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Le roman de Miraut - Chien de chasse

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TROISIÈME PARTIE

 

CHAPITRE PREMIER

La Bellone se faisait vieille. Philomen, un jour, hochant la tête avec regret, le fit constater à Lisée : c'est qu'elle atteignait ses dix ans. Sans doute ce n'était point encore l'extrême vieillesse et décrépitude, car elle avait toujours été bien soignée, bien nourrie, bien traitée. Elle ferait encore au moins deux saisons de chasse, mais il était temps, tout de même, de songer à sa succession. Évidemment, elle mourrait à la maison, de sa belle mort ; Philomen, à l'encontre de beaucoup de brutes qui prétendent au titre de chasseurs et tuent leurs chiens en guise de remerciement lorsque ceux-ci deviennent vieux et infirmes, gardait toujours les siens jusqu'à leur dernière heure. Oh ! ce n'était souvent pas réjouissant : la vieillesse les rendait claudicants et baveux, quelquefois ils pelaient, une gale maligne leur croûtelevait la peau, les oreilles se mettaient à couler, ils devenaient sourds, ils n'y voyaient plus, qu'importe ! on les soignait tout de même et il leur restait toujours, avec la bonne écuelle quotidienne de pâtée, une litière fraîche dans un coin paisible et chaud de l'étable pour attendre le grand départ.

Philomen fit remarquer à Lisée que la chienne éprouvait maintenant en chasse assez de peine à suivre Miraut, que son poil se décolorait par endroits, qu'elle blanchissait sur les tempes, que la paupière s'allongeait et se fripait et que la lippe pendait légèrement, découvrant un peu les crocs de la mâchoire inférieure dont la gencive était moins ferme.

Aussi lorsque le printemps, remueur de sèves et stimulateur du sang, l'eut rendue amoureuse, il lui donna Miraut durant une huitaine pour compagnon afin de lui faire faire une dernière portée de laquelle il conserverait une petite chienne.

Car Philomen tenait essentiellement à conserver une bête de cette race, une race un peu particulière et point cataloguée parmi les numéros des grands amateurs, mais qui, pour être moins connue, n'en avait pas moins un nez excellent et un jarret infatigable. C'étaient des chiens de taille moyenne, aux formes sveltes, ni bien ni mal coiffés, avec un os du crâne pointu et des attaches solides. Leur robe, d'un blanc sale avec des taches marron ou grises, n'était rien moins qu'agréable et leur poil, ni ras, ni rude, semblait intermédiaire entre celui des porcelaines et des griffons. Philomen avait toujours vu chez eux de ces chiens-là, son père et lui en avaient toujours été contents ; c'étaient des animaux pleins d'intelligence et de feu, excellents lanceurs et qui manifestaient généralement assez de répugnance pour le renard.

Bellone fut donc couverte par Miraut.

La grossesse, qui dura comme celle de la louve et de la renarde, neuf semaines et trois jours, au dire de Pépé, ne fut signalée par aucun des phénomènes particuliers à cet état qui se remarquent d'ordinaire chez la femme enceinte. Du moins, si elle souffrit, nul ne le sut, car elle ne manifesta ni par des cris, ni par des mouvements, ses sensations. La première portée quelquefois présente des accidents et des bizarreries assez remarquables : fièvre intense, écoulements sanguins et noirâtres, salivation abondante, perte momentanée de l'appétit et beaucoup de symptômes assez comparables à ceux de l'empoisonnement, mais cela ne se revoit pas aux gestations suivantes.

Bellone s'alourdit assez vite. Quand elle se sentit prête à mettre bas, ce que Philomen remarqua au sexe qui saignait un liquide rosé, elle s'éclipsa, chercha dans l'écurie un coin solitaire et écarté, piétina la paille, la cassa, l'assouplit et, dans le plus grand mystère, accoucha de six chiots que l'on découvrit le lendemain matin dans une couche propre, nette, entièrement lessivée par la mère qui s'était elle-même délivrée et seule avait vaqué à sa toilette personnelle et à celle de ses nouveau-nés.

Lorsque son maître la visita, il la trouva couchée en rond, les petits blottis bien au chaud dans son giron, se chevauchant, s'enchevêtrant l'un dans l'autre pour jouir de plus de chaleur encore. Le chasseur les prit un à un pour les examiner, tandis que la mère, les yeux inquiets, regardant tantôt celui qu'il venait de déposer, tantôt celui qu'il reprenait, le laissait faire cependant sans protestations.

C'étaient des espèces de gros boudins longs de quinze à vingt centimètres, queue comprise, absolument informes. Dans la tête, à peine distincte du corps, aux yeux clos, la bouche laissait échapper un frêle vagissement, le nez rosâtre vaguement frémissait, les oreilles avaient l'air de deux petits clapets qui, selon le balancement de leur propriétaire, se soulevaient à demi et retombaient bien vite. La robe ne présentait aucune nuance : ils étaient ou tout blancs ou tout noirs, sauf l'un d'eux qui offrait quelques îlots circulaires noirs dans un océan de blancheur. Les pattes, comme rejetées latéralement, étaient trop petites et sans force et ils se déplaçaient ainsi que de gros vers trop gras lorsqu'ils voulaient saisir un des six nénés de la maman. Les mieux remplis étaient ceux de derrière ; aussi, d'instinct, quand venait l'heure des tétées, ils s'y bousculaient avec énergie, cherchant goulûment à s'y agripper.

La mère, de son nez, rapprochait les mal partagés des mamelles libres et les côtés de leurs têtes se gonflaient alors comme des joues. On entendait de temps à autre ainsi qu'un bruit claquant de baiser et, quand ils étaient tous alignés le long du ventre, on voyait distinctement leurs petites pattes coopérant elles aussi à l'œuvre de vie ; celles de derrière se crispant au sol pour les maintenir en bonne place, tandis que celles de devant, alternativement, piétinaient le sein, le pressant rythmiquement afin sans doute de faciliter la succion, et toutes les petites queues vermiculaires vibraient légèrement.

Pour choisir la chienne que Philomen devait garder, Lisée, prévenu, vint voir la portée et Miraut l'accompagna dans sa visite. Il y avait quatre chiennes et deux mâles, lesquels, sacrifiés d'avance, furent habilement subtilisés, sans que la mère s'en aperçût trop, et disparurent. Il lui sembla bien toutefois, en venant retrouver les autres, qu'il y avait quelque chose de changé dans sa portée et elle en fut un peu inquiète. On avait, par la même occasion, transporté ailleurs les quatre rejetons restant afin de l'obliger à choisir elle-même la préférée, ainsi que la vieille Fanfare, mère de Miraut, avait fait jadis pour lui. Elle n'hésita pas ou presque pas et emporta d'abord dans sa gueule la noire et blanche, puis chacune des autres à son tour.

Les deux hommes étaient debout auprès d'elle qui s'était recouchée, entourant et léchant sa géniture, lorsque Miraut, intrigué, entr'ouvrit à son tour la porte d'écurie et s'introduisit sans façons pour voir un peu ce qui se passait.

Il n'eut pas l'honneur de contempler ses enfants. Dès qu'elle l'eut aperçu, grondante, Bellone se redressa, montrant les crocs et lui signifiant nettement qu'il n'avait rien à voir dans l'élevage et l'éducation de sa famille. L'heureux père n'insista pas. C'est qu'une chienne qui a des petits n'est pas un animal commode ni bienveillant : nuls autres que le maître Philomen et l'ami Lisée n'avaient le droit de toucher aux jeunes toutous, pas même la maîtresse de la maison ni les gosses.

Miraut se le tint pour dit : il fila sans mot dire par où il était venu, la fibre paternelle ne vibrant d'ailleurs pas beaucoup et même pas du tout en lui ; un banal sentiment de curiosité l'avait simplement porté à s'approcher afin d'examiner ce qui pouvait si vivement intéresser son maître et son ami.

On laissa la chienne à sa marmaille et l'on vint, en buvant un verre, attendre qu'elle sortît elle-même et s'éloignât de sa portée pour régulariser définitivement sa situation familiale.

Deux heures après, elle venait à la cuisine manger et boire, et Philomen et Lisée, étant après un prudent contour rentrés à l'écurie, lui enlevaient les trois bêtes qu'elle ne devait point garder, une seule étant suffisante aux besoins du chasseur alors que plusieurs eussent fatigué et épuisé la nourrice.

Dans un tablier, Philomen déposa les trois nouveau-nés vagissants et fila, avec son compagnon, par la porte de dehors qu'il reboucla soigneusement derrière lui. Et tandis que, dans le fond du jardin, Lisée, à coups de pioche, creusait un trou assez profond pour y enfouir les cadavres, Philomen simplement assommait les trois bêtes en les projetant violemment contre une grosse pierre. Ce n'était pourtant point sans un serrement de cœur qu'il perpétrait ce triple massacre d'innocents qu'un autre avait déjà précédé, mais les nécessités de la vie l'y obligeaient, et d'ailleurs les petits êtres, tout à fait inconscients, à peine éveillés, n'avaient le temps ni de sentir ni de souffrir. Le choc brutal les tuait net, les os fragiles du crâne étaient défoncés, les viscères broyés ; une goutte de sang venait perler au bord des narines et c'était tout.

Avec ses sabots, Philomen essuyait sur la terre les traces humides qui eussent pu le trahir et venait enfouir les chiots tués dans le trou creusé par son compère.

— Sale corvée ! murmurait-il. Et la chienne en va avoir pour deux jours à suer la fièvre, car si, après le premier escamotage, elle n'avait point trop remarqué grand'chose, elle s'apercevra bien maintenant qu'il manque beaucoup de petits à l'appel et les cherchera en pleurant.

— Du moment qu'il lui en reste un, elle se consolera et ne l'en aimera que mieux, reprit Lisée. Ah ! si on ne lui en avait point laissé, ç'aurait été une autre histoire. Pendant trois jours, mon vieux, elle aurait couru comme une folle, cherchant partout, dans tous les coins et recoins et jusque sous les lits en appelant plaintivement. Elle aurait gratté à tous les endroits où elle aurait remarqué que la terre a été remuée, fouillé l'écurie et la grange, sondé les trous les plus petits, les passages les plus étroits dans l'espoir de retrouver quelques-uns de ses enfants disparus. Souvent même, dans ces cas-là, elles soupçonnent les chiens voisins de les avoir tués et dévorés ! J'ai vu des mères, ainsi dépouillées, flairer le nez de leurs camarades mâles et te leur flanquer des rossées terribles, probablement parce qu'elles les soupçonnaient de multiples assassinats domestiques dont ils étaient, après tout, peut-être capables, mais sûrement point coupables.

— Les lapins mâles dévorent pourtant leurs enfants.

— Ce n'est point pour la même raison, affirma Lisée. Les lapins sont toujours en chaleur, toujours en désir ; quand la femelle allaite, elle ne veut pas, comme de juste, se laisser faire ; alors pour se venger ou pour lui ôter toute raison de se refuser, ils suppriment purement et simplement la cause du refus : ce sont des espèces de satyres, pas autre chose.

Pour Bellone, dès qu'elle fut retournée à sa niche, elle témoigna, devant le seul bébé qui lui restait, d'un étonnement plein d'angoisses. Ses yeux fouillèrent tous les recoins environnants, elle gratta la couche avec ses pattes et, ne trouvant rien, fureta par toute l'écurie, derrière les crèches et jusque sous les pieds des vaches.

Sitôt qu'elle vit reparaître Lisée et Philomen, qui avaient eu bien soin de se débarbouiller les mains, elle vint à eux et les flaira. Les soupçonna-t-elle ? C'est possible, ses soupçons s'étendaient à tout son univers connu, mais tout à coup, craignant peut-être qu'ils ne lui enlevassent encore son dernier enfant, elle se précipita sur son lit et entoura son chiot avec une précautionneuse et craintive tendresse. La petite bête, réveillée, chercha la mamelle aussitôt et la mère le lécha copieusement, ne s'interrompant que pour regarder les deux hommes avec de grands yeux fiévreux, tout brillants d'une douloureuse inquiétude.

Deux jours durant, appréhendant quelque malheur nouveau, elle se refusa obstinément à quitter l'étable et l'on dut lui apporter à manger et à boire devant sa couche toujours propre, car les mamans chiennes, tant que les petits les tètent et ne mangent rien d'autre, nettoient elles-mêmes les ordures de leurs enfants en les avalant tout simplement.

Au bout de quelques jours la petite chienne, qu'on avait baptisée Mirette en honneur de son père, commença à ouvrir un peu les yeux, des yeux vagues d'un bleu gris, absolument sans expression et sans vie, petits globes translucides où jouait vaguement la lumière et qui sans doute ne voyaient rien encore.

En même temps, les pattes lourdaudes prirent un extraordinaire développement et la tête, se détachant du cou, devint énorme par comparaison avec le reste du corps. La peau poussait plus vite que les muscles, pelure trop vaste, plissée au col et aux jointures et tendue sous le ventre. Mirette tétait avec une gloutonnerie admirable, passant d'un néné à l'autre avec rapidité et pressant avec énergie de part et d'autre de la mamelle. Enfin, vacillant sur ses pattes, elle commença à explorer les frontières de sa couche.

Maintenant, lorsque sa mère l'abandonnait pour aller manger et faire son tour de promenade hygiénique, qu'elle ne sentait plus la douce chaleur naturelle qu'elle appréciait tant, elle essayait de la suivre des yeux, de ses petits yeux enfoncés sous leurs gros bourrelets de paupières au moins jusqu'à la porte, et pleurait comme un petit enfant dès qu'elle ne la distinguait plus. Mais ses chagrins ne duraient guère et, l'instant d'après, alourdie du repas, elle s'endormait où elle était, tantôt sur le côté, tantôt sur le ventre, le museau bayant aux mouches ou enfoui à même la paille de sa litière, d'un sommeil de plomb d'où la tirait seules la venue et l'odeur de sa mère, car c'est probablement le sens de l'odorat qui s'éveille le premier chez le chien. Elle n'était encore sensible ni aux gloussements des poules, ni aux meuglements des vaches : pourtant la lumière commençait à l'intéresser.

Ce ne fut qu'au bout de plusieurs mois qu'elle prit sa forme élégante et son définitif pelage, en tout semblable à celui de Bellone. Mais, durant ce temps, elle fit connaissance avec bien des choses, apprit à marcher, à craindre le sabot des bœufs, à sortir du lit pour vaquer à ses besoins et laper le lait et la soupe dans l'assiette, à côté de sa mère qui lui faisait encore elle-même sa toilette.

Cependant, elle savait déjà toute seule se gratter et quand une puce, — et jeunes chiens n'en manquent point, — errant à travers ses poils, la chatouillait, elle jetait avec une promptitude amusante son petit mufle sur sa peau ou bien grattait avec frénésie l'endroit sensible. D'ailleurs, elle apprit bien vite à lustrer toute seule son habit et bientôt, chaque jour, ne laissa nulle place où la langue ne passât ni ne repassât.

Elle connut les hommes et les gosses, reconnut les êtres de la maison et ne manqua pas un jour à embêter sa mère en la mordillant consciencieusement.

Quand on la laissa courir dehors, la vieille l'accompagna et, bonne éducatrice, la prévint de tous dangers, la tirant par la peau du cou quand elle ne se garait pas assez vite des voitures et ne permettant aux autres chiens de l'approcher que quand elle était bien assurée de la pureté de leurs intentions.

Miraut ne fut admis à lui être présenté, c'est-à-dire à la flairer et à la sentir sur toutes les coutures, qu'assez tard, car il avait été vu dans la maison le jour de la disparition des autres petits, et si la chienne les avait bien oubliés à l'heure actuelle, elle n'en avait pas moins conservé un vague sentiment de méfiance envers lui.

Il témoigna à sa fille de la sympathie, mais il serait sans doute exagéré d'attribuer la manifestation de ce sentiment à autre chose qu'à une galanterie naturelle et de vouloir penser que la vibration de la fibre paternelle y fût pour quelque chose.

Et, comme tous les jeunes chiens, Mirette grandit, rongeant quantité de pieds de chaises, d'armoires et de lits, dévorant force chaussettes, souliers et savates et poil et plume et corne et tout ce qui avait odeur ou saveur, pour sa plus grande joie, en attendant les plaisirs de l'âge adulte et la saison prochaine de chasse où, vers le milieu de décembre, elle ferait enfin ses premières armes sous les hautes directions de son père et de sa mère.

 

CHAPITRE II

Mirette, à l'ouverture, n'avait que quatre mois et demi ; elle était donc encore trop jeune pour prendre part aux randonnées… cynégétiques, comme disait le copain Théodule, si éreintantes du début. Dès qu'elle atteindrait ses six mois, on commencerait à la mener pour l'habituer petit à petit.

La saison de chasse s'annonçait bien, cette année-là ; le temps allait, disaient les chasseurs, et quant au gibier, c'en était tout gris. Le premier dimanche fut particulièrement fructueux : Lisée et Philomen tuèrent chacun deux oreillards, et le lendemain ils allongèrent encore chacun le leur.

Mais le mardi, à midi, Lisée qui, retenu à la maison par une besogne pressante, n'avait pu profiter de cette rosée, apprit par un voisin une nouvelle épouvantable : Philomen avait tué sa chienne.

Le camarade qui lui confia la chose et qui la tenait d'un voisin, lequel l'avait apprise d'un troisième, émettait au sujet des motifs ou des mobiles de cet acte des opinions contradictoires dont l'une au moins semblait si absurde que Lisée crut d'abord que c'était un bateau qu'on lui montait.

Suivant les uns, le chasseur, exaspéré par la mauvaise volonté persistante de la bête, lui avait, dans un accès de colère, envoyé dans les flancs tout le plomb d'une cartouche de quatre ; suivant certains autres, c'était un lièvre lancé, suivi de trop près par la chienne et tiré imprudemment, qui était cause de leur mort à tous deux ; suivant d'autres encore, la mort de Bellone était due à un accident, une chute qui avait fait partir le coup de feu juste dans la direction où elle quêtait.

Lisée, bouleversé, ne fit qu'un saut pour ainsi dire, de la Côte chez Philomen. Il trouva la petite chienne dormant sur le seuil de la porte, entourée des gosses qui pleuraient et lui disaient comme si elle eût pu les comprendre :

— Tu ne reverras plus ta maman, mais on t'aimera bien quand même.

