J'étais, si ne fusse épié;
Car mon gent et doux allié,
Bel-Accueil, s'efforçait de faire
Tout ce qu'il savait pour me plaire,
Souvent m'exhortait d'approcher
Vers le bouton, et de toucher
Du moins le Rosier qui le porte,
M'encourageant de toute sorte.
Il fut, prévenant mon désir,
Une verte feuille cueillir
Tout proche de la rose née
Et qu'aussitôt il m'a donnée.
De la feuille alors je me fis
Parure, et quand je me sentis
Bel-Accueil aussi favorable,
Je crus mon succès véritable,
Et mon courage ranimant,
Je dis à Bel-Accueil comment
D'Amour j'étais, une victime:
«Sire, à moi nul bonheur n'estime
Que par une chose advenir,
Car je sens en mon coeur sévir
Une cruelle maladie.
Mon audace excuser vous prie,
Car ge vous criens à correcier: 2985
Miex vodroie à cotiaus d'acier
Piece à piece estre depéciés,
Que vous en fussiés correnciés.
Bel-Acueil
Dites, fet-il, vostre voloir,
Que jà ne m'en verrez doloir
De chose que vous puissiés dire.
L'Amant.
Lors li ai dit: Sachiés, biau sire,
Amors durement me tormente.
Ne cuidiés pas que ge vous mente;
Il m'a où cuer cinq plaies faites.
Jà les dolors n'en seront traites,
Se le bouton ne me bailliés,
Qui est des autres miex tailliés.
Ce est ma mort, ce est ma vie,
De nule riens n'ai plus envie.
Lors s'est Bel-Acueil effraés,
Bel-Acueil.
Et me dist: Frere, vous baés
A ce qui ne puet avenir:
Comment! me voulés-vous honnir?
Vous m'averiés bien assoté,
Se le bouton aviés osté
De son Rosier; n'est pas droiture
Que l'en l'oste de sa nature.
Vilains estes du demander,
Lessiés-le croistre et amander;
Car j'ai peur de vous courroucer: 2993
Mieux voudrais me voir dépecer
A couteaux d'acier pièce à pièce
Que de rien faire qui vous blesse.
Bel-Accueil.
Dites, fait-il, votre vouloir,
Jamais ne me verrez douloir
De rien que vous me puissiez dire.
L'Amant.
Lors je lui dis: Sachez, beau sire,
Qu'Amour me fait beaucoup souffrir,
A vous je n'oserais mentir.
Il m'a fait au coeur cinq blessures,
Point ne guériront mes tortures
Si le bouton ne m'est baillé
Plus que tout autre bien taillé;
Il est ma mort, il est ma vie,
Et rien de plus mon coeur n'envie.»
Alors Bel-Accueil plein d'effroi:
Bel-Accueil.
«Frère, répondit-il, pourquoi
Vous bercez-vous d'une espérance
Dont jamais n'aurez jouissance?
Comment, me voulez-vous honnir?
Car ce serait moult me trahir
Que de vouloir ôter la rose
Du rosier où elle repose.
C'est d'un coeur pervers, insensé,
Que l'oter d'où Dieu l'a placé.
Nel' voudroie avoir deserté 3011
Du Rosier qui l'a aporté,
Por nule riens vivant, tant l'ains.
L'Acteur.
Atant saut Dangiers li vilains
De là où il estoit muciés.
Grans fu, et noirs et hériciés,
S'ot les yex rouges comme feus,
Le nés foncié, le vis hideus,
Et s'escrie cum forcenés:
Dangier.
Bel-Acueil, por quoi amenés
Entor ces Roses ce vassaut?
Vous faites mal, se Diex me saut,
Qu'il bée à vostre avilement:
Dehait ait, fors vous solement[63],
Qui en ces porpris l'amena!
Qui felon sert, itant en a.
Vous li cuidiés grant bonté faire,
Et il vous quiert honte et contraire.
XX
Voir image
Comment Dangier villainement
Bouta hors despiteusement
L'Amant d'avecques Bel-Acueil,
Dont il eut en son coeur grant dueil.
Fuiés, vassaus; fuiés de ci,
A poi que ge ne vous oci:
Moult vilaine est votre demande, 3017
Laissez qu'il croisse et qu'il s'amende,
Car ne voudrais le voir ravir
Au rosier qui l'a fait fleurir,
Sachez-le bien, pour rien au monde.»
L'Auteur.
Soudain surgit Danger l'immonde,
Du gîte où il s'était glissé,
Grand et noir, le poil hérissé,
Les yeux comme une flamme ardente,
Nez camus, face repoussante,
Il criait comme un forcené:
Danger.
«Bel-Accueil, qu'avez-vous mené
Ce vassal auprès de la Rose?
Par Dieu, vous fîtes belle chose,
Il veut votre avilissement.
Malheur! si de vous seulement[63b]
Ne me venait cette avanie?
Félon servir, c'est félonie.
Or vous lui faites grand' bonté;
Lui vous rend honte et vileté.
XX
Comment Danger dans sa furie
Expulse avec ignominie
L'Amant d'avecque Bel-Accueil,
Dont il eut en son coeur grand deuil.
Fuyez, vassal, loin de ma vue;
Hors de là, sinon je vous tue!
Bel-Acueil mal vous congnoissoit, 3035
Qui de vous servir s'angoissoit.
Si le baés à conchier,
Ne me quier mès en vous fier:
Car bien est ores esprouvée
La traïson qu'avez couvée.
XXI
Ci dit que le villain Dangier
Chaça l'Amant hors du vergier
A une maçue à son col[64]:
Si resembloit et fel et fol.
Plus n'osai ilec remanoir,
Por le vilain hidous et noir
Qui me menace à assaillir:
La haie m'a fait tressaillir
A grant paor et à grant heste;
Et li vilains crole la teste,
Et dist se jamès i retour,
Il me fera prendre ung mal tour.
Lors s'en est Bel-Acueil fois,
Et ge remès tous esbahis,
Honteus et mas, si me repens,
Quant onques dis ce que ge pens:
De ma folie me recors,
Si voi que livrés est mes cors
A duel, à poine et à martire,
Et de ce ai la plus grant ire,
Que ge n'osai passer la haie.
Nus n'a mal qui amors n'essaie:
Ne cuidiés pas que nus congnoisse,
S'il n'a amé, qu'est grant angoisse.
Bel-Accueil mal vous connaissait 3043
Qui de vous servir s'efforçait;
Car bien est maintenant prouvée
La trahison qu'avez couvée.
Ne songez pas à me tromper
Ni devers moi vous disculper.
XXI
Icile vilain Danger chasse
Le pauvre Amant hors de la place,
Une grand' massue à son col[64b],
Il ressemblait félon et fol.
Je voyais, saisi d'épouvante,
Sa face noire et grimaçante
Qui menaçait de m'assaillir.
Je m'en fus vite refranchir
La haie, et cette horrible bête
De loin criait, branlant la tête:
Si jamais revenez un jour,
Je vous ménage un mauvais tour!
Bel-Accueil avait pris la fuite;
Epuisé de telle poursuite,
Je restai honteux, interdit,
Repassant ce que j'avais dit.
Alors je compris ma folie
Et combien mon âme remplie
Était d'amertume et d'horreur.
Ce qui plus torturait mon coeur,
C'était l'infranchissable haie.
Seul celui qui l'amour essaie
Connaît l'angoisse et la douleur,
Et la souffrance et le malheur.
Amors vers moi trop bien s'aquite 3065
De la poine qu'il m'avoit dite;
Cuers ne porroit mie penser,
Ne bouche d'omme recenser
De ma dolor la quarte part.
A poi que li cuers ne me part,
Quant de la Rose me souvient,
Que si eslongnier me convient.
XXII
Comment Raison de Dieu aymée,
Est jus de sa tour devalée,
Qui l'Amant chastie et reprent
De ce que fol Amour emprent.
En ce point ai grant piece esté,
Voir image
Tant que me vit ainsinc maté
La dame de la haute garde,
Qui de sa tour aval esgarde:
Raison fu la dame apelée.
Lors est de sa tour devalée,
Si est tout droit vers moi venue.
El ne fu joine; ne chenue,
Ne fu trop haute, ne trop basse,
Ne fu trop megre, ne trop grasse,
Li oel qui en son chief estoient,
A deus estoiles resembloient:
Si ot où chief une coronne,
Bien resembloit haute personne.
A son semblant et à son vis
Pert que fu faite en paradis,
Car Nature ne séust pas
Ovre faire de tel compas.
Amour vers moi trop bien s'acquitte 3073
De la peine qu'il m'a prédite.
Nul ne saurait même penser
Ni bouche d'homme recenser
Le quart de tout ce que j'endure,
Et quand de la Rose, vous jure,
Il me souvient, c'est à mourir;
Pourtant il me convient partir.
XXII
Comment de Dieu Raison aimée,
Tôt de sa tour est dévalée,
Qui l'Amant châtie et reprend,
Car fol amour il entreprend.
En ce point j'ai fait longue route
Tant qu'enfin m'aperçut sans doute
La dame du haut de sa tour
Qui fait bonne garde à l'entour;
Raison est la dame apelée.
Elle est de sa tour dévalée,
Et je la vis venir à moi,
Ni jeune, ni vieille, ma foi,
Et ni trop haute, ni trop basse,
Et ni trop maigre, ni trop grasse.
Les yeux qui en son chef étaient
A deux étoiles ressemblaient;
Ceignait son chef une couronne,
Bien ressemblait haute personne.
A son semblant, ses traits exquis,
On sentait que du paradis
Elle vint, car jamais Nature
Ne tailla telle créature.
Sachiés, se la lettre ne ment, 3095
Que Diex la fist noméement
A sa semblance et à s'ymage,
Et li donna tel avantage,
Qu'el a pooir et seignorie
De garder homme de folie,
Por qu'il soit tex que il la croie.
Ainsinc cum ge me démentoie,
Atant es-vous Raison commence.
Raison parle à l'Amant.
Biaus amis, folie et enfance
T'ont mis en poine et en esmai:
Mar véis le bel tens de mai
Qui fist ton cuer trop esgaier;
Maralas onques umbroier
Où vergier dont Oiseuse porte
La clef dont el t'ovrit la porte.
Fox est qui s'acointe d'Oiseuse,
S'acointance est trop périlleuse:
El t'a traï et décéu,
Amors ne t'éust pas néu
S'Oiseuse ne t'éust conduit
Où biau vergier où est Déduit.
Se tu as folement ovré,
Or fai tant qu'il soit rescovré,
Et garde bien que tu ne croies
Le conseil par quoi tu foloies.
Bel foloie qui se chastie;
Et quant jones hons fait folie,
L'en ne s'en doit pas merveillier.
Or te voil dire et conseillier
Que l'amors metes en obli,
Dont ge te voi si afoibli,
Sachez, si la lettre ne ment, 3103
Que Dieu la fit assurément
A sa semblance et son image,
Et lui donna tel avantage
Qu'elle peut les hommes guérir
De folie ou les garantir,
S'ils veulent ses conseils entendre.
Me voyant tant de pleurs répandre,
Lors ainsi Raison commença:
Raison parle à l'Amant.
Bel ami, ce qui te causa
Tant de mal, c'est folle jeunesse
Et du beau temps de mai l'ivresse
Qui ton coeur fit trop égayer.
Mal te prit d'aller ombroyer
Au verger dont Oyseuse porte
La clef dont elle ouvrit la porte.
Oui, c'est elle qui t'a trahi;
Sans elle Amour ne t'eût pas nui.
Bien fol qui s'accointe d'Oyseuse,
Accointance trop périlleuse!
Pour ton mal elle t'a conduit
Au verger qu'habite Déduit.
Puisque tu connais ta folie,
Il faut la réparer. Oublie
D'abord et hâte-toi de fuir
Le conseil qui t'a fait faillir.
Belle erreur est qui se pallie,
Et si jeune homme fait folie,
L'on ne doit point s'émerveiller.
Or donc je te vais conseiller.
Éteins cette amoureuse envie,
Cause de la chétive vie
Et si conquis et tormenté. 3127
Je ne voi mie ta santé,
Ne ta garison autrement;
Car moult te bée durement
Dangier le fel à guerroier.
Tu ne l'as mie à essaier:
Et de Dangier noient ne monte
Envers que de ma fille Honte,
Qui les Rosiers deffent et garde,
Cum cele qui n'est pas musarde;
Si en dois avoir grand paor,
Car à ton oés n'i vois pior.
Avec ces deux est Male-Bouche
Qui ne sueffre que nus i touche;
Anciez que la chose soit faite,
L'a-il jà en cent leus retraite.
