← Retour

Le roman de Miraut - Chien de chasse

16px
100%

CHAPITRE XI

Miraut reprit rapidement.

— Il profite, il se remplit, disait Lisée à Philomen qui lui confiait que sa Bellone manifestait par quelques signes, de lui bien connus, des velléités d'en faire autant, mais par d'autres moyens.

— La garce ! ajoutait-il. Ça ne manque jamais ! Si, au printemps, elle ne fait pas sa portée, vers la fin de l'automne elle en a au moins pour trois semaines à être en folie, trois semaines durant lesquelles je suis, fichtre, bien gardé. Tous les cabots des environs montent la garde autour de ma baraque, les grands comme les petits, les jeunes comme les vieux ; ils me rongent toutes mes portes, ces salauds-là. S'ils trouvaient le moindre passage ! malheur ! ah ! nom de Dieu ! ça serait bientôt fait.

Quand je suis là, ça va bien, j'ai l'œil et je veille ; mais si j'ai à m'absenter de la maison, j'ai toujours peur qu'un sale bâtard de roquet ne parvienne à s'introduire dans la canfouine et ne me couvre ma chienne. On ne peut pas se fier aux femmes ni aux gosses pour la surveillance. Je sais bien qu'on n'en est jamais que pour tuer la portée quand la mère a déballé, mais c'est toujours bien embêtant, ça fiche la fièvre à la chienne, sans compter que des maternités comme ça te gâtent la race. Mon vieux, je te le dis et tu me croiras : eh bien ! si un bâtard quelconque couvre une chienne, non seulement les chiots qui viennent ne valent rien, mais cette saillie-là laisse des traces sur les portées suivantes : oui, la race est souillée, elle n'est plus pure, et les chiens sont moins beaux et moins bons. J'ai toujours fait attention jusqu'à présent, je ne voudrais pas voir arriver la chose maintenant.

— Tu n'auras qu'à m'amener Bellone quand tu auras à sortir, s'offrit Lisée. Avec Miraut elle ne risque rien d'aucune façon ; d'ailleurs, j'ai toujours, pour les roquets et les bâtards, parce que je ne voudrais jamais faire le coup à des chiens de chasse, une demi-douzaine de vieilles casseroles de rebut et quelques arrosoirs de réserve à leur attacher quelque part.

— Pour l'heure, expliqua Philomen, je ne crois pas qu'elle coure de risques, le train de derrière grossit un peu et le sexe se montre, mais tant qu'elles n'ont pas fait sang, elles ne se laissent généralement pas grimper, je dis habituellement, car dans ces sacrées affaires de… chose, on ne peut jamais être sûr de rien.

— Oui, goguenarda Lisée, c'est la bouteille à l'encre… rouge.

Miraut avait repris sa situation dans la maison de son maître, c'est-à-dire que, si le patron le choyait avec la tendresse d'un père ou même d'un grand-père, la patronne, elle, le rossait avec l'énergie d'une marâtre et qu'il se garait des coups du mieux qu'il pouvait.

Il acceptait d'ailleurs bénévolement cette position sociale, n'imaginant pas qu'il en pût, pour lui, exister d'autre, ses souvenirs d'enfance étant trop lointains et depuis longtemps abolis. Très vite il en était arrivé à généraliser que, sauf de très rares exceptions, tout ce qui porte pantalon est allié, ami et favorable, et tout ce qui porte jupe, ennemi puissant et sournois qu'il faut en tout et partout craindre, éviter et fuir.

Il accompagnait très souvent Lisée dans ses allées et venues aux champs et au bois et commençait, son nez devenant subtil et puissant, à s'intéresser à autre chose qu'aux évolutions des corbeaux et au déterrage des taupes.

Lisée vivement l'encourageait à quêter, guidait ses recherches, le faisait suivre les murs de lisière, l'incitait à longer les haies, à traverser les buissons, à fouiller les murgers chevelus de ronces, à ne pas manquer les brèches de mur, les ouvertures de tranchées, les saignées de partage des coupes, tous endroits préférés par les oreillards pour se gîter ou rentrer en forêt.

L'odeur de lièvre, souventes fois[12] reniflée, l'émouvait de plus en plus et le bouleversait profondément : sa queue, quand il tombait sur un fret de ce genre, battait avec une force terrible, ses mâchoires en claquaient l'une contre l'autre et une fois même, à la grande joie de son maître, il avait laissé échapper un jappement bref et chaud qui disait son fougueux désir de se trouver nez à nez ou même nez à cul avec le citoyen poilu qui émettait des émanations si particulièrement excitantes.

Un écureuil, aperçu un jour à terre et qu'il poursuivit en donnant à pleine gorge jusqu'au premier arbre où il grimpa, puis qu'il regarda étonné, furieux et narquois, ne fit que confirmer en lui l'opinion qu'il avait que le gibier qui court et à poil est préférable, quant à l'odeur et au goût probablement, à celui qui vole, d'autant qu'on peut toujours, quelque temps tout au moins, suivre le premier avec espoir de l'attraper.

Lisée, après chaque expérience, le félicitait, l'encourageait, le caressait, le récompensait par un petit bout de sucre ou une couenne de gruyère soigneusement tenue en réserve pour l'occasion. De fait, il était content de son chien et persuadé, ainsi que le lui avaient prédit ses amis, Pépé, le gros et Philomen, que ce serait un jour un maître lanceur.

Bon chien chasse de race, dit le proverbe. Il n'avait point été besoin pour celui-là, en effet, de le mener avec d'autres chiens pour qu'il apprît son métier. Seul, de lui-même, par la simple vertu de son flair et la toute-puissance de son instinct, il arrivait à distinguer ce qu'il devait courir. Qu'il lui arrivât seulement un jour de fourrer le nez au derrière d'un capucin et ça y serait définitivement, il serait sacré chien et grand chien ; plus tard, quand il aurait appris avec son maître et avec Bellone toutes les ficelles du métier de chien courant, on verrait s'il s'en trouverait un pour lui damer le pion ou lui faire le poil dans le canton.

Ainsi rêvait Lisée, tandis que son petit camarade trottait devant lui dans les sentiers de Longeverne, flairant toutes les mottes et toutes les bornes, pour y retrouver des odeurs particulières, des senteurs subtiles lui rappelant sa race, et s'accroupissant de temps à autre pour rafraîchir d'un jet minuscule et fraternel tel caillou isolé, tel piquet de bois ou tel coin de mur précédemment arrosés par des confrères inconnus.

— On en fera quelque chose, disait le chasseur à Philomen, en lui racontant, quatre ou cinq jours plus tard, comment Miraut s'était comporté sur un fret rencontré au bas des Cotards, non loin de la source de Bêche.

— Il y en a, en effet, toujours un de ce côté-là, approuva Philomen, qui ajouta au surplus qu'il lui confierait le lendemain sa Bellone, obligé qu'il était de conduire du blé au moulin de la Grâce-Dieu afin de ramener de la farine pour faire au four.

— C'est entendu, acquiesça Lisée, je les collerai tous les deux à la remise. J'ai fichu du fer-blanc aux coins de la porte : pas de danger que les galants, si voraces qu'ils soient, ne la bouffent et, pour ce qui est de Miraut, je te l'ai dit, il est encore trop gosse pour penser à ces affaires-là.

De fait, le lendemain, en laisse, comme une coupable, la chienne fut amenée à la Côte, tandis qu'à une distance plus que respectueuse les mâles la suivaient de l'œil, craignant la trique du chasseur.

On laissa seuls les deux camarades. Miraut, enchanté d'avoir de la compagnie, vint lécher le nez de Bellone et lui mordre les oreilles.

D'ordinaire, elle se laissait faire quelques instants, ensuite elle signifiait par un grognement sec qu'elle en avait assez et filait ; mais cette fois elle se prêta au jeu, mordilla elle aussi, passant dessus, roulant dessous, serrant entre ses mâchoires tantôt une patte, tantôt une oreille, tantôt une autre mâchoire ; puis jugeant que les préliminaires avaient été assez longs, elle se dressa sur ses quatre pattes, joignit les oreilles, écarta la queue de côté et attendit.

Mais Miraut, à peine relevé, ne songea qu'à continuer un divertissement si intéressant, à remordre, à se rouler de plus belle dans la paille, à jouer de la patte et de la dent. Bellone se prêta encore et de bonne grâce à ses fantaisies, jusqu'à l'instant où elle recommença son manège, lui mettant bien en évidence le postérieur sous le nez.

L'odeur, évidemment, différait de ce qu'elle était d'habitude, et Miraut, forcé de s'en rendre compte, flaira avec assez d'intérêt, puis, pour compléter son observation, hasarda même un discret coup de langue ; mais ses galanteries se bornèrent là et les jeux et les batailles durent recommencer au moins deux ou trois fois encore.

C'est alors que la chienne, puissamment énervée sans doute, obéissant à l'on ne sait quel irrésistible instinct qui lui commandait d'enseigner au novice ce qu'il ignorait, lui sauta dessus, ainsi que l'aurait fait un qui l'aurait voulu couvrir, et s'agita vivement du train de derrière à la façon des mâles.

Ahuri, Miraut qui n'y comprenait rien ou pensait peut-être que c'était un jeu nouveau, la laissa se livrer durant quelques minutes à cet exercice, ensuite de quoi, tout naturellement, il en voulut faire autant.

C'était ce que demandait la chienne.

Il commença ses premières tentatives sans autre ardeur que celle du jeu. Après quoi, que se passa-t-il ? L'odeur de la bête en amour alluma-t-elle un feu dormant en lui ? Le mouvement, tout mécanique et machinal qu'il fût, lui révéla-t-il les causes occultes et profondes de son geste ? On ne sait ; mais bientôt il tenta de faire réellement ce qu'il n'avait voulu jusqu'alors que simuler.

Malgré le peu de résultats obtenus, la chienne se prêtait avec une bonne grâce évidente à ses manœuvres.

Un petit bout de sexe, rouge et sans force, qu'il essayait vainement de diriger, tombait de sa gaine, et il se crispait, remuant furieusement, piétinait des pattes de derrière, tordait le cou, hochait la tête, tandis que la chienne prenait l'air stupide et béat de celle qui attend quelque chose, quelque chose qui doit venir et ne vient jamais.

À plus de vingt reprises, il remonta, toujours sans résultats, et la chienne, sans se lasser, toujours le laissait faire.

Il s'enfiévrait, s'excitait, se mettait en colère, tombait, remontait, retombait, jappait, insultant les autres mâles qu'il devinait et sentait maintenant, tous ses sens éveillés, rôder aux alentours et renifler aux portes.

Lorsque Lisée rentra, après avoir fait le vide autour de la maison, il le trouva creux et efflanqué qui continuait fébrilement ses exercices.

— Ben, mon cochon ! monologua-t-il, tu ne te gênes pas : il n'y a vraiment pus d'enfants au jour d'aujourd'hui. T'en es-tu donné, salaud ! et pour rien, naturellement ; sacrée petite rosse, va ! il s'en ferait crever.

Et devant son maître, sans honte aucune, ni crainte, ni préjugé pudibond, Miraut recommença deux ou trois fois encore ses tentatives amoureuses.

— Hou ! hou ! l'invectiva Lisée en branlant la tête. Encore un salaud qui sera porté sur la chose ! Il n'y aura pas une chienne en folie dans le canton sans qu'il ne soit de la noce.

Et il le sépara immédiatement de Bellone, car ce jeune sagouin se serait plutôt fait périr que de descendre de son poste avant d'avoir obtenu un résultat que ni son âge, ni ses forces ne lui permettaient encore d'atteindre.

— Ça lui apprend la vie, répliqua Philomen à qui Lisée narrait les ébats des deux tourtereaux dans la remise. Gageons, maintenant qu'il a fait ça, qu'il se prend pour un grand garçon de chien.

— Je te crois, approuva Lisée ; hier au soir, il a levé la cuisse pour pisser et ça ne lui était pas encore arrivé. Mais, j'ai envie d'aller faire un tour ce soir du côté de Bêche. J'ai idée que le fret sera bon. Il a plu un peu, les lièvres sortiront de bonne heure, car le soleil a tout l'air de vouloir se remontrer et si on en trouvait un sur pied…

Vers quatre heures, en effet, sa serpe dans la pattelette du pantalon, comme s'il allait élaguer sa haie du Cerisier, Lisée partit avec Miraut. Mais, comme il l'avait dit, il s'arrêta à la source où son chien avait déjà, les jours d'avant, trouvé du fret.

Ce n'était pas mauvais, et Miraut, suivant le mur d'enceinte du bois, ne tarda point en effet à frétiller de la queue et à renifler bruyamment, signe que quelque animal sauvage avait certainement passé par là.

— Doucement ! encourageait Lisée en sifflotant sur un ton particulier, doucement ! au bois, mon petit ! c'est au bois qu'il est, le capucin. Là ! là ! Miraut, s'exclama-t-il en lui désignant du doigt une « rentrée », une brèche de mur.

Docile, le chien pénétra sous bois, flaira, donna un coup de gueule, tourna, avança encore, revint sur ses pas, reniflant très fort, puis sortit du bois, fit quelques pointes en plaine, revint de lui-même à la lisière, la suivit, trouva une autre brèche et s'y enfila tout seul.

— Très bien, mon beau ! approuvait Lisée à mi-voix, tu sais déjà.

Mais cela devenait sérieux.

Consécutivement, Miraut lâcha trois coups de gueule, avança, écartant les branches du mufle, puis soudain, sans plus rien dire, le fouet battant, s'engagea dans un pâté de ronces.

Et immédiatement, une bordée d'abois frénétiques suivait cette incursion, tandis qu'il bondissait derrière le lièvre déboulé qui montait le coteau et qu'il venait de dénicher au gîte.

Ah ! ce fut une belle galopade.

« Bouaoue ! bouaoue ! bouaoue ! »

— Il ne pouvait plus dire, il bredouillait, il bafouillait, tellement il se pressait de gueuler vite, répétait, très excité, Lisée le soir même en racontant l'exploit à Philomen. Crois-tu, mon vieux, à six mois, et tout seul, en lancer un ! Ah ! mon ami, c'est qu'il fallait voir et entendre comme il te le menait, çui-là : ni plus ni moins qu'un vieux chien ; il lui a fait prendre le tour des Maguets et puis du Geys et il me l'a ramené au lancer. Hein ! Ah ! nom de Dieu ! la belle chasse ! et quelle musique ! C'est qu'il a une voix, l'animal ! Nom de nom, quelle gorge ! Je l'aurais laissé faire, ma parole, je crois qu'il le mènerait encore ! Ah ! la bonne bête, et ce que je suis content ! Mon vieux Philomen, qu'est-ce qu'ils vont prendre pour leur rhume, les oreillards ! Cochon de cochon ! M'est avis que là-dessus on peut bien boire une bonne bouteille.

Et tout en se remémorant les premiers lancers de tous leurs défunts chiens, tout en se racontant des histoires de chasses plus merveilleuses les unes que les autres, les deux compères, chez Fricot l'aubergiste, se cuitèrent consciencieusement pour fêter de digne façon cette journée mémorable.

À dix heures, lorsque le bistro, qui craignait une visite inopinée des cognes, les eut mis dehors et qu'ils se furent séparés, Lisée, tout enfiévré, plein d'enthousiasme, monologuait encore en revenant vers son logis :

— À six mois ! bon Dieu ! quelle bête ! quel nez ! Et quand je songe que ma charogne de femme aurait voulu que je m'en débarrasse, que je le tue !…

Ayant coupé au court par le sentier du verger, il passait juste à ce moment devant la fenêtre du poêle, close de rideaux d'indienne et éclairée.

« Tiens, pensa-t-il, elle va probablement gueuler ! Qu'est-ce qu'elle peut bien foutre à cette heure pour n'être pas encore couchée ? »

Et il vint se coller devant les vitres, cherchant à voir par un entre-bâillement de rideaux.

Le spectacle qu'il découvrit le cloua de stupeur un instant, immobile tel une souche. Mais il se remit bien vite, poussa intérieurement un formidable juron et s'élança vers la porte.

— Ah ! je t'y prends, sacrée sale garce, tonna-t-il ; je t'y pince en flagrant délit, chameau ! Tiens, attrape ça et encore ceci, éructa-t-il en lui lançant deux vigoureux coups de souliers au derrière. Et je t'en vais foutre, moi !

Mais la Guélotte, prise en faute effectivement, n'essaya pas de discuter et n'attendit point son reste. Elle se sauva à toutes jambes, montant les escaliers, barricadant les portes, ce qu'entendant et peu sanguinaire au fond, Lisée ne la poursuivit point davantage et s'apprêta à se mettre au lit, soliloquant, grognant et sacrant :

— Bougre de sale chameau ! Vider le pot de chambre dans mes sabots pour accuser Miraut et me faire croire que c'était lui qui avait pissé dedans. Faut-il tout de même être vache et vicieuse ! Sacré nom de Dieu de nom de Dieu ! Il n'y a qu'une femme qui peut trouver ça !

 

DEUXIÈME PARTIE

 

CHAPITRE PREMIER

Tant que ne fut point close la chasse, Lisée, chaque fois qu'il eut à sortir du côté des champs ou des bois, ne manqua jamais d'emmener son chien avec lui.

Successivement il lui apprit à bien faire les lisières sans oublier une rentrée, à tenir un champ de betteraves ou de pommes de terre, à vérifier les trèfles, à sonder les luzernes, à longer une haie de telle façon que le gibier partît du côté du chasseur, et Miraut ne laissa plus un seul buisson d'inexploré du jour où son maître, l'obligeant pour la quatre-vingt-dix-neuvième fois au moins à en fouiller un, lui fit déloger de son gîte un jeune levraut qu'il faillit pincer bel et bien et auquel il donna la chasse durant plus de trois longues heures.

Quand la clôture fut prononcée, le chasseur devint plus circonspect, et Philomen, lui aussi, pour éviter les coups de langue, les histoires et les procès-verbaux, garda sa chienne à la maison.

Toutefois, comme les bêtes supportent difficilement la claustration, il la lâchait de temps à autre, le soir venu. Mais Bellone, docile et bien dressée, ne s'éloignait du pays qu'avec l'autorisation de son maître.

Lorsque le brigadier Martet rentrait le soir, lassé d'une longue tournée, le vieux chasseur, qui la connaissait dans les coins comme doit la connaître un vieux de la vieille de sa trempe, allait trouver sa chienne à l'écurie et, branlant la tête d'un air entendu, lui disait simplement : « Va ! » Bellone comprenait et, sans s'attarder à rôdailler aux alentours, filait directement vers la forêt.

Un beau soir, elle se souvint qu'elle avait en Miraut un jeune camarade et se dit sans doute qu'il serait plus agréable et peut-être aussi plus fructueux de l'emmener avec elle dans cette expédition nocturne et cette partie de plaisir.

C'est pourquoi, traversant le village et l'enclos, elle vint directement le trouver devant son seuil où il s'amusait à s'aiguiser les crocs sur un vieil os de jambon plus dur qu'un morceau de fer.

Lisée était là. Après lui avoir souri en troussant les babines, s'être tortillée du cul comme il convenait pour le saluer respectueusement et lui avoir léché les mains de bonne amitié, elle répondit avec bienveillance aux caresses et aux mordillements de Miraut.

À deux ou trois reprises, la chienne lui pinça les oreilles ainsi qu'elle faisait autrefois pour prier le vieux Taïaut de l'accompagner en guerre. En même temps elle jappota, modulant de la gorge quelques sons qu'il comprit parfaitement et que Lisée, depuis longtemps au courant de ses habitudes et de ses manières, ne manqua pas non plus de saisir.

Il en sourit dans sa barbe de bouc qu'il empoigna à pleine main pour la peigner d'un geste familier. Sachant bien que son ami ne lâchait sa chienne qu'à bon escient, il accéda au désir de son chien qui, hésitant, tournait la tête de son côté, tout en conservant le corps dans la direction de Bellone qui l'attendait un peu plus loin.

— Vas-y ! va ! proféra-t-il simplement.

Et, d'un hochement de tête, il lui désigna la forêt.

Tout heureux de cette permission, un peu ennuyé tout de même de partir sans le maître, il revint en hâte lui sauter sur les genoux et le lécher, puis, comme l'autre lui confirmait son autorisation, il fila comme une flèche rejoindre Bellone qui l'attendait au trou de la haie du grand clos.

Et se mordillant les pattes, la gorge et les oreilles, et se grognant des gentillesses canines, les deux complices partirent dans la direction de la coupe.

Lisée rallumait sa bouffarde quand Philomen arriva.

— Eh bien ? s'exclama-t-il simplement.

— Ça y est, répondit Lisée, ils y sont. Elle est venue le prendre et il n'a pas été difficile à débaucher ; ah, ma foi non ! je n'ai eu qu'à lui faire signe.

— La bonne paire ! conclut le chasseur. Avant une heure, il y en aura un quelque part à Bêche ou aux Maguets qui n'aura pas à mettre ses quatre pieds dans le même sabot s'il tient à garer sa peau et ses viandes.

— L'ouverture aura lieu dans deux mois, exposa Lisée ; il n'est pas mauvais qu'auparavant ils se fassent un peu le pied et la gueule, si nous ne voulons pas les voir éreintés après la première semaine de chasse.

— As-tu déjà songé à tes munitions ? s'inquiéta Philomen.

— Oui, répondit Lisée ; pour les cartouches de lièvre, je commanderai mes étuis et mes bourres à Saint-Étienne afin d'être sûr d'avoir du bon ; c'est un peu cher, mais tant pis ! Pour la chasse aux oiseaux, je ferai prendre au messager, quand il ira à Besançon, un cent de douilles et de bourres ordinaires ; quant à la poudre, de la superfine numéro deux pour les bonnes cartouches et, pour les autres, Kinkin m'a promis une livre de poudre suisse, de la meilleure, mais n'en parle pas surtout, je ne voudrais pas lui faire arriver des histoires à lui, ni à moi non plus.

— J'en prends aussi, rassura Philomen ; sa poudre, en effet, n'est généralement pas mauvaise et, quand il s'agît de merles, de grives ou de geais que l'on tire de tout près, ça va toujours. C'est égal, j'aurais du remords de viser un lièvre avec une mauvaise cartouche dans mon flingot ; s'il échappait, je ne pourrais m'empêcher de dire que c'est bien fait pour moi.

— Écoute, interrompit tout à coup Lisée, en portant l'index à sa bouche.

Loin, loin, à peine distinct dans le bourdonnement d'abeilles de la nuit silencieuse, un aboi s'élevait, suivi bientôt d'un autre et d'un autre encore.

— Ils ont déjà lancé.

— Non, non ! pas encore, écoute bien !