Cela lui serra le cœur. « Elle est bien foutue, pensa-t-il, ce n'était pas une blague. » Et, songeant à la docilité de la bonne bête perdue qui, au signal de son ami, le suivait comme un second maître, il sentit papilloter ses paupières et éprouva le besoin de se moucher.

La femme de Philomen comprit le but de sa visite. Elle aussi, quoique moins sensible à ce malheur, avait les yeux rougis, car la chienne avait été élevée en même temps que son dernier enfant et elle était fort attachée à cette brave bête qui ne les avait jamais mordus et se prêtait complaisamment à leurs fantaisies et à leurs jeux.

— Où est le patron ? s'enquit Lisée.

— Sur son lit, à la chambre du fond.

Lisée traversa le poêle et ouvrit la porte.

— Allons, mon vieux, fit-il à son ami qui, couché sur le côté, le nez au mur, essayait en vain de dormir pour oublier son malheur ; dis-moi ce qu'il y a. Comment, diable, ça s'est-il passé ?

Philomen, à la voix de Lisée, montra sa figure contractée et ses traits douloureux.

— Tu sais ce que c'est, s'excusa-t-il. Je ne me cache pas d'avoir pleuré, c'est plus fort que moi. Dire que je l'ai tuée ! Ah ! bon Dieu de bon Dieu ! Salaud de lièvre !

— Conte-moi ça, demanda Lisée.

C'était dans les buissons du Chanet. On avait indiqué à Philomen un coteau où se tenait un jeune levraut de trois ou quatre livres et il s'était dit le matin : « Puisque Lisée ne peut pas venir, laissons ceux du bois tranquilles et allons tenir un peu les buissons. » Sa chienne rencontrait et il avait le fusil sur le bras, prêt à viser.

Tout à coup, elle s'enfonça dans un gros buisson de noisetiers et d'épines, sans rien dire, les oreilles jointes, le fouet battant comme un balancier d'horloge.

« Ça y est », pensa le chasseur, qui porta la crosse à son épaule ; et, effectivement, le levraut déboulé filait aussitôt, sautant du buisson.

Vit-il Philomen qui l'ajustait ? on ne sait. Toujours est-il que ce misérable, après deux sauts en avant, crocha brusquement, retournant presque sur ses pas, mais en descendant le revers du remblai.

Philomen qui le suivait de son canon, un œil déjà fermé dans la mise en joue, pressa la détente au moment juste où Bellone sortait du buisson sur les traces du capucin. La gâchette déjà serrée, le chasseur n'eut même pas le temps de relever son canon et la chienne, qui coupait la trajectoire, reçut, en lieu et place du levraut, plus de la moitié de la charge en pleine tête.

L'oreille droite avait sauté entièrement ainsi que l'œil : la bête était tombée en hurlant et elle s'agitait convulsivement tandis que l'oreillard, cause de tout le mal, tirait ses grègues, comme bien on pense, à belle allure.

Philomen ayant posé son fusil et frappé de stupeur s'était agenouillé devant sa chienne qui souffrait et qui râlait. Que faire ? L'emporter, la soigner ? Le coup était trop mauvais pour qu'elle guérît ; à quoi bon prolonger d'inutiles souffrances ? Et alors, désespéré, il avait repris son fusil et, les yeux embués de larmes, lui avait déchargé dans l'autre oreille son second coup.

Bellone, tuée raide, gisait.

Philomen s'en était venu, avait pris une pioche et, dans un coin perdu de ce Chanet qu'elle avait si souvent tenu, où ils avaient tant buissonné de concert, il lui avait creusé sa fosse à l'abri d'un bouquet de houx.

— Je ne chasserai plus, mon vieux, affirmait-il, non, plus jamais, c'est trop triste !

Lisée le consola de son mieux :

— Ta petite Mirette grandit et Miraut nous reste. Il est assez fort et assez roublard pour nous en faire occire suffisamment à tous les deux. Nous irons ensemble, mais quand je serai empêché, tu ne te gêneras pas et tu viendras le prendre : il te suit presque aussi bien que moi.

— Pour te le tuer aussi, comme ma Bellone !

— Ça, mon vieux, c'est des coups de malheur et personne de nous n'en est préservé. Le destin, c'est le destin : viens boire un verre ce soir à la maison, ça te changera un peu les idées.

Miraut fut très étonné, après plusieurs visites consécutives, de ne pas revoir Bellone ; il la chercha, l'appela et, pendant plus de quinze jours, ne manqua pas un matin de revenir pour la trouver ; à la longue, distrait par ses occupations journalières, il sembla l'oublier, car on ne sut jamais au juste ce qui se passait dans le tréfonds de son être.

Pourtant, la saison si bien commencée, suivie d'un si malheureux accident, continua désastreuse.

Huit jours après la mort de la chienne, Lisée et Philomen apprenaient que Pépé s'était cassé la jambe. On avait d'abord conté que l'accident lui était arrivé durant une chasse en sautant un mur, mais c'était absolument faux. Pour être hardi, Pépé n'en était pas moins prudent, et à un vieux chasseur de sa trempe, les accidents, quels qu'ils soient, sont rares et quasi impossibles. C'était tout bêtement à la maison que le malheur lui était arrivé.

En préparant son manège pour battre à la mécanique, il avait chancelé sur une planche disjointe, voulu sauter à terre et était tombé si malencontreusement qu'il s'était fracturé le tibia.

Le médecin, venu en hâte, après lui avoir remis les os en place et emboîté la quille dans un appareil, l'avait consigné pour deux mois au moins au lit où il se mangeait les sangs à la pensée qu'il ne pourrait profiter le moins du monde de son permis.

Les mauvaises nouvelles se succédèrent. Il n'arrive pas deux malheurs sans qu'un troisième ne survienne à son tour : une semaine plus tard, le facteur Blénoir annonça à Lisée que la mère de Miraut, la vieille Fanfare, la chienne du gros, était périe on ne savait au juste de quoi et que son maître en avait bien de la peine.

Lisée en reçut au cœur un troisième choc. Tous ses amis, ses meilleurs copains étaient frappés ; c'était d'un mauvais présage et il avait de sinistres pressentiments.

— C'est une année de malheur, prophétisait-il ; vous verrez qu'à moi aussi il m'arrivera quelque chose.

Et il attendait, vaguement angoissé.

Pourtant, malgré son pessimisme et ses craintes, la saison de chasse passa sans incidents ni accidents pour lui ni pour Miraut.

L'espoir reverdit en son âme. Il alla voir à Velrans Pépé, lui portant un lièvre qu'ils mangèrent ensemble en se promettant, pour l'année à venir, de bonnes parties ; il invita plusieurs fois le gros à chasser avec lui en attendant qu'une nièce de Miraut, fille d'une de ses sœurs de portée, fût assez forte pour prendre les champs et les bois, et se montra, dans le partage, généreux ainsi qu'il se devait d'être envers celui qui lui avait donné une si bonne bête.

La Guélotte, avare, rageait bien un peu de ces lièvres perdus pour le ménage, mais la civilité, c'est la civilité ; elle savait se taire à propos et montrer figure généreuse quand le cœur n'y était guère.

Philomen, malgré sa décision — promesses de chasseurs sont comme serments d'ivrognes, vite oubliés — chassa de moitié, aussi souvent qu'il le voulut, avec son ami, et ce fut sous la seule direction de son père que Mirette fit ses premières sorties. Elle se montra, disons-le tout de suite, digne de ses auteurs et bientôt fut capable de lancer seule, de suivre et de ramener son oreillard.

Au cours de l'hiver, Lisée, de son poêle, veilla les renards qu'attirait un quartier de veau crevé, négligemment et savamment jeté parmi la neige gelée, dans le champ de sa fenêtre. Il en tua plusieurs qu'il venait ramasser aussitôt et qu'il écorchait le lendemain matin. Le brigadier n'entendait pas ou faisait la sourde oreille ; d'ailleurs, la nuit, il est bien impossible, à moins de guetter expressément, ce qui, par cette température, eût été pure folie, de savoir au juste qui a tiré. Personne ne voulait dénoncer Lisée qui, généreusement, abandonnait aux amateurs fort nombreux de superbes quartiers de bidoche et de magnifiques gigots de goupil.

Suivant ses conseils, ses clients passionnés mettaient tremper le morceau qui leur était échu dans une grande seille pleine d'eau salée. La viande dégorgeait, l'eau devenait rouge, on la jetait et on recommençait la nuit suivante ; ensuite on n'avait qu'à mettre geler le quartier de venaison, puis le faire mariner et cuire enfin comme un civet, et les plus enthousiastes, pour flatter le chasseur sans doute, lui affirmaient avec force serments que c'était meilleur que du lièvre.

Cette opinion avait cours par le pays et l'on fit même un jour, avec tout un train de derrière, arrosé de nombreux litres, un gueuleton soigné chez Jean, le secrétaire de mairie, vieux célibataire endurci qui avait convié à ce festin, moyennant une quote-part de deux bouteilles au minimum, tous les garçons du pays, les chasseurs, eux, étant invités sans conditions. Le renard fut enseveli dignement, mais Miraut, également appelé, refusa avec indignation de toucher aux os de la bête de même qu'à la viande, jugeant que les hommes, vraiment, ça n'a ni goût ni odorat pour oser s'ingurgiter, avec d'ignobles sauces puant le vin, des nourritures aussi nauséeuses et aussi malodorantes.

Cependant la chasse clôtura. Lisée rangea au sec ses munitions et nettoya avec le plus grand soin son fusil, qu'il graissa non moins soigneusement en attendant la saison suivante ou simplement une occasion propice, bien que non réglementaire, de s'en servir.

Maintenant qu'il n'avait plus Bellone pour le débaucher, Miraut montrait moins d'enthousiasme à partir seul en chasse.

Le mois de mars venu, il accompagna Lisée à ses diverses besognes, se couchant à proximité de son maître, sans grande envie d'aller plus loin et de faire courir un oreillard. Ses seules sorties ne furent d'abord que quelques bordées qu'il tira au moment des chiennes en folie ; mais elles étaient depuis longtemps réglementaires et le patron ne songea pas une seule fois à s'inquiéter dans ce cas de ses absences prolongées. Pourtant, quand la température s'adoucit, que les arbres se prirent à bourgeonner et à feuiller, il sembla s'éveiller de sa léthargie et tendit assez souvent le nez dans la direction de la forêt ; mais comme il n'avait ni boule ni entrave, cela le tenta moins et il résista assez longtemps aux poussées de son instinct.

Toute résistance a une fin ; qui a chassé chassera encore, de même que qui a bu boira, et un beau soir, sans prévenir personne, il gagna la Côte. Une demi-heure après, dans la nuit très calme, son aboi forcené ravageait le silence.

Comme il n'était pas trop tard, tous ceux qui n'étaient point encore couchés et prenaient le frais sur le pas de leurs portes purent l'entendre :

— Ce sacré Miraut, hein ! comme il les mène tout de même !

— Eh bien ! brigadier, il se fout de vous, celui-là ; il aime autant que la chasse soit fermée, ça ne lui fait rien, goguenarda sans trop de malice le père Totome en s'adressant à Martet qui rentrait, recru de fatigue.

Celui-ci, très vexé, croyant à tort ou à raison que l'autre avait voulu lui faire une observation au sujet de son service, s'en vint aussitôt trouver Lisée.

— Vous entendez Miraut, dit-il ; il chasse tant qu'il peut par les Cotards et tout le monde le sait. Je ne peux pas laisser la chose comme ça ; cet imbécile de Totome, avec son air bête, vient de me le faire remarquer devant témoins. Vous comprendrez que je suis forcé de sévir, je vais prendre ma retraite bientôt et je suis proposé pour la médaille, il suffit d'une dénonciation pour qu'on me rase et que je me brosse.

— Brigadier, répondit Lisée, c'est la première fois cette année ; je ne veux pas vous faire arriver des histoires, mais je vous en supplie, ne me faites pas de procès-verbal.

— Ah ! je lui ai bien dit, intervint la Guélotte, que cette sale bête nous ferait des misères. S'il m'avait écouté ! … Dire qu'on nous en a offert un si bon prix et qu'il a refusé de le vendre !

— Je comprends, interrompit Martet, qu'on s'attache à une bête ; on s'attache bien à une femme et souvent, pour ne pas dire toujours, ça ne vaut pas un chien.

— Ramasse, fit Lisée, ça t'apprendra.

Ils sortirent ensemble.

— Je vais vous attendre chez moi, déclara le brigadier. Je ne me coucherai pas et ne dormirai pas tranquille tant que vous ne serez pas revenu et que vous ne l'aurez pas ramené.

Lisée, familier avec tous les passages et trajets des lièvres, écouta la chasse et vint attendre son chien à un sentier où il était certain qu'il traverserait tôt ou tard. Quand il l'entendit approcher, il le corna et l'appela de la même façon que lorsqu'il tenait le lièvre. Miraut, trompé, accourut et, à la faveur de cette ruse, le maître put le saisir et lui passer une chaîne dans la boucle de son collier.

Mais quand le chien vit de quoi il était question et qu'on l'obligeait à abandonner son gibier, il témoigna, en se cramponnant sur ses pattes et en tirant vers la piste abandonnée, d'un très vif mécontentement et d'une énergique volonté de poursuivre, envers et malgré son patron, le capucin qu'il avait lancé.

Il fallut que Lisée, après avoir épuisé les moyens conciliants, les caresses, les promesses, les appels à la douceur et à l'obéissance, en vînt à la force pour le décider, de très mauvais gré, à le suivre au logis. Toutefois, quand il se fut armé d'une verge de noisetier, Miraut, qui n'avait jamais été battu par lui et craignait d'autant plus la correction, obtempéra enfin et, la tête basse et la queue dans les jambes, suivit son seigneur en se demandant quelle idée de folie avait pu subitement traverser ainsi le cerveau de Lisée.

 

CHAPITRE III

Miraut fut claustré sévèrement ce soir-là et passa à la remise toute sa matinée du lendemain. Vers midi, on l'appela pour lui faire manger sa soupe. Il avait certainement sur le cœur l'affaire de la veille et boudait un peu. Cependant, par habitude sans doute, il condescendit à se présenter devant Lisée et à secouer deux ou trois fois la queue en son honneur, mais il ne poussa pas plus loin ses démonstrations et s'en alla retrouver dans son coin la Mique, sa vieille amie qui, ayant tout à fait renoncé, vu son grand âge, à la chasse aux souris, passait maintenant ses jours et ses nuits à sommeiller au soleil ou à dormir en rond derrière le fourneau de la chambre. Miraut lui murmura un vague et très doux grognement, la poussa un peu du museau et gratta de la patte pour la prier de bien vouloir lui céder une partie de la bonne place chaude qu'elle occupait. Dès qu'elle eut satisfait à son désir, il se coucha lui aussi tout près d'elle et, la tête sur les pattes, les yeux grands ouverts, se livra tout entier à des méditations certainement pleines de misanthropie.

Lisée s'en aperçut bien et il en fut quelque peu peiné, mais il ne crut néanmoins point utile de lui tenir de longs discours explicatifs dans le but de lui faire entendre que la chasse est permise à certaines époques et défendue à d'autres.

Il n'était point non plus nécessaire de mettre en garde Miraut contre les individus à uniformes et à képis, empêcheurs de chasser en rond, car le chien avait toujours manifesté à leur égard une antipathie et une méfiance aussi irréductibles que légitimes.

Faut-il en déduire que Miraut, en cela, partageait les préjugés paysans et bourgeois, lesquels prétendent que la sueur puissante transsudée par la gent porte-bottes et, selon les uns, très chère parce que rare, selon les autres trop abondante et généreuse, éloigne irréductiblement de ces honnêtes fonctionnaires tous les êtres à narine délicate ?

Je ne le pense pas. En odeurs, de même qu'en goûts et en couleurs, tout est relatif, et Miraut avait sur ces notions diverses des idées particulières, originales et fort différentes de celles des hommes.

Je croirai plutôt que la façon bizarre, grotesque, carnavalesque dont ces êtres se vêtaient choquait son goût très sain de naturel et de simplicité.

Donc Miraut se méfiait des gendarmes et des gardes ; mais pour lui, chien, inaccessible aux stupides conventions humaines et dégagé des contraintes sociales, se méfier, c'était ne point se faire mettre la main au collier et non pas ne point se faire voir.

Il était d'ailleurs profondément convaincu que son maître, la veille au soir, avait accompli un abus de pouvoir odieux en l'empêchant, après une si longue inaction, de poursuivre une chasse si vigoureusement commencée. Un certain esprit de rancune l'animait ; des idées de vengeance se présentaient et il balançait sans doute entre l'envie de repartir à la première occasion et la résolution de ne rechasser jamais, même lorsqu'il y serait invité de façon très pressante.

C'était compter sans le temps, l'instinct, l'habitude et le désir s'exaspérant par la contrainte.

Tous les matins maintenant, on le laissait à la paille jusqu'au repas de midi, en suite de quoi il lui était permis de prendre place à la cuisine ou au poêle et même d'accompagner Lisée lorsqu'il allait au village.

On n'eut pas à se plaindre de sa conduite et, durant quinze jours, il ne tenta pas une seule fois de filer par l'ouverture de la haie du grand clos afin de prendre le sentier du bois.

Comment la chose advint-elle ? Fut-ce la Guélotte qui négligea un jour, en rentrant les vaches, de pousser le verrou de la remise ? Fut-ce Lisée qui oublia de refermer la porte ? Toujours est-il qu'un matin, sur la paille où il se livrait à ses pensers, a ses rêves ou même à quelque somnolence parfaitement vide. Miraut sentit tout à coup sur son nez un courant d'air printanier qui le changeait notoirement de l'odeur de poussière et de renfermé qu'il respirait dans sa prison.

Surpris à bon droit, il se leva et vint à la porte qu'il trouva entr'ouverte. La détourner suffisamment n'était que jeu d'enfant pour lui qui savait presser les loquets et tourner les targettes, et bientôt il fut dans la cour.

