Le roman de Miraut - Chien de chasse
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Title: Le roman de Miraut - Chien de chasse
Author: Louis Pergaud
Release date: December 20, 2004 [eBook #14397]
Most recently updated: December 18, 2020
Language: French
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LE ROMAN DE MIRAUT CHIEN DE CHASSE
Publication en 1913
Table des matières
Je dédie ce livre
à tous ceux qui aiment les chiens
et particulièrement
à mon excellent ami
PAUL LÉAUTAUD
ROMANCIER RARISSIME
CHRONIQUEUR SAVOUREUX
PROVIDENCE DES CHATS PERDUS
DES CHIENS ERRANTS
ET DES GEAIS BORGNES
BIEN CORDIALEMENT
L.P.
PREMIÈRE PARTIE
CHAPITRE PREMIER
C'était à la Côte de Longeverne, chez Lisée le braconnier. Dans la chambre du poêle donnant sur le revers du coteau dominant le village que la route neuve de Rocfontaine enlace de ses contours, la Guélotte, la ménagère, venait d'allumer sa vieille lampe. La nuit était déjà tombée, mais, afin de ménager un peu sa provision d'huile, elle avait attendu la pleine obscurité, se contentant, pour vaquer aux menus soins du ménage, de la clarté brasillante qui sortait par les soupiraux du poêle et laissait flotter par toute la pièce un grand mystère paisible et calme où les choses semblaient sommeiller.
Dans le brûleur de cuivre, se balançant sur ses charnières, la mèche de coton rougeoya, s'enflamma doucement ; une lumière jaune, faible, comme hésitante, imprécisa les arêtes des meubles, et la femme, brandissant son flambeau devant la caisse historiée de la grande horloge comtoise, qui battait dans un coin son tic-tac régulier, ne put s'empêcher de dire tout haut, bien qu'elle fût seule :
— Huit heures ! grand Dieu ! et il n'est pas là ! Le « goûilland »[1] !… Je gagerais qu'il s'est saoulé ! Pourvu qu'il ne soit pas arrivé malheur au petit cochon !
Elle se tut un instant, ruminant encore, cherchant les causes de ce retard, s'arrêtant aux suspicions fâcheuses :
— S'il s'est mis à boire en arrivant là-bas, avant d'avoir fait le marché, je le connais, il est bien capable de laper complètement les sous et de ne rien acheter du tout. Ah ! j'aurais bien dû aller avec lui ! Pourvu qu'il ne fasse pas d'autres bêtises ! Un homme plein, ça fait n'importe quoi ! S'il était battu, des fois, et que les gendarmes l'aient ramassé ! Qu'est-ce que deviendrait le petit cochon ? Avec ça qu'il est déjà si bien vu depuis son dernier procès-verbal ! Je lui ai toujours dit aussi qu'avec sa sacrée sale chasse, il arriverait bien un jour ou l'autre à se faire foutre en prison et à nous mettre sur la paille. Pourtant, depuis que ces canailles de cognes l'ont pincé à l'affût, il avait bien juré que c'était fini et qu'il ne recommencerait jamais plus ! Oh ! oui, sûrement que de ça il doit être guéri, sans quoi il n'aurait pas vendu le fusil, le chien, les munitions et tout le saint-frusquin. Au moins maintenant il est tranquille et ne sera plus comme chat sur braise quand on lui aura « enseigné un lièvre ». Dire que nous en avons été pour plus de cinquante francs avec les frais ! Dix beaux écus de cinq livres qu'il a fallu donner à ce bouffe-tout de percepteur et qu'on a dû manger du pain sec et des pommes de terre pendant deux mois. Mon Dieu ! pourvu qu'il n'ait pas bu les sous du cochon ! Si j'allais voir chez Philomen ? Lui, était à la foire avec sa femme, ils sont sûrement rentrés ; peut-être pourraient-ils me dire quelque chose.
Mais la Guélotte, prête à sortir, ayant réfléchi que si, d'aventure, Lisée rentrait durant son absence, il trouverait fort mauvaise cette démarche, mènerait le « raffut », jurerait les milliards de dieux et peut-être ferait de la casse, elle jugea plus prudent d'attendre son retour qui ne saurait tarder, pensait-elle.
Les soupiraux du poêle de fonte rougeoyaient comme des yeux malades, lançant leurs rayons sur les ventres des buffets et jouant avec les moulures des pieds du lit. Le couvercle d'une marmite où cuisait le lécher des vaches, soulevé par la vapeur, se mit à battre un roulement semi-métallique, comme un appel infernal. La chatte, Mique, s'étira sur son coussin au bout du canapé, fit un énorme dos bossu, bâilla en ouvrant une gueule immense qui projeta ses moustaches en devant, s'étira du devant puis du derrière, et s'assit enfin, les yeux mi-clos, la queue soigneusement ramenée devant ses pattes.
La Guélotte retira la soupière placée sur l'avance du fourneau et dont le ventre, chaud et poli, luisait comme une joue d'enfant. La colère grandissait et s'enflait en elle avec l'appréhension et le doute.
— Grand goûilland ! grand soulaud ! grand cochon ! monologuait-elle à mi-voix.
L'attente vaine l'énervait de plus en plus, lui faisait oublier toute prudence, et, quitte à écoper d'une ou deux paires de gifles, elle se préparait à accueillir le retour de son mari par une bonne scène dans laquelle elle ne lui mâcherait pas ce qu'elle avait à lui dire. Neuf heures sonnèrent à la vieille horloge. La large lentille de cuivre, comme une face ronde et hilare, semblait jouer à cache-cache avec l'insaisissable présent, tandis qu'au-dessus du nombril de verre de la caisse pansue, le profil impassible de Gambetta se découpait dans une couronne de larges lettres : « Le cléricalisme, voilà l'ennemi ! » Ainsi en avait voulu Lisée qui, bon républicain, avait mis ce portrait là, bien en évidence, pour faire enrager le curé lorsque d'aventure ce vieux brave homme, avec qui il était d'ailleurs au mieux, venait l'engager à ne pas négliger son salut, à accomplir ses devoirs de chrétien et à faire ses pâques comme tout le monde.
Les aiguilles tournaient ! Neuf heures et demie ! Tous les foiriers étaient rentrés !
Pas de Lisée !
La Guélotte ouvrit la porte de dehors, mit la main en cornet derrière son oreille, écouta et regarda. Mais, dans la nuit calme, aucun pas ne s'entendait et le blanc lacet de la route se déroulait désert entre les grands jalons des peupliers bruissants.
Elle rentra, referma l'huis avec violence et, de colère, poussa même, dans l'évidemment de mur qui servait de gâche, le lourd verrou d'acier.
— Si tu t'amènes maintenant, tu poseras un peu, grande charogne ! ragea-t-elle. Ça t'apprendra à arriver à l'heure !
Le couvercle de la marmite grondait plus violemment, comme énervé lui aussi. Des souris, avec un bruit de charge, galopant entre le plafond et le plancher de la chambre haute, détournèrent la Mique de sa rêverie et l'immobilisèrent un instant, les yeux ronds et flamboyants, dans une attitude d'affût. Mais, reconnaissant ce bruit familier et sachant par expérience que celles-là étaient, pour l'heure du moins, hors de portée de sa griffe, elle reprit sa pose nonchalante et son air de sphinx.
Sur un sac, insoucieux, les petits chats dormaient derrière le poêle.
— Il va faire du temps demain, pour sûr, prophétisa la Guélotte, un instant distraite, elle aussi, de la pluie ou de la bise ; chaque fois que nos « rattes » bougent, ça ne manque jamais. Et ce grand goûilland qui ne revient toujours pas. Jésus ! Qu'il y a pitié aux pauvres femmes qui ont des maris ivrognes. Pourvu tout de même qu'il ne lui soit pas arrivé malheur ! S'il fallait encore le soigner !… aller au médecin, au pharmacien, dépenser des sous !… Et s'il s'est laissé enfiler un mauvais cochon, une « murie » qui ait mauvaise bouche. C'est qu'on tombe quelquefois sur des sales bêtes qui ne savent sur quoi mordre et qui ne profitent pas.
Un coup de poing dans la porte interrompit son soliloque et la fit tressauter.
— Mon Dieu ! et moi qui ai mis le verrou ! S'il entend quand je le retirerai, qu'est-ce qu'il va dire, surtout s'il est saoul ? Je vais gueuler avant lui.
Elle ne fit qu'un saut jusqu'à l'entrée, tira silencieusement la targette et ouvrit vivement la porte.
Philomen le chasseur entra avec sa femme. Ils apportaient un sac de sel que Lisée, au moment du départ, avait fait charger sur leur voiture et, par la même occasion, venaient voir le petit cochon que le patron devait ramener.
— Comment, Lisée n'est pas entrée ! s'exclama l'homme.
— Non, répondit la Guélotte, très inquiète ; mais où l'as-tu laissé là-bas à Rocfontaine ? Quand l'avez-vous quitté ?
— Ma foi, reprit Philomen, si je ne me trompe, je crois bien que c'était au café Terminus, oui, sûrement, nous avons bu un litre ou deux avec Pépé de Velrans et on a un peu parlé de la chasse, naturellement. Il a tué dix-neuf lièvres dans sa saison, ce sacré Pépé, et il compte bien aller jusqu'aux deux douzaines. Ah ! on a beau dire, c'est lui le doyen. Avec Lisée et moi, sans nous vanter, on est bien les trois plus fameux fusils du canton. Il ne voulait pas croire que Lisée ne chassait plus.
« — Si c'était pas toi qui me le dises, là, en chair et en os, que t'as vendu ton fligot et ton vieux Taïaut, je pourrais pas me le figurer.
« — Qu'est-ce que tu veux ! s'excusait Lisée. J'étais pris ; les gendarmes et le brigadier forestier Martet m'avaient à l'œil ; je me connais, j'aurais pas pu me tenir et ils m'auraient sûrement repincé. Alors, tu vois le tableau, nouveau procès-verbal, plus trente francs à verser pour conserver la « kisse » et la vieille à la maison qui râle que je nous ficherais sur la paille. J'ai tout bazardé.
« — Sacré nom de Dieu : reprenait Pépé, j'aurais jamais eu ce courage-là, moi ! c'est les lièvres de Longeverne qui doivent rien rigoler !
« — Ah ! mon vieux, m'en reparle pas, ça me fait trop mal au cœur.
« Là-dessus, la bourgeoise est venue me prendre, je les ai quittés et nous sommes partis sur le champ de foire acheter une mère brebis avec ses deux moutons pour les hiverner. Vers deux heures je suis repassé à l'auberge pour charger le sac de sel que ton homme y avait entreposé, mais on m'a dit que Lisée n'était plus là et qu'il était allé chez quelqu'un avec Pépé. J'ai pensé que c'était pour le cochon ; mais j'avais plus le temps d'attendre et on s'en est revenu à Longeverne les deux, la vieille.
— Il n'était pas saoul, Lisée, quand tu l'as quitté ? s'inquiéta la Guélotte.
— Oh ! ça non ! j'en suis sûr. Il n'était pas à jeun, bien entendu, on avait bu un litre ou deux, mais, pour dire qu'il était saoul, non, on ne peut pas dire qu'il était saoul !
— C'est que j'ai rien que peur qu'il n'ait encore fait des bêtises.
— Quoi ! Quelles bêtises veux-tu qu'il fasse ?
— Sait-on ? Les hommes saouls !… Asseyez-vous toujours un moment. Il ne va sans doute pas tarder de rentrer. Vous prendrez bien une tasse de café ou une goutte ?
— On prendra une petite larme, histoire de trinquer.
La femme de Philomen s'assit sur le canapé, près de la Mique qu'elle caressa, tandis que son mari se mettait à califourchon sur une chaise.
Lentement il nettoya sa pipe dont il taqua le fourneau contre le dossier du siège, puis, extirpant de sa poche de pantalon une vessie de cochon séchée et bordée de tresse noire contenant son tabac, il bourra méthodiquement et avec le plus grand soin son brûle-gueule. Il trouva dans une poche de son gilet deux allumettes de contrebande, collées l'une à l'autre, les sépara, en frotta une contre sa cuisse, et alluma, affirmant son profond mépris du fisc :
— Vive la régie de Vercel ! Si on n'avait pas celles-là pour enflammer celles du gouvernement, on pourrait bien se brosser pour avoir du feu.
Sa femme, durant ce temps, s'inquiétait de la façon dont pondaient les poussines de la Guélotte et du nombre de petits qu'avait fait sa grosse mère lapine.
Philomen tirait des bouffées régulières de sa pipe. Le poêle ronflait doucement, les minutes coulaient comme une onde monotone, rien ne bougeait au dehors.
Dans son papotage avec la voisine, la Guélotte, excitée, oubliait un peu que les aiguilles de l'horloge tournaient.
Quand son culot, trois fois rallumé, s'éteignit définitivement, que son verre fut vide, les dix coups de dix heures sonnèrent, et Philomen, frappant deux claques sur ses cuisses, se leva.
— Dix heures ! s'exclama-t-il. Qu'est-ce que ce sacré Lisée peut bien foutre ? Allons, il est temps d'aller au lit. Demain, la charrue nous attend : nous avons une « planche » à lever et le travail ne se fait pas tout seul ; mais on reviendra sur le coup de midi pour voir ton petit cochon.
— Vous en verrez deux, répondit la Guélotte en qui remontait la colère, le petit et le gros qui doit ramener l'autre. En vérité, je ne saurais dire quel est le plus cochon des deux. Ah ! le goûilland, le salaud, sa sale bête !
Et sur le pas de la porte, en éclairant les voisins, elle entrecoupait ses remerciements et ses bonsoirs d'invectives violentes contre son ivrogne de mari qui ne pouvait jamais rentrer de jour…
Une heure se traîna encore, puis une demie.
La Guélotte s'était couchée sur le canapé et avait essayé de dormir, mais c'était bien impossible ; alors elle s'était relevée, puis, de cinq minutes en cinq minutes, était allée écouter à la porte si elle entendait marcher sur la route, et, en fin de compte, résignée et ronchonnante, elle tricotait sa chaussette tout en poussant des monosyllabes qui en disaient long sur la façon dont elle se préparait à accueillir le retour de son homme.
Le crissement des gros clous de souliers sur le pavé du seuil la fit bondir à la cuisine, la lampe à la main, pour éclairer l'entrée du maître.
Alors la porte s'ouvrit, et Lisée, magnifiquement saoul, s'encadra dans le chambranle.
Il ne ramenait point de petit cochon, mais une bretelle de cuir fauve suspendait à son épaule gauche un fusil Lefaucheux à deux coups, tandis que, de la main droite, il tenait une cordelette au bout de laquelle un petit chien de trois à quatre mois tirait de toutes ses forces vers les marmites.
— Ici, Miraut ! nom de Dieu ! ici, sacrée petite rosse ! T'es pas pus pressé que moi ! bégayait Lisée, la langue pâteuse.
— Et le petit cochon ?
— J'ai pas dégoté ce qui me fallait, mais tu vois, j'ai retrouvé un fusil et un chien. Ça pouvait pas durer plus longtemps, cette comédie ! Lisée qui ne chasse plus ! allons donc !
La Guélotte, blanche comme un linge, figée comme une statue, fixait tour à tour son homme et le chien.
— Fais à manger à cette bête, commanda Lisée ; tu vois bien qu'elle a faim !
— Et les sous ? décrocha enfin la Guélotte.
— Pisque j'te dis que j'ai racheté un fusil et un chien !
— Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! Doux Jésus, ayez pitié de nous ! râla la femme en se tordant les bras. Misère de moi d'avoir un pareil ivrogne ! Nous serons un jour à la mendicité, oui, nous crèverons de faim, sur la paille !
— Assez ! assez ! nom de Dieu ! ou je refous le camp ! menaça Lisée.
— Mais, soulaud, qu'est-ce que tu boiras cet hiver, puisque tu as déjà tout bu aujourd'hui les sous du ménage ; qu'est-ce que je boirai, moi ?
— Tu te téteras, répliqua Lisée, philosophe.
— Ah oui ! tu peux bien plaisanter, grand voyou, grande gouape, grand saligaud ! Point de cochon, point de lard ; point de jambon, point de saucisses. Tu mangeras ton pain sec, grand mandrin !
Cette réception n'était pas tout à fait du goût de Lisée qui commençait à en avoir assez de ces injures et de ces prophéties.
L'alcool, non cuvé encore, rallumait en lui ses vieux sentiments batailleurs. Il était temps que sa femme cessât, et il le lui fit bien comprendre dans une réplique acerbe et virulente dont le ton ne laissait aucun doute sur la qualité des actes qui allaient suivre.
— Et moi, qu'est-ce que je mangerai avec mon pain ? continua-t-elle, gourmande.
— Tu mangeras de la m…, nom de Dieu !… tonna-t-il.
La Guélotte se tut.
— Fais à manger à cette bête et vivement !
— Sale « viôce »[2], ragea la femme, en bousculant le chien.
Ce fut ainsi que Miraut entra dans la maison de Lisée.
CHAPITRE II
La Mique, qui avait été élevée jadis en même temps que le vieux Taïaut, fit bon accueil au petit chien.
Affamé et las, le jeune Miraut, dès qu'il eut mangé une petite terrine de soupe trempée avec de l'eau de vaisselle, de la relavure, comme disait la Guélotte, vint flairer de son mufle encore épais les petits chats endormis. Sensible à la douce chaleur du poêle et de ces deux êtres aux corps vigoureux et sains, dont il n'avait aucune raison de se méfier, il se coucha sans hésiter à côté d'eux et s'endormit.
La maman chatte, curieuse de ce nouvel arrivant qu'elle ne connaissait point encore, s'était levée sur ses quatre pattes, et, le cou tendu, les yeux ronds, avait suivi avec un immense intérêt ses évolutions par la pièce. Le geste de confiance qu'il eut en s'étendant auprès des chatons lui fut sans doute sensible : elle augura bien de sa jeunesse ; sa maternité généreuse pouvait s'étendre à celui-là qui, robuste et plus gros que les jeunes minets, ne leur voulait cependant pas de mal. Elle savait ce qu'il était, elle connaissait sa race, elle l'adopta.
Légère, elle sauta de son canapé et s'approcha du trio de bêtes dormant en tas. La langue râpeuse lécha tour à tour Mitis et Moute, ses enfants, puis à deux ou trois reprises, après l'avoir bien flairé, elle lécha de même les poils du crâne du jeune toutou qui ne se réveilla point pour autant et continua de reposer en paix entre ses deux frères adoptifs.
Là-dessus, Mique fit un brin de toilette, lustra son pelage velouté, puis tranquille, calme et rassurée sur sa géniture, elle fila par les chatières pour sa chasse nocturne à l'écurie, à la grange et dans les hangars de la maison.
Lisée mangea à même dans la soupière la potée de soupe aux choux que sa femme avait tenue au chaud, s'octroya sur un chanteau de pain d'une livre un respectable bout de lard, ingurgita un demi-pot de piquette et, l'estomac satisfait et la tête lourde, se déshabilla puis se jeta sur le lit où, l'instant d'après, ronflant comme un soufflet crevé, inaccessible au remords, il reposait du sommeil des justes.
Cependant, furieuse, la Guélotte était montée se coucher seule dans le lit de la chambre haute.
Au réveil, la situation restait, naturellement, fort tendue. Lisée, décuité, éprouvait bien une certaine gêne d'avoir agi sans consulter sa femme ; sacrifier ainsi l'argent d'un cochon, c'était évidemment osé, enfin ! … d'autant plus que rien ne le pressait de se reprocurer un fusil et un chien ! oh ! quoique ! … Et puis, zut ! il fallait tout de même, un jour ou l'autre, qu'il retrouvât l'argent nécessaire à ce rachat indispensable. Donc, un peu plus tôt ou un peu plus tard ! …
Tout de même, il avait bu pas mal la veille et il se sentait fautif.
La Guélotte se chargea de dissiper ses remords.
Dès le premier coup de l'angélus, debout en même temps que ses poules, elle descendit et entra dans la chambre du poêle où Lisée, pour temporiser, fit semblant de dormir encore.
Mais la façon dont elle ferma la porte et fit claquer ses sabots sur le plancher aurait réveillé un sourd. Lisée fut bien forcé d'ouvrir les yeux, mais ce faisant, il jugea bon de prendre un air digne et sévère pour en imposer à sa vieille.
L'autre s'aperçut de sa mine renfrognée. Recommencer la scène de la veille, traiter son mari de cochon et de soulaud, elle y pensait bien, certes, mais elle savait que le chasseur avait la main leste ; elle n'ignorait pas que, les lendemains de bombe, il avait l'humeur peu accommodante et qu'elle risquait gros, si elle dépassait certaines limites qui n'avaient, hélas ! rien de fixe, de recevoir une ou deux bonnes paires de gifles, voire quelques coups de pied au derrière qui lui rappelleraient une fois de plus que braconnier comme charbonnier est maître en sa baraque, que c'est le mari qui est fait pour porter la culotte, et que l'homme, nom de Dieu ! c'est l'homme ! Elle se tourna donc contre Miraut, lequel, à vrai dire, prêtait quelque peu le flanc ou mieux le derrière à la critique, car, durant la nuit, pris de besoins pressants, il s'était soulagé abondamment et de toutes façons. Une borne odorante, et d'une taille magnifique pour un tel animal, se dressait devant le pied du buffet, et une superbe rigole, avec lacs, îlots et presqu'îles, s'allongeait du même buffet jusqu'à la porte de la cuisine.