Et, en effet, l'instant d'après, la rafale hurlante du lancer retentissait, tandis que silencieux, la prunelle vague, les paupières plissées, les deux amis, tirant de leurs pipes d'énormes bouffées, écoutaient voluptueusement cette musique sauvage qui les inondait d'une joie pure.

— Eh bien ! je crois qu'ils le mènent, conclut Philomen au bout d'un instant.

Le bruit de la chasse se perdit qu'ils écoutaient encore. La conversation reprit, un peu décousue, car tous deux, bien que parlant d'autre chose, prêtaient quand même toujours l'oreille aux rumeurs de la nuit, et ce fut simultanément qu'ils interrompirent leur causerie en remarquant à voix haute :

— Ils le ramènent !

Et, en effet, on perçut distinctement le bruit de la chasse se rapprochant assez vite. Puis ce bruit décrut de nouveau et se perdit encore et Philomen affirma :

— Ils en ont pour un moment, mais ils peuvent s'en donner tant qu'ils voudront : le brigadier n'aura pas envie ce soir de leur courir après ; il est revenu vanné de sa tournée d'aujourd'hui et à cette heure il doit être sûrement en train de roupiller à côté de sa légitime. Moi, mon vieux, j'en vais faire autant.

— Et moi itou, répondit Lisée.

Après avoir convenu, pour réduire les frais de port, de faire ensemble leur commande de fournitures, ils se séparèrent en se serrant la main et Lisée, rentrant dans la cuisine obscure, poussa le verrou, gagna son lit et s'endormit.

Cependant, sur le coup de minuit, pris d'un besoin pressant et s'étant relevé en chemise pour aller pisser un coup sur le pas de sa porte, il put entendre dans le grand silence approfondi de cette belle nuit de juillet les deux chiens qui, au milieu du bois du Fays, menaient encore à une allure endiablée leur oreillard.

— Cré nom de nom ! quel jarret ! ne put-il s'empêcher de s'exclamer avec admiration.

Et il revint se coucher, tout content.

Le lendemain, au lever, il trouva Miraut couché sur un petit tas de paille, sous l'auvent de la porte d'écurie. Il était crotté comme une demi-douzaine de barbets, n'ayant pas encore eu le loisir de vaquer aux soins de sa toilette ; le bout de sa queue, sur une longueur de trois bons pouces entièrement pelé et tout rouge, de même que ses cuisses et ses côtes, disait assez avec quelle ardeur il avait fouetté les buissons et s'était battu les flancs.

Il se leva à l'approche du maître et le salua par des aboiements très tendres en se dressant contre ses genoux.

C'est alors que Lisée remarqua qu'il était rond comme un boudin et jugea qu'il n'avait pas dû chasser, ainsi qu'il disait, pour la peau, jugement que Philomen confirma quelques instants plus tard en lui contant que sa chienne se trouvait être précisément dans le même état.

— Quand elle rentre vide, elle vient japper et appeler sous la fenêtre de ma chambre afin que j'aille lui ouvrir et qu'elle puisse manger ce qui reste dans les gamelles de la cuisine, mais quand elle a fait chasse, je n'ai pas à me biler ni me déranger, elle pionce dans un coin et ne réclame rien.

— Lui aussi, affirma Lisée.

— C'en est tout de même un que nous ne reverrons pas à l'ouverture, mais il n'est pas mauvais, pour nous comme pour eux, qu'ils y goûtent de temps à autre : ça les encourage et ça les dresse, les chiens, surtout quand ils sont jeunes comme le tien.

Mis en goût, en effet, par cette première et fructueuse randonnée, ce fut Miraut qui, quelques jours plus tard, s'en fut faire visite à Bellone et la prier de l'accompagner à la chasse.

Il faut croire qu'une telle expédition était inutile ou dangereuse ce soir-là, car Philomen, de qui la chienne, par de petites plaintes, alla solliciter l'autorisation réglementaire, opposa un veto énergique et sec à sa demande. Docile et plus obéissante que le chien, elle se résigna et s'en fut se coucher sur son coussin à côté de la porte de la cuisine, tandis que Miraut, bien décidé, partait quand même seul à la chasse.

Il fut moins heureux cette fois que lors de sa première sortie et s'il lança tout de même et suivit un capucin, il n'eut pas la science ni le bonheur de le pincer et rentra très fatigué à la maison.

Vers deux heures du matin, Lisée fut réveillé par un long jappement un peu rageur sous sa fenêtre.

Il n'hésita pas à sauter du lit et s'en fut ouvrir à son chien qui, efflanqué, affamé, se coucha après avoir fait une revue de détail des marmites, plats, assiettes, bols, seaux et chaudrons de la cuisine.

La Guélotte en grogna le lendemain matin, criant que cette sale bête l'avait empêchée de fermer l'œil de la nuit, qu'elle l'avait réveillée juste au moment où elle commençait à s'endormir, qu'elle lui avait fichu sa cuisine sens dessus dessous et que bien sûr, ces sorties-là, ça finirait par mal tourner un jour ou l'autre.

* * *

Cependant l'ouverture approchait. Les munitions commandées étaient arrivées à bon port, comme on dit, et les deux chasseurs en avaient fait le partage tout en se communiquant, pour la cinquantième fois peut-être, leur recette particulière concernant le chargement des cartouches.

La demande de permis venait d'être envoyée à la sous-préfecture par les soins de Jean, le secrétaire de mairie. Lisée avait fait prendre auparavant chez le percepteur le reçu de vingt-huit francs, ce qui provoqua devant Blénoir, le facteur, une scène de ménage terrible, d'ailleurs prévue depuis longtemps et à laquelle les deux hommes ne prêtèrent que l'attention qu'elle méritait. Et puis, la veille du grand jour, devant Miraut bien en forme, le braconnier, très loquace et débordant de joie, confectionna ses cartouches.

Le fusil du père Denis, dûment dégraissé et astiqué, avait été décroché de la panoplie où il trônait parmi trois vieux sabres de pompiers ou de gardes nationaux, un couteau… arabe ou turc qui avait été sans doute fabriqué au petit Battant ou à Rivotte, faubourgs de Besançon, afin d'éviter d'inutiles frais de transport, un chassepot (souvenir des désastres) et deux vieilles carabines simples, l'une à pierre, l'autre à piston, ornées des pontets en cuivre et munies de canons immenses.

Avec un plaisir enfantin, devant son compagnon qui avait appuyé les pattes contre sa poitrine pour lui lécher la barbe, Lisée, deux doigts sur les gâchettes, levant et abaissant les chiens, fit sonner et résonner les batteries du flingot en interpellant Miraut.

— Hein ! c'est-ti avec çui-là qu'on va les descendre, demain ?

— Bouaoue ! applaudissait Miraut.

— Et celle-là, en va-t-elle occire un ? reprenait-il en lui montrant une cartouche de quatre soigneusement sertie. Il n'aura pas peur du coup de fusil, ce petit, au moins ! Non ! c'est un grand garçon !

Miraut, qui probablement ne comprenait pas le sens particulier de chacune de ces confidences, en entendait tout au moins la signification générale et manifestait, par des abois continuels, des frôlements câlins de tête, des grattements de pattes, d'incessants battements de queue, des velléités d'embrasser et de lécher, son approbation et sa joie.

Lisée, depuis longtemps, avait convenu avec Philomen qu'ils partiraient le lendemain chacun de son côté, afin de tenir à peu près tout le terrain de la commune, et qu'ils se retrouveraient, vers les huit heures et demie, un peu plus tôt ou un peu plus tard, selon les hasards de la chasse, à la tranchée sommière du Fays pour « faire » ensemble ce bois important et se poster aux bons passages.

Le soir, il prépara à Miraut une bonne soupe épaisse et substantielle, car le lendemain avant le départ, il ne voulait lui donner que quelques croûtes insignifiantes, un chien courant étant réputé, à juste raison d'ailleurs, chasser avec plus d'entrain et d'intérêt quand il n'a pas le ventre plein. Ce fait, il se coucha et s'endormit paisiblement, certain comme un vieux soldat de se réveiller à l'heure qu'il s'était fixée.

Et en effet, à trois heures et demie, le lendemain matin, il était debout. Il s'habilla, chaussa ses brodequins soigneusement graissés, mit ses houzeaux, endossa sa vieille veste à grandes poches, boucla sa cartouchière sur ses reins, mit tremper un bout de sucre dans une goutte de marc pour avaler au moment du départ et, tandis que chauffait son « jus » sur la lampe à alcool, il alla ouvrir à Miraut.

Les deux amis se firent fête en se retrouvant : petits mots d'amitié et abois tendres, caresses de la main et coups de pattes cordiaux ; Miraut même essuya d'un large revers de langue la joue droite et le nez de son maître.

— Le coup de « patte à relaver[13] », l'excusa celui-ci en s'essuyant de la manche, un sourire d'indulgence aux yeux.

Et tout en buvant et mangeant, il envoya à Miraut, qui les attrapait au vol, quelques tranches de pain qu'il avalait sans les mâcher. Là-dessus, heureux comme des rois, ils sortirent et, bien avant que le soleil ne fût levé, arrivèrent au haut des Cotards où ils voulaient commencer.

C'était un bon matin. Un temps calme, une rosée suffisante laissaient un fret abondant aux endroits où le gibier avait passé.

Dès qu'on longea le mur de la coupe, Miraut, renonçant à son jeu favori qui consistait à lever la cuisse à toutes les mottes et à toutes les bornes, se mit à quêter avec ardeur. Bientôt il rencontra un fret, trouva une rentrée, s'engouffra dans le taillis, et le reste ne fut pas long à venir.

Cinq minutes plus tard, le lièvre déboulé filait par les sentiers et les tranchées du bois avec le chien à ses trousses.

— Il va monter, songeait Lisée posté au haut du crêt à cinquante mètres du mur d'enceinte, ils montent toujours.

Mais le capucin ne monta point et, zigzaguant ainsi qu'un levraut, s'en alla faire au loin, toujours en restant sous bois, un crochet assez grand.

Cependant, la chasse marchait à un train d'enfer. Le chien, sans doute, serrait de près son gibier, et Lisée, qui connaissait à peu près tous les trucs des oreillards, jugea rapidement : « Il va sortir au sentier de Bêche qu'il remontera et Miraut va me le ramener par le chemin de la pâture. » En hâte, il se porta vivement à ce poste afin d'arriver assez tôt, car dans ces cas-là il est préférable d'arriver dix minutes d'avance que cinq secondes trop tard.

Le braconnier avait eu bon nez de courir.

Il n'y avait pas une minute qu'il était là, au bord du chemin de terre, devant un buisson avec lequel il se confondait, lorsqu'il vit l'oreillard s'amener, bride abattue, les oreilles basses, allongeant de toute sa taille, ventre à terre littéralement.

— Un beau coup de fusil ! jugea-t-il.

Rien de plus simple qu'un tir en pointe, ni de plus sûr pour un chasseur exercé. Lisée, en amateur, jouissait intensément du court instant qui le séparait du dénouement de cette chasse. Le lièvre arrivait à une allure fantastique, et lui, immobile, la crosse à l'épaule, la tête légèrement inclinée, attendait calmement qu'il fût à portée.

Au point strictement repéré d'avance, à trente mètres, pas un de plus, ce qui eût compromis l'efficacité du tir, pas un de moins (c'eût été un assassinat !), il pressa la détente de sa gâchette droite.

Le coup retentit puissamment dans le calme du matin et l'oreillard, lancé comme un bolide, vint bouler cul par-dessus tête à quinze ou vingt pas du chasseur.

Miraut, qui sortait du bois et arrivait au haut du sentier, fut étonné de ce coup de tonnerre formidable et s'arrêta net une minute pour écouter, car ce bruit terrible venait de la direction suivie par son lièvre. Il sentit qu'il devait y avoir du Lisée dans cette aventure et n'en douta plus l'instant d'après quand il distingua la voix de son maître le hélant à pleins poumons :

— Tia, Miraut, tia, par ici ! tia, mon petit !

Sans lâcher la voie chaude du lièvre, il reprit sa poursuite en donnant à pleine gueule lui aussi et arriva bientôt sur le lieu du drame, devant Lisée dont le fusil fumait encore, un Lisée riant d'un large rire et qui du doigt lui désignait à terre un cadavre roux, allongé, saignant par les narines, sur lequel le chien se rua sans tarder et avec frénésie.

— Tout beau, tout beau ! mon petit, calma le chasseur. Ne le déchire pas. Allons ! doucement, doucement !

Alors, sans haine aucune, comme s'il eût caressé Mitis ou Moute, Miraut lécha doucement et longuement sa victime morte et la puça même d'avant en arrière et d'arrière en avant. Puis, excité sans doute par l'odeur du sang, il renifla le ventre et ouvrit la gueule pour y aller de son franc coup de dent.

Lissée jugea que c'était suffisant et, lui reprenant bien vite le capucin, il commença par le faire pisser en lui pressant sur la vessie et puis le mit immédiatement et sans façons dans la grande poche-carnier de sa veste de chasse.

Toutefois, pour que Miraut n'eût pas couru pour rien et pour l'encourager à continuer, il lui coupa successivement, à la dernière jointure, les quatre pattes du lièvre et les lui jeta une à une.

Elles disparurent comme une bouchée de pain, poil et os, et griffes, et viande, et Miraut attendait encore tandis que Lisée le félicitait, tout heureux.

— Hein, nous voilà dépucelé ! mon vieux Mimi.

Comme l'autre, insensible aux discours, attendait toujours, il voulut lui jeter un bout de pain et un morceau de sucre qui furent profondément dédaignés.

— Ah ! il faut de la viande à monsieur, maintenant ! T'es pas dégoûté, mon salaud, marmonna le chasseur en ramassant les provisions auxquelles son chien n'avait pas voulu mordre. Attends un petit peu, mon vieux, tu les mangeras bien tout à l'heure.

Et la chasse continua.

 

CHAPITRE II

C'était, on l'a déjà vu, un bon matin.

De tous côtés, de loin, de très loin, on entendait des lancers et des chasses ; des coups de fusil retentissaient ; un œil exercé pouvait voir dans les finages voisins les perdreaux se lever en bandes devant les chiens d'arrêt et s'éparpiller en gagnant les bois ; des cailles aussi, de temps à autre, à très courts intervalles, devaient culbuter sous le plomb des tireurs.

Lisée, en vieux routier, écoutait les coups retentir et jugeait en lui-même :

« Tiens, voilà Philomen qui en « sonne » un ! Il me semble que Pépé vient de redoubler : ce ne peut être que sur les perdrix, car il a toujours arrêté un lièvre du premier coup. Ah ! Gustave est aux cailles dans les « sombres » derrière le Teuré, il tire souvent. Je jurerais que c'est le gros qui est dans la « fin » de Rocfontaine : il me semble que j'entends la voix de Fanfare, la mère de Miraut. »

Pendant ce temps le jeune chien, après avoir sauté longtemps contre la veste du maître afin de lécher encore le lièvre dont on voyait sortir d'un côté la tête et de l'autre les pattes ou plutôt les moignons, le jeune Miraut, fatigué de sauter en vain, s'était remis à quêter et avait repris la lisière du bois.

Une demi-heure ne s'était pas écoulée qu'il relançait de nouveau, mais il fut, cette fois, moins heureux que le premier coup.

Ce devait être un vieux lièvre, c'est-à-dire qu'il avait déjà vu plus d'un automne. Aussi, ne perdit-il pas son temps à des rebats plus ou moins compliqués dans les tranchées ou les sentiers du bois pour arriver, en fin de compte, à se faire « taquer » au lancer ; mais, sans suivre voie ni chemin, par le plus épais des taillis, il fila vers les vieilles coupes sauvages du Geys, loin de tout village et de tout hameau et, faisant plaine enfin, gagna la grande route caillouteuse et sèche de Sancey à Rocfontaine où il espérait faire perdre sa trace à son poursuivant.

Lisée, qui ne put le tirer, suivit la piste à la voix et, pour mieux entendre et bien savoir de quel côté allait sa chasse, longea l'arête du coteau.

Son chien — il en put juger à la régularité de ses abois et coups de gueule — réussit à tenir parfaitement tant qu'il fut sous bois ou dans les champs ; à peine hésita-t-il à quelques contours brusques où il dut s'arrêter deux ou trois secondes pour bien s'assurer de la direction à prendre. Mais quand il arriva à la route et aux cailloux, le fret diminua et s'évanouit et il se tut.

Il s'attarda néanmoins, s'acharnant à retrouver la piste évanouie, ravauda à certains passages où des fumets vagues persistaient, revint sur ses pas jusqu'à l'endroit où le lièvre était entré dans la zone maudite et donna encore de longs coups de gueule furibonds.

Lisée, qui du haut du crêt l'aperçut, jugea fort justement qu'ils perdaient leur temps tous les deux et qu'il n'y avait rien à faire avec ce capucin-là. C'est pourquoi il rappela Miraut.

Celui-ci avait eu sans doute la même idée que son maître ; il s'apprêtait à revenir et, méthodique et prudent, pour ne point s'égarer et bien retrouver l'endroit où il avait quitté Lisée, reprenait franchement à rebours la piste qu'il venait de suivre.

Pour lui épargner des contours interminables et l'habituer au rappel, Lisée emboucha sa corne de buffle et se mit à sonner à petits coups secs et répétés, s'interrompant à diverses reprises pour crier à pleine gorge le nom du chien avec le mot coutumier de rappel : « Tia, Miraut ! Tia ! », puis, cornant de nouveau, afin de bien faire s'associer dans l'oreille et le cerveau de son compagnon ces deux modes familiers de ralliement.

Comme la foulée qu'il avait à suivre était très fortement frayée et n'avait pas besoin de retenir beaucoup son attention, Miraut entendit parfaitement les sons et les cris poussés par Lisée et s'arrêta court aussitôt, dressant l'oreille.

La corne de buffle retentit de nouveau et de nouveau la voix de Lisée arriva jusqu'à lui : « Tia, Miraut ! » Il comprit, jugea de la direction, se traça dans l'espace une ligne droite et fila comme un trait dans le sens de l'appel. Toutefois, afin de ne point se tromper, il s'arrêtait de temps à autre pour rectifier sa direction et marcher droit à son maître qu'il ne voyait pas encore.

Celui-ci distingua bientôt le tintement de son grelot et, cessant de souffler dans la corne, se contenta de l'appeler sur un ton moins aigu.

L'instant d'après, ils se retrouvèrent et Miraut fit à Lisée une fête extraordinaire, lui bredouillant toutes sortes de choses plus gentilles les unes que les autres, se frottant à ses jambes et voulant à tout prix lui peigner la barbe avec ses pattes de devant. Le braconnier, tout en le chinant un peu de n'avoir pu ramener l'oreillard, le félicita tout de même d'être si bien et si vite revenu à la corne, absolument comme un grand chien.

Cette fois, Miraut mangea de bon cœur le bout de sucre et le morceau de pain qu'il avait dédaignés l'heure d'avant.

Comme le soleil montait rapidement et commençait à chauffer, on se rendit, sans perdre de temps, à la tranchée sommière du Fays où Philomen, exact au rendez-vous, les attendait déjà avec un lièvre lui aussi dans sa carnassière.

Les deux amis se sourirent.

— Eh bien ! est-ce qu'on sait encore le coup ?

— Où l'as-tu rasé ?

Et les deux confrères en saint Hubert se narrèrent avec force détails les péripéties de leur chasse du matin tout en cassant la croûte et en buvant un verre.

Bellone et Miraut, très sérieux, s'étaient simplement salués en se léchant réciproquement les babines qui fleuraient bon le lièvre tué. Assis tous deux sur les jarrets, devant les maîtres qui devisaient et contaient leurs exploits récents, ils suivaient attentivement des yeux tous les mouvements de leurs doigts et de leurs mâchoires, attendant, pour les attraper au vol, les morceaux de pain et de fromage qu'ils lançaient d'instant en instant et fort équitablement tantôt à l'un, tantôt à l'autre.

Ensuite de quoi, tous se levèrent et l'on partit faire le grand bois.

Il y eut deux lancers et l'on fit deux chasses au Fays, deux belles chasses menées tambour battant par ces bonnes bêtes et au cours desquelles Lisée eut la chance d'occuper un bon passage et d'en occire encore un vers les dix heures.

Comme il se faisait tard, que le soleil tapait dur et que les chiens commençaient à donner des signes de fatigue, on revint vers le pays en traversant les pommes de terre du finage où l'on eut l'occasion de lâcher quelques fructueux coups de fusil sur les perdreaux et sur les cailles.

— Y vas-tu demain ? interrogea Lisée.

— J'te crois, répondit Philomen. La première semaine, c'est mes vacances, il faut que je sois bien pressé d'ouvrage pour que je ne la prenne pas tout entière.

— Mon vieux, reprit Lisée, j'y songe : j'ai promis au gros et à l'ami Pépé de leur faire manger le premier lièvre que Miraut me ferait zigouiller. Dimanche, ce sera l'instant ou jamais ; naturellement, tu en es. Si tu es d'avis, je vais leur envoyer deux mots ; le matin, nous ferons la partie tous en chœur et à midi nous boirons un bon coup pour fêter le baptême du citoyen Miraut. Pépé viendrait nous prendre ici, on donnerait rendez-vous au gros à un endroit bien fixé et nous tiendrions les prés-bois et les coupes d'Ormont ; avec quatre chiens comme les nôtres, ça pourra faire une belle musique.

— C'est entendu, approuva Philomen ; j'apporterai quatre litres de ma vendange de l'an passé : elle est fameuse.

De fait, le jour même, Lisée adressait au gros de Rocfontaine une missive ainsi libellée :

Longeverne, le 1er septembre 18…

« Mon vieux,

« Miraut est un fameux chien ; ce matin il m'en a fait tuer deux. Je compte que tu viendras dimanche, comme ça a été entendu, goûter de mon civet et fêter son dépucelage. Pépé en sera et aussi Philomen. Rendez-vous à la croisée du Blue, à cinq heures du matin au plus tard. On tiendra Ormont où c'est tout gris de lièvres.

« Je te la serre de bien bon cœur,

« LISÉE. »

Si quelques paysans, lorsqu'ils ont à écrire, s'embrouillent et se perdent dans de longues phrases : Je vous écris pour vous dire que j'aurais voulu vous dire…, Lisée n'était pas de ceux-là. N'ayant pas d'instruction, il se vantait d'écrire comme il parlait. Aussi, comme il n'était pas bavard, ses lettres étaient-elles toujours d'une brièveté et d'une concision admirables.

Pépé, lui, fut prévenu, par un voisin allant au chef-lieu, qu'on l'attendait sans faute chez Lisée à quatre heures du matin pour une partie soignée, et il n'eut garde de manquer au rendez-vous.