Le matin était très pur et très doux. Sa première pensée fut de chercher pâture : il y avait longtemps qu'il n'avait fait une tournée détaillée et consciencieuse de ses cuisines et de ses recoins. Il visita quelques fumiers, mais c'était vraiment un trop beau matin de chasse. La tentation fut si puissante qu'il n'y résista pas et décida qu'il partirait pour la forêt. Il n'y partit point toutefois directement comme d'habitude. Il n'ignorait pas que certains bipèdes mal lunés pouvaient se mettre en travers de son désir et de sa volonté, son maître ou un autre : aussi garda-t-il prudemment, tant qu'il fut entre les maisons, l'allure flâneuse du quêteur de reliefs, mais dès qu'il fut hors du village, il mit bas le masque et, profitant de l'abri des murs pour n'être point aperçu, se dirigea au galop, par les voies les plus directes, du côté du sentier de Bêche.

C'était là, on se rappelle, qu'il avait lancé son premier lièvre, il s'en souvenait toujours, lui aussi et d'autant mieux que nulle saison ne se passait sans qu'il n'y chassât un nouveau capucin, l'ancien étant à peine tué qu'un autre venait immédiatement s'y établir.

Miraut, chassant seul et pour son compte personnel, était beaucoup moins loquace et bruyant que lorsqu'il était en compagnie de Lisée ou de Bellone. Les abois qu'il poussait dans ce dernier cas et qui n'étaient au début que des marques de joie, d'espérance ou de colère, servaient encore et surtout à prévenir le ou les camarades et à donner au maître des indications. Dans sa tendre jeunesse, il avait été très chaud de gueule. Maintenant, calme, rassis, il dédaignait le verbiage inutile, les « ravaudages » sans fin, et s'il avait encore, quand il trouvait un bon fret ou une rentrée intéressante, l'enthousiasme facile, il savait se contenir et fermer son bec lorsqu'il était utile de le faire. Depuis qu'il avait, pour avoir su se taire, pincé au gîte, dans une circonstance analogue, un jeune lièvre qui, trompé par son silence, n'avait point déguerpi à temps, il ne donnait plus qu'au lancer. Mais alors il en mettait, comme disait Lisée, et donnait à pleine gorge, donnait de tous ses poumons, car, déjà surexcité par le parfum très vif émanant des foulées du gibier, il était encore furieux de voir que celui-ci eût détalé avant l'heure et lui eût échappé, momentanément tout au moins.

Ce jour-là, sa tactique ne différa point de celle qui lui était devenue habituelle. Il connaissait le canton de son oreillard : il l'avait déjà lancé à deux reprises, une première fois à la fin de la saison de chasse où il l'avait débusqué du gîte, la seconde au pâturage, ce soir maudit où son maître s'en vint si malencontreusement l'interrompre dans son effort.

Comme la rosée était bonne, comme l'oreillard, depuis deux semaines tranquille et n'ayant aucune raison de se méfier, n'avait point trop entremêlé ses pistes avant de se remettre, Miraut ne mit pas dix minutes à le débucher et bientôt, devant la sonnerie de charge de son lancer, l'autre, vigoureusement mené, filait vers la coupe de l'année précédente dans le haut du bois du Fays.

Il est des lièvres, vraiment, qui portent malheur : celui-là devait en être.

C'eût été la veille ou le lendemain que Miraut se fût échappé qu'il n'aurait fort probablement rencontré personne dans sa randonnée ; mais ce jour-là, tous les gardes de la brigade de Martet et ceux de la brigade voisine, réunis sous les ordres de leur lieutenant, un garde général, se trouvaient dans la coupe de Longeverne pour le balîvage annuel.

Dans les saignées pratiquées par Martet entre les tranchées, le chef, le calepin à la main, notait, selon les indications criées par ses subordonnés, les arbres à frapper du marteau et que les bûcherons devaient respecter au moment de l'abatage : les jeunes baliveaux poussés bien droits, les chablis aux branches touffues, les modernes qui avaient été épargnés à la coupe précédente, il y avait quelque vingt ou vingt-cinq ans, et les anciens plus âgés du double ; quant aux futaies, marquées à part et arrivées vers soixante ou quatre-vingts ans à leur suprême développement, elles tomberaient sous la cognée avec les ramilles des arbrisseaux et toutes les pousses mal venues des différents « cépages » du canton.

Au premier coup de gueule de Miraut, tous s'arrêtèrent net et se réunirent.

Un chien qui chasse ! Il fallait qu'il en eût du toupet !

La chose paraissait énorme.

Martet immédiatement reconnut la voix, mais dans l'espoir que la chasse ne durerait pas longtemps et que Lisée, prévenu, viendrait rattraper son chien, il déclara qu'il n'était pas très sûr, que beaucoup de courants jappaient de cette façon, qu'il valait mieux, puisqu'on était en nombre suffisant, cerner le délinquant et lire sur son collier le nom de son maître.

Les gardes s'égaillèrent le long de la tranchée, écoutant attentivement. Comme le lièvre avait de l'avance, il passa quelques minutes avant Miraut, et le chef, qui le vit, appela aussitôt à lui tous ses hommes.

Miraut dans ce sillage odorant, bien frayé, facile à suivre, avançait à grande allure ; toutefois, comme il savait regarder et écouter, il vit et entendit les gardes qui formaient sur son passage un peloton trop compact et trop intéressé à sa besogne pour qu'il n'éprouvât pas quelque méfiance de cette rencontre inattendue.

— Le voilà cria imprudemment le premier qui le distingua à travers les broussailles.

C'était plus qu'il n'en fallait pour confirmer la mauvaise opinion qu'il avait de ces gaillards à képis et à carnassières et, s'il ne rebroussa pas absolument chemin, — car on ne lâche pas un lièvre aussi stupidement, — il prît un contour assez large pour passer hors de vue et de portée de ses guetteurs. Il est en effet assez difficile, même à une courte distance, de distinguer nettement sous bois un être qui court ou qui marche, surtout, comme c'était le cas, quand il n'est pas de taille très élevée. Les gardes, dès qu'ils le virent tourner bride, s'élancèrent bien à ses trousses et coururent de son côté, mais il n'était déjà plus là et, rapide, avait passé sur leur flanc droit sans qu'ils le vissent ; deux minutes plus tard, l'aboi de poursuite reprenait derrière leur dos.

— C'était un peu trop fort !

Furieux d'avoir été roulés, ils reprirent la piste en se guidant d'après la voix du coureur, décidés fermement, s'ils ne pouvaient le cerner, à suivre la chasse jusqu'à la remise du lièvre et à la capture du chien. Le jeune chef n'était pas le moins excité.

Par malheur pour Miraut, le capucin se fit rebattre ; un quart d'heure après, l'entendant revenir au lancer, les forestiers prirent mieux leurs précautions, sifflèrent au lieu de crier, se dissimulèrent derrière de gros arbres et, lorsque le chien fut arrivé au centre du terrain qu'ils occupaient, ils se précipitèrent tous en chœur pour le pincer.

Surpris par leur irruption subite, le chasseur s'arrêta court un instant et, prudent, voulut battre en retraite, mais de côté et de partout les képis se montraient et il se retourna juste pour tomber entre les griffes du chef lui-même qui l'appréhendait vigoureusement au collier.

Miraut n'avait pas, comme pour Lisée, des raisons d'obéir à ce particulier qui manifestait à son égard des sentiments plutôt douteux ; il le lui fit bien voir, montra les crocs, se secoua rudement, chercha pour mordre à atteindre la cuisse ou le mollet de son gardien. Mais il est difficile, quand on est tenu par le collier, d'agripper la main ou tout autre membre de celui qui vous a pincé, et Martet, accouru avec ses collègues, fut bien forcé de reconnaître le coupable ; le nom d'ailleurs était lisible sur la plaque, le chien était pris et bien pris.

Pour ne pas qu'il pût continuer son tapage, scandaleux en l'occurrence, on l'attacha et l'on revint achever le balivage interrompu ; ensuite de quoi, solidement encadré par ces deux brigades d'hommes des bois, Miraut, renâclant, tirant au renard, grognant et s'étouffant, fut remorqué bon gré mal gré jusqu'à Longeverne.

Lisée, qui s'était trop tard aperçu de la fugue de son chien, fut averti par les gamins du malheur qui allait lui tomber sur la tête, et la Guélotte frémit de colère et de peur lorsqu'elle vit ce cortège de fonctionnaires, derrière un monsieur à dolman et suivi d'une importante escorte de moutards, ramener le délinquant à son domicile légal.

Lisée dut décliner au garde général ses nom, prénoms et qualité, et l'autre lui annonça qu'il dressait procès-verbal.

— Pourquoi ne l'attachez-vous pas non plus ? lui reprocha-t-il, il y a des lois pour les chiens comme pour tout le monde ; je ne veux pas, absolument pas, qu'on entende chasser dans mes triages en dehors des époques réglementaires ; mes gardes ont des ordres formels, tant pis pour ceux qui seront pris. Il paraît d'ailleurs, ajouta sévèrement cet homme aimable, que ce n'est pas la première fois que cela vous arrive ; les notes retrouvées dans les dossiers de mon prédécesseur vous signalent comme ayant encouru d'autres procès-verbaux. Faites attention à vous si vous voulez !

C'était une menace non déguisée et la reconnaissance formelle que le chien et son maître étaient plus particulièrement signalés à la vigilance des forestiers.

Ils n'étaient pas encore à quinze pas, près de la fontaine, que déjà commençaient les lamentations farouches de la Guélotte :

— Ah ! mon Dieu ! nous sommes perdus ! Qu'est-ce qu'on va devenir ? Pour combien de sous en allons-nous être ? Et ça ne fait que commencer. Voilà, aussi ! Si tu m'avais écoutée quand le juge de Besançon t'en donnait cinq cents francs ! Au lieu de recevoir de l'argent, il faudra que nous en donnions, comme si on en avait de trop déjà. Ah ! cochon ! crapule ! sale charogne ! s'excita-t-elle, en courant sur le chien, le poing levé.

— C'est pas la peine de l'engueuler, il ne comprendra pas, interrompit Lisée qui, lui, n'avait pas le courage de gronder. À sa place, sais-tu ce que tu aurais fait ? Moi, j'aurais peut-être bien fait comme lui. J'sais ce que c'est que d'avoir envie d'aller prendre un tour. Ah ! c'est malheureux, mais je vois bien que dorénavant il faudra que je l'attache. Pauvre Miraut !

— Oui, c'est ça, c'est bien ça ! Plains-le ! Comme si c'était lui et non pas nous et non pas moi qui soit à plaindre ! Une charogne qui n'entend rien, n'écoute rien, n'en fait qu'à sa tête et ne nous ramène que des misères et des calamités. Tu verras, oui, tu verras que ce ne sera pas tout ; je l'ai bien prédit quand tu me l'as amené que tu nous mettrais un jour sur la paille.

Lisée, la semaine d'après, fut cité à comparaître devant le tribunal correctionnel de l'arrondissement pour répondre du délit dont son chien s'était rendu coupable.

Il ne s'attendait pas à ce que le procès-verbal fût si salé. Le garde général, jeune et bouillant fonctionnaire, désireux de se montrer, de prouver son zèle, de se faire mousser, avait décrit avec force détails plus ou moins techniques et vaguement grotesques les ébats et évolutions du chien.

« Le vendredi 13 du mois d'avril, à dix heures trente-quatre minutes du matin, au lieudit la Corne du Fays, à environ trois cent cinquante-cinq mètres nord-nord-est de la troisième tranchée transversale, nous… accompagné de… » Suivaient les noms de tous les forestiers présents.

Et c'était précis, détaillé, circonstancié. Le chien avait fui, puis avait fait rébellion, menacé, injurié, voulu mordre ; heureusement, le sang-froid du dit garde général… etc., etc.

Le président fut sévère, d'autant plus sévère que, malgré son tempérament rageur et sa méchanceté naturelle, il ne pouvait pas l'être toujours. Pour faire plaisir à quelques politiciens véreux, député de l'absinthe, sénateur cocu, maire failli, conseillers généraux gâteux, il n'appliquait fort souvent à des délinquants réels, chenapans avérés, fripouilles notoires, mais électeurs et électeurs influents, que des pénalités ridiculement anodines. Ici, il n'avait affaire qu'à un paysan, un paysan qui n'était recommandé par personne, car ces messieurs du chef-lieu de canton s'étaient prudemment effacés dès qu'ils avaient été informés du procès-verbal, un paysan qui chassait, qui avait le toupet de chasser, qui tuait des lièvres, comme si ce sport guerrier ne devait pas être l'unique apanage de lui, juge, de ses collègues, des autres autorités, piliers de la loi et du régime, fils et gendres de nobles marchands de mélasse ou de calicot, aristocratie républicaine, enfin, ayant du bien au soleil, des rentes, une situation.

Un paysan, autant dire un braconnier ! Ce fut tout juste s'il ne traita pas Lisée de vieux cheval de retour ; aussi écopa-t-il de l'amende la plus forte et sa note de frais fut, elle aussi, particulièrement soignée.

Et ce ne fut pas tout. Le soir même, le digne et grave et rigide magistrat faisait parvenir soit directement, soit par le canal de son cher et féal sous-préfet, aux gendarmes, aux maires et aux gardes de la région une petite note signalant le sieur Lisée, de Longeverne, comme braconnier dangereux, à surveiller étroitement, et son chien comme chassant en toutes saisons, nonobstant lois, décrets, arrêtés et règlements en vigueur.

Lisée paya sans mot dire : il savait ce qu'il en peut coûter dans ce charmant pays de France et sous ce joli régime de liberté, d'égalité et de fraternité, à dire ce que l'on pense, seraient-ce les plus grandes et les plus éclatantes vérités.

— Quand on est pris, on est pris, philosopha-t-il. Avec ces salauds-là, on n'est jamais les plus forts !

Et, songeant à ses amis plus durement éprouvés encore :

— Bah ! Plaie d'argent n'est pas mortelle ! Mieux vaut encore ça qu'une jambe cassée !

 

CHAPITRE IV

La vie à la maison redevint difficile pour Miraut. La patronne ne lui pardonnait pas les trente ou quarante francs prélevés sur le budget ménager pour payer l'amende et les frais de ce premier procès-verbal : il dut subir l'audition de véhéments discours, nourris d'imprécations, illustrés de coups de sabots, et Lisée, lui aussi, aux heures des repas et même à toute heure du jour, entendit plus d'une homélie qui, pour n'avoir rien que de très profane, n'en devenait pas moins assommante à écouter.

Il avait beau répéter à sa femme que les lamentations et les plaintes ne changeraient rien à la chose et que l'argent donné ne reviendrait pas au bas de laine ; l'autre, qui craignait, à juste titre, que de nouvelles fugues ne provoquassent de nouveaux procès et de nouvelles amendes, cherchait par tous les moyens à décider le seigneur et maître à se séparer d'un serviteur aussi dangereux pour le bon équilibre du budget domestique. Mais il n'est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre.

— Une fois n'est pas coutume, répliquait Lisée. Quel est celui qui, dans ce bas monde, au cours de son existence, ne s'est exposé une fois au moins aux rigueurs de la loi ? Ainsi moi qui suis pourtant un honnête homme et qui n'ai jamais fait de tort à personne, j'ai été un jour, devant le juge de paix, condamné à vingt sous d'amende pour tapage nocturne, et toi, toi-même qui gueules tant aujourd'hui, ne t'es-tu pas fait dresser procès-verbal pour avoir nettoyé des pissenlits sous le goulot de la fontaine et ne m'as-tu pas fait casquer huit ou dix beaux écus pour t'être prise de bec avec la femme de Castor ?

Ces considérations qui rappelaient à sa conjointe quelques heures et circonstances pénibles de sa vie n'étaient point pour la réduire ni pour la calmer, attendu, ripostait-elle, que si par malheur on s'est trouvé obligé de verser de l'argent un premier coup, ce n'est point une raison pour s'exposer, de gaieté de cœur, à en donner une deuxième et une troisième fois.

On attacha Miraut pour qu'il ne pût se sauver ni sortir sans autorisation préalable. Tous les jours d'ailleurs, pour adoucir ce régime barbare et permettre au prisonnier de satisfaire à ses besoins naturels auxquels il ne vaquait pas à la maison, Lisée le détachait et le conduisait soit le long de la route, soit sur le revers du coteau, faire son petit tour hygiénique. Il ne lui permettait pas de s'éloigner à plus de dix pas, car, depuis qu'on interdisait au chien la rue, et plus encore la forêt, la tentation chez lui grandissait de se promener et le désir de courir et de chasser couvait et s'enflait aussi, plus que jamais dans son cerveau.

Un jour, ce fut plus fort que tout. Impatienté, les muscles crevant du besoin de se détendre, les pattes ne tenant pas en place, après avoir longuement tiré sur sa chaîne, furieux, il donna une brusque et si violente secousse qu'il la rompit net à quelques maillons du collier. Avec des précautions inouïes afin que ne le trahissent point les tintements du grelot, il ouvrit toutes les portes et, sans délai, fila vers la forêt.

Il ne faisait que de quêter encore et n'avait pas donné le moindre coup de gueule lorsque le garde Roy, qui descendait le sentier de Bêche pour couper au court et venir à Longeverne prendre les ordres de son brigadier au sujet du service, entendit son grelot.

Au rebours de Martet, lequel, malgré ses apparences sévères, son zèle intelligent et bien compris, représentait le fonctionnaire brave bougre et bon enfant, le garde Roy réalisait le type parfait d'imbécile méchant que le populaire a stigmatisé en disant de cette sorte d'individus : « C'est une belle vache ! » calomniant ainsi gratuitement une catégorie fort respectable, sinon très intelligente, de mammifères domestiques.

Roy, prudent, s'avança sous bois à pas feutrés et reconnut Miraut : il en frémit de joie. Cette fois il allait se signaler à son grand chef, dresser un procès-verbal qu'on ne ferait pas tomber comme beaucoup d'autres qu'il avait rédigés un peu trop bêtement et faire plaisir aux autorités. Il songea à se saisir du chien et à le ramener au village, mais prendre Miraut n'était pas chose facile. L'intelligent animal, dès qu'il le vit, crocha sans hésiter et s'éloigna au petit trop en le regardant de travers. L'autre, rusant, voulut avec douceur l'appeler : « Viens, Miraut ; viens, mon petit », et il sortit même de son sac un morceau de pain qu'il lui tendit, croyant l'attirer par ce procédé un peu grossier.