Moult as à faire à dure gent,
Or garde liquiex est plus gent,
Ou du lessier, ou du porsivre
Ce qui te fait à dolor vivre.
C'est li maus qui Amors a non,
Où il n'a se folie non;
Folie! se m'aïst Diex, voire.
Homs qui aime ne puet bien faire,
N'a nul preu de ce mont entendre,
S'il est clers, il pert son aprendre;
Et se il fait autre mestier,
Il n'en puet guères esploitier.
Ensorquetout il a plus poine
Que n'ont hermite, ne blanc moine.
La poine en est desmésurée,
Et la joie a corte durée.
Qui joie en a, petit li dure,
Et de l'avoir est aventure;
Dont je te vois si tourmenté. 3135
Je n'entrevois pour toi santé
Ni guérison par autre voie,
Car Danger se fait moult grand' joie,
Le félon, de te guerroyer.
Ne va pas à lui t'essayer.
Encor Danger pour rien ne compte
A côté de ma fille Honte,
Qui les Rosiers garde et défend
D'un oeil actif et vigilant.
C'est elle surtout qu'il faut craindre
Pour ton fatal désir contraindre.
Et Malebouche les soutient;
Malheur à qui les toucher vient!
Devant que soit faite la chose,
Déjà par cent lieux il en glose.
Moult as à faire à dure gent;
Or vois lequel est plus urgent
Ou de laisser, ou de poursuivre
Ce qui te fait à douleur vivre.
De ce mal Amour est le nom,
Plutôt folie, et pourquoi non?
Folie, oui, pour Dieu! je préfère,
Car amoureux ne sait bien faire,
Nul profit n'en saurait avoir;
S'il est clerc, il perd son savoir,
Et s'il suit une autre carrière,
Il ne saurait l'exploiter guère,
Et de peines cent fois autant
Souffre qu'hermite ou moine blanc.
La peine en est démesurée,
Le plaisir de courte durée,
Et pour ce bonheur d'un instant
Qui leur échappe bien souvent,
Car ge voi que maint s'en travaillent, 3161
Qui en la fin du tout i faillent.
Onques mon conseil n'atendis,
Quant au Diex d'Amors te rendis:
Le cuer que tu as trop volage
Te fist entrer en tel folage.
La folie fu tost emprise,
Mès à l'issir a grant mestrise.
Or met l'amor en nonchaloir,
Qui te fait vivre et non valoir:
Car la folie adès engraigne,
Qui ne fait tant qu'ele remaigne.
Pren durement as dens le frain,
Et donte ton cuer et refrain.
Tu dois metre force et deffense
Encontre ce que tes cuers pense:
Qui toutes hores son cuer croit,
Ne puet estre qu'il ne foloit.
XXIII
Si respond l'Amant à rebours
A Raison qui luy blasme Amours.
Quant j'oï ce chastiement,
Je répondi iréement:
Dame, ge vous veil moult prier
Que me lessiez à chastier.
Vous me dites que ge refraigne
Mon cuer, qu'Amors ne le sorpreigne:
Cuidies-vous donc qu'Amors consente
Que je refraigne et que ge dente
Le cuer qui est tretout siens quites?
Ce ne puet estre que vous dites.
Combien leur existence jouent 3169
Qui la plupart au port échouent?
Pourquoi mon conseil n'attendis
Quand au Dieu d'Amours te rendis?
C'est ton coeur, hélas! trop volage
Qui subit ce fol esclavage;
Vite folie on entreprend,
Mais on en sort moult durement.
Or, ce fatal amour oublie
Dont tu vis, mais qui t'humilie,
Car la démence va croissant
Si contre elle on ne se défend.
Ton frein avec courage broie,
Dompte ce coeur qui te guerroie,
Car son coeur qui trop souvent croit
Toujours s'égare et se déçoit.
Résiste donc sans défaillance
Encontre ce que ton coeur pense.
XXIII
Cy répond l'Amant au rebours
A Raison blâmant Dieu d'Amours.
Quand j'ouïs cette réprimande,
Je lui dis en colère grande:
Dame, je veux vous demander
De ne plus tant me gourmander.
Vous me dites mon coeur contraindre
Pour qu'Amour ne le puisse atteindre.
Pensez-vous qu'il puisse accepter
Voir contraindre un coeur et dompter
Qu'il retient tout en sa puissance?
Vous me voyez dans l'impuissance.
Amors a si mon cuer donté, 3191
Qu'il n'est mès à ma volenté:
Ains le justise si forment,
Qu'il i a faite clef fermant.
Or m'en lessiés du tout ester,
Car vous porriés bien gaster[65]
En oiseuse vostre françois:
Ge vodroie morir ainçois
Qu'Amors m'éust de fausceté
Ne de traïson arété.
Ge me voil loer ou blasmer
Au darrenier de bien amer,
Si m'en desplet qui me chastie.
Atant s'est Raison départie,
Qui bien voit que por sermonner
Ne me porroit de ce torner.
Ge remès d'ire et de duel plains:
Sovent plore et sovent me plains
Que ne soi de moi chevissance,
Tant qu'il me vint en remembrance
Qu'Amors me dist que ge quéisse
Ung compaignon cui ge déisse
Mon conseil tout outréement,
Si m'osteroit de grant torment.
Lors me porpensai que j'avoie
Ung compaignon que ge savoie
Moult à loial; Amis ot non;
Onques n'oi mieuldre compaignon.
Amour a mon coeur tant dompté 3199
Qu'il n'est plus à ma volonté;
Pour mieux assurer sa capture,
Il l'a fermé d'une clef sûre.
Or cessez de me tourmenter,
Car vous ne sauriez que gâter
Votre français en pure perte,
Et j'aimerais mieux mourir certe,
Qu'Amour, me pût de fausseté
Reprendre et de déloyauté.
Je veux aimer tout à mon aise
Jusqu'à la fin, ne vous déplaise;
Sont vos avis hors de saison.
Alors dut s'en aller Raison
Voyant sa science perdue
Contre une âme aussi résolue.
De deuil et de colère plein
Souvent pleure et souvent me plain
De rester ainsi sans défense;
Tant qu'enfin me vint souvenance
Qu'Amour m'avait dit d'esssyer
Compagnon à qui confier
Sans réserve toute ma peine,
Qui me console et me soutienne.
Alors je songeai que j'avais
Un compagnon que je savais
Loyal et bon. Ami s'appelle,
Oncques n'en eus de plus fidèle.
XXIV
Comment, par le conseil d'Amours, 3219
L'Amant vint faire ses clamours
A Amis, a qui tout compta,
Lequel moult le réconforta.
A li m'en vins grant aléure,
Voir image
Si li desclos Pencloéure
Dont ge me sentoie encloé,
Si cum Amors m'avoit loé,
Et me plains à lui de Dangier,
Qui par poi ne me volt mengier,
Et Bel-Acueil en fist aler,
Quant il me vit à lui parler
Du bouton à qui ge béoie,
Et me dist que le comparroie,
Se jamès par nule achoison
Me véoit passer la cloison.
Quant Amis sot la vérité,
Il ne m'a mie espoenté;
XXV
Comment Amys moult doucement
Donne réconfort à l'Amant.
Ains me dist: Compains, or soiés
Séur, et ne vous esmaiés;
Ge congnois bien pieça Dangier,
Il a apris à leidangier,
A leidir et à menacier
Ceus qui aiment au commencier.
XXIV
Comment, par le conseil d'Amour, 3227
L'Amant instruit sans nul détour
Ami de sa mésaventure
Qui le console et le rassure.
A lui lors je fus à grands pas
Découvrir tout mon embarras
Et mon inquiétude amère,
Et d'Amour la leçon entière.
Je me plaignis comment Danger
Pour un peu faillit me manger,
Et Bel-Accueil hors de la place
Fit aller, quand il vit qu'en grâce
Le bouton je lui demandais,
Et me dit que je le paierais
Si jamais encor d'aventure
Je venais franchir la clôture.
Quand Ami sut la vérité
Il ne m'a pas épouvanté;
XXV
Comment d'Ami douce parole
L'Amant reconforte et console.
Mais me dit: «Compagnon, soyez
Tranquille et ne vous effrayez.
Je le connais de longue date
Ce Danger qui si fort éclate
En cris, menaces, vains discours,
Contre novices en amours.
Piece a que ge l'ai esprouvé; 3245
Se vous l'avez felon trouvé,
Il iert autres au derrenier:
Ge le congnois cum ung denier.
Il se set bien amoloier,
Par chuer et par soploier[66];
Or vous dirai que vous ferés:
Ge lo que vous li requerés
Qu'il vous pardoint sa mal-voillance,
Par amors et par acordance;
Et li metés bien en convent,
Que jamès dès or en avant
Ne ferés riens qui li desplese.
C'est la chose qui plus li plese,
Qui bien le chue et le blandist.
L'Amant.
Tant parla Amis et tant dist,
Qu'il m'a auques réconforté,
Et hardement et volenté
Me donna d'aler essaier
Se Dangier porroie apaier.
XXVI
Voir image
Comment l'Amant vient à Dangier,
Luy prier que plus ledangier
Ne le voulsist, et par ainsi
Humblement luy crioit mercy.
A Dangier suis venu honteus,
De ma pès faire convoiteus;
Mès la haie ne passai pas,
por ce qu'il m'ot véé le pas.
Croyez-en mon expérience, 3253
Si le premier jour sa démence
Effraie, il est autre au dernier,
Je le connais comme un denier.
Rien n'adoucit mieux ce cerbère
Que la caresse et la prière[66b].
Or, voici ce que vous ferez:
D'abord vous lui demanderez
Qu'il vous pardonne votre injure
Par amour, bienveillance pure,
Et jurez-lui, la main levant,
Que jamais plus dorénavant
Ne ferez rien qui lui déplaise;
Car il n'est rien qui tant lui plaise
Que caresse de bon flatteur.»
L'Amant.
Parlait avec tant de chaleur
Ami, que mon âme ravie
Reprit courage. Alors l'envie
Me vint aussitôt d'essayer
Si je pourrais l'apitoyer.
XXVI
Comment l'Amant vient et supplie
Danger que ses torts il oublie,
Pour l'apaiser, et puis ainsi
Humblement lui criait merci.
A Danger vins d'un pas timide
Et de faire ma paix avide,
Mais sans la clôture franchir
Pour ne pas lui désobéir.
Ge le trové en piés drecié, 3273
Fel par semblant et corrocié,
En sa main ung baston d'espine.
Ge tins vers lui la chiere encline,
Et li dis: Sire, je sui ci
Venus por vous crier merci;
Moult me poise, s'il péust estre,
Dont ge vous fis onques irestre;
Mès or sui prest de l'amender
Si cum vous vodrois commender.
Sans faille Amors le me fist faire,
Dont ge ne puis mon cuer retraire;
Mès jamès jor n'aurai béance
A riens dont vous aies pesance;
Ge voil miex soffrir ma mesaise,
Que faire riens qui vous desplaise.
Or vous requiers que vous aiés
Merci de moi, et apaiés
Vostre ire qui trop m'espoente,
Et ge vous jur et acréante
Que vers vous si me contendrai,
Que jà de riens ne mesprendrai:
Por quoi vous me voilliés gréer
Ce que ne me poés véer.
Voilliés que j'aim tant solement,
Autre chose ne vous demant;
Toutes vos autres volentés
Ferai, se ce me créantés.
Si nel' poés-vous destorber,
Jà ne vous quier de ce lober;
Car j'amerai puisqu'il me siet,
Cui qu'il soit bel, ne cui qu'il griet;
Mès ne vodroie por mon pois
D'argent, qu'il fust sus votre pois.
Là seul sur ses pieds il se dresse 3281
Feignant grand' fureur et rudesse,
Brandissant son bâton noueux.
La tête basse et tout honteux
Je lui dis: Vous me voyez, Sire,
Accouru pour pardon vous dire
Et combien je suis attristé
De vous avoir tant irrité.
S'il faut que mon crime j'amende,
Je suis prêt, que Danger commande.
Mais Amour possède mon coeur,
Lui seul est cause de l'erreur.
Mon seul désir est de ne faire
Que ce qui peut vous satisfaire,
Et j'aime mieux cent fois souffrir
Que votre vengeance encourir.
Avoir de moi merci vous prie,
Or, apaisez votre furie
Qui me glace de grand effroi,
Et je vous jure par ma foi
Que je saurai si bien me prendre
Que jamais n'y pourrez reprendre.
Veuillez mon pardon m'octroyer,
Ce ne pouvez me dénier.
Ah! permettez que j'aime encore,
Nulle autre chose je n'implore;
Toutes vos autres volontés
Ferai si ce me permettez.