En contemplant ce désastre, toute la colère de la Guélotte lui remonta au cerveau et, au lieu de garder le calme boudeur et rancunier qui séait en l'occurrence, elle s'en prit violemment au chien qui avait fauté et à l'homme qui était le premier responsable dans cette sale affaire :
— Tiens, regarde donc ce qu'elle a fait, ta rosse, et comment elle a arrangé mon ménage, ce sera bientôt une écurie ici ! Ce n'était pas assez de nous ôter le pain de la bouche pour l'acheter, il faut que tu le laisses encore tirer tout en bas par la maison.
— Hein ! quoi ? fit Lisée, comme arraché à de graves réflexions.
— C'est de ta viôce que je parle, ta sale charogne de chien ; ah ! je m'en vas te le balayer, moi, tu vas voir !
Et, s'élançant sur le coupable encore endormi, la matrone lui lança, à toute volée, son pied dans les côtes.
« Boui ! boui ! vouaou ! » s'exclama plaintivement et en sautant de côté le petit chien, tandis que ses deux camarades chats, subitement réveillés eux aussi, faisaient leurs dos bossus, brandissaient leurs jeunes moustaches et juraient en montrant les dents, croyant que la patronne en voulait à toutes les bêtes de la chambrée.
— Tu vois, renchérit la Guélotte, avec une mauvaise foi évidente, il épouvante encore mes petits chats. Pour sûr qu'ils vont quitter la maison et nous serons dévorés par les souris !
— Fous-moi la paix, nom de Dieu ! répliqua Lisée, révolté d'une telle injustice et de tant de lâcheté, et ne te venge pas sur une bête sans défense. S'il a pissé ici, c'est pas de sa faute, c'est de la tienne. Tu aurais dû laisser la porte de la cuisine entr'ouverte, il serait allé à l'écurie ou à la remise ; il ne peut pas passer par les chatières, lui. D'ailleurs, c'est une bête propre, on me l'a dit, et cette nuit je l'ai entendit pleurer : c'était sûrement pour qu'on lui ouvre …
— Alors pourquoi ne l'as-tu pas fait ?
— Pourquoi ? pourquoi ? est-ce que je me souvenais ? Et puis, si on te le demande, tu diras que tu n'en sais rien. Maintenant, continua-t-il en sautant du lit, rêche et menaçant, si tu as quelque chose à dire, sors-le, mais tâche que je t'y reprenne à toucher à mon chien quand il n'aura pas fait de mal. Une bête gentille et douce qui a dormi toute la nuit à côté des chats sans qu'il y ait eu entre eux la moindre histoire ! Et tu viens me dire que c'est lui qui les a épouvantés, comme si ce n'était pas toi, espèce de rosse, avec tes grognements de truie qu'on saigne. Recommence que je te dis ! recommence si tu as envie que je te « bredouche ».
— Doux Jésus ! attesta la Guélotte, être fichue à la porte de chez soi par un chien ! Cochon ! marmonna-t-elle entre ses dents, va, tu me le paieras, et plus d'une fois !
Vers midi, comme Lisée et sa femme achevaient, sans dire mot, de manger leurs pommes de terre, un bruit de souliers ferrés cria sur le seuil et la porte de la cuisine s'ouvrit bruyamment. Les jeunes chats qui jouaient à coups de patte, couchés sur le canapé, s'arrêtèrent en arrondissant les quinquets, et Miraut, qui mangeait des épluchures derrière la chaise de son maître, dressa subitement son petit mufle.
« Wrraou ! bou ! bou ! » s'exclama-t-il d'un ton cependant encore timide et incertain.
— Qu'est-ce que j'entends ? interrogea Philomen, petit homme nerveux, sec, vif et prompt qui, comme il l'avait promis, venait voir le cochon annoncé.
— Tiens, le voilà, le cochon, ragea la Guélotte en désignant de l'œil son mari.
— T'as donc ramené un chien ? questionna le chasseur, en tordant du pouce et de l'index sa forte moustache blonde. Ben ! elle est bonne, celle-là. Il ne se gêne pas, le gaillard, il fait déjà le malin, on voit bien qu'il se sent chez lui.
— Parbleu, elle est la maîtresse ici, cette viôce-là, reprit la femme.
— On ne te demande pas la messe, à toi, coupa Lisée. Viens ici, viens, mon petit Miraut !
— Sacrédié, mais c'est un tout beau ! continua Philomen.
— Et intelligent, renchérit Lisée. Je crois que ça fera un crâne chien ! C'est Pépé qui me l'a fait avoir. Il vient de la chienne du gros de Rocfontaine, une pure porcelaine qui a été couverte par un corniau, mais, tu sais, un bon corniau, un premier chien, un lanceur épatant.
— Quand les corniaux se mêlent d'être bons, il n'y en a pas pour leur damer le pion.
— Viens faire voir ta gueugueule, mon petit !
— oui, oui, une gueule noire, il est robuste ; les dents sont bien plantées, l'oreille est double, l'attache est nerveuse et il a l'os du crâne pointu, signe de race.
— Et regarde-moi ce fouet ! ajouta Lisée ; hein, est-ce fin ! Ah ! oui, une belle bête.
— Une belle robe aussi, ma foi ! blanc et feu avec les taches brunes sur les flancs, c'est rare !
— Et puis, il sera bon, tu sais, sûrement ; ce sera le meilleur de la portée ! C'est la mère elle-même qui l'a choisi ! Oui, quand la chienne a eu fait ses petits, le gros, qui connaît tout ce qui a rapport à ça et qui ne voulait lui laisser que les bons, a attiré un instant la mère à la cuisine pendant qu'il faisait transbahuter toute la petite famille sur un sac dans la pièce voisine. Tu sais alors ce que font les mères ?
— Je l'ai entendu dire.
— Quand elles retournent à leur niche et qu'elles ne trouvent plus leur marmaille, elles se mettent à la chercher, naturellement, et elles ont vite fait de la retrouver.
— Si elles ont vite fait, à qui le contes-tu ? Quand la Cybèle que j'avais avant ma Bellone avait déballé et que je lui tuais tous ses petits, si je n'avais pas bien soin de les enfouir à trois pieds dans la terre, elle allait les décrotter et me les ramenait un à un à la niche, tous claqués comme de juste. Bien mieux, ma vieille branche, un jour, à la chasse, toute prête à mettre bas, elle nous avait suivis quand même. La marche, la course, l'ont avancée tant et tellement qu'en plein lancer elle a été prise des douleurs. Cette crâne bête a fait deux petits, les a cachés, a repris la chasse derrière les autres chiens et, quand nous sommes revenus à la maison, elle est allée chercher ses deux chiots à l'endroit où elle les avait déposés trois heures auparavant. Elle a dû faire deux voyages, car elle n'en pouvait ramener qu'un à la fois entre ses dents, pendu par la peau du cou. L'un d'eux a péri, mais l'autre, faut croire qu'il était costaud, a vécu et je l'ai élevé. C'est çui que j'ai donné au médecin de Sancey, un bon suiveur.
— Oui, reprit Lisée, mais tu sais comment on reconnaît ceux qui seront les meilleurs nez et qu'il faut garder de préférence ?
— Oui, je me rappelle, attends voir !
— Mon vieux, on s'arrange comme je t'ai dit qu'avait fait le gros, et les chiennes viennent les reprendre pour les reporter à leur couche. C'est là, alors, qu'il faut se fier au flair de ces braves bêtes. Elles voudraient bien emmener tous à la fois leurs nourrissons, mais bernique ; là, c'est comme au trou pour passer : chacun son tour. Alors, elles les sentent, le lèchent, les relèchent, les bousculent, les flairent, les reniflent bien l'un après l'autre, et puis elles se décident, et alors, mon ami, le premier qu'elles empoignent entre leurs dents, tu peux être sûr que ça sera le meilleur en tout, le chien sans tares, au nez excellent, au corps râblé et fin, à la patte solide, un maître chien, quoi. C'est Miraut que la chienne a repris le premier dans le tas. Voilà ce qui m'a décidé définitivement. Je savais bien, au fond que j'avais toujours le temps de retrouver un chien, mais en dégoter un comme çui-là ça n'arrive pas tous les jours ; d'autant que le gros qui est un bon type et un vieux copain à Pépé, un homme qui sait ce que c'est que d'aimer la chasse, m'a dit comme ça, quand je lui demandais combien qu'il en voulait :
« Allons, Lisée, tu veux rigoler, j'suis pas marchand de chiens, moi ! Tu vendrais un chien, un jeune chien à un chasseur qui en aurait « de besoin », toi ?
« — Jamais ! que j'ai répondu, mais, la civilité…
« — Ta, ta, ta, tu paieras une bonne bouteille et le premier lièvre qu'il te fera tuer, nous le boulotterons ensemble, toi, Pépé et moi. C'est-y entendu ?
« — Vas-y ! que j'ai répliqué, et on s'a serré la louche. Maintenant, que j'ai ajouté, voici cent sous pour ta gosse, pour s'acheter ce qu'elle voudra, « pasque » je vois bien que ça lui fera mal au cœur de quitter son petit toutou. Mais elle peut être tranquille, il ne sera pas malheureux chez nous, et bien soigné ; mes chiens à moi, c'est des amis, et je verrais un cochon qui touche à un chien de chasse, comme il y en a, par plaisir de faire souffrir les bêtes, j'y casserais la gueule.
— Tu as foutrement raison, approuva Philomen. Si j'avais connu le salaud qui, l'année passée, a fichu un coup de trident à ma Bellone, je voulais lui repayer son coup de fourche, moi, et avec usure.
— Éreinter une bête sans raisons, ou parce qu'elle a lapé l'assiette d'un chat, ou gobé un œuf dans un nid, c'est être trop brute ou trop lâche ! Si mon chien fait des sottises, je suis solide pour les payer, j'ai jamais refusé de rembourser les dégâts quand c'était prouvé, comme de juste. Mais, mes bêtes c'est la même chose que mes gosses, je ne veux pas que quelqu'un d'autre que moi y touche. C'est moi qui juge quand ils ont besoin d'une taloche ou d'une correction, et on sait que je ne la leur ménage pas, s'ils la méritent ; seulement nous autres, on sait ce qu'on fait quand on tape et on ne risque pas d'estropier ni de donner un mauvais coup.
— Voilà ! Si on buvait une goutte, proposa Lisée. J't'ai pas seulement remercié de m'avoir ramené mon sac de sel. Et ta mère brebis, en es-tu content ?
— Oui, bien content, et tu sais que je ne l'ai pas payée trop cher. J'ai de quoi les hiverner comme il faut, elle et ses agneaux ; au printemps les moutons seront bons à vendre, ils me repaieront plus que je n'ai donné pour les trois et j'aurai la mère de bénéfice. Mais tu as racheté un fusil aussi, que je vois.
— J'ai racheté le « Faucheux [3] » du père Denis, il ne peut plus chasser, lui ; c'est la vue qui baisse et les jambes qui ne vont pas ; mais son flingot est presque neuf : les canons sont solides, les batteries — écoute ! — sonnent comme des clochettes d'argent et il est choqué du coup gauche, ça fait qu'on peut tirer de loin.
— Tu l'as payé cher ?
— Trente francs ! c'est pour rien. Quand je songe que j'ai vendu le mien trente-cinq, plus une tournée à Jacquot de sur la Côte qui braconne de temps en temps autour de sa ferme… sûrement il ne valait pas çui-là. Tu vois bien que ma femme n'avait pas de raisons pour gueuler comme une poule qui a les pattes dans de l'eau chaude.
— Ah ! les femmes !
— À la tienne ! mon vieux.
— À la tienne !
— Miraut, petit salaud, quand tu auras fini de resiller mes savates !
— Ah ! il n'a pas fini de t'en bouffer des chaussettes et des croquenots et des tire-jus, tu veux encore entendre plus d'une chanson de ce côté-là.
— Je suis là pour répondre un peu, et puis ça lui apprendra, à la bourgeoise, à laisser tout traîner et sens dessus dessous. Quand il aura bouffé la moitié de son trousseau, peut-être qu'elle rangera le reste !
— Qu'il y vienne seulement, ta sale murie, fourrer son nez dans mon linge ! menaça la Guélotte.
Philomen sourit et Lisée ne répondit pas, mais il siffla un coup et le chien, les voyant se lever, vint tout joyeux gambader sur leurs pas.
— Allons, mon vieux Miraut, annonça Lisée, je vais te montrer ton domaine maintenant ; nous allons partir au bois faire quelques fagots. Rien de tel que l'air du bois pour vous remettre d'aplomb quand on a la grosse tête.
CHAPITRE III
— Crois-tu, confia la Guélotte à sa voisine, la grande Phémie, dès que Lisée, Miraut et Philomen furent partis, crois-tu que mon grand ivrogne m'a encore ramené une viôce à la maison !
— Y a bien pitié à toi ! concéda l'autre qui n'aimait guère que ses poules.
— Si encore on avait le moyen ! Mais nous avons déjà tant de maux de nouer les deux bouts. Doux Jésus ! Ah ! bon Dieu de bon Dieu ! et il va rechasser, reprendre des permis, des actions ; dépenser des sous à acheter de la poudre, du plomb, des fournitures de toutes sortes, et se faire repincer quand la chasse sera fermée, « pasque », j'le connais, ce grand mandrin-là, il ne pourra pas se tenir de braconner.
La grande Phémie qui était vieille fille et, selon toutes présomptions, vierge et martyre, comme disait Philomen, balança son goitre, tel un canard son jabot gonflé de pâtée, puis secouant sa petite tête d'oiseau, émit cet aphorisme de laide que les événements ne lui avaient sans nul doute jamais permis de vérifier expérimentalement :
— Les hommes, c'est tous des cochons !
Ensuite de quoi elle songea à ses chères gélines et émit au sujet de leur sécurité future quelques craintes inspirées par l'annonce du voisinage de ce jeune et dangereux carnassier.
— Les petits chiens, ça mord tout, ça bouffe tout ! J'ai bien peur que ta sale murie ne s'en vienne rôder autour de ma porte, épouvanter mes poules, les empêcher d'ouver[4], les faire se sauver ailleurs et me les saigner. Tu sais bien, le Turc du Vernois, chaque fois qu'il passe au pays, il fait le tour des écuries et il nettoie tous les nids : il s'en paye des omelettes !
— Pourvu que le sien ne s'y mette pas ! espéra la Guélotte qui voyait les nuages noirs s'accumuler sur sa maison.
— Ah ! les jeunes chiens, tu sais, renchérit la vieille, il faut faire bien attention à eux et ne pas les manquer. Si tu vois le tien fouiner vers tes nids, fous-lui des coups de trique, autrement c'est fichu ! Ah ! ton homme aurait bien mieux fait de ne pas se saouler hier et de te ramener un petit cochon.
— Las moi ! se lamenta la Guélotte, accablée.
— Et s'il se met à les manger, les poules, ou à saigner les lapins, ou à courser les moutons ? Le Cibeau du maître d'école, celui qu'il a vendu à des messieurs de Besançon, lui en a fait payer pour plus de cent francs dans une année. On a beau avoir des sous, toucher des mandats du gouvernement, et faire les écritures de la « mairerie », gn'a ben fallu qu'il s'en débarrasse de sa sale rosse, sans quoi les gens allaient faire des pétitions et le dénoncer tous les quinze jours jusqu'à ce qu'on lui foute son changement.
La Guélotte blêmissait. La perspective de toutes ces histoires, cette évocation des malheurs futurs poussée au noir encore par la méchanceté de la Phémie la révoltaient contre ce qu'elle appelait la bêtise et l'égoïsme de son homme.
— Pour son plaisir, rageait-elle, pour son seul plaisir, dans quelle position va-t-il nous mettre ? Et dire qu'il ne m'a même pas demandé avis ! J'suis donc la dernière des dernières : ah ! la grande vache ! la grande fripouille ! Mais ils n'ont pas fini, son sale Azor et lui, j'te leur en foutrai des soupes claires et des pommes de terre cuites à l'eau, et s'ils deviennent gras, ça ne sera pas de ma faute !
— Tu devrais tâcher de lui faire crever sa rosse, insista la vieille teigne, c'est bien facile ! J'vais te dire comment on s'y prend : tu n'auras qu'à lui donner une éponge grillée dans du beurre ou dans du saindoux ; une fois frit, cela se réduit à presque rien ; comme cela sent bon la graisse, ces voraces-là te bouffent ça d'une seule goulée sans se douter de rien ; mais l'eau de leur estomac fait regonfler la machine ; au bout de quelque temps ça tient toute la place, ça ne peut plus passer ni d'un côté ni de l'autre et ils crèvent étouffés, les sales goulus ! Et va-t'en chercher de quoi le Médor est claqué et courir après celui qui a fait le coup !
La Guélotte réfléchissait.
Oui, évidemment, le moyen proposé était excellent pour se débarrasser de cet hôte encombrant, mais il n'était pas sans danger, quoi qu'en dît la Phémie.
Lisée aimait ses chiens.
Dans sa longue carrière de chasseur il en avait vu de toutes sortes et de toutes couleurs : il en avait eu un — il y a bien longtemps de ça — mangé du loup ; un autre décousu par un sanglier, un troisième qui s'était tué en poursuivant un lièvre qu'il serrait de trop près : tous deux, le capucin le premier et le chien immédiatement derrière, avaient sauté dans une sorte de précipice et le chasseur avait dû descendre au moyen de cordes pour remonter les deux cadavres ; il en avait eu un qui avait suivi une chasse au tonnerre de Dieu et qu'on n'avait jamais revu : perdu, tué, volé ? Nul ne savait ! Lisée avait eu bien du chagrin chaque fois qu'un tel malheur lui était advenu, il avait même pleuré sur quelques-uns de ces braves toutous qui étaient de francs et joyeux compagnons, et, quand il avait pu, les avait toujours, avec une sorte de piété amicale, enterrés dans un petit coin de son verger où l'herbe poussait à chaque printemps plus verte et plus drue.
Mais, jamais, non jamais il n'avait été aussi furieux que le jour où son vieux Finaud s'en vint râler à ses pieds, empoisonné.
Ah ! oui ! ce n'était pas oublié ! Maintenant encore, quand on évoquait la chose, ses veines du front se tendaient ainsi que des câbles et ses poings serrés s'arrondissaient comme des maillets, prêts à cogner.
Quant à la canaille qui lui avait lâchement assassiné son chien, il avait bien fallu qu'il la découvrît. Après une enquête aussi minutieuse que lente et discrète, d'insidieuses questions au pharmacien et au boucher, des observations sans nombre, il avait réuni un irréfutable faisceau de preuves contre le bandit, la crapule qui tuait les bêtes en leur donnant à manger, le lâche hypocrite qui n'osait pas l'attaquer en face. Il avait longtemps attendu son heure, différant la vengeance jusqu'au moment où l'affaire serait presque oubliée et où l'autre n'y penserait plus.
Et puis, un beau soir que son empoisonneur était parti en course au village voisin, Lisée, sans être vu, était venu s'aposter pour l'attendre au coin du bois du Teuré. Quand il arriva, le chasseur l'aborda carrément sur la route, se nomma : « C'est moi Lisée ! » puis lui rappela les faits, lui fournit les preuves, le traita d'assassin et de lâche, et, après l'avoir largement souffleté, le colleta.
Et alors, la colère, comme un torrent trop longtemps endigué, remontant du plus profond de son cœur, il avait administré au chenapan une de ces tournées fantastiques, une de ces volées de coups de pied et de coups de trique si terrible, que l'autre, cabossé, meurtri, talé, éborgné, en avait été plus de quinze jours avant d'oser sortir et ne s'était jamais vanté de la chose.
Mais pas un chien n'avait péri depuis au village : la leçon avait profité.
« Empoisonner Miraut ! » Lisée n'aurait ni trêve, ni repos avant d'avoir découvert l'assassin. C'était courir un trop gros risque, se vouer à une existence plus infernale encore, car alors, nulle journée ne se passerait sans insultes, ni gifles, ni coups de pied quelque part.
Et puis, on a beau ne pas aimer les bêtes, ce n'est pas drôle tout de même, pensait la Guélotte, de les voir devant vous se tordre et se retordre, ne hurler que lorsque la douleur leur tord les boyaux et vous bourrer des yeux, des yeux à vous tourner les sangs et à vous décrocher les foies.
Ah ! le vieux Finaud !
Il était rentré, plein comme un boudin, après une tournée apparemment fructueuse dans le village. Même que ça ne sentait pas la rose quand il se lâchait et on l'avait fourré tout de suite à l'écurie où il passerait en paix sa nuit de digestion.
— Il s'est nourri, disait en riant Lisée ; sûrement qu'il aura dû bouffer quelque mondure de vache[5] ou quelque ventraille de mouton.
Mais le lendemain, quand le chasseur s'en était allé à l'écurie pour délier les bêtes et les conduire à l'abreuvoir, ç'avait été une autre histoire. Le chien qui souffrait déjà, mais se taisait stoïquement, avait voulu aller à lui et, comme d'habitude, lui dire bonjour en se dressant contre ses genoux pour le lécher et jappoter. Il avait à peine pu se lever sur ses pattes de devant, le train de derrière paralysé refusait déjà tout service, les jambes étaient raides.
Alors la bête étonnée, furieuse et désespérée, avait hurlé un long coup de souffrance et de rage.
Et Lisée, affolé, abandonnant les vaches, avait pris son chien dans ses bras, l'avait transporté dans la chambre du poêle et déposé sur un coussin, auprès du feu. Là, il l'avait examiné, lui avait ouvert la gueule, soulevé la paupière, regardé l'œil qui était encore assez clair. Il avait vu tout de suite.
— Cré nom de Dieu ! Mon chien est empoisonné ! Va vite traire les vaches que je lui fasse prendre du lait !
