Le Sahara
LE SAHARA
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
E.-F. Gautier. — Madagascar : Essai de géographie physique. (Challamel, 1902.)
E.-F. Gautier et H. Froidevaux. — Un manuscrit arabico-malgache sur les campagnes de La Case dans l’Imoro. Notices et extraits des manuscrits. (Imprimerie nationale, 1907.)
E.-F. Gautier. — Missions au Sahara algérien. (Armand Colin, 1908.)
— La Conquête du Sahara. Essai de psychologie politique. (Armand Colin, 1910.)
E.-F. Gautier et Edm. Doutté. — Répartition de la langue berbère en Algérie. (Alger, Jourdan, 1910.)
E.-F. Gautier. — L’Algérie et la Métropole. (Payot, Paris, 1920.)
— Structure de l’Algérie. (Société d’éditions géographiques, 1922.)
— Le Moyen Atlas (réunion d’articles de la Revue Hespéris). (Larose, 1925.)
— L’Islamisation de l’Afrique du Nord. Les siècles obscurs du Maghreb. (Payot, Paris, 1927.)
Sous presse : Aménagement du Sahara. Publication de l’Académie des Sciences coloniales.
BIBLIOTHÈQUE SCIENTIFIQUE
E.-F. GAUTIER
PROFESSEUR A L’UNIVERSITÉ
D’ALGER
LE SAHARA
Avec 10 figures et 26 illustrations hors texte
PAYOT,
PARIS
106, BOULEVARD St-GERMAIN
1928
Tous droits réserves.
Tous droits de traduction, de
reproduction et d’adaptation
réservés pour tous pays.
Copyright 1928, by Payot, Paris.
LIVRE PREMIER
CHAPITRE UNIQUE
GENÉRALITES SUR LE SAHARA, SA STRUCTURE, SON CLIMAT, SES LIMITES
Le Sahara, ou grand désert, comme disent les atlas, est probablement en effet le premier désert du globe au double point de vue des dimensions et de l’aridité. Il embrasse toute la moitié nord du continent africain.
Si on met à part le désert américain des Etats-Unis, le Sahara semble bien être aussi un des déserts les mieux connus, ou du moins les moins inconnus à la surface de la planète.
La lumière s’est faite très tard. Au commencement du XIXe siècle, le Sahara est aussi parfaitement inconnu que le reste de l’Afrique. Les questions des sources du Nil, de Tombouctou, du lac Tchad, sont restées, pendant des décades, au programme de l’exploration. Quelques-unes des gloires les plus éclatantes de l’exploration au XIXe siècle ont été édifiées au Sahara. Caillé, le premier européen qui a vu Tombouctou ; Speke et Grant, qui ont découvert les sources du Nil ; ne sont plus que des noms. Mais il ne manque pas de voyageurs anciens, appartenant à ce qu’on peut appeler la période héroïque, dont les livres sont encore une source d’informations.
Cela est vrai en particulier de Barth, de Rohlfs, de Nachtigall, de Duveyrier, de Foucauld.
Aux environs de 1880, l’exploration du Sahara entre dans une période nouvelle. A l’ouest, la France établit, par étapes successives, sa domination militaire sur le Sahara au sud de l’Algérie.
La période s’ouvre par les explorations Flatters et Foureau-Lamy. Puis, à partir de 1900, autour de Laperrine se groupent un nombre considérable d’officiers, de voyageurs, de géologues et de géographes, dont les itinéraires s’entrecroisent, se rejoignent et se complètent, et dont les études jettent une vive lumière sur la presque totalité du Sahara Occidental. Le service géographique de l’armée, quoique absorbé par l’Algérie, la Tunisie, et le Maroc, consacre au Sahara une activité croissante.
Vers la même époque, l’Angleterre s’est établie en Égypte. Le Geological Survey a publié sur le Sahara Oriental, et en particulier sur les oasis du désert libyque, des cartes et des monographies précieuses.
Le Sahara Central est la partie la moins étudiée. L’Italie, qui en a le contrôle, n’est entrée en scène que très tardivement, à la veille de la grande guerre ; elle n’a pas eu le temps, et encore bien moins, à cause de la guerre, le loisir d’organiser l’enquête scientifique. Elle l’a amorcée pourtant. D’autre part, c’est justement sur ce Sahara Central que nous avons les livres de Barth, de Nachtigall, de Duveyrier. Les deux missions Tilho, parties du Soudan français, ont définitivement élucidé la question du Tchad ; et la seconde nous a documentés sur le Tibesti. Sur la mystérieuse Koufra des renseignements, qui complètent ceux de Rohlfs, viennent de nous être apportés par plusieurs voyageurs, Lapierre, miss Rosita Forbes, Hassanein Bey.
Le Sahara désormais est peut-être mieux connu que le désert australien et que les déserts asiatiques.
Il est certainement possible, en tout cas, d’en essayer un tableau d’ensemble.
Causes générales. — On sait que la distribution des déserts à la surface de la planète est un phénomène exclusivement climatique.