Ne repoussez pas ma prière;
Jusqu'au bout je serai sincère,
Car ne peut plus qu'aimer mon coeur
Pour mon bien ou pour mon malheur;
Mais pour mon poids d'argent je n'ose
Rien faire qui vous indispose.
Moult trovai Dangier dur et lent 3307
De pardonner son maltalent;
Et si le m'a-il pardonné
En la fin, tant l'ai sermonné,
Et me dist par parole briéve:
Dangier.
Ta requeste riens ne me griéve,
Si ne te voil pas escondire:
Saches ge n'ai vers toi point d'ire.
Se tu aimes, à moi qu'en chaut?
Ce ne me fait ne froit, ne chaut:
Adès aime, mès que tu soies
Loing de mes Roses toutesvoies,
Jà ne te porterai menaie,
Se tu jamès passes la haie.
L'Amant.
Ainsinc m'otroia ma requeste;
Et je l'alai conter en heste
A Amis qui s'en esjoï,
Cum bon compains, quant il l'oï.
Amis.
Or va, dist-il, bien vostre affaire,
Encor vous sera débonnaire
Dangier qui fait à maint lor bon,
Quant il a monstré son bobon;
S'il iere pris en bonne voine,
Pitié auroit de vostre poine.
Or devés soffrir et atendre
Tant qu'en bon point le puissiés prendre;
Danger hésita longuement 3315
A calmer son ressentiment.
A la fin, je fus si tenace
Qu'il daigna m'accorder ma grâce
Et me répondit brèvement:
Danger.
C'est parler raisonnablement,
Et je ne veux pas t'éconduire;
Sache que n'ai vers toi point d'ire.
Que m'importe? Aime s'il le faut,
Ce ne me fait ni froid, ni chaud.
Aime donc; mais fort tu t'exposes
Toutefois trop près de mes Roses,
Et si tu veux mon bras sentir,
Viens-t'en la clôture franchir!
L'Amant.
Ainsi m'octroya ma requête.
Et d'Ami lors me mis en quête
Pour lui conter. Quand il l'ouït,
Ce bon compagnon s'éjouit.
Ami.
Or va, dit-il, bien votre affaire,
Encor vous sera débonnaire
Danger; maint en a profité
Quï sut flatter sa vanité.
S'il était pris en bonne veine,
Il eût pitié de votre peine,
Car il n'est si féroce coeur
Que n'attendrisse la douleur.
J'ai bien esprové que l'en vaint, 3333
Par soffrir, felon et refraint.
L'amant.
Moult me conforta doucement
Amis, qui mon avancement
Vousist autresi bien cum gié;
Atant ai pris de li congié.
A la haie que Dangier garde
Sui retornés, que moult me tarde
Que le bouton encore voie,
Puis qu'avoir n'en puis autre joie.
Dangier se prent garde sovent
Se ge li tiens bien son convent;
Mès ge resoing si sa menace,
Que n'ai talent que li mefface,
Ains me suis pené longuement
De faire son commandement,
Por li acointier et atraire;
Mès ce me torne à grant contraire
Que sa merci trop me demore:
Si voit-il sovent que ge plore,
Et que ge me plains et sospir,
Por ce qu'il me fait trop cropir
Delez la haie, que ge n'ose
Passer por aler à la Rose.
Tant fis qu'il a certainement
Véu à mon contenement
Qu'Amors malement me justise,
Et qu'il n'i a point de faintise
En moi, ne de desloiauté;
Mès il est de tel cruauté,
Qu'il ne se daingne encor refraindre,
Tant me voie plorer ne plaindre.
Or sachez souffrir et attendre 3341
Tant qu'en bon point le puissiez prendre.
L'Amant.
Moult me conforte doucement
Ami, qui mon contentement
Tout aussi bien que moi désire.
Enfin je dus adieu lui dire
Pour courir bien vite au verger;
Car il faut que malgré Danger
Le bouton encore je voie,
Puisqu'avoir n'en puis autre joie.
Danger, lui, prend garde souvent
Si je viole mon serment;
Mais sa menace est si sévère
Que vouloir n'ai de lui méfaire,
Et me suis peiné longuement
De faire son commandement
Pour le séduire et pour lui plaire.
Cependant je me désespère
D'attendre sa paix si longtemps;
Il ouït mes gémissements
Près la clôture que je n'ose
Passer pour aller à la Rose;
Il me voit soupirer, gémir,
Mais toujours me laisse languir.
Tant j'ai fait, qu'il a vu, je pense,
A cette morne contenance
Combien Dieu d'Amours m'opprimait,
Et que mon âme ne tramait
Ni déloyauté, ni feintise.
Pourtant sa cruauté méprise
Mes larmes et mon déconfort,
Et ne daigne se fondre encor.
XXVII
Comment Pitié avec Franchise 3365
Allerent par très-belle guise
A Dangier parler por l'Amant,
Qui estoit d'amer en torment.
Si cum j'estoie en ceste pene,
Voir image
Atant ez-vos que Diex amene
Franchise, et avec li Pitié.
N'i ot onques plus respitié,
A Dangier vont andui tout droit:
Car l'une et l'autre me vodroit
Aidier, s'el pooit, volentiers,
Qu'el voient qu'il en est mestiers.
La parole a première prise
Soe merci dame Franchise,
Et dist:
Franchise.
Dangier, se Diex m'amant,
Vous avez tort vers cel Amant
Quant par vous est si mal menez.
Sachiés vous vous en avilés,
Car ge n'ai mie encor apris
Qu'il ait vers vous de riens mespris.
S'Amors le fait par force amer,
Devez le vous por ce blasmer?
Plus i pert-il que vous ne faites,
Qu'il en a maintes poines traites.
Mès Amors ne veut consentir
Que il s'en puisse repentir;
XXVII
Comment Pitié avec Franchise3373
Allèrent par très-belle guise
A Danger parler pour l'Amant
Qui d'aimer était en tourment.
Comme j'étais en cette peine,
Voilà que Dieu soudain amène
Franchise et Pitié pour m'aider.
Toutes deux alors sans tarder
A Danger tout droit se dirigent,
Car mes maux l'une et l'autre affligent;
Elles viennent secours m'offrir
En me voyant ainsi souffrir.
Première a la parole prise
La compatissante Franchise:
Franchise.
Danger, dit-elle, Dieu m'entend.
Vous avez tort envers l'Amant
Que votre rage tant malmène,
Et c'est chose par trop vilaine,
Car je n'ai mie encore appris
Qu'il se soit envers nous mépris.
Or si d'aimer le veut contraindre
Amour, pourquoi donc vous en plaindre?
Las! il est encore plus cruel
Que vous au tendre damoisel.
Amour sans cesse le tourmente
Et ne veut pas qu'il se repente;
Qui le devrait tout vif larder, 3391
Ne s'en porroit-il pas garder.
Mès, biau sire, que vous avance
De lui faire anui ne grevance?
Avez-vous guerre à lui emprise,
Por ce que il vous aime et prise,
Et que il est vostre subgiez?
S'Amors le tient pris en ses giez,
Et le fait à vous obéir,
Devez le vous por ce haïr?
Ains le déussiés esparnier
Plus qu'ung orguillous pautonnier.
Cortoisie est que l'en sequeure
Celi dont l'en est au desseure[67]:
Moult a dur cueur qui n'amolie,
Quant il trove qui l'en suplie.
Pitié.
Pitié respont: C'est vérités,
Engriété vaint humilités;
Et quant trop dure l'engrestié,
C'est felonnie et mavestié.
Dangier, pour ce vous voil requerre
Que vous ne maintenez plus guerre
Vers cel chetis qui languist là,
Qui onques Amors ne guila.
Avis m'est que vous le grevés
Assés plus que vous ne devés;
Qu'il trait trop maie pénitence,
Dès-lors en çà que l'acointance
Bel-Acueil li avés toloite,
Car c'est la riens qu'il plus convoite.
Il iere avant assés troublés,
Mès ore est ses anuis doublés:
Aussi tout vif dût-il brûler 3399
Il ne peut son joug secouer.
Mais, beau sire, que vous avance
De tant lui faire violence?
De vous aimer puisqu'il promet
En bon et fidèle sujet,
Pourquoi lui déclarer la guerre?
En ses lacs si l'a pris naguère
Amour, et le fait vous servir,
Pour ce le devez-vous haïr?
Il faut l'épargner au contraire,
Et mieux qu'un libertin vulgaire;
Toute âme généreuse doit
Secourir plus petit que soi[67b].
Moult a dur coeur qui ne se plie
Quand un malheureux le supplie.
Pitié.
Pitié répond: C'est vérité;
Malice vainc humilité,
Mais quant la malice est trop dure
Elle devient cruauté pure.
Pour ce, je vous requiers, Danger,
De votre guerre ménager
Envers l'innocente victime
Qu'Amour pour sa droiture estime.
Avis m'est que vous l'éprouvez
Beaucoup plus que vous ne devez.
C'est déjà male pénitence
Que le priver de l'accointance
De Bel-Accueil son confident,
Car il ne convoite rien tant.
Sa peine était déjà bien dure,
Vous avez doublé sa torture;
Or est-il mort et mal-baillis, 3423
Quant Bel-Acueil li est faillis.
Por quoi li faites tel contraire?
Trop li fesoit Amors mal traire:
Il a tant mal que il n'éust
Mestier de pis, s'il vous pléust.
Or ne l'alés plus gordoiant,
Que vous n'i gaignerés noiant:
Soffrés que Bel-Acueil li face
Dès ores mes aucune grace:
De péchéor miséricorde,
Puis que Franchise s'i accorde,
Et le vous prie et amoneste,
Ne refusés pas sa requeste;
Moult par est fel et deputaire,
Qui por nous deus ne veut riens faire.
L'Amant.
Lors ne pot plus Dangier durer,
Ains le convint amésurer.
Dangier.
Dames, dist-il, ge ne vous ose
Escondire de cette chose,
Que trop seroit grant vilonnie:
Je voil qu'il ait la compaignie
Bel-Acueil, puis que il vous plaist;
Ge n'i metrai jamès arrest.
L'Acteur.
Lors est à Bel-Acueil alée
Franchise la bien emparlée,
Et li a dit cortoisement:
Or, est-il mort, anéanti, 3431
Que Bel-Accueil lui soit ravi.
Amour assez le persécute,
Faut-il encor qu'il soit en butte
A de plus grands malheurs? Hélas!
Les grandir vous ne sauriez pas;
C'est cruauté bien inutile,
Laissez-le donc aimer tranquille.
Franchise et ses voeux exaucez,
Bel-Accueil désormais laissez
Qu'aucune grâce il lui accorde,
A tout pécheur miséricorde.
Moult est trop cruel et félon
Qui refuse à nous un pardon;
Qu'au moins pour nous Danger le fasse.
Nous vous le demandons en grâce.
L'Amant.
Danger ne peut plus refuser;
Lors il consent à s'apaiser.
Danger.
Dame, dit-il, je ne vous ose
Éconduire pour cette chose,
Car ce serait par trop félon.
Je lui rends son gent compagnon
Bel-Accueil; mais c'est pour vous plaire.
Je n'y veux plus défense faire.
L'Auteur.
Adonc à Bel-Accueil d'aller
Franchise au séduisant parler.
Et lors de sa voix la plus tendre:
Franchise.
Trop vous estes de cel Amant, 3450
Bel-Acueil, grant piece eslongniés,
Que regarder ne le daigniés;
Moult a esté pensis et tristes,
Puis cele hore que nel' véistes.
Or pensez de li conjoïr,
Se de m'amor voulés joïr,
Et de faire sa volenté:
Sachiés que nous avons denté
Entre moi et Pitié, Dangier
Qui vous en faisoit estrangier.
Bel-Acueil.
Je ferai quanque vous vodrois,
Fet Bel-Acueil, car il est drois,
Puis que Dangier l'a otroié.
L'Amant.
Lors le m'a Franchise envoié.
Bel-Acueil au commencement
Me salua moult doucement:
S'il ot esté vers moi iriés,
Ne se fu de riens empiriés,
Ains me monstra plus bel semblant
Qu'il n'avoit onques fait devant.
Il m'a lores par la main pris
Por mener dedans le porpris
Que Dangier m'avoit chalongié:
Or oi d'aler par tout congié.
Franchise.
Pourquoi donc si longtemps attendre, 3458
Bel-Accueil, loin de votre amant,
Sans le regarder seulement?
Son âme est sombre et abattue
Loin de vous et de votre vue.
Si vous tenez à mon amour,
A lui revenez sans séjour,
Et faites tout pour lui complaire;
Car, Pitié m'aidant, j'ai su faire
Que Danger ne fût courroucé,
Qui loin de vous l'avait chassé.