Trois heures et demie venaient à peine de sonner qu'il arrivait à Longeverne avec Ravageot, son chien, un grand Saint-Hubert à la robe d'un beau brun aux reflets d'or et de feu, à l'œil calme, aux pattes nerveuses, très fin animal et bon lanceur, mais qu'il ne fallait point contrarier ni même gronder, car il était extrêmement susceptible.

La connaissance avec Miraut fut bientôt faite. Entre chiens, l'entente est toujours facile, surtout un matin de chasse. Mais, du fait d'être réunis, la voracité naturelle de chacun d'eux se trouva doublée au moins et il y eut par toute la cuisine une bousculade de casseroles et un désordre qu'augmenta encore l'arrivée de Bellone et de son maître.

Pendant que les trois camarades se serraient la pince et se congratulaient, les trois chiens, eux, continuaient leurs recherches alimentaires : pas une miette ne fut dédaignée, pas une goutte d'eau de vaisselle ne fut oubliée, et voilà-t-il pas que Ravageot, humant et reniflant, avisa la peau du lièvre dépouillé la veille au soir par Lisée et dont Miraut s'était adjugé la ventraille.

Elle pendait à un clou fiché dans une solive du plafond. Ravageot, qui ne doutait de rien, sauta comme un cabri, l'accrocha, la fit tomber et, pour que les autres n'en profitassent point, se l'envoya séance tenante et tout entière : oreilles, poil et tout. Cela ne dura pas quinze secondes.

Philomen l'aperçut qui en achevait la pénible déglutition, allongeant le cou et bourrant des yeux qui louchaient férocement.

— Ben, bon Dieu ! Mais c'est la peau du lièvre qu'il vient de s'enfiler comme ça et sans boire, encore ! Il en a une sacrée veine de ne pas s'étouffer ni s'étrangler.

— Bah ! répondit Pépé, ils en bouffent bien de l'autre quand nous ne les voyons pas. Aussi ça me fait rigoler quand j'entends les médecins et le maître d'école parler de microbes et d'autres bestioles qui foutent, à ce qu'il paraît, des maladies aux gens.

Qu'ils y viennent voir ce que mange Ravageot derrière les fumiers et les marnières où il boit quand il a soif ! Et il n'est jamais malade, lui, il s'en bat l'œil des microbes et moi aussi. Avec du bon vin, du bon air comme on en a ici, et de bonnes vadrouilles dans les bois comme nous en faisons, on vient à quatre-vingts ou à cent ans.

— Tout de même, ton chien a un sacré estomac. C'est pas moi qui voudrais faire ce qu'il vient de faire, même avec dix litres à boire.

— Il va peut-être te ch… une casquette à poil ! plaisanta Lisée.

On piqua une petite goutte dans laquelle on trempa un bout de sucre, et puis l'on monta sans délai le chemin de la Côte afin de gagner le lieu du rendez-vous. Mais on eut grand soin de tenir en laisse les trois chiens qui, si on les eût laissés faire, n'auraient pas mis une demi-heure à flanquer un capucin sur pied.

Miraut revit sa mère, la vieille Fanfare, mais il ne la reconnut guère, il ne la reconnut même point du tout ; tant d'événements avaient coulé depuis l'heure de la séparation, et elle non plus, tous ses petits étant depuis longtemps dispersés, ne retrouva point dans ce grand chien le petit toutou, si différent d'odeur et d'allures, qu'on lui avait enlevé l'automne précédent.

Les présentations entre chiens se firent : Ravageot et Miraut furent galants comme il convient et Fanfare accepta leurs hommages qui ne furent point exagérés ; mais il n'en alla pas de même pour Bellone, et toutes deux, bien femelles, se mesurèrent haineusement, le poil de l'échine hérissé, et se grognèrent des menaces et des rosseries en se montrant les crocs.

Pourtant, dès qu'on fut en plaine et que la chasse commença, les haines tombèrent et tout fut oublié.

Les chasseurs, de même que leurs bêtes, connaissaient bien le pays. Une fois les chiens sur une bonne piste, ils se déployèrent silencieusement, cernant avec soin le canton où s'était gîté le capucin afin que ce dernier, déboulé, passât pour en sortir sous le feu au moins de l'un des quatre fusils. Deux lièvres, après de courtes péripéties, trouvèrent la mort dans cette traque terrible. Mais un troisième, plus roublard, se déroba avant le lancer et Philomen, ahuri et furieux comme un chasseur qu'un lièvre aurait roulé, vit les quatre chiens lui passer devant le nez comme une trombe et disparaître au loin.

Les chasseurs espérèrent un moment que le lièvre reviendrait : mais c'était un maître oreillard sans doute que celui-là et, mené comme il l'était par cette meute endiablée, il fila tout droit, on ne sut jamais où, au tonnerre de Dieu, disait Lisée, pendant que les quatre compères se morfondaient à écouter.

Une heure après, comme on n'entendait encore rien, ils se hélèrent : hop ! se réunirent au poste de Philomen et confabulèrent en cassant la croûte ! Ils partagèrent équitablement les provisions dont leurs poches étaient bourrées, mettant en réserve la part des chiens, liquidèrent bouteilles, gourdes et flacons, puis bourrèrent leurs pipes en attendant.

Lisée, le premier, discerna parmi les rumeurs sylvestres et les sonnailles des troupeaux de vaches, un bruit très lointain de grelot.

Lors tous, embouchant leur corne d'appel, soufflèrent à perdre haleine dans ces instruments primitifs et sonores, en faisant un boucan infernal qui les excitait et les réjouissait profondément.

— S'il y a un lièvre dans les alentours, qu'est-ce qu'il peut bien se dire ?

— Il n'en doit pas mener large.

Enfin les chiens, galopant et tirant la langue, reparurent au haut du crêt, et comme c'était bientôt l'heure de l'apéritif, on revint au village après les avoir un peu laissés reprendre haleine et manger leurs bouts de pain.

Les deux lièvres occis furent naturellement offerts aux deux invités qui, après s'être défendus et fait prier, acceptèrent enfin, à charge de revanche, affirmèrent-ils.

— Penses-tu ! protesta Lisée. Et Miraut ?

— Peuh ! c'est rien, ça, mon vieux, répliqua le gros, tout joyeux d'avoir un lièvre à rapporter à la maison.

Les quatre chasseurs, précédés de leurs chiens, firent à Longeverne une entrée triomphale dont Miraut eut les honneurs. On savait pourquoi ils étaient réunis ; chacun d'ailleurs, au village, les connaissait et leur souhaitait le bonjour au passage, tout en s'enquérant du jeune chien.

— Eh bien ! et Miraut ?

— Ah ! c'en sera un tout premier, affirmait Pépé, et je m'y connais.

— J'en étais sûr, renchérissait le gros.

C'est qu'en effet un chien, un chien de chasse surtout, a, dans un village, sa personnalité bien marquée ; il fait partie intégrante du pays et toute gloire qui lui échoit rejaillit un peu, non seulement sur son maître, mais sur tous les compatriotes de la localité, quadrupèdes ou bipèdes.

Miraut, sensible à la louange, marchait dignement devant les chasseurs, et son maître, tout attendri, le regardait avec amour. En arrivant à l'auberge, il préleva même un demi-morceau du sucre de son absinthe pour l'offrir à son chien, afin qu'il prît, lui aussi, à sa façon, un apéritif.

Les lièvres avaient été étalés sur la grande table de l'auberge où les clients, curieux, venaient les soupeser, juger de leur taille, de leur embonpoint, de leur valeur, du coup de feu qui les avait allongés.

Les chiens, eux, qui s'étaient couchés sous la table, ne voyaient pas sans un certain dépit ces intrus approcher de leur gibier et palper un butin qui n'appartenait qu'à eux. Ils grognaient sourdement, mais comme les maîtres n'avaient pas l'air inquiet et ne faisaient point opposition, ils ne crurent pas opportun de pousser plus avant leur manifestation en intervenant de la griffe ou de la dent.

Un des Ronfou qui, par blague, venait de faire le geste de cacher un lièvre sous sa blouse ne fut pas loin pourtant d'écoper sérieusement. Ravageot, peu patient, sauta sur ses quatre pattes, se campa ferme devant lui, la tête haute et gueule ouverte, et les autres, prompts à venir à la rescousse, se préparèrent non moins énergiquement à lui prêter mâchoire forte.

— Si tu te fais pincer, tant pis pour toi ! prévint Philomen, dégageant ainsi leur responsabilité.

— Bougre, c'est qu'ils n'ont pas l'air commode ! répliqua l'autre en remettant le lièvre ; ils ne sont pas comme le vieux notaire d'Épenoy qui, lorsqu'on le traitait de voleur, et ça arrivait souvent, répondait qu'il entendait bien les « rises[14] ».

— Si on allait à la soupe ? proposa Lisée.

On ramassa sans incidents les lièvres pendant que Pépé payait les apéritifs et l'on se rendit à la maison de la Côte où la Guélotte, pestant intérieurement, mais faisant contre mauvaise fortune bon cœur, avait tout de même préparé un repas substantiel et soigné.

Une soupe aux choux dans laquelle avait cuit un jambon ouvrait le déjeuner, le dîner comme on dit à la campagne, auquel on fit honneur avec le robuste appétit que procure toujours une marche mouvementée de cinq ou six heures en plaine et en forêt.

Vinrent ensuite le plat de choux traditionnel avec le jambon, un ragoût de mouton aux carottes, puis le civet, magistralement réussi et qui provoqua les félicitations générales des convives. La Guélotte tout de même fut flattée dans son amour-propre de cuisinière, elle rougit de plaisir, et Lisée, diplomate, en profita pour lui demander si les chiens avaient eu à manger, à quoi elle répondit qu'elle allait sans tarder leur donner leur soupe.

Cela se termina par un poulet et de la salade. Un morceau de gruyère et quelques biscuits précédèrent le café.

Miraut ainsi que Fanfare et Ravageot reçurent quantité d'os, croûtons, couennes, peaux, reliefs, qu'ils avalèrent consciencieusement, et on ne leur ménagea point non plus les éloges dithyrambiques, la vendange de Philomen ayant beaucoup échauffé l'enthousiasme des quatre amis.

Tous racontèrent des histoires de chasse et de chiens, plus merveilleuses et plus magnifiques les unes que les autres ; ils s'en ébaudissaient franchement, mais nul d'entre eux n'émit le moindre doute sur leur authenticité ou leur vraisemblance : si, entre chasseurs, on n'a pas la foi, qui est-ce qui l'aura ? Enfin, après le café et le pousse-café, la rincette, la surrincette et le gloria, on leva le siège pour permettre à la Guélotte de débarrasser la table, et l'on s'en fut, d'un commun accord, jouer la bière aux quilles.

On joua plusieurs bouteilles qu'on but et on en but d'autres encore, on but beaucoup. Quand on fut las de bière, on essaya des pousse-bière, et puis on reprit l'apéritif. Nonobstant cette dernière absorption, on n'avait pas extrêmement faim quand on revint manger le bouillon chez Lisée. Mais on but tout de même, et quand le gros et Pépé, leur lièvre dans la carnassière, reprirent, vers la minuit, l'un la route de Rocfontaine, l'autre le chemin de Velrans, les dites voies n'étaient pas assez larges pour contenir leurs pas chancelants.

Malgré l'offre pressante qu'on leur fit de coucher à Longeverne, ils refusèrent dignement et, guillerets, partirent, leurs chiens reposés gambadant autour d'eux, en beuglant à pleins poumons de vieilles chansons de chasse aux airs bien connus :

N'entends-tu pas la biche dans les bois…

Ou encore, et c'était Pépé qui poussait ce refrain :

Et dans le lit de la marquise

Nous étions quatre-vingts chasseurs !

 

CHAPITRE III

Au cours des chasses qui suivirent et dont plusieurs furent mémorables, Miraut, aidé des conseils de son maître, ou guidé par l'exemple de Bellone, ou inspiré par son flair supérieur et sa presque infaillible initiative, apprit bien des ruses et des ficelles de son métier de courant.

Il sut ainsi qu'il ne faut jamais perdre son temps à « ravauder » en plaine, sur un pâturage, qu'il faut immédiatement chercher la rentrée ; ce fut Lisée qui le lui enseigna et il se rendit très vite compte que son maître avait raison, puisqu'il manquait rarement de débusquer l'oreillard quand il suivait docilement ses conseils ou ses ordres. Il apprit à aller doucement derrière les levrauts qui ne vont jamais loin, mais zigzaguent, contournent, cabriolent, se font rebattre et vous obligent, pour les suivre sans faute, à prendre cent fois plus de précautions qu'avec les grands bouquins et les vieilles hases. Il sut que tous les capucins, pour quitter les chemins qu'ils suivent quand ils veulent se faire perdre, font de grands sauts et retombent les quatre pieds réunis et lorsqu'il lui arriva de se trouver perplexe dans ce cas chenilleux, Bellone lui enseigna à rebattre à droite, puis à gauche de la route pour retrouver le nouveau sillage. De même les doublés et les pointes ne l'embarrassèrent qu'au début et ce fut encore la chienne qui lui enseigna à décrire autour du point où les pistes se mêlent un ou plusieurs cercles de rayons variables afin de retrouver la nouvelle. Il n'ignora pas longtemps que certains lièvres, audacieux et roublards, longent quelquefois une haie d'un côté, puis reviennent de l'autre, parallèlement au chien qui ne s'en doute guère et repassent en le narguant à deux pas de lui ; aussi eut-il, en même temps que le nez, l'œil et l'oreille au guet quand d'aventure il se trouva dans ce cas.

Il apprit qu'au coup de fusil un chien de chasse, un vrai bon chien, doit tout lâcher pour filer à vertigineuse allure auprès du maître qui a tiré, car un chasseur, quand donnent les chiens, ne doit faire feu que sur un gibier d'importance et il faut que son collaborateur à poil soit là tout de suite pour l'aider, le cas échéant, à poursuivre et prendre ou achever ou retrouver la pièce tuée ou blessée par son plomb. Il sut distinguer, dans la voix de la corne, le coup long, qui hèle le confrère éloigné, du roulement qui le rappelait, lui ou Bellone ou Ravageot ; il apprit et très vite, en chassant avec la chienne sa compagne, à reconnaître les coups de gueule qui indiquent que le fret est bon ou médiocre ou mauvais. Il sut aller à la voix comme un vieux soldat marche au canon, et cette habitude, avec les camarades, devint bientôt réciproque.

Bref, il devint un bon chien, et il fallait que les matins fussent bien mauvais, que le fret fût insignifiant, que le canton fût bien pauvre en gibier pour qu'il n'arrivât pas à débrouiller coûte que coûte une piste et à lancer un capucin.

Sa tactique varia selon que les maîtres étaient avec eux ou qu'il se trouvât être seul avec Bellone, car il lui arriva souventes fois, quand les patrons n'avaient pas le temps, de partir soit tout seul, soit de compagnie avec la chienne.

Les bons cantons, les bons endroits lui devinrent familiers ; au bout de quelques chasses, il connut même personnellement, si l'on peut dire, certains oreillards qu'il devait certainement distinguer des autres à leur fret particulier, à un détail odorant insensible à tout autre qu'à lui, de même que Lisée, son maître, reconnaissait le citoyen en question au gîte choisi ou au domaine bien délimité qu'il occupait depuis longtemps.

Un bon chien doit toujours ramener son lièvre au canton du lancer ; Miraut, bon gré, mal gré, après des circuits plus ou moins longs, ne perdit jamais la piste et, sauf des cas exceptionnellement rares, il ramena presque toujours dans la direction que devait occuper Lisée le capucin qu'il courait.

Maints lièvres pourtant lui donnèrent du fil à retordre, car au bout de peu de semaines, les adultes, les lièvres d'un an, forts de l'expérience d'une chasse, n'ignorèrent plus qu'ils avaient affaire à forte partie.

Dès qu'ils entendaient à proximité de leur gîte le timbre du grelot ou les éclats de voix de Miraut, ils n'attendaient point qu'il vînt les dénicher, trop certains qu'il y parviendrait tôt ou tard malgré les savantes précautions de la remise. Et, en grand mystère, fort silencieusement, ils se dérobaient, oreilles rabattues, pattes allongées, filant droit devant eux, pour gagner le plus possible de terrain et aller très loin, très loin, préférant les aléas d'une poursuite et d'une course en pays inconnu, au hasard d'un retour dangereux souvent marqué, pour les camarades, par le tonnerre éclatant et mortel d'un inopiné coup de fusil.

Miraut les suivit quand même et malgré tout, patient et fort, avec l'acharnement du vrai limier. Il les retrouvait dans leurs remises lointaines, les relançait de nouveau, les poursuivait jusqu'à épuisement et, comme il était robuste, malheur au lièvre dont les pattes n'étaient pas bonnes, dont les jarrets n'étaient pas d'acier, dont les ruses n'étaient pas originales et infaillibles ! Tôt ou tard, Miraut arrivait à lui, lui cassait l'échine et le dévorait.

Cela ne traînait guère. La course l'avait affamé, la poursuite si longue, en le fatiguant, l'avait enfiévré et mis en rage et, du ventre ouvert de la victime, les tripes chaudes sortaient bientôt qu'il avalait presque sans les mâcher. Il léchait le sang avec soin, puis broyait les côtes sous ses dents, dépiautait le râble musculeux et passait au train de devant. Souvent, il abandonnait la tête pour revenir, quand sa fringale n'était pas apaisée, aux cuisses de derrière fermes et charnues qu'il déglutissait jusqu'à la dernière bouchée. Il se flanqua ainsi des ventrées gargantuesques à la suite desquelles, l'estomac garni, la peau du ventre tendue, il reprenait d'un trot alourdi, après s'être préalablement orienté, le chemin de Longeverne. Il suivait rarement les grandes routes et les voies importantes, préférant, sous bois, les petits sentiers, ou, en rase campagne, l'abri des haies et des murs, le couvert des récoltes, pour se dissimuler aux regards des inconnus malveillants. Car Miraut n'ignorait pas que certaines femelles, genre Guélotte, sont toujours à craindre et qu'il ne faut point, en dehors de son village, se fier aux sales moutards de tout sexe qu'un honnête chien comme lui ne peut décemment effrayer ni mordre et qui profitent lâchement de votre bonté pour vous flanquer, eux, toutes sortes de projectiles sur le dos ou dans les pattes.

Dans les débuts, lorsque son lièvre était trop gros, Miraut, une fois repu, abandonnait le reste ; plus vieux, avec l'expérience et les leçons de la faim, il dut réfléchir sans doute et conclure que cette pratique était tout simplement stupide ; dès lors, quand il ne mangea pas tout, il rapporta à sa gueule, du côté de Longeverne, le quartier de derrière de sa prise.

Bien malins eussent été ceux qui l'auraient attrapé dans ces cas-là. Souvent pourtant il fut poursuivi par des hommes, mais il savait fort à propos prendre le pas de course, se défiler derrière les haies, doubler les murgers et les buissons touffus et gagner la forêt, refuge absolument inviolable aux voleurs à deux pattes.

Arrivé à quelque cinq cents mètres du village, dans un champ de pommes de terre le plus souvent, là où la terre est plus meuble que partout ailleurs, il creusait un trou, y enfouissait sa bidoche qu'il rebouchait avec soin, puis rentrait à la maison paisiblement. Le jour suivant ou le surlendemain, il venait la reprendre dès que son estomac réclamait, car la Guélotte, qui l'avait toujours en grippe, oubliait assez souvent, les lendemains de fugue, de lui tremper sa soupe, si Lisée d'aventure ne l'en priait pas énergiquement.

Le chasseur ne soupçonnait pas son chien de tant de roublardise. Il fut littéralement ébahi le jour où il le surprit en train de s'offrir, en guise de goûter, un succulent râble d'oreillard. Miraut, cependant, ne fut pas le moins ennuyé de la découverte, car son maître, jugeant que son compagnon avait eu largement sa part, lui reprit sans façons aucune son quartier de lièvre et, après l'avoir lavé, le fit mettre à la casserole. Ce fut une leçon, et le chien, à dater de cette heure, prit bien soin de se dissimuler quand il se rendit à ses caches.

Les prises toutefois ne couronnaient pas chaque poursuite et, plus souvent qu'il ne l'eût désiré, Miraut, après une journée exténuante, rentra à la maison, harassé et vide. Ces jours-là, sa patronne hurlait, car on ne pouvait pas, disait-elle, rassasier la viôce. Cependant les lièvres finissaient fatalement par avoir le dessous.

Il y eut pourtant un oreillard qui, toute une saison, se paya la tête de Lisée et de son chien, un vrai sorcier que ce cochon-là, jurait le braconnier, et Miraut le connaissait bien, lui aussi, cet impayable animal.

C'était un vieux bouquin, prince sans doute des capucins de Longeverne et d'ailleurs, qui, certain jour, on ne sait pourquoi ni comment, était venu élire domicile dans un coin touffu du Fays, au centre d'un labyrinthe de sentiers, de tranchées, de chemins et d'autres voies plus ou moins frayées.

La lutte commença un beau matin givré de novembre que la terre sonnait sous le talon où le limier trouva son fret à cinquante sauts de son gîte et, sans perdre de temps, vint, après quelques coupes savantes, lui fourrer sans façons le nez au derrière.

Le vieux coureur des bois comprit qu'il avait affaire à un maître et, bondissant de son gîte, allongé de toute sa longueur, ventre à terre, yeux tout blancs, moustaches brandies, fila, tandis que la bordée coutumière de coups de gueule suivait son déboulé.

Miraut, si bien découplé qu'il fût, ne put longtemps le suivre à vue, car le courte-queue, qui n'ignorait sans doute rien de l'homme et de ses coups de fusil, avait grand soin, pour se défiler, de profiter de tous les abris et de tous les couverts utilisables. Au bout de cinq minutes de ce train d'enfer, l'aboi du chien était à plus d'un kilomètre derrière lui… il avait le temps.

Le capucin fit des pointes, des doublés, des crochets, puis, après un raisonnable détour, suffisamment long pour dérouter un moins habile que son poursuivant, il redescendit l'un des chemins qui menait au bas du Fays, à la croisée de toutes les voies où ces imbéciles d'humains venaient généralement attendre ses congénères, mais où il se gardait bien de jamais passer.

Dès qu'il arriva à deux ou trois portées de fusil de ce poste dangereux, il s'arrêta, s'assit sur son derrière, tourna les oreilles dans la direction des quatre vents, pissa un coup, ressauta au bois, fila vers le haut des jeunes coupes et disparut.