En présence de ces grandes plaines, saupoudrées de sel et semées de dunes, dont certaines parties sont déprimées au-dessous du niveau de la mer, une première impression, qui persista longtemps dans l’imagination des hommes, fut qu’on avait affaire à un fond de mer desséché. C’est un simple préjugé populaire.
Un désert est une surface continentale comme toutes les autres ; son passé géologique ne fournit aucune explication de son aridité. Il est aride, parce qu’il n’y pleut pas assez, parce qu’il y a déséquilibre entre la quantité d’eau qui lui tombe du ciel et celle qu’il perd par évaporation.
On sait que le climat à la surface de la planète est en première ligne fonction de la latitude.
Les zones arides s’intercalent entre les zones tempérée et tropicale à la surface des continents ; cela correspond sur les océans avec les zones de haute pression qui séparent les zones de pression plus basse des vents d’ouest et des alizés. Cela est constant. Ça s’applique aux déserts américains du Nord et du Sud, au Kalahari, au désert australien, et même en petit à la zone sub-désertique de Madagascar.
Jetez un regard sur la carte des isobares de l’Océan Atlantique. Vous y trouverez dans le prolongement exact du Sahara le maximum des Açores. C’est une zone de hautes pressions barométriques qui barrent l’Atlantique (770 mm.).
Au nord, l’Atlantique septentrional est parcouru toute l’année par les dépressions tourbillonnantes qui nous viennent d’Amérique ou d’Europe. Un petit nombre d’entre elles peuvent atteindre l’Afrique en hiver, dans la saison où le maximum des Açores est le plus méridional.
Au sud de ce maximum, les pluies tropicales suivent le soleil sous forme d’orages violents qui éclatent dans l’après-midi. On les retrouve au Sénégal où nous leur donnons le nom de tornades. Elles ne vont guère plus loin vers le nord.
Entre le domaine des dépressions atlantiques et celui des pluies tropicales, s’étend sur le continent le Sahara et sur l’océan le maximum des Açores. Dans l’état actuel de nos connaissances météorologiques, il est impossible même d’imaginer quelle peut être l’allure des isobares au Sahara. Mais le lien est évident entre le désert et la ceinture des hautes pressions océaniques ; il est trop constant pour qu’il y ait coïncidence fortuite.
La latitude pourtant n’est pas le seul facteur d’un climat. Son influence est, suivant les cas, renforcée ou atténuée par celle qu’exercent la forme et l’altitude des terres émergées.
Le Sahara a ses montagnes, mais rien qui puisse se comparer à l’Himalaya et au Thibet, ni aux montagnes Rocheuses ou aux Andes. Dans l’ensemble, il n’y a pas de barrière montagneuse continue, les plaines basses ou d’altitude très médiocre dominent. Cela est de grande conséquence aux points de vue barométrique et thermométrique.
D’autre part, dans les deux Amériques, comme dans l’Afrique du Sud, la côte du continent court nord-sud, à angle droit avec la latitude ; et dans les Amériques, la côte est longée tout près par de puissantes chaînes de même direction. La côte nord africaine, le long de la Méditerranée, court au contraire dans le sens de la latitude, elle prolonge à peu près en ligne droite sur 4.000 kilomètres la limite nord du maximum barométrique océanique. Ceci aussi est de grande conséquence.
En Asie, les plus hautes et les plus massives chaînes du globe, en Amérique et en Afrique australe, la direction générale du continent contrarient l’influence de la latitude. Au Sahara, au contraire, l’altitude du sol et la direction de la côte tendent à exagérer cette influence. Et voilà sans doute d’une façon très générale pourquoi le Sahara bat tous les records de déserts planétaires.
Géologie. — La structure géologique du Sahara, si on se contente de la décrire dans les grandes lignes, est très simple.
Au nord-ouest et à la bordure, l’Atlas est une chaîne plissée, jeune, comparable aux Alpes, et qui fait d’ailleurs partie du système alpin. Mais quoiqu’elle soit steppienne, voire désertique sur son versant sud, elle sert de cadre au Sahara plutôt qu’elle n’en fait partie.
Le Sahara, proprement dit, dans tout le reste de son étendue, est le contraire d’une jeune chaîne plissée ; un équivalent du plateau central français, à la rigueur, et non pas des Alpes ou des Pyrénées. Il serait plus justement comparable aux plateformes russe, sibérienne ou canadienne ; ce que les géologues appellent un « bouclier » ; un bloc de la croûte terrestre resté rigide depuis des âges immenses. Dans certaines parties, et en particulier dans le Sahara algérien, on retrouve les traces de très vieilles chaînes plissées, contemporaines ou ancêtres de celle qu’on appelle en Europe hercynienne dans notre massif central français ou dans le massif schisteux rhénan. Mais ici, comme là, la vieille chaîne usée, arasée jusqu’aux racines de ses plis, a disparu depuis longtemps en temps que chaîne ; il n’en reste plus que les cicatrices, ce que les géologues appellent une pénéplaine, c’est-à-dire en langage commun des plateaux. Dans le reste du Sahara, les calcaires carbonifériens, les grès dévoniens, et même les grès siluriens, se présentent au contraire en lits à peu près horizontaux, sur des espaces immenses. A la surface de la planète, il est rare de trouver des sédiments aussi anciens en assises horizontales, tels qu’ils se sont déposés. On ne les signale qu’à la surface des autres « boucliers » planétaires ; le bouclier russe par exemple, ou canadien.