Bel-Accueil.
Je ferai selon votre guise,
Fit Bel-Accueil. C'est bien, Franchise,
Puisque Danger l'a octroyé.
L'Amant.
Lors me l'a Franchise envoyé.
Moult doucement, à sa venue,
Bel-Accueil d'abord me salue.
Contre moi s'il fut courroucé,
Son courroux s'était effacé,
Car il me fit meilleur visage
Qu'autrefois même avant l'orage.
Alors il m'a par la main pris
Pour mener dedans le pourpris
Dont Danger m'interdit l'entrée,
Et je vais partout où m'agrée.
XXVIII
Comment Bel-Acueil doucement3475
Maine l'Amant joyeusement
Au vergier pour véoir la Rose,
Qui luy fut doulcereuse chose.
Or sui chéois, ce m'est avis,
De grant enfer en paradis;
Car Bel-Acueil par tout me moine,
Qui de mon gré faire se poine.
Si cum j'oi la Rose aprochée,
Ung poi la trovai engroissée,
Et vi qu'ele iere plus créue
Que ge ne l'avoie véue.
La Rose auques s'eslargissoit
Par amont, si m'abelissoit
Ce qu'ele n'iert pas si overte,
Que la graine en fust descoverte;
Ainçois estoit encore enclose
Entre les foilles de la Rose,
Qui amont droites se levoient,
Et la place dedans emploient.
Ele fu, Diex la benéie,
Assés plus bele et espanie,
Qu'el n'iere avant et plus vermeille
Moult m'esbahi de la merveille
De tant cum el iert embelie;
Et Amors plus et plus me lie,
Et tout adès estraint ses las,
Tant cum g'i oi plus de solas.
Grant piece ai ilec demoré,
Qu'à Bel-Acueil grant amor é,
XXVIII
Comment Bel-Accueil doucement 3483
Mène l'Amant joyeusement
Par le verger pour voir la Rose
Qui lui fut doucereuse chose.
Or je suis chu, ce m'est avis,
De grand enfer en paradis;
Car Bel-Accueil partout me mène
Qui de mon gré faire se peine,
Et quand à la Rose arrivai,
Un peu plus grasse la trouvai,
Et vis qu'elle s'était accrue
Depuis que je ne l'avais vue.
La Rose alors s'élargissait
Par le haut et me ravissait,
Mais sans être à ce point ouverte
Que la graine en fût découverte;
Les feuilles se dressaient tout droit
Et s'arrondissaient en un toit
Qui couvrait le coeur de la Rose
Où la graine encore était close.
Mais je trouvai, Dieu soit béni!
Le bouton plus épanoui,
Plus beau, de couleur plus merveille
Qu'auparavant; c'était merveille
Combien il était embelli!
J'étais là d'extase rempli;
Cependant plus grande est ma joie,
Plus Amour enserre sa proie!
Longtemps je suis là demeuré
De Bel-Accueil énamouré
Et grant compaignie trovée; 3505
Et quant ge voi qu'il ne me vée
Ne son solas, ne son servise,
Une chose li ai requise,
Qui bien fait à amentevoir:
Sire, fis-ge, sachiés de voir
Que durement sui envieus
D'avoir ung baisier savoreus
De la Rose qui soef flaire;
Et s'il ne vous devoit desplaire,
Ge le vous requerroie en don.
Por Diex, sire, dites-moi don
Se il vous plaist que ge la baise,
Que ce n'iert tant cum vous desplaise.
Bel-Acueil.
Amis, dist-il, se Dieu m'aïst,
Se Chastéé ne m'en haïst,
Jà ne vous fust par moi véé;
Mais ge n'ose por Chastéé,
Vers qui ge ne voil pas mesprendre:
Ele me seult tous jors deffendre
Que du baisier congé ne doigne
A nul amant qui m'en semoigne.
Car qui au baisier puet ataindre,
A poine puet à tant remaindre;
Et sachiés bien cui l'en otroie
Le baisier, qu'il a de la proie
Le miex et le plus avenant,
Si a erres du remenant.
Et de sa douce compagnie. 3513
Voyant enfin qu'il ne dénie
Vers moi service ni faveur,
J'osai demander à son coeur
Une chose bien téméraire.
Vous voyez, lui dis-je, mon frère,
Que durement suis envieux
D'avoir un baiser savoureux
De la Rose qui si bon flaire,
Et s'il ne vous devait déplaire,
De vous j'implorerais ce don.
Pour Dieu, Sire, dites-moi donc,
S'il ne vous plaît que je la baise.
Est-il rien là qui vous déplaise?
Bel-Accueil.
Ami, Dieu m'aide! en vérité,
Si ne craignais tant Chasteté,
Je vous ferais don de la Rose
Céans; mais Chasteté je n'ose
Tromper en aucune façon
Qui dit toujours en sa leçon
Qu'à nul amant baiser ne donne,
Combien qu'il m'en prie et raisonne.
Car baiser qui peut obtenir
A peine là peut s'en tenir,
Et l'amant à qui l'on octroie
Le baiser, il a de la proie
Le mieux et le plus avenant
Et des arrhes sur le restant.
L'Amant.
Quant ge l'oï ainsinc respondre, 3533
Ge nel' voil plus de ce semondre,
Car gel' cremoie correcier:
L'en ne doit mie homme enchaucier
Outre son gré, n'engoissier trop.
Vous savés bien qu'au premier cop
Ne cope-l'en mie le chesne,
Ne l'en n'a pas le vin de l'esne,
Tant que li pressoirs soit estrois.
Adès me tarda li otrois
Du baisier que tant desiroie;
Mès Venus qui tous dis guerroie
Chastéé, me vint au secors:
Ce est la mere au Diex d'Amors
Qui a secoru maint amant.
Ele tint ung brandon flamant
En sa main destre, dont la flame
A eschauffée mainte dame.
El fu si cointe et si tifée,
El resemblait Déesse ou Fée:
Du grant ator que ele avoit,
Bien puet cognoistre qui la voit,
Qu'el n'ert pas de religion.
Ne feré or pas mencion
De sa robe et de son oré,
Ne de son trecéor doré,
Ne de fermail, ne de corroie,
Espoir que trop i demorroie;
Mès bien sachiés certainement
Qu'ele fu cointe durement,
Et si n'ot point en li d'orgueil.
Venus se trait vers Bel-Acueil,
L'Amant.
Lors entendant cette réponse, 3541
A le presser plus je renonce,
De crainte de le courroucer.
Il ne faut personne presser
Ni tourmenter outre mesure;
Du chêne la vaste ceinture
Nul n'a tranché du premier coup,
Et du vin nul ne sait le goût
Si la vendange n'est foulée.
Longtemps eût été reculée
La faveur qui tant me séduit,
Si Vénus, qui toujours poursuit
Chasteté, lors ne fût venue
Aux amants toujours bien venue;
C'est la mère du Dieu d'Amours
Vénus qui vient à mon secours.
Sa dextre brandit une flamme
Dont elle a chauffé mainte dame.
Marquaient ses atours, sa beauté,
Une fée, une déité;
Du reste, sans lui faire injure,
Il ne semblait à sa parure
Qu'elle fût de religion.
Je ne ferai pas mention
De sa robe et de sa bordure,
De son fermail, de sa ceinture,
Ni de son beau tressoir doré,
Car je serais trop encombré.
Mais sachez qu'elle était moult belle
Et gracieuse, et puis qu'en elle
Il n'y avait l'ombre d'orgueil.
Vénus va droit à Bel-Accueil
Si li a commencié à dire: 3565
Venus.
Porquoi vous fetes-vous, biau sire,
Vers cel Amant si dangereus?
D'avoir ung baisier doucereus
Ne li déust estre véés:
Car vous savés bien et véés
Qu'il sert et aime en léauté;
Si a en li assés biauté,
Par quoi est digne d'estre amés.
Véés cum il est acesmés,
Cum il est biaus, cum il est gens,
Et dous et frans à toutes gens;
Et avec ce il n'est pas viex,
Ains est jeunes, dont il vaut miex.
Il n'est dame ne chastelaine
Que ge ne tenisse à vilaine,
S'ele nel' daingnoit aésier
D'avoir ung savoreux besier.
Ne li doit pas estre véés,
Moult iert en li bien emploiés:
Qu'il a, ce cuit, moult douce alaine,
Et sa bouche n'est pas vilaine,
Ains semble estre faite à estuire
Por solacier et por déduire;
Qu'il a les lèvres vermeilletes,
Et les dens si blanches et netes
Qu'il n'i pert taigne, ne ordure.
Bien est, ce m'est avis, droiture
Que uns baisiers li soit gréés,
Donnés li, se vous m'en créés;
Car tant cum vous plus atendrez,
Tant plus sachiés, de tens perdrez.
Et céans commence à lui dire: 3573
Vénus.
Pourquoi vous montrez-vous, beau Sire,
Vers cet amant si dédaigneux,
Et de ce baiser savoureux
Pourquoi si longtemps vous défendre?
Car vous devez voir et comprendre
Qu'il aime en toute loyauté,
Et suffisante est sa beauté
Pour vaincre votre indifférence.
Quelle grâce, quelle élégance!
Comme il est beau, comme il est gent,
A tout le monde doux et franc!
Puis il est à la fleur de l'âge,
Ce n'est pas son moindre avantage.
Si, dédaignant de l'apaiser,
Lui refuser ce doux baiser
Je voyais dame ou châtelaine,
Je la tiendrais pour moult vilaine.
Accordez-lui cette douceur,
Mieux n'emploirez votre faveur.
Car il a, je crois, douce haleine,
Et sa bouche n'est pas vilaine,
Il semble fait pour les désirs,
Pour les soulas et les plaisirs;
Il a les lèvres vermeillettes
Et les dents si blanches et nettes
Qu'ordure ou tache l'on n'y voit;
A mon avis, c'est à bon droit
Qu'un baiser au moins on lui donne;
Faites-le donc, je vous l'ordonne,
Car plus vous aurez attendu,
Plus vous aurez de temps perdu.
XXIX
Comment l'ardent brandon Venus 3597
Aida à l'Amant plus que nus,
Tant que la Rose ala baiser,
Por mieulx son amours apaiser.
Bel-Acueil, qui sentit l'aïer
Du brandon, sans plus delaier
M'otroia ung baisier en dons,
Tant fist Venus et ses brandons:
Onques n'i ot plus demoré.
Ung baisier dous et savoré
Ai pris de la Rose erraument;
Se j'oi joie nus nel' dement:
Car une odor m'entra où cors,
Qui en a trait la dolor fors,
Et adoucit les maus d'amer
Qui me soloient estre amer.
Onques mès ne fu si aése,
Moult est garis qui tel flor bese,
Qui est si sade et bien olent.
Ge ne serai jà si dolent,
S'il m'en sovient, que ge ne soie
Tous plains de solas et de joie;
Et neporquant j'ai mains anuis
Soffers et maintes males nuis,
Puis que j'oi la Rose baisie:
La mer n'iert jà si apaisie,
Qu'el ne soit troble à poi de vent;
Amors si se change sovent.
Il oint une hore, et autre point,
Amors n'est gaires en ung point.
XXIX
Comment Vénus l'ardente dame, 3605
Plus que nul aida de sa flamme
L'Amant, tant qu'il alla baiser
La Rose et ses maux apaiser.
Bel-Accueil, quand il sentit prendre
En lui le feu, sans plus attendre,
D'un baiser m'octroya le don.
Tant fit Vénus et son brandon
Qu'il n'osa faire résistance.
Lors vers la Rose je m'élance
Cueillir le savoureux baiser.
Quel bonheur, vous devez penser!
Soudain un doux parfum m'inonde
Dissipant ma douleur profonde,
Et adoucit le mal d'aimer
Qui tant me soulait être amer.
Onques tant ne me sentis d'aise,
Moult guérit qui telle fleur baise
Si suave et qui si bon sent.
Je ne serai plus si dolent,
Il suffira qu'il m'en souvienne
Et de joie aurai l'âme pleine!
Et pourtant j'ai bien des ennuis
Soufferts et de bien tristes nuits
Dépuis que j'ai baisé la Rose!
Jamais tant la mer ne repose
Que ne la trouble un peu de vent.
Amour aussi change souvent;
Il blesse et guérit en une heure,
En un point guère ne demeure.
Dès ore est drois que ge vous conte 3627
Comment ge fui meslés à Honte
Par qui je fui puis moult grevés,
Et comment li murs fu levés,
Et li chastiaus riches et fors
Qu'amors prist puis par ses effors.