Miraut regarda le personnage avec un mépris non dissimulé et ses yeux, clignotant vaguement sous ses paupières, avaient l'air de dire à Roy : « Imbécile, pour qui me prends-tu ? »

S'il eût su parler et qu'il eût connu les usages parlementaires, il eût certainement ajouté : « Voyons, crétin, idiot, tourte, je ne suis pas électeur que tu puisses m'acheter pour un morceau de pain. »

Furieux de cette attitude, Roy marcha, puis courut, puis galopa vers lui et Miraut accéléra un petit peu son allure, juste assez pour se maintenir à bonne distance. Quand l'autre, qui s'égratignait, se déchirait et perdait son képi, renonça à la poursuite et s'arrêta, il fit halte lui aussi et, l'ayant encore bien regardé, se tourna un peu, leva la cuisse contre un tronc de foyard, lâcha en signe de parfait dédain et de profond mépris un jet soutenu, puis s'éloigna définitivement après avoir fait voler haut, dans la direction du fonctionnaire, les feuilles mortes sous ses pattes de derrière.

Roy, exaspéré, descendit sans perdre une minute à Longeverne et vint droit chez Lisée qu'il interpella insolemment :

— Dites donc, vous, voudriez-vous me montrer votre chien ?

— Vous-mon-trer-mon-chien ? scanda Lisée, et pourquoi voulez-vous voir mon chien ?

— C'est mon affaire. Je vous ordonne de me montrer votre chien.

— Vous m'ordonnez ? Elle est verte celle-là, par exemple ! Mon chien est à l'écurie, mais vous ne le verrez pas ; c'est une bête bien élevée et honnête et je n'ai pas l'habitude de la présenter à des grossiers et à des malappris.

— Ah ! vous ne voulez pas me le montrer ? J'sais bien pourquoi ; vous auriez du mal de l'exhiber.

— J'aurais du mal ? Il est là derrière cette porte ; mais vous ne le verrez pas ; ah ! non ! je vous défends bien de le voir, vous n'avez pas le droit d'entrer chez moi.

— Bon, c'est entendu ! Je n'ai pas le droit d'y entrer seul, mais je vais requérir le maire et nous allons bien voir.

Comme il l'avait annoncé, Roy s'en fut chercher le maire, et, au nom de la loi, le somma, pour verbaliser, de l'accompagner chez Lisée.

Celui-ci, bien que n'aimant pas les histoires, dut s'exécuter, et Lisée, mis en demeure, alla ouvrir la porte de sa remise.

Sa surprise fut grande en apercevant la couche vide et la chaîne cassée. Il en pâlit. L'autre, en venant, avait dû rencontrer quelque part Miraut en forêt et toute cette comédie n'était que pour verbaliser avec fracas. Il ressortit très ému.

— Je ne savais pas, avoua-t-il. Il a cassé sa chaîne : tenez, venez voir, ce n'est pas de ma faute.

— Inutile, maintenant, triompha Roy ; je n'ai plus rien à voir. Monsieur le maire a entendu ; vous avouez que votre chien n'est pas chez vous et moi j'atteste que je l'ai rencontré, chassant au sentier de Bêche.

— S'il chassait, on l'aurait entendu, objecta Lisée.

— Je dis « chassant », affirma le garde ; je suis agent assermenté et vous n'allez pas me traiter de menteur : je note que vous avez mis la plus grande mauvaise volonté à en convenir et que j'ai dû recourir à l'autorité municipale pour accomplir mon devoir et faire mon service.

Presque au même instant, Miraut lançait.

Roy ricana :

— Vous l'entendez, vous ne nierez plus.

— Je n'ai jamais nié, répliqua Lisée, je ne savais pas et voilà tout.

— La cause est entendue, je m'en charge, menaça l'autre en s'en allant.

Quand la Guélotte connut l'affaire, la terrible affaire qu'elle apprit à la fontaine où elle lavait, pour l'heure, une savonnée, elle ne fit qu'un saut jusqu'à sa maison.

— Je te l'avais bien dit ! Je te l'avais bien dit ! tempêta-t-elle.

Et les lamentations, les larmes et les imprécations reprirent, s'enflant, roulant, débordant sur la tête du chasseur.

Il n'était évidemment plus question de tuer Miraut qui avait une valeur marchande et dont on avait refusé une grosse somme d'argent, mais de chercher à le vendre.

— Tant que nous l'aurons, ce sera comme ça, ajouta-t-elle. Nous n'échapperons pas ! Tu es signalé partout maintenant, on nous tombera dessus : il nous ruinera.

La chose était grave.

Lisée gronda son chien et le menaça quand il revint le soir avec un bout de chaîne pendant à son collier. Pour plus de sécurité, il lui remit le bâton tombant devant les pattes qui entravait sa marche et empêchait sa course.

Cependant, une rage, une frénésie de chasse semblait avoir saisi la bête. Malgré cette entrave, huit jours après il repartit, du côté du Teuré, cette fois. Mais en entrant dans le taillis il dut s'empâturer quelque part dans des fourrés, s'accrocher, enrouler l'entrave et la chaîne autour de branches et de souches et se constituer prisonnier lui-même de la forêt. Du moins, ce qu'on sut par la suite permit de supposer que les choses avaient dû se passer ainsi, car aucun témoin ne put jamais conter la chose et l'on ne retrouva que dix mois plus tard, entortillé parmi des souches, son collier plus qu'aux trois quarts pourri, avec la chaîne et le bout de bois. Miraut, pour se libérer, arriva-t-il à le casser ? parvint-il, au prix de quels efforts, à retirer sa tête de l'ouverture étroite ? Nul ne sait ; toujours est-il que deux heures après son départ, sans collier ni entrave, la tête bien dégagée et le cou libre, les gendarmes de Rocfontaine lui tombaient dessus au moment où il achevait de dévorer un jeune levraut qu'il venait de pincer après une courte chasse mouvementée.

Les gendarmes dressèrent un triple procès-verbal : premièrement, pour vagabondage ; deuxièmement, pour manque de collier ; troisièmement, pour chasse en temps prohibé. Néanmoins, malgré leurs efforts, ils ne purent ramener au village le chien qui s'échappa en leur laissant la tête et une épaule de gibier, mais leur témoignage suffisait et Lisée ne put nier, chacun ayant entendu Miraut.

Il est inutile de raconter en détail ce qui se passa dans le ménage. La Guélotte pleura, sanglota, hurla, engueula, rossa le chien et supplia son homme de se débarrasser de cette bête terrible, à n'importe quel prix, d'écrire sans retard au riche amateur qui, la saison d'avant, lui en avait offert une si belle somme.

Le chien les ruinait, il n'y avait plus un sou dans le ménage, il faudrait peut-être vendre une vache ou un cochon à demi engraissé pour payer les frais.

Cependant, Miraut rentrait, nullement craintif, parfaitement joyeux, comme un brave chien à qui sa conscience ne reproche rien et qui n'a fait que ce qu'il doit faire. Et Lisée grondait bien et gueulait un peu, mais sans conviction, car il tenait à cette bête et l'aimait malgré tout, et secrètement même l'excusait d'oser faire, quand cela lui disait, ce qu'il n'osait pas toujours faire lui-même.

On dut, pour remplacer le collier perdu, en retrouver un autre. Julot le cordonnier, en bon et consciencieux ouvrier, le confectionna avec du cuir choisi, qu'il cousit solidement, et, pour plus de sûreté cette fois, on attacha le chien tout en lui remettant une nouvelle entrave.

Mais la malchance, c'est la malchance ; les précautions les plus minutieuses ne prévalent pas contre elle et, quand le Destin vous a posé sur la nuque sa poigne de fer, il est inutile de regimber, il n'y a qu'à se soumettre et laisser les événements couler comme une onde mauvaise. Par une fatalité terrible, Miraut ne sortait, ne s'échappait jamais que les jours où les gardes et les gendarmes étaient en tournée du côté de Longeverne.

Et ce furent encore ces derniers qui, douze jours plus tard, le ramenèrent cette fois au village, entre eux deux, ainsi qu'un malfaiteur de grand chemin.

— Vous avez eu de la chance, que nous nous soyons trouvés là, eurent-ils le toupet de dire à Lisée. Sans nous, votre chien aurait bien pu crever où il était.

Ils racontèrent alors comment Miraut, arrêté de nouveau par son entrave et prisonnier dans un buisson, à moitié étranglé, avait attiré leur attention par ses plaintes et ses hurlements d'appel. Ils l'avaient, comme de juste, délivré, et, par la même occasion, pincé.

— Vous n'en serez aujourd'hui que pour un simple procès-verbal de vagabondage, déclarèrent-ils, touchés tout de même par cette déveine aussi persistante et enfin convaincus de la parfaite bonne foi et de l'honnêteté de Lisée.

Cette fois, à la Côte, ce fut de la démence et de la rage. La Guélotte parla de se pendre dans la grange ou de se noyer dans l'abreuvoir si la maison n'était pas débarrassée de ce fléau. Elle traita son mari de canaille, l'accusant des pires infamies, disant qu'il lui « suçait le sang à petit feu », qu'il voulait la faire mourir, qu'il était la risée du pays, que c'était une honte d'être aussi bête et bien d'autres choses encore.

— Tu vas, exigea-t-elle, écrire au notaire tout de suite et qu'il dise à son ami que Miraut est à vendre.

Lisée simula la défaite, griffonna une lettre qu'il partit immédiatement, affirma-t-il, mettre à la boîte, mais qu'il se garda bien d'envoyer, se disant qu'une fois la colère calmée et les événements un peu passés, l'autre n'y penserait plus. Cependant la Guélotte ne lâchait pas, elle s'étonnait de ne pas recevoir de réponse et Lisée, pour la faire patienter, émettait l'opinion que l'amateur était sans doute muni ou avait probablement changé d'avis à ce sujet.

Il commençait à se tranquilliser lorsqu'un beau jour, un homme du Val arriva au pays en voiture, mit son cheval à l'auberge, et demanda sa maison.

Il se présenta bientôt, et, après les salutations d'usage, aborda nettement le but de sa visite.

— On m'a dit que vous aviez un chien à vendre.

Lisée, une seconde, en demeura muet de stupeur, et il n'avait pas encore ouvert la bouche pour protester que déjà sa femme, en ses lieu et place, répondait par l'affirmative. Il se ressaisit, protesta, déclarant que, si telle avait été un instant son intention, il avait depuis réfléchi et était revenu sur une décision prise un peu trop à la légère.

Sa femme pâlit et le fixa d'un air effrayant. Il sentit venir l'orage et se prépara à tenir tête.

— Avec quoi le paieras-tu, hurla-t-elle, ton dernier procès-verbal, dis, avec quoi ? Tu vendras une vache peut-être ; nous serons obligés de nous séparer d'une de nos meilleures bêtes ; nous nous priverons, je ne mangerai pas à mon saoul pour que tu conserves ici une charogne qui ne nous fait que des misères !

— C'est mon seul plaisir, répondit Lisée. Je n'ai pas besoin d'amasser, puisque nous n'avons pas de gosses, et je ne me soucie pas de laisser des terres et de l'argent à tes neveux qui se ficheront de moi quand je serai mort.

— Oui, saoule-toi encore, et moi ici je crèverai de fatigues et de privations.

L'étranger, un peu gêné, essaya de s'excuser de la scène pénible qu'il provoquait en disant :

— J'en offrirais un bon prix.

— J'en ai refusé cinq cents francs, précisa Lisée, cinq cents francs, vous m'entendez bien, pas plus tard que l'année dernière.

— Ça t'a bien réussi ! ragea la Guélotte. Combien en offrez-vous ? demanda-t-elle au visiteur.

— Vous n'en trouveriez certainement pas la moitié à l'heure actuelle, affirma-t-il. D'abord, c'est un chien d'un certain âge, et puis nous ne sommes pas à l'ouverture.

— J'attendrai, répondit Lisée, qui voyait là une occasion d'atermoyer.

— J'en donne trois cents francs tout de même, se reprit l'autre. Songez-y ! Pour un chien, c'est quelque chose.

— Lisée, supplia sa femme, changeant d'attitude et les larmes aux yeux, pour l'amour de Dieu, aie pitié de nous, aie pitié de moi ! Jamais tu ne retrouveras peut-être une telle occasion ; songe à la vache qu'il faudra vendre, dix litres de lait par jour ! Songe que ce ne serait sûrement pas tout, que les gardes t'en veulent, que les gendarmes t'épient, qu'ils nous feront tout vendre, qu'ils nous ruineront jusqu'au dernier liard.

— Vous en retrouverez un autre facilement, insista l'acheteur.

Une larme, qu'il essaya de refouler, monta aux yeux de Lisée ; il se moucha bruyamment tandis que l'autre concluait :

— Allons, topez là, et serrez-moi la main, c'est une affaire entendue. Allons boire un verre à l'auberge où j'ai laissé mon cheval.

 

CHAPITRE V

— Il faut au moins que vous le voyiez, afin qu'il vous connaisse déjà un peu pour partir ! Lisée va vous conduire à sa niche, proposa la Guélotte.

— Je le connais déjà, moi, répondit l'acquéreur.

Débarricadant les portes lentement, le cerveau lourd, sans penser, en homme accablé, Lisée arriva avec son compagnon à la remise où Miraut, attaché, sommeillait, son entrave au cou.

— Le voilà ! annonça-t-il en le désignant du geste.

Et il s'approcha de l'animal qu'il caressa de la main et auquel il parla affectueusement.

L'étranger, le nouveau maître, suivait Lisée et ce fut sur lui que se porta d'instinct le regard du chien.

Tout d'abord, en apercevant Lisée, il ne s'était pas levé, se contentant de soulever la tête, de le regarder avec de grands yeux tristes et, ce qui témoignait chez lui de l'indécision, de frapper de sa queue, à coups réguliers et assez vifs, la paille de sa litière. Mais, dès qu'il aperçut cet autre humain, habillé différemment des gens qu'il avait coutume de voir, un chapeau sur la tête, un manteau sur le bras, l'inquiétude sourdement l'envahit. Une prescience vague lui dénonçait un danger et, Lisée restant malgré tout son protecteur naturel, ce fut vers lui qu'il se réfugia, vite debout, se frottant à son pantalon, lui léchant les mains et lui parlant à sa manière.

De même que les corbeaux et les chats chez qui la chose n'est pas douteuse, et sans doute tous les grands animaux sauvages, les chiens ont un langage articulé ou nuancé et se comprennent entre eux parfaitement. Miraut se faisait également entendre de Mique, de Mitis et de Moute, et ces derniers aussi lui tenaient assez souvent des discours brefs dans lesquels on se disait tout ce que l'on voulait se dire et rien que ça.

Sans que Lisée eût parlé, car s'il eût émis la moindre phrase relative à une séparation, le chien, qui comprenait tout ce qui se rapportait à lui, l'aurait certainement saisie dans tous ses détails, il sentit, rien qu'à son air triste, de même qu'à la volonté de l'autre de se faire bien voir, qu'il y avait entre eux deux un pacte secret le concernant.

Instinctivement il fuyait les caresses de l'étranger, se contentant de le regarder avec des yeux inquiets, agrandis par la tristesse et l'étonnement.

Les compliments que l'autre lui adressa, pour sincères que les sentît Miraut, ne réduisirent point sa méfiance et il refusa froidement un bout de sucre qui lui fut tendu en signe d'alliance. Lisée ayant ramassé le morceau tombé le décida tout de même à le croquer, mais il le cassa sans enthousiasme et l'avala sans le sentir.

— Je vais toujours lui ôter l'entrave, décida l'acheteur qui s'était nommé M. Pitancet, rentier au Val.

Mais ce geste libérateur qui, pensait-il, lui concilierait les bonnes grâces et lui attirerait l'amitié du chien, ne réussit qu'à accentuer sa méfiance et à confirmer ses soupçons.

Le nez humide et les yeux brillants, il se collait de plus en plus aux jambes de son ancien maître qui ne se lassait de le cajoler, de le tapoter, triste jusqu'à la mort de la séparation prochaine. Après une dernière embrassade, une dernière caresse, on laissa Miraut sur sa litière et, pour régler définitivement l'affaire, les deux hommes se rendirent à l'auberge.

— Comment avez-vous su que mon chien était à vendre ? questionna Lisée.

— Ma foi, répliqua l'autre, à vous dire la vérité, je n'en ai été à peu près sûr qu'en arrivant à Velrans où l'aubergiste m'a confirmé la chose. Je vous avouerai toutefois que je me doutais bien qu'un jour ou l'autre vous seriez obligé de vous en débarrasser, car je me suis trouvé par hasard au tribunal à tous vos procès et je puis bien, entre nous, vous dire que les juges se sont montrés avec vous de fameuses rosses. Depuis longtemps je connais de réputation votre chien et, comme j'ai l'intention de chasser cet automne, je me suis dit : « Puisque tu n'es pas très habile ni très connaisseur, un bon animal au moins t'est nécessaire. » C'est pourquoi, après votre dernière condamnation, j'ai décidé à tout hasard que je monterais jusqu'ici au-dessus. On m'a bien prévenu, à Velrans, qu'il serait assez dur de vous décider, mais que votre femme, elle, ne voulait plus entendre parler de le garder, et je suis venu.

— Mon pauvre Miraut ! gémit Lisée.

— Soyez tranquille, le rassura M. Pitancet, il sera bien soigné chez moi ; nous n'avons à la maison ni chat ni gosses et ma femme ne déteste pas les chiens.

— Une si bonne bête ! reprenait Lisée.

Et pendant qu'ils vidaient une vieille bouteille en mangeant un morceau, le chasseur, dans une sorte d'enthousiasme sombre et désespéré, entamait l'éloge de son chien.

— Pour lancer, monsieur, il n'y en a point comme lui ; dès qu'il est sur le fret, il s'agit de faire bien attention, d'ouvrir l'œil et de se placer vivement. Il n'est pas bavard : une fois qu'il a averti par deux ou trois coups de gueule, on peut être sûr que, moins de cinq minutes après, il aura levé. Et pour suivre, pour suivre, ah ! ce n'est pas lui qui perdra son temps à des doublés et à des crochets, ah ! mais non ! Les lièvres ne la lui font pas à Miraut ! Et quel que soit le jour, il lancera ! Et il faudra que votre oreillard soit bien malin, allez, pour qu'il ne vous le ramène pas.