Ces vieilles roches primaires sont le soubassement de tout au Sahara. Mais sur des étendues immenses, la moitié du Sahara peut-être, ce soubassement disparaît sous un placage de roches plus récentes ; les calcaires crétacés du Sud algérien et tunisien, de Tripolitaine, de Cyrénaïque ; les grès nubiens du désert libyque, crétacés eux aussi ; les calcaires miocènes de la Marmarique. En bien des points, au Sahara algérien et tunisien en particulier, on devine sous ce placage les fibres de la vieille pénéplaine, comme on devine le squelette sous la peau qui l’habille. Et ces grès ou ces calcaires, secondaires ou tertiaires, couvrent de leur uniformité d’énormes espaces, précisément parce qu’ils sont un placage horizontal.
Au travers de ce complexe, des roches éruptives récentes se sont fait jour en grande abondance. Les massifs montagneux les plus saillants du Sahara sont volcaniques, le Tibesti, l’Aïr, le Hoggar. Tout ce qui fait saillie brusque sur la plateforme désertique, a bien des chances d’être volcanique.
Orographie. — L’abondance des volcans est à soi seule un témoignage que le bouclier saharien est parcouru par des lignes de fractures qui ont rejoué récemment et qui, probablement, rejouent encore. Le désert a beau être une plateforme, où les plateaux et les plaines sont de beaucoup les formes dominantes, les différences d’altitude sont dans l’ensemble très considérables. Dans le Sud tunisien, sur la frontière de l’Égypte et de la Tripolitaine, des coins assez étendus sont au-dessous du niveau de la mer de plusieurs dizaines de mètres. D’autre part, l’Émi Koussi dans le Tibesti, le mont Ilaman dans le Hoggar, ont respectivement 3.300 et 3.000 mètres.
Il est vrai que ce sont des volcans ; mais en bien des points, des blocs de la pénéplaine, soulevés le long des failles, ont été rajeunis par l’érosion et font figure de falaises escarpées, de chaînes ou de tronçons de chaînes.
Ce relief du Sahara, qui paraît confus au premier abord, s’ordonne, au contraire, d’après une loi très évidente et très simple.
La traînée des volcans à travers tout le Sahara Central s’aligne grossièrement, mais nettement, dans une direction est-ouest, entre le Tibesti et In Zize, en passant par l’Aïr et le Hoggar. C’est la direction de l’Atlas ; c’est celle de la côte sud méditerranéenne sur toute son étendue ; c’est celle que suit un grand système de dépressions articulant presque tout le Sahara Septentrional, puisqu’il se laisse suivre, à peu près sans interruption, depuis le Caire jusqu’à In Salah, dans l’extrême Sud algérien. Ce chapelet de dépressions est festonné presque partout de falaises à regard sud ; celles qui limitent au sud la Marmarique et la Cyrénaïque ; la Hamada el Homra en Tripolitaine ; directement continuée en territoire algérien par le Tinr’ert, et les falaises terminales du Tadmaït. Les oasis célèbres de Siouah (Jupiter Ammon), de Djeraboub, d’Aoudjila, et beaucoup plus loin après une interruption, celles du Tidikelt s’alignent au pied de ces falaises, dans la même direction générale est-ouest ; celle de la latitude.
Cliché Gautier
Pl. I. — L’antilope adax du Sahara Algérien.
A pratiquement disparu de l’erg er-Raoui, à la suite d’une chasse unique, qui fut un massacre.
Cliché Gautier
Pl. II. — Le “ Reg ”, en un point du reg immense entre Ouallen et Tessalit.
(Route des autos Gradis-Estienne).
Une autre direction d’égale importance fait un angle à peu près droit avec la première ; elle est vaguement nord-sud, à peu près orientée comme la longitude, sub-méridienne. C’est celle de l’effondrement de la mer Rouge, de la chaîne Arabique, et de la vallée du Nil depuis Khartoum. Les géologues ont retrouvé la direction sub-méridienne dans deux grandes failles parallèles, qui articulent la Tripolitaine, et dont le prolongement a un lien avec l’encoche de la Grande Syrte. Dans le Sud algérien enfin, l’importance de la direction sub-méridienne est prédominante.
Ce quadrillage des deux directions à peu près orthogonales nord-sud et est-ouest, se retrouve dans la carte bathymétrique de la Méditerranée, et même dans le dessin de ses côtes.