Finaud avait difficilement avalé le lait, contrepoison trop peu énergique, puis il était retombé dans son abattement douloureux ; son poil se hérissait, ses yeux s'injectaient de sang, se troublaient, il haletait de fièvre et tremblait de froid.
— Qu'est-ce qu'il a bien pu manger, bon Dieu de bon Dieu ? rageait Lisée ; si je le savais seulement !
Et Philomen était venu.
— Faut le faire dégueuler ! avait-il ordonné. Je vais chercher de l'huile de ricin. On les sauve souvent avec et j'en ai toujours à la maison.
Lisée avait desserré les mâchoires déjà raides de son vieux chien pendant que son ami, avec des précautions fraternelles, ingurgitait au patient un grand demi-verre du visqueux breuvage.
Sans doute, il était trop tard. Le poison (de la strychnine probablement), avalé dans un morceau de viande, n'avait produit son effet que tard, lorsque la digestion était déjà en train. Il aurait fallu être là alors, se douter et s'y prendre immédiatement. Mais le pouvait-on ? Il était probable que cela avait dû débuter par de fortes coliques et un chien ne se plaint pas de coliques. Toute souffrance qui n'a pas une cause directe et visible le laisse étonné et muet. Il fallait vraiment que les douleurs devinssent atroces pour que la bête hurlât par intervalles. Car les crises, comme tétaniques, de raidissement étaient, après l'absorption de l'huile, devenues plus rares et l'œil semblait aussi s'être éclairci. Finaud s'était même levé tout seul et il avait tenté de remuer la queue en regardant son maître. Mais il se recoucha aussitôt tandis que Philomen et Lisée et les amis qui étaient venus faisaient gravement cercle autour de lui. Il faut avoir vu ces fronts plissés, ces yeux inquiets, ces grosses mains tremblantes pour comprendre tout ce qui peut, malgré la rudesse apparente ou réelle, fermenter de bon levain sous ces écorces tannées et dans ces cœurs frustes de paysans. Lorsque reparurent les crises et que le chien, en se raidissant, se prit à hurler, leurs yeux devinrent humides, brillants ; l'on sentait en eux de la douleur et de la colère, et plus d'un qui n'osait se moucher, de crainte de paraître bête, avala silencieusement une larme en mordant sa moustache.
Quand, après douze heures atroces d'agonie, le vieux Finaud, vers six heures du soir, trépassa dans une crise terrible, ils partirent tous, l'un après l'autre, sans rien dire, les épaules voûtées et le dos rond, tout bêtes de cette douleur contre laquelle rien ne les avait cuirassés, tandis que Lisée, sur son canapé[6], la tête dans les mains, pleurait silencieusement son chien.
Ah ! que non ! La Guélotte ne voulait plus de ces scènes-là chez elle, sans compter qu'un chien de chasse, ça vaut des sous, surtout quand c'est dressé. Non, ce qu'il fallait, c'était simplement harceler sans trêve les deux êtres, les deux alliés, ses deux ennemis : son mari et le chien ; les faire souffrir l'un par l'autre, chercher si possible à les amener à se détester, mettre Lisée en colère contre Miraut ou profiter d'une de ces rages que provoquerait sûrement le dressage pour exaspérer son homme, le dégoûter de sa rosse et la lui faire tuer, ou donner, ou vendre encore, ce qui serait tout profit pour le ménage.
Oh ! elle trouverait bien ! D'abord, elle allait dorénavant laisser les ordures en place : le patron les enlèverait lui-même si ça lui disait ; quant à la soupe, elle serait maigre, et que ce sale cabot de malheur s'avisât de toucher au linge, aux chaussures ou aux vêtements ; qu'il s'avisât de courir après les poules et de « coucouter » les œufs ! Le manche à balai était là, peut-être, et le fouet aussi, et son homme n'aurait rien à dire là contre, c'était du dressage, quoi ! on ne peut pas se laisser dévorer par une bête ! Et au besoin elle jouerait au braconnier de bons tours dont elle accuserait le chien. Lesquels ? elle ne savait pas encore, mais elle trouverait certainement.
Ah ! il faudrait bien qu'elle obtînt l'avantage enfin et qu'il disparût, l'intrus qui s'était introduit à la faveur d'une saoulerie. Lisée n'aimait pas les scènes ; il en entendrait des plaintes et elle te lui en servirait des lamentations de Jérémie, comme il disait, et plus qu'à son saoul, mon bonhomme, espère ! Il aimait à être propre, il en aurait du poil de chien sur ses habits, et il chercherait les brosses, et s'il y avait d'aventure du linge de rongé à la maison, ce seraient ses mouchoirs à lui, et ses pantalons, et son fourbi, et il irait se faire raccommoder ça où il voudrait, chez le cher ami qui lui avait déniché son animal. Ah ! on verrait bien qui est-ce qui se fatiguerait le premier de la viôce et qui c'est qui parlerait le plus tôt de la ramener à ce grand ivrogne de Pépé ou à ce propre à rien de gros de Rocfontaine.
CHAPITRE IV
Lisée n'eut pas besoin de réitérer son invitation à la promenade. Dès qu'il eut vu son maître se diriger vers la porte, Miraut, avant lui, s'y précipita, et avec un tel enthousiasme qu'il s'empâtura dans les jambes du chasseur et manqua de le faire piquer une tête en avant, à la grande joie de la Guélotte, qui ricana :
— S'il pouvait seulement lui faire ramasser une bonne bûche et lui cabosser le nez comme je voudrais !…
Mais Lisée, bonne pâte, ne fit pas semblant d'entendre. Il sourit à son toutou et, penché sur lui, peut-être simplement pour faire rager sa femme et lui prouver que son affection n'était point amoindrie, se mit à lui parler avec une sorte de zézaiement maternel :
— Que n'est-i content ce petit ciencien de sortir avec son papa Lisée ?
— Rrr aou, répondait Miraut en lui léchant le nez.
— Qu'on va-t'i serser des yèvres ?
— Bou ! hou ! reprenait le petit chien.
— Grand idiot ! ricanait la femme tandis qu'ils gagnaient la porte tous deux, l'un gambadant, la gorge pleine d'abois joyeux, l'autre riant silencieusement dans sa barbe de bouc.
Miraut avait compris le sens général des paroles de Lisée. Il savait qu'on allait sortir et courir et jouer ; la direction de la porte prise par son maître lui confirmait d'ailleurs cette merveilleuse promesse.
Il est deux séries de mots que les jeunes chiens saisissent extrêmement vite : ceux qui servent à les appeler à la pâtée, ceux qui les invitent à prendre leurs ébats au dehors. Ces mots correspondent à la satisfaction des deux grands besoins primordiaux des jeunes bêtes domestiquées : la nourriture et le mouvement. Tous leurs instincts sont donc perpétuellement tendus vers l'accomplissement des actes qui sont liés à ces deux fonctions. Plus tard, avec d'autres besoins, naissent d'autres aptitudes, et Miraut, en particulier, arriva à ouvrir toutes portes non verrouillées, mais il se refusa obstinément à apprendre à les fermer. D'ailleurs, dans la maison de sa mère, peut-être grâce à ses leçons, avait-il déjà appris à reconnaître, parmi le bafouillage humain, les syllabes magiques qui présagent la venue de la gamelle de soupe ou qui donnent la clef des champs.
Lisée n'en fut pas moins attendri de cette marque d'intelligence qui lui permettait de fonder sur les aptitudes de son chien les plus belles espérances.
Il décida qu'on prendrait la ruelle jusqu'au centre du village et que, de là, on suivrait dans toute sa longueur la voie principale, de façon que le chien pût avoir une idée d'ensemble du pays qu'il allait habiter.
Il ouvrit donc la porte, mais cela ne devait pas marcher tout seul.
Dès que Miraut, en coup de vent, se fut précipité dans la cour, toutes les poules, effarées de cet être qu'elles n'attendaient point, s'enfuirent et s'envolèrent à grands cris et grands fracas, tandis que le coq, les plumes hérissées, la crête au vent, piaillait des roc-cô-dê ! menaçants et furieux, tout en se retirant, lui aussi, avec prudence.
Miraut, un peu étonné de tout ce vacarme qui l'enchantait et de ce mouvement de retraite qui l'encourageait, allait peut-être transformer en offensive vigoureuse son élan en avant, lorsqu'un mot du maître, haussant le ton, le rappela à lui :
— Ici ! Veux-tu bien !… petit polisson ! Faut laisser les poules tranquilles ! Allons, viens ici !
Comprenant qu'il avait peut-être fauté, Miraut, quêtant un pardon et une caresse, vint se dresser contre les genoux de Lisée, puis, absous d'une chiquenaude amicale, repartit aussitôt.
Un petit bâton sollicita son attention : il s'en saisit et, en travers de sa gueule, la tête haute, le porta fièrement jusqu'à la première bouse de vache, pour laquelle il l'abandonna sans hésiter.
— Sale ! petit sale ! veux-tu bien lâcher ça ! gronda Lisée.
Miraut, légèrement étonné du peu de goût de son maître, laissa tomber cette galette de bouse qui sentait pourtant si bon et allait chercher autre chose, quand il tomba tout à coup en arrêt, roide, entièrement immobile, figé sur ses quatre pattes.
— Allons, viens-tu ? reprit son maître.
Mais Miraut ne bougeait pas.
— Viendras-tu donc, traînard ! accentua Lisée.
Mais Miraut se fichait de la parole du maître et, sans plus remuer qu'une souche, semblait médusé là, par quelque effrayant spectacle.
— Quoi, qu'est-ce qu'il y a donc ? interrogea le chasseur en jetant les yeux dans la direction vers laquelle Miraut regardait toujours. — Ah ! c'est toi, ma vieille Bellone, continua-t-il. Viens voir ici ma Bêbê ! Ah ! on ne le connaît pas encore, çui-là ! Allons, viens voir, viens, j'vas te présenter.
La chienne, en découvrant deux rangées superbes de crocs et en plissant le nez, sourit au chasseur, puis s'approcha de lui, frétillant du fouet et tortillant du derrière.
C'était la chienne de l'ami Philomen : elle avait souvent chassé de compagnie avec le vieux Taïaut ainsi qu'avec son maître et s'étonnait à juste titre de ce nouvel arrivant.
Lisée flatta la bête et appela Mimi.
En se tordant et se rasant, ce qui indiquait à la fois du plaisir et de l'appréhension, il s'approcha du groupe.
Et la chienne, le poil du dos hérissé comme une brosse de chiendent, hautaine, les crocs montrés, le toisa de toute sa hauteur.
— Allons ! allons ! calma Lisée d'une voix conciliante, allons ! tu vois bien que c'est un petit ; ne lui fais pas de mal, voyons, puisque j'te dis que c'est un gosse et que vous allez faire une paire d'amis.
Miraut, à la dérobée, reniflait la chienne, qui, elle, toujours digne et grave et sévère, l'inspecta minutieusement sur toutes les coutures et pertuis. Son nez, en effet, plus ou moins plissé, ce qui témoignait du mépris, de la surprise ou de la sympathie, se promena de la gueule pour sentir ce qu'il avait mangé, au ventre pour y reconnaître la litière ou les compagnons, et ailleurs pour en discerner le sexe.
Quand elle fut bien convaincue par deux inspections complémentaires que c'était un mâle, son poil s'abaissa, ce qui indiquait que la colère, la méfiance et la crainte étaient abolies. Et elle se laissa complaisamment lécher la gueule par Miraut, qui flattait en elle une puissance redoutable.
— Allons, c'est très bien, conclut Lisée en lui donnant une petite tape d'amitié sur la tête ; vous voilà copains comme cochons, à présent.
Et il la laissa, la queue frétillante, reprendre sa flânerie par les buissons et les haies, en quête d'os jetés ou de toute autre pitance plus ou moins haute en odeur et en goût.
On continua la traversée. Mais pas un azor du village, du roquet de l'abbé Tatet au semi-terre-neuve de l'épicière, n'omit de venir mettre son nez sous la queue de Miraut pour faire connaissance.
On les voyait s'amener tous, un sentiment de surprise dans l'œil et dans le mufle, humbles et hésitants ou raides et rapides selon leur taille et le sens de leur force. Et ce furent des stations sans nombre dont riait Lisée tout en blaguant avec les voisins et en expliquant pourquoi il avait cru devoir retrouver un chien. Toutes ces rencontres furent favorables au nouvel arrivant, sauf toutefois la dernière, qui se trouva être un peu tendue.
Souris, le roquet de la tante Laure, une vieille fille hargneuse qui avait façonné son chien à son image, accueillit le passage de Lisée et de son commensal par sa bordée ordinaire et rageuse d'abois. Comme Miraut, déjà rassuré par la bonne réception des autres camarades du village, s'en allait vers lui, le poitrail haut, l'œil clair, la queue frétillante pour une salutation cordiale, l'autre, plus furieux que jamais, les babines méchamment troussées, se précipita pour le mordre, certain qu'il croyait être de prendre sur celui-là, plus faible, sa revanche des injures et des mépris dont l'accablaient les autres toutous du pays. Car les indigènes chiens de Longeverne, libres pour la plupart et vivant au grand air, ne pouvaient sentir ce casanier puant le renfermé, le moisi et la vieille pisse.
Miraut, sans défiance et quasi désarmé eût, sans nul doute, écopé d'un coup de dent, d'autant que Lisée, pour la centième fois de la journée, expliquait à son ami, le cordonnier Julot, la généalogie de son chien et ne prêtait guère attention à la querelle, quand la Bellone, à laquelle on ne pensait point, et qui, ayant terminé sa petite ronde, rejoignait Lisée, pressentant qu'il allait au bois, se trouva là, juste à point pour empêcher un abus de force aussi traître que peu chevaleresque du roquet.
Grondante, le poil du dos en brosse, les dents prêtes à l'attaque, elle se jeta tout à coup devant Miraut, coupant l'élan de Souris, le défiant de sa puissante mâchoire, puis, prenant à son tour l'offensive, se précipita sur l'insulteur et lui pinça vigoureusement le derrière.
L'autre n'attendit point son reste et, hurlant, décampa à toute allure, poursuivi par la chienne, qui lui serrait toujours durement la peau, tandis que tous les voisins se retournaient, surpris et interloqués de cette intervention si spontanée et si inattendue.
Miraut, reconnaissant, vint lécher les babines de sa protectrice qui, calme et digne, se laissa remercier, assise sur son derrière, l'œil encore tout plein d'éclairs de colère et le fouet frémissant.
— Hein ! tu vois, constata Lisée ; elle sent déjà que ce sera un crâne chien, un bon camarade, et qu'ils feront plus d'une partie ensemble. Elle le défend comme si elle était sa mère.
— Si ton chien était aussi bien une chienne, remarqua son interlocuteur, elle ne l'aurait pas protégé. Entre elles, ces charognes-là ne peuvent pas se sentir, tandis que des mâles s'accordent parfaitement.
— Sauf quand il y a une chienne en folie dans le pays.
— Oh ! dans ce cas-là, reprit le cordonnier, il n'y a pas que les chiens qui se brouillent. Encore ont-ils, eux, sur les hommes, l'avantage de tout oublier quand c'est passé, tandis que j'en connais, et toi aussi, qui, pour des sacrées morues de rien du tout, plus décaties maintenant qu'un tronc vermoulu, et pas même bonnes à laver la buée, se saigneraient encore en souvenir de ce qui s'est passé il y a peut-être plus de trente ans.
— Pourtant, insista Lisée, il y a des chiens chez qui ça dure : ainsi le Turc du Vernois et le Samson de Salans n'ont jamais pu se sentir ni se rencontrer sans se foutre la pile.
— Ça ne m'étonne pas : ce sont les plus forts du pays. Dès qu'une femelle s'échauffe, ils sont là et, comme les autres filent doux devant leurs crocs, c'est toujours entre eux deux que ça se passe. Alors, tu comprends, une rancune n'est pas encore oubliée, qu'une nouvelle histoire recommence, et c'est comme dans la chanson du rouge poulet, ça ne finit jamais.
— La chiennerie, quand ça veut, c'est presque aussi cochon que l'humanité, affirma Lisée en manière de conclusion.
Et il sortit du village et prit à travers champs le sentier de la forêt, devancé par Miraut qui écartait toutes les mottes, s'arrêtait à tous les bouts de bois, et suivi de Bellone, qui, elle, le regardait un peu craintivement, à la dérobée, craignant qu'il ne la renvoyât à la maison.
Comme on était encore dans le temps de la chasse et que les travaux des semailles empêchaient Philomen de profiter pour l'heure de son permis, il la laissa les accompagner, se disant qu'après tout ça habituerait déjà un peu son chien et que ça commencerait son dressage.
Cependant, Miraut continuait à trotter, flairant les taupinières, puis revenait à toute allure se jeter dans les jambes de son maître, qu'il mordillait de ses jeunes dents.
Ce fut ensuite à Bellone qu'il s'en prit, lui sautant à la gorge, à la gueule, aux pattes, la faisant trébucher, tandis que la bonne bête, un peu agacée, mais comprenant bien qu'il faut que jeunesse se passe, le laissait faire quand même tout en grognant de temps à autre.
Enfin, quand elle en eut assez, comme elle ne voulait point le mordre, pour le faire cesser elle prit carrément le galop. Le jeune toutou voulut la suivre et prit son élan derrière elle, mais il n'était pas encore de taille à affronter à la course une bête aussi rapide et aussi bien découplée. Au bout d'un instant, il se retourna pour voir si Lisée, lui aussi, n'avait point pris le pas de charge ; mais, placide et la pipe aux dents, le braconnier, les yeux rêveurs, s'en venait de son égale et tranquille allure.
Alors, Miraut, éloigné de tous deux et ne sachant plus auquel aller, se mit à aboyer plaintivement puis avec fureur des deux côtés, tandis que son maître, riant de son indécision et de sa colère, le rappelait à lui d'un geste et d'un mot amicaux.
— Viens ici, viens ! petit imbécile !
Un dernier coup d'œil à la chienne qui gagnait la lisière du bois, quêtant déjà, le nez à terre, un dernier aboi rageur à l'adresse de cette lâcheuse, et oublieux et déjà ragaillardi, Miraut revint lécher la main pendante du patron.
On arriva à la coupe.
Le petit chien, marchant dans les foulées de son maître, s'empêtra si bien dans les branches et les rameaux qu'il en hurla de colère et que Lisée dut le prendre dans ses bras pour le transporter jusqu'à l'endroit où il se proposait de fagoter, à quelque douzaine de mètres de la lisière. Il le déposa sur le sol et Miraut attendit, pensant qu'on allait jouer ; mais dès qu'il vit que le maître ne s'occupait qu'à prendre, sans même les lui donner à mordre, les rameaux demi-secs à la longue file alignée par les bûcherons après l'abatage du printemps, le jeune animal s'ennuya. À plusieurs reprises il revint mordiller les jambes de Lisée, mais, voyant que celui-ci ne prêtait nulle attention à ses avances et qu'il n'arrivait à aucun résultat, il se résolut, par ses propres moyens, à regagner les champs.
Au bout de quelques minutes, et après avoir savamment louvoyé entre les brandes, il y parvint et charma ses loisirs en attaquant les taupinières. Le fret des taupes, facile à suivre, et l'odeur montant par les couloirs souterrains l'induisaient à des explorations hardies, éveillaient son instinct de chasse, excitaient sa juvénile ardeur.
De la patte et de la gueule, reniflant et grattant et mordant, il eut bientôt fait de creuser un trou d'un bon demi-pied de profondeur. De temps en temps, plongeant son nez dans le boyau ouvert, il reniflait plus bruyamment et même aboyait, puis, la taupe épouvantée fuyant, fret et odeur s'évanouissaient, et il abandonnait sa taupinée pour en attaquer une nouvelle.
Lisée, en liant ses fagots, le regardait faire, tout joyeux. Miraut était dans la vraie tradition. C'est ainsi que commencent la plupart des jeunes toutous. Ils courent d'abord après les oiseaux et veulent déterrer les taupes ; plus tard, quand ils sont de bonne race, ils abandonnent vite ce gibier-là pour en courir un autre. Et le chasseur, de loin, excitait en riant et en ricanant son compagnon :
— Allez ! attrape-le, le « boussot » [7] !
— Comment, tu ne l'as pas encore ?
— Oh ! oh ! tu lances déjà, mon gaillard, y a du bon, alors, y a du pied !
Pourtant, lorsque Miraut eut bien gratté, qu'il eut la truffe tout à fait noire et la gueule pleine de terre, il s'ennuya de ces vaines poursuites et de ce travail inutile et, fatigué, regagna le bois.
Derrière un fagot l'abritant du vent, il découvrit la blouse et le tricot de son maître et, jugeant dans sa bonne petite jugeote de bête que, comme matelas, ça valait sans doute mieux que la terre humide, sans hésitation il se coucha en rond dessus et s'endormit du sommeil de l'innocence.
— Sacré petit voyou, s'écria Lisée en venant, au moment de partir, le retrouver dans cette position, il est déjà roublard comme père et mère. Attends, mon vieux, la patronne, elle t'en baillera des blouses et des tricots pour te coucher dessus.
Et, tout attendri par cette évocation et aussi par cet acte d'intelligence, il embrassa son brave chien sur le crâne et l'emmena vers la maison.
CHAPITRE V
Peu méfiant de son naturel, Miraut apprit bien vite à se défier de la patronne, qui ne manquait jamais, chaque fois qu'il se trouvait devant elle, de marquer cette rencontre, non point d'un caillou blanc comme pour les jours heureux, mais bien d'un coup de sabot dans son derrière de chien.