Et Lisée continuait :

— À la maison, il vaut mieux qu'un chien de garde ; il sait reconnaître les amis, il ne fait pas de mal aux gosses, et si un rouleur voulait jamais s'introduire, qu'est-ce qu'il prendrait ! Il le boufferait, monsieur, tel que je vous le dis. Ah ! penser que nous étions si bien habitués l'un à l'autre et qu'il faut que nous nous quittions ! J'avais pourtant juré qu'on ne se séparerait jamais. Mais, monsieur, malgré la vieille qui n'a jamais pu le sentir, la rosse ! il trouvait moyen de venir me retrouver dans le lit de la chambre haute en ouvrant les portes. Car il sait ouvrir les portes, méfiez-vous si vous voulez : il ouvre toutes les portes quand ça lui dit ; c'est même comme ça qu'il s'est sauvé plusieurs fois. Mais, ne comptez pas qu'il vous les refermera ; non, fermer les portes, ce n'est pas son affaire ; une porte fermée le gêne, une porte ouverte ne le gêne pas, et quand il est arrivé à ce qu'il voulait, lui, et à se faire plaisir, sauf votre respect, monsieur Pitancet, il se fout du reste.

— J'espère qu'il s'habituera assez vite : toutes les bêtes s'habituent au changement.

— Toutes, peut-être, mais pas lui. Miraut n'est pas comme les autres. J'ai eu bien des chiens dans ma vie, mais jamais, vous m'entendez, jamais je n'en ai eu un comme celui-là. Ah ! vous avez de la chance d'être en voiture, parce que vous pourriez vous brosser pour l'emmener à pied, vous ne seriez pas de sitôt au Val.

— Vous croyez, douta M. Pitancet, avec du fromage, du sucre dont je lui donnerais un petit bout de temps en temps ?

— Peut-être avec des autres, avec des jeunes, ça réussirait-il ; mais avec lui, ah là là ! Quand il a décidé quelque chose, il n'y a rien à faire ; il n'y a que moi qu'il écoute et mon camarade Philomen avec qui je chasse depuis vingt ans et aussi un peu l'ami Pépé, vous savez bien, Pépé de Velrans, celui qui tue tant de lièvres tous les ans. Les autres, rien à faire : souvent les grosses légumes de Rocfontaine sont venus chasser avec moi (les salauds ! et pas un ne m'a aidé dans mes procès) ; eh bien ! dès qu'il voyait, dès qu'il sentait que je n'étais plus avec eux, il ne moisissait pas en leur compagnie et il m'avait bientôt retrouvé. Il se ferait traîner, il s'userait les pattes jusqu'au genou, je veux dire jusqu'au jarret, et vous lui arracheriez le cou plutôt que de le faire avancer. En voiture, il sera bien forcé de se tenir, mais je ne serai pas étonné si, une fois là-bas, malgré la distance, il se sauve et revient me voir.

— Ils reviennent presque toujours revoir leur premier maître, mais c'est l'affaire de quelques voyages et, s'ils sont mal reçus, ils se résignent vite à demeurer à leur nouveau logis, surtout s'ils y sont bien traités. Si d'aventure Miraut s'échappe avant d'être bien habitué au Val et qu'il retourne à Longeverne, vous le soignerez naturellement et je vous paierai ce qu'il faudra pour sa pension, mais je compte bien que vous ne ferez rien qui puisse l'encourager à recommencer.

— Ce me sera dur de le gronder, prévint Lisée, une bête avec qui j ai passé de si bons moments et qui m'aime tant ! Mais c'est vot'chien maintenant et je ne le rattirerai pas.

— Allons le chercher, pendant qu'on mettra mon cheval à la voiture, décida M. Pitancet.

Durant leur absence, Miraut qui s'était rassis, puis recouché sur la paille, songeait très inquiet, en proie à des pensées contradictoires, à des soupçons multiples et à des craintes terribles. Il appréhendait le retour de Lisée, non point pour lui-même, mais parce qu'il se doutait que l'autre s'attacherait à lui.

Pourtant, s'il lui avait voulu du mal, il n'eût pas tant attendu, et du moment qu'il était parti, il ne reviendrait peut-être pas. Et qui aurait pu savoir les sombres pensées qu'il roula, les problèmes qu'il agita, et dont les manifestations extérieures se traduisaient juste par une inquiétude du regard, un froncement de paupières, des frémissements de mufle, de légers tremblements de pattes et l'obstination avec laquelle il regardait du côté de la porte.

Sa frayeur devint intense quand il perçut dans le sentier de l'enclos deux pas bien distincts qu'il reconnut aussitôt : celui de Lisée et celui de l'autre, et elle s'accentua encore quand le son de la voix de l'étranger ne lui permit plus le moins du monde de douter que c'était bien lui qui revenait. Il se leva tout droit sur sa couche, le cou abaissé au niveau des épaules, la tête allongée dans le prolongement du cou, et fixa plus intensément encore la porte de la remise qui s'ouvrit bientôt et livra passage aux deux hommes.

Lisée avait un air sombre et fermé qui contrastait avec la physionomie joyeuse de son compagnon. Derrière eux, la tête ricanante de la Guélotte apparut à son tour et Miraut nettement se sentit sacrifié et perdu.

Qu'allait-il lui arriver ? Il n'en savait rien encore, mais il craignait quelque chose de pire que la prison et de pire que les coups. Il craignait : la crainte, dans certains cas, est plus cruelle que le malheur lui-même ; elle faisait pour l'heure battre à grands coups le cœur du chien.

— Viens, mon petit, viens ! appela d'un air aimable M. Pitancet ; viens près de moi, voyons !

Et il lui tapotait le crâne tandis que Lisée détournait la tête pour cacher son émotion.

— Grand imbécile ! ricana sa femme. Tu ne ferais pas tant de grimaces pour moi ! Ce n'est qu'un chien !

Cependant, M. Pitancet, ayant détaché Miraut, lui tendait un bout de fromage, pour bien faire connaissance, affirmait-il ; ensuite de quoi il le caressa de nouveau, le cajola, le câlina, le gratta sous les oreilles et sous le cou, l'invitant à le suivre au dehors :

— Viens, mon petit !

Mais Miraut résolument tirait du côté de Lisée, le regardant de ses yeux agrandis et désespérés, et pleurant et suppliant à petits abois tendres et tristes.

Le chasseur ne résista pas : il s'accroupit devant le chien et longuement l'embrassa et lui parla :

— Il le faut, mon pauvre vieux, résignons-nous !

La résignation est une vertu chrétienne et n'était pas le fait de Miraut qui enfonçait plus que jamais son nez dans le gilet de chasse de son ami et de sa patte le grattait à vif partout où il trouvait un pouce carré de chair.

— Il vaut mieux, émit l'acheteur, que vous ne le caressiez pas tant.

— C'est vrai, convint Lisée, ce n'est plus le mien maintenant et je n'ai même plus le droit de l'embrasser. Emmenez-le, monsieur, emmenez-le ! ça me fait trop de peine et à lui aussi de prolonger plus longtemps les adieux.

— Si on peut être bête à ce point-là ! marmonnait la Guélotte.

Lisée lui jeta un coup d'œil terrible et elle jugea prudent de se taire immédiatement, non point tant par la crainte des coups que par l'appréhension de voir son mari revenir sur sa parole et défaire le marché.

On sortit. Mais, comme l'avait prévu Lisée, Miraut refusa obstinément d'avancer. Campé sur les quatre pattes, le cou tendu, il résistait de tous les muscles de sa poitrine, de tous les tendons de ses jarrets, de tous les ligaments de ses vertèbres, de toutes les griffes de ses pattes fichées violemment en terre.

— Allez, charogne ! grogna la Guélotte en le poussant par derrière.

Il résista de plus belle, le fessier cintré, suffoquant et crachant parce que le collier l'étranglait de l'autre côté.

— Je vous prierai de me l'amener jusqu'à la voiture, demanda M. Pitancet ; pour qu'il n'ait pas peur et ne se doute pas trop, je prendrai par la route du village et vous par le verger.

Résigné à boire jusqu'à la lie le calice, Lisée reprit en main la laisse, tandis que l'acheteur, à grands pas, s'éloignait.

— Viens, mon petit Miraut ! appela-t-il.

Le chien avait suivi d'un œil farouche le départ de l'inconnu. Il vint se jeter dans les jambes de Lisée, jappotant et se tortillant, et le chasseur put l'emmener en passant par le sentier du clos.

Mais quand on arriva en face de chez Fricot et que Miraut revit l'homme auprès de la voiture attelée, une transe nouvelle le saisit. Il comprit tout et, regardant Lisée avec des yeux pleins d'un sombre et muet reproche, refusa de nouveau obstinément de faire un pas. Le patron, pour l'amener à la voiture, dut le prendre de force dans ses bras où il se débattait et le porter comme un enfant.

Sur une brassée de paille préalablement disposée à côté du siège, Lisée déposa Miraut, tandis que le conducteur, saisissant la corde, l'attachait très court et solidement au siège d'abord, au porte-lanterne ensuite, afin que le chien ne pût ni renverser le premier, ni sauter et se tuer en cours de route en tombant malencontreusement sous les roues.

Pour qu'il ne vît point ces préparatifs et ces dispositions, Lisée durant ce temps l'entourait toujours de ses bras et l'embrassait en lui parlant.

Quand tout fut solidement arrimé, le nouveau maître, brusquant les adieux, serra la main de Lisée et fouetta vigoureusement son cheval.

Et Lisée resta là, immobile, muet, navré, sombre, désespéré, ne répondant rien aux gens qui l'interrogeaient, regardant stupidement s'éloigner et disparaître au loin cette voiture de malheur où son chien, son cher Miraut qu'il avait eu la lâcheté de vendre, hurlait ficelé et se débattait désespérément.

Cependant, à Velrans, Pépé, dont la jambe allait mieux et qui commençait à remarcher, faisait une petite promenade, se soutenant sur deux bâtons. Il suivait la route à petits pas, lentement. Entendant un bruit de voiture, il se rangea au bord de la chaussée pour la laisser passer et il vit, ahuri, un homme qu il ne connaissait point, emmenant attaché un chien qui maintenant ne criait ni ne hurlait, mais qui avait un air tragique et lugubre et tournait invinciblement la tête dans la direction de Longeverne.

— Mais c'est Miraut ! s'exclama-t-il, saisi tout à coup d'une sombre inquiétude. Qu'est-ce qui a bien pu se passer ?

Et il rentra chez lui, très agité, roulant toutes sortes de pensées, se demandant pourquoi on ne l'avait avisé de rien, tandis qu'à Longeverne Lisée, couché sur son lit, le nez au mur, fermait les yeux, la tête bourdonnante, essayant en vain de dormir pour oublier un peu son chagrin.

 

CHAPITRE VI

Une bonne soupe, un bon coussin rembourré de laine, attendaient Miraut dans la maison de M. Pitancet, au Val.

Ne voyant plus Lisée, se sentant dans un pays inconnu, dans un milieu de gens inconnus, le chien apeuré se laissa, sans résistance, détacher et descendre de la voiture par son nouveau maître qui ne lui ménagea, en cette circonstance, ni les caresses, ni les bonnes paroles. Il le suivit fort docilement dans la cuisine, puis dans la salle à manger, et dans diverses autres pièces encore, car le patron voulut lui faire faire sans tarder le tour du propriétaire afin qu'il pût prendre, dès son arrivée, l'air de la maison.

Cette précaution n'était point mauvaise. Les bêtes sont naturellement curieuses et les sensations nouvelles sont habituellement un tout-puissant dérivatif à leur chagrin. Mais Miraut différait un peu de ses congénères. Morne, flairant à peine par politesse, il fit pas à pas la revue de l'appartement et revint à la cuisine où M. Pitancet, devant sa femme qui le caressa un peu peureusement, voulut lui faire manger sa soupe.

Il l'amena devant une jatte appétissante, fleurant bon la graisse et le lait. Mais Miraut ne pensait guère à manger : il trempa le bout du nez dans le bouillon, renifla un coup, se retira d'un air dégoûté, s'essuya d'un coup de langue et regarda la porte.

— Pas de ça, mon vieux, protesta M. Pitancet. Tu voudrais filer ; tu as le mal du pays, je comprends ; mais ça passera. Allons, viens ici ; quand tu auras faim, tu mangeras : il ne faut forcer personne.

C'était l'heure du repas. Les époux se mirent à table, uniquement préoccupés du chien qu'ils trouvaient tous deux fort à leur goût, très gentil, bien élevé et qu'ils souhaitèrent voir très vite s'accoutumer à eux et à la maison. En vain essayèrent-ils de le décider à avaler quelques morceaux de pain. Miraut les laissait tomber sans y toucher ; devant les bouts de viande, son intransigeance fléchit un peu tout de même, il les avala en les mâchant.

— Allons, espéra M. Pitancet, il s'habituera. Bien nourri, bien caressé, bien dorloté, quel est celui qui n'oublierait pas ?

M. Pitancet jugeait un peu trop en homme : il ne connaissait encore guère Miraut.

Depuis qu'il avait franchi le seuil, toute l'attention du chien, tous ses désirs convergeaient sur une seule idée : sortir ; sur ce seul but : retourner à Longeverne.

Pour arriver à se faire ouvrir la porte, il simula, par la plainte accoutumée, un besoin pressant.

— Il est propre, approuva le patron ; conduis-le à l'écurie, il se soulagera tant qu'il voudra.

Mais Miraut refusa obstinément de suivre la femme à l'écurie.

« Il est sans doute habitué à aller dehors pour ces affaires-là », pensa M. Pitancet, et il se disposa à l'y conduire, mais après avoir prudemment passé une laisse dans le collier de la bête.

Cela ne faisait guère l'affaire de Miraut qui comprit que, pour l'instant du moins, son truc n'était pas bon ; mais pour ne point laisser soupçonner a ses geôliers son mensonge, il se soulagea abondamment ; il pouvait toujours se soulager d'ailleurs, peu ou prou, la vessie des chiens étant inépuisable.

M. Pitancet le complimenta et le ramena devant sa soupe ; mais décidément le chagrin était trop profond, l'estomac trop contracté et Miraut, se refusant à manger, vint s'étendre sur le coussin qui lui avait été préparé, simulant le sommeil. Toutefois, il ne pouvait entendre s'ouvrir et se fermer la porte de la rue sans relever vivement la tête et écouter avec attention.

— Petite canaille ! menaça doucement et en souriant son nouveau maître, tu cherches à filer à l'anglaise ; mais sois tranquille, j'aurai l'œil et le bon !

Pour qu'il ne se sentît point trop isolé et perdu, pour l'habituer à leur présence, pour qu'il les connût et s'attachât plus vite à eux, les maîtres laissèrent dormir Miraut sur son coussin dans la salle à manger, laissant ouvertes les portes qui communiquaient avec leurs chambres respectives.

En le quittant ils le caressèrent encore et le chien, se laissant faire, les regardait de son air triste et très doux qui semblait leur dire : « Je vois bien que vous êtes de braves gens et que la juponneuse d'ici vaut mieux que la Guélotte, mais laissez-moi partir tout de même. »

Ils n'eurent garde, comme on pense, d'acquiescer à son désir.

Le lendemain, debout avant tout le monde, Miraut, seul, avait minutieusement inspecté la demeure et fait une très sévère revue des portes et fenêtres de la maison.

De la pièce où il se trouvait, aucune évasion n'était possible ; il passa à la cuisine et essaya de faire, de même qu'à Longeverne, jouer le loquet ; mais les serrures de M. Pitancet, rentier, étaient plus compliquées que celles du père Lisée, paysan, et Miraut eut beau appuyer et tirer et pousser de toutes façons, il n'arriva point à en pénétrer le secret.

Il flaira alors les meubles, les instruments divers, les ustensiles de cuisine et retrouva dans la terrine sa soupe de la veille. Son estomac délesté criait famine, il la lapa jusqu'à la dernière goutte, puis, ayant tout vu, tout senti, tout reniflé, tout sondé, il revint s'étendre sur son matelas et attendit.

M. Pitancet et sa femme, dès qu'éveillés, l'appelèrent ; il parut remuant la queue au seuil de leurs chambres, mais ne poussa pas plus loin ses témoignages et démonstrations. Eux, furent beaucoup plus prolixes de gestes et de mots et on le félicita tout particulièrement d'avoir si bien mangé sa soupe.

Comprenant parfaitement toutes leurs paroles, Miraut écoutait avidement. Il ne dissimula point sa satisfaction et piétina sur place tout joyeux quand son nouveau maître eut émis l'idée de l'emmener faire un tour et prendre l'air, et l'autre en fut tout attendri.

— Nous le tenons, affirma-t-il à sa femme.

Il s'habilla et, après avoir comme la veille passé une laisse au collier du chien, ils sortirent tous deux.

Ce n'était point ce qu'avait espéré Miraut, mais tout de même il était content de gagner la rue et de prendre contact avec le pays, ne serait-ce que pour s'orienter un peu, afin de n'avoir point à hésiter le jour où, débarrassé de ses liens, il pourrait enfin filer où il voudrait.

Ce nouveau village n'enthousiasma point Miraut.

Le Val, comme son nom l'indique, est situé dans une vallée, fort jolie d'ailleurs, bien que très encaissée. C'est un petit pays tout en longueur dont les maisons proprettes longent une rivière jaseuse au flot limpide et frais que hante une truite très rare et fort renommée. Quelques prairies en pente arrivent comme des torchons de verdure à la rivière, tandis que plus haut la côte, avec ses forêts et ses rochers, s'élève raide et escarpée, barrant l'horizon.

Le bruit de l'eau et le pont qu'il fallut traverser rappelèrent à Miraut un de ses plus mauvais souvenirs. Il hésita à suivre le maître, reniflant avec prudence l'odeur humide qui s'exhalait, écoutant ce chant monotone du flot sur les pierres qui l'avait déjà intrigué la veille et l'agaçait peut-être un peu.

Il examinait tout d'un œil soupçonneux ; il aperçut d'autres chiens qui le regardaient avec une curiosité méchante, qui aboyaient dans sa direction et le menaçaient et l'insultaient ; sans doute il ne les craignait guère, surtout avec le maître, mais cela l'ennuya ; il flaira des gens qu'il n'avait jamais sentis ni vus ; il aperçut des bois sur lesquels il ne possédait aucune notion. Il se demanda où il trouverait des lièvres et comment il les chasserait et quelles seraient leurs ruses et leurs passages et leurs cantons, et cela lui fit songer à ses chères forêts du pays de Lisée qu'il connaissait mieux que quiconque, hommes et bêtes, dont pas une venelle, pas un passage, pas un fourré ne lui étaient étrangers.