Lorsque Miraut, qui n'avait point perdu de temps aux doublés du citoyen, arriva quelques instants après, qu'il eut repris la piste coupée et l'eut suivie jusqu'au haut des jeunes coupes, hors du fossé du bois, il trouva quelques pointes qu'il ne suivit pas selon sa vieille tactique, mais il tourna tout alentour de l'endroit pour retrouver la bonne piste et ne trouva rien. Il raccourcit le diamètre de son cercle : rien encore ; il le doubla : toujours rien ; il suivit l'une après l'autre toutes les pistes, plus le fret. Alors, ahuri et furieux, Miraut jappa, gueula, brailla, hurla comme jamais il n'avait fait, et Lisée, étonné grandement, vint le rejoindre, ahuri lui aussi de voir pour la première fois en défaut ce chien admirable, cette maîtresse bête, ce nez extraordinaire, ce roublard des roublards.

Il n'y avait point de buisson dans la plaine et la coupe, récemment nettoyée, était tondue comme un champ d'éteules. Le chien et l'homme longèrent des deux côtés le mur d'enceinte, pierre à pierre, abri par abri ; ils visitèrent le pied de tous les arbres qui demeuraient : baliveaux, chablis, modernes, anciens ; rien, rien, rien ! Ils s'en allèrent bredouilles.

Deux jours après, Miraut vint relancer son animal que Lisée cette fois attendit sur le chemin où il était passé le premier jour, mais l'oreillard en prit un autre et vint se faire perdre, tout comme l'avant-veille, au même endroit.

Deux jours après, cela recommença.

— Ne te bute donc pas, disait Philomen à Lisée qui lui proposait de l'accompagner dans sa chasse à ce phénomène unique en son genre. Je le connais, ce salaud-là, c'est-à-dire que je n'ai jamais pu le voir, mais je l'ai chassé, on ne lui peut rien.

Lisée s'entêta. Et chaque matin qu'il eut de libre, ils retournèrent, lui et Miraut.

À la fin, dès le lancer, il monta à ce poste extraordinaire afin d'en avoir le cœur net. Ce jour-là, le lièvre, qui était assez vieux pour ne pas se fier seulement à son oreille, mais qui savait aussi sans doute voir un peu et renifler, approcha bien de la coupe, mais il n'y entra point et alla se perdre loin, loin, très loin, au tonnerre de Dieu, comme disait le chasseur.

Et toute la saison ils s'acharnèrent, lui et Miraut, à poursuivre ce lièvre fantôme, ce capucin sorcier que personne n'avait jamais pu joindre ni voir, qui crevait les chiens les plus forts et roulait les meilleurs. Mais chaque fois que Lisée montait en haut de la coupe, le lièvre n'y venait pas, et chaque fois qu'il se postait ailleurs, Miraut, hurlant de rage et fou, l'œil hors de l'orbite, le poil hérissé, venait le perdre là et s'en retournait la tête basse et la queue entre les pattes, malade de dépit et de fureur, vers son maître Lisée qui sacrait bien de toute sa gorge comme un bon braco qu'il était, mais n'y pouvait rien tout de même.

Enfin un jour de février, la chasse étant close depuis une quinzaine et lui n'ayant pas son fusil, Lisée, à deux cents pas de l'endroit, caché derrière un gros chêne, eut la clef de l'énigme.

Le cœur tapant d'émotion, il vit son oreillard sauter du bois, faire ses doublés et ses pointes, revenir à son centre d'opérations et d'un seul saut bondir en l'air, d'un élan fou, comme s'il escaladait le ciel pour retomber… Ah ! çà ! — la coupe était nette — où donc était-il retombé ? Lisée, de derrière son arbre, écarquillait les quinquets : le lièvre avait disparu.

Celle-ci, par exemple, elle était forte !

Miraut, en râlant de rage, car ce n'étaient plus des abois qu'il poussait, arriva juste à pic pour se trouver nez à nez avec son maître. Celui-ci, sûr — ou presque — de n'avoir pas eu la berlue, et blême d'émoi, regardait de nouveau par tout le sol, examinant méthodiquement chaque pouce de terrain où son gibier aurait pu se trouver.

Ce devait être au pied de cette souche. Mais non, rien ; il fallait qu'il se fût envolé dans le ciel. Lisée, le braco, Lisée le mécréant, pâlit presque et trembla un peu ; ses regards, instinctivement, quittèrent le sol pour interroger l'azur et… ah ! sacré nom de Dieu !…

Au sommet de la vieille souche nourrie, dédaignée par les bûcherons, à quatre ou cinq pieds au-dessus du sol, entre quelques rejets gris comme le dos du capucin qui se fondait entièrement avec eux, son « asticot », aplati, immobile, les oreilles rabattues, sans souffle, n'émettant aucune odeur et, bon Dieu ! aussi souche que la souche elle-même.

Que de fois le braconnier, son fusil à la main, avait passé à un pas de lui, inspectant le pied de la souche sans songer le moins du monde à regarder dessus : on dit tant que les lièvres ne font pas leur nid sur les saules.

— Ça t'apprendra, idiot, rageait-il, à sortir sans ton flîngot sous ta blouse !

Il ramassa un rondin pour en asséner un coup sur le râble de l'oreillard ; mais l'autre, qui n'avait jamais bronché les fois d'avant, ce jour-là, avant que Lisée eût levé le bras… frrrrt… se détendit comme un ressort, repartit d'un train d'enfer avec Miraut à ses trousses, Miraut qui le chassa tout le reste de la journée, mais ne le ramena point et ne rentra pas non plus de la nuit.

 

CHAPITRE IV

Plus furieux, plus acharné que jamais, Miraut avait suivi la chasse avec une ardeur décuplée par les vieilles colères et la haine enracinée avec les poursuites vaines d'auparavant. Mais il était écrit sans doute que ce lièvre-là porterait malheur à ses chasseurs.

Il le suivit loin, loin, très loin, toujours donnant, toujours gueulant, toujours hurlant, bien au delà des cantons qu'il avait parcourus jusqu'ici, même au cours de ses randonnées les plus folles et les plus hasardeuses.

Ce lièvre-là avait un jarret de fer. Les bûcherons de divers villages racontèrent ce soir-là, à la veillée, qu'ils avaient vu ou entendu passer une chasse, une chasse extraordinaire avec un grand lièvre haut comme un chevreuil et un grand chien qu'ils ne connaissaient point. Des gardes en tournée s'émurent de ce bacchanal insultant et prolongé et voulurent, mais en vain, essayer de cerner ce chien qu'ils ne connaissaient point davantage : tous perdirent leur temps.

Miraut traversa des bois nouveaux, des coupes particulières, sauta des fossés, franchit des ruisselets, coupa des routes et des sentiers, mais ne rejoignit point son oreillard qu'il perdit enfin dans un terrain singulier et bizarre, fort loin de son canton, en plein marais inconnu.

Le soleil commençait à décliner quand il s'aperçut que son estomac criait famine, que ses pattes devenaient raides et qu'il se trouvait loin du logis.

Il jugea prudent aussitôt de faire demi-tour, s'orienta, flaira le vent, et au petit trot s'ébranla le nez en quête de quelque vague os à ronger, quelque proie facile à conquérir ou toute autre pitance, plus ou moins délicate, mais propre à lui remplir un peu le ventre.

Il rejoignit un chemin dont il suivit les accotements et bientôt un village se présenta. Il l'évita en faisant un prudent contour, trouva une ou deux taupes crevées qu'il dévora et continua sa route de son trot soutenu.

Après une randonnée assez longue au cours de laquelle il contourna ainsi divers pays, hameaux ou communes, il arriva au crépuscule dans un village qu'il lui sembla reconnaître pour y être déjà venu avec Lisée et pour ce qu'il y avait une rivière à traverser.

Craignant l'eau très froide en cette saison, croyant pouvoir se fier à l'ombre croissante pour franchir sans encombre cette agglomération mal connue et peut-être dangereuse de maisons et d'humains, il s'engagea dans la rue principale et, longeant les murs, se rasant autant que possible, s'avança rapide, inquiet et prudent, afin de gagner promptement le petit pont de pierre et passer l'eau ainsi sans se mouiller les pattes.

Il allait toucher au but lorsqu'une clameur d'enfants qui jouaient et se poursuivaient en venant à sa rencontre l'arrêta et le contraignit à se dissimuler quelques minutes derrière un fumier qui se trouvait à proximité.

C'était l'heure de la sortie de la prière : quelques femmes pressées passèrent vivement avec leur coiffe, leur caule, noire ou blanche sur la tête et leur paroissien à la main ; puis ce furent les gosses qui arrivèrent sur le pont et s'amusèrent à lancer des cailloux pour faire des ricochets dans l'eau.

L'un d'eux, tout à coup, s'écria : il venait d'apercevoir Miraut qui les épiait, tendant le cou prudemment, hésitant, crotté, hérissé, affamé, efflanqué, misérable à la fois et lugubre.

— Un chien !

— Un sale chien qui n'est pas d'ici ! ajouta un deuxième.

— Peut-être un chien enragé, émit un troisième ; ciblons-le !

— Immédiatement, les beaux cailloux plats qui devaient glisser sur l'onde s'abattirent en une gerbe écrasante dans la direction de Miraut. Sans mot dire, bien qu'il eût été atteint dans le dos, dans les reins et aux pattes, et même un peu partout, le chien vivement battit en retraite au grand galop, poursuivi par tous les gosses, hurlant et gueulant, heureux enfin de pouvoir taper sur quelque chose de vivant et de donner, pensaient-ils, un but utile et même héroïque à leurs coups de frondes.

Le chien traversa tout le village et s'enfuit, longeant les haies et les fossés jusqu'à quelques centaines de mètres des premières maisons où il se cacha, écoutant les clameurs fanfaronnes et menaçantes de ses poursuivants. Le courage de ceux-ci tomba d'ailleurs avec la fin du village et, arrivés à la dernière bicoque, ils s'arrêtèrent, n'osant s'aventurer ainsi parmi les ténèbres en rase campagne.

Très déprimé par sa longue course, par la fatigue et par la faim, apeuré par les cris entendus et les cailloux reçus, Miraut n'osa plus effectuer une deuxième tentative pour arriver au pont. Il jugeait ce pays très dangereux, plein d'embûches et d'ennemis et, malgré la nuit noire et le grand silence qui pouvait cacher des pièges, il resta sur ses gardes. L'idée de traverser la rivière à gué ou à la nage ne lui vint pas : il n'y avait pas de rivière à Longeverne et, comme tous les chiens courants d'ailleurs, Miraut redoutait l'onde et sa fraîcheur traîtresse.

Il erra toute la nuit autour du village, furetant, cherchant, quêtant, grattant de-ci, grattant de-là une nourriture innommable.

Les maigres ressources qu'offraient les champs dépouillés, l'abri des murs ou le couvert des haies furent vite épuisées, car il n'osait point s'approcher trop près des maisons ni chercher parmi les fumiers. Alors il battit en retraite plus loin et revint vers un autre village qu'il espéra plus hospitalier et dont il se disposait à écumer les alentours. Deux jours s'étaient passés qu'il ne songeait déjà plus, harassé, recru de fatigue, l'estomac et la tête vides, qu'à chercher à manger coûte que coûte. Trois ou quatre jours et trois ou quatre nuits il erra encore ainsi, désemparé, de village en hameau, comme une barque dont le gouvernail est brisé ou fêlé, en ayant bien soin de se dissimuler et de s'enfuir dès qu'il voyait un homme ou une femme et qu'il pouvait supposer que quelqu'un pût se diriger de son côté.

Pendant ce temps, à Longeverne, Lisée se désolait. Il était allé narrer à Philomen sa mésaventure, lui confier ses appréhensions, et son ami qui, le lendemain, lui avait facilement remonté le moral, n'arrivait plus maintenant, fort inquiet lui-même, à le rassurer.

Miraut avait pu tomber dans un piège, se prendre dans un collet comme il était arrivé jadis à un des chiens de Pépé. Traversant une tranchée, le malheureux, en effet, avait passé le cou dans la boucle d'acier destinée à un oreillard, et le jeune foyard plié auquel était relié le nœud coulant, se relevant dans la détente imprimée par la bête, le chien s'était trouvé brusquement pendu en l'air par le cou. Heureusement, le fil avait glissé sur le collier et le chien, mal pendu, étranglé à demi, avait pu bramer. Il avait braillé, braillé éperdument durant six heures consécutives. Enfin, les bûcherons des alentours, inquiétés et intrigués par tant de potin, arrivèrent.

Ils lui rendirent la liberté et il partit comme un fou. Huit jours durant, il n'arrêta point de secouer la tête comme s'il sentait encore au cou l'étranglement du laiton.

Peut-être aussi que Miraut avait été pincé par des gardes particuliers sur une chasse gardée ! Qu'avaient-ils fait du chien ? Il y a des hommes si lâches ! Lui avaient-ils tiré dessus et son cadavre pourrissait-il dans quelque coin, ou simplement, reconnaissant en lui un chien de race, lui avaient-ils retiré son collier pour l'expédier au loin et le vendre à leur profit ?

Il n'était guère admissible que Miraut, en effet, fût quelque part aux alentours, car il serait déjà rentré ou même, s'il s'était réfugié dans une commune quelconque de l'arrondissement, le maire ou n'importe qui aurait fait écrire pour qu'on vînt le rechercher. Il paraissait impossible qu'un confrère ne l'eût pas recueilli alors : ce sont services qui se rendent couramment entre chasseurs et entre braconniers.

Et malgré tout, Lisée espérait toujours que le facteur lui apporterait la lettre annonçant que Miraut, en pension quelque part, attendait sa venue. Il avait fait en vain le tour des villages voisins et, maintenant, il guettait impatiemment l'arrivée de Blénoir.

La Guélotte, elle, espérait bien que c'en était enfin fini avec cette charogne et, toute joyeuse, se félicitait en dedans, tout en grognant très haut que c'était bien la peine de dépenser des sous à élever des chiens pour les perdre sitôt qu'ils sont dressés, que ça ne manquait jamais de mal finir et que ces êtres-là, ça n'était que des bêtes à chagrin.

Cependant Miraut, affamé, crotté, apeuré et tremblant, errait craintif au hasard des champs, des prés et des buissons, aux abords des villages inconnus dont il redoutait les populations plus inconnues encore, sans doute dangereuses, perfides et méchantes. Il ne pensait plus qu'à son estomac qui criait la faim, oubliant tout, ne se rappelant peut-être même plus Lisée et sa maison, ne songeant plus à rechercher le chemin bien perdu de Longeverne, aboli ou effacé dans sa mémoire.

Enfin, un beau matin, épuisé, rejeté de partout, n'ayant rien absorbé depuis de longues heures et crotté au point de n'avoir plus, par tout le corps, un poil de propre, le long de la route, à l'entrée d'un village, il eut comme une vision suprême de tout ce qui avait fait son passé : il se souvint de son maître Lisée qu'il n'avait pu rejoindre et qu'il ne reverrait jamais plus sans doute et il se mit à hurler désespérément au perdu.

Assis sur son derrière, l'air minable et désolé, il tendait le nez vers le ciel et poussait un cri, un hurlement long, très long, tragiquement long qui finissait comme un sanglot.

À ce cri de désolation, à ce signal lugubre, tous les chiens du village se mirent à répondre par des jappements précipités de fureur ou de peur et les gamins, attirés eux aussi par ce vacarme insolite, s'approchèrent, à distance respectueuse toutefois, de ce désespoir de bête.

— C'est un chien perdu qui pleure son maître, disait l'un d'eux.

— La pauvre bête !

— Si on lui donnait du pain, proposait un autre.

— Il se sauverait, objectait un troisième.

Dans le village, tout le monde avait entendu la plainte, mais si la plupart des gens n'y avaient point prêté grande attention, car un paysan ne s'émeut pas pour si peu, il se trouva toutefois, parmi la population, un vieux braco, le père Narcisse, qui dressa l'oreille à cet appel et pensa différemment de ses concitoyens.

— Tiens, un chien de chasse ! s'écria-t-il.

Et immédiatement il sortit pour voir si d'aventure il le connaissait, pour lui donner à manger et, s'il avait un collier, chercher à qui il appartenait afin de le rapatrier au plus vite.

Lentement, l'œil allumé, il s'approcha de l'endroit où Miraut, plus désespéré que jamais, hurlait toujours, à cent pas des gosses.

— Restez, petits, recommanda-t-il aux enfants qui voulaient le suivre, restez, vous lui feriez peur.

Il faut croire que certains hommes sont naturellement sympathiques aux bêtes ou que leur sûr instinct, dans la grande détresse, les avertit mystérieusement ; peut-être bien aussi que Miraut, à bout de forces, était résigné à tout. Mais, lorsque Narcisse s'avança, il n'eut pas peur et il sentit en lui un ami.

Dès qu'il fut à portée de voix, l'homme, en effet, lui parla doucement, et il savait parler aux chiens :

— Tia, mon petit, tia ! Viens voir ici, mon beau ; voyons, qu'est-ce qu'il y a, voyons !

Et l'homme aborda le chien qui, non seulement n'avait pas fui, mais se tortillait aimablement pour saluer celui qui venait si opportunément à lui.

Le père Narcisse tapota le chien sur le crâne, le gratta sous le cou et sous les oreilles et tout en faisant cela, il se penchait sur le collier. Il lut difficilement la lettre gravée d'un poinçon malhabile sur une méchante plaque de fer-blanc, clouée au cuir par deux rivets : « Lisée, cultivateur à Longeverne », et aussitôt ne put retenir un cri de stupéfaction, car entre chasseurs ou bracos d'une même région on se connaît ; il avait bu assez souvent avec Lisée aux foires de Vercel et de Baume et il connaissait déjà de réputation son brave chien dont Pépé encore lui avait parlé, il n'y avait, parbleu, pas si longtemps !

— C'est Miraut ! s'exclama-t-il.

Entendant son nom prononcé par cet inconnu si sympathique, Miraut, l'œil plein de confiance et de joie, redoubla ses démonstrations d'amitié et, comme l'autre l'invitait à aller avec lui, il le suivit fort docilement à sa maison.

— C'est le chien de Lisée de Longeverne, expliqua Narcisse à ceux qu'il rencontra ; il est perdu depuis on ne sait quand et il n'a presque plus « figure humaine de chien », la pauvre bête ; je vais lui faire à manger et écrire un mot à son patron qui doit être joliment en souci.

Le nom de son maître qu'il distingua nettement accrut encore la confiance du chien qui se remit entièrement entre les mains de son protecteur et n'eut pas à s'en plaindre.

Sitôt qu'ils furent arrivés chez lui, Narcisse fit tremper par sa fille une grande terrine de soupe au lait qu'il offrit immédiatement à son invité et que Miraut lapa jusqu'à la dernière goutte ; pendant ce temps, il lui préparait à l'écurie une litière de paille fraîche et le mena coucher sans plus tarder. Miraut tourna dans la paille pour faire son rond, se lécha copieusement pour une toilette complète et depuis trop de jours négligée, et, propre et confiant, dormit douze longues heures sans plus bouger qu'une véritable souche.

Et le lendemain, Lisée qui, de désespoir, s'arrachait les cheveux et la barbe, jurant que ce salaud de lièvre était sûrement un sorcier qui lui avait fait crever son chien, reçut vers les dix heures une lettre ainsi conçue :

Bémont, le 27 février.

« Mon cher Lisée,

« Je t'envoie ces deux mots pour te dire que j'ai ramassé aujourd'hui ton Miraut qui gueulait au perdu près du « bouillet[15] » du chemin de Chambotte. Il était bien mal foutu. Je lui ai donné à manger et maintenant il roupille au chaud à l'écurie, tranquille comme Baptiste. Viens le chercher quand t'auras un moment.

« Ta vieille branche,

« NARCISSE.

« P.-S. — J'en ai tué dix-sept cette année. Et toi ? »

Sitôt qu'il eut lu, Lisée ne fit qu'un saut jusque chez Philomen, pour le rassurer et lui conter en deux mots la bonne nouvelle ; mais il ne s'attarda guère et immédiatement refila chez lui s'apprêter, car il voulait partir le jour même, et il y a une assez longue trotte de Longeverne à Bémont.

S'étant sustenté d'un reste de soupe, d'un bout de lard avec du pain et d'une chopine de piquette, s'étant par précaution muni d'une laisse au cas où il aurait rencontré des gardes peu commodes ou des cognes chatouilleux sur les règlements, il s'embarqua le bâton à la main et marcha d'un pas alerte dans la direction de Bémont.

En passant à Velrans, il fit part à Pépé de l'aventure et celui-ci ne le retint qu'une petite minute, le temps juste de lamper une goutte, car il comprenait fort bien l'impatience de son ami. En traversant Orcent, le chasseur apprit en effet qu'on avait, une huitaine auparavant, aperçu un sale chien crotté à qui les gamins avaient fait rebrousser chemin quand il avait voulu passer le pont ; mais personne n'en avait entendu reparler et nul ne savait à qui il était ni d'où il partait ; on pensait bien que, depuis le temps, il s'était retrouvé.

Quand il arriva chez Narcisse, Lisée s'était déjà tout expliqué ou presque tout : Miraut, épouvanté au passage du pont, n'avait osé revenir et avait erré, Dieu savait où, jusqu'à ce qu'il fût recueilli par son fidèle camarade.

Narcisse lui serra la main avec effusion. C'est toujours une joie pour deux chasseurs de se rencontrer lorsqu'ils n'ont, comme c'était le cas, aucune raison de se jalouser l'un l'autre.

— Attends, proposa-t-il, on va voir s'il te reconnaîtra à la voix : je vais passer près de lui à l'écurie, et dès que j'aurai refermé, tu blagueras fort.

Dès qu'il eut fait comme il avait dit, Lisée se mit à parler, et Miraut, qui se laissait câliner par Narcisse, dressa l'oreille subitement ; puis, ayant écouté à deux reprises, debout, les yeux brillants, il se précipita violemment vers la porte qu'il se mit à gratter avec frénésie, aboyant et pleurant pour qu'on la lui ouvrît bien vite.

— Ah ! ah ! s'écria en riant Narcisse, il est là et on le reconnaît ! Oui, mon beau, tu vas le revoir.

Et, ayant ouvert la porte, il vit Miraut se précipiter sur Lisée, jappant, pleurant, aboyant, léchant, se frôlant, lui sautant à la poitrine, aux épaules, lui mordillant les doigts, lui mouillant les mains, lui peignant la barbe, battant du fouet, se tordant et se retordant de joie, tandis que son maître, de bien bon cœur, une petite larme au coin des paupières, riait de plaisir lui aussi.

Narcisse, en détail, conta alors comment il avait recueilli Miraut et voulut absolument que son visiteur se restaurât : il avait fait cuire une saucisse à son intention et avait même, en outre, gardé au fond d'une casserole certain fricot dont Lisée tout à l'heure lui donnerait des nouvelles.