Toute l'estoire voil porsuivre,
Jà paresce ne m'iert d'escrivre,
Par quoi je cuit qu'il abelisse
A la bele que Diex garisse,
Qui le guerredon m'en rendra
Miex que nuli, quant el vodra.
Male-Bouche qui la couvine
De mains amans pense et devine,
Et tout le mal qu'il scet retrait,
Se prist garde du bel atrait
Que Bel-Accueil me daignoit faire,
Et tant qu'il ne s'en pot plus taire,
Qu'il fu filz d'une vielle irese[68],
Si ot la langue moult punese,
Et moult poignant, et moult amere;
Bien en retraioit à sa mere.
Male-Bouche dès-lors en çà
A espier me commença;
Et dist qu'il metroit bien son oel
Que entre moi et Bel-Acuel
Avoit mauvès acointement.
Tant parla li glos folement
De moi et du filz Cortoisie,
Qu'il fist esveillier Jalousie,
Qui se leva en effréor,
Quant ele oï le jangléor:
Et quant ele se fu levée,
Ele corut comme desvée
Maintenant je vous vais conter 3635
Comment vint me persécuter
Honte qui me fut si fatale,
Comment fut la tour infernale
Bâtie et le beau château-fort
Qui tant d'Amour brava l'effort.
Toute l'histoire en veux poursuivre
Et céans mettre dans mon livre.
Je l'espère, elle charmera
La belle qui m'en donnera,
S'elle y consent, la récompense
Mieux que nulle autre, sans doutance.
Malebouche qui le projet
Des amants prévient et défait,
Pour le plaisir de leur mal faire
Et jamais ne saurait se taire,
S'aperçut du tendre méfait
Que pour moi Bel-Accueil a fait.
Ce fils d'une vieille grogneuse[68b],
La langue amère et venimeuse
Et piquante et mordante avait,
Tout par lui sa mère savait.
Malebouche dès lors commence
A nous épier en silence,
Et dit qu'il gage bien un oeil
Qu'entre moi et puis Bel-Accueil
Se trame quelque male chose.
Tant le fol fait sur nous de glose,
Le fils de Courtoisie et moi,
Qu'enfin toute pleine d'effroi
S'éveille et lève Jalousie
Quand la nouvelle elle eut ouïe.
Soudain sur ses pieds elle fut,
Et comme une folle courut
Vers Bel-Acueil, qui vosist miaus 3661
Estre à Estampes, ou à Miaus.
XXX
Comment par la voix Male-Bouche,
Qui des bons souvent dit reprouche,
Jalousie moult asprement
Tence Bel-Acueil pour l'Amant.
Lors l'a par parole assaillis:
Gars, porquoi es-tu si hardis,
Qui bien velz estre d'un garçon
Dont j'ai mauvese soupeçon?
Bien pert que tu crois les losenges
De legier as garçons estranges.
Ne me voil plus en toi fier:
Certes ge te ferai lier
Ou enserrer en une tour,
Car je n'i voi autre retour.
Trop s'est de toi Honte eslongnie,
Si ne s'est mie bien poignie
De toi garder et tenir court:
Si m'est avis qu'ele secourt
Moult mauvesement Chastéé,
Quant lesse ung garçon desréé[69]
En notre porprise venir,
Por moi et li avilenir.
L'Amant.
Bel-Acueil ne sot que respondre,
Ainçois se fust alé repondre,
S'el ne l'éust ilec trové,
Et pris avec moi tout prové;
A Bel-Accueil qui voudrait être 3669
A Étampes ou Meaux peut-être.
XXX
Comment Jalousie âprement
Tance Bel-Acueil pour l'Amant
Par ce Malebouche avertie
Qui les bons souvent calomnie.
Elle a Bel-Accueil assailli:
Vilain, qui te rend si hardi
De rechercher ainsi cet homme
Dont j'ai mauvais soupçon en somme?
Bien aisément, à mon avis,
Les étrangers prends pour amis.
En toi désormais ne me fie,
Et puisque n'ai d'autre sortie,
Je te vais de liens serrer
Ou dans une tour enserrer.
Trop s'est de toi Honte éloignée
Et ne s'est pas assez donnée
A te garder et tenir court,
Et m'est avis qu'elle secourt
Bien mal Chasteté, puisque laisse
Le premier venu, par simplesse,
Dedans notre pourpris entrer,
Pour tous deux nous déshonorer.
L'Amant.
Bel-Acceuil, la langue interdite,
Hésitait; il eût pris la fuite,
Mais elle l'avait là trouvé
Et pris avec moi tout prouvé.
Mès quant ge vi venir la grive 3689
Qui contre nous tence et estrive,
Je fui tantost tornés en fuie,
Por sa riote qui m'ennuie.
Honte s'est lores avant traite,
Qui moult se crient estre meffaite:
Si fu humilians et simple,
Ele ot ung voile en leu de gimple,
Aussinc cum nonain d'abéie;
Et por ce qu'el fu esbahie,
Commença à parler en bas.
Ci parle Honte à Jalousie.
Por Dieu, dame, ne créés pas
Male-Bouche le losengier;
C'est uns homs qui ment de legier,
Et maint prod'omme a réusé
S'il a Bel-Acueil accusé,
Ce n'est pas ore li premiers:
Car Male-Bouche est coustumiers
De raconter fauces noveles
De valez et de damoiseles.
Sans faille ce n'est pas mençonge,
Bel-Acueil a trop longue longe:
L'en li a soffert à atraire
Tex gens dont il n'avoit que faire;
Mais certes ge n'ai pas créance
Qu'il ait éu nule béance
A mauvestié ne à folie;
Mès il est voir que Cortoisie,
Qui est sa mere, li enseigne
Que d'acointier gens ne se feigne.
Qu'el n'ama onques homme entule.
En Bel-Acueil n'a autre trule,
Aussi quand je vis la fâcheuse 3697
Courir hurlante et furieuse,
Je m'esquivai moult inquiet,
Ennuyé de tout ce caquet.
Honte s'est alors avancée
Qui toujours craint d'être tancée,
L'air humble et de simple apparat,
Un voile en forme de rabat
Tout comme un nonnain d'abbaye,
Et comme elle était ébahie,
Se mit à débiter tout bas:
Honte à Jalousie.
Par Dieu, Dame, ne croyez pas
Malebouche et sa médisance,
Car il ment avec trop d'aisance,
Et maint prudhomme a déprisé.
S'il a Bel-Accueil accusé,
Ce n'est pas son coup d'essai, dame,
Toujours Malebouche diffame
Et tient propos méchants et laids
Des damoiseles et varlets.
Toutefois, c'est vrai, sans mensonge,
Bel-Accueil a trop longue longe;
On eut tort de trop le laisser
De telles gens s'embarrasser.
Mais certes je n'ai pas créance
Qu'il y ait chez lui malveillance,
Égarement, mauvais instinct;
Car sa mère, il est bien certain,
Lui dit, la sage Courtoisie
Qui n'aima vilain de sa vie,
D'être à toutes gens gracieux.
Bel-Accueil n'est pas vicieux,
Ce sachiés, n'autre encloéure, 3721
Fors qu'il est plains d'envoiséure,
Et qu'il geue as gens et parole.
Sans faille j'ai esté trop molle
De li garder et chastier,
Si vous en voil merci crier:
Se j'ai esté ung poi trop lente
De bien faire, g'en sui dolente;
De ma folie me repens:
Mès ge metrai tout mon apens
Dès ore en Bel-Acueil garder,
Jamès ne m'en quier retarder.
Jalousie parle à Honte.
Honte, Honte, fet Jalousie,
Grant paor ai d'estre trahie,
Car lecherie est tant montée
Que tost porroie estre assotée.
N'est merveilles se ge me dout,
Car Luxure regne par tout:
Son pooir ne fine de croistre.
En abaïe, ne en cloistre
N'est mès Chastéé asséur;
Por ce ferai de novel mur
Clore les Rosiers et les Roses,
Nés lerrai plus ainsinc descloses,
Qu'en vostre garde poi me fi,
Car ge voi bien et sai de fi
Que en meillor garde pert-l'en.
Ja ne verroie passer l'an
Que l'en me tendroit por musarde,
Se ge ne m'en prenoie garde;
Mestiers est que ge m'en porvoie.
Certes ge lor clorrai la voie
Son seul défaut, sur ma parole, 3729
C'est sa jeunesse ardente et folle
Qui le fait rire et bavarder.
Je reconnais qu'à le garder
Je fus trop molle et le reprendre,
Aussi merci je n'ose attendre.
Mais si j'oubliai mon devoir,
Vous me voyez au désespoir
De ma coupable négligence.
Dès lors toute ma vigilance
Veux mettre à Bel-Accueil garder
Sans d'un seul pas m'en écarter.
Jalousie à Honte.
Honte, Honte, fait Jalousie,
J'ai grand' peur d'être encor trahie,
Car le monde est si corrompu
Que tôt j'aurais l'esprit perdu.
Or n'est merveille que je craigne,
Puisque Luxure partout règne;
Son pouvoir ne fait que grandir
Et pour Chasteté garantir
Plus n'est d'abbaye assez close.
Pour ce les Rosiers et la Rose
Je veux clore de nouveaux murs,
Enfermés ils seront plus sûrs.
En vous je n'ai plus confiance,
Je le sais par expérience,
Le meilleur gardien est volé.
Avant que l'an soit écoulé
On me tiendrait folle et musarde
Si je ne m'en prenais pas garde;
J'y vais de ce pas aviser.
Et ceux qui pour me mépriser
A ceus qui por moi conchier 3753
Viennent mes Roses espier.
Il ne me sera jà peresce
Que ne face une forteresce
Qui les Roses clorra entor:
Où milieu aura une tor
Por Bel-Acueil metre en prison,
Car paor ai de traïson.
Ge cuit si bien garder son cors,
Qu'il n'aura pooir d'issir hors,
Ne de compaignie tenir
As garçons qui por moi honnir
De paroles le vont chuant;
Trop l'ont trové ici truant,
Fol et legier à décevoir;
Mais se ge vif, sachiés de voir,
Mar lor fist onques bel semblant.
L'Acteur.
A ce mot vint Paor tremblant;
Mès ele fu si esbahie,
Quant ele ot Jalousie oïe,
C'onques ne li osa mot dire
Porce qu'el la savoit en ire;
En sus se trait à une part,
Et Jalousie atant s'en part:
Paor et Honte let ensemble,
Tout li megre du cul lor tremble.
Paor qui tint la teste encline,
Parla à Honte sa cousine.
Paour.
Honte, fet-ele, moult me poise,
Quant il nous convient avoir noise
Viennent rôder autour des Roses 3761
Ne trouveront que portes closes.
Je n'aurai le coeur satisfait
Que lorsqu'un château j'aurai fait
Pour les Roses partout enclore,
Puis au centre une tour encore
Pour Bel-Acueil mettre en prison
De peur de male trahison.
Je veux si bien là-haut le prendre
Qu'il ne puisse dehors descendre
Ni ces libertins rencontrer
Qui vont pour me déshonorer,
Le flattant de douce parole.
Trop l'ont-ils déjà vu, le drôle,
Fol et facile à décevoir;
Mais, si je vis, vous pourrez voir
Le prix de son humeur galante.
L'Auteur.
A ces mots, s'en vient Peur tremblante;
Mais était si grand son effroi
Que sans mot dire resta coi
Entendant gronder Jalousie,
Et d'un si grand courroux transie
Un peu se tenait à l'écart.
Jalousie alors se départ
Et laisse Honte et Peur ensemble,
Tout le maigre du cul leur tremble.
Peur tête basse et l'air contrit
A sa cousine Honte dit:
Peur.
Honte, fait-elle, moult me pèse
Quand il nous faut avoir mésaise
De ce dont nous ne poons mès: 3783
Maintes fois est avril et mès
Passés c'onques n'éusmes blasme;
Or nous ledenge, or nous mesame
Jalousie qui nous mescroit.
Allons à Dangier orendroit,
Si li monstron bien et dison
Qu'il a faite grant mesprison,
Dont il n'a greignor poine mise
A bien garder ceste porprise:
Trop a à Bel-Acueil soffert
A faire son gré en apert.
Si convendra qu'il s'en ament,
Ou, ce sache-il tout vraiement,
Foïr l'en estuet de la terre;
Il ne durroit mie à la guerre
Jalousie, n'a s'ataïne,
S'ele l'acueilloit en haïne.
XXXI
Comment Honte et Paor aussy
Vindrent à Dangier par soucy
De la Rose le ledengier
Que bien ne gardist le vergier.
A cel conseil se sunt tenuës,
Puis si sunt à Dangier venuës,
Si ont trové le païsant
Desous ung aube-espin gisant.