Il pensa que s'il devait vivre ici, il lui faudrait tout recommencer sa vie, apprendre à connaître ses maîtres et leur logis, les gens du pays, les gosses, distinguer les maisons amies des baraques hostiles ; qu'il lui faudrait étudier canton par canton, pouce par pouce tous ces bois, les sonder, les vérifier, les tarauder ; il se dit que cela était vraiment impossible, que sa tête chargée de souvenirs ne pourrait enregistrer ces nouvelles notions, qu'il était trop vieux, peut-être, que Longeverne était son pays, son domaine, qu'il ne pourrait vivre que là et qu'il devait y retourner.

Ce n'était point sans doute l'avis de M. Pitancet, lequel, en discours prolixes et convaincus, lui vantait le Val. Miraut ne l'écoutait pas, il continuait ses réflexions.

Cet homme qui, de force, l'avait transplanté ici, qu'était-il au point de vue chasse, le seul qui importait au chien ? Ah ! si c'eût été encore Philomen ou Pépé, des amis, des gens sûrs, mais connaissait-il la chasse, ce M. Pitancet ? Saurait-il se poster aux bons passages, était-il capable de tuer un lièvre ? Si c'était un maladroit et que le chien s'escrimât pour rien à faire courir les capucins ? Autant de questions nouvelles. Et il faudrait qu'il s'habituât aux manies de cet homme, à ses façons d'aller quand il avait déjà, lui, toutes ses habitudes, de bonnes habitudes, prises logiquement ainsi que sait les prendre un chien intelligent et rusé qui ne s'occupe pour cela que de son nez, de ses besoins et de son instinct de chien !

Non, Miraut voulait partir et ne rêvait qu'aux moyens de réaliser sa volonté.

Après avoir manifesté une vague velléité de suivre la route du côté de Longeverne, après avoir inutilement pris le vent et regardé vers le haut de la côte par delà laquelle, très loin sans doute, s'étendaient ses forêts coutumières, il comprit que cette tactique était mauvaise et qu'il était nécessaire, pour arriver à son but, d'inspirer confiance à son nouveau patron.

Il savait déjà que la volonté des hommes, quand on la heurte de front, est irréductible, qu'on n'arrive à s'y soustraire que par ruse et dissimulation, mais qu'alors il est très facile de tromper ces êtres crédules, lesquels prennent toujours les chiens, dans l'impossibilité où ils sont de les comprendre et de les deviner, pour plus bêtes qu'ils ne sont réellement.

Docile à l'invite du maître, il retourna sur ses pas et le suivit partout où il plut à l'autre de l'emmener : dans le village, le long de la rivière et au bord du bois.

Sans en avoir trop l'air, Miraut donnait attention à tout, regardant, écoutant et surtout humant et reniflant. Il y eut des choses qui l'intéressèrent, mais l'ensemble lui parut mesquin et petit et toutes ces impressions nouvelles ne réussirent qu'à lui faire regretter davantage encore Lisée et Longeverne et à le confirmer dans sa résolution de retourner là-bas, coûte que coûte.

Il mangeait, dormait, se laissait caresser, témoignait même de la gratitude à ses patrons, battant énergiquement du fouet quand on partait en promenade, tant que M. Pitancet, un beau matin, après huit jours d'accoutumance, crut qu'il n'y avait plus de danger de le voir repartir et le libéra de l'attache.

Ils se promenèrent côte à côte, mais du premier coup d'œil Miraut avait bien vu que ceci était encore une épreuve et qu'à la moindre velléité de fuite il serait poursuivi et peut-être cerné et rattrapé.

Aussi, dominant son désir de fausser compagnie à son gardien, il resta auprès de lui, obéit docilement, s'éloigna aussi peu qu'il le voulut, revint au premier appel lui lécher la main et continua deux jours cette comédie.

Elle réussit parfaitement et, un après-midi, deux heures environ après la promenade, comme Miraut, simulant un besoin de pisser, demandait la porte, elle lui fut ouverte sans façons.

Il en profita pour rôder comme un flâneur autour de la maison, mais pressentant que, par un dernier reste de méfiance, on l'épiait peut-être, il vint se coucher sur le seuil et ferma les yeux.

Sa maîtresse qui vint pour le chercher, l'ayant aperçu dans cette posture, rentra aussitôt annoncer la chose à son mari, et lui affirmer :

— Maintenant, c'est bien le nôtre, et il ne pense plus à Longeverne.

Cinq minutes après, il filait sans hésitation aucune, reprenant tout droit le chemin de son village.

Il ne suivit aucune route, aucune voie, aucun sentier ; il n'essaya point de se remémorer, pour le reprendre à rebours, le trajet suivi par la voiture lors de sa venue, non, il alla le nez au vent, sûr de son fait, sûr de sa direction, tantôt au trot, tantôt au galop, jamais au pas, guidé par son flair souverain.

Lisée n'avait pu dormir la nuit du jour où partit Miraut. C'était un homme accablé : un de ses parents serait mort qu'il n'en aurait pas été plus triste. C'est que le chasseur, sans enfants et n'ayant point à se louer du caractère de sa femme, perpétuelle ronchonneuse, avait de tout temps reporté sur les bêtes, et particulièrement sur ses chiens qui le lui rendaient bien, toute l'affection dont il était capable. Miraut était pour lui comme un dernier né, un Benjamin chéri pour toutes sortes de raisons, d'abord pour la difficulté éprouvée à le faire admettre au logis, puis pour ses qualités personnelles extrêmement rares et précieuses, enfin pour la gloire qu'il lui avait value, pour la réputation qu'il lui avait faite et aussi pour cette affection que, par réciprocité, le chien lui avait vouée lui aussi.

Sans l'avoir dit, il comptait bien le revoir, il était étonné qu'il ne se fût pas déjà évadé et se demandait, avec une pointe de jalousie, si une bête tant aimée pouvait vraiment l'oublier si vite.

La Guélotte, paysanne avare, rapace, qui ne voyait dans les animaux quels qu'ils fussent que des sources de revenu, ne pouvait comprendre cette affection, pas plus qu'elle n'admettait la passion de la chasse, divertissement coûteux, bon pour les désœuvrés tout au plus et les richards, puisqu'il ne rapporte rien, même aux meilleurs fusils.

Tout chasseur était pour elle un homme taré, une façon de pauvre d'esprit, puisqu'il entend mal ses intérêts. Si elle eût su ce que c'était, elle eût dit avec mépris que c'était une espèce de poète, de poète qui s'ignore souvent (heureusement !) et goûte d'instinct et puissamment et sans arrière-pensée d'image et de facture verbales, les joies de la solitude, la beauté âpre et sauvage de la nature parmi les décors perpétuellement changeants et toujours si frais et si beaux des champs, des forêts et des eaux.

Lisée, certes, aurait été bien incapable d'exprimer ses sentiments sur ce point, et pourtant lorsqu'un beau matin, avant le lever du soleil, il partait pour la forêt dans l'espoir d'entendre chasser son chien, il n'eût pas échangé sa place pour un trône.

Toute la semaine, il traîna languissant, désœuvré, d'une pièce à l'autre, de la remise à l'écurie, du jardin au verger, bricolant un peu, incapable de se donner à quelque travail sérieux ou suivi, tandis que sa femme, triomphante, se moquait de lui et haussait les épaules, en silence toutefois, car si d'aventure elle se fût hasardée à aller trop loin dans cette voie, elle aurait pu craindre un éclat de colère dont son derrière et ses côtes eussent pu se ressentir fortement.

Cet après-midi-là, plus triste et plus sombre que jamais, le braconnier, devant sa maison, s'occupait à scier quelques rondins qu'il avait récemment ramenés de la coupe et qui encombraient un peu le bas de sa levée de grange.

Courbé en deux, un pied sur le bois du chevalet, il tirait et poussait lentement la scie, d'un air accablé, lorsque, tout à coup, sans qu'il s'y attendît le moins du monde, il sentit deux pattes brusquement s'appliquer sur ses reins en même temps qu'un aboi de joie et de tendresse, un aboi bien connu, retentissant, roucoulait à ses oreilles.

Du coup, il en lâcha la scie et le morceau de bois, et comme électrisé, avec la rapidité de l'éclair, il se retourna.

Miraut était là qui le léchait, se tordait, se tortillait, l'embrassait, lui parlait, lui disait sa joie de le retrouver, sa peine de l'avoir quitté, son ennui là-bas, sa longue attente, et lui aussi, fou de joie, s'était baissé et se laissait embrasser et entourait son chien de ses bras, le cajolant et ne trouvant à lui dire que ces mots d'enfant ou de mère :

— C'est toi, Miraut, mon vieux Miraut ! Ah ! mon bon chien, je savais bien que tu reviendrais ! C'est toi !

 

CHAPITRE VII

Cependant l'aboi de Miraut et son passage dans le pays n'avaient pas été sans être remarqués. La Guélotte, en train de sarcler le jardin qu'ils avaient en dehors du village, dans les clos de la fin dessous, fut avisée de l'événement par la Phémie qui accourut à elle, les bras levés, comme pour annoncer un grand malheur. Cette grande bringue pourtant, comme disait Lisée, n'avait plus rien à craindre pour ses poules, puisque, depuis fort longtemps, le chien avait renoncé à ce gibier stupide ; mais ils n'étaient toujours point camarades et elle avait conservé pour Miraut une haine farouche. La Phémie, donc, vint aviser la Guélotte de ce retour et de la joie non dissimulée de Lisée.

Immédiatement, craignant toujours pour la sécurité du marché et redoutant la restitution des trois cents francs, elle rentra à la maison afin de rappeler à son mari que le chien n'était plus à lui et lui remettre en mémoire les promesses qu'il avait faites à son acquéreur.

Elle les trouva tous deux, l'homme et le chien, dans la chambre du poêle, en train de se caresser et de se tenir des discours réciproques qui devaient être d'ailleurs parfaitement inutiles.

Miraut était heureux : il ignorait ce que c'est qu'un marché ; du moment que Lisée le recevait bien, il pouvait croire que l'ère de la séparation était révolue et que c'en était fini du cauchemar du Val : l'arrivée de la patronne jeta une ombre sur sa joie et lui fit se souvenir qu'il avait toujours en elle une ennemie. Par politesse toutefois, par bonté de cœur, pour montrer qu'il ne gardait à personne rancune du méchant tour qu'on lui avait joué, il vint à elle et voulut la caresser, mais elle le repoussa brutalement en disant :

— Qu'est-ce qu'elle revient faire ici, cette sale charogne ?

Et s'adressant à son mari :

— Tu sais, ce n'est pas honnête ce que tu fais là. Tu avais promis à M. Pitancet de ne pas le rattirer s'il revenait et je me demande ce qu'il dirait s'il venait vous trouver ici tous les deux, comme des idiots, à vous faire des mamours. Tu as fait un marché avec cet homme, il t'a payé largement ; si tu agis de telle sorte que le chien se sauve toujours de sa maison, c'est comme si tu le volais.

— Si Miraut ne veut pas rester là-bas, je ne peux pourtant pas… et puis, enfin, je ne suis pas allé le chercher, il est là, ce chien, et je ne veux pas le tuer puisqu'il n'est pas à moi. Il ne veut pas s'en aller tout seul ; les premières fois on est toujours obligé de venir les rechercher. D'ailleurs, si ce monsieur ne veut pas qu'il se sauve, il n'a qu'à le soigner et à mieux le garder.

— Tu vas lui écrire tout de suite qu'il revienne le reprendre le plus tôt possible, exigea la patronne.

— Ça ne presse pas, atermoya Lisée. M. Pitancet pensera bien qu'il s'en est venu ici, et il viendra le chercher sans qu'on ait à le prévenir.

— Eh bien ! si tu n'écris pas, c'est moi qui vais écrire. S'il allait rechasser ici, ce serait peut-être nous encore qui écoperions.

— Écris, si tu veux, concéda Lisée ; c'est trois sous de foutus tout simplement.

Le soir même, une lettre à l'adresse de M. Pitancet le prévenait de l'équipée de son chien, et le lendemain après-midi il remontait la côte avec son cheval et sa voiture.

Miraut avait écouté d'une oreille attentive la discussion : le nom de l'homme du Val, prononcé à plusieurs reprises, l'avait très inquiété ; pourtant, comme la patronne n'avait pas trop crié, qu'elle n'avait pas fait d'éclats, qu'elle ne l'avait ni chassé, ni battu, il put croire qu'elle consentait à sa réintégration au foyer et ne condamnait pas trop son retour. Il eut, le soir, le plaisir de voir Philomen et Mirette qui, ayant appris son retour, vinrent lui faire une petite visite d'amitié et s'enquérir, chacun à sa façon, des péripéties de son voyage et de son arrivée.

Les deux hommes ne purent s'entretenir seul à seul : leur conversation se ressentait de cette gêne, car la Guélotte, soupçonnant entre eux — qui sait ? — peut-être un vague projet d'entente au sujet de Miraut, ne les quitta point d'une semelle et accompagna même son homme lorsqu'il reconduisit jusqu'au seuil le chasseur qui allait se coucher.

Lisée néanmoins avait dit son émotion et sa joie à voir que le chien ne l'avait point oublié et avait su, sans s'égarer, franchir les vingt ou trente kilomètres qui séparent la commune du Val du territoire de Longeverne.

Ils se souvinrent des beaux jours vécus, des grandes randonnées précédentes, des longues parties de jadis : on évoqua la mémoire de Bellone et de Fanfare ; on parla de la jambe de Pépé qui allait de mieux en mieux et, sans qu'on en eût soufflé mot, à la seule idée de la nouvelle séparation et du prochain départ du chien, on se sépara tout tristes.

Cependant Miraut dormait derrière le poêle, Moute d'un côté, Mique de l'autre, car Mitis, depuis quatre jours, tenté par le soleil et s'ennuyant au village, avait déserté la maison et vadrouillait, disait Lisée, à travers champs où il faisait une chasse terrible aux nids de cailles et aux compagnies de perdreaux. Les deux chattes étaient toutes contentes, elles aussi, d'avoir retrouvé leur camarade. Ils s'étaient parlé brièvement. La vieille Mique avait eu l'air d'interroger : Rron ? Miraut avait répondu : Bou ! et toute une histoire tenait dans ces syllabes lourdes de sens et profondément nuancées. On s'était fait des gros dos et des frôlements, on s'était donné des coups de pattes et des coups de langue et l'on se trouvait heureux tout simplement.

Miraut se tranquillisait ; il passa une excellente nuit, une matinée meilleure encore, espérant l'heure où Lisée l'emmènerait faire un tour par le village ou dans les champs.

Mais comme il s'étirait, du devant d'abord, du derrière ensuite, pour indiquer qu'il s'ennuyait, le pas terrible et qu'il ne connaissait que trop déjà, le pas de M. Pitancet retentit sur le pavé de la cour et le fit tressaillir d'étonnement et d'angoisse.

De saisissement, il n'aboya pas, mais comme pour chercher un refuge, il se précipita vers Lisée.

À ce moment, la porte s'ouvrait et la voix du maître, souhaitant le bonjour à la Guélotte, retentit.

— Mon pauvre Mimi ! s'apitoya le chasseur en posant sa main sur le crâne de son ami.

L'homme entra et le chien, en le voyant, eut un instinctif mouvement de recul. Pourtant, comme il était impossible d'éviter la rencontre et que ce nouveau maître n'avait jamais été méchant pour lui, il ne fuit pas, s'approcha en rampant à son appel et, étendu à ses pieds, le regarda de ses yeux suppliants qui semblaient dire : « Je t'en prie, laisse-moi ici, ou reste avec nous : je ne saurais m'accoutumer à habiter au Val. » M. Pitancet le caressa, lui reprocha doucement avec de petits mots d'amitié sa fugue hypocrite, et, sans rancune, lui offrit un petit bout de sucre. Miraut n'y toucha point et le laissa tomber, mais, reconnaissant tout de même de ce geste de générosité, il lécha les doigts du bourreau et se coucha docilement, comme résigné à son sort.

Miraut avait son idée.

Sans en avoir l'air, il guettait la porte et profita d'une minute d'inattention pour gagner la cuisine ; malheureusement pour lui, l'ouverture du dehors était close et il ne put, agissant vite, avant qu'on ne le remarquât, que gagner la remise et l'écurie où il se disposa à se cacher habilement.

Lisée offrit un verre à M. Pitancet qui voulut à toute force régler la dépense de Miraut ; par politesse celui-ci accepta de trinquer, puis, la chose faite, il tira de sa poche une chaîne d'acier pour attacher le chien.

Le croyant à la cuisine, il l'appela ; mais Miraut ne vint point. Lisée, estimant qu'il obéirait mieux à sa voix, l'appela à son tour, mais il ne parut pas davantage.

— Il n'est pas sorti pourtant, affirmait la Guélotte : la porte n'a pas été ouverte ; il est sans doute allé dormir à la remise.

On s'en fut à la remise et l'on alla jeter un coup d'œil à l'écurie, mais pas plus à un endroit qu'à un autre on aperçut de Miraut ; on l'appela, on cria son nom : il ne répondit ni n'accourut.

— Sapristi, s'étonnait M. Pitancet, mais il est pourtant quelque part, et si rien n'a été ouvert il ne peut être que dans la maison.

Pour être puissamment déduit, ce raisonnement ne faisait toujours pas retrouver le chien.

— Il est probablement monté à la grange, hasarda la Guélotte.

La grange fut visitée, explorée et sondée dans tous les recoins accessibles : Miraut n'y était pas.

— Il ne peut être qu'à la remise ou à l'écurie, conclut la Guélotte qui, prise d'un soupçon, regardait d'un œil sévère son mari. Tu n'aurais pas ouvert la porte en allant à la cave, tout à l'heure ? demanda-t-elle.

— En fait de porte, je n'ai ouvert que celle de l'armoire pour prendre la bouteille de goutte, répliqua Lisée ; je n'ai pas quitté un seul instant M. Pitancet qui n'a pas voulu que je descende.

— Enfin, ce chien n'est pas rentré sous terre, tout de même. Il n'aurait pas eu l'idée de se cacher, émit ce dernier.

Lisée hocha la tête, indiquant par ce geste que Miraut était au contraire bien capable de cela et de toute autre chose encore, par exemple d'avoir réussi à prendre tout seul, et par des moyens de lui seul connus, la clef des champs. Il rappela le carreau cassé de jadis, et l'on refit sur sa demande une minutieuse inspection des ouvertures qui n'amena rien de nouveau.