Tout se passe comme si, dans cette portion étendue de la croûte planétaire, il y avait eu quelque chose comme une tendance à « la torsion du géoïde ». Le relief du Sahara tout entier, considéré d’une façon très générale, doit à cette circonstance une simplicité grandiose de dessin.
Le climat. — La caractéristique essentielle du Sahara étant son climat, il faudrait évidemment en donner une description longue et détaillée. Malheureusement, la base d’une étude scientifique fait défaut. Il faut se résigner à faire du climat une étude un peu littéraire, insuffisamment appuyée sur des chiffres précis, rangés en tableaux ou en diagrammes.
En latitude, le Sahara s’étend à peu près entre 29 et 16 de latitude nord, c’est-à-dire qu’il est traversé tout du long, en son milieu, par le tropique ; malgré la présence de points isolés dépassant un peu 3.000 mètres, il est dans son ensemble de climat assez uniforme. On ne connaît pas de différence essentielle, d’origine atmosphérique, entre le désert égyptien par exemple et la zone désertique française.
La sécheresse de l’air peut être considérée comme le phénomène fondamental. Pour donner des chiffres qui donnent un point d’appui à l’imagination, on peut emprunter ceux de Tamanr’asset en 1910. Tamanr’asset est au cœur du Sahara français, au Hoggar, à 1.400 mètres d’altitude, loin de toute oasis étendue où le ruissellement de l’irrigation pourrait influencer l’hygromètre. L’humidité relative oscille de mois en mois entre 4 et 21 pour cent. La teneur du mètre cube d’air, en grammes de vapeur d’eau, entre 1,0 et 3,6.
Dans une atmosphère pareille, qu’on imagine la puissance de l’évaporation, d’autant que le Sahara est un des points du globe où le thermomètre monte le plus haut. Le maximum est vers 50°, plutôt un peu au-dessous.
Naturellement, les températures sont extrêmes. Sur les hauts plateaux algériens, aux altitudes de 12 à 1300 mètres, on cite des cas où des individus isolés, voire de petites troupes égarées, sont morts dans une tempête de neige. Il faut pourtant mettre au point ces anecdotes, encore bien qu’elles ne soient pas des légendes. Le désert africain n’est pas le désert sibérien ; les tempêtes de neige n’y sont redoutables que par l’effet de surprise, parce qu’elles sont prodigieusement rares. D’ailleurs, les hauts plateaux algériens ne sont pas exactement le Sahara. Au cœur même du désert pourtant, la neige et la glace ne sont pas tout à fait inconnues. La neige a été signalée sur les sommets extrêmes du Hoggar, où elle fond d’ailleurs en 24 heures. Les matins d’hiver, dans le Sahara Septentrional, quand par hasard on rencontre une flaque d’eau au voisinage d’une oasis, il n’est pas très rare qu’elle soit recouverte d’une pellicule de glace, craquant sous le pied du cheval. Tamanr’asset, en 1910, a eu 14 jours de gelée, avec des minimums absolus de − 7 et − 2 en janvier et février. Les stations d’Adrar et d’In Salah, à 4 ou 5° seulement au nord du Tropique et à une altitude de 300 mètres seulement, ont encore, respectivement, 17 et 9 jours de gelée par an, le minimum absolu ne descendant pas au-dessous de − 3. Ces coups de froid, presque rigoureux, ont une importance pratique pour la diffusion de certaines espèces de dattes, qui sont justement les plus marchandes ; ils en ont aussi pour la diffusion de l’espèce humaine ; le Sahara est l’habitat d’une race blanche.
Le vent participe à la violence du climat. Il ne faut pas prendre à la lettre les exagérations populaires, particulièrement échevelées en pays oriental. Les caravanes anéanties par le simoun sont du domaine de la légende. Mais la violence du vent est certainement un des traits les plus caractéristiques du désert, sans doute parce qu’aucun manteau de végétation n’en ralentit l’élan. Le vent est la vie du désert, d’autant qu’il est souvent chargé de sables ou de poussières. Les Touaregs, tout musulmans qu’ils se prétendent, ont horreur des ablutions ; il y a là comme un tabou, survivance inavouée de l’animisme ; la rareté de l’eau y est pour quelque chose ; peut-être aussi la crainte, vérifiée par l’expérience, de surexciter ou de ralentir le fonctionnement des glandes sudoripares ; mais on conçoit très bien que pour un corps humain, exposé à peu près nu à l’air du désert pendant toute une vie, les soins de propreté soient superfétatoires : le vent éternel chargé de sable récure une peau humaine et la tient aussi nette que les dalles de roc nu à la surface des plateaux.