Il ot en leu de chevecel,
Sous son chief d'erbe ung grant moncel,
Si commençoit à someillier;
Mais Honte l'a fait esveillier,
De ce dont nous ne pouvons mais. 3791
Maintes fois sont avrils et mais
Trépassés sans le moindre blâme;
Or nous insulte, or nous infâme
Jalousie avec ses soupçons.
A Danger de ce pas allons,
Toutes deux montrons-lui sans fable
De quel méfait il fut coupable
Pour n'avoir pas plus de soin mis
A bien garder notre pourpris.
Laisser Bel-Accueil à sa guise
Agir, c'était trop grand' sottise.
Il lui faudra tôt s'amender,
Ou, disons-lui sans marchander,
S'enfuir par force de la terre;
Il ne saurait soutenir guerre
Contre Jalousie en effet,
S'elle en haine un jour le prenait.
XXXI
Comment Honte et puis Peur aussi
Viennent à Danger par souci
Bien fort le gourmander, pour cause
D'avoir si mal gardé la Rose.
Sur ce point une fois d'accord,
Elle vont à Danger d'abord.
Le paysan est qui rumine
Couché dessous une aubépine.
Sur un monceau d'herbe et de foin
Sa tête, en guise de coussin,
S'appuie et tranquille sommeille.
Mais Honte le tance et l'éveille,
Qui le laidenge et li cort sore. 3813
Honte.
Comment dormez-vous à ceste hore,
Fet-ele, par male avanture?
Fox est qui en vous s'asséure
De garder Rose ne bouton,
Ne qu'en la queue d'ung mouton:
Trop estes recréans et lasches,
Qui déussiés estre farasches,
Et tout le monde estoutoier.
Folie vous fist otroier
Que Bel-Acueil céans méist
Homme qui blasmer nous féist:
Quant vous dormés, nous en avons
La noise, qui mès n'en povons.
Estiés-vous ore couchiés[70]?
Levés tost sus, et si bouchiés
Tous les partuis de ceste haie,
Et ne portés nului manaie:
Il n'afiert mie à vostre non,
Que vous faciès se anui non.
Se Bel-Acueil est frans et dous,
Et vous, soies fel et estous,
Et plains de ramposne et d'outrage:
Vilains qui est cortois, c'est rage;
Ce oï dire en reprovier,
Que l'en ne puet fere espervier
En nule guise d'ung busart[71].
Tuit cil vous tiennent por musart,
Qui vous ont trové débonnaire.
Voulez-vous donques as gens plaire,
Ne faire bonté, ne servise?
Ce vous vient de recréantise:
Lui court sus et lui dit grondant: 3821
Honte.
Comment, fait-elle, le croquant,
A cette heure dormir il ose!
Bien fol en lui qui se repose
Pour garder rose ni bouton,
La queue autant vaut d'un mouton.
C'est par trop paresseux et lâche!
Vous savez bien que votre tâche
Est de tous gourmer et chasser.
Fol que vous étiez de laisser
Bel-Accueil céans introduire
Cet intrus ainsi pour nous nuire!
Vous dormez, et nous en avons
La noise, qui mais n'en pouvons.
Sans doute, vous dormiez encore?
Levez-vous donc, et courez clore
De la barrière tous les trous
Et chasser bien loin tous les fous.
Pour votre nom c'est raillerie
De n'oser faire une avanie.
Si Bel-Accueil est franc et doux,
Vous, soyez félon et jaloux,
Plein d'amertume et plein d'outrage;
Vilain qui courtois est, c'est rage.
Et le proverbe est bien connu:
Jamais homme n'est parvenu
A faire épervier d'une buse[71b].
De votre sottise s'amuse
Qui vous trouve facile et doux.
Aux gens plaire voudriez-vous
Et les obliger à leur guise?
C'est chez vous pure couardise.
Si aurés mès par tout le los 3845
Que vous estes lasches et mos,
Et que vous créés jangléors.
Lors a après parlé Paors.
Paor.
Certes, Dangier, moult me merveil
Que vous n'estes en grant esveil
De garder ce que vous devés;
Tost en porrés estre grevés,
Se l'ire Jalousie engraingne,
Qui est moult fiere et moult grifaingne,
Et de tencier apareillie:
Ele a hui moult Honte assaillie,
Et a chacié par sa menace
Bel-Acueil hors de ceste place,
Et jure qu'il ne puet durer
Qu'el nel' face vif enmurer.
C'est tout par vostre mauvestié,
Qu'en vous n'a mès point d'engrestié.
Ge cuit que cuer vous est faillis,
Mès vous en serés mal baillis,
Et en aurés poine et anui,
S'onques Jalousie connui.
L'Acteur.
Lors leva li vilains la hure,
Frote ses yex et ses behure,
Fronce le nés, les yex rooille,
Et fu plains d'ire et de rooille,
Quant il s'oï si mal mener.
Bientôt vous aurez le renom 3853
D'un lâche et d'un stupide ânon
Que le premier trompeur enjôle!
Peur à son tour prit la parole:
Peur.
Certes, je m'étonne, Danger,
De vous voir si sot, si léger.
Dit-elle, en votre surveillance;
Il vous en cuirait fort, je pense,
Si de Jalousie en devait
L'ire grandir, que chacun sait
Si dure et cruelle et sévère.
Elle a tancé Honte naguère
Et d'ici Bel-Accueil chassé
De ses menaces tout glacé,
Disant: Je n'aurai nulle joie
Qu'en prison tout vif ne le voie.
Or, c'est par pure lâcheté
Que vous l'avez si bien traité.
Le coeur vous a manqué sans doute,
Mais grands maux pour vous je redoute
Et grandes peines désormais,
Si Jalousie or je connais.
L'Auteur.
Lors le vilain lève la hure,
Frotte ses yeux et sa figure,
Fronce le nez, roule les yeux,
Et puis soudain tout furieux
Voyant ainsi qu'on le malmène:
Dangier.
Bien puis, fet-il, vis forcener, 3872
Quant vous me tenés por vaincu.
Certes or ai-ge trop vescu,
Se cest porpris ne puis garder:
Tout vif me puisse-l'en arder,
Se jamès homs vivans i entre.
Moult ai iré le cuer où ventre,
Quant nus i mist onques les piés;
Miex amasse de deux espiés
Estre ferus parmi le cors.
Ge fis que fox, bien men recors,
Or l'amenderai par vous deus,
Jamès ne serai pareceus
De ceste porprise deffendre;
Se g'i puis nului entreprendre,
Miex li vausist estre à Pavie.
Jamès à nul jor de ma vie
Ne me tendrés por recréant,
Ge le vous jur et acréant.
L'Amant.
Voir image
Lors s'est Dangier en piés dreciés,
Semblant fet d'estre correciés;
En sa main a ung baston pris,
Et va cerchant par le porpris
S'il trovera partuis, ne trace,
Ne sentier qu'à estouper face.
Dès or est moult changié li vers:
Car Dangiers devient moult divers,
Et plus fel qu'il ne soloit estre.
Mort m'a qui si l'a fait irestre,
Danger.
Je puis bien être fou sans peine, 3880
Dit-il, quand on me dit vaincu,
Et j'ai trop jusqu'ici vécu
Si ne puis garder une haie.
Qu'à présent un seul homme essaie
D'entrer; dussé-je vif rôtir,
Il n'en pourra vivant sortir.
J'ai trop de coeur et d'ire au ventre;
Que de deux glaives on m'éventre
Si quelqu'un les pieds y remet.
Oui, bien fol j'étais en effet.
Grâce à vous, je puis ma paresse
Réparer; dès lors sans faiblesse
Je veux surveiller ce pourpris,
Et le premier qui sera pris
Mieux lui vaudrait être à Pavie.
Jamais à nul jour de ma vie
Ne me tiendrez pour fainéant,
Je vous le jure par serment.
L'Amant.
Lors Danger sur ses pieds se dresse,
Feignant grand' fureur et rudesse.
Un bâton dans sa main a pris
Et va cherchant par le pourpris,
Afin, s'il trouve d'aventure
Pertuis ou trace en la clôture
Ou sentier, d'y mettre renfort.
J'ai vu soudain changer mon sort;
Pour moi Danger si bon naguère
Est plus félon qu'à l'ordinaire.
Car ge n'aurai jamès lesir 3901
De véoir ce que je desir.
Moult ai le cuer du ventre irié
Dont j'ai Bel-Acueil adirié;
Et bien sachiés que tuit li membre
Me fremissent, quant il me membre
De la Rose que ge soloie
De près véoir quant ge voloie;
Et quant du baisier me recors,
Qui me mist une odor où cors
Assés plus douce que n'est basme,
Par ung poi que ge ne me pasme:
Car encor ai où cuer enclose
La douce savor de la Rose.
Et sachiés quant il me sovient
Que à consirrer m'en convient,
Miex vodroie estre mors que vis.
Mar toucha la Rose à mon vis
Et à mes yex et à ma bouche,
S'Amors ne sueffre que g'i touche
Tout de rechief autre fiée,
Se j'ai la douçor essaiée,
Tant est graindre la covoitise
Qui esprent mon cuer et atise.
Or revendront plor et sopir,
Longues pensées sans dormir,
Friçons, espointes et complaintes,
De tex dolors aurai-ge maintes,
Car ge sui en enfer chéois.
Maie-Bouche soit maléois!
Sa langue desloiaus et fauce
M'a porchaciée ceste sauce.
Qui le mit en telle fureur 3909
De mon trépas sera l'auteur.
J'ai perdu Bel-Accueil! Du ventre
Le coeur en grand' colère m'entre,
Car je n'aurai jamais loisir
De voir la Rose à mon désir.
Mes membres frémissent de rage
En mes pensers quand j'envisage
Cette Rose que je soulais
De près voir tant que je voulais,
Quand du baiser j'ai souvenance
Qui me mit au corps jouissance
Si douce et si suave odeur.
Pour un peu me pâmer j'ai peur;
Car en mon coeur toujours est close
La douce saveur de la Rose,
Et sachez que s'il me souvient
Que m'en séparer il convient,
Mieux voudrais être mort qu'en vie.
Mal me prit la Rose chérie
De mon front, ma bouche et mes yeux
Toucher, Amour, si tu ne veux
Qu'une autre fois j'y touche encore,
(Fatal bonheur que je déplore!)
Tant est grande la folle ardeur
Qui brûle et consume mon coeur.
Or reviendront les avanies,
Pleurs, soupirs, longues insomnies,
Plaintes, frissons, élancements,
Maintes douleurs et maints tourments,
Car l'enfer de nouveau je touche.
Sois maudit, cruel Malebouche,
Être déloyal et menteur,
Tu as détruit tout mon bonheur!
XXXII
Comment, par envieux atour, 3933
Jalousie fist une tour
Faire au milieu du pourpris[72],
Pour enfermer et tenir pris
Bel-Acueil, le très-doulx enfant,
Pource qu'avoit baisé l'Amant.
Dès or est drois que ge vous die
La contenance Jalousie,
Qui est en maie souspeçon:
Où païs ne reraest maçon
Ne pionnier qu'ele ne mant.
Si fait faire au commancement
Entor les Rosiers uns fossés
Qui cousteront deniers assés,
Si sunt moult lez et moult parfont.
Li maçons sus les fossés font
Ung mur de quarriaus tailléis,
Qui ne siet pas sus croléis,
Ains est fondé sus roche dure:
Li fondement tout à mesure
Jusqu'au pié du fossé descent,
Et vait amont en estrecent;
S'en est l'uevre plus fors assés.
Li murs si est si compassés,
Qu'il est de droite quarréure;
Chascuns des pans cent toises dure,
Si est autant lons comme lés.
Les tornelles sunt lés à lés,
Qui richement sunt bataillies,
Et sunt de pierres bien faillies.
XXXII
Comment par male frénésie 3943
A fait une tour Jalousie
Bâtir au milieu du pourpris,
Pour enfermer et tenir pris
Bel-Accueil, pour la seule cause
Que l'Amant a baisé la Rose.
Sous le coup de son vil soupçon,
Je vais vous dire la façon
Dont se comporte Jalousie.
Par le pays elle convie
Tous les maçons et pionniers,
Et tout à l'entour des Rosiers
Fait d'abord un grand fossé faire
Qui, vrai, ne coûtera pas guère,
Car il est large et moult profond.
Les maçons sur le fossé font
Un grand mur de pierres de taille.
Point n'est assise la muraille
Sur fondrières, mais sur roc,
Et des fondements chaque bloc
Jusqu'au pied du fossé s'aligne
Et s'élève en oblique ligne
Pour toute l'oeuvre mieux asseoir.