Ce fut pour lui un étonnement, car on ne l'avait jamais battu auparavant.
Il l'évitait le plus possible. Dès qu'il la voyait apparaître, divinité au balai, il ne manquait pas de guetter son regard et, s'il y reconnaissait le moindre éclair maléfique, le plus infime reflet douteux, il faisait de sages détours et se ménageait autant que possible des chemins de retraite. L'autre s'aperçut bien vite du manège dont il usait pour éviter toute rencontre et, comme elle n'avait point désarmé, elle chercha par ruse à tromper sa vigilance. Tout en n'ayant l'air de s'occuper que de son ménage, elle s'arrangeait pour se rapprocher de la bête, soit qu'elle jouât avec les chats, soit qu'elle dormît dans un coin et, sans rien dire, tout à coup, lui labourait traîtreusement les côtes à coups de sabots.
La Guélotte se montrait cependant plus circonspecte quand Lisée était à la maison et ne rossait alors le chien que lorsqu'elle avait trouvé un prétexte plausible de correction dont le moindre était que ce sale chameau se trouvait toujours dans ses jambes, ou qu'il emplissait de poil le canapé, ou encore qu'il lapait continuellement l'assiette des chats et leur prenait leur place sur le coussin, sous le poêle.
Cependant ces trois bonnes bêtes étaient loin de faire mauvais ménage. Très souvent, après s'être mordillés pour rire, poursuivis sous la table et sous le buffet, avoir sauté sur les chaises et le canapé en lançant des vrraou et des pfff… aussi inoffensifs que menaçants, après s'être griffé la peau et tiré la queue, ils s'endormaient fraternellement côte à côte, les deux minets sur le jeune chien, leurs petites têtes carrées sur la poitrine de Miraut, en bons amis qu'ils étaient.
Mique aimait autant Miraut que ses petits ; peut-être même l'aimait-elle mieux, car elle tolérait de celui-ci des jeux qu'elle n'admettait pas chez ses enfants.
Le chien s'amusait quelquefois à lui prendre les puces. C'était, jugeait-il, une grande faveur qu'il lui accordait. Plissant la truffe, claquant les incisives, il lui labourait l'échine ou les flancs d'arrière en avant, pinçant très souvent et assez fortement la peau avec les poils, ce dont Mique, en miaulant doucement, l'avertissait en le priant de cesser.
D'autres fois il la tirait violemment par la queue, ou bien encore, l'empoignant entre ses dents par la peau du cou, il la secouait brutalement sans qu'elle songeât à se défendre. Elle n'eût certes pas toléré de telles familiarités d'un autre, et la dent pointue et la griffe acérée auraient vite remis à sa place le malplaisant qui se serait permis à son égard de semblables fantaisies.
Elle avait pour Miraut l'indulgence grande de la maman pour l'enfant terrible qui a bon cœur et qui sera fort, et elle lui savait gré d'être gentil avec ses petits.
— Il veut casser les reins à ma chatte, hurla un jour la Guélotte en voyant Miraut secouer de tout son cœur la bonne Mique, qui se contentait voluptueusement de fermer les yeux en tendant les pattes en avant.
Et, s'élançant sur le coupable, elle le châtia avec vigueur, puis, s'adressant à l'homme qui protestait, invoquant le laisser-faire de la chatte :
— Tu ne vas pas dire encore qu'il ne lui faisait rien ! S'il ne me la tue pas, il lui fera quitter la maison, une si bonne ratière ! Elle partira dans les champs, comme çui de la Phémie, que le renard a croqué, ou bien elle mangera de la vermine dehors et en crèvera « pasqu'il » y aura un salaud de chien à la maison. Ah ! mais non ! tu sais, pas de ça. Tu as amené un chien, c'est bon ; il est là, qu'il y reste, mais moi je veux garder ma chatte, qui est sûrement plus utile, et quant à ta murie tu feras bien de l'enfermer. Il a le temps de courir quand il pourra chasser, et je suis fatiguée de l'avoir par les jambes. La remise est là, tu lui mettras de la paille, et il aura assez de place pour se balader si ça lui chante.
Pour avoir la paix, Lisée céda et convint que, quand il ne serait pas là pour surveiller Miraut, il l'enfermerait dans la grande remise, près de l'écurie des vaches.
Le lendemain, comme il s'absentait pour aller donner un coup de main à François, le fermier des Planches, Miraut connut pour la première fois les avantages de la claustration.
Ce fut la Guélotte qui se chargea de conduire à la remise le petit chien ; la manière forte convenait à son tempérament ; aussi, dès que Lisée eut chaussé ses souliers, elle interpella violemment Miraut :
— Allez, charogne ! à la paille. Vite !
Celui-ci, qui espérait accompagner le patron, n'obtempéra point à cette injonction et alla se musser sous le fourneau, auprès de ses amis les chats.
— Est-ce que tu vas obéir, sale bête ? continua-t-elle.
Et son sabot alla chercher, sous son abri, les côtes ou le derrière du chien qui faisait la sourde oreille.
— Tu vois, tu vois, reprit-elle, une vraie rosse : pas moyen de le faire obéir ! Ah ! tu as fait une belle acquisition le jour où tu me l'as amené. Si tu crois qu'il t'écoutera jamais à la chasse !
— Les bêtes, c'est comme les gens, riposta Lisée ; on en fait ce qu'on veut quand on sait les prendre. Encore, sur ce point-là, valent-elles souvent mieux que les femmes, car de toi, comme que ce soit que je m'y sois pris, je n'ai jamais rien pu tirer de bon. Toujours aussi chameau ! …
— C'est ça, recommence ! C'est moi maintenant qui suis cause que ton chien n'écoute rien.
— Il n'écoute rien ? tu vas voir ! Viens, Miraut, viens ici, mon petit, viens, appela doucement Lisée.
Lentement, ayant bien compris que le patron prenait sa défense, tout en guettant les gestes de la paysanne, Miraut, écrasé sur les pattes, le cou tendu, les yeux inquiets, le fouet battant, s'approcha lentement de son maître, dont il vint lécher les mains.
— Viens, mon beau, viens avec moi, viens, continua Lisée ; tu sais bien que je ne veux pas te battre, moi ; allons nous coucher.
Et, tenant son chien par le collier, le caressant, tous deux franchirent la porte, Miraut, très inquiet et battant de la queue comme s'il appréhendait la sale blague qu'on allait lui faire.
Ils passèrent à la cuisine d'abord, puis traversèrent une petite chambre de débarras et, de là, entrèrent à la remise, toujours suivis par les regards haineux et narquois de la ménagère.
— La belle paire ricana-t-elle. Ah ! je suis bien montée.
— Tu as mieux que tu ne mérites, répliqua le chasseur.
Lisée conduisit Miraut jusqu'à la botte de paille qu'il avait préparée et le contraignit doucement à s'y coucher ; puis il le flatta de la main, l'engagea à dormir et se leva pour le quitter.
Cela ne faisait guère l'affaire du chien, qui s'enfila résolument dans ses jambes et le suivit jusqu'à la porte, qu'il voulut franchir en même temps que lui. Lisée dut le reconduire une nouvelle fois à la paille et lui enjoindre de rester tranquille.
Mais, tandis qu'il regagnait la sortie, tremblant de tous ses membres et droit sur sa botte, Miraut, le regardant avec des yeux humides et brillants de crainte et de désir, semblait le supplier de l'emmener.
— Reste ! commanda assez énergiquement Lisée.
Puis, pour atténuer ce que le ton de cet ordre avait de trop sec, il ajouta, persuasif :
— Couche-toi, mon petit, voyons !
Miraut, n'entendant que le ton amical de cette suprême recommandation et croyant que le maître, apitoyé, revenait sur sa décision, se précipita de nouveau pour sortir ; mais Lisée se hâta, la porte claqua sèchement, et le chien, seul, perdu dans la grande pièce, se mit à appeler au secours, à japper, à gueuler, à hurler en désespéré.
— Tu l'entends, reprit la femme, il fait un beau raffut. Tout le village va croire qu'on s'égorge ici.
— Je te défends d'aller le toucher, ordonna Lisée. Tu n'as qu'à le laisser tranquille, il se calmera tout seul. Ce n'est d'ailleurs pas inutile qu'il apprenne que l'on ne fait pas toujours tout ce qu'on veut dans la vie, et puis, de gueuler un peu, ça lui fera la voix.
Miraut, seul, ne se consola pas vite. Devant la porte close, il continua à brailler et hurla jusqu'à la grande fatigue. De temps à autre il s'arrêtait et écoutait, pensant que ce n'était peut-être qu'une farce qu'on lui jouait, et qu'on allait revenir le délivrer.
Mais quand il entendit le martèlement des souliers de Lisée frappant la terre battue du chemin, il comprit que c'était pour tout de bon qu'on l'emprisonnait. Une rage folle s'empara de lui, il sauta contre la porte qu'il mordit de tout son cœur et essaya même d'atteindre la fenêtre afin de s'évader coûte que coûte.
Quand tout bruit et tout espoir de retour se furent évanouis, il jappa encore longtemps, longtemps, et sa voix avait des inflexions tantôt de douleur puérile, tantôt de colère furibonde, tantôt de rancune farouche ; puis, fatigué et dolent, il revint à sa botte de paille, l'écarta un peu des quatre pieds pour faire un creux, tourna sur lui-même une douzaine de fois, se releva, retourna en sens inverse et finalement se coucha en rond et s'endormit.
Quand il se réveilla, au bout d'une heure environ, seul dans sa prison, et que lui fut revenu le sentiment de ce qui s'était passé avant son sommeil il eut un aboi d'appel, pensant que peut-être Lisée, revenu de sa promenade, viendrait le délivrer.
Mais, écoutant avec soin, il ne distingua dans la maison que le bruit des sabots de la patronne.
Il pensa qu'il était préférable de ne pas insister, qu'il valait mieux se faire oublier d'une puissance aussi dangereuse et se tut, puis chercha par ses seuls moyens à sortir de sa prison.
Il ne s'amusa point à regarder les murs : bien que personne ne le lui eût jamais dit, il savait qu'il n'y a rien à faire de ce côté ; mais, pour avoir mordu dans le bois et porté à la gueule des bâtons de tailles diverses, il n'ignorait plus que cette matière est attaquable, et qu'avec de bonnes dents on en peut venir à bout. Toutefois, comme il avait vu que Lisée ne mangeait pas les portes chaque fois qu'il avait à sortir, et que, même pour les bêtes qui semblent le moins les observer, tout exemple est un enseignement, à l'instar de son maître, il se dressa devant la porte et appuya contre de toutes ses pattes pour la faire ouvrir.
Mais il ignorait la mécanique des serrures et rien ne bougea ; il gratta alors, rien ne changea ; il mordit ensuite et ses dents s'enfoncèrent ; lorsqu'il les retira, la porte resta close.
Et n'entendit-il point alors la voix de la Guélotte qui menaçait :
— Ah ! sale charogne, tu ne veux pas te coucher, attends un peu !
Un claquement suivit aussitôt, la porte toute grande s'ouvrit et la paysanne, raide et revêche, apparut, le fouet à la main.
Miraut, la tête basse, avait déjà battu en retraite et s'était caché sous une vieille crèche, parmi des instruments hors d'usage, tandis que l'autre, satisfaite, rebarricadait violemment l'ouverture après avoir fait claquer son fouet.
Il était imprudent de s'aventurer dans cette direction : Miraut se tourna du côté de la rue. Là encore, mêmes efforts, mais rien ne fit céder les lourds battants de chêne, armés de clous.
Et pourtant, peu de chose séparait le chien de dehors. Il pouvait entendre les poules qui, intriguées de son reniflement, s'approchaient avec prudence de l'huis en faisant cococo !… cocodê ! et le coq qui battait des ailes, faraud.
Être si près du but et ne rien pouvoir ! Un jappement de rage lui échappa.
Il appuya l'avant-train contre le mur pour atteindre de nouveau la fenêtre, prit son élan pour aller plus haut, ne réussit qu'à se meurtrir les pattes et le nez, et, en désespoir de cause, vint se rasseoir sur sa paille.
Une soif de mouvement, un besoin de se démener, de se dépenser, de se répandre, le tenaillaient ; il était nécessaire qu'il courût, qu'il portât quelque chose à sa gueule.
Et peu à peu, et à tour de rôle, ses yeux se promenèrent sur tous les objets qui garnissaient la pièce.
Un morceau de bois le sollicita : il le mordit, le rongea, puis il l'abandonna dans sa paille ; il trouva ensuite un os, un vieil os, dur, moisi, sale, qu'il nettoya avec soin et croqua avec frénésie ; puis il renversa divers paniers, sauta sur une table boiteuse, et, la fièvre de la recherche et de la découverte l'emballant de plus en plus, il fouilla partout, renifla, fureta, fit des bonds de tous côtés, déplaça des tas de choses, en bouscula d'autres, mordit, rongea, sauta encore, aboya, et ne s'arrêta enfin que las, éreinté, fourbu, pour s'endormir cette fois, sans soucis ni remords, du sommeil du juste, parmi sa paille… fraîche au milieu d'un admirable et fantastique désordre qu'il avait créé pour sa joie.
CHAPITRE VI
— Faut aller chercher le chien pour lui faire manger sa soupe, commanda Lisée en rentrant à la maison.
— Tu peux bien aller le quérir toi-même, ta rosse ! répliqua la femme.
— Toujours aussi fainéante ! riposta de nouveau Lisée pour la piquer au vif.
Blessée en effet, la Guélotte se redressa furibonde :
— Fainéante, moi ! tu devrais bien avoir honte, grand vaurien, de me lâcher des mauvaises raisons comme ça ! mais tout ce matin je n'ai pas arrêté une minute de travailler.
— De la langue, compléta le chasseur.
— Eh bien ! j'y vais lui ouvrir à ta charogne, puisque aussi bien il n'y a plus qu'elle qui compte ici, et que moi je ne suis plus rien que vot' domestique à tous les deux.
Et elle passa dans la pièce voisine, communiquant avec la remise.
Miraut, par son bruit réveillé, l'oreille aux écoutes, reconnut le pas et ne bougea mie de sa paille.
Dès que la porte fut ouverte, la Guélotte leva les bras au ciel, prenant, bien qu'elle fût seule, tout l'univers à témoin :
— Jésus ! Marie ! Joseph ! Si c'est permis ! Mais venez voir ce cochon-là, quel ménage il m'a fait ! s'il est possible d'imaginer ! Oh ! mon Dieu, doux Jésus ! qu'est-ce qu'on veut devenir ?
Et elle criait, piaillait, gueulait, tempêtait tant que Lisée, qui ôtait ses souliers, accourut vivement en chaussettes, se demandant avec anxiété de quel abominable crime domestique son chien avait bien pu se rendre encore coupable.
Miraut, affalé sur le flanc, le museau inquiet, les yeux tout ronds de frayeur, le fouet battant, regardait du côté de la porte, craignant fort la raclée.
Lisée arriva près de sa femme. Il vit et aussitôt éclata de rire, d'un bon gros rire joyeux qui lui secouait le ventre et lui découvrait les chicots.
— Ah ben ! bon Dieu ! celle-là, elle est bonne ! Quel sacré commerce a-t-il fait ? Comment diable a-t-il bien pu s'y prendre ?
La couche de Miraut était un capharnaüm magnifique. Parmi les brins de paille, outre les os et les bouts de bois qu'il avait rassemblés, se trouvaient encore une queue de râteau, un vieux fond de culotte, un demi-double de poires, trois ou quatre débris de peaux de lapins, un sabot, une pomme d'arrosoir, trois vieilles pantoufles, deux antiques balais, des paniers percés, un sac qui ne l'était pas moins, une paire de chaussettes, un cercle de tonneau et une valise vieille, très vieille puisque c'était celle dont Lisée se servait quand il faisait son service militaire.
— Ben ! m'est avis qu'il n'a pas perdu son temps, lui non plus.
— Murie ! charogne, canaille ! chameau ! rageait la Guélotte. Oh ! mes peaux de lapins ! mes trois peaux de lapins ! Il les a déchirées et bouffées, le cochon ! trois peaux de lapins qui valaient bien six sous !
— Où étaient-elles ? questionna Lisée.
— Elles étaient pendues à une solive du plafond.
— Faut pas essayer de me monter le coup !
— Je te dis que si ! Je te jure que si ! Tiens, regarde à ces clous, il en reste encore des morceaux, la déchirure est toute fraîche.
Lisée dut bien se rendre à l'évidence. Miraut avait décroché les peaux de lapins du plafond. Ça, c'était un peu fort. Comment avait-il bien pu s'y prendre ? Il est vrai qu'elles pendaient un peu. Mais, tout de même…
Et le chien, inquiet, battait toujours la paille avec sa queue.
À la fin Lisée se rendit compte de la façon dont il avait dû opérer. Miraut avait sauté sur la table, et de là, prenant son élan, il s'était précipité à l'assaut des peaux de lapins qu'il avait au passage accrochées avec sa gueule et entraînées dans sa chute.
Combien de fois avait-il dû essayer avant de réussir !
Mystère ! mais les peaux de lapins l'avaient, à coup sûr, rudement tenté.
— Il aimera le poil, conclut le chasseur. Gare aux lièvres ! Allons, petit, viens manger. Il faut bien que jeunesse se passe !
— Et mes peaux de lapins ? glapit la Guélotte.
— Tes peaux de lapins, tes peaux de lapins !… M… pour tes peaux de lapins ! Une autre fois tu les iras suspendre à la panne faîtière de la grange : il n'ira probablement pas les y décrocher.
La femme se tut ; toutefois, lorsque Miraut passa devant elle, il endossa pour le prix des fameuses peaux de lapins un solide coup de sabot dans les côtes.
Tout de même, ne se jugeant pas suffisamment vengée, elle ajouta :
— Il y restera dans sa saleté avec ses cercles de tonneaux et ses vieux balais, il y couchera : ce n'est pas moi qui la lui nettoierai, sa niche, à ce dégoûtant-là.
— C'est bon, c'est bon, calma Lisée d'un ton conciliant.
Mais Miraut jouait déjà avec Mitis, le jeune matou à qui il prenait les puces, tandis que le chat, renversé sous son gros mufle, s'agitait des quatre pattes pour le repousser sans lui faire de mal et se mettre enfin debout.
Le maître les sépara en montrant au chien sa gamelle fumante. Avec bruit, Miraut lapa sa soupe, une soupe claire dont l'eau chaude était l'unique bouillon, puis, non rassasié, vint tourner autour de la table, guettant les morceaux de pain, les débris de légumes, les couennes de lard ou les os que le maître voudrait bien jeter.
— Qu'est-ce qu'il « allure », ce goinfre-là ? ronchonna la Guélotte, il n'est donc jamais content ?
Le chien l'évitait, mais par contre, enhardi par les petits mots d'amitié et les caresses du patron, il s'en venait doucement poser son museau sur la cuisse de Lisée, puis de la patte lui grattait le genou en ayant l'air de dire : « Hé ! ne m'oublie pas ! »
Tant qu'on lui donna, il resta ainsi, mais quand le braconnier eut cessé de partager avec lui et lui eut signifié, en se frottant les mains devant son nez, qu'il n'avait plus rien à attendre, il se remit à fureter par tous les coins de la pièce, puis, finalement, s'affaissa sur le ventre et resta tranquille.
On n'y prit garde, mais quand, à la fin du repas, étonné qu'il eût été si calme, la Guélotte se leva pour débarrasser la table, elle constata que le chien, bavant de joie, la gueule tordue, les yeux mi-clos de volupté, tenait entre ses pattes de devant un soulier qu'il mastiquait consciencieusement.
Elle jeta un cri de rage et se précipita sur lui :
— Miséricorde ! Mes souliers du dimanche ! râla-t-elle.
La moitié de l'empeigne était percée comme une écumoire et de petits morceaux manquaient.
— C'est les dents qui le tracassent, essaya de dire Lisée pour l'excuser.
Mais Miraut hurlait déjà sous la trique dont la femme s'était armée pour le rosser, tandis que son mari, derrière qui il s'était réfugié, parant les coups comme il pouvait, essayait de calmer sa conjointe, très ennuyé pour excuser ce délit domestique qui se traduisait par un débit chez le cordonnier.
À la fin, tout de même, il se fâcha et il y eut entre les deux époux une scène terrible au cours de laquelle la Guélotte jura entre autres choses qu'elle s'en irait si ce salaud-là n'était pas fichu à la porte séance tenante.
Devant l'attitude froide et le calme de Lisée qui lui demanda, goguenard, où elle pourrait bien aller traîner ses viandes, elle en rabattit un peu de ses prétentions et exigea seulement, comme punition, que le chien fût emprisonné tout l'après-midi à la remise.
Immédiatement, on reconduisit à la paille Miraut qui se remit à hurler de toutes ses forces, après avoir en vain flairé les portes.
De guerre lasse, il se coucha jusqu'à l'instant où, mû par son farouche instinct de liberté, il entreprit une nouvelle et minutieuse inspection des ouvertures de sa prison.
La remise donnait en arrière sur l'écurie. Dans la porte de communication, une chatière avec battant refermant le trou avait été ouverte. Mique, la chatte, pour qui elle avait été faite, selon qu'elle entrait ou sortait, poussait le battant de la tête ou l'écartait de la patte afin de dégager l'ouverture par laquelle elle se glissait.
Ce fut à cette planchette, qui joignait moins bien que les encoignures et laissait filtrer des odeurs complexes, que Miraut, explorant et reniflant, s'arrêta. Le battant, poussé par son nez, remua. Le chien y mit la patte, il se balança, s'écartant un peu, laissant entrevoir un coin de l'écurie.