L’imagination de l’indigène a joué au sujet des vents désertiques. Les petits tourbillons de poussière, se déplaçant sur le sol, qui ne sont tout à fait inconnus en aucun pays, mais qui sont au désert d’observation quotidienne, sont des « djinns valseurs ». Le vent désertique par excellence, le vent brûlant, a dans toutes les parties du Sahara, un nom qui n’est pas toujours le même ; sirocco en Algérie, cheheli au Sahara proprement dit, ce qui signifie vent du sud, quoiqu’il puisse souffler de directions assez aberrantes du sud franc ; en Egypte c’est le khamsin (le vent de « cinquante jours d’affilée »), qui souffle du sud-ouest ; c’est le même qu’ailleurs on appelle harmattan, simoun. Un personnage trop remarquable pour ne pas fixer l’attention de l’homme en quelque partie du désert que ce soit. Sous ces noms divers, quand on connaîtra mieux les détails du climat, on pourra, sans doute, retrouver des personnalités éoliennes plus ou moins nuancées. Le khamsin, par exemple, qui est supposé souffler sans discontinuer pendant cinquante jours, ne semble pas avoir d’équivalent exact dans le Sahara Occidental, du moins au point de vue de la constance. Pourtant khamsin, sirocco, simoun, sont de proches parents, des variétés locales d’un même vent. Il est bien possible que ce soit un vent descendant, et à ce titre un cousin éloigné du foehn alpestre. En tout cas, il souffle par rafales et tourbillons ; il est particulièrement chargé de sable et de poussière ; il semble lié à « certaines manifestations magnétiques ou électriques, assez mal définies jusqu’ici ; il exerce une action déprimante sur l’homme et les animaux » ; il a comme une odeur propre ; en tout cas, il cause aux muqueuses une sensation sui generis, à laquelle on reconnaît son moindre souffle. Essentiellement, il a une ardeur sèche, qui peut avoir sur l’organisme humain, dans certains cas extrêmement rares, cités à titre de curiosités, un effet toxique. « Pour une vitesse trop grande d’un vent sec et chaud, les glandes sudoripares n’ont pas une activité suffisante, la température de la peau, puis du corps, s’élève peu à peu au niveau de celle de l’air, c’est le coup de chaleur mortel ».
On peut soupçonner que la direction des vents au désert est influencée par une cause qui n’intervient pas ailleurs. Les grands amas de dunes ne réagissent pas à l’ensoleillement de la même façon que le reste du sol. A la surface des dunes « les grains du sable mobile ne se touchent que par des portions restreintes de leur périphérie, il y a entre eux de l’air emprisonné qui forme matelas à la chaleur. L’échauffement reste localisé à la surface qui devient brûlante ».
C’est dans le sol de la dune que des températures de 70° centigrades ont été observées. Au combat de Metarfa qui fut livré dans la dune, des fantassins indigènes, incapables de garder la position du tireur couché, se tenaient debout, malgré les ordres et se faisaient tuer. Dans les dunes du Gourara, en été, on admet qu’un homme bien chaussé, s’il fait lever une gazelle, n’a qu’à la suivre à la trace, d’abri en abri, pour la forcer assez rapidement. Le refroidissement nocturne et hivernal fait pendant à l’échauffement diurne et estival. Dans l’erg er Raoui, au puits de Tinoraj, le 25 février, à 6 heures du matin, l’eau contenue dans une cuvette à demi enfoncée dans le sol, était gelée en bloc, un gobelet de fer-blanc, pris dans la glace, y était si solidement fixé qu’on pouvait avec l’anse du gobelet, soulever la cuvette. Le thermomètre marquait cependant + 10°.
Ce refroidissement nocturne est très brusque, presqu’instantané, dès que le soleil se couche. Les nuits d’été dans la dune sont d’une fraîcheur délicieuse. Au contraire, lorsque, après une journée étouffante, on campe au pied d’une muraille rocheuse, la pierre surchauffée continue à exhaler de la chaleur pendant les premières heures de la nuit et les rend pénibles.
Toutes proportions gardées, surfaces sablonneuses et surfaces rocheuses se comportent un peu au Sahara comme, à la surface de la planète, les surfaces continentales et océaniques. Les unes sont, par rapport à la chaleur, des corps bien meilleurs conducteurs que les autres. Si l’on songe aux dimensions énormes qu’atteignent les grands amas de dunes, il n’est pas absurde de supposer qu’il puisse y avoir une répercussion sur la distribution des pressions barométriques et, par conséquent, sur la direction des vents. Le khamsin égyptien, à en juger par sa direction, paraît avoir son origine dans le grand erg du désert libyque.
Schéma du SAHARA OCCIDENTAL
Fig. 1.
Ce qui importe par-dessus tout dans le climat désertique, c’est la pluie, puisque c’est son insuffisance qui crée le désert. Il n’y a pas sur la planète de coin où il ne pleuve peu ou prou : le Sahara reçoit des pluies ; la difficulté est d’en déterminer les modalités et les quantités. Là aussi, les données des stations météorologiques sont insuffisantes.