Les deux hommes se mirent à table suivis de Miraut qui, maintenant, ne quittait plus son maître d'une semelle et, tout le temps qu'il resta assis, demeura auprès de lui, le museau sur sa cuisse, ne cessant de le regarder et n'arrêtant de lui moduler des tendresses que pour happer au passage des bouts de peau de saucisse et les croûtes de pain qu'on lui jetait de temps à autre.

— Tiens, insistait Narcisse, prends-moi un morceau de ce… lapin.

— Ce n'en est pas un que tu as élevé, remarqua Lisée en se servant. Où l'as-tu rasé ?

— À l'affût, il y a quatre ou cinq jours, du côté de Chambotte : il n'a pas rebougé sur mon coup de fusil.

Là-dessus, les deux compères se mirent à conter l'histoire de tous leurs oreillards de l'année et Lisée en fut amené forcément à parler de son salaud de lièvre sorcier, lequel avait failli porter malheur à Miraut, un brave chien qui avait d'extraordinaires qualités de lanceur et n'avait pas son pareil pour tenir les bouquins des journées entières.

— C'est rare, des chiens comme le tien, avoua Narcisse avec admiration. Moi, j'ai un petit basset qui ne va pas trop mal ; il est avec mes garçons, sans quoi je te l'aurais montré, mais tu sais, à bon chasseur, bon chien ! Mets ton Miraut entre les mains d'un « calouche », je ne dis pas qu'il deviendra mauvais tout à fait, mais il se gâtera sûrement : pour avoir un bon chien, il faut tuer devant lui et souvent. J'ai connu, moi, un vieux braco d'Auvergnat qui est mort maintenant : il s'était bâti une petite baraque sur le communal et s'appelait Mélo. Jamais je n'ai vu tel écumeur ; eh bien ! mon ami, en fait de chiens, ce gaillard-là n'avait jamais que des bâtards de roquets de rien du tout à qui nul ne faisait attention, les gardes et les gendarmes moins que personne. Ces roquets-là te trouvaient aussi bien les lièvres que n'importe qui : c'est que Mélo savait les dresser. Je me souviens même d'un de ses derniers, un vague roquet tout noir qu'il appelait Vaneau. Un jour ; descendant une tranchée tous les trois, son chien, lui et moi, le Vaneau a trouvé un fret et, en rien de temps, il est allé dégoter au gîte le citoyen. Naturellement, il lui a sauté dessus aussitôt, mais il avait affaire à un grand bouquin et le chien était si petit que le lièvre l'a emporté sur son dos pendant plus de cinquante mètres et qu'il a fini par se faire lâcher. Tiens, Pépé est comme ça : donne-lui un loulou, un ratier, il t'en fera un chien d'arrêt ou un courant, il a le don, mon vieux. Les chiens, ça ne se manie pas n'importe comment et nous savons les prendre, nous autres, mais pas comme lui tout de même. Toi, tu as une bête exceptionnelle ; aussi tu parles si je l'ai ramassé vivement quand je me suis aperçu que c'était le tien.

— Je ne sais vraiment comment te remercier, mon vieux ; c'est un service qu'on n'oublie pas.

— C'est un service qui se doit entre chasseurs. Si les gens d'aujourd'hui n'étaient pas si égoïstes et si méchants, il n'aurait pas attendu huit jours avant d'être recueilli.

— Tu me diras au moins combien je te dois pour la pension.

— Est-ce que tu plaisantes, par hasard ? Tu aurais le toupet, toi, de me faire payer, si la chose m'était arrivée.

— Oh ! mon vieux, peux-tu croire ?

— Eh bien, alors, fous-moi la paix ! tu paieras un verre quand je passerai à Longeverne ou qu'on se rencontrera à la foire.

— D'accord, mais on va d'abord prendre quelque chose à l'auberge.

— Il n'y a pas d'auberge à Bémont et nous sommes très bien pour boire ici. J'ai du vin à la cave et pas de femme pour nous engueuler. Je suis veuf, mon vieux, et mes enfants sont grands : la fille s'occupe du ménage et les garçons sont à la coupe, ils ont voulu être bûcherons cette année.

N'ayant rien de mieux à faire, les deux camarades continuèrent à boire en se narrant des histoires de chiens.

Comme le jour baissait, Lisée partit enfin, mais les émotions, de même que le vin, avaient de beaucoup diminué la souplesse de sa démarche et la vivacité de son pas.

En cachette, il glissa à la jeune fille une pièce de cent sous pour la remercier d'avoir fait la soupe à son chien, serra à plus de vingt reprises les mains de Narcisse, qui lui fit un bout de reconduite, et revint vers Longeverne avec Miraut sur ses talons.

Toutefois, pour ne pas faire mentir le proverbe : « Qui a bu boira », il ne manqua point de s'arrêter au bistro d'Orcent où il qualifia de sauvages les indigènes et, en passant à Velrans, il fit également payer quelques bouteilles à l'ami Pépé.

La Guélotte ne le revit que vers une heure du matin, aussi saoul que le soir de l'entrée de Miraut dans la maison. Connaissant sa capacité et sa résistance à l'ivresse, elle jugea de ce qu'il avait dû avaler et, par contre-coup et conséquence, de l'argent qu'il avait probablement dépensé. Alors, après les avoir invectivés violemment tous deux, elle jura à son époux qu'elle foutrait le camp de la maison puisque cette sale charogne de viôce, non contente de lui faire toutes les misères possibles, était encore un prétexte à saoulerie pour son arsouille de patron.

— Comme s'il n'avait déjà pas assez d'occasions sans ça !

 

CHAPITRE V

Il s'écoula un assez long temps avant que Lisée, son fusil cassé en deux sous sa blouse, ne se hasardât à ressortir seul ou avec Miraut.

Occupé à la maison aux mille et un travaux de l'hiver et du commencement de printemps, ils passaient de longues heures en compagnie l'un de l'autre, le maître bricolant à la grange ou à l'écurie, arrangeant un râtelier, réparant une crèche ou travaillant à son établi à fabriquer des râteaux et des fourches, le chien le suivant comme une ombre fidèle, sommeillant à ses côtés ou le regardant en silence.

De temps à autre, par besoin de causer, Lisée prenait son compagnon à témoin de ce qu'il venait de faire, lui exhibait un cornon ou une queue de fourche bien réussis, en disant :

— Hein, mon vieux Mimi, c'est-t'y de la belle ouvrage !

À quoi le chien répondait, soit en bâillant et en montrant une gueule immense, soit en se levant, battant du fouet et se frottant contre son pantalon, dans l'espoir, vainement formulé, qu'on irait enfin se dégourdir les pattes et faire un petit tour.

Quelquefois Mitis ou Moute, au cours d'une chasse, passaient par là, marchant prudemment ainsi qu'il convient à de prudents traqueurs sur le sentier de la guerre ; ils venaient se frôler contre Miraut, faire un gros dos et un ronron, se laissaient lécher ou pucer, puis repartaient.

On vivait enfin dans la maison des jours de paix. La Guélotte avait presque désarmé, mais elle avait exigé de Lisée qu'il couchât à la chambre haute dès le lendemain de sa rentrée de Bémont ; son cochon d'homme, ce soir-là, n'avait-il pas eu le toupet de faire coucher le chien aux pieds du lit ! Le lendemain, en arrangeant la chambre, elle s'en était aperçue au poil collé sur la couverture et à la crotte qui décorait la courtepointe.

Lisée avait convenu qu'il avait, en effet, peut-être eu tort, mais afin qu'un tel fait ne pût se reproduire, Miraut, chaque soir, était, pour plus de sûreté, relégué à la remise.

Pourtant, de temps à autre, après le déjeuner, le patron montait assez régulièrement « faire son midi », c'est-à-dire piquer un petit somme avant de se remettre à la besogne. Il aurait bien aimé garder Miraut auprès de lui et, quand la patronne était au village, le faisait toujours monter ; mais lorsqu'elle se trouvait là, il ne disait rien, regardait son chien d'un air ennuyé et montait seul se reposer.

Miraut s'ingénia à le rejoindre malgré tout. Deux choses malheureusement le gênaient beaucoup pour réaliser son désir : d'un côté, le grelot qu'il portait toujours et qui, lorsqu'il marchait, signalait sa présence ; de l'autre, les portes à ouvrir. Un jour cependant, son maître étant couché et la patronne venant de partir en commission, il réussit, frappant de la patte les loquets et poussant du museau, à ouvrir chacune des deux portes. Pour celle du bas qui ouvrait de dedans en dehors, cela fut assez facile et, le loquet pressé, elle céda sous la poussée de ses pattes ; il fut arrêté plus longtemps à celle du haut de l'escalier qui s'ouvrait de la même façon, mais pour laquelle il se trouvait en dehors. Il avait beau taper sur le levier, sur la ticlette, comme on dit là-bas, et bourrer du poitrail, rien ne s'ouvrait ; enfin il fourra son nez entre le chambranle et le montant, s'effaça de côté et découvrit le procédé qu'il n'eut garde d'oublier.

Lisée, ronflant formidablement, fut tout à coup surpris de sentir une langue douce et chaude lui laver les mains et le nez : il en ouvrit tout grands les quinquets, reconnut Miraut, jeta un coup d'œil inquiet sur l'escalier, craignant l'irruption soudaine de sa tendre épouse, mais n'entendant aucun bruit et rassuré, il se laissa aller pleinement à l'attendrissement et à la joie de penser que son brave chien avait trouvé tout seul et malgré sa femme le moyen de le rejoindre.

Il le laissa monter sur le lit, le caressa et lui parla, tandis que Miraut, jappotant, riant et causant lui aussi, témoignait à sa manière sa bonne affection et son amitié à son maître.

Toutefois, prudemment, avant que sa femme ne fût de retour, il redescendit avec son camarade après avoir eu bien soin d'effacer sur le lit, autant que possible, toutes les marques du passage de la bête. Et tout l'après-midi il eut, devant la Guélotte, un air triomphant et narquois dont l'autre s'intrigua fort à chercher les causes qu'elle ne parvint point à découvrir.

Dorénavant, dès que la patronne s'absenta de la chambre du poêle, Miraut monta lui aussi faire la sieste en compagnie de Lisée, et le chasseur riait de bien bon cœur lorsqu'il l'entendait au pied du lit se ramasser pour l'élan.

— Roulée, la vieille ! rigolait-il.

Un jour pourtant que la femme ne quittait pas la maison, Miraut profita d'un instant pendant lequel elle passait à la cuisine pour entre-bâiller la porte du bas de l'escalier et se faufiler vivement derrière. La femme, préoccupée, revenait sans faire attention à lui et ne pensait d'ailleurs guère à le surveiller.

Alors, avec des précautions infinies pour ne pas que le grelot sonnât, il monta l'escalier, à pas feutrés, la tête immobile et le cou tendu, ouvrit avec non moins d'habileté silencieuse la seconde porte, grimpa sur le lit et vint se coucher en rond aux pieds de son maître où il ne dormît que d'un œil tandis que Lisée, lui, pionçait plus bruyamment.

La Guélotte n'avait rien vu ni entendu : ce fut le ronflement de Lisée qui, l'heure d'après, les trahit. Trouvant qu'il prolongeait par trop sa méridienne, elle s'en fut le réveiller sans songer trop à s'épater de trouver cependant toutes portes ouvertes.

— Tas de cochons ! piailla-t-elle en apercevant les deux dormeurs.

Lisée se frottait les paupières tandis que Miraut, très inquiet, les yeux arrondis, s'aplatissait autant que possible.

— C'était donc ça, continua-t-elle, que ma couverture se salissait si vite. Je me demandais bien aussi pourquoi ; et ce grand idiot qui le laisse faire !

Miraut violemment jeté à bas du lit, à grand renfort de coups de poing, dégringolait en grande vitesse l'escalier pour échapper aux coups de sabots, tandis que Lisée prenait un air innocent pour s'excuser :

— C'est drôle, je l'ai pas entendu monter !

Dès lors, le chien fut surveillé plus étroitement ; mais cela ne l'empêcha point de déjouer les ruses et les précautions de l'ennemie et de monter souventes fois tenir compagnie à son ami.

Entre temps, il allait faire un tour au village, visiter les cuisines amies, saluer Bellone et Philomen, explorer les fumiers, tourner autour des maisons et surtout manger de la corne devant la forge de l'ami Martin, le maréchal-ferrant.

Ah ! la corne de cheval : quel régal exquis ! Tous les chiens du village étaient les copains du forgeron Martin et ne manquaient jamais de lui rendre visite au passage. Très souvent un cheval était là, attaché par le licou à la boucle du mur, attendant son tour de ferrage.

Attentivement, Miraut, comme les camarades, regardait l'apprenti empoigner le boulet, soulever le sabot, et suivait avec des regards de convoitise les mouvements du rogne-pied qui coupait des lames translucides de corne, ou du boutoir faisant sauter de grands bouts odorants d'une belle couleur ambrée.

Fraternel, pour que les braves toutous ne s'exposassent point à recevoir un malencontreux coup de pied du carcan, Martin ramassait à poignées la corne arrachée et la jetait à Miraut ou aux autres amateurs en leur disant régulièrement :

— Tiens, mon vieux, fiche-t'en une bosse, mais tu ne viendras pas péter chez moi !

Car on reconnaissait aisément, à la puissance asphyxiante des gaz qu'il lâchait, les jours où Miraut avait fait une tournée fructueuse à la forge de Martin.

Miraut connaissait intimement toutes les ressources de la maison, et la Guélotte renonça à le laisser jeûner quand elle s'aperçut qu'il était de taille à se servir tout seul.

Ce n'était point pour rien qu'il avait appris à ouvrir les portes des chambres ; bien que les verrous et targettes fussent un peu plus compliqués ici, il en vint tout de même à bout, et certains jours fit… gueule basse sur tout ce qu'il trouva de comestible, chanteaux de pain, platées de choux, voire de respectables bouts de lard.

Il y eut bien discussion à la maison ces soirs-là, mais en fin de compte Lisée, par des arguments frappants, tirés de ses semelles, convainquit sa femme qu'elle avait tort, ajoutant qu'au surplus, c'était bien fait pour elle et qu'à la place du chien, crevant de faim, il en aurait fait tout autant.

Un autre jour, ce fut une saucisse trempant dans de l'eau tiède au fond d'un pot juché sur un rayon, que Miraut s'adjugea : du moins fut-il soupçonné du méfait, aucune preuve n'ayant pu être fournie à l'appui de cette accusation.

La Guélotte se demandait vainement quels moyens cette grande charogne avait bien dû employer pour réussir à voler, au fond d'un pot presque plein, la dite saucisse sans jeter à bas le récipient, ni renverser d'eau, ni faire le moindre bruit.

Un pain au lait qui refroidissait sur le rebord d'une fenêtre se contracta tellement qu'il n'en resta pas vestige et Miraut fut bien encore, à bon droit, soupçonné d'être pour quelque chose dans ce vol domestique, car la bonne femme crut remarquer, parmi ses poils de barbe, quelques restes du corps du délit.

Lisée, en toute occasion et par principe, soutenait son chien contre sa femme, mais il n'était plus question maintenant de l'empoisonner ou de le tuer ; Miraut, depuis longtemps, avait de haute lutte conquis au village et dans la maison droit de cité.

Comme le temps n'était guère favorable, Miraut n'était pas tenté d'aller pérégriner par les champs et par les bois, mais dès que les jours devinrent plus soleilleux et plus tièdes, il regarda plus souvent du côté de la forêt et, chaque fois que Bellone, libérée par son maître, vint le trouver, il n'hésita pas à s'offrir en sa compagnie une petite partie de chasse.

Il partait rarement seul, mais quelquefois il arriva que les hasards d'une sortie amenèrent la chienne en rase campagne, où elle trouva du fret et lança un lièvre.

Attentif instinctivement à tous les bruits qui l'intéressaient, Miraut ne se trompa jamais dans ces cas-là. Reconnaissant les coups de gueule de sa camarade, où qu'il fût, quoi qu'il fît, il n'hésitait point, lâchait la maison, plaquait Lisée, puisqu'il ne voulait pas venir, et filait à la voix.

Dès qu'il approchait, il écoutait avec attention. S'il s'apercevait que la chasse s'éloignait, il redoublait de vitesse et, de minute en minute, donnait de la gorge lui aussi pour annoncer sa venue ; si, au contraire, elle se rapprochait et venait de son côté, il réfléchissait un instant, filait dans le plus grand silence occuper le passage qu'il jugeait le meilleur et, comme les renards, attendait, légèrement dissimulé, la venue du capucin pour lui bondir dessus et lui casser les reins d'un bon coup de mâchoire. Il en pinça ainsi plus d'un, mais en manqua pas mal aussi, car un lièvre qui n'est pas fatigué ne se laisse pas comme ça passer la dent en travers des côtes.

Sans perdre de temps, si d'aventure il avait réussi, il dépouillait sa proie, lui ouvrait le ventre, léchait le sang, engloutissait les entrailles et continuait à s'emplir jusqu'à ce que la chienne arrivât.

Quelquefois, il faut le dire, cela n'allait pas tout seul, et Bellone, furieuse, craignant de n'avoir point sa part, reprenait violemment le tout en grognant férocement ; au début, il hésitait à se hasarder à remordre, mais quand il se fut aperçu qu'il ne risquait que de fort anodins coups de dents, il revint bâfrer hardiment avec elle au même morceau. Quand ils avaient pris ensemble le lièvre, ils se mettaient à tirer de toutes leurs forces, l'un à la tête, l'autre au derrière ; ensuite, chacun de son côté dévorait la part qui lui était échue au petit bonheur du déchirement.

Il n'y eut jamais entre eux de grandes batailles, de légers différends tout au plus, des coups de dents un peu secs et des grognements un peu vifs et seulement lorsque la proie n'était pas très grosse. Mais lorsqu'il y avait beaucoup à manger, celui qui était en avance se régalait d'abord et abandonnait ensuite et de fort bon gré à l'autre le reste de la pitance, au besoin même il l'appelait s'il tardait trop à trouver le lieu du festin.

Il arriva aussi qu'ils ne furent pas que les deux pour le partage. Souvent à leur chasse se joignit un troisième larron, connu ou inconnu, chien d'un chasseur du village voisin, accouru à la voix, qui participait à la randonnée dans l'espoir de partager la prise.

On le laissait faire naturellement et donner de la gueule lui aussi, car durant la poursuite on n'avait pas le temps de chercher noise à un auxiliaire, convié ou non. Mais, si d'aventure le lièvre était pris, c'était une autre affaire et les choses tant soit peu se corsaient.

D'un commun accord alors, Miraut et Bellone, par des grognements fort significatifs, priaient l'intrus d'aller quérir pitance ailleurs. S'il insistait, ainsi qu'il faisait toujours, ils se précipitaient simultanément sur le malheureux et lui administraient à coups de crocs une de ces danses qui le décidait, sans plus d'hésitation, à se retirer bien vite en hurlant.

Le vaincu n'allait cependant pas bien loin. Derrière le premier buisson, à une cinquantaine de sauts du lieu du carnage, il s'arrêtait, surveillant anxieusement le repas des deux alliés, espérant qu'ils ne mangeraient pas tout et oublieraient peut-être quelques os demi-rongés ou quelques morceaux de peau dont il ferait ses délices.

Grognants et terribles, ces jours-là, Miraut et Bellone bâfraient avec une voracité effrayante, comme des loups vraiment affamés. Il semblait que la présence de ce spectateur intéressé décuplât leur appétit qui, en temps normal, était déjà pourtant magnifique ; pour ne rien laisser à l'autre, ils se seraient fait taper : poil, os, griffes, tout y passait. Ils reléchaient la place ensanglantée, partout où le gibier avait été traîné, et ne s'éloignaient que lentement en se pourléchant les babines. Et souvent même, lorsque le malheureux, jaloux et affamé, s'amenait craintivement pour voir si rien n'avait été oublié, ils se retournaient, piquant de concert une nouvelle charge sur lui dans l'appréhension ou le remords de n'avoir pas, par hasard, tout engouffré jusqu'au dernier vestige.

 

CHAPITRE VI

Un soir que le grand François de la ferme des Planches s'en était venu au village avec sa chienne, il y eut, parmi toute la gent canine mâle du pays. une grande perturbation.

Sans doute le fermier ne fit que traverser le pays sans presque s'y arrêter et sa chienne ne fit aucune station, mais bientôt, devant les seuils où ils dormaient, sur les fumiers où ils quêtaient, derrière les maisons où ils rôdaient, les Azors dressèrent le nez, humèrent à petits coups, reniflèrent longuement, puis joignirent les oreilles, arrondissant les quinquets et, prenant le vent, vinrent tous, à la queue leu leu, tomber sur le sillage odorant qui les avait si profondément émus.

Rien ne les retenait : fidélité au logis ou au maître, soif et faim, sentiment du devoir ou de l'honneur : ah bernique ! Tom, de l'épicier, abandonna la boutique ; Berger, qui devait repartir à la pâture, lâcha d'un cran son troupeau de vaches ; Turc, du Vernois, quitta la voiture du meunier ; Miraut plaqua froidement, si l'on peut dire, son maître Lisée ; le roquet de l'abbé Tâtet planta là toute idée de religion et de pudeur, et jusqu'au Souris de la vieille Laure qui s'évada lui aussi de sa cuisine protectrice et prit, les yeux hors de la tête et bavant de désir, le chemin des Planches.

Tous les cabots des fermes environnantes rôdaillaient déjà autour de la maison, et d'autres des villages voisins, prévenus on ne sait comment, arrivaient encore à toutes jambes, le nez au vent et le cou tendu, tirant une langue d'un demi-pied.

Seul, le vieux Samson du moulin de Velrans, trop vieux et ayant reçu tout dernièrement de Turc, son ennemi, une raclée terrible au cours de laquelle il avait eu l'oreille horriblement déchirée, avait jugé prudent de rester chez lui. Encore n'était-on pas très sûr que, dans sa maison retirée, située à plus d'une heure de la ferme des Planches, il avait pu être touché par la nouvelle odorante qu'une chienne se trouvait en folie dans son canton.

François n'était pas encore à deux cents mètres du village que déjà Turc, Miraut, Tom et Berger, pour ne citer que les plus forts, arrivés bons premiers, le flanquaient à droite et à gauche en jetant sur sa chienne des regards non dissimulés de concupiscence et de convoitise.

— Allons, bon ! ragea-t-il, car il ne s'était encore aperçu de rien ; allons ! cette vache-là va encore se faire emplir si je n'y fais pas attention. Mais je vais la barricader sérieusement.

Et arrachant une trique à la haie du chemin, il la brandit de façon significative, en prenant un air menaçant, afin d'empêcher les suiveurs de venir trop près. François n'ignorait pas qu'il faut très peu de temps à un vieux praticien pour se mettre en batterie et perpétrer l'acte d'amour. Turc pour cela était connu long et large. S'il est des chiens timides qui meurent puceaux, lui n'était fichtre pas de cette catégorie ; les autres, pour être moins réputés, n'en étaient pas moins des gaillards hardis et entreprenants, sauf toutefois Miraut qui n'avait point trop encore, au su du public, fait ses preuves.