À la fin des fins, on se résolut à tenir en détail et dans tous les coins et recoins l'écurie et la remise.

On commença par l'écurie : on visita les crèches dessus et dessous, on retourna l'amas de paille entassée dans un coin ; on regarda entre le mur et la cage à lapins, sur la brouette, derrière les portes : nulle part on ne trouva trace de son passage.

Dans la remise l'inspection se continua minutieusement ; on bouscula toutes les caisses, on chercha dans tous les recoins ; tout avait été chambardé ; il ne restait plus qu'un endroit qui n'avait pas été exploré, mais il semblait impossible que le chien y fût. C'était un amas hétéroclite de vieilles planches et de vieux paniers, d'outils au rebut, de manches cassés, de vieilles hardes, de cuirs de jougs pourris, entassés au petit bonheur contre une vieille crèche, elle-même pleine de débris très antiques et sans aucune valeur.

— C'est idiot de penser qu'il est là derrière ou là-dessous, disait M. Pitancet. Qu'est-ce qu'il y foutrait et comment aurait-il pu s'y fourrer ? Un chat aurait déjà du mal à s'y frayer un passage.

Comme il n'y avait plus que cet endroit-là qui n'avait pas été mis à nu, on continua tout de même de le déblayer. Ce ne fut qu'à la dernière planche soulevée et quand on désespérait qu'on découvrit bel et bien Miraut qui s'était réfugié là-dessous. Comment ? au prix de quels travaux ? Il avait dû se faufiler, s'allonger, s'aplatir, se raser. Et il était là devant tous, couché vaguement, plutôt accroupi, rattroupé sur lui-même. Il n'essaya d'ailleurs point de feindre davantage et de simuler le sommeil : il n'était pas si stupide ; mais il se contenta de battre lentement son fouet et de contempler de son regard profond et si triste le trio qui le déterrait de là. Il eut pour Lisée surtout un coup d'œil impressionnant comme un reproche muet, un coup d'œil qui semblait lui demander raison de cet abandon, un coup d'œil tel que l'autre n'y put tenir et, laissant la Guélotte et M. Pitancet se débrouiller avec lui comme ils l'entendraient, le cœur chaviré d'une douleur plus vive encore qu'au premier jour, il alla par les rues du village comme une âme en peine et s'en vint échouer chez Philomen.

Quand il ne vit plus son vieux maître, quand il se sentit seul, abandonné aux mains de ces deux êtres dont l'un le détestait, dont l'autre lui imposait l'exil, Miraut comprit qu'il n'avait pas de sursis à attendre ni de grâce à espérer. Il se laissa passer la chaîne et conduire à la voiture où, attaché de nouveau, il fut bientôt emporté au galop du cheval qui filait derechef sur la route du Val.

Lisée, entendant les grelots sonner dans le fracas des roues, eut un geste d'accablement.

— C'est plus fort que moi, affirma-t-il, mais je ne peux pas m'y faire, je peux pas me raisonner, une si bonne bête ! Bon Dieu, que les hommes sont lâches et les femmes mauvaises !

— Quand Mirette fera des petits, je t'en élèverai un, offrit Philomen qui ne savait que trouver pour consoler un peu son ami.

— Merci, mon vieux, merci, non ! C'est Miraut, vois-tu, qu'il me faut, je ne pourrais plus rien faire avec un autre.

À Velrans, Pépé revit encore passer la voiture fatale emportant Miraut qui sans doute le reconnut, car il jappa en passant : peut-être un adieu, peut-être un appel. Le chasseur en fut tout retourné ; il avait interrogé des gens et avait appris l'histoire des procès-verbaux et la surprise de la vente.

En bon camarade, il se désolait de n'avoir pu rencontrer Lisée, car il se doutait des terribles étamines par lesquelles il avait dû passer avant de s'avouer vaincu et de céder.

« Peut-être aurais-je pu l'aider ? se disait-il. Pourquoi n'est-il pas venu me voir non plus ? Si c'étaient des sous qui lui manquaient, il n'aurait eu qu'à dire un mot ; j'ai toujours quelque part, dans un bas de laine, un cent d'écus de réserve en cas de malheur, que personne ne sait, pas même la bourgeoise, pour me tirer d'un mauvais pas ou pour obliger un ami. »

Et il enrageait en pensant qu'il n'était pas encore tout à fait assez valide pour accomplir seul, aller et retour, le voyage à pied de Longeverne ; mais il se promit, dès qu'une voiture irait là-bas, de saisir l'occasion par les cheveux, d'aller demander lui-même des explications à son copain et lui offrir, s'il en était encore temps, ses services.

Miraut, assurément très triste d'être remmené au Val, n'était cependant pas aussi désespéré que le premier jour, car il avait au cœur le secret espoir de s'échapper encore et bientôt, surtout maintenant qu'il savait la manière de s'y prendre, et de revenir de nouveau à Longeverne.

Rien n'aurait su le distraire de ce projet ni personne l'empêcher de le réaliser. Un chien qui s'est mis en tête une idée n'en démord pas et Miraut était un vrai chien, un fameux chien, un sacré chien, comme on disait. Il se jura donc, chaque fois qu'il serait libre, de filer bon gré mal gré, de lasser la patience de son acheteur, de lui éreinter son cheval et de vaincre coûte que coûte l'indifférence ou la faiblesse de Lisée. Il n'habiterait qu'à Longeverne, cela seul était certain ; il y vivrait comme il pourrait, mais il resterait là et rien ni personne ne saurait l'en empêcher.

Ce fut pour cela qu'il n'opposa aucune résistance, simula l'obéissance, rentra dans la maison du Val comme s'il revenait chez lui, accepta toutes les caresses et les rendit, mangea autant qu'on voulut, suivit docilement en promenade M. Pitancet jusqu'au jour où, bien convaincu de son accoutumance, le patron lui retira la laisse et le laissa libre dans la maison.

 

CHAPITRE VIII

Trois fois de suite il s'échappa et, sans hésitations, s'en vint revoir Lisée. Les trois fois son maître, s'étant aperçu presque aussitôt de sa disparition, et aussi patient et aussi entêté que lui, partit sans délai le rechercher. Il arrivait à Longeverne deux heures après le chien, et invariablement le retrouvait dans la cuisine ou le poêle de Lisée. Rendu prudent par l'expérience du premier jour et craignant les ruses de l'animal, il l'enchaînait immédiatement pour le reconduire à l'auberge où il avait remisé sa voiture. Après avoir laissé son cheval le temps de souffler un peu, de se reposer et de manger une avoine, lui-même se restaurant légèrement, il remmenait Miraut qui avait à peine eu le temps de voir le pays et, à deux reprises consécutives, n'eut même pas la chance d'apercevoir Lisée, absent du village ces jours-là.

À la troisième fugue il fut plus heureux ; mais, craignant la Guélotte, il n'était pas venu japper sous les fenêtres ; il s'était caché aux alentours, attendant pour s'aventurer de voir son ami ou d'entendre son pas, afin d'être bien sûr qu'il se trouvait à la maison et de ne pas avoir visage de bois.

Un instinct tout-puissant lui disait que malgré tout il ne devait pas désespérer de vaincre un jour sa résistance inexplicable. Après deux heures d'attente, sa patience fut récompensée et ce fut Lisée en personne qui sortit sur le pas de sa porte.

En quatre bonds il fut à lui et lui témoigna aussi follement qu'il put son affection et la joie qu'il avait de le retrouver enfin. Obéissant lui aussi à son cœur, sans réfléchir le moins du monde, Lisée lui rendait ses caresses et lui parlait avec amour lorsque M. Pitancet apparut tout à coup dans le sentier du verger. Il vit toute la scène et, avant même de souhaiter le bonjour au chasseur, ne put, sans une certaine aigreur, lui marquer l'ennui qu'il éprouvait à faire tant de voyages consécutifs qui n'avaient pas de raison de finir.

— Vous m'aviez promis de ne pas le rattirer, ajouta-t-il, en saisissant prudemment le chien par son collier et en l'attachant de nouveau. Pourquoi le caressez-vous ? S'il sent que vous êtes avec lui et qu'il sera bien reçu, il reviendra toujours, il faut en finir une bonne fois. Là-bas, il est bien et a tout ce qu il lui faut, il nous connaît, il commence à s'attacher à la maison : promettez-moi que, si jamais il revient, vous ne le recevrez pas, vous le gronderez et vous le renverrez en le menaçant du bâton. Vous comprenez bien que si je l'ai payé si cher, c'est pour l'avoir à moi, non pas pour qu'il revienne ici et que je fasse continuellement la navette entre les deux patelins. S'il en était ainsi, j'aimerais mieux y renoncer et que nous défassions le marché.

La Guélotte, arrivant à la cuisine, avait entendu les dernières paroles de l'acheteur. Une appréhension terrible la gagna que M. Pitancet ne redemandât les trois cents francs versés, et peut-être, mais très légèrement, quoi qu'elle en eût dit, écornés pour le paiement de la dernière amende. Et puis elle avait eu le dessus, elle ne voulait à aucun prix reprendre cette charogne à la maison. Ce fut elle qui fit la réponse :

— Vous avez bien raison, monsieur, tout ce qu'il y a de plus raison. C'est le vôtre et je vous l'aurais dit plus tôt sans la crainte de vous blesser, mais il vaut mieux, pour vous comme pour nous, que nous ne lui donnions plus rien à manger et que nous ne le laissions plus entrer, parce que, sans cela, malgré vos voyages et vos bons traitements qu'il ne mérite pas, il reviendra toujours.

— C'est donc entendu, conclut l'autre, et je compte sur vous.

— Pour ce qui est de moi, affirma-t-elle, vous pouvez être sûr et certain d'une chose, c'est que chaque fois qu'il approchera de ma cuisine, c'est du balai que je lui donnerai au lieu de soupe, oh ! sans lui faire de mal, soyez tranquille, je sais bien à quels endroits on peut taper. Quant à celui-ci, continua-t-elle en désignant d'un geste de mépris son époux, c'est une vraie andouille, ça n'a pas plus de nerfs qu'un lapin, mais j'arriverai bien à lui faire entendre raison.

Lisée, à cette apostrophe, commença par prier sa femme de fermer son bec et vivement, si elle ne voulait point savoir ce que pesait son poing ; ensuite, ne voulant pas passer aux yeux d'un étranger pour un homme d'une sensibilité ridicule, malgré sa profonde douleur et son envie de garder Miraut, il affirma à M. Pitancet qu'il n'aurait point à se plaindre de lui et que le chien ne trouverait plus asile dans sa maison d'où il le repousserait sans le battre.

M. Pitancet prit acte de cette déclaration ; il remercia le chasseur, dit qu'il comptait sur sa parole, sur son honnêteté et finalement remmena Miraut, lequel commençait à s'habituer à ces petits voyages et, ferme en ses desseins, se préparait d'ores et déjà à recommencer à la première occasion.

Cette occasion ne tarda guère.

Pour le règlement d'une vieille et importante affaire, M. Pitancet fut appelé pour quelques jours à s'absenter. Il partit après avoir recommandé à sa femme de veiller soigneusement à ne pas laisser s'échapper le chien, ce qui n'empêcha nullement ce dernier de casser sa chaîne, d'enfoncer un carreau et de revenir dare dare à Longeverne où la Guélotte se réjouissait déjà de ne plus le revoir.

Lisée et sa femme étaient au jardin quand il arriva. Voyant son maître et ami, il n'hésita point à venir à lui malgré la présence de l'ennemie.

— Revoilà encore cette sale viôce ! glapit-elle en le reconnaissant. J'espère bien cette fois que tu vas le recevoir de la belle façon, si tu n'es pas une poule mouillée comme tu le prétends. Tu sais ce que tu as promis à M. Pitancet. Allez, ouste ! fous le camp ! continua-t-elle en brandissant son râteau dans la direction de Miraut.

— Va-t'en ! ajouta Lisée au chien abasourdi de cet accueil ; va-t'en !

Miraut, arrêté dans son élan, resta stupide devant ces injonctions, puis ne voulant point croire que c'était possible, il resta là sur place, le cou tendu, semblant interroger encore et demander des précisions.

— Veux-tu bien foutre ton camp ! reprit la femme en s'élançant sur lui, tandis que Lisée — c'était la première fois — ne faisait rien, ne disait rien pour le défendre.

À quelque cinquante mètres de la maison, sur le revers du coteau, Miraut se retira et s'assit sans mot dire, regardant avec étonnement du côté du jardin, espérant toujours qu'un mot de Lisée, mettant un terme à cette comédie, le rappellerait enfin.

Mais Lisée, sombre et morne, ne fit pas un geste, ne proféra pas une parole et rentra à la cuisine sans même jeter un coup d'œil de son côté.

Le soir tomba et il ne le revit pas. Alors il vint rôder autour de la maison et aboyer sous les fenêtres pour qu'on lui ouvrît : ainsi agissait-il après les chasses et les promenades lorsqu'il trouvait portes closes.

— Je vais lui ouvrir, décida Lisée, on ne peut pas le laisser coucher dehors.

— Je te le défends, protesta la Guélotte, je ne veux pas qu'il remette les pattes ici ; ce n'est plus ton chien, tu n'as pas le droit de le recevoir ou bien tu n'es qu'un voleur.

C'était pourtant exact que le véritable maître de Miraut, celui qui l'avait payé de ses deniers ou plutôt de ses billets bleus, lui avait interdit de l'accueillir désormais et qu'il avait promis de le repousser : il baissa la tête et s'alla coucher.

Mais il ne dormit point et il put entendre Miraut qui aboya longtemps. Las et affamé sans doute, il ne cessa ses appels que pour faire un tour par le village et chercher sa nourriture. Pourtant, le lendemain matin, quand la Guélotte ouvrit la porte, elle le trouva couché sur la levée de grange.

Elle se hâta de l'expulser en lui jetant des pierres, et le chien, s'éloignant à regret, revint se poster au milieu du coteau à la même place que la veille, attendant Lisée, espérant toujours et quand même être recueilli.

Dès que le chasseur sortait, il se redressait, tremblant de tous ses membres, les yeux brillants, le cou tendu, attendant qu'il regardât de son côté pour multiplier ses supplications muettes et lui dire avec tout son cœur et toute son âme : « Voyons, puis-je aller près de toi ? » Mais Lisée, bien que le sachant là, ne faisait pas mine de le remarquer et, le cœur serré, rentrait bientôt à la cuisine où l'accueillaient les sourires et les haussements d'épaule méprisants de sa femme.

Trois jours de suite, Miraut erra autour de la maison, aboyant, demandant asile, demandant à manger, rôdant la nuit par le village. Il s'acharnait, il espérait envers et malgré tout espoir, et Lisée, lui aussi, vécut trois jours d'angoisses et de souffrances atroces, répondant à peine aux gens, voisins et amis qui lui parlaient de ce chien, louaient sa fidélité et s'extasiaient sur un attachement si tenace et si singulier à leurs yeux.

M. Pitancet, absent du Val, n'était pas venu chercher son chien, bien que la Guélotte, qui ignorait ce détail, eût écrit dès le second jour. Elle s'inquiéta un peu au début de ne pas le voir accourir aussitôt, puis, sa nature égoïste reprenant le dessus, elle se dit : « Après tout, qu'il crève de faim ou qu'il lui arrive malheur, je m'en moque, ce n'est plus le nôtre. »

Cependant, Miraut ne mangeant guère que de vagues rogatons ainsi que quelques saletés dénichées à grand'peine au hasard de ses recherches nocturnes par les fumiers et les ordures, rongé par un souci tenace, dévoré par le chagrin, maigrissait de plus en plus. Il était là, passant ses jours accroupi dans une attitude de sphinx miteux, car tant que la maison n'était pas fermée, que les lumières n'étaient pas éteintes, il attendait, espérant encore que son maître l'appellerait et le reprendrait. Son poil qu'il ne lustrait plus se hérissait, se collait, devenait sale ; il était crotté, boueux, minable, avait un air harassé, se levait à peine craintivement lorsque quelqu'un passait à proximité, fuyait les gosses qu'il connaissait, regardait tout le monde avec méfiance et marchait comme rattroupé, l'échine à demi cintrée, ainsi qu'un infirme ou un petit vieux.

Et Lisée se mangeait le sang, se disant que ce M. Pitancet n'était au fond qu'une brute et une salle rosse puisqu'il avait le courage ou la lâcheté de laisser ainsi une pauvre bête si longtemps à l'abandon.

« D'ailleurs, pensait le braconnier, reste à savoir si maintenant Miraut se laissera remettre la main au collet. Chez nous, c'était facile, mais au milieu du communal, ce sera une autre paire de manches. Si, après cette saleté-là, le monsieur compte sur moi pour la chose, il peut se fouiller. Il s'arrangera avec la vieille puisqu'ils ont voulu manigancer l'affaire ensemble et je n'ai pas peur, malgré sa maigreur de squelette et sa fatigue, le chien n'en reste pas moins un fameux trotteur. »

— Pauvre bête ! si ce n'est pas malheureux ! Ah ! je n'aurais jamais dû le vendre, ajoutait-il.

Voyant Lisée sortir et aller au village, Miraut, efflanqué, à bout de forces, se leva quand même et s'approcha, résolu à faire une tentative encore et une suprême démarche.

Un combat affreux se livra en l'homme. Que faire ? Le nourrir, le laisser revenir ? Quelles scènes nouvelles à la maison ! Ce serait intenable ! Et l'autre, la brute du Val, pensait-il, avait sa promesse.

D'autre part, il sentit que si le chien venait jusqu'à lui, le caressait seulement, il n'aurait plus le courage de le renvoyer et, la mort dans l'âme, de loin, sans oser regarder, il fit un geste qui lui interdisait d'approcher davantage.

Miraut, qui ne le quittait pas des yeux, comprit et s'arrêta. Un immense désespoir de bête, un désespoir que les humains ne peuvent pas comprendre ni concevoir parce qu'ils ont toujours, eux, pour atténuer les leurs, des raisons que les chiens n'ont pas, le gonfla comme une voile sous l'orage. Il s'assit sur son derrière et regarda encore, regarda longuement Lisée qui, les jambes flageolantes et le dos rond, disparaissait au coin de la rue, derrière les maisons.