A consulter les données des stations météorologiques du Sahara français, la quantité de pluies tombées annuellement oscillerait autour de 100 millimètres, plutôt inférieure à ce chiffre. Pourtant, Tamanr’asset, en 1910, donne exactement 0 à tous les mois de l’année. D’autre part, dans ce même Tamanr’asset voici ce qu’on observa le 15 janvier 1922 : « à 20 heures, un ouragan suivi d’une pluie torrentielle, s’abat sur la région. Les toits des maisons s’écroulent presque tous et la population indigène se réfugie dans le bordj et dans le fortin. Les eaux emportent les maisonnettes et les jardins qui bordent l’oued. Le 16, la pluie continue à tomber, l’oued déborde et l’eau passe avec la vitesse d’un cheval au galop. A 17 heures, le mur extérieur du fortin s’écroule, ensevelissant 22 personnes ; sous la pluie glaciale, on dégage les victimes, il y a huit morts et huit blessés. Le 17, la pluie tombe moins fort, l’oued baisse et le temps s’éclaircit ; on aperçoit de la neige sur les sommets voisins. »
Voilà qui est en accord avec les impressions de tous ceux qui vivent au Sahara. Dans un séjour de dix-huit mois effectifs au Sahara français, je n’ai pas vu tomber une seule pluie sérieuse. En revanche, il n’y a pas d’oasis où on ne garde le souvenir précis du dernier gros orage et des dégâts qu’il a causés. La plupart des maisonnettes et des murs de clôture ne sont pas seulement en boue durcie, mais bien souvent en boue salée. Elles fondent et croulent sous le déluge. Cela n’a pas d’importance, le désastre est aisément réparable. On s’y résigne joyeusement parce que les rares grandes pluies dévastatrices sont les seules qui comptent pratiquement ; elles seules alimentent les nappes souterraines et ont une importance agricole. Les petites ondées retournent instantanément, par évaporation, au ciel d’où elles viennent. Les Mzabites ont menacé un jour d’émigrer parce que dans la zone de leurs oasis il n’était pas tombé, depuis douze ans, une véritable pluie.
Le régime des pluies est le même dans le Sahara Oriental. Au Caire, entre 1890 et 1919, on n’a enregistré que 18 chutes de pluie supérieures à 10 millimètres ; elles ont été tout à fait absentes pendant 17 années sur 30, en particulier pendant toute la série d’années entre 1909 et 1916. En revanche, le 17 janvier 1919, le pluviomètre de l’Ezbékieh a enregistré, tout d’un coup, 43 millimètres. On allait en bateau dans les rues du Caire ; des tramways furent enlisés dans la boue jusqu’à leurs fenêtres, « dans le quartier de Manchiet el Sadr, les maisons en briques crues fondaient comme un morceau de sucre ».
En somme, le Sahara est une région qui n’a pas de saison des pluies régulières, annuelles et générales. Toutes ses pluies abondantes, utiles, il les doit au passage d’ouragans, dont la date est parfaitement irrégulière et l’effet plus ou moins local.
La vie des plantes et des animaux. — En l’absence de données météorologiques tout à fait précises, la flore et la faune du Sahara donnent sur le climat et sur les limites du désert des indications précieuses.
Le Sahara a une flore particulière, quoiqu’il y ait une tendance à différenciation du nord au sud, entre Sahara méditerranéen et soudanais.
Toutes les plantes sahariennes ont, en commun, leur ingéniosité à se défendre contre la sécheresse. Rasant la terre à l’abri du vent ; dépourvues de feuilles ou pourvues de feuilles minuscules, épineuses ; ramassant leur chlorophylle dans des rameaux charnus, dont chacun est un petit réservoir de liquide ; munies de racines d’un développement incroyable, qui vont chercher la nappe aquifère à une grande profondeur. Un débutant en voyages sahariens est facilement surpris de voir son guide s’arrêter brusquement pour faire le café, en un point aussi exactement désolé que les solitudes environnantes, où l’œil ne distingue pas à la surface du sol un gramme de combustible. A la surface du sol, on ne voit rien en effet, sauf pourtant un moignon minuscule de tige morte, pas plus long et pas plus gros que le petit doigt. L’initié sait qu’il y a là-dessous un énorme paquet de racines qui feront un feu très suffisant.
Chacune de ces plantes héroïques ne peut lutter contre la mort, que si elle a, pour le déploiement de ses racines, un espace considérable. Elle est isolée. Dans les coins les plus luxuriants, rien qui ressemble à un tapis végétal ; chaque touffe est à cinquante mètres peut-être de la plus proche ; de l’une à l’autre paître est un exercice extrêmement ambulatoire. Ces coins là sont pourtant les pâturages, quelque chose d’infiniment précieux, la vie du désert. Ils sont très épars. Entre deux pâturages, la caravane chemine, non seulement des heures, mais éventuellement des jours. On les trouve seulement dans les cuvettes rares et distantes, où des circonstances favorables maintiennent par exception une nappe d’eau souterraine, à une distance raisonnable de la surface.