Dès qu'il arriva à la maison, François fit rentrer la chienne la première, menaça d'un geste de son bâton les galants désappointés, mais pas découragés, qui le regardaient attentivement et sans avoir le moins du monde l'air de vouloir s'enfuir.

Les portes refermées, ils rôdèrent d'abord assez loin de la ferme, tournant de tous les côtés, repassant plusieurs fois aux mêmes endroits, examinant avec soin, guettant les issues, portes, fenêtres et lucarnes, notant les points faibles de la forteresse, cherchant à déterminer l'endroit précis où la chienne pouvait bien être enfermée. Ils se croisaient, se rencontraient, s'arrêtaient fixe, droit sur leurs pattes, dédaignant de se reconnaître, se jugeant sommairement, selon leur taille et leur force, et le plus souvent, au bout d'un instant, passaient sans desserrer les mâchoires, sans même froncer le nez, continuant individuellement leurs recherches et investigations. La proie amoureuse était loin encore et ils n'avaient point, en effet, trop lieu de se disputer avant l'heure ce qu'ils n'étaient que fort peu certains d'obtenir. Ils faisaient pourtant deux cercles bien tranchés d'assiégeants : au centre et le plus rapprochés de la ferme, les gros, les grands, les forts : Turc le doyen, Miraut le hardi, Tom le joyeux, Berger le taciturne, quelques inconnus des métairies environnantes ou des villages circonvoisins ; plus éloignés, les petits, les mesquins, les roquets, non moins ardents ni acharnés que leurs camarades, mais craignant à plus d'un titre les coups de crocs et les radées des premiers.

François, de temps à autre, sortait pour vaquer à sa besogne. Comme il ne manquait, à chaque occasion, de proférer à leur adresse des injures et de leur faire des gestes menaçants, ils n'osèrent point, tant qu'il fit jour, se rapprocher de la maison ; mais avec la nuit, le silence et les ténèbres, ils s'avancèrent peu à peu et cernèrent tout à fait la demeure. Les distinctions et les barrières avaient disparu entre eux également : roquets, moyens et molosses se trouvèrent réunis et confondus dans le même désir du siège à faire de cette place forte bien défendue, pour en conquérir la châtelaine, dame commune de leurs pensées.

Toutes les ouvertures de la maison de François furent tour à tour, et par chacun des galants, minutieusement visitées, sondées, vérifiées, senties, reniflées ; mais le patron, qui savait à quoi s'en tenir, avait eu soin de faire lui-même, avant de se coucher, la tournée des portes et fenêtres, poussé tous les verrous, fermé toutes les trappes, bouclé tous les guichets, s'était assuré que rien ne clochait non plus dans la fermeture des fenêtres et que ne manquait aucun carreau.

Il avait cependant, comme trop petite et infranchissable, négligé de fermer l'ouverture en carré qui se découpait dans le bas de la porte d'écurie et par laquelle, chaque matin, les poules sortaient pour aller aux champs.

Cette circonstance favorisa les roquets. Tour à tour, ils essayèrent de s'introduire par l'ouverture en question, mais elle était décidément trop étroite et, l'un après l'autre, ils durent tous y renoncer. Pourtant Souris, qui, très mal vu et très poltron, se trouvait au dernier rang, s'avança lui aussi pour tenter l'aventure. Il était si mince, qu'il passa facilement la tête et les pattes de devant dans le guichet, le bas du poitrail touchant le seuil ; mais, très enhardi par ce léger avantage, il tira en avant de toutes ses forces et, les flancs aplatis, le ventre comprimé, les pattes de derrière totalement allongées, il réussit tout de même à s'introduire tandis que les camarades, au dehors, furieux de ce succès, écoutaient, grognaient et reniflaient au trou, redoutant que la chienne se trouvât là et, faute de grives on mange des merles, se laissât faire par ce méprisable animal.

Mais la bête n'était pas là. Prudent, François l'avait séquestrée dans une pièce inoccupée du rez-de-chaussée et qui n'avait, pour toute ouverture, en dehors de la porte intérieure de communication, qu'une fenêtre scellée dans le mur et assez élevée au-dessus du sol pour prévenir, croyait-il, toute tentative des assiégeants, si lestes et si bien découplés qu'ils fussent.

Souris, dans la place, fureta avec ardeur, mais ne trouva rien. Malheureusement pour lui, son manège inusité, ses trottinements étourdis, ses reniflements trop bruyants émurent dans leurs cages les lapins, réveillèrent les poules et le coq qui gloussèrent et piaillèrent. et les vaches et les bœufs, eux aussi, étonnés et agacés de ces frôlements, se levèrent en secouant leurs chaînes et en meuglant avec fureur.

Les bêtes ne meuglent jamais pour rien, surtout la nuit. François, réveillé par leurs cris, pensa qu'il se passait à son étable quelque chose de sûrement pas ordinaire ou que l'une de ses bêtes était peut-être malade. Il se releva, enfila son pantalon, chaussa ses sabots, prit d'une main une lanterne allumée, de l'autre saisit une trique et alla « clairer » ses vaches.

Entendant la sabotée, Souris, effrayé, jugea qu'il était grand temps de déguerpir et se précipita vers la porte. Mais le fermier le vit et, dans la demi-obscurité, ne sachant à qui il avait affaire, croyant peut-être que c'était une bête puante, fouine ou putois, qui venait à ses poules, il lui lança à toute volée sa trique dans les côtes et courut à sa poursuite.

Souris hurla de peur en entendant le ronflement du bâton, car l'autre ne l'avait pas touché, et, dans son trouble, dépassa la porte. Revenu bien vite en arrière, il engagea dans le guichet la tête et les pattes, croyant échapper, mais l'opération était difficile, la traversée laborieuse et François, baissant sa lanterne, reconnut un sale roquet qui se tortillait comme un ver pour ficher son camp.

Furieux, il le saisit un peu en arrière de la nuque, par la peau du dos, lui fit rebrousser chemin en le tirant à lui et l'emporta ainsi suspendu à sa cuisine, après avoir toutefois barricadé avec un tronc de poirier l'ouverture dangereuse.

— Sacré bougre de salaud, grognait-il, si c'est pas malheureux ! Ça n'est pas gros comme le poing et ça veut sauter des chiennes dix fois plus hautes que soi. Mais, sacré dégoûtant, tu n'arriverais seulement pas, en te dressant, à lui lécher le cul !

Nonobstant, Souris, toujours prisonnier, renâclant et soufflant, le corps autant que possible rattroupé, la queue entre les jambes, tremblait comme la feuille, en se demandant ce qui allait lui arriver.

— Attends, nom de Dieu ! je vais t'apprendre, moi, à venir aux femelles, menaça le fermier.

Et l'azor provisoirement attaché au pied du buffet, il prépara un vieil arrosoir qu'il avait en réserve et se disposa, au moyen de nœuds savants où le fil de fer et la ficelle se mêlaient, à attacher à la queue du roquet cette ferraille sonnante. Quand ce fut préparé, saisissant le chien par le collier, il l'amena jusqu'au seuil de la porte qu'il ouvrit et le lança dans la nuit avec un vigoureux coup de pied au derrière. Ensuite de quoi il fit claquer son fouet fortement en hurlant à l'adresse des autres :

— Venez-y donc, tas de salauds, si vous voulez que je vous en fasse autant !

Sur ce, il referma la porte et regagna son lit.

Aux claquements de fouet et aux coups de gueule de Souris suivis du charivari provoqué par l'arrosoir sonnant sur les cailloux, il y eut dans les lignes assiégeantes un silencieux et prompt et général mouvement de retraite.

Souris, traînant sa ferraille, après avoir couru un instant avec cette grosse caisse particulière qui lui battait les fesses, s'était arrêté bientôt, n'étant plus poursuivi, et essayait, des pattes et des dents, de désolidariser sa queue d'avec ce tintamarresque assemblage. Les autres, prudemment accourus, le regardaient et le flairaient ; mais l'attention qu'ils lui prêtèrent fut de courte durée, et, deux minutes plus tard, repris par leur désir et rassurés par le silence, ils étaient déjà revenus flairer les ouvertures et ronger les portes.

Toute la nuit, mais en vain, ils travaillèrent à cette besogne. Au petit jour, la sortie du fermier les décida prudemment à gagner le large, mais ils ne s'éloignèrent pas beaucoup. Insensibles à la soif et à la faim, nourris par leur seule fièvre amoureuse, ils rôdaient aux alentours, ne perdant pas de vue la maison, attentifs à toute sortie, prêts à s'élancer dès que paraîtrait la chienne. Pas un ne déserta ; cependant quelques-uns, las de rester debout ou de trotter en vain, s'étaient choisi derrière un mur ou un buisson un léger abri, et de là, couchés sur le ventre, les pattes allongées en une attitude héraldique, ils attendaient, la tête droite, le nez frémissant, les yeux attentifs, prêts à bondir au premier bruit, à la première senteur, au premier signal intéressants.

Vers midi, François ayant, pour ses besoins, fait sortir la chienne, tous simultanément, comme mus par le même ressort, sautèrent sur leurs quatre pieds, se réunirent en un groupe compact et suivirent avec des yeux arrondis et brillants tous les pas et évolutions du maître et de la bête. Dès qu'ils furent rentrés, il y eut une ruée générale de tous ces mâles vers les lieux parcourus. Les museaux ardemment se précipitaient aux endroits où la chienne s'était arrêtée, et ils léchaient, reniflaient, humaient, très excités, bougeant les narines, fronçant les sourcils, puis tour à tour levaient la patte pour lâcher un jet saccadé, se bousculant, se grognant des injures, se menaçant de leurs crocs afin de conquérir les bonnes places, lécher les premiers et compisser expressément le bon endroit.

Et la plupart, et tous restèrent là à rôdailler et à renifler sur cette piste humide jusqu'à ce que la nuit revînt et que le même siège que la veille recommençât, sans Souris toutefois, lequel, dégoûté à juste titre, était redescendu au village, son arrosoir au derrière, à la grande joie des gamins et à la grande colère de sa patronne.

Lisée, cette fois, ne fut pas inquiet sur le sort de Miraut. Il savait que tous les chiens du pays manquaient à l'appel et connaissait la cause de leur absence.

« Il fait comme tous les autres ! songea-t-il. J'avais toujours pensé, depuis l'histoire de Bellone, qu'il serait porté sur la chose. »

Cependant, deux jours et trois nuits passèrent sans amener d'autre résultat que de faire partir, pour un temps au moins, les affamés et les timides ; mais les forts, les costauds, eux, restaient tous là, de plus en plus excités et furieux peut-être aussi d'être si longtemps tenus en haleine pour rien. Ils devenaient extrêmement audacieux, et lorsque François sortait sa cagne, comme il disait, malgré les menaces du bâton, ils se rapprochaient chaque fois davantage. Ils se rapprochèrent si près même, que Turc put hasarder quelque part un galant coup de langue, dont la femelle ne fut guère effarouchée, puisqu'elle détourna la queue de côté afin d'être parée pour toute éventualité.

Turc, qui était, si l'on peut dire, un lapin, et qui la connaissait, se porta de côté, levant carrément le train de devant, et tandis que François, un instant distrait par une voiture qui passait, ne faisait plus attention, pensant qu'il n'aurait pas le culot…

Il l'avait bel et bien ; mais cela ne faisait point l'affaire des camarades, qui, furieux de cette préférence, se précipitèrent avec ensemble sur le galant et se mirent en devoir de lui rendre de concert les piles qu'il leur avait distribuées à tous en détail.

François profita du conflit pour rentrer sa chienne vivement, en suite de quoi il revint, en amateur, assister à la bataille. Une mêlée terrible agitait ces sept ou huit mâles qui se secouaient à pleines gueules, mordant, grognant, hurlant, griffant et déchirant. Ceux qui avaient le dessous piaillaient, cherchant à pincer la gorge pour l'étrangler ; ceux qui étaient dessus piétinaient de leurs pattes armées et tenaillaient avec une rage frénétique les vaincus. Ce n'était plus à Turc seulement qu'on en voulait ; tous maintenant se détestaient ; la mêlée était devenue confuse : on lâchait un adversaire pour en attaquer un autre, et il n'y avait pas de raisons pour que cela finît avant qu'ils ne fussent tous ou presque hors de combat. Au bout d'une heure, pas un n'était indemne ; certains boitaient, les muscles des pattes troués, les os meurtris ; d'autres saignaient et se léchaient ; d'autres, la mâchoire transpercée, les oreilles déchirées, se secouaient avec douleur ; Berger avait eu l'extrémité de la queue rasée net d'un coup de dent ; Tom, une oreille décollée, s'écartait ; seul à peu près, dans cette affaire, Miraut, qui pourtant s'était toujours tenu au plus épais de la bataille, et avait cogné et mordu en conscience, s'en tirait sans trop d'anicroches, un peu serré et froissé peut-être, mais n'écopant que de quelques coups de dents et d'insignifiantes déchirures à la cuisse.

Cette échauffourée refroidit notablement les enthousiasmes et la plupart des combattants se retirèrent ; de toute la bande restèrent Turc, acharné tout de même malgré une patte en lambeaux qui avait abondamment saigné, et Miraut, qui eut bien soin d'ailleurs, ainsi que son rival, de se dissimuler derrière de vagues buissons pour se soigner en paix.

Le fermier s'aperçut bientôt que tous les assiégeants fichaient le camp ; du moins il le crut, n'ayant pas remarqué les deux fanatiques qui veillaient malgré tout.

Il se réjouit de la chose, qui lui permettait de laisser sa chienne sortir un peu. Immédiatement, il alla la chercher dans la chambre, où elle ne tenait pas en place, pleurant et grognant, pour l'amener devant la porte où elle devrait rester sous sa surveillance.

Il se mit à scier du bois et la fit se coucher dans un petit coin, sur de la sciure, à l'abri d'un tas de bûches.

L'autre, qui avait meilleur nez que son maître, éventa tout de suite les deux galants et, filant subrepticement sans crier gare, rejoignit aussitôt Miraut, qui se trouva être le plus proche de la maison. Mais prudemment, avant d'en venir aux actes, les deux amoureux mirent plusieurs centaines de mètres ainsi que quelques haies protectrices entre eux et le patron.

Cependant Turc avait vu lui aussi, et bientôt il fut là. Fort de son habitude et d'un droit qu'il croyait bien consacré, il se prépara, sans même prendre garde à Miraut, à recommencer le coup qui lui avait si mal réussi l'heure d'avant. Un tel toupet n'était pas pour faire plaisir à celui-ci, et il le lui fit bien voir en administrant à l'invalide, que sa patte mettait dans un état d'infériorité notoire, une de ces piles magistrales, une volée de coups de crocs telle, que Turc, boitant plus que jamais, bien vaincu et dépossédé de son antique privilège, se sauva à une centaine de pas, tandis que Miraut, triomphant, jouissait enfin devant lui d'une victoire si laborieusement conquise et si patiemment attendue.

Courbé sur son chevalet, au bout de quelques instants, François, ayant jeté un coup d'œil sur sa chienne, ne vit plus que la place où elle était couchée.

— Sacrée garce ! jura-t-il, je parie qu'elle leur court après ; pourvu qu'il ne soit pas resté un de ces salauds-là aux alentours !

Et, sans perdre de temps, il partit à sa recherche, un bâton à la main.

Ce ne fut qu'au bout d'un quart d'heure qu'il découvrit le couple, attaché cul à cul, attendant stupidement que cela voulût bien se détacher.

Il poussa un juron furieux et se précipita. Les deux prisonniers sexiproques, effrayés, tirèrent chacun de son côté et se décollèrent.

— Bougre de cochon ! grommela-t-il en s'élançant sur Miraut, qui ne l'attendit point.

Mais, songeant qu'il était arrivé trop tard, qu'il n'y avait plus rien à faire, que tout était consommé, pris d'admiration malgré tout pour ce gaillard qui l'avait si bien roulé :

— Oh ! et puis m… ! ajouta-t-il. Puisque tu as commencé, continue tant que tu voudras. Je ne vois pas pourquoi vous vous en priveriez plus que le reste de l'humanité. C'est égal, fripouille, dans deux mois il faudra que je m'appuie la corvée d'assommer ta progéniture. Tu pourrais pas les bouffer ou les noyer toi-même comme… oh ! quoique…

Et philosophiquement, François les laissa à leurs amours, et Miraut, ayant tanné Turc et grandi par une telle victoire, eut la suprématie et fut le coq de tout le canton.

 

CHAPITRE VII

Avec l'automne revint l'ouverture, et Miraut et Lisée connurent derechef les joies pures des matins de chasse.

C'était pourtant, pour les chasseurs et pour les chiens, une mauvaise année que cette année-là. Depuis plus de deux mois, ce qui avait permis d'admirables moissons et laissait espérer une vendange d'une merveilleuse qualité, un soleil implacable avait pompé sans relâche toute l'humidité de la terre, séchant les bas-fonds, tarissant les sources, faisant baisser le niveau des rivières.

Les prés « grillaient », disaient les paysans ; tout espoir de regains s'évanouissait et, dans la forêt, atteinte elle aussi, les frondaisons, précocement mûries et roussies, tombaient et jonchaient le sol. Lorsqu'on marchait dans les tranchées ou les clairières, cela faisait un bruit de foulée qui s'amplifiait considérablement : un saut de grenouille, le moindre grattement de mulot ou de musaraigne, le saut d'un merle venu sur le sol pour écarter les feuilles et chercher des graines ou des vermisseaux produisaient un cliquettement comparable, quant à l'intensité, à une course de renard ou à une fuite précipitée de bouquin.

Passé huit heures du matin, il était vain d'espérer lancer un lièvre ; suivre une piste à plus de deux cents mètres au dehors du taillis était absolument impossible, et Miraut et Bellone, et Lisée et Philomen connurent des matins où, malgré la meilleure volonté du monde et le profond désir et le merveilleux travail des chiens, on doit quand même rentrer bredouille.

Bien avant le lever du soleil, pour profiter, dans les bas-fonds abrités, d'une vague et problématique rosée, ils partaient tous quatre de concert. Les chiens quêtaient avec frénésie, trouvaient de-ci de-là de mauvais frets, hésitaient sur les rentrées parmi de vagues pistes à peine frayées, très embrouillées et extrêmement ténues.

Ce fut là que l'intelligence de Miraut et son sens profond de la chasse s'accrurent encore et se développèrent.

Le nez ne lui donnant que d'insuffisantes indications, il regarda aussi avec ses yeux, fit des efforts de mémoire, rapprocha certains faits, évoqua les chasses passées et, selon le sens de ses conclusions, visita telle cache plutôt que telle autre, ce fourré-ci de préférence à celui-là.

On arrivait tout de même à lancer grâce à lui. Mais si les chasseurs n'étaient point à portée pour arrêter l'oreillard dès le début de sa course, cinq minutes plus tard, ayant gagné la plaine ou quelque chemin, c'était fini et bien fini ; Miraut et Bellone, le nez obstrué, éternuant dans la poussière, renonçaient à la poursuite, d'autant que la chaleur, une chaleur impitoyable, leur faisait tirer une langue de six pouces au moins.

Ah ! c'est quelquefois un rude métier que celui de chien, et, la saison d'avant, la chasse n'était guère plus drôle. Les pluies, cette année-là, avaient détrempé le sol et on ne pouvait flairer une piste sans que les narines ne s'emplissent d'eau immédiatement, ce qui vous faisait éternuer des cinq minutes consécutives. Et si l'on voulait suivre parmi les hautes herbes, l'eau ruisselante lavait tout fret, dissolvait toute odeur, au point qu'il était absolument impossible de faire revenir le gibier quel qu'il fût, renard ou lièvre, au canton du lancer.

Du moins, dans ces moments-là, si pénibles qu'ils soient, la soif ne torture pas les chiens, et s'ils étaient, après chaque partie, trempés comme des soupes, une heure après ils avaient l'agrément d'être absolument secs et d'une merveilleuse propreté.

Mais avec cette terrible sécheresse, rien à faire, et des dangers étaient à craindre, car les sous-bois pullulaient de vipères qui s'y étaient retirées, cherchant la fraîcheur et l'humidité.

Une d'elles avait même un jour fichu une fameuse frousse à Lisée. Voyant Miraut immobile, tel un chien d'arrêt, il s'était demandé qu'est-ce qui pouvait bien l'arrêter ainsi, car son chien n'avait pas, en chasse, l'habitude de flâner.

« Bah ! songea-t-il, c'est un hérisson qui l'épate, et il ne sait pas par quel bout le prendre, je comprends ça. »

Néanmoins, il alla se rendre compte ; il était temps.

Devant une énorme vipère qui le fixait, Miraut, non point hypnotisé, bien sûr, mais intrigué, se demandait s'il n'allait point sauter sur cette sale bête et lui casser l'échine, tandis que l'autre, le corps replié, la tête levée, se préparait non moins fermement à se détendre et à lui flanquer une vigoureuse morsure.

— Ah ! bon Dieu !

Lisée n'avait pas hésité. En rien de temps, il avait épaulé et fait feu, et Miraut, qui ne s'attendait point à la secousse, sautait tout droit en l'air sur place, des quatre « fers » à la fois.

— Tu l'échappes belle, mon ami, félicita Lisée.

Et, Philomen arrivant, il lui montra sa chasse.

— Ces charognes-là, s'exclama-t-il, c'est la plaie de nos chiens. Une fois piqués, ils sont autant dire foutus. Non pas qu'ils en crèvent, et souvent même on les sauve, mais pas avec de l'alcali, ainsi que le racontent ces charlatans de vendeurs de drogues. C'est de la foutaise, leur « armoniac », comme ils l'appellent ; il faudrait, pour que ça fasse effet — et encore — être là tout de suite après la morsure. Et ça n'empêche pas les chiens de perdre tout odorat.

« J'ai eu un chien d'arrêt, moi, mordu comme ça, à la chasse : un quart d'heure après, mon vieux, il avait enflé, enflé, tellement enflé, qu'on ne lui voyait pas plus les pattes qu'à un cochon gras prêt à saigner. La pauvre bête était insensible à tout. Sais-tu ce que j'ai fait ? C'est un vieux remède et, crois-moi, il vaut mieux encore que toutes les saloperies des vétérinaires qui n'y connaissent rien, rien du tout, absolument rien, tu m'entends, et ne sont qu'une bande de jean-fesses. J'ai pris une forte épine, une solide branche d'églantier garnie de tous ses dards, et, avec cet outil, je me suis mis à taper sur mon chien à grands coups, de tous les côtés, dans tous les sens, en ne laissant aucune place, pas un endroit, où la peau ne soit mordue et piquée et déchirée par les aiguillons. « Il n'a pas plus bougé qu'une souche : je te l'ai dit, il ne sentait rien ; le soir, je lui ai, de force, fait prendre un peu de lait. Au bout de quatre ou cinq jours d'immobilité et d'abrutissement, il lui est venu sur la peau des sortes de poches, des cloques pleines d'un liquide vaguement coloré, et qui perçaient de temps à autre. À partir de ce moment-là, il a désenflé petit à petit et a été sauvé.