Longtemps, comme ahuri, ne semblant pas vouloir comprendre encore ni se résigner, il resta là, stupide, à mi-chemin. Et il vit Lisée revenir et il se redressa de nouveau, secoué d'un frisson, ému d'une espérance.

Le chasseur se redemandait ce qu'il ferait. La lutte en lui n'était pas finie. Peut-être allait-il céder à son cœur, à son sentiment, à son désir ; mais la Guélotte parut.

— Encore cette sale carne ! hurla-t-elle, en ramassant des cailloux.

Et l'homme laissa faire.

Miraut comprit que tout était fini, qu'il n'avait plus rien à attendre ni à espérer et, ne voulant malgré tout point retourner au Val où il retrouverait pourtant la niche et la pâtée, ne voulant point déserter ce village qu'il connaissait, ces forêts qu'il aimait, ne pouvant se plier à d'autres habitudes, se faire à d'autres usages, il s'en alla sombre, triste, honteux, la queue basse et l'œil sanglant jusqu'à la corne du petit bois de la Côte où il s'arrêta.

Alors il se retourna, regarda le village et, debout sur ses quatre pattes, il se mit à hurler, à hurler longuement, à hurler au perdu, à hurler au loup, à hurler à la mort, ainsi qu'il avait fait autrefois aux heures tragiques de sa vie, comme jadis à Bémont lorsque l'avait recueilli Narcisse, comme naguère à Longeverne le soir où Clovis Baromé s'était tué.

Et sa plainte sonna comme un glas, et les autres chiens y répondirent, et tout le monde s'en émut, et c'était vraiment lugubre et désespéré.

 

CHAPITRE IX

En entendant les cris et les lamentations de son chien, Lisée de rage serra les poings, puis pâlit et, entre les dents, mâchonna un juron furieux ; toutefois, sous le regard haineux, sombre et féroce de sa femme, il se contint, plia quand même et se tut. Mais incapable d'écouter ainsi les manifestations de cette immense douleur dont il se sentait responsable, et navré à la pensée qu'une bête qu'il aimait tant allait crever misérablement de son attachement pour lui, lié par de terribles promesses, lié par la pénurie d'écus, il ne put tenir plus longtemps chez lui et, sans mot dire, fila à l'auberge noyer son chagrin dans l'alcool et le vin.

— Apporte-moi une chopine ! commanda-t-il à Fricot, en entrant dans la salle de débit.

— N'est-ce pas ton Miraut qui hurle comme ça ? répliqua l'aubergiste. Vrai, son patron devrait bien venir le rechercher. On n'a pas idée de laisser ainsi souffrir des bêtes.

— Apporte-moi à boire ! réitéra Lisée qui ne voulait pas alimenter une conversation au cours de laquelle eussent éclaté sa colère, sa rage et sa douleur.

Lorsqu'un paysan tel que Lisée commence par demander une simple chopine, on peut être certain qu'il ne s'en tiendra pas là. Une chopine, c'est juste bon pour se mettre en train ; un gosier de buveur réclame plus que ça : les bistros campagnards ne l'ignorent point. Lorsque les clients, du premier coup, commandent deux ou trois litres, c'est qu'ils n'ont pas l'intention d'aller plus loin, qu'ils ont jaugé leur soif et ont déterminé ce qu'il faut pour l'apaiser.

Aussi, une demi-heure après, Lisée, plus sombre et plus désespéré que jamais, avait liquidé trois chopines ; au bout d'une heure, il en avait avalé six, et pourtant le chagrin dominait tout, l'ivresse consolatrice ne voulait pas venir et il souffrait comme un damné.

Tout à coup, la porte s'ouvrit et deux hommes entrèrent. Il ne s'en émut pas, ne bougea pas, ne tourna même pas la tête, absorbé qu'il était par ses pensées.

— Eh bien ! interpella l'un des arrivants, on ne dit même plus bonjour aux amis ?

Lisée, dévisageant ses interlocuteurs, reconnut le gros et Pépé, son cher et fidèle Pépé, enfin valide, et son cœur, il ne sut pourquoi, s'emplit d'un espoir immense, tel le naufragé perdu en mer, qui aperçoit de son radeau les feux du bâtiment sauveteur.

— Mes pauvres vieux, c'est vous ? s'exclama-t-il.

— Oui, c'est nous, c'est moi, je fais ma première grande sortie aujourd'hui, déclara Pépé. Ah ! il y a pourtant longtemps, plus d'un mois que je désirais venir et que j'aurais voulu tout apprendre de ta bouche, mais cette sacrée guibolle m'immobilisait là-bas. Aujourd'hui le gros est venu me voir et je me suis dit qu'avec lui j'arriverais sûrement jusqu'ici et que si je me sentais trop fatigué pour le retour, Philomen me reconduirait avec sa voiture. Nous venons de passer chez lui : c'est lui qui nous a dit que tu ne devais pas être à la maison, mais ici, et nous sommes venus directement te retrouver.

— Mes pauvres vieux ! mes pauvres vieux ! balbutiait Lisée : vous l'avez entendu ?

— Oui, et il continue. Mais pourquoi l'as-tu vendu aussi, pourquoi ne pas nous avoir prévenus ?

— Il n'y avait plus le sou à la maison ; la vieille a tant gueulé qu'on allait être obligé de vendre une vache, que ce serait la misère, que ça continuerait, que ceci, que cela, et j'ai cédé ; mais, mes vieux, si c'était à refaire…

— Si tu m'avais seulement envoyé un mot ! Pourquoi, bon Dieu ! n'être pas venu me voir ?

— J'ai été pris à l'improviste. Je ne me doutais pas que cet imbécile du Val monterait comme ça sans prévenir. Mais il nous est tombé dessus, a offert trois cents francs ; la femme m'a dit que j'étais un idiot, elle a entamé les lamentations et j'ai laissé faire. Je suis un lâche ! Écoutez cette bête et dites-moi si elle ne vaut pas mieux que Lisée qui a osé la vendre.

— L'autre ne vient pas la rechercher ?

— Non. Ah ! c'est fini. Il va crever, mon Miraut, mon pauvre vieux Miraut !

— Si tu nous avais dit que ce n'était qu'une question d'écus, j'en ai toujours une petite réserve, et, bon Dieu ! si tu en as besoin aujourd'hui, je ne me suis pas amené sans ça !

— C'est trop tard, j'ai promis de ne pas le ramasser.

— Tu n'as pas juré de le laisser crever. Rembourse-lui le prix de son chien. Tiens, voilà cent francs. Si tu n'en as pas assez et si tu en as besoin encore, tu n'as qu'à dire, nous ne sommes pas des loups, cré nom de nom ! et pour le remboursement, ne t'inquiète pas : je ne te demande pas de billet ; tu me les rendras quand tu pourras.

— C'est plus qu'il ne m'en faut avec ce qui reste, affirma Lisée. Ah ! tu as raison ! C'est ça ! Merci, mon vieux. Merci !

— Pour ce qui est de ta femme…, commença le gros.

— Ma femme, nom de Dieu ! tu vas voir.

— En attendant, coupa Pépé, tu vas écrire sans retard à ton particulier du Val qui n'est qu'un salaud, soit dit entre nous.

Et séance tenante, Lisée tenant la plume, les trois amis, de concert, rédigèrent à M. Pitancet une lettre qui n'était pas dans un sac.

Là-dessus, les traits durcis, le front barré d'un pli têtu, les yeux flamboyants, Lisée se leva, décidant :

— Vous allez aller prendre Philomen et venir me retrouver à la maison ; je vais pendant ce temps arranger moi-même mes affaires.

— Bon ! Entendu ! acquiescèrent les deux autres.

Et, marchant à grands pas, Lisée arriva chez lui, ouvrit brusquement la porte, traversa les pièces, allant au mur où était appendue sa corne de chasse qu'il décrocha vivement de son clou.

— Où vas-tu ? interpella sa femme, soupçonneuse, en le voyant repasser, l'instrument d'appel à la main.

— Ça ne te regarde pas !

— Ça ne me regarde pas, grand voyou, grand soulaud ! Essaie de la rappeler, cette rosse, et tu vas voir ! Ce n'est pas la tienne et elle peut bien crever. Tu es payé et je te défends bien…

— Si je suis payé, tu ne l'es pas encore, tu vas fermer ton bec et vivement ! continua Lisée.

— Je ne veux pas que tu passes, s'époumona-t-elle, rouge de colère, se campant devant son mari et lui barrant le passage.

— Ah ! tu ne veux pas ! ah, tu ne veux pas ! sacré chameau ! Eh bien ! je vais te faire un peu voir et comprendre qui est-ce qui est le maître ici.

Et d'un violent coup de poing, appuyé d'une bourrade puissante, il l'écarta.

— Grande brute, assassin, voleur de chien ! râla-t-elle en se précipitant, griffes dardées sur lui.

— Ah ! tu n'as pas compris encore et tu ne veux pas te taire, non ! Ce n'est pas assez de nous avoir fait souffrir comme des damnés, moi et cette brave bête, de le faire crever, lui, et de me faire blanchir en trente jours plus que je ne l'avais fait en dix ans ; ce n'est pas assez, il faut que tu sois la maîtresse ici, et que je plie comme un gosse et que j'obéisse comme un roquet ! Eh bien ! nous allons voir.

Et saisissant sa femme par le bras, il lui lança à toute volée une calotte terrible qui la fit pivoter sur elle-même et lui démolit le chignon. Elle voulut riposter, furieuse, mais lui, monté autant que le jour où il châtia l'empoisonneur de Finaud, saturé de vieilles rancœurs, farci de vieilles haines, redoubla de gifles et de coups de poing et de coups de pied, tapant comme un sourd, abattant le bras comme un fléau, lançant les jambes comme des bielles, criant, s'excitant, hurlant, tonnant, prouvant enfin qu'il était le maître et que ce qu'il voulait, nom de Dieu ! il le voulait.

— Dis voir encore un mot ! menaça-t-il après cinq minutes d'une telle danse.

— Oui, oui, grande fripouille, assassin, lâche ! continua-t-elle.

Mais ce disant, elle se sauvait au poêle, montait à la chambre haute, se barricadant en jurant que cette fois c'était bien fini et qu'elle s'en irait, oui, elle s'en irait…

— Attends seulement un petit peu, menaça Lisée, je vais te faire ton paquet !

Et il sortit, la corne à la main.

À peine arrivé sur le seuil, il emboucha l'instrument et rappela un long coup son chien qui, entendant ce son familier, s'arrêta net dans son hurlement.

Un nouvel appel pressant succéda au premier en même temps que la voix de Lisée criait presque aussitôt :

— Viens, Miraut ! viens, mon petit ! viens vite !

Ahuri, mais plein de joie et d'espoir, Miraut sortit du bois et apparut à deux ou trois cents pas de là, hésitant encore après tant d'événements incompréhensibles, regardant de tous ses yeux, demandant si c'était bien vrai, et si cela ne cachait point encore une embûche.

— Viens, Miraut ! répéta Lisée en frappant son genou de la main, geste qui lui était familier pour appeler son compagnon de chasse.

Miraut ne pouvait plus douter.

Allongeant comme un fou, de toute sa longueur et jappotant, et pleurant, et riant, il arriva aux pieds de Lisée et s'y roula, lui lécha les souliers, les genoux, les mains, lui sauta au visage, lui peigna la barbe, lui parlant, ne sachant comment faire, comment se tordre et battre du fouet assez vite pour lui dire toute sa joie, tout son bonheur.

Et pour compléter cette joie, pour affirmer cette reprise, pour sceller cette réconciliation, voici que Philomen et Pépé et le gros apparurent encore, devisant joyeusement dans le sentier du clos.

Pépé avait mis leur ami dans le secret, lui avait annoncé la volonté de Lisée de garder le chien et d'en rembourser le prix au richard du Val qui ne reparaissait pas. Tout à l'heure, ils lui avaient écrit une lettre tapée où, entre autres choses plus ou moins dures, Lisée disait que Miraut était à bout, prêt à crever, qu'il serait lâche et criminel de laisser mourir une si bonne bête, que le chien et lui ne pouvaient se passer l'un de l'autre, que c'était folie de croire que Miraut pourrait s'habituer à un autre maître, que l'expérience des derniers jours le prouvait mieux que n'importe quoi et que, dans le courant de la semaine, lui, Lisée, irait reporter à M. Pitancet les trois cents francs que ce dernier lui avait remis comme prix de Miraut.

Le chien naturellement les reconnut tous et leur fit fête à eux aussi, mais il revint de nouveau à son maître.

— Pauvre vieux ! il crève de faim ! Dire que j'ai pu le laisser jeûner si longtemps : viens manger, mon petit. Asseyez-vous un instant, vous autres, demanda-t-il à ses amis.

Et il prépara immédiatement au chien qui le suivait comme son ombre, ne le quittait pas d'une semelle, ne cessait de lui japper, de lui miauler des mots d'amitié, une bonne, plantureuse et réconfortante gamelle de soupe.

Miraut était tellement content que, malgré sa misère, il y toucha à peine d'abord, trempant le nez, avalant une goulée, puis regardant de nouveau son maître comme s'il eût craint encore qu'il ne l'abandonnât.

— N'aie pas peur, mon beau, n'aie pas peur ! rassurait Lisée. C'est fini maintenant, nous ne nous quitterons plus.

Et pour qu'il arrivât à manger sa pâtée, il dut délaisser quelques instants ses amis et rester à côté de lui à lui parler et à le caresser, à lui faire des discours et des protestations, jusqu'à ce qu'il eût fini.

Les trois témoins étaient très émus.

— Entrez, mes vieux, entrez donc, invita Lisée, nous allons boire une bouteille. Ce ne serait pas la peine si un jour comme aujourd'hui on ne buvait pas au moins un bon coup.

— Ce n'est pas de sitôt qu'il repartira maintenant chasser tout seul, annonça Pépé en désignant Miraut. Cette aventure-là, mon ami, aura eu du moins l'avantage de l'assagir et de le corriger de ce défaut qui n'en serait pas un sans les gardes et les cognes. Tu verras, prédit-il, que maintenant il ne te lâchera plus : après une pareille secousse, tu pourras aller avec lui n'importe où, à la foire ou ailleurs, il ne risquera pas de se perdre.

On entra au poêle et Lisée, après avoir prié ses amis de s'asseoir, apporta sur la table du pain, des couteaux, des verres et une assiette de gruyère ; ensuite il descendit à la cave, toujours suivi du chien, et en remonta d'abord deux bouteilles poussiéreuses.

— Coupez du pain, et prenez du fromage, invita t-il.

Ils ne se firent point prier, et l'on causa de tout ce qui les intéressait, tandis que Miraut, les deux pattes sur la cuisse de Lisée, le mufle humide, les yeux langoureux, écoutait gravement ses amis deviser et mangeait de temps à autre des bouts de pain et des couennes de fromage.

On parla des foins qui poussaient drus, des fruits qui nouaient bien, de la moisson qui s'annonçait belle ; on parla du gibier qui pullulait dans le pays, des compagnies de perdreaux qu'on connaissait, des nids de gelinottes qu'on savait et des lièvres surtout, des lièvres que tout le monde voyait.

— C'en est tout « roussot », affirmait Philomen, et ce n'est pas malin à comprendre : on en a tué si peu l'année dernière. Il n'y a guère que Lisée qui ait fait à peu près une chasse convenable, mais toi, Pépé, avec ta quille en morceaux, tu n'as rien pu faire et le gros non plus, et moi, ça me faisait saigner le cœur d'aller à la chasse, parce que, chaque fois, cela me faisait penser à ma pauvre Bellone.

— Cet automne nous ferons tous ensemble l'ouverture, proposa Pépé ; le gros viendra coucher la veille et on la fera sur Velrans. C'est moi qui ai amodié la chasse communale, et comme je suis le seul fusil, il y a encore plus de gibier là-bas que sur Longeverne et sur Rocfontaine.

— Mais, ta femme, interrompit Philomen, comment a-t-elle pris la chose ?

— Comment elle l'a prise ? Eh bien, mon vieux, elle a pris tout simplement quelque chose pour son grade ! Ne voulait-elle pas m'empêcher encore de rappeler Miraut ? Une sacrée grande charogne qui a toujours voulu me mener par le bout du nez, dont je n'ai jamais pu rien obtenir par la douceur et la bonne volonté ; non, je n'ai jamais rien pu faire, ni acheter quelque chose sans recevoir des observations ou subir des reproches. C'en est assez. Je lui ai fichu une danse dont elle se rappellera, je l'espère, et tu sais, je suis prêt à recommencer à toute occasion, fermement décidé à ne pas me laisser marcher dessus, et la première fois, oui, la première fois qu'elle nous embêtera, moi ou Miraut, gare la trique et les coups de chaussons !

— Où est-elle ? s'inquiétèrent les amis.

— Que sais-je ? à la chambre haute, probablement, en train de ruminer je ne sais quoi. Elle m'a menacé de foutre le camp ! Qu'elle s'en aille bien au diable, si elle veut ! Mais je suis bien tranquille de ce côté, et il n'y a pas de danger qu'elle me débarrasse de sa sale gueule.

— Il vaut mieux tâcher de s'arranger, émit Philomen. Je dirai ce soir à ma femme de venir la voir, de la raisonner, de lui faire comprendre…

— Si elle y arrive, mon vieux, interrompit Lisée, si elle peut lui faire admettre ce qu'elle ne veut pas saisir, cette sacrée sale bête de mule, je veux bien qu'on me coupe… tout ce qu'on voudra et te payer les prunes à Noël.

— Tout arrive pourtant par se tasser à la longue et par s'arranger, philosopha Pépé. Le garde, les gendarmes, le père Martet qui est un brave homme finiront par oublier, s'ils ne l'ont pas déjà fait ; une préoccupation chasse l'autre, d'autant que, je te le répète, Miraut ne se mettra plus dans le cas de se faire dresser contravention pour courir les lièvres sans toi.

— Il suffit qu'il marche toujours bien quand nous serons tous ensemble, ajouta le gros pour dire quelque chose lui aussi.

— En tout cas, gronda Lisée, parlant très haut de façon que sa femme elle-même pût entendre ; en tout cas, reprit-il, la main posée sur la tête de son cher ami et compaing de chasse retrouvé, comme que je sois pauvre, n'aurais-je plus qu'une croûte à partager avec lui, advienne ce qu'il voudra, tant que je serai ici et vivant, mon chien y restera avec moi, et m… pour ceux qui ne seront pas contents !

FIN

 

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