Le mur autour de ce manoir
Est carré d'exacte mesure,
Chacun des pans cent toises dure,
Même longueur, même largeur.
Quatre tourelles à hauteur
Lèvent leurs têles crénelées
De belles pierres bien taillées;
As quatre coingnés en ot quatre 3963
Qui seroient fors à abatre;
Et si i a quatre portaus
Dont li mur sunt espès et haus.
Ung en i a où front devant
Bien déffensable par convant,
Et deux de coste, et ung derriere,
Qui ne doutent cop de perriere.
Si a bonnes portes coulans[73]
Por faire ceus defors doulans,
Et por eus prendre et retenir,
S'il osoient avant venir.
Ens où milieu de la porprise
Font une tor par grant mestrise
Cil qui du fere furent mestre;
Nule plus bele ne pot estre,
Qu'ele est et grant, et lée, et haute.
Li murs ne doit pas faire faute
Por engin qu'on saiche getier;
Car l'en destrempa le mortier
De fort vin-aigre et de chaus vive.
La pierre est de roche naïve
De quoi l'en fist le fondement,
Si iert dure cum aïment.
La tor si fu toute réonde,
Il n'ot si riche en tout le monde,
Ne par dedens miex ordenée.
Ele iert dehors avironée
D'un baille qui vet tout entor,
Si qu'entre le baille et la tor
Sunt li Rosiers espès planté,
Où il ot Roses à planté.
Dedens le chastel ot perrieres
Et engins de maintes manieres.
A chaque coin ces quatre forts 3973
Peuvent braver tous les efforts.
Également sont quatre faces
Dressant les immenses surfaces
D'épais et formidables murs
Pour la défense forts et sûrs,
Qui ne craignent coup de pierrière;
Devant, sur le front, la première,
Deux autres de chaque côté,
Puis une autre à l'extrémité.
On voit glisser herses massives[73b]
Pour irruptions offensives,
Et pour surprendre et retenir
Ceux qui près oseraient venir.
Enfin ceux qui l'oeuvre dirigent
Au milieu du pourpris érigent
Une autre tour avec grand art;
Il n'est si belle nulle part.
Elle est moult grande et large et haute,
Et le mur ne doit faire faute
Pour engin qu'on puisse envoyer,
Car fut détrempé le mortier
De fort vinaigre et de chaux vive.
La pierre est de roche native
De même que le fondement
Et dure comme diamant.
Cette tour est tretoute ronde
Et n'est si riche en tout le monde
Ni mieux ordonnée au dedans.
Puis tout autour, en tous les sens,
Une barrière l'environne.
Entre elle et la tour s'échelonne
Un pourpris de rosiers planté
Portant roses en quantité.
Vous poïssiés les mongonniaus 3997
Véoir par dessus les creniaus;
Et as archieres tout entour
Sunt les arbalestes à tour[74],
Qu'arméure n'i puet tenir.
Qui près du mur vodroit venir,
Il porroit bien faire que nices.
Fors des fossés a unes lices
De bons murs fors à creniaus bas,
Si que cheval ne puent pas
Jusqu'as fossés venir d'alée,
Qu'il n'i éust avant mellée.
Jalousie a garnison mise
Où chastel que ge vous devise.
Si m'est avis que Dangier porte
La clef de la premiere porte
Qui ovre devers orient;
Avec li, au mien escient,
A trente sergens tout à conte.
Et l'autre porte garde Honte,
Qui ovre par devers midi.
El fut moult sage, et si vous di
Qu'el ot sergens à grant planté
Près de faire sa volenté.
Paor ot grant connestablie,
Et fu à garder establie
L'autre porte, qui est assise
A main senestre devers bise.
Paor n'i sera jà séure,
S'el n'est fermée à serréure,
Et si ne l'ovre pas sovent;
Car, quant el oit bruire le vent,
Dans le château mainte pierrière 4007
Et mainte machine de guerre
On eût pu voir, et mangonneaux
Se dresser dessus les créneaux,
Et tout autour aux meurtrières
Maintes arbalètes tourières[74b]
Contre qui nul ne peut tenir.
Qui près du mur voudrait venir
Ferait sottise, je vous jure.
Hors les fossés une clôture
S'étend de murs à créneaux bas,
Pour que chevaux ne puissent pas
Jusqu'aux fossés venir d'emblée,
A moins qu'il y eût grand' mêlée.
Garnison Jalousie a mis
Au castel que je vous décris.
D'abord je sais que Danger porte
La clef de la première porte,
Celle qui s'ouvre à l'orient;
Avec lui, à mon escient,
Sont trente sergents, c'est le compte.
Puis l'autre porte garde Honte,
Celle qui fait face au midi;
Sage elle n'a l'oeil engourdi,
Mais de sergents troupe nombreuse
Et de ses ordres soucieuse.
Puis à l'autre porte du fort
Qui regarde à gauche le nord
Peur commande; elle l'a garnie
D'une puissante compagnie.
Elle ne l'ouvre pas souvent,
Car elle tremble au moindre vent
Et jamais ne s'y croira sûre
Qu'elle ne ferme la serrure.
Ou el ot saillir deus langotes, 4029
Si l'en prennent fièvres et gotes.
Male-Bouche, que Diex maudie!
Qui ne pense fors à boidie[75],
Si garde la porte destrois;
Et si sachiés qu'as autres trois
Va souvent et vient. Quant il scet
Qu'il doit par nuit faire le guet,
Il monte le soir as creniaus,
Et atrempe ses chalemiaus,
Et ses buisines, et ses cors.
Une hore dit lés et descors,
Et sonnez dous de controvaille
As estives de Cornoaille;
Autrefois dit à la fléuste
C'onques fame ne trova juste[76].
Il n'est nule qui ne se rie,
S'ele oit parler de lecherie;
Ceste est pute, ceste se farde,
Et ceste folement se garde,
Ceste est vilaine, ceste est fole,
Et ceste nicement parole.
Male-Bouche qui riens n'esperne,
Trueve à chascune quelque herne.
Jalousie, que Diex confonde!
A garnie la tor réonde;
Et si sachiés qu'ele i a mis
Des plus privés de ses amis,
Tant qu'il ot grant garnison:
Et Bel-Acueil est en prison
Amont en la tor enserré,
Dont li huis est moult bien barré,
Deux sauterelles bondissant 4041
Lui donnent fièvre et tremblement.
Malebouche, que Dieu maudisse!
Qui n'ourdit que vil artifice[75b],
A la dernière s'est placé,
Et vers les autres empressé
Va souvent et vient. S'il doit faire
Le guet la nuit, ne tarde guère
A monter le soir aux créneaux
Et prépare ses chalumeaux,
Ses cors, ses muses, ses trompettes.
Lors il entonne chansonnettes
Une heure durant, lais nouveaux
Et gais refrains de fabliaux,
Que souvent des sons il émaille
D'une trompe de Cornouaille.
D'autres fois sur la flûte il dit
Qu'oncques femme chaste il ne vit[76b];
Que c'est grand' joie et grand' pâture
Quand on leur parle de luxure.
L'une est pute, l'autre se teint,
L'autre jamais ne se contraint,
L'une est vilaine, une autre folle
Et celle-là sotte en parole.
Malebouche à qui rien ne vaut
Trouve à chacune son défaut.
Jalousie a, que Dieu confonde!
Garnison mise en la tour ronde,
Et sachez bien qu'elle y a mis
Les plus privés de ses amis;
Il y avait garnison grande.
Bel-Accueil en prison s'amende,
Là haut dans la tour enserré
Dont l'huis est moult fort et barré;
Qu'il n'a pooir que il en isse. 4061
Une vielle, que Diex honnisse!
Avoit o li por li guetier,
Qui ne fesoit autre mestier,
Fors espier tant solement
Qu'il ne se maine folement.
Nus ne la péust engignier
Ne de signier, ne de guignier,
Qu'il n'est barat qu'el ne congnoisse,
Qu'ele ot des biens et de l'angoisse
Qu'Amors à ses sergens départ,
En jonece moult bien sa part.
Bel-Acueil se taist et escoute
Por la vielle que il redoute,
Et n'est si hardis qu'il se moeve,
Que la vielle en li n'aperçoeve
Aucune foie contenance,
Qu'el scet toute la vielle dance.
Tout maintenant que Jalousie
Se fu de Bel-Acueil saisie,
Et ele l'ot fait emmurer,
El se prist à asséurer:
Son chastel qu'ele vit si fort,
Li a donné grant réconfort.
El n'a mès garde que gloutons
Li emblent Roses ne boutons;
Trop sunt li Rosiers clos forment,
Et en veillant et en dormant
Puet-ele estre bien asséur.
L'Amant.
Mès ge qui fui defors le mur,
Suis livrés à duel et à poine:
Qui saurait quel vie ge moine,
Crainte n'est que sortir il puisse. 4075
Une vieille, que Dieu maudisse!
Est avec lui pour le guetter,
Et n'est là que pour rapporter
S'il veut follement se conduire.
Elle ne se laisse séduire
Par signe ni mot doucereux,
Ni regard tendre et langoureux.
Ruse n'est qu'elle ne connaisse;
Car elle eut certe en sa jeunesse,
Des biens et maux qu'Amour départ
A ses serviteurs, large part.
Bel-Accueil en silence écoute,
Tellement la vieille il redoute,
Et n'ose même se mouvoir,
Car la vieille pourrait y voir
Aucune folle contenance,
Toute elle sait la vieille danse.
Jalousie, à présent qu'elle est
De Bel-Accueil sûre, et l'a fait
Bien enfermer dedans sa cage,
Commence à reprendre courage
(Ce château qu'elle voit si fort
Lui a donné grand reconfort),
Et ne craint plus que glouton ose
Lui ravir ni bouton, ni Rose.
Trop bien sont clos près de la tour
Les Rosiers; la nuit et le jour
Elle peut reposer tranquille.
L'Amant.
Mais moi, hors du mur qu'on exile,
Je suis de peine et deuil rongé.
Qui sut quelle existence j'ai
Il en devroit grant pitié prendre. 4093
Amors me sot ores bien vendre
Les biens que il m'avoit prestés;
Ges cuidoie avoir achetés,
Or les me vent tout derechief:
Car ge suis à greignor meschief
Por la joie que j'ai perdue,
Que s'onques ne l'eusse éue.
Que vous iroie-ge disant?
Ge resemble le païsant
Qui giete en terre sa semence,
Et a joie quant el commence
A estre bele et drue en herbe;
Mès ainçois qu'il en coille gerbe,
L'empire, tele hore est, et grieve
Une male nue qui crieve
Quant li espi doivent florir,
Si fait le grain dedens morir,
Et l'espérance au vilain tost
Qu'il avoit éue trop tost.
Si crieng ausinc avoir perdue
Et m'espérance et m'atendue,
Qu'Amors m'avoit tant avancié,
Que j'avoie jà commencié
A dire mes grans privetés
A Bel-Acueil, qui aprestés
Ière de recevoir mes gieus;
Mès Amors est si outragieus,
Qu'il m'a tout tollu en une hore,
Quant ge cuidoie estre au desore.
Ce est ausinc cum de Fortune
Qui met où cuer des gens rancune;
Autre hore les aplaine et chue,
En poi d'ore son semblant mue.
Il en devrait grande pitié prendre! 4107
Certes, Amour me sait bien vendre
Tous les maux qu'il m'avait prêtés;
Je crus les avoir achetés,
Il faut que déréchef les paie;
Car plus douloureuse est ma plaie
Pour le bonheur que j'ai perdu,
Que si jamais ne l'avais eu.
Que dis-je? Est-ce qu'il ne vous semble
Qu'à ce paysan je ressemble,
Qui semence en terre a jeté
Et voit avec bonheur l'été
Épaisse et haute monter l'herbe?
Mais avant de cueillir la gerbe,
Crève un gros nuage soudain
Qui détruit tout en un matin;
Les épis en fleurs se flétrissent
Et dedans les graines périssent,
Et l'espoir au vilain bientôt
S'évanouit qu'il eut trop tôt.
Ainsi j'ai peur mon espérance
Perdre et ma longue patience.
Amour pourtant m'avait aidé;
J'avais déjà persuadé
Bel-Accueil par tendres avances
D'ouïr mes douces confidences
Et recevoir enfin mes jeux.
Mais Amour est trop rigoureux
Et me ravit tout en une heure
Au moment où le seuil j'effleure.
C'est ainsi que Fortune fait
Qui rancune aux coeurs des gens met,
Les flatte une heure et les conspue,
En un instant son semblant mue,
Une hore rit, autre hore est morne, 4127
Ele a une roe qui torne,
Et quand ele veut, ele met
Le plus bas amont où sommet,
Et celi qui est sor la roe
Reverse à un tor en la boe.