« Il s'est même très bien guéri et je ne me suis pas aperçu que son nez ait été moins subtil, mais il était devenu craintif et froussard ; à aucun prix il ne voulait suivre les haies, surtout quand elles étaient garnies d'herbes sèches, car c'était en en faisant une qu'il avait été mordu par la vipère.

« Tu vois qu'il leur en reste toujours quelque chose, et il est préférable que Miraut n'ait pas eu à passer par de telles étamines. »

On continua la promenade et l'on gravit le Geys. Naturellement, on ne put lancer, mais on s'arrêta au haut de la roche qui domine tout le riche vallon de Longeverne, si facile à exploiter, à défruiter, et l'on contempla un instant le paysage.

— Est-ce tondu, bon Dieu ! est-ce rasé ! disaient les deux hommes en fixant la plaine aussi loin que possible.

Les chiens, cependant, s'étaient approchés eux aussi, et, devant l'espace, reniflaient le vide béant, intrigués de ne rien sentir et de ne rien voir au-dessous d'eux.

C'est que l'œil des chiens ne peut s'accommoder immédiatement, comme celui de l'homme, à la vision à longue distance. Cela se conçoit, l'œil n'est généralement pour eux que le complément du nez ; ce n'est qu'avec une longue pratique qu'ils arrivent a s'en servir convenablement. Comme son nez, en l'occasion, ne lui permettait pas de se faire la moindre opinion, Miraut fut surpris, et il le manifesta en lâchant à tout hasard une bordée de coups de gueule dont l'accent décelait à la fois de la menace et de la frousse.

Bellone, qui connaissait mieux le pays, ou pour qui cette impression n'était plus inconnue ni même neuve, ne l'imita point, et l'on continua à gravir le Geys.

Miraut devait d'ailleurs éprouver, au cours de cette journée, bien d'autres étonnements.

Le désœuvrement, le hasard, l'espoir de trouver ailleurs ce qu'ils ne dénichaient point chez eux avaient justement amené à Ormont le gros et Pépé, qui chassaient, c'est-à-dire qui se baladaient ensemble ce jour-là.

Il y eut une retrouvaille pleine d'effusion et de joie.

— Eh bien ! on en abat ?

— Oui, des kilomètres. M'en parle pas, mon vieux, pas moyen de lancer.

— Sale temps, vraiment !

— Pas un brin de regain.

— On n'a au moins pas le mal de le faire ; ça fait qu'on est tous rentiers, maintenant.

— Oui, heureusement qu'on a eu beaucoup de foin et que la moisson a été bonne.

— Ça n'empêche qu'on crève de soif, dans ce pays ! fit remarquer Pépé.

— J'allais le dire, souligna Lisée.

— Y a-t-il pas moyen de dégoter une ferme où l'on trouvera du vin frais ?

— Mais si ; nous allons descendre aux Planches, chez François : il ne refusera pas de nous donner à boire à nous et à nos chiens, puisque, si j'en crois les bruits qui ont couru, Miraut a été du dernier bien avec sa chienne.

— Tous les vrais bons chiens sont… carnassiers, affirma Pépé ; allons chez François, j ai une pépie qui n'est pas dans un sac.

C'était uniquement pour rendre service aux voyageurs et aux passants que François leur donnait ou leur laissait, selon qu'ils étaient pauvres ou aisés, le vin qu'ils lui demandaient au passage. Selon une vieille et touchante coutume qu'il avait religieusement conservée, en même temps que le litre, il apportait toujours la miche de pain avec un couteau, car il est mieux et plus conforme aux règles paysannes de bienséance et d'hygiène de casser une croûte en buvant un verre.

Lisée qui, de temps en temps, venait lui donner un coup de main gratuit, était un ami ; aussi, dès qu'il le vit arriver avec ses camarades, il se mit en quatre pour leur « faire honnêteté », comme on dit là-bas.

Sa femme vivement essuya les verres avec un torchon propre tiré de l'armoire, et Pépé la pria cordialement, pour elle et son mari, d'ajouter deux verres afin que tout le monde pût trinquer.

Lorsque quatre chasseurs sont réunis, c'est habituellement pour parler chasse, et quand quatre chasseurs parlent chasse, on peut en déduire qu'ils en ont pour un certain bout de temps. Les litres et les litres se succédèrent sur la table ; on n'avait rien de mieux à faire qu'à boire en blaguant, de sorte que, au bout de deux ou trois heures de ce régime, si la soif avait à peu près disparu, l'appétit, par contre, était venu.

— Tu n'aurais pas un bout de lard par là et des œufs à nous faire cuire ? questionna Philomen.

— Mais si, mais si ! Tant que vous voudrez, s'empressa François, toujours d'avis.

— Ah ! et puisqu'on est réunis, zut ! ça n'arrive pas si souvent, on va faire un peu la « bringue ». Tu n'as pas un poulet bon à saigner ? demanda le gros.

— Il y a tout ce qu'on veut, répondit François.

— Montre-le-moi donc, que je lui flanque un coup de fusil.

— Ne laisse pas sortir les chiens, intervint Lisée ; si Miraut, qui a eu autrefois du goût pour ces sacrées bestioles, te voyait tirer sur une d'elles, il serait dans le cas d'exterminer tout le reste.

Un instant après, les chiens, dûment enfermés dans la pièce, sursautaient au coup de fusil et se mettaient à brailler à plein gosier, ce qui fit rire aux larmes les gosses de François.

Une saucisse fut adjointe à ce menu improvisé, et l'on fit, en pleine semaine, une de ces ripailles comme seuls chasseurs pris impromptu savent en faire.

On raconta, ma foi, des histoires de chasses édifiantes et admirables et d'autres qui, pour toucher à des sujets plus profanes, n'en étaient pas moins hautes en couleur et fort savoureuses.

Cependant, Miraut, qui avec ses camarades chiens avait recueilli quelques reliefs du festin, était en train de se torcher le derrière à sa façon. L'orifice en question sur le sol, bien assis, la queue en l'air, les jambes de derrière allongées et passant de chaque côté des autres, il progressait de ses seules pattes de devant, son postérieur frottant le plancher en appuyant contre de tout son poids.

— S'il allait se planter une écharde dans le cul ! s'écria François.

— Penses-tu qu'il n'a pas regardé avant ! c'est un malin !

— Je me souviens avoir lu quelque part, intervint Pépé, l'histoire de Gargantua qui épata son paternel en inventant, encore tout jeunet, des tas de torche-cul. Miraut est un type dans son genre. Savoir encore si le nommé Gargantua, s'il avait eu des pattes au lieu de mains, aurait été capable de trouver celui-là.

En entendant son nom, Miraut revint se dresser contre la table pour demander un os, une peau de saucisse ou une couenne de lard. On lui donna, mais comme il insistait toujours et que cela devenait inconvenant, Lisée, déjà un peu excité par les libations, lui dit :

— Tu veux boire un coup, mon petit ? Tiens.

Et il lui tendit son verre plein de vin, que le chien flaira et duquel il se détourna avec dégoût.

Là-dessus, nouvelles histoires de chiens et d'autres bêtes à poil et à plume ayant mangé ou bu les choses les plus extraordinaires et les plus bizarres qu'on pût rêver.

— C'est égal, jamais mes chiens n'ont bu de vin, affirma Lisée, et la bourgeoise voudrait bien que je leur ressemble de ce côté-là.

— Qu'est-ce qu'on deviendrait, s'exclama Pépé, si on n'avait pas le jus de la treille pour se consoler de l'existence ? Ah ! le père Noé était un sacré bougre, et nous lui devons tous une fière chandelle.

Comme Miraut revenait à la charge, Philomen conseilla :

— Montre-lui voir le miroir, ça l'épatera.

On décrocha du mur une petite glace et on la plaça devant le chien, qui ne vit d'abord rien du tout, puis, s'apercevant que cela bougeait et remarquant son double dans le cadre, s'approcha tout près afin de flairer cet être qu'il ne connaissait point.

Son nez heurta le verre, touchant ainsi au nez de l'adversaire. Comme nulle odeur ne monta, il ne tenta point, ainsi que certains singes, de regarder derrière : son opinion était faite ; s'il eût connu l'Ecclésiaste, il aurait certainement dit que tout cela n'est qu'illusion, abus et vanité ; il le pensa, du moins, ou quelque chose d'analogue, car il s'en fut se coucher dans un coin auprès des autres.

— Ça leur fait honte, concluait à tort le gros en continuant de boire.

Vers cinq heures, comme le jour baissait, on régla la dépense, qui ne montait pas à quarante sous chacun, et l'on prit congé de l'ami François et de sa femme après avoir donné une dizaine de sous d'épingles à ses gosses, ce dont il se défendit d'ailleurs très vivement.

— C'est malheureux, maugréait Pépé, je n'ai pas pu tirer un seul coup de fusil aujourd'hui.

— Moi si, répliquait Lisée, j'ai tué une vipère.

— Belle chasse ! vraiment.

— On fait ce qu'on peut, affirma Lisée, on n'est pas des bœufs.

— C'est pas comme les gens de Vernierfontaine, du moins à ce qu'en disait le capitaine Cassard, un vieux dur à cuire pas très catholique, et à qui ils avaient fait pour cela pas mal de petites saletés.

« — Capitaine, je crois que les gens d'ici sont bien dévots ?

« — Oh ! répliquait le père Cassard, ils sont assez vieux pour être des vaches ! »

— Ça ne fait rien, ça m'embête de ne pas dérouiller aujourd'hui ; parions que si tu lances ta casquette en l'air, je te la perce !

— La belle affaire, je parie d'en faire autant !

— Eh bien, chacun à tour de rôle va lancer son couvre-chef, et le voisin va tirer dedans. On tire avec du quatre ; celui qui mettra le moins de plombs en sera pour l'apéritif.

— Penses-tu que je veux lancer la mienne ! protestait Philomen ; elle est quasi toute neuve, je ne l'ai portée qu'un an. Ma femme gueulerait salement !

— Ah ! m… pour les femmes ! À la guerre comme à la guerre ! ordonna Lisée.

Et, ayant armé leurs fusils, chacun à tour de rôle fit feu sur la casquette du copain, lancée en l'air lestée d'un caillou assez pesant, afin qu'elle montât suffisamment haut.

Après le premier coup de fusil, les chiens, croyant qu'un lièvre se dérobait qu'ils n'avaient point remarqué, s'élancèrent de tous côtés en donnant. à pleine gorge.

Au second coup, ils ne donnaient pas moins, mais étaient très étonnés ; au troisième, leur épatement grandit encore en voyant Philomen ne ramasser qu'une casquette, et au quatrième, Miraut, enfiévré par l'odeur de la poudre, mais ne voyant toujours point de gibier, se demandait si Lisée n'était pas tout simplement devenu louf.

Ce fut le gros qui paya le pernod ; la casquette, la bonne casquette de Philomen, sur laquelle il avait tiré, montrant juste deux trous de plomb alors que les autres étaient littéralement criblées.

Il mit la faute sur son fusil et sur ses cartouches dont la poudre était vieille, affirmant, au reste, que deux plombs bien placés étaient plus que suffisants pour arrêter un oreillard.

 

CHAPITRE VIII

Lorsque les quatre hommes sortirent de l'auberge, il faisait nuit. Le ciel s'étoilait, l'air était tiède, un léger vent du sud-ouest courait dans les arbres du bois de la Côte, apportant distinctement les sept coups de l'heure qui sonnait à la tour de l'église de la grande paroisse, à une lieue de là.

— Ah ! se réjouit Lisée, c'est le vent du haut, cela pourrait bien tout de même nous amener la pluie ; il ne serait que temps, en vérité, si l'on veut mettre un peu les bêtes au pâturage avant les gelées et tuer quelques lièvres, histoire de payer le permis.

À ce moment, tout à coup, Miraut, qui venait de humer bruyamment le vent, allongea le cou vers le ciel et poussa un long et sinistre hurlement, hurlement de douleur et d'effroi ainsi qu'il avait fait déjà lorsqu'il entendit la première fois sonner les cloches ou qu'il se trouva perdu.

Presque aussitôt, comme s'ils l'eussent compris, Bellone, Ravageot et sa mère Fanfare l'imitèrent en hurlant éperdument eux aussi.

— Qu'est-ce qu'ils ont donc ? s'étonna le gros. On ne sonne pas, et la lune, je l'ai vu hier encore sur l'almanach, ne doit lever que vers les deux heures du matin.

Une vieille femme du pays, la mère Baromé, venait dans la direction de l'auberge. Elle souhaita le bonsoir à tous et, de ses mauvais yeux, reconnaissant péniblement, après les avoir dévisagés, Lisée et Philomen, leur demanda si son garçon Clovis ne se trouvait pas d'aventure avec eux, chez Fricot.

— Ma foi, non, répondit Lisée ; il n'y avait que nous quatre. Vous le cherchez ?

— Oui, expliqua-t-elle ; il se fait tard et nous l'attendons pour souper. J'avais pensé qu'en rentrant de Mont-Tanevis, où il était allé élaguer des frênes, il s'était arrêté pour boire un verre à l'auberge.

— Il est sans doute allé aux filles dans quelque ferme de sur la Côte, plaisanta Philomen.

Les chiens hurlaient de plus belle, et Pépé, un peu en arrière et qui n'avait rien entendu de la conversation engagée, s'écria tout haut, très étonné :

— On dirait qu'ils hurlent à la mort.

— Mon Dieu, fit la vieille en se signant, pourvu qu'il ne soit pas arrivé malheur à mon garçon !

Frappés de cette coïncidence qui n'avait pourtant pas de motif de les retenir, Lisée et Philomen n'en reçurent pas moins, comme ils le dirent plus tard, une secousse au cœur.

Ils se trouvèrent instantanément dessoulés, rassurèrent du mieux qu'ils purent leur vieille voisine et s'en retournèrent chacun chez soi, après avoir fait leurs adieux au gros et à Pépé, lesquels n'avaient à aucun prix voulu accepter à souper chez l'un ou chez l'autre et tenaient absolument à rentrer chez eux de bonne heure.

Une fois isolés, les autres chiens ne crièrent plus ; seul Miraut, de temps à autre, agité et inquiet, demandait la porte et se reprenait à hurler.

— Ça doit annoncer un malheur, prophétisa la Guélotte.

Lisée ne put s'empêcher de confier à sa femme ses appréhensions, tout en ayant soin d'ajouter qu'il pouvait fort bien avoir tort de penser à de pareilles bêtises et qu'au surplus il le souhaitait vivement.

Ils se couchèrent, mais vers dix heures, n'ayant pu fermer l'œil ni l'un ni l'autre, en raison du vacarme que menait toujours le chien, Lisée sauta du lit et mit le nez à la fenêtre. Il ne fut point étonné d'apercevoir des gens avec des lanternes qui se hélaient et déambulaient par les rues.

— Je vais aller voir, décida-t-il.

Le Clovis Baromé n'était toujours pas rentré, et sa mère, qui craignait un malheur, n'avait eu trêve ni repos qu'elle n'eût décidé son mari et ses voisins à se rendre sur Mont-Tanevis à l'endroit où son fils avait dû travailler durant l'après-midi.

Lisée s'enquit de leur affaire, puis, secoué lui aussi, il revint chausser ses souliers et, emmenant Miraut avec lui, partit rejoindre les chercheurs.

Le chien hurlait toujours et d'autres maintenant lui répondaient : Berger de sa pâture, Tom du seuil de la boutique, Turc au loin, vers le moulin, et tous ceux des alentours ; c'était sinistre.

Le chien prit le trot, et on le suivit avec peine, moitié marchant, moitié courant. On arriva tout essoufflé au sommet de la Côte et, derrière le chien toujours, on gagna rapidement le grand enclos où Clovis Baromé avait dû venir travailler.

D'assez loin, au clair d'étoiles, on apercevait la stature squelettique et triste de quelques frênes dévêtus à côté d'autres qui ne l'étaient pas, ce qui indiquait que, pour une raison quelconque, le garçon avait dû abandonner la besogne commencée.

L'anxiété grandissait : on courait maintenant derrière le chien, dont le poil du dos se hérissait, et qui bientôt s'arrêta, figé de peur, hurlant plus lamentablement que jamais.

Au pied de l'arbre, l'échine brisée, le jeune homme gisait, la figure ensanglantée par endroits, jaune, cireux, déjà froid, tué dans la chute qu'il avait dû faire. Une branche cassée presque au sommet de l'arbre attestait son imprudence et indiquait l'accident : il n'y avait rien à faire qu'à ramener au village le cadavre. Deux hommes s'en chargèrent, qu'on relaya de temps en temps, pendant que les autres pensivement suivaient : ce fut un triste retour.

La vieille et le vieux Baromé n'avaient plus que ce fils ; ils avaient déjà perdu leur aîné au régiment, où il était mort d'une pleurésie, et leur désespoir fut navrant. Les gens, devant leur douleur, ne pouvaient retenir leurs larmes, et Miraut, lui aussi, témoigna de son chagrin en hurlant, car Clovis le caressait chaque fois qu'il passait devant leur maison.

Ce fut ensuite l'enterrement et peu à peu, sauf pour les vieux, inconsolables, l'oubli fatal ; mais le chien de Lisée, dans tout le pays et aux alentours, s'en trouva grandi. N'était-ce point cette intelligente bête qui, la première, avait prévenu les gens, qui avait insisté et conduit enfin son maître et les autres sur le lieu du drame et, en cette occasion, avait en outre témoigné d'une sensibilité dont beaucoup de brutes à deux pattes n'étaient certes pas capables ?

— Miraut, c'est un sacré chien, disait-on.

Et la Guélotte, flattée tout de même, en oubliait tout à fait de le rosser et de le faire jeûner.

La chasse fut décidément mauvaise, cette saison. Les chiens, déroutés par le manque de fret et rendus furieux, poursuivaient tout ce qu'ils rencontraient, même et surtout les chats, les matous qui, attirés par le beau temps, friands d'oiseaux, s'aventuraient à travers champs et venaient se poster à l'affût, au bord des sources, afin de tuer pour leur compte personnel. C'étaient de courtes chasses qui finissaient au premier gros arbre rencontré. Le chat, effaré, grimpait bien vite, se juchait à la deuxième ou la troisième fourche et, de là, regardait de ses yeux verts, ronds et fixes, son poursuivant désappointé.

Les chasseurs venaient se rendre compte et rejoignaient leurs chiens et, quand ils avaient reconnu le gibier, cela se terminait généralement par d'amicales engueulades.

Miraut chassa aussi les renards, les renards qui, eux, ne quittent que rarement le bois, ne suivent pas de chemins, laissent un fret plus abondant, plus fort et plus facile à suivre.

— Faute de grives on mange des merles, proclamait Lisée ; autant ça que rien.

Les peaux ne valaient pas grand'chose encore, malgré l'adage courant qui les prétend bonnes dès que les citoyens à longues queues ont marché sur les éteules ; mais il y avait la prime, vingt sous pour un mâle, quarante sous pour une femelle. Naturellement, les renards tués, fussent-ils couillards comme taureaux, étaient tous, pour les besoins de la prime, baptisés renardes, avec la complicité de ce brave Jean, le secrétaire de mairie, qui d'ailleurs n'y connaissait rien du tout, n'y voyait jamais que du feu et se laissait complaisamment rouler.

Ces chasses-là ne duraient guère qu'une demi-heure, trois quarts d'heure au plus, et se terminaient, quand on ne tirait pas, par la rentrée du goupil dans son trou. Plusieurs d'entre eux furent ainsi repérés et Lisée et Philomen se promirent de préparer leurs pièges pour l'hiver, dès que les peaux seraient bonnes.

Arrivé devant le terrier, Miraut habituellement reniflait et gueulait, essayant même de s'aventurer dans l'intérieur du boyau ; mais il était trop grand et trop gros, et son maître ne l'autorisait pas à le faire. Il renonça d'ailleurs de plein gré à affronter gueule à gueule les renards à partir du jour où il fut bel et bien mordu par un vieux goupil à qui Lisée avait cassé les reins d'un coup de fusil.

Il était là sur le sol, allongé, ventant et soufflant, attendant le coup de grâce, quand le chien, très excité, furieux, arrivant à toute allure, lui sauta dessus.

En désespéré, le renard attrapa Miraut où il put, saisit l'oreille droite et ferma la mâchoire. Quand un renard blessé a mordu, c'est bernique pour le faire lâcher : Miraut, pincé, avait beau se secouer et hurler, l'autre serrait dur et ne bougeait mie.

Lisée, très inquiet et fort ennuyé, dut, pour obtenir la délivrance de son chien, allumer une poignée d'herbe sèche et la fourrer tout enflammée dans la gueule du sauvage.

Cependant, Miraut, délivré et plus furieux que jamais, retomba sur l'adversaire, mais en ayant bien soin d'éviter la gueule. Il le saisissait par la queue, le secouait, le tirait violemment, tandis que l'autre, qui, l'échine brisée, ne pouvait l'atteindre, lui bourrait des yeux farouches en grinçant des dents.

Lisée aussitôt mit fin aux souffrances du blessé en l'assommant d'un coup de trique.

Il y eut aussi la chasse aux blaireaux, qui, eux, ne quittent que rarement les fourrés et, moins rapides que les chiens, font tête résolument quand ils vont être saisis. Plus prudent, Miraut, en cette occurrence, ne se hasardait pas à affronter leur terrible mâchoire ; il « donnait au ferme » alors, aboyant longuement pour inviter Lisée à s'approcher ; mais, dès que le pas de l'homme retentissait, le blaireau repartait, quitte à recommencer cinquante pas plus loin et ainsi de distance en distance, jusqu'à ce qu'il eût atteint enfin son terrier, d'où l'on ne pouvait plus le dénicher.

Il y eut encore, vers la fin de la saison, au printemps suivant, la sinistre histoire avec le goupil pris au piège, que Lisée ramena vivant à la maison et qu'il relâcha ensuite dans des circonstances terribles pour le sauvage[16].