Spectacle nouveau, extraordinaire, mystérieux, partant plein d'attraits. Miraut écarta autant qu'il put la planchette et engagea la tête dans le trou : son émotion grandit, mais le battant qui tendait toujours à se rabattre lui pesait sur le cou et le gênait. Immédiatement, il le mordit à belles dents et tira de toutes ses forces. Comme il n'était suspendu à un clou rouillé que par une méchante ficelle, il céda bientôt et le chien, fort surpris, alla tout d'un coup rouler sur son derrière. Il en fut légèrement estomaqué, mais ne s'arrêta pas longtemps à chercher les causes de cette catastrophe, l'ouverture libre le sollicitant trop vivement.
Miraut put voir l'écurie avec les vaches alignées le long de la crèche où elles étaient attachées, les vaches qui le regardaient de leurs grands yeux stupides, mais ne meuglèrent point, et toutes sortes d'autres choses plus ou moins inconnues dont les émanations puissantes l'intriguèrent extrêmement.
Ah ! passer par ce trou !
Il essaya, engageant la tête, le cou et le haut du poitrail, mais il ne put aller plus loin.
Cependant, la tentation était trop forte ; il passerait. Et à grands coups de dents, il se mit à mordre, à ronger, à briser afin d'élargir l'ouverture. Il rongea, rongea et rongea tant que, s'allongeant comme une couleuvre, il put enfin passer. Ah ! quelles odeurs ! et comme il reniflait à narines dilatées ces parfums composites : fumiers divers, senteurs de vaches, fumet de volailles, et qu'est-ce qui pouvait bien remuer là-bas, tout au fond, dans cette prison à claire-voie ?
Oh ! oh ! Ceci sentait meilleur encore que tout le reste. Une bande de lapins, ahuris, le regardaient fixement de leurs yeux ronds à reflets rouges.
Prudemment, il avança le nez contre le treillis, étonné et soupçonneux, craignant peut-être une morsure de ces êtres bizarres qu'il ne connaissait point.
Un vieux mâle, furieux sans doute de cet examen prolongé, frappa violemment d'une patte de derrière sur le sol. Cela claqua un coup sec et Miraut qui eut peur, faisant un bond prodigieux en arrière, alla étourdiment buter contre les jambes d'une vache. Celle-ci, surprise et effrayée à son tour, lui décocha instantanément un coup de pied et la frousse et la douleur arrachèrent au chien un aboi sonore. Alors les lapins, épouvantés également, se mirent tous en chœur et, comme s'ils eussent été pris d'une subite folie, à sauter dans la cage, et à tourner en rond, et à taper du pied, et à se bousculer et se mordre en poussant des piaillements suraigus.
Devant une telle sarabande, oubliant sa souffrance, Miraut réaccourut, puissamment intrigué, excité par tout ce tintouin dont il cherchait les causes, sautant d'un côté, sautant d'un autre, selon le mouvement de ces bêtes à longues oreilles, émerveillé peu à peu, donnant de la voix timidement d'abord, puis à pleine gorge, royalement heureux, l'œil brillant, arrondi, salivant de joie, prêt à sauter sur le premier qui sortirait, approchant de la cage, se reculant, faisant au gré de son caprice sauter, tourner et volter les lapins comme une bande de fous, tandis que les bœufs regardaient tout cela en meuglant.
Les poules, qui étaient déjà rentrées, s'envolèrent du perchoir dans la crèche et sur le dos des vaches, ne sachant où se fourrer ; le coq, enflant les ailes, se mit à pousser des roc-co-co, co-co-dê ! furibards, et Miraut, qui ne savait plus auquel entendre ni courir, s'imaginant que tous ces êtres, en bons camarades, voulaient bien jouer avec lui, était heureux, et sautait et ressautait, et jappait, jappait comme s'il eût eu véritablement trois lièvres devant lui. Une poule, qui lui tomba sur le derrière dans l'affolement de la fuite, reçut un instinctif et prompt coup de mâchoire qui l'allongea net sur le carreau. Elle se mit à piauler, sans pouvoir se relever, tandis que toutes les autres bêtes de l'écurie, chacune en son langage, criaient à qui mieux mieux.
Tant de vacarme attira l'attention de la Phémie qui se hâta de prévenir sa voisine. Et toutes deux, accourues en passant par la remise, purent voir la porte rongée d'abord, puis, dans l'étable, Miraut, l'œil en feu, les oreilles jointes, le fouet raide, frémissant de joie devant une cage où des lapins affolés tournaient et retournaient, tandis que les poules regardaient stupidement la géline mordue qui, allongeant le cou, poussait d'intermittents et rauques gloussements d'agonie.
Miraut comprit-il, en voyant apparaître les femmes, qu'il avait mal agi ? Nul ne sait ; en tout cas, il saisit certainement qu'il allait recevoir une danse, aussi chercha-t-il à se faufiler entre les commères pour gagner la sortie, mais ce fut en vain.
La Phémie, de ses grands bras, l'attrapa par le collier et le maintint, cependant que la Guélotte, le poing fermé, tapait sur la bête à tour de bras d'abord, puis, se faisant mal aux mains, à grands coups de pied ensuite.
Ce fait, elle prit une corde, vint attacher le coupable à la remise et retourna avec sa compagne pour se rendre compte des dégâts.
Les lapins, essoufflés, effrayés, les yeux rouges, ventaient comme des asthmatiques, et la poule, qui avait fini de glousser et de piauler, gisait raide sur les pavés.
— T'auras bien de la chance si tes petits lapins ne crèvent pas, conclut la Phémie ; pour quant aux poules, c'est la première, mais ce n'est pas la dernière, une fois qu'ils y ont goûté…
— Mon Dieu, mon Dieu ! se lamentait la Guélotte, ma meilleure « ouveuse »[8] !
— Écoute, conseillait l'autre, puisque ton soulaud de mari ne veut pas te débarrasser de cette rosse, fais comme je t'ai dit : donne-lui à manger l'éponge. Tu en seras vite délivrée et personne ne saura rien.
— C'est ce qu'il y a de mieux à faire, convint la paysanne ; je vais lui en griller une tout de suite.
Et elles revinrent à la cuisine, portant la poule par les pattes.
La Guélotte chercha une éponge et posa son poêlon sur le feu ; mais au moment où elle jetait le beurre dedans pour le faire chauffer, Lisée rentra inopinément.
— Tiens, tiens, tiens ! s'exclama-t-il. Il paraît qu'on fait des frichetis quand je ne suis pas là, on se soigne. Ça ne m'étonne plus que tu te portes bien ! Qu'est-ce que vous êtes encore en train de fricoter vous deux ?
— Regarde donc ce que ta rosse m'a fait, répliqua sa femme, et tu iras voir la porte de ton écurie et la tête de mes lapins.
— Dis-moi un peu ce que tu allais faire cuire ! Il me semble que ça ne t'empêche pas de te soigner, sacrée gourmande, le mal que peut te faire mon chien. Ah ! fichtre non ! tout pour la gueule ! Eh bien, répondras-tu ? Tu dois être contente, tu en auras du fricot, tu ne savais pas ce que tu voulais manger avec ton pain. En voilà de la pitance ! — Et toi, continua-t-il, s'adressant à la grande Phémie, tu vas me faire le plaisir de foutre ton camp ; je commence à en avoir assez de tes histoires de brigand et de tes cancans de vieille bique.
Là-dessus, furieux, Lisée alla détacher Miraut, marmonnant en lui-même :
— Si on la laissait sortir aussi, cette bête, elle ne ferait pas de sottises !
La Guélotte qui, pour un empire, n'aurait voulu avouer ce qu'elle allait faire cuire, ravala sa rage en silence ; puis, craignant que son homme ne se doutât de quelque chose, elle cacha l'éponge avec soin et, toujours sans mot dire, vaqua jusqu'au soir aux travaux du ménage.
Elle n'exigea point que Miraut fût conduit à la remise pour la nuit et le laissa dormir en paix dans la chambre du poêle. Pour elle, triste et sombre et comme résignée à son malheur, elle tricota des bas au coin du feu et ne monta se reposer à la chambre haute que bien après que Lisée se fut lui-même couché et quand elle se fut assurée qu'il dormait profondément.
CHAPITRE VII
Sa femme était déjà debout quand Lisée sauta du lit, le lendemain matin.
Il s'habilla sommairement de son pantalon et d'un tricot, coiffa sa casquette, puis, dans l'intention de sortir pour aller faire un tour au verger ramasser les fruits et voir le temps, tira ses sabots qui dépassaient un peu de dessous le lit.
Il avait déjà chaussé son pied gauche et enfilait le pied droit sous la bride de cuir quand, d'un mouvement instinctif, il le retira vivement, sentant le mouillé et le froid.
Il se pencha : un liquide jaunâtre, verdâtre emplissait à demi sa chaussure. Intrigué, il regarda de plus près, flaira…
Sa femme, entrant juste à ce moment dans la pièce, l'interpella :
— Qu'est-ce qu'il y a encore ? Tu as au moins cassé ton sabot ?
— Non, répondit Lisée, mais il y a de l'eau dedans. Comment que ça se fait ?
— De l'eau dedans ! Qu'est-ce que tu chantes ? Comment veux-tu qu'il y ait de l'eau dans tes sabots ? Il ne pleut pas ici ; tu es encore saoul !
Elle s'approcha, puis s'exclama :
— Ah grand serin ! ah ! c'est au moins bien fait, mais ce n'est pas de l'eau, imbécile, c'est de la pisse ! C'est sûrement ton beau petit chienchien qui te les aura arrosés, tes sabots. C'est au moins une pièce bien mise et voilà la première fois qu'il me fait plaisir, l'animal. S'il pouvait seulement recommencer tous les jours !
Lisée, un peu penaud, son sabot à la main, continuait à examiner le liquide.
— Trempe ton doigt et tu goûteras, continua la Guélotte ricanante, peut-être que tu ne douteras plus, après.
— Savoir, reprit Lisée jouant l'incrédulité, si c'est le chien ou les chats ; un chien, ça pisse davantage.
— Si tu trouves qu'il ne t'en a pas mis assez, dis-lui de repiquer un coup.
Et elle riait, riait à pleine gorge, promettant de raconter l'histoire à tout le village.
— Miraut ! appela Lisée, presque convaincu, viens ici !
Tout joyeux et sans méfiance, le chien accourut.
Fronçant les sourcils, le maître, assez rudement le saisissant par le collier, le contraignit, bien qu'il résistât et renâclât, à mettre son nez sur le sabot compissé et gronda, enflant la voix d'un air courroucé :
— Cochon, petit salaud, qu'est-ce que tu as fait là ! hein ? Que je t'y reprenne ! acheva-t-il en levant la main et en le menaçant.
Le chien, ne comprenant que le geste de colère et de menace, balayait le plancher de sa queue, se rasait, craintif, se demandant pourquoi son maître, habituellement d'humeur si égale, le traitait comme la patronne.
Lisée ne frappa point, les grandes corrections n'étant pas réservées pour les peccadilles de cette sorte où l'ignorance avait certainement plus de part que la mauvaise volonté.
Libéré, le chien n'en marcha pas moins sur ses talons, apeuré, léchant les mains qui se balançaient, voulant à tout prix reconquérir une affection et une estime dont il avait besoin bien qu'il n'eût, à son idée, rien fait pour les perdre.
— Faudra pas recommencer, hein ? demanda le maître, conciliant.
Miraut se fouetta les flancs avec frénésie, tortilla du derrière et le suivit au verger où, ses sabots dûment essuyés aux pieds, il se rendait, une vannette à la main.
— À ce prix-là, compte-z-y qu'il ne recommencera pas, ricana la femme en rangeant sa vaisselle et furieuse au fond de les voir si vite réconciliés.
Miraut suivit docilement Lisée, observant soigneusement ses gestes. Le patron faisait la tournée des pommiers et des poiriers, ramassant sous les arbres les fruits tombés pendant la nuit pour les verser dans un tonneau où il les laisserait fermenter en attendant le moment de les distiller et d'en faire de la goutte. L'ayant vu faire, lui aussi se précipita sur les pommes, les mordant et les faisant rouler, pour s'amuser, croyait-il, au même jeu que Lisée.
L'après-midi, il le suivit aux champs.
Il longea quelques murs aux pierres odorantes compissées par des confrères, quêta le long des sillons, mangea avec un plaisir évident une taupe crevée, se roula sur divers étrons plus ou moins secs qu'il découvrit au hasard des reniflées ou au petit bonheur des coups de vent. Il leva ensuite quelques alouettes et poursuivit jusqu'à la grande fatigue, et au grand amusement de son maître, une demi-douzaine de corbeaux qui pâturaient aux alentours.
C'étaient de vieux roublards qui ne le craignaient guère. Ils mettaient une pointe de malice et de coquetterie à le laisser venir à quatre pas à peine pour s'enlever légèrement à sa barbe en lui croassant de grasses injures auxquelles il répondait par des jappements furieux. Rasant le sol juste assez haut pour qu'il ne pût les atteindre en sautant en l'air, ils faisaient un détour et s'en allaient passer près d'un camarade au repos sur lequel le chien arrivait bientôt et qui recommençait le même manège.
Tout de même, lorsqu'ils furent las de cette tactique qui ne leur laissait pas la paix suffisante pour glaner des graines ou gratter des vermisseaux, ils partirent tous au signal de l'un d'entre eux et, s'élevant très haut, filèrent au loin vers les pâtures de la ferme des Planches où ils s'abattirent après de sages et prudents circuits investigateurs.
Miraut qui les suivait avec peine, le nez en l'air, les perdit bientôt de vue et revint près de Lisée, tirant une langue d'un demi-pied et soufflant comme un phoque.
— Tu es mieux, maintenant ! ricana le braconnier. Ça t'apprendra, mon ami, que les corbeaux, ça n'est pas pour les chiens de chasse.
Comme on revenait à la maison, le soir, en traversant le village, Miraut rencontra Bellone qu'il salua en lui mordillant les pattes et les oreilles, et plus loin, Turc, du Vernois, qui suivait la voiture du meunier aux grelots tintinnabulants. Ils firent connaissance en se sentant au bon endroit, l'un raide et menaçant, l'autre modeste et conciliant, mais digne tout de même parce que Lisée était là.
Ils rencontrèrent encore Berger, qui ne s'arrêta qu'une demi-minute, car il repartait à sa pâture ; Tom fut plus prolixe de démonstrations amicales et de jeux particuliers qui indiquaient soit une extrême perversité de civilité, soit une très grande innocence et qui amenèrent auprès d'eux Barbet, ainsi nommé à cause de son poil long et malpropre assez souvent ; du seuil de sa porte où il trônait, Souris aboya rageusement à leur passage. Lisée ne prêtait nulle attention à ces petits faits, mais pour Miraut cela comptait autant que la soupe et les raclées de la Guélotte.
Déjà familier avec les gens, un peu enfant gâté par les gosses pour sa jeunesse et son bon caractère, il ne voyait pas une porte ouverte sans jeter à l'intérieur des cuisines un coup d'œil d'inspection alimentaire : les assiettes des chats qu'on laisse d'ordinaire dans un coin étaient vigoureusement essuyées par ses soins, il buvait un coup dans le seau aux cochons, attrapait au vol un bout de pain qu'on lui jetait, léchait la main d'un moutard qui l'appelait et le caressait, puis repartait rapide au coup de sifflet de son maître.
L'ayant rejoint, il bondissait devant ses pas, se retournait, lui sautait à la barbe pour le lécher et lui dire : « Me voilà, je ne suis pas perdu, ne t'inquiète pas », puis repartait pour de nouvelles et fructueuses explorations.
Devant son seuil, gourmandant un peu, Lisée l'attendit.
— Eh bien ! petit rouleur, tu ne peux donc pas me suivre ? Tu sais, tu finiras sûrement, un jour ou l'autre, par te faire flanquer quelques coups de balai dans les côtes si tu continues à fouiner comme ça et à bouffer ce qui n'est pas pour toi.
Ce discours ne convainquit point Miraut et ils rentrèrent.
Une bonne odeur de poule fricassée s'exhalait d'une casserole, et Lisée, qui se sentait une faim de loup, se félicita intérieurement de ce que son petit camarade eût le bon esprit, pour faire l'affaire à une des pensionnaires emplumées de la basse-cour, de ne point prendre au préalable conseil de la patronne.
« On n'y goûterait jamais, sans des malheurs ( ?) comme ça », pensa-t-il. Et il s'enquit, par reconnaissance autant que par devoir, de la soupe de son chien, s'assura qu'elle n'était point trop chaude, recommandant en outre à sa femme de ne saler que très peu ou même pas du tout, parce que, disait-il, tous les piments, condiments et assaisonnements dont les hommes sont friands gâtent le nez des chiens de chasse.
Là-dessus, il s'attabla. Mis en gaieté, il hasarda après la soupe quelques plaisanteries sur les lapins et les poules, ce qui excita la colère et lui attira de vertes répliques de sa conjointe.
— À ta place, répliqua-t-il, toujours de bonne humeur, je n'en mangerais pas, je la pleurerais et je réciterais quelques De Profundis et deux ou trois chapelets pour le repos de son âme.
— Oui, moque-toi encore de la religion, vieux damné, tu grilleras en enfer et ce sera bien fait.
— Pourvu que tu n'y sois pas avec moi, c'est tout ce que je demande !
La conversation dévia parce que la Guélotte venait de jeter sur le plancher une poignée d'os de volaille qu'elle venait de dépiauter.
— Ne jette pas ces os-là au chien, conseilla Lisée ; ils ne sont pas bons pour lui ; d'abord, il ne les mangera pas.
— Ce n'est pas pour lui, c'est pour les chats, mais il ne manquerait plus que ça, que ce monsieur ne daignât pas y toucher.
— Non, expliqua Lisée, parce qu'ils ne contiennent pas de moelle.
— Alors, c'est la viande qui est autour qu'il faudra servir à ce milord, et c'est moi qui les mangerai les os, pour lui faire plaisir et à toi aussi.
— On ne t'en demande pas tant, je te dis de ne pas les lui donner.
— Je voudrais bien voir ça, qu'il ne les mangeât pas, reprit la femme qui s'excitait ; eh bien ! s'il les laisse, il pourra se brosser pour avoir de la soupe demain matin.
Miraut, en entendant un choc sur le plancher, était accouru immédiatement et, ayant saisi un os voracement, s'apprêtait à le croquer, mais, comme dégoûté, il le laissa tomber presque aussitôt.
— L'avais-je pas prédit ? cria Lisée triomphant.
— Je lui achèterai des gigots, à ta charogne !
Cependant, Miraut, qui était toujours affamé, était revenu aux osselets, les flairait de nouveau, les léchait, puis se décidait à les ronger et à les avaler.
— Ah ah ! ricana la femme à son tour, il ne voulait pas y toucher, qu'est-ce qu'il fait donc maintenant ?
— C'est drôle, s'étonna Lisée ; c'est bien la première fois que je vois un chien de chasse manger des os de volaille, un chien de race surtout, il doit y avoir quelque chose de plus. Ah ! s'exclama-t-il au bout d'un instant, j'y suis. Mais oui, c'est parce qu'il reste de la sauce blanche autour des os qu'il se décide à les lécher et à y mordre. C'est égal, j'aurais préféré qu'il n'y touchât pas.
— Ton chien de race ! pure porcelaine ; donné de confiance. Belle race, ma foi ! Ça fera une jolie cagne : un sale bâtard de chien que tu t'es laissé enfiler par tes ivrognes d'amis. De propres amis que tu as !
— Assez ! coupa Lisée, n'autorisant pas les calomnies. Tu gueules parce que ce chien t'a, par malheur, tué une poule et tu l'habitues à en manger. C'est à moi que tu viendras te plaindre si jamais il tord le cou à une deuxième.
— Si jamais il ose recommencer, menaça la Guélotte, je te jure bien que je l'assommerai à coups de trique.
— Et moi je te promets que si la trique est encore là quand j'arriverai, je te la casserai sur l'échine.
— Grande brute, assassin ! hurla-t-elle, en se levant de table.
— Qui frappe par le bâton doit crever sous le bâton ! a dit Jésus-Christ. Je ne ferai que mon devoir de chrétien, sentencia Lisée, transformant pour les besoins de la cause les paroles du Sauveur.
— Il n'y a pas de danger qu'il avale une boulette ou qu'une voiture l'écrase, comme c'est arrivé à celui des Martin. Ah ! non, je n'aurai pas cette veine : ce qui ne vaut rien ne risque rien !
— Tu ferais mieux de préparer mes souliers et mes habits pour demain matin. Tu sais que je dois partir pour Baume de bonne heure. La voiture de bois est chargée et j'ai le cheval de Philomen. Tu mettras de l'avoine dans un sac, je bottellerai une dizaine de livres de foin : ce sera autant que je n'aurai pas à débourser à l'auberge.
— Tu te saouleras avec l'argent et tu tâcheras de ramener encore un chien au lieu d'un cochon.
— En tout cas, conclut Lisée, je ne ramènerai sûrement pas une autre femme, j'ai bien assez d'un chameau comme toi dans la canfouine. Et tu sais, ajouta-t-il, je ne veux pas qu'on enferme le chien pendant que je ne serai pas là ; je ne tiens pas à ce qu'il passe sa journée à gueuler jusqu'à ce qu'il en devienne enragé. Un jeune chien, ça a besoin d'air et de liberté ; il faut qu'il puisse courir à son aise : il y a de la place devant la maison et dans le verger.
— Il ira bien où il voudra. Je m'en moque pas mal ! S'il pouvait seulement se faire assommer, je serais assez heureuse !