Las! ge sui cil qui est versés:
Mar vi les murs et les fossés
Que je n'os passer, ne ne puis.
Ge n'oi bien ne joie onques puis
Que Bel-Acueil fu en prison;
Car ma joie et ma garison
Ert tout en lui et en la Rose,
Qui est entre les murs enclose;
Et de là convendra qu'il isse,
S'Amors veult jà que ge garisse;
Car jà d'aillors ne quier que joie
Honor, santé, ne bien, ne joie.
Ha! Bel-Acueil, biaus dous amis,
Se vous estes en prison mis,
Au mains gardés-moi votre cuer,
Et ne soffrés à nesun fuer
Que Jalousie la sauvage
Mete vostre cuer en servage
Ainsinc cum ele a fait le cors,
Et s'el vous chastie de fors,
Aiés dedans cuer d'aïment
Encontre son chastiement:
Se li cors en prison remeint,
Gardés au mains que li cuer m'aint.
Fins cuers ne lest mie à amer
Por batre ne por mesamer[77].
Se Jalousie est vers vous dure,
Et vous fait anui et laidure,
Une heure est morne, une heure rit, 4141
Car sa roue un cercle décrit;
Celui qui est dessus la roue
Retombe à son tour dans la boue,
Et quand elle veut, elle met
Le plus bas en haut au sommet.
Las! c'est moi qu'elle verse et raille!
Pour mon mal vis fosse et muraille
Que passer n'ose ni ne puis;
Biens et bonheur je n'ai depuis
Que Bel-Accueil avec la Rose,
Maintenant de gros murs enclose,
Emporta dedans sa prison
Et ma joie et ma guérison.
Si veut Amour que je guérisse,
Qu'il l'arrache au sombre édifice,
Car d'ailleurs ne me peut venir
Honneur, santé, bien ni plaisir.
Bel-Accueil, ami cher et tendre,
S'il vous faut en prison attendre,
Au moins gardez-moi votre coeur!
Ne souffrez pas pour mon malheur,
A aucun prix, que la sauvage
Mette votre coeur en servage
Comme elle a fait de votre corps;
Si elle vous navre dehors,
Ayez dedans coeur indomptable
Contre son bras impitoyable,
Et si le corps reste en prison,
Gardez le coeur de trahison.
Un fin coeur aime avec constance
Et brave haine et violence[77b].
Si Jalousie a sans pitié
Votre coeur d'ennuis guerroyé,
Fetes-li engrestié encontre, 4161
Et du dangier qu'ele vous montre
Vous vengiés au maios en pensant,
Quant vous ne poés autrement;
Se vous ainsinc le féissiés,
Ge m'en tendroie à bien paiés.
Mès ge sui en moult grant souci
Que vous nel' faciés mie ainsi;
Ains crient que mal gré me savés
Au mains por ce que vous avés
Esté por moi mis en prison;
Si n'est-ce pas por mesprison
Que j'aie encore vers vous faite,
C'onques par moi ne fu retraite
Chose qui à celer féist;
Ains me poise, se Diex m'aïst,
Plus qu'à vous de la meschéance;
Car g'en soffre la pénitence
Plus grant que nus ne porroit dire.
Par un poi que ge ne fons d'ire,
Quant il me membre de ma perte
Qui est si grant et si aperte;
S'en ai paor et desconfort
Qui me donront, ce croi, la mort.
Las! g'en doi bien avoir paor,
Quant ge voi que losengéor,
Et traïtor, et envieus
Sunt de moi nuire curieus.
Ha! Bel-Acueil, ge sai de voir
Qu'il vous béent à décevoir,
Et faire tant par lor flavele,
Qu'il vous traient à lor cordele.
Se Diex m'aïst, si ont-il fait,
Ge ne sai or comment il vait;
Défendez-vous avec courage; 4175
De sa cruauté, de sa rage
Vengez-vous du moins en pensant,
Si ne pouvez faire autrement;
Et s'il vous plaît ainsi de faire,
Ma douleur sera moins amère.
Mais je suis en moult grand souci
Que vous ne le fassiez ainsi,
Et me sachiez tout au contraire
Mauvais gré de votre misère,
Moi qui vous fis mettre en prison.
Mais, croyez-moi, de trahison
Je ne suis envers vous coupable,
Jamais de nul acte blâmable
Mon coeur n'eut à se repentir.
Mais Dieu m'aide! Il me faut souffrir
Bien plus que vous de mon offense,
Car j'en souffre la pénitence
Plus que nul ne saura jamais;
Pour un peu d'ire je fondrais
Quand de ma perte ai souvenance.
Bien puis-je avoir peur sans doutance
Lorsque je vois ces envieux
Traîtres et menteurs venimeux
Ainsi s'acharner à me nuire.
Ils me tueront, j'ose le dire.
Ah! Bel-Accueil, je crois savoir
Qu'ils veulent tous vous décevoir,
N'allez pas leurs fables entendre,
A leur corde ils vous veulent pendre.
Mais je ne sais rien en effet,
Dieu m'aide! Peut-être est-ce fait?
J'ai peur, et grande est ma souffrance,
Que me mettiez en oubliance,
Mès durement sui esmaiés 4195
Que entr'oblié ne m'aiés;
Si en ai duel et desconfort,
Jamès n'iert riens qui m'en confort,
Se ge pers votre bien-voillance,
Que ge n'ai mès aillors fiance;
Et si l'ai-ge perdu, espoir,
A poi que ne m'en desespoir[78].
FIN DES VERS DE GUILLAUME DE LORRIS.
J'en ai grand deuil et déconfort 4209
Et je n'aurai jamais confort
Si je perds votre bienveillance,
Car ailleurs je n'ai d'espérance,
Et s'il m'est donné de le voir,
Oui, j'en mourrai de désespoir[78b]!
S'il fallait en croire Méon, Jehan de Meung aurait ajouté ces deux derniers vers pour commencer sa continuation, en supprimant les quatre-vingts vers qui suivent. P. M.
VERS QUI, DANS CERTAINS MANUSCRITS, TERMINENT LA PARTIE DE GUILLAUME DE LORRIS.
(Que je n'ai mès aillors fiance)
Ne reconfort nul qui m'aïst. 4203
Ha! biau douz cuers! qui vos véist
Au mains une foiz la semaine,
Asez en fust mendre sa paine;
Mès je ne sai santier ne voie
Par où jamès nul jor vos voie.
En ce qu'estoie en tel tristece,
Si vi venir au chief de piece
Devers la Tour Dame Pitié
Qui maint cuer dolant a fait lié,
Si me commence à conforter
Et dist: amis, por deporter
Et por voz dolors alegier
Sui ci venue en cest vergier,
Si vos amain dame Biauté
Et Bel-Acueil et Loiauté,
Et Douz-Regart, o lui Simplece.
Issu somes à grant destrece
De cele Tour qui est moult haute;
Mès cuers loiax ne feroit faute
S'il en devoit perdre la vie.
Endormie s'est Jalousie,
Si nos somes emblés de lui.
Moult avons eu grant anui;
VERS QUI, DANS CERTAINS MANUSCRITS, TERMINENT LA PARTIE DE GUILLAUME DE LORRIS.
(Car ailleurs je n'ai d'espérance)
Ni reconfort pour ma douleur. 4215
Ah! vous contempler, beau doux coeur,
Au moins une fois la semaine
Suffirait à calmer ma peine.
Mais je ne sais voie ou sentier
Où je puisse vous épier!
J'étais en ma noire tristesse
Plongé; soudain vers moi s'empresse
De vers la tour dame Pitié
Qui maint coeur triste a égayé.
Lors à me conforter commence:
Pour t'apporter douce allégeance,
Dit-elle, et ton coeur soulager,
Ami, je viens en ce verger.
Nous sortîmes à grand' détresse,
Car j'amène avec moi Simplesse,
Bel-Accueil et dame Beauté,
Et Doux-Regard, et Loyauté.
Bien haut de la tour est le faîte,
Mais rien un coeur loyal n'arrête
Quand il devrait braver la mort.
Jalousie est là-haut qui dort,
Si j'ai pu tromper ce cerbère,
Ce n'est pas sans grande misère;
Car Paor qui toz jors se crient, 4227
L'uis ot fermé, si va et vient;
De toutes parz va escoutant,
Por Male-Bouche est moult doutant,
Qu'el ne set qu'ele doie faire.
Mès bone amor la deboneire
Qui les siens adès reconforte,
A grant meschief ovri la porte
Maugré que Paor en éust.
Se Male-Bouche le séust,
N'en issisen por riens dou monde.
Mès Vénus la bele, la blonde,
Embla les clés, hors nos a mises.
Tantost delez moi sont asises;
Lors refu ma dolor pasée.
Dame Biauté en recelée
Le douz bouton m'a présenté,
Et je le pris de volenté,
Si en fis ainssi com du mien[79],
Qu'il n'i ot contredit de rien.
Iluec fumes à grant delit,
De fresche herbe fu nostre lit,
De beles roses de rosiers
Fumes covert et de besiers:
A grant soulas, à grant deduit
Fumes trestoute celle nuit,
Mès moult me sembla courte et briève.
Au matinet quant l'aube crieve
Nos somes en estant levé,
Mès de ce fumes moult grevé
Que si tost fu la departie[80].
Et Biautez si n'oblia mie
Le très-douz bouton à reprendre,
Maugré mien le me covint rendre.
Car Peur, qui toujours tremble et craint, 4239
S'en va de toutes parts et vient
L'huis clos, et méfiante écoute,
Tant Malebouche elle redoute
Et n'ose pas ouvrir la tour.
Mais la vaillante Bonne-Amour
Qui les siens toujours réconforte
A grand méchef ouvre la porte,
Malgré tout ce que Peur en eût.
Si Malebouche alors le sut,
Nous n'eussions pu pour rien au monde.
Mais Vénus la belle et la blonde,
Les clefs volant, hors nous a mis.
Ils sont près de moi tous assis,
Et ma douleur s'en est allée.
Dame Beauté en recelée
Le doux bouton m'a présenté;
Pris l'ai de bonne volonté
Comme mien, et tout à ma guise[79b]
M'en sers, sans qu'il y contredise.
Notre heur nous goutâmes en paix
Sur un beau lit de gazon frais,
Tout couverts de feuilles des Roses
Et de baisers nos bouches closes.
En doux transports, en grand déduit
Nous passâmes toute la nuit
Qui trop tôt, las! pour nous s'achève.
Au matin, quand l'aube se lève
Tous deux aussi sommes sur piés,
Bien contrits et bien ennuyés
De séparation si vive.
Mais Beauté se montre attentive
Le doux bouton à ressaisir;
Malgré moi je dus obéir.
Mès toutes fois la douce rose 4261
Au departir ne fu pas close:
Mès ainçois que se departissent
Ne que congié de moi préissent,
S'en vint Biautez humeliant
Vers moi et dit tout en riant:
Or puet Jalousie gaitier,
Ses murs haucier et enforcier,
Face fort haie d'églantiers.
Face bien guetier ses vergiers,
Or i a gaagnié assez;
Ne s'est-il bien en vain lassez?
Biaus douz amis, car me le dites,
A tel servise tiex merites[81].
Pensez de servir sans trichier
Se cuer avez fin et entier:
Tous jours seroiz dou boton mestre,
Jà si enclos ne saura estre.
Droit à la Tour tout belement
S'en revont moult celéement.
Atant m'en part et prent congiet,
C'est li songes que j'ai songiet. 4282
Mais toutefois la douce Rose 4273
Au départir ne fut pas close;
Car avant de s'en retourner
Tretous et congé me donner,
A moi Beauté vint langoureuse
Et me dit doucement rieuse:
Jalousie or peut nous guetter,
Ses murs épaissir et monter,
D'églantiers doubler la clôture,
Mettre au verger garnison sûre,
J'ai goûté de bonheur assé.
Ne s'est-il pas en vain lassé?
Beaux doux ami, comme le dites:
Chacun sers selon ses mérites[81b].
Aimez toujours loyalement,
Si votre coeur est fin et franc,
Toujours serez du bouton maître
Si bien enfermé qu'il puisse être.
Droit à la Tour tout bellement
Lors s'en revont moult doucement.
De mon côté je m'achemine:
Ainsi mon rêve se termine. 4294
«Il est facile, dit Méon, de voir par ces derniers vers que Guillaume de Lorris n'avoit pas le projet de donner une plus grande étendue a son Roman, et que Jean de Meung a dû les supprimer pour lui donner une continuation.»
On sait que nous ne partageons pas cette opinion. (P. M.)