Quand la chasse clôtura, Lisée n'avait occis que quatre lièvres ; c'était vraiment peu pour un tel fusil ; jamais lui et Miraut n'avaient fait si mauvaise année ; aussi le gibier, l'été suivant, foisonnait-il et, pour avoir son compte tout de même, aux jours de fête ou pour quelques réunions d'amis, Lisée s'embarqua-t-il de temps à autre, le soir, histoire d'en « sonner un » à l'affût, comme il disait.

Dans ces expéditions crépusculaires, il n'emmenait jamais avec lui Miraut, dont l'aboi intempestif eût prévenu les gardes, et il faisait au contraire tout son possible pour l'enfermer alors à la maison.

Cela n'empêcha point le chien, quelques beaux soirs où ça lui disait, de filer seul ou en compagnie de Bellone faire une petite partie. La chose n'avait pas grande importance, surtout le soir, car les représentants de la loi ne poussent habituellement pas le zèle jusqu'à veiller pendant que dorment leurs concitoyens ; mais de jour, c'était plus dangereux ; aussi Lisée avait-il l'œil sur son chien.

Nonobstant toutes défenses et surveillances, il fila cependant un beau matin. Il devait « savoir » un lièvre et connaître son gîte, bien sûr, car dix minutes après il donnait à pleine gorge par le vallon de la fin dessus.

Le brigadier l'entendit. C'était un vieux forestier d'une scrupuleuse honnêteté et qui ne connaissait que le service. Droit et solide encore, malgré la cinquantaine, la moustache à la gauloise, les sourcils en broussaille, le père Martet avait été dans son jeune temps la terreur des braconniers, qu'il traquait de jour comme de nuit, sans pitié ni merci. Il pouvait se vanter d'en avoir réduit la race, car on ne pouvait guère confondre Lisée, bien qu'il tuât de temps à autre un lièvre en temps prohibé, avec les voraces qui écumaient autrefois le pays et mettaient en coupe réglée champs et forêts. Toutefois, Martet n'aimait pas entendre chasser les chiens en dehors des époques fixées, et s'il était enclin à l'indulgence envers ses compatriotes et disposé à pardonner une première faute, il laissait nettement entendre qu'en cas de récidive son devoir de fonctionnaire l'obligeait à sévir vigoureusement.

Comme il connaissait, en bon forestier, la voix de tous les chiens de son triage, il reconnut parfaitement le lancer de Miraut et vint sans délai trouver Lisée :

— Pourriez-vous me dire où est votre chien ?

Lisée n'essaya point de chercher de biais, il se gratta la tête, s'excusant :

— Je vous assure, brigadier, que ce n'est pas de ma faute. Il a fichu le camp comme ça, sans que je le voie.

— Je m'en doute bien, parbleu, il ne manquerait plus que ça que vous l'ayez envoyé ; mais il n'en est pas moins en contravention, et mon devoir est de vous déclarer procès-verbal.

— Pour la première fois ! voyons, brigadier, vous savez bien que je ne braconne pas.

— La première fois ! … La première fois ! … enfin, bon. Entre gens d'un même pays, on n'est pas pour se bouffer le nez ; vous allez partir me le chercher et faire bien attention une autre fois, parce qu'alors, la loi c'est la loi, ce sera malgré moi, vous savez, mais tant pis, le service avant tout ; mes chefs n'admettraient pas… et puis si je permettais à un, il faudrait que je permette à tous ! Non !

— Je comprends bien, approuva Lisée qui mit ses souliers dare dare et s'en fut rechercher Miraut.

Il le ramena et, pour l'empêcher de filer en sourdine, lui attacha au cou, par une corde, une grosse boule de quilles à mortaise qui lui interdisait tout galop.

Miraut la traîna patiemment deux jours, puis, un matin qu'il avait résolu de s'offrir une randonnée, il rongea la corde, abandonna la boule et s'esbigna. Lisée, à temps, heureusement s'en aperçut, le vit, partit sur ses pas, le rattrapa, le ramena et cette fois, pour plus de sûreté, lui rattacha la boule au collier avec un vieux bout de chaîne.

Clopin-clopant, écartant les pattes pour traîner son boulet, un jour que son maître allait faucher du foin au bord du bois, Miraut le suivit. Malgré la boule qu'il faisait rouler sur le sol, il s'enfila tout de même en forêt, et alla fourrer le nez au derrière d'un levraut dont il connaissait le gîte.

Le père Martet qui partait en tournée et passait justement par là marcha droit à Lisée, s'étonnant à juste titre de cette imprudente désobéissance à ses ordres.

— Vous n'entendez donc pas le raffut que fait votre chien ?

— Sacré nom de nom ! il était là il n'y a pas deux minutes avec sa boule de quilles au cou.

Ils s'en furent tous deux à sa recherche et n'eurent pas de mal à le dénicher avec son boulet de forçat en effet, mais qui chassait quand même.

— Je vois bien que ce n'est pas de votre faute, concéda Martet, mais quel animal enragé de vice ! Avec un bout de bois d'un pied pendu au collier, il irait peut-être plus difficilement encore et cela le fatiguerait moins. Essayez donc.

On tâta de l'entrave. C'était en effet, pour marcher comme pour courir, plus dur qu'avec la boule de quilles, et cela obligeait Miraut à avancer à la façon des échassiers. Cependant, le jour où il décida qu'il irait lancer un lièvre, le bout de bois, pas plus que la boule, ne l'arrêta. Il s'en fut jusqu'à la forêt, clopinant et trébuchant, mais dès qu'il eut trouvé un bon fret, afin que son entrave ne le gênât pas pour courir, il la prit en travers de sa gueule et chassa sans dire un mot.

Le brigadier qu'il rencontra un jour au cours d'une partie fut désarmé par tant de constance et une si noble obstination ; il le laissa faire et s'en revint au village.

— Je l'ai vu, confia-t-il à Lisée en prenant un verre avec lui. Savez-vous ce qu'il faisait pour ne pas que le bout de bois le gêne ? il le portait dans sa gueule et il trottait, le brigand, si vite que j'aurais été bien incapable de le rattraper ; mais enfin, comme ça, vous comprenez, il ne peut pas brailler ; je suis couvert et je peux dire que je ne l'ai pas entendu : personne ne le sait d'ailleurs, par conséquent personne ne daubera. Vous avez tout de même un sacré chien !

 

CHAPITRE IX

Quatre automnes passèrent qui firent de Miraut un maître. La chasse n'avait plus pour lui de secrets : il n'était pas dans tout le territoire de la commune un canton de lièvre qu'il ne connût, un gîte possible qu'il ne soupçonnât, un terrier dont il ne pût désigner le propriétaire. Il savait qu'à toutes les saisons un nouveau lièvre revenait s'installer dans telle haie, dans tel gros buisson, un jeune levraut s'établir dans telle combe ou dans tel murger ; il distinguait les jours où ces locataires maniaques préféraient les logis de plein air des luzernes et des trèfles à l'abri touffu des grands bois ; il connaissait les haies giboyeuses et n'ignorait pas qu'au moment de la chute des feuilles et les jours de grand vent, les sillons des grands labours bruns recèlent plus d'un capucin.

Quant aux ruses déployées par les adversaires, il les connaissait, les devinait, les pressentait. Dès qu'il lui arrivait de lever un lièvre, il devait se dire pour des tas de raisons qui eussent échappé même à Lisée : « Toi, mon gaillard, tu es jeune, tu feras une pointe en dehors du bois et tu reviendras soit à droite, soit à gauche, j'aurai l'œil » ; ou encore : « Oh, oh ! voici une vieille connaissance ; où va-t-il faire ses doublés et crocher aujourd'hui, le citoyen ? » Selon la direction prise, il savait où la piste s'embrouillerait et de quel côté il faudrait opérer les recherches pour démêler la nouvelle.

Il connaissait la voix de tous les chiens des environs ; quand on était du côté de Velrans, il savait qu'il était autorisé à marcher à la chasse de Ravageot, et du côté de Rocfontaine aux abois de la vieille Fanfare.

Il avait un accent particulier, un timbre différent de jappement, un mouvement de chanson de gueule spécial pour chaque gibier et dès son premier mot, dès sa quête même, Lisée pouvait déduire : c'est un lièvre, ou un renard, ou un blaireau, ou un écureuil, ou encore il est sur un piétement de perdrix ou de cailles.

De même, si le matin était bon, cela se voyait immédiatement à son allure, à son entrain, à sa joie, à sa façon de renifler et de chercher ; si cela ne marchait pas, il montrait moins de goût, regardait souvent Lisée, et l'on sentait une légère humeur dans sa dégaine, une certaine amertume dans son coup de gueule.

Il connaissait aussi bien et même mieux que son maître les passages favoris des oreillards, et quand il chassait avec Bellone, ils opéraient maintenant régulièrement à la façon des renards, elle faisant le chien et lui le chasseur.

Longeverne était son domaine, il y régnait en souverain. Depuis le jour où, à la ferme de François, il ruina la suprématie amoureuse de Turc, les femelles se soumirent passivement à son joug et les autres chiens reconnurent sa puissance. Ils ne lui gardaient point trop rancune d'être le préféré, d'ailleurs ils n'y perdaient rien puisque, avant lui, c'était Turc ; avant Turc, c'était Samson. Miraut se montrait moins jaloux et moins féroce que les deux premiers, témoignant souvent, après la chevauchée victorieuse et jusqu'à ce que le talonnât de nouveau le désir, d'un certain abandon philosophique dont profitaient sans vergogne les rivaux.

Ils lui cédaient leur tour de corne devant la forge de Martin, lui abandonnaient le fumier qu'ils mettaient en coupe et ne lui cherchaient jamais de querelles.

Quand ils se rencontraient par les rues, ils dressaient le nez, battaient du fouet, s'approchaient sans défiance, se flairaient réciproquement le museau et le reste et, selon que cela leur disait, jouaient quelques minutes à se mordiller, à se rouler, ou à d'autres jeux encore d'une naïve obscénité.

Si d'aventure, dans les jeux de gueule, il arrivait à l'un d'eux de serrer un peu trop fort et qu'un léger nuage s'ensuivît, le jeu cessait purement et simplement et l'on partait chacun de son côté.

Miraut avait appris à connaître toutes les maisons du village et les ressources particulières qu'elles offraient selon les heures et selon les jours. Sans doute il était nourri chez Lisée et n'avait pas grand'faim,

mais toute trouvaille est une joie que décuplent encore le plaisir de la recherche et la fièvre de la découverte. Combien lui paraissaient supérieures à la pâtée domestique, et hautes en goût et pimentées selon la norme canine, les ventrailles faisandées et puantes découvertes en un coin de haie ou les délivrances de vaches arrachées de vive lutte au fumier puissant dans lequel elles avaient croupi et fermenté !

Il savait que telle cuisine est toujours ouverte et que l'on y peut impunément boire, dans le seau des cochons, une eau savoureuse, épaissie de son et de pommes de terre cuites délayées ; que dans certain coin ou au pied du pilier, l'assiette du chat recèle toujours une lapée de lait ou un relief de fricot qu'on peut s'adjuger sans inconvénients. Il n'ignorait pas que, parmi les balayures de la grosse maison du bout du village et derrière l'auberge de Fricot, près du jeu de quilles, on trouve régulièrement des os à ronger, des bouts de peaux appétissants, des couennes de lard et des tendons doublement savoureux. Il avait repéré avec soin les baraques hostiles et dont les gens n'aiment pas les bêtes. Il savait que le fromager du pays était enclin à l'indulgence et lui voulait du bien et que sa femme — décidément, une sale race que les porte-jupons — était loin de professer à son égard les mêmes sentiments, qu'il fallait, avant d'aller saluer le mari, s'assurer au préalable qu'il se trouvait seul, si l'on ne voulait point obtenir un bon coup de balai au lieu d'une belle rondure de gruyère ou d'un appétissant morceau de « serret ».

Il connaissait de même toutes les personnes du pays, distinguait dans la rue les amis qu'il saluait d'un sourire, d'un tortillement du derrière, d'un battage de queue ou d'un lessivage de mains ; il avait déterminé, à une bouchée près, le degré de générosité des gosses à qui il ne faisait jamais de mal et qu'il caressait au passage. Tous d'ailleurs l'aimaient et il en était peu, parmi eux, qui, à l'heure du goûter, ne prélevassent sur leur chanteau de pain un morceau de croûte ou de mie, pour le jeter au chien et s'émerveiller de ce qu'il l'attrapât toujours si facilement, au vol. Il se prêtait assez volontiers à leurs fantaisies, se laissait coiffer d'une casquette ou d'un béret, couvrir d'un tricot et serrer la patte pour la poignée de main amicale de la séparation.

Il témoignait d'une indifférence polie, d'une réserve digne et légèrement. dédaigneuse envers les étrangers qu'il ne connaissait point, à condition qu'ils fussent à peu près vêtus selon la norme paysanne. Il professait pour les messieurs à pardessus et à chapeau melon un mépris non dissimulé et pour toute la gent mal vêtue et déguenillée une haine violente qui pouvait aller quelquefois jusqu'au coup de dent. Le gibus lui faisait horreur non moins que la besace ; toutefois sur ce dernier point, Lisée, brave homme, arriva, à force de leçons et de discours, à lui faire admettre un distinguo. Respect aux vieillards, lui enseigna-t-il, et s'il ne put parvenir à extraire du cœur de son chien tout sentiment d'antipathie envers les vieux mendigots, du moins obtint-il qu'il les laissât pénétrer dans la maison et réciter leur « Notre Père » sans trop montrer les crocs. Mais pour ceux qui étaient jeunes et solides, les rouleurs, les trimardeurs, commerçants d'occasion, industriels à la manque, marchands de peaux de lapins ou de mine de plomb, il resta impitoyable et féroce et faillit même faire arriver à son maître une sale histoire pour avoir déchiré, en même temps que les bandes molletières, un peu de la viande d'un gentilhomme cornemuseux qui mettait vraiment une insistance trop grande à vouloir, malgré les portes closes, souhaiter le bonjour à Lisée ou à la Guélotte.

Mordu et saignant, il criait qu'il irait trouver le maire si on ne lui payait pas des dommages-intérêts, une indemnité, la forte somme, quoi ! Philomen, qu'il ne connaissait point et interrogeait à ce sujet, lui apprit justement que les gendarmes arrivaient à l'entrée du village et qu'il pourrait bientôt, en toute justice, leur exposer ses griefs. La chose d'ailleurs était absolument fausse, mais l'autre, dont la conscience n'était probablement pas très nette, profita du conseil pour s'éclipser rapidement.

Au reste, si Miraut n'avait aucun des instincts ni des habitudes du chien de berger et s'il ne s'approchait jamais des vaches, il n'en constituait pas moins un fameux et très sûr chien de garde. Son nez subtil, sa fine oreille l'avertissaient avant tout le monde de ce qui se passait aux alentours de la maison. Lui, qui avait tant massacré de poules au temps de sa jeunesse folle, protégeait maintenant ces bestioles domestiques, la nuit et en hiver, du putois et de la fouine ; le jour, des attaques de la buse et de l'épervier. Les lapins ne l'intéressaient plus ; il dédaignait profondément, et pour cause, leur insignifiant fumet, et même libérés de leur cage, il les regardait tourner autour de lui sans envie d'y toucher.

Durant le jour, quand il n'était pas occupé à sa tournée au village, il se tenait, soit auprès de Lisée, soit couché sur la paille de la levée de grange ou sous l'auvent de la porte de l'étable. Il signalait régulièrement par un aboi la présence d'un arrivant ou d'un passant, son oreille ne le trompant jamais.

Les soirs d'hiver, couché derrière le poêle avec les chats, on le voyait de temps à autre lever le mufle, pousser un grognement d'amitié, d'indifférence ou de colère et de surprise selon que c'était un ami proche, un parent, un voisin quelconque ou un étranger qui approchait. On pouvait même savoir quand c'était Philomen qui venait en traversant l'enclos. Miraut alors poussait la politesse jusqu'à se lever pour aller le recevoir à la porte ; si c'était un mendiant en qui il soupçonnait le rapineur, on avait grand'peine à le tenir ; il aurait dévoré l'intrus si on l'eût laissé faire. Quant à la Phémie, il ne la gobait toujours pas ; sa patronne lui avait interdit de japper quand elle venait ; cela ne l'empêchait point de grommeler quand il entendait sa sabotée particulière et de lui montrer les dents dès que le regard du maître ne l'obligeait plus à dissimuler ses véritables sentiments.

Tant de qualités professionnelles et domestiques avaient fait de Lisée et de lui deux amis fraternels qui se pardonnaient mutuellement leurs fautes : lièvres bouffés par le chien sans autorisation préalable ni partage équitable avec le maître, stations trop prolongées du patron chez les bistros quand on allait en voyage. La Guélotte, elle-même, à la longue, nul accident fâcheux n'ayant endeuillé sa basse-cour et amoindri son porte-monnaie, avait fini par l'admettre et par lui témoigner, dans ses rares bons moments, quelque affection.

La réputation de Miraut avait franchi les frontières naturelles de sa région. Non seulement par le canton où son premier maître, le gros, et Pépé, son parrain en somme, avaient exalté ses vertus et proclamé sa gloire, mais ailleurs, dans les pays voisins, au chef-lieu d'arrondissement, à Besançon même, les professionnels de la chasse n'ignoraient pas qu'il se trouvait quelque part, dans une commune appelée Longeverne, un chien courant vraiment extraordinaire, épatant, mon cher, et qui faisait l'admiration de tous ceux qui avaient pu le voir à l'œuvre.

Et l'on venait le voir. Les gros bonnets du canton, le notaire, le juge, le receveur d'enregistrement, le percepteur, lorsqu'ils avaient besoin d'un lièvre, ne dédaignaient pas de pousser, comme par hasard, jusqu'à Longeverne et de venir proposer, au débotté, une partie à Lisée pour le lendemain.

Roublard et finaud, le chasseur, quand il avait le temps, acceptait pour ne point se faire mal voir de ces vindicatifs et jaloux personnages, mais il n'ignorait pas que ces flagorneries intéressées s'adressaient beaucoup plus au patron de Miraut qu'à Lisée lui-même, et l'orgueil qu'il aurait pu ressentir en était de beaucoup mitigé, car tous ces beaux phraseurs ne l'eussent pas seulement regardé s'il n'eût eu qu'une carne incapable de lancer, au lieu du maître chien qu'il avait la joie et l'honneur de posséder.

D'ailleurs, dès que Lisée, contraint par la besogne, avait quitté la chasse commencée, le chien, s'en apercevant, ne moisissait pas en la compagnie des gens à chapeaux et rentrait aussitôt dans ses foyers.

— Vous ne le vendriez pas, votre chien ? demanda un jour au chasseur maître Gouffé, le notaire, Méridional hâbleur, menteur, traître comme l'onde elle-même, qui eût vendu son père pour traiter une affaire avantageuse et dont les paysans appréciaient beaucoup les qualités administratives.

Lisée éclata de rire à cette proposition.

— J'aimerais mieux vendre ma femme, ricana-t-il, et même la donner pour rien.

— J'ai pourtant un de mes amis à Besançon, un juge, qui désirerait un bon courant, je lui ai parlé de Miraut. Il est millionnaire, vous savez, et en offrirait un très bon prix. Il viendra en auto un de ces jours, vous pourrez vous arranger.

— Jamais de la vie ! protesta Lisée.

— Allons, mon cher, concilia maître Gouffé, il ne faut jamais dire : fontaine, je ne boirai pas de ton eau. Il viendra dimanche, vous verrez, je crois qu'il monterait bien jusqu'à cinq cents francs ; cinq cents balles, c'est une somme, réfléchissez !

— C'est tout réfléchi, trancha Lisée ; dites à votre juge qu'il continue à condamner les pauvres bougres au profit de quelques drôlesses pour faire plaisir au sénateur cocu de sa région et qu'il me foute la paix avec Miraut.

— Voyons, ne vous montez pas ; c'est un charmant garçon, vous vous entendrez très bien, vous verrez.

La Guélotte, qui était présente à cet entretien, avait ouvert des yeux énormes à la proposition d'achat et sa gorge, d'émotion, en était devenue sèche. Tant que le notaire resta là, elle se contint, mais quand il fut parti, elle entreprit son homme aussitôt :

— Y as-tu pensé ? Cinq cents francs ! On aurait presque deux autres vaches avec cette somme-là. Songe au lait que nous pourrions porter à la fromagerie, aux sous qu'on toucherait tous les trois mois. Tu ne vas pas t'entêter ; un chien, ce n'est qu'une bête après tout et, puisque tu tiens absolument à en avoir un, tu en trouveras facilement un autre…

— Tais-toi ! tonna Lisée. Miraut n'est pas un chien comme les autres, c'est un ami et un enfant, je suis habitué à lui et lui à moi, je ne veux pas que tu me parles de cette affaire et si l'autre, malgré sa galette, a le toupet de venir dimanche, je me charge, tout en étant poli, de lui montrer qu'un paysan qui n'est pas un vendu vaut bien un juge.

— Tu n'as jamais été qu'un âne et une brute ! ragea-t-elle. On n'a pas idée, quand on peut faire un si beau marché…

— Assez, nom de Dieu ! coupa Lisée.

Le dimanche, en effet, en compagnie de maître Gouffé, l'amateur s'amena de bon matin et s'invita à chasser avec Miraut et Lisée. Au premier coup d'œil, le chien lui plut et, fort complaisamment, Lisée lui permit d'admirer, au cours des chasses que l'on fit, les qualités de son compagnon et ami.

Le richard invita Lisée à déjeuner chez Fricot où le notaire avait fait composer un menu soigné, agrémenté de vins capiteux. Défiant, Lisée déclina l'offre ; mais Gouffé avec sa faconde habituelle intervint :

— Voyons, cher ami, vous avez été si aimable de nous accompagner, vous ne pouvez pas refuser…

Et le chasseur dut se mettre à table où il mangea et but consciencieusement.

On parla chasse ainsi qu'il convenait, mais, dès que les autres voulurent aborder la fameuse affaire, Lisée fut intraitable.

Après avoir, fort poliment d'ailleurs, répondu en invoquant des questions sentimentales auxquelles l'autre ne sembla rien comprendre et comme il insistait trop, jonglant avec les billets de cent, Lisée, tout d'un coup, très pâle, s'écria :

— Tenez, monsieur, vous êtes bien honnête de m'avoir invité et je vous remercie de votre repas, mais aussi vrai que vous êtes millionnaire et que je ne suis, moi, qu'un pauvre bougre de paysan, vous n'aurez jamais mon chien. S'il vaut cinq cents francs pour vous, pour moi il n'a pas de prix : on ne m'achète pas un ami tel que lui comme on achète une conscience de député, et je vous jure sur ma tête qu'il ne crèvera que dans ma maison.

Là-dessus, il se leva, salua la compagnie et partit à Velrans voir Pépé.

 

Chargement de la publicité...