CHAPITRE VIII
Lisée, qui s'était levé avant le jour, fut prêt de très bonne heure le lendemain matin. Miraut, debout en même temps que le maître, l'avait accompagné partout : à l'écurie, à la grange, chez Philomen avec un vif intérêt. Il avait parfaitement deviné que le patron allait en voyage et il espérait bien, lui aussi, être de la partie ; aussi sa surprise fut-elle grande lorsqu'il s'aperçut, enfermé comme par inadvertance dans la chambre du poêle avec Mitis et Moute, que Lisée attelait et partait sans lui.
Il aboya, croyant à un oubli ; mais le roulement de la voiture, démarrant au trot robuste de Cadi, empêcha d'entendre ses appels.
Du moins il put le croire ; cependant ce n'était point par inattention que Lisée avait enfermé Miraut dans la chambre avec les chats.
— Il est toujours imprudent, quand on est en voiture, d'emmener avec soi de jeunes chiens de chasse, surtout maintenant, répétait-il, avec toutes les bicyclettes, motocyclettes, automobiles et autres saloperies qui infestent les routes, vous tombent dessus sans crier gare, écrabouillent vos bêtes et ensuite se donnent du vent que c'est bernique pour les reconnaître et revoir jamais les salauds qui ont fait le coup.
Lui, Lisée, qui était pourtant assez prudent, avait eu un jour un chien, lequel, en voulant se garer d'une calèche arrivant par derrière, s'était fait écraser la patte par sa propre roue de voiture, et on ne parlait pas d'autos dans ce temps-là.
D'autre part, un jeune chien curieux, flaireur, facilement distrait, jovialement confiant, est trop facile à perdre, surtout quand il est beau. Car il se trouve toujours des amateurs, plutôt sans gêne ni scrupules, qui savent habilement profiter d'un instant d'inattention pour attirer la bête à l'écart, lui passer une laisse au cou et, ni vu, ni connu, vous l'emmener bel et bien on ne sait jamais où.
Ces observations et réflexions que Lisée avait formulées chez lui maintes fois n'étaient point sorties tout à fait de l'esprit de la Guélotte ; c'est pourquoi, flattée d'un vague espoir, dès qu'elle jugea que Lisée pouvait être à un bon kilomètre du village, elle ouvrit au chien, qui la demandait instamment, la porte de la rue et le lança dehors avec un coup de savate, en disant :
— Va-t'en le retrouver tant que tu voudras et reste en route si tu peux.
Miraut ne perdit pas une minute ; il flaira par toute la cour, puis, sans hésiter, prit le vent et fila comme une flèche.
Et dix minutes plus tard, comme Lisée, marchant à côté de la voiture, atteignait les quelques maisons du moulin de Velrans, rêvassant vaguement au tintinnabulement des grelots de Cadi qui secouait la tête avec fierté, il sentit tout à coup deux pattes s'appuyer sur ses jarrets.
Violemment surpris, il se retourna plus prompt que l'éclair et reconnut son Miraut qui lui faisait fête, causant en son langage, jappant à mi-voix, la gorge pleine d'inflexions tendres, frétillant de la queue, s'écrasant, l'œil plein de joie de l'avoir si vite retrouvé.
— Sacré nom de Dieu de nom de Dieu ! jura Lisée en se grattant la tête ; sacré petit salaud ! Qu'est-ce que je vais faire de toi ? C'est au moins ma rosse de femme qui t'a lâché trop tôt. Elle l'aura fait exprès, pour sûr. Elle savait bien que tu viendrais ; ah ! « la chameau ! » C'était pour se débarrasser, et elle ne serait pas fâchée qu'il t'arrive[9] malheur.
Et un peu ennuyé et caressant son chien, tout content au fond de cet attachement et de cette fidélité, le chasseur se demandait s'il ne conduirait pas Miraut jusqu'à Velrans qui était sur sa route. En donnant le bonjour à son ami Pépé, il lui confierait pour la journée son petit chien et il n'aurait qu'à le reprendre au retour.
Pourtant, ayant réfléchi que Pépé pouvait être absent, ou que le chien, se trouvant en milieu inconnu, chercherait sans doute à s'échapper encore, il ne s'arrêta point à cette solution.
— C'est bien embêtant, ça ! ronchonna-t-il. Je peux pourtant pas retourner à Longeverne pour te ramener et laisser en panne ici au milieu la voiture et le « calandau ». Si je rencontrais au moins quelqu'un qui aille au pays !
Ainsi réfléchissant, Lisée avançait toujours dans la direction du moulin de Velrans.
— Ah ! s'exclama-t-il au bout d'un instant : j'ai trouvé, je ne pensais pas que c'est aujourd'hui jeudi, je donnerai deux sous aux gosses du meunier, qui ne vont pas en classe et qui seront tout contents de remmener Miraut chez nous.
Bientôt on arriva devant la maison du moulin, à mi-chemin entre Longeverne et Velrans. Lisée arrêta son cheval, ouvrit la porte sans frapper, salua la compagnie et, pendant qu'on lui apportait un verre pour trinquer, exposa le cas et conclut l'affaire d'emblée. Miraut, solidement attaché, resta là tandis que son maître s'éloignait. Il eut beau japper et pleurer et tirer sur la corde. Ce ne fut qu'au bout d'une bonne heure que les gosses, leurs poches lestées de provisions, le reconduisirent à son logis.
De fait, comme elle partageait en pâtons pour la mettre en vannettes la pâte emplissant sa « maie », la Guélotte qui, très affairée, faisait au four ce matin-là, vit la porte s'ouvrir et deux gamins entrer précipitamment, entraînés par l'élan du jeune chien qu'ils tenaient en laisse.
— Nous ramenons le toutou, expliquèrent-ils. C'est Lisée qu'a passé au moulin et qui nous a dit de vous le reconduire.
— Fermez donc la porte ! cria la Guélotte ; ma pâte va avoir froid et mon pain ne lèvera pas. Encore sa sale charogne qui en sera cause. Ah ! s'il avait au moins pu le suivre et qu'un brave imbécile de voleur l'ait ramassé !
Cependant, les deux enfants, qui s'attendaient à une autre réception et pensaient que la patronne leur offrirait au moins un pain d'épice ou une pomme, dénouaient avec soin leur ficelle et, après avoir caressé le chien, repartaient sans dire au revoir à une femelle aussi rapiate, en faisant claquer la porte.
Miraut, que l'air vif et la course matinale avaient mis en appétit, après s'être assuré que sa gamelle a soupe était bien vide et léchée et reléchée, s'en vint rôder autour des vannettes pleines et tâcher d'insinuer son nez entre l'osier et le grand linceux qui recouvrait la pâte.
— Veux-tu bien fiche ton camp, sale voleur ! s'écria la Guélotte.
Et, saisissant un raim[10] de coudre, elle en cingla le chien, qui poussa un cri aigu et s'en vint gratter à la porte. La femme aussitôt vint la lui ouvrir tandis que, garé de côté, les jarrets courbés, il ramassait les fesses dans l'espoir d'amortir le coup de pied réglementaire, droit de péage qu'il payait invariablement chaque fois que la patronne était mise dans l'obligation de se déranger pour son service. Esseulé, il erra autour de la maison.
Il visita le jardin avec soin, chercha le long du mur où il découvrit quelques vieux os que, faute de mieux, il rongea consciencieusement. Il fut tiré de son occupation par le retour de Mique qui rentrait fière dans ses foyers, une souris en travers de la gueule. Il voulut lui prendre son gibier, mais ce n'était pas pour la chatte l'heure de plaisanter et elle le lui fit bien voir en le giflant d'un coup de griffe sec et qui n'admettait ni discussion ni réplique. La chasse, c'est la chasse : il n'y a plus, quand une proie conquise est en jeu, ni race, ni amitié qui tiennent. Miraut le saurait peut-être plus tard ; pour l'heure, désappointé, il s'assit sur son derrière et regarda la rue.
Par peur, par désœuvrement, par besoin de crier, par rancune aussi peut-être d'avoir été séparé de son maître, rancune qui s'étendait à tous et à toutes, il se mit à aboyer ceux qui passaient : hommes, femmes et même les enfants. Les premiers n'y prenaient point garde, mais les bambins, pas très rassurés, se sauvaient en se retournant pour bien voir qu'ils n'étaient pas suivis. La patronne, s'étant aperçue de ce jeu, sortit en l'invectivant, le fouet à la main, lui jurant qu'elle le rerosserait s'il osait s'aviser encore de japper aux trousses des voisins et de faire peur aux gosses.
Il s'éloigna un peu et fit le tour du fumier où il ne trouva rien ; il continua et passa devant la porte de la Phémie qui brandit son balai en s'élançant de son côté ; ensuite de quoi, comme la patronne n'avait pas l'air de se soucier beaucoup de son estomac, il résolut de chercher sa subsistance de côté et d'autres et de faire d'abord, par le village, une petite tournée alimentaire.
Mais c'était pour lui jour de déveine. Beaucoup de portes étaient fermées ; les gamins, dont les poches étaient bourrées de gros chanteaux de pain dont ils arrachaient de temps à autre une bouchée, se refusèrent, malgré ses caresses et ses amabilités, à lui donner sa petite part lorsque les deux Brenot eurent conté qu'il leur avait jappé aux chausses, l'heure d'avant.
Il fit néanmoins deux ou trois cuisines, lapa quelques gouttes de lait dans les assiettes des chats, but un peu d'eau de son, se fit violemment expulser d'une écurie où il quêtait un peu trop près du nid des poules ; puis, fatigué de sa tournée infructueuse, revint au logis dans le vague espoir que la femme du braconnier lui aurait peut-être trempé sa soupe.
Las ! Il était bien question de pâtée à cette heure. Toutes portes ouvertes, rouge telle une écrevisse cuite, ses cheveux filasses hérissés sur le front, la Guélotte, une pelle ronde à très long manche aux deux mains, retirait successivement de l'ouverture béante du four les grosses miches de pain qu'elle déposait précautionneusement dans le pétrin vidé, soigneusement raclé et nettoyé pour cet usage.
Une bonne odeur de pain chaud emplissait la pièce, excitant plus fortement encore l'appétit du toutou ; mais la grande queue de la pelle, bâton fantastique et rude, en imposait à Miraut qui, pour des raisons bien connues, évoluait à assez longue distance de sa maîtresse. Pourtant, quand elle eut achevé sa besogne, remis la perche en place, brossé les miches et empli le four d'une grosse brassée « d'échines »[11] à faire sécher pour la fournée prochaine, n'y tenant plus, il s'en vint devant sa gamelle et regarda la femme en pleurant, c'est-à-dire en modulant de petites plaintes assez brèves et répétées.
— Ah ! tu as faim, charogne ! c'est bien fait : crève si tu veux. Va demander à ton maître qu'il te donne, fallait aller avec lui.
Comme Miraut ne comprenait que fort imparfaitement ce langage et qu'il continuait dolemment à réclamer, elle se fâcha et le réexpulsa violemment de la pièce et de la maison :
— Allez, du vent, et vivement : nourris-toi toi-même, puisque tu es si intelligent et si malin ; va chasser, puisque tu es fait pour ça !
De tout ce discours, Miraut ne saisit sans doute que l'invitation à quitter sans délai la cuisine, mais il la saisit parfaitement et, comme l'autre illustrait son langage en empoignant le balai, il n'attendit point que le manche de celui-ci prît contact avec ses reins ou son cul pour obtempérer rapidement.
Fatigué et mourant de faim, il essaya de dormir. Tout de suite il se mit en quête d'un coin abrité, monta au haut de la levée de grange que chauffait le soleil et, sur quelques brins de paille et de foin échappés à la bottelée de Lisée, se coucha en rond, le museau sur les pattes de derrière.
Il ne s'émut pas le moins du monde des roulements de voiture, des meuglements de vaches rentrant du pâturage, ni de bien d'autres bruits encore qui n'intéressaient point ses besoins immédiats ; mais le reniflement de Bellone au bas de la levée de grange, si léger qu'il fût, le tira de son sommeil et lui fit lever le nez.
La Bellone était une amie et une puissance. Elle pourrait sans doute lui être utile. Ne l'avait-elle déjà point défendu contre ce méchant roquet de Souris, lors de sa première sortie ?
Il se précipita à sa rencontre en lui faisant des courbettes et se mit sans façons à lui mordiller les pattes et le cou ; puis, comme il avait faim, il lui flaira le nez. L'autre, qui avait sans doute découvert quelque part une vieille ventraille de lapin ou quelque autre charogne plus ou moins avancée et forte en odeur, émettait des émanations qui chatouillaient fort agréablement ses narines ; aussi lui lécha-t-il la gueule avec envie. Mais la chienne n'était pas d'humeur à prolonger des jeux qu'elle jugeait inutiles, et, comme Miraut n'avait pas encore l'idée de la suivre en forêt, il ne put que la regarder franchir la haie du grand enclos et filer vers la corne du bois où elle allait lancer un lièvre dont elle connaissait, à dix sauts près, la rentrée habituelle et les buissons familiers.
Les heures se traînèrent longuement. L'estomac du chien hurlait famine. Il se promenait, puis s'asseyait sur son derrière, puis cherchait de nouveau ; enfin il repartit encore une fois.
Cependant, il se faisait tard. Lisée, après avoir vaqué à ses affaires et déjeuné frugalement à l'auberge, revenait maintenant vers le pays. Cette fois il ramenait un petit cochon. Cadi, déchargé, sentant l'écurie, marchait d'un bon pas.
Ainsi qu'il l'avait promis à Pépé qu'il avait rencontré en allant, il s'arrêta une minute pour lui donner le bonjour en repassant par Velrans.
— Tu ne vas pas partir sans trinquer, affirma le chasseur ; ce serait me faire affront.
On attacha un instant Cadi à un anneau scellé dans une pierre de taille de la porte, tandis que Lisée, d'avance, s'excusait de la brièveté de sa visite :
— Tu sais, faut pas que je m'attarde ; c'est le cheval de Philomen, et puis, je ramène un cochon. En cette saison, comme il ne fait pas trop chaud le soir, il ne faut pas se mettre à la nuit et laisser les bêtes prendre froid.
À la nouvelle que Lisée ramenait un goret, Pépé, comme tous les cultivateurs l'eussent fait, manifesta le désir de le voir. Il était lié dans un sac et, de temps à autre, témoignait, en poussant un grognement, de l'ennui de n'être pas libre. On délia la ficelle et il mît sa tête au trou.
— C'est un verrat, prévint Lisée.
— Te l'a-t-on garanti comme étant bien châtré ? s'inquiéta son ami. Tu sais que, quand ils sont mal « affûtés », la viande n'est pas bonne et empoisonne le pissat.
— La Fannie me l'a vendu de confiance, affirma Lisée.
Pépé cependant l'examinait en connaisseur, le tâtant, lui ouvrant la gueule. C'était une jolie petite bête, toute grassouillette, qui avait un museau rose et le poil blond et soyeux.
— Il n'a pas l'air mauvais, conclut-il, il a une bonne bille ; mais tant qu'on les a pas vus bouffer, on ne peut pas s'y fier.
— Oui, confirma Lisée, sa gueule me revenait et je l'ai pris sans trop marchander. Ça fait une bête de plus ; avec mon chien, ma femme, nos trois chats… comptons voir, voyons : Miraut, un ; ma femme, deux ; la Mique, trois ; les deux petits, Mitis et Moute, cinq, et çui-ci, comment que je vais l'appeler ?
— Puisqu'il a une si bonne cafetière, appelle-le Caffot, conseilla Pépé ; c'est le nom qu'on donnait jadis aux lépreux, mais faut pas être trop difficile et c'est assez bon pour un cochon !
— Ça fait donc six bêtes dans la boîte, sans compter les poules ; mais Miraut se charge de les éclaircir.
Là-dessus les deux camarades entrèrent dans la cuisine pour parler chiens, chasses, lièvres, renards, et vider une bouteille de derrière les fagots.
Pépé en était à son vingtième capucin ; il annonça la chose non sans une petite pointe d'orgueil à son confrère en saint Hubert, puis il s'enquit de Miraut.
Lisée en était satisfait, très satisfait ; il narra même avec complaisance ses dernières aventures, en déduisit qu'il serait bon chien de chasse et termina en regrettant que sa rosse de femme ne professât point à son objet les mêmes sentiments que lui, leur rendant à tous deux, au chien comme au maître, la vie aussi dure que possible.
— Ah ! renchérit Pépé, elles sont toutes les mêmes et ne voient que les sous. On serait trop heureux si on pouvait se passer d'elles.
Encore ne se plaignit-il pas trop de la sienne, absente pour l'instant, qui ne devenait vraiment insupportable que les années où la chasse allait mal et durant lesquelles il ne tuait pas de gibier pour doubler au moins le prix du permis.
Lisée, que le bon vin rendait optimiste, affirma d'ailleurs que cette mauvaise humeur de la Guélotte, provoquée peut-être par son absence prolongée le jour de la foire, passerait certainement, qu'au demeurant, il était assez grand pour y mettre bon ordre si ça devenait nécessaire.
Ils se quittèrent après s'être souhaité le bonsoir, et Lisée revint à Longeverne au trot soutenu de Cadi.
Sitôt qu'il fut arrivé, il commença par remiser chez Philomen la voiture et le cheval ; puis, comme il est coutume de le faire quand on vous a rendu gratuitement un tel service, il invita son ami à manger la soupe avec lui et pria sa femme, lorsqu'elle aurait terminé son ouvrage, de venir elle aussi chercher son mari et prendre le café par la même occasion.
Là-dessus, Caffot dans le sac sur son épaule et grognant à plein groin, il se dirigea vers la maison.
— Qu'est-ce que cette grande bringue peut bien foutre chez moi ? ronchonna-t-il, en apercevant, par la fenêtre de la cuisine, la Phémie qui disputaillait avec sa femme. Je gagerais bien qu'il y a encore du Miraut là-dessous.
De fait, le cochon n'était pas encore à terre et il n avait pas même eu le temps de placer un mot, que l'autre, lui brandissant sous le nez une volaille à demi déplumée dont une cuisse était, paraît-il, rongée, lui beuglait au visage :
— Paye-moi-la, ma poule, une bonne poule que ta sale « murie de viôce » m'a tuée ! Et il m'a « effarianté » toutes les autres ; il m'en manque encore deux ou trois à l'heure actuelle, et tu me les paieras aussi ! Ah ! tu veux des chiens, tu en veux ! eh bien, paye !
— Minute, calma Lisée, tu es bien sûre que c'est mon chien qui a tué celle-ci ?
— Si je suis sûre, tu en as du toupet ! Mais il y a la femme du maire qui a vu quand il leur courait après, il y a la servante du curé et les filles de chez Tintin qui lavaient la buée et c'est les petits du Ronfou qui lui ont repris à la gueule. Il avait filé dans un buisson, il l'avait déjà à moitié déplumée et il était en train de la manger : la preuve, c'est qu'ils ont eu assez de mal de lui faire lâcher. Tiens, regarde la marque de ses dents. Tu diras peut-être encore que ce n'est pas vrai et que je suis une menteuse et que tous ces gens ont eu la berlue !
— Combien vaut-elle, ta poule ?
— C'était ma meilleure ouveuse : elle faisait un œuf tous les jours…
— Je ne te demande pas un Libera me ni un De Profundis, je te demande combien tu veux de ta poule ?
— Et maintenant qu'ils valent vingt sous la douzaine…
— … Turellement, je vais te payer tous les œufs qu'elle t'aurait faits jusqu'à sa mort et les nitées de petits poussins qu'elle aurait pu couver et les enfants de ceux-là jusqu'à la douzième génération. Une poule, nom de Dieu ! c'est une poule. Combien vaut-elle ?
— Quat'francs ! rugit la vieille fille.
— Une crevure comme ça qui ne pèse pas deux livres ! riposta Lisée. Non, mais, est-ce que tu te foutrais de moi, par hasard ? Elle vaut trente-cinq sous, à peine. Je t'en donne trois francs ou rien.
— C'est malheureux, larmoya la Phémie en empochant les trois pièces. Dire qu'une charogne de chien… mais s'il revient, je lui casserai les reins !
— Avise-t'en, conseilla Lisée, et tu verras s'il se trouve à Rocfontaine un juge de paix pour des queues de prunes. Dis donc, rappela-t-il à la vieille fille qui s'en allait, emportant sa volaille, mais je l'ai payée ta poule et assez cher, je crois ; j'ai bien le droit de la garder, il me semble. Fais-moi le plaisir de la laisser ici, hein !
— Oh ! comme tu voudras, je voulais l'encrotter.
— Je m'en charge, répliqua le chasseur qui aussitôt commanda à sa femme de la plumer sans délai et de la mettre à la casserole. Ça fera un plat de plus et Philomen en profitera, ajouta-t-il.
La Guélotte, faute de pouvoir se dégonfler, écumait de rage, en oubliant le cochon qui grognait toujours dans son sac. Sans prendre garde à elle, Lisée le reprit sous son bras pour le porter à sa hutte. Il lui versa immédiatement dans l'auge son manger et, après s'être assuré qu'il avait une litière abondante, il revint à la cuisine.
Philomen entrait justement.
— Je pense bien, affirma la Guélotte, d'un ton autoritaire et s'adressant à son mari, que tu ne vas pas garder plus longtemps un vorace comme celui-là qui se met aux poules. Nous n'en avons pas les moyens.
— Il faut voir, atermoya Lisée, je vais d'abord le corriger.
Et, suivi de Philomen, mis au courant de la situation, ils pénétrèrent dans la remise où était attaché le chien.