D’autre part, cependant, des surfaces ordinairement arides, parfaitement dépourvues de nappes superficielles, sont susceptibles de devenir, après un orage, un pâturage d’espèce particulière, auquel les Arabes donnent un nom à part : pâturage d’âcheb. L’« âcheb » n’est pas une plante déterminée, c’est une catégorie de végétaux, qui ont pour lutter contre la sécheresse leur tactique propre. Ils durent par leurs graines, dont on sait la résistance à la sécheresse de durée presque indéfinie. Qu’il tombe une pluie sérieuse, la graine d’âcheb l’utilise avec une énergie admirable. En un nombre de jours étonnamment restreint, elle germe, pousse sa tige, épanouit ses fleurs, et forme les graines nouvelles. Elle sait qu’elle n’a pas de temps à perdre, et elle est organisée pour tirer un parti intégral de l’aubaine exceptionnelle. Puis, l’âcheb meurt après une existence brève, mais la graine nouvelle, charriée au vent, recouverte de sable, coincée sous une pierre, ou dans une anfractuosité de rocher, attendra dix ans, s’il le faut, le prochain orage. Ces végétaux, où tout est sacrifié à la reproduction, sont des bouquets de fleurs. Ces bouquets sont le pâturage, et il est absurde de les voir engloutis par la gueule immonde des chameaux, qui en sont très friands.
A propos de vie végétale au Sahara, il faut bien insister sur les plantes. Mais ce qu’il y a de plus caractéristique, c’est leur absence totale dans la très grande majorité des cas. Il est impossible de rendre avec des mots l’impression grandiose et écrasante du néant absolu, pendant des jours et des jours de marche.
Le mot désert, à la surface de la planète, n’a pas une acception rigoureusement fixe. Les déserts de l’Amérique du Nord, celui du Kalahari, seraient mieux nommés des steppes. Au Sahara, il faut distinguer le désert, proprement dit, des steppes qui l’entourent.
Au nord, le Sahara va, en certains points, jusqu’à la côte méditerranéenne, dans le sud de la Tunisie, dans les Syrtes, en Marmarique. Mais ailleurs, en particulier dans l’Atlas et en Cyrénaïque, où l’altitude atténue les influences désertiques, apparaissent des steppes, dont les hauts plateaux algériens sont le type le plus développé.
A cette steppe septentrionale correspond au sud du Sahara la steppe méridionale qui est le Soudan. Ce sont des steppes et, par conséquent, des régions semi-désertiques ; en bien d’autres points de la planète, on donne certainement le nom de déserts à des zones qui ne sont pas plus arides. Mais ici, entre les hauts plateaux algériens et le Soudan d’une part, et le Sahara proprement dit de l’autre, la différence est extrêmement sensible.
Steppes du nord et du sud ont des flores différentes. Mais au Soudan, comme en Algérie, la végétation n’est jamais tout à fait absente, il n’y a, nulle part, d’immenses étendues mortes. Les steppes, à la surface de la planète, ont été, ou sont encore, les réserves des grandes chasses, grands troupeaux d’antilopes, d’herbivores, gros pachydermes, grands fauves. Qu’on songe aux légendaires troupeaux de bisons dans le Far West américain. Au Kalahari, certaines formes actuelles du relief, des mares creusées comme à l’emporte-pièce dans le calvaire, ne peuvent s’expliquer, au dire de Passarge, que par le piétinement des hordes de ruminants qui venaient y boire, avant leur destruction par les rifles européens. Le Soudan et les steppes de l’Afrique Orientales, avec leurs éléphants, rhinocéros, hippopotames, girafes, lions en troupeaux, sont encore, aujourd’hui, le pays par excellence des grandes chasses. Les hauts plateaux algériens l’ont été ; Carthage y chassait l’éléphant ; ils ont approvisionné de bêtes les cirques de Rome ; les Français, en 1830, y ont trouvé, avec le lion et l’autruche, un pullulement de faunes, dont les « Chasses » de Margueritte nous laissent l’image.
Tout cela est steppien et non pas du tout désertique. On a souvent et justement plaisanté l’exprèssion courante « le lion du désert ». Il n’y a pas de lion au désert, parce qu’il mourrait de faim et de soif. Plusieurs des animaux qu’on y rencontre y sont simplement des passants, qui le franchissent, sans y séjourner, grâce à des jambes admirables ou à des ailes puissantes. Ainsi l’autruche, qui a tout à fait disparu du Sahara algérien, à partir du moment où les hauts plateaux algériens francisés lui sont devenus inhabitables. Ainsi encore la sauterelle, qui aborde l’Algérie par le sud, venant du Sahara, mais qui vient en réalité d’au-delà, de la steppe soudanaise.