Le pauvre animal, qui avait été fabuleusement rossé, n'osa même point se lever à l'approche des deux hommes. Craintif, le poil tout hérissé, il battait lentement son fouet, la tête aplatie sur la paille, les regardant d'un œil rouge et chargé d'angoisse.
Philomen, qui l'examinait attentivement, coupa la parole à Lisée qui allait gronder et tempêter.
— Mais il est vide comme un sifflet, ce chien ! constata-t-il. Il n'a sûrement pas bouffé depuis hier au soir.
— Cré nom de Dieu ! c'est pourtant vrai, jura Lisée à son tour. Ah ! la sacrée vache ! Laisser une bête avoir faim ! Ça n'est pas étonnant qu'il coure les poules s'il n'a rien dans le cornet depuis vingt-quatre heures. Et voilà, c'est la faute du chien !
Attends un peu !
Ils rentrèrent à la cuisine.
— Me dirais-tu bien quelle espèce de soupe le chien a mangée aujourd'hui ?
— De la soupe ; bien sûr que j'y en ai fait !
— Et avec quoi, s'il te plaît ?
— !…
— Je te demande avec quoi, sacrée garce !
— Ah ! et puis est-ce que j'ai eu le temps, moi, j'ai fait au four, j'ai préparé la hutte du cochon, arrangé le ménage, fait le souper…
— Ça va bien, donne-moi le pain ; c'est moi qui vais lui faire à manger, mais si tu prononces un mot au sujet de la poule, c'est à celui-ci que tu auras affaire.
Et Lisée désignait du doigt le bout carré de son solide brodequin ferré.
— Si le chien avait eu l'estomac plein, il n'aurait pas eu l'idée de boulotter une poule, et je veux t'apprendre, moi, à laisser les bêtes crever de faim !
CHAPITRE IX
Sur le conseil motivé de Philomen, Lisée se résolut à enfermer Miraut chaque fois qu'il ne pourrait surveiller efficacement ses faits et gestes, car chez les animaux comme chez les humains, les premiers actes déterminent toujours des habitudes et d'autant plus tyranniques chez les premiers que les sens ont plus de part à leur création.
De même qu'une vache qui a découvert un passage à travers une haie essaiera, chaque fois qu'elle en aura l'occasion, d'y passer à nouveau, de même Miraut ne reverrait pas de lapins sans éprouver le vif désir de les faire encore tourner en rond comme au premier jour, et les poules avec lui n'auraient, elles aussi, qu'à se bien tenir. Les raclées et corrections qu'il avait reçues à ce sujet ne seraient pas suffisantes pour l'empêcher de recommencer, et cela se conçoit aisément, car, à l'idée de lapin et de poule, s'associaient bien plus vivement en lui les idées de plaisir, de jeu, de course, de lutte, de capture et de repas que le souvenir de la rossée subie pour ses méfaits. Le premier acte venait de lui, était actif et quasi volontaire, le second n'était que passif et ne pouvait se rattacher au premier que par des liens très ténus dont le plus fort était celui de consécutivité. Encore les coups de pied dont la Guélotte, sans raison, l'avait gratifié précédemment ôtaient-ils toute valeur éducatrice à ce châtiment. C'est pourquoi, dès qu'il aperçut une poule, il ne songea plus qu'à lui donner la chasse.
Pour l'instant, claquemuré dans sa remise, sur sa botte de paille, parmi les objets hétéroclites que son activité avait rassemblés, il n'aspirait qu'à un but : sortir.
Mais Lisée n'était point là. La porte de l'écurie, solidement réparée par ses soins, ne semblait plus permettre aucune incursion de ce côté. Restait la rue à laquelle on ne pouvait accéder qu'en rongeant la porte qui donnait sur la cour ou en escaladant la fenêtre, et cette ouverture se trouvait percée à cinq bons pieds au-dessus du sol.
Miraut, prompt à l'action, n'hésita point et chercha d'abord à atteindre la fenêtre ; il tenta plusieurs élans inutiles, accrocha tout de même une fois le bout de ses pattes au rebord intérieur de l'embrasure, mais, entraîné par son poids, retomba lourdement à terre.
Las de cet exercice, il attaqua la porte. Elle était de chêne et massive, mais peu importait à Miraut l'essence de bois dans laquelle on l'avait taillée.
Un travail qui, à un humain raisonnable, paraît colossal, démesurément long, impossible, et le découragerait devant l'à quoi bon, n'arrête pas un chien, un chien qui lutte pour sa liberté, un chien jeune qui a besoin de mouvement et ne sait rien encore ou presque rien des contraintes domestiques.
Miraut mordit le coin gauche du bas de la porte, juste à l'endroit où il sentait quelques filets d'air glisser entre le seuil et le cadre de bois.
Dure besogne, car c'est par côtés surtout qu'un chien peut mordre et ronger efficacement. La petitesse du point attaquable le gênait énormément. Il fallait qu'il travaillât avec les dents de devant, les incisives, et, pour ce, trousser les babines et garer son nez, cet organe tellement sensible et si délicat chez le chat comme chez le chien qu'il n'y faut jamais toucher si l'on ne veut point les faire souffrir et diminuer leur admirable flair.
Miraut cependant commença et mordilla la coupante arête, amollissant par la salive et rongeant par les dents. Au bout d'une heure il en avait à peine ébréché un centimètre lorsqu'il entendit claquer la porte de la cuisine.
Prudent, il quitta le chantier et regagna sa botte. Il savait déjà ou plutôt il sentait que ce qu'il faisait était opposé à la volonté des maîtres auxquels il devait obéissance ; s'ils eussent été là, il se fût abstenu ; en leur absence et loin du châtiment, il s'appliquait, tous instincts débridés et tendus, à contre-carrer une décision qu'il jugeait injuste. Le bruit entendu lui rappelant que le manche à balai est un instrument redoutable, il s'était arrêté, mais dès qu'il ne perçut plus rien, il retourna vivement besogner.
Accroupi, il travaillait avec tant d'ardeur, tout à son idée, qu'il n'entendit pas la porte s'ouvrir une deuxième fois. Il bondit en arrière en hurlant sous le coup de baguette que la Guélotte furibonde venait de lui flanquer, tandis qu'elle repartait, beuglant à pleine gorge :
— Viens voir maintenant ce qu'il fait : il est en train de ronger la porte de dehors.
Lisée, arrivant, ne put que se rendre compte du dégât. Évidemment, on ne pouvait nier ; il para la querelle en déclarant qu'il allait recouvrir l'arête et le coin attaqués d'une bande de fer-blanc, ainsi qu'il avait déjà fait pour la porte de l'écurie.
Il s'y mit immédiatement et laissa Miraut sortir et se promener dans la cour sous sa surveillance. Mais le braconnier avait l'œil et, dès qu'il voyait le chien écarter les narines en s'approchant d'une poule, il le rappelait bien vite au sentiment du devoir, prononçant son nom, Miraut, sur un ton tel que l'animal, obéissant et craintif, revenait apeuré auprès de lui et lui léchait les mains et, la figure pour témoigner sa soumission ou demander un pardon qui lui était accordé d'un hochement de tête à la fois amical et grave.
Cela n'empêcha point que, le lendemain, un carreau de la croisée de la remise fut bel et bien cassé par le jeune chien qui, ne pouvant plus s'attaquer à la porte, avait réussi, Dieu sait comment ! à atteindre la fenêtre et à prendre par cette voie la clef des champs.
Et deux heures après, tous les gamins du pays cernaient Miraut, qui venait de jeter l'épouvante et la terreur parmi le troupeau picorant des poules de la Phémie, laquelle gueulait comme un putois qu'il lui en manquait trois ou quatre et que ce sauvage-là lui en avait sûrement mangé une, puisqu'il avait encore les pattes rouges de sang.
Le fait en lui-même était exact : Miraut avait une patte ensanglantée. Il y eut une scène nouvelle entre la Guélotte et la Phémie et Lisée qui rentrait : chacune des femmes voulant crier plus fort que l'autre.
Les gamins bientôt ramenèrent le coupable, qui opposait la plus énergique résistance, se faisant littéralement traîner, et le chasseur alors s'aperçut que son chien avait la patte coupée.
Furieux à son tour, croyant qu'on avait voulu lui tuer son Miraut, il se préparait, sans autre préambule, à gifler la Phémie lorsque sa femme, s'interposant à temps, lui apprit que c'était le chien lui-même qui s'était coupé en cassant la vitre de la fenêtre de la remise.
— Alors, riposta Lisée, qu'est-ce qu'elle chante, cette vieille déplumée, ce n'est pas d'avoir mangé une poule, qu'il s'est ensaigné. Va les compter d'abord, tes gratteuses, et tu viendras grogner après.
Renseignements pris, toutes les poules de la Phémie se retrouvèrent. Il est vrai que, dans cette affaire, s'il n'y avait pas eu de morts, ce n'était point de la faute à Miraut.
Cette fois, la Guélotte ne tempêta point et n'invectiva personne. Fine mouche, profitant de l'expérience acquise, elle essaya de prendre son mari par la douceur.
Lisée, agité de sentiments contradictoires, ayant à la fois l'envie de corriger et de plaindre, lavait cependant avec de l'eau salée et pansait minutieusement la plaie du petit chien, qui se plaignait et aurait bien voulu qu'on le laissât se lécher tout seul.
— Écoute, Lisée, disait la femme, tu vois bien que nous ne pouvons pas garder cette bête : elle va nous faire arriver toutes sortes d'histoires. Voilà déjà pour plus de six francs de poules qu'il nous coûte, et maintenant qu'il a commencé, quand veut-il s'arrêter ? Je ne parle pas pour les nôtres, mais pour celles des voisins : tu auras beau les payer plus cher qu'elles ne valent, ils t'en voudront quand même et croiront t'avoir fait un grand cadeau en acceptant ton argent. Je t'en supplie, débarrasse-t'en ! c'est ce qu'il y a de mieux à faire, crois-moi. Tue-le ! Fiche-lui dans les côtes une bonne cartouche de quatre, puisque tu dis que tu ne peux pas le vendre et que ce serait faire injure à Pépé et au gros.
— Ce ne serait pas plus propre de le tuer, et il est jeune, on peut le corriger, atermoyait Lisée, fermement décidé au fond à ne pas s'en séparer. Attendons un peu ! Je vais avoir l'œil sur lui dorénavant et, dès que je le verrai loucher du côté des gélines, je lui flanquerai la correction pour bien lui faire comprendre qu'il n'y doit pas toucher.
Philomen arrivait, ému par la rumeur publique et les bruits contradictoires qui affinaient d'une part que Miraut avait étranglé toutes les poules de la Phémie, de l'autre que quelqu'un (on ne disait pas qui) lui avait tranché une patte d'un coup de serpe.
Lisée remit les choses au point, et Philomen réfléchit.
— Mon vieux, exposa-t-il sans autre préambule, cette histoire-là est bien emm…bêtante. Dès qu'il manquera une poule quelque part, tu peux être sûr qu'on accusera ton chien, et il aura beau être innocent, tu pourras prouver qu'il n'est pour rien là dedans, que ce n'est pas possible, on voudra absolument que ce soit lui qui ait fait le coup. J'en connais même qui seraient assez fripouilles pour zigouiller les poules du voisin ou même les leurs, les boulotter et venir ensuite accuser ton chien du massacre.
— Tu vois bien que tout chacun va nous tomber dessus, appuya la Guélotte.
— Oui, mon vieux, tâche d'avoir l'œil. Mais, tu sais, d'un autre côté, il est bien rare qu'un jeune chien, un chien de race, un chien qui a du feu, ne se mette pas, si l'on n'y prend garde, à courir après quelque bête : les uns, c'est les chats, ça n'a pas grande importance parce qu'ils savent se défendre et peuvent grimper aux arbres ; d'autres préfèrent les lapins, et ils te nettoient les clapiers rasibus ; d'autres se mettent aux moutons, et ça c'est plus dangereux, car, quand ils sont bien décidés, ils peuvent t'en ficher par terre pour plus de cent francs d'un seul coup ; en somme, il vaut encore mieux qu'il ne se tourne que sur les gélines. Voici ce que je te conseille de faire : comme on ne peut pas le laisser tout le jour enfermé, que ça le rendrait malade ; comme, d'un autre côté, quand on ne le surveille pas, il « course » la volaille, tu n'as qu'à lui mettre une muselière lorsque tu voudras le lâcher. Léon ira demain à Vercel ; dis-lui qu'il t'en prenne une près de Chacha le bourrelier ; pour une pièce de quarante sous, tu en verras les marionnettes et tu seras tranquille.
— Las, moi ! quarante sous encore de jetés loin pour cette charogne, ragea la Guélotte furieuse, qui espérait une solution plus radicale et comptait sur l'appui de Philomen.
Lisée se rendit au conseil de son ami, et le surlendemain matin, après un jour de claustration préparatoire, on mit la muselière à Miraut. Comme ce fut le maître qui opéra, il se laissa faire sans trop de résistance, un peu ahuri toutefois de toutes ces courroies qui lui barraient le nez et lui sanglaient la gueule.
Parce qu'elles sentaient bon le cuir neuf, il essaya immédiatement de les mordre et ne put naturellement pas bouger les mâchoires.
Lisée alors lui ouvrit la porte, pensant qu'il se précipiterait aussitôt dans la cour, mais il n'essaya point de gagner le dehors : quelque chose le préoccupait et le gênait.
Il porta la patte à son nez et tâcha d'accrocher une courroie, mais la griffe ne fit qu'érafler légèrement le cuir et retomba.
Bien qu'il louchât affreusement, il ne pouvait se rendre compte de ce qu'il avait autour du museau et des bajoues ; mais il sentait bien, au toucher, que c'était quelque chose d'embarrassant, et, au nez, que c'était une substance qu'il serait agréable de mastiquer avec les dents ; toutefois, l'impression de gêne domina bien vite tout le reste, et il ne rêva bientôt plus qu'à faire sauter cette entrave agaçante.
Il alla flatter Lisée et se frôler à lui comme pour lui demander de vouloir bien retirer cet engin encombrant, mais naturellement Lisée n'accéda point à son désir.
— Voilà ce que c'est, mon vieux, que de vouloir bouffer les poules !
Miraut, qui ne comprenait point ou ne voulait point comprendre, se plaignît et pleura et cria : on le laissa crier et pleurer et se plaindre.
C'est alors qu'il essaya, par ses seuls moyens à lui, de faire sauter la muselière. D'abord il se gratta aux angles des buffets, aux embrasures des portes, aux pieds de la table, à toutes les arêtes vives ; il se cogna le nez, essaya encore de mordre, puis se remit à travailler de la patte, s'accroupissant à terre, le museau sur le sol pour avoir un plus solide point d'appui, tirant, pleurant, frottant, s'excitant, s'énervant, hurlant, devenant comme fou de désespoir.
À la fin, il se jeta sur le dos, et de ses deux pattes de devant se mit à se piocher les bajoues à une allure vertigineuse, pour tâcher de faire sauter ou céder les terribles bandes de cuir qui lui laçaient si impitoyablement les mâchoires.
En moins d'une heure, il se pela entièrement les deux côtés de la tête, si bien qu'en quelques endroits même la peau était absolument à vif et ensanglantée ; il gratta plus haut à une autre lanière ; il grattait avec frénésie, il aurait gratté encore si Lisée, qui rentrait, s'apercevant qu'il s'abîmait le « portrait », et craignant qu'il ne devînt fou, ne lui eût enlevé enfin sa muselière.
« C'est assez pour aujourd'hui, pensa-t-il. Demain je la lui remettrai, et il s'habituera petit à petit. » Mais, le jour suivant, dès qu'on lui eut rebouclé les courroies derrière la tête, il recommença de plus belle à se griffer la gueule en hurlant.
On ne pouvait évidemment le laisser ainsi : il se serait plutôt saigné. Lisée, fort ennuyé, la lui retira tout à fait en se disant :
« Bah ! je reste ici aujourd'hui ; je vais le surveiller. »
Et il se mit à arracher les choux de son jardin tandis que le chien rôdait autour de lui, heureux d'être enfin débarrassé et libre.
Longtemps il resta là à gratter le sol, à mordre les tiges de pomme de terre, à transporter les bouts de perches de haricots, si bien que le braconnier, tranquillisé, ne pensait plus à s'assurer de sa présence et continuait paisiblement son travail en fumant sa pipe, lorsque, telle une sorcière, la Phémie apparut dans le sentier de l'enclos, une poule morte, tuée, d'une main, de l'autre ramenant Miraut qui tirait sur une ficelle.
Cette fois, Lisée sentit la moutarde lui monter au nez : il devint tout pâle, cassa le bout de sa pipe en serrant les dents et assura, comme une massue dans sa main, le chou qu'il venait d'arracher.
La Phémie eut peur. Elle se garda bien de gueuler et de maudire, et, devenue blême à son tour, elle balbutia, comme pour s'excuser :
— Je te le ramène. Ce n'en est pas une des miennes, c'en est une de la cure. Nous l'avons vu quand il la serrait, la servante et moi, mais nous sommes arrivées trop tard. Elle m'a dit de te l'apporter pour que tu voies et que tu le corriges : je ne sais pas si on te la fera payer.
— Je te remercie, proféra sèchement Lisée.
Et, sans dire autre chose, attrapant le chien par le collier, lâchant son chou pour saisir de l'autre main la poule morte, avec cette cravache d'un nouveau genre, corps même du délit, il administra à Miraut une volée fantastique et terrible, frappant d'ailleurs et prudemment aux bons endroits, de façon qu'il sentît bien, tout en ne courant aucun danger, que les coups venaient de la poule et qu'il serait dangereux pour sa peau, à l'avenir, de s'attaquer encore à ces bestioles-là.
Mais quand il eut fait, ce ne fut pas tout.
— Ah, cochon ! tu aimes les poules ; eh bien ! tu la traîneras celle-ci, tu la traîneras plus que tu ne voudras, et puisque tu en aimes l'odeur, tu la sentiras aussi plus qu'à ton saoul ! Attends un peu.
Lors, au moyen d'une forte ficelle de chanvre, il noua la volaille sur le poitrail du chien, le cou entrant dans le collier, les pattes passant entre les jambes de devant ; il attacha ces pattes à une autre ficelle qui se nouait elle-même sur le dos et, dans cet appareil, condamna Miraut, trois jours durant au moins, à traîner la poule devant tout le monde et les autres chiens y compris, lui, Lisée, étant toujours présent pour lui faire honte et lui rappeler en grondant qu'il n'était qu'un méchant azor de rien du tout, un jeanfoutre de viôce qui ne valait pas la corde pour le pendre, ou la cartouche pour l'occire, un sale salaud de m… à qui il en ficherait jusqu'à ce qu'il en crève s'il s'avisait de recommencer jamais.
Trois jours, comme il en avait été décidé, Miraut en laisse, et la poule en bandoulière, dut suivre Lisée, à qui les gosses faisaient cortège et qui ricanaient en interpellant le chien. Miraut était honteux, car les chiens connaissent la honte s'ils ignorent la pudeur, et ils sentent très bien la raillerie. Il baissait le nez, s'embarrassait dans les jambes du maître, regardait avec des yeux navrés et, quand il n'était pas observé, cherchait à se débarrasser de son encombrant fardeau. Mais il ne parvenait point à couper les ficelles et, s'enfonçant le nez dans la plume qui le chatouillait, il éternuait et il pleurait.
Lisée fut inflexible.
— Tu la traîneras, mon cochon, répétait-il, jusqu'à ce qu'elle pourrisse et qu'elle pue comme un vieux munster, ça t'apprendra. C'est moi qui jugerai quand tu devras en avoir assez.
De dégoût pour la bestiole qu'il promenait toujours, comme un forçat traîne son boulet, agacé du contact, écœuré par l'odeur, Miraut, pour ne point la toucher, marchait en écartant les pattes, et, pour ne pas la sentir, levait le nez en l'air autant qu'il lui était possible de le faire.
Le quatrième matin, des griffes et des pattes, dans le mystère et le silence, il réussit, on ne sut jamais comment, à s'en dépêtrer enfin. Lisée, allant le prendre à sa remise, trouva dans un coin la poule intacte, aussi éloignée que possible du chien, qui jetait des regards inquiets tantôt sur elle et tantôt sur son maître.
Après qu'il se fut bien rendu compte qu'il n'y avait point mordu, le chasseur, revenu près de Miraut, se laissa enfin émouvoir par le pauvre toutou, qui se leva hésitant et, timidement, se hasarda à lécher les grosses mains rudes pendant le long des cuisses sur le pantalon de droguet.
— Tu tâcheras de recommencer, proféra-t-il fortement, mais sans colère ni menace, en désignant la géline d'un index sévère.
Et ce fut ainsi que la paix fut faite entre Lisée et Miraut et que ce dernier fut radicalement corrigé de la sotte manie de courir la poule, gibier qui était en effet bien indigne du nez fameux du célèbre chien de chasse qu'il devait être un jour.
CHAPITRE X
C'était un soir calme de fin d'automne. La nuit, à grands pas, venait, noircissant par degrés la chape bleue du ciel qui s'étoilait lentement. Pas un souffle de vent ne troublait la tiédeur enveloppante ; les fumées montaient calmes des cheminées, formant sur les carapaces bigarrées des toitures un léger manteau vaporeux. Les clarines tintaient joyeuses au cou des vaches qui rentraient des champs et marchaient d'une vive allure vers l'abreuvoir ; le marteau du forgeron Martin sonnait par intervalles sur l'enclume argentine, et tous ces bruits formaient une rumeur paisible et chantante qui était comme la respiration vigoureuse ou la saine émanation sonore du village.
Point trop las de sa journée, les deux jambes de part et d'autre de l'enclume à « chapeler » les faux, fixée dans le vieux tronc de poirier sur lequel il était assis à califourchon, Lisée le chasseur, Lisée le braco, rêvait en fumant sa pipe. Plus fatigué, lui, d'une longue randonnée en plein champ, Miraut s'était gravement assis sur son derrière, et, impassible et clignant des yeux par moments, regardait son maître, tirant d'énormes bouffées de son éternel brûle-gueule.
Un pas sonna dans le sentier de l'enclos, et le chien, le reconnaissant pour celui d'un familier, se leva aussitôt, frétillant et aimable, pour saluer, en lui sautant à la poitrine et en lui léchant les mains, l'ami Philomen, maître de Bellone.
— Salut, ma vieille branche ! s'exclama Lisée.
— Je suis venu en bourrer une près de toi, histoire d'attendre le moment de la soupe, expliqua Philomen en choisissant pour siège le bout équarri d'une grosse poutre noircie par les intempéries et qui servait de banc rustique.
Et les deux hommes se mirent à deviser des travaux de la saison, du blé qu'on commençait à battre et qui rendait pas mal, des labours et des semailles qui s'achevaient dans de bonnes conditions, du bois qu'ils couperaient aux premières heures de liberté et des défrichements qu'ils entreprendraient au cours de l'hiver prochain.
Miraut s'était rassis. Les rumeurs s'étaient tues. La conversation un instant tomba. Un silence se fit, puis six heures sonnèrent à la tour du vieux clocher et vinrent ensuite les trois tintements consécutifs et alternés de trois coups chacun annonçant la volée de l'angélus du soir.
Presque aussitôt, en effet, le lourd marteau d'airain battît à pleins coups les pans de sa jupe de bronze et une rafale de sons s'éparpillèrent en roulements pressés.
Toujours assis sur son derrière, Miraut frémit ; ses oreilles se soulevèrent et il secoua la tête à plusieurs reprises ; puis, levant le nez au ciel, il se mit à hurler à pleine gorge lui aussi, poussant jusqu'à épuisement sa plainte désespérée.
— Tais-toi, mon petit, tais-toi, ce n'est rien, voulut consoler Lisée.
Mais, à chaque bordée de sons, il se reprenait de plus belle, et le hurlement mourant se regonflait en sanglots pour finir en petite plainte triste et désolée comme un pleur d'enfant.
— C'est drôle, constata Lisée ; il n'avait pas encore pleuré en entendant les cloches.
— Il ne les avait peut-être jamais remarquées comme ce soir. Écoute comme l'air est calme, on n'entend que ça, on dirait que ça vous imbibe le crâne comme de l'eau qui entrerait dans une éponge ; c'est une douche sonore qu'on prend, et nos oreilles en sont comme ravinées par un torrent. Ça ne m'étonne pas que cela fasse mal à Miraut. Tous les chiens pleurent en entendant les cloches, mais ce n'est pas par sentiment religieux. Ah ! fichtre non ! ils s'en fichent pas mal, des religions, eux, et s'ils pleurent, c'est parce qu'ils souffrent.
— Heureusement, continua Lisée, qu'ils ne les entendent pas souvent : la moindre chose, la moindre odeur surtout, quelquefois le moindre spectacle, mais plus rarement (car chez eux l'oreille est meilleure que l'œil), arrivent à les en distraire. Il a fallu que nous ne disions rien, que l'air fût calme, qu'il ne vînt de la cuisine aucun fumet de fricot, que rien dans notre attitude ni dans nos gestes ne l'intriguât pour que ce pauvre Mimi ait écouté et entendu cette sonnerie de malheur qui nous annonce d'ailleurs, par surcroît, la pluie pour demain peut-être ou pour après-demain au plus tard. Tant qu'ils sont jeunes, une seule sensation les accapare tout entiers : ce n'est que dans la suite, lorsqu'ils sont plus âgés, qu'ils arrivent à partager leur attention et, comme nous, à voir, entendre et renifler tout ensemble.
— Ce ne peut pas être, comme le croit la Phémie, parce qu'ils pensent aux morts qu'ils se lamentent au son des cloches, puisqu'ils poussent les mêmes tristes hurlements, ou à peu près, en apercevant la pleine lune se lever derrière les arbres du mont de la Côte. Mais peut-on savoir au juste la cause de ces cris !
— C'est bien difficile, vraiment, car nous ne pouvons entrer dans leur peau et peut-être qu'ils ne le savent pas eux-mêmes de façon précise ; toutefois, ce n'est dans aucun cas un cri de joie.
— Je crois, reprit Philomen, que le son des cloches doit leur faire mal aux oreilles ou au nez et que c'est la marche de la lune dans les rameaux et son ascension dans les branches qui doit les épouvanter, car, dans le premier cas, ils restent immobiles sur place, et dans le second ils courent en hurlant, agités et inquiets. D'ailleurs, quand la lune est haut dans le ciel et qu'ils n'ont plus de point de repère pour contrôler sa marche, ils n'y font plus attention.
— J'ai remarqué aussi, dit Lisée, que ce sont surtout les chiens de garde qui aboient à la lune, tandis que ce sont les nôtres, les chiens de chasse, qui hurlent à la voix des cloches.
— Ça ne m'étonne pas non plus, expliqua Philomen. Les chiens de garde qui ne bougent guère d'autour de leur niche sont, plus que les autres, sensibles à ce qui remue ; quant aux nôtres, ils ont le nez et l'oreille extrêmement délicats ; d'ailleurs l'oreille et le nez, ça doit communiquer par un canal. Quand le bruit des cloches, comme ce soir, est venu taper sur le tympan de Miraut, ça a dû lui ébranler par contre-coup les membranes du nez et lui produire le même effet qu'une odeur de bête féroce, d'un loup par exemple, ou même aussi l'odeur d'un homme mort. Peut-être encore que ça lui a fait comme un pincement douloureux ; nous éternuons bien, nous autres, en regardant le soleil, et nous ne le regardons pas pourtant avec notre nez.
— Heureusement, plaisanta Lisée, que lui n'éternue pas en nous regardant. Mon vieux, chacun de nous, sur terre, a quelque chose de bien : les aigles, c'est leurs yeux ; les chiens, leur nez ; les lièvres, leurs oreilles ; et les femmes leur…, pas leur intelligence, en tout cas. Tout de même, ce serait un sacré type que l'homme qui réunirait l'œil de l'aigle, le nez du chien et l'oreille du lièvre, à condition qu'il ait le cerveau en conséquence.
— Vingt dieux ! nous vois-tu reniflant le long des tranchées ou aux brèches des murs de lisière pour trouver l'endroit où le lièvre a fait sa rentrée.
— J'ai pourtant connu un type de Velrans qui le faisait ; il prétendait être au moins aussi malin que son chien, et où l'autre trouvait du fret il se foutait à quatre pattes lui aussi, fouinant, humant et reniflant, pour apprendre, disait-il. Mais on ne lui en a pas laissé le temps, car on a reconnu qu'il était louf et on a été obligé de l'emmener à l'asile de Dôle, où il est « clapsé ». On a même raconté, dans le temps, que ce serait un gardien de l'établissement qui lui aurait fait son affaire un jour qu'il avait soif. Ce gardien-là était alcoolique, il se saoulait, il buvait tout ce qu'il gagnait, et comme il touchait trente sous par macchabée qu'il enterrait, il en zigouillait un de temps à autre pour avoir de quoi licher. En été, naturellement, il claquait un mec par jour, au moins : les bons docteurs disaient que c'était l'effet du chaud. On ne s'est aperçu de ce petit manège qu'au bout d'un assez long temps ; alors, pour étouffer l'affaire, le bonhomme, de gardien, est passé pensionnaire, et voilà tout.
— Mais as-tu déjà purgé Miraut ? interrompit Philomen.
— Non, avoua Lisée, il se purge tout seul ; il ne passe pas un jour sans manger du chiendent.
— C'est très bon, en effet, mais ce n'est pas suffisant ; à ta place, je craindrais pour lui la maladie, et il sera d'autant mieux tenu qu'il est plus âgé et de bonne race.
— Je sais bien, mais qu'y faire ?
— Il n'y a, tu l'as dit, pas grand'chose à tenter, et souvent les meilleures précautions ne servent de rien ; tout de même, à ta place, je lui ferais, de temps en temps, prendre un peu de fleur de soufre dans du lait ou du café noir. Ils arrivent très bien à avaler le tout.
— Le meilleur remède est encore qu'ils soient forts et robustes, mais cela non plus n'empêche rien bien souvent.
— La soupe est trempée, vint annoncer la Guélotte.
— La manges-tu avec nous ? invita Lisée.
— Merci bien, mon vieux, mais la bourgeoise m'attend ; ce sera pour une autre fois. Bonne nuit et à la revoyure.
— « À revoir », mon vieux, répondit Lisée secouant sa pipe et rentrant dans la cuisine, précédé de son chien.
Il arriva ce que Philomen avait prédit et que Lisée craignait. Malgré les purges de café noir et de fleur de soufre, un beau matin, à l'appel de son maître, au lieu de bondir en écartant sa paille des quatre pieds, Miraut se leva lentement et avec hésitation. Ses bons yeux, si clairs et si vifs, étaient tristes et rouges, et du nez suintait une vague mucosité incolore comme une salive trop épaisse.
— Nom de Dieu de nom de Dieu ! mâchonna Lisée. Voilà que ça y est ! Pourvu que ce ne soit pas trop grave et qu'il n'en crève pas !
Miraut mangea tout de même la moitié de sa terrine de soupe à laquelle le braconnier avait ajouté, pour la rendre meilleure, un peu de lait ; ensuite il ne chercha point, comme d'ordinaire, à gagner la rue, mais s'en vint lentement, le poil légèrement hérissé et rêche, se coucher en rond derrière le poêle allumé de la chambre.
Le lendemain, le nez coulait plus abondamment, les yeux devenaient chassieux et l'appétit disparaissait avec la fièvre qui l'avait envahi : bien que la température fût douce, Miraut grelottait.
Le maître essaya de lui faire avaler de la fleur de soufre dans du lait : le chien, presque à contrecœur, but le lait, mais laissa au fond de l'assiette la poussière jaune.
Alors Lisée chercha à se rappeler les vieux remèdes usités en pareille circonstance : il en connaissait plusieurs et commença par se rendre chez le cordonnier Julot, qui lui prépara un emplâtre de poix. Revenu au logis, il rasa le derrière du crâne de Miraut sous l'os pointu qui fait saillie au-dessus des vertèbres cervicales et appliqua l'emplâtre, qui adhéra aussitôt.
On dit que ça les guérit, avait reconnu Julot ; en tout cas, c'est bien à ton service, et si ça ne lui fait pas de bien, ça ne peut pas non plus lui faire grand mal.
Mais la poix n'opéra guère. Miraut maigrissait, souffrait, paraissait de plus en plus lent et triste. Son museau toujours frais devenait chaud, sa langue sèche ; il ventait, disait Lisée, c'est-à-dire respirait comme un soufflet violemment pressé. Et il avait toujours froid. De temps en temps, il se levait douloureusement de son sac de toile, venait poser ses pattes sur la platine du fourneau, le poitrail devant le feu, et là, triste comme un petit enfant malade, il laissait pencher sa pauvre tête dolente de côté, tandis que ses yeux rouges, troubles et perdus, vaguaient dans le vide ou fixaient les choses sans les voir.
Il eut des constipations opiniâtres, puis des diarrhées épuisantes, et passait presque toutes les heures immobile, couché en rond, serré sur lui-même, les muscles contractés par un perpétuel grelottement, l'échine rugueuse, comme un petit vieux maniaque qui craint tout des hommes et des choses. Puis ce fut la complète indifférence, et rien ne pouvait le tirer de sa somnolence ou de son marasme. Mitis et Moute et la vieille Mique, le voyant affaissé et souffrant, n'essayaient point de jouer, mais venaient de temps à autre le flairer : toutefois, comme il n'avait pas conservé sa bonne odeur de santé, ils ne le léchaient plus ; mais souvent ils se couchèrent tout contre son poitrail pour le réchauffer. Lui, les regardait de ses yeux d'où nulle lueur ne jaillissait et qui semblaient désespérés.
Il se taisait obstinément. C'est que son mal était en lui et que toute souffrance dont les bêtes ne voient pas la cause, ou qui persiste cette cause étant disparue, les laisse muettes. Qu'un chien ou un chat ou une autre bête domestique, car les sauvages, eux, savent presque toujours se taire, crie ou pleure, ou hurle, ou gronde quand on le heurte, ou qu'on le frappe, ou qu'on le brûle, ou qu'on le mouille, ou qu'on lui marche dessus, cela s'entend : son cri est un appel, une plainte, un défi ou une lutte ; si la source de douleur disparaît, si la cause n'est plus apparente, il se tait.
Tout le monde n'a pu voir mourir un chien empoisonné ; mais qui n'a vu de misérables animaux écrasés par des automobiles, des tramways ou des voitures ! Ils hurlent épouvantablement sous le choc, mais cinq minutes après, quand on les a ramassés, mis sur la paille, ils se lèchent s'ils le peuvent encore et souffrent et meurent sans se plaindre.
Ils n'ont pas besoin, ceux-là, de philosophes pour leur enseigner le stoïcisme.
Si grand que fût le désarroi physique et moral de Miraut, il ne se plaignit jamais, même le jour où la Guélotte, qui n'avait point désarmé et souhaitait de tout cœur sa crevaison prochaine, profita d'une absence de Lisée pour le jeter brutalement dehors.
Violemment, à coups de savate, elle te le balaya, comme elle disait, de son plancher, espérant qu'elle en serait pour tout de bon débarrassée bientôt.
Il ne faisait pas froid, ce jour-là, heureusement, et la rentrée du braconnier provoqua la rentrée du chien.
Cependant, Lisée se désespérait. Il passait de longues heures à côté de son Miraut, lui prenant la tête dans les mains, le caressant, le recouvrant d'un vieux tricot, le bordant comme un gosse, lui desserrant les mâchoires pour le contraindre à avaler quelques gorgées de lait ou quelques bouchées de viande que la pauvre bête, souvent, revomissait presque aussitôt.
Mais ni soins ni remèdes n'agissaient. Il n'y a rien à faire contre la maladie ! La maladie, mot vague et indéfini comme les troubles qu'elle provoque ! D'où vient-elle ? on ne sait pas. Comment la guérit-on ? On ne sait pas non plus. Les vétérinaires, médicastres ou potards ont bien inventé des sirops, fabriqué des pilules, composé des poudres, mais tout ça, c'est de la foutaise dont le plus clair résultat est de faire passer les écus de votre profonde dans leur escarcelle. Autant croire sur ce point les paysans et les bracos qui se sont livrés, au sujet de ce mal mystérieux, aux suppositions les plus baroques, aux conjectures les plus bizarres. D'après les uns, ce serait un ver qui produirait ces troubles, un ver que nul n'a vu et qui tiendrait ses diaboliques assises non point dans l'estomac, mais au bout de la queue. Il s'agit de l'extraire, de l'extraire sans danger pour la bête, et là est le hic ! Pour d'autres, la maladie, c'est le sang qui mue ( ?). Comment ? pourquoi ? Mystère. Enfin, d'aucuns veulent encore que ce soit simplement de la bronchite ; mais affection de la moelle épinière, crise de croissance ou bronchite, nul n'a jamais été capable d'indiquer une cause précise ni de fixer un remède.
Miraut filait un mauvais coton, semblait-il, quand un jour, un Velrans qui passait par là et qui le vit conseilla à Lisée de le conduire immédiatement à son compatriote Kalaie, lequel était possesseur du « secret » pour guérir les chiens de la maladie.
En ce moment, la peau de Miraut présentait par endroits des taches roussâtres, se boutonnait, devenait pustuleuse et croutelevée, tellement, disait la Guélotte, que c'était une dégoûtation de garder une pareille charogne dans la chambre du poêle.
Le Velrans insista.
Kalaie ne demandait rien pour sa peine : il gardait le chien une huitaine, le soignait dans le plus grand mystère et, au bout de ce temps, vous le rendait parfaitement guéri. C'était un secret, un secret qu'il tenait de son grand-père, lequel reboutait aussi les entorses et arrêtait les dartres, et qui se perpétuait dans la famille.
Pas plus que les autres paysans qui connaissent d'autres secrets pour d'autres guérisons, pourvu qu'on ait la foi, il ne consentait à le confier à personne et ne demandait pas qu'on lui amenât des bêtes ; mais il n'avait jamais refusé d'en soigner une et — ceci faisait partie sans doute des règles à observer pour obtenir la guérison — ne voulait jamais, jamais, en aucun cas, accepter d'argent comme rétribution.
L'après-midi même, Lisée attela Cadi à la voiture de Philomen et conduisit Miraut à Velrans. Il alla remiser le cheval dans l'écurie de Pépé, qui lui confirma les dires du voyageur, et tous deux menèrent Miraut chez le miraculeux guérisseur.
Kalaie, paysan aisé et rieur, examina le chien, auquel il fit dresser aussitôt un petit matelas sous le poêle de la cuisine ; ensuite il offrit la goutte aux deux visiteurs et parla de la pluie et du beau temps et des semailles et des engrais et de la politique.
Étant bon catholique et pratiquant, il n'était pas d'accord avec Lisée, mais ce n'était point une raison pour mal soigner Miraut qui, lui, n'était pas socialiste ni réactionnaire et n'avait pas, heureusement, d'opinions touchant la Séparation des Églises et de l'État.
La discussion fut donc courtoise ; on tomba d'accord sur un point : que tous les députés et sénateurs, radicaux comme cléricaux, n'étaient que des menteurs et des fripouilles, et sur cette conclusion qui marquait leur bon sens et leur rectitude d'esprit, on se sépara en se serrant la main.
— Tu viendras le chercher dans neuf jours, fixa Kalaie, et tu n'auras pas besoin de prendre une voiture pour l'emmener : il pourra marcher tout seul, je te le promets.
Lisée, plein de craintes et d'espérances, retourna à Longeverne, où la semaine lui parut démesurément longue.
Soit que l'éruption cutanée eût été un heureux dérivatif, soit en effet que le remède de Kalaie fût vraiment souverain, au bout de la huitaine Miraut était guéri ; il se levait, marchait, mangeait ; l'œil redevenait limpide, vif et joyeux ; le poil se relustrait, l'appétit reprenait.
— Tu n'as qu'à lui faire boulotter de bonnes soupes et, avant quinze jours, il sera gras comme un cochon, affirma Kalaie à Lisée et à Pépé.
— À propos, comment va Caffot ? s'inquiéta ce dernier. Tu ne m'as jamais reparlé de ton goret.
— Il va bien, très bien, comme un bon Siam qu'il est : pourvu qu'il bouffe, il est content. Cependant, je ne crois pas que Miraut sympathise jamais avec lui.
— Ah !
— Oui, la première fois que le chien s'est approché de l'auge, où il barbotait, pour le flairer, il lui a « pouffé » et reniflé au nez comme un grossier qu'il est, et Miraut, qui est une bête polie, ne lui pardonnera pas de sitôt ; après tout, ça n'a pas d'importance, mais nous allons boire un litre. Kalaie, mon vieux, je sais que tu n'accepterais pas de sous et je ne t'en offre pas, mais, ma parole, tu viens de me rendre un sacré service. Tu ne peux pas refuser de trinquer avec nous à l'auberge ; malgré que nous ne soyons pas, en politique, du même bord, ça n'empêche que tu es un bon bougre et que je serais vexé si tu n'entrais pas prendre un verre et revoir ton malade quand tu passeras à Longeverne.
— C'est rien, c'est rien, affirmait Kalaie. C'est des petits services qu'on se doit entre pays.
On s'en fut à l'auberge où, la politique aidant, d'un litre on en but plusieurs, ensuite de quoi Pépé voulut qu'on allât chez lui goûter sa vendange et puis Kalaie exigea qu'on fît une troisième pause dans sa maison pour juger de la qualité de la sienne, si bien que ce ne fut qu'assez tard que les trois compères, parfaitement d'accord et amis comme cochons, se séparèrent, saouls comme des Polonais. La joie entrait, disons-le tout de suite à sa décharge, pour une bonne part dans la cuite magistrale de Lisée.
À Longeverne, cependant, la Guélotte, anxieuse, énervée comme au premier soir, attendait le retour de son homme, espérant bien que le chien, nonobstant remèdes et sorcelleries, serait enfin crevé.
Elle pâlit de male rage en voyant, absolument comme l'autre fois, son mari, plein comme un boudin, ramener, plus gaillard que jamais, le petit chien qui, affamé par la marche, vint sans tarder flairer toutes les gamelles et toutes les marmites de la cuisine.
— Tas de cochons ! mâchonna-t-elle. Ah ! ce qui ne vaut rien ne risque rien. Je n'ai jamais eu de chance dans ma vie.
Et sans rien ajouter, sombrement rageuse, laissant l'homme et le chien se débrouiller comme ils l'entendraient, elle monta seule se coucher à la chambre du dessus.
Lisée, pour se venger, prépara aussitôt à Miraut une soupe plantureuse et magnifique dans la confection de laquelle il ne ménagea ni la graisse ni le pain. Puis, jugeant que, pour un convalescent, ce n'était peut-être pas suffisant, il ouvrit le buffet où il découvrit un bout de lard d'une bonne demi-livre mis en réserve par sa femme pour le repas du lendemain.
— Tiens, s'exclama-t-il en le jetant à Miraut, mange-le, mon petit : ça lui apprendra, à la vieille, à faire la gueule ! C'est elle qui fera maigre demain.