Le Sahara proprement dit a pourtant sa vie animale. Qu’il s’agisse de faune ou de flore, la vie se défend contre la mort avec une ténacité et une ingéniosité admirables. On trouve, dans certains coins, quelques espèces de grandes antilopes, représentées par un petit nombre d’individus. Dans l’erg er Raoui, à l’W. de la Saoura, l’antilope adax a disparu depuis un certain jour où un peloton de méharistes, avec la rage destructrice de l’homme civilisé, en a anéanti, d’un seul coup, un troupeau d’une vingtaine. L’organisme de ces antilopes est certainement adapté à leur milieu. L’adax a dans ses viscères abdominaux une outre naturelle qui lui sert, comme au chameau, à accumuler d’énormes réserves d’eau. Le chasseur indigène qui les suit et les guette depuis des jours, à travers des solitudes mortes, et mortellement dangereuses, connaît très bien cette particularité anatomique. Il sait que s’il abat la bête il trouvera dans ses entrailles une provision d’eau verdâtre, à la rigueur potable.
Cliché Désiré
Pl. III. — Le pic Ilaman, sommet du Hoggar.
Le climat désertique donne des aiguilles alpestres.
Cliché Désiré
Pl. IV. — Le trident de la Koudia (Hoggar).
Vue prise du monastère du P. de Foucauld sur l’Açekçem. Hérissement d’aiguilles sur un soubassement médiocrement accidenté.
Des animaux plus humbles, comme la petite gazelle, voire le lièvre, se rencontrent dans les meilleurs pâturages ; il semble qu’ils aient la faculté de passer de longues semaines sans boire, à condition de brouter des plantes succulentes. Au puits d’Ouallen on a vu une galerie d’accès creusée en terrain meuble par les chacals jusqu’au niveau de l’eau. Quelques reptiles doivent se tirer d’affaire par de longs engourdissements, enfouis dans le sol à une profondeur plus ou moins grande. De gros lézards aux vives couleurs, par exemple. Des scarabées abondent en certains points sur les chemins de caravanes, attirés par les bouses des chameaux ; on les a soupçonnés d’être organisés pour fabriquer leur eau eux-mêmes, avec les gaz atmosphériques. La mouche est le fléau du Sahara, une mouche pullulante et languissante, qu’on avale en respirant, et qu’on écrase sur la figure en voulant la chasser. Mais elle est liée à l’oasis et, dans le désert proprement dit, elle voyage à dos d’homme ou de chameau.
La puce n’existe pas. La vie microbienne est très ralentie. Le paludisme est concentré dans les oasis, il est tout à fait inconnu dès qu’on en sort. Les grands traumatismes du corps humain se guérissent au Sahara sans antiseptie sérieuse, avec une facilité surprenante. Rohlfs, laissé pour mort dans la région de la Saoura, s’est rétabli sans soins médicaux, à la grâce de Dieu. On pourrait citer bien d’autres exemples, moins illustres.
D’une façon générale, une caractéristique du Sahara c’est d’être relativement azoïque. Par voie de conséquence, et dans la même mesure relative, c’est, au sens propre du mot, au point de vue humain, un désert. Les steppes nourrissent une humanité spéciale de grandes tribus nomades, qui paissent des chevaux, des bœufs, des moutons. Ces grandes tribus migratrices et guerrières, fondatrices d’empires, qui ont joué un si grand rôle historique au Maghreb et au Soudan, sont steppiennes. On verra dans quelle faible mesure des lambeaux d’humanité se cramponnent à des coins du Sahara ; les nomades, proprement sahariens, sont tous des pâtres exclusifs de chameaux, et ils ont pour caractère commun l’insignifiance numérique ; même dans les cas très rares, où leur énergie qui est extrême, et des circonstances favorables, leur ont permis, à eux aussi, de jouer un rôle historique.
Mais le rôle historique du Sahara, pris dans son ensemble, c’est son azoïsme qui le lui confère. Il a arrêté les explorations des anciens aussi nettement que l’Atlantique. L’Égypte n’a jamais connu les sources du Nil. L’Empire Romain n’a jamais connu le Soudan. En d’autres coins de la planète, ceux où les grands déserts courent nord-sud, sur un seul côté du continent, en Amérique du Nord par exemple, ou dans l’Afrique du Sud, les races nègre et blanche vivent entremêlées. Sur toute son étendue, le Sahara est une cloison pratiquement étanche entre nègres et blancs. Le Maghreb est blanc, le Soudan est noir, sans contestation, on peut dire pratiquement sans transition, comme aussi sans relations autres que des infiltrations goutte à goutte.
C’est cette bande azoïque qui est le Sahara propre et le sujet de ce livre. Le Maghreb et le Soudan sont autre chose, des pays à part ; on ne s’interdit pas d’y chercher des éclaircissements, mais ce sont d’autres mondes, qui ne rentrent pas dans notre sujet.
BIBLIOGRAPHIE
Pour suppléer à la petitesse et au caractère schématique de la carte générale jointe à ce volume, il pourra être utile de consulter n’importe quel bon Atlas.
A propos de ce chapitre voir :
Walther (J.). Das Gesetz der Wustenbildung. Berlin, 1900.
Rolland. Sur les grandes dunes du Sahara. Bull. Soc. géol. Fr. X, 1882.
Schirmer (H.). Le Sahara. Paris, 1893.
E.-F. Gautier et Lasserre. Dans : Les Territoires du sud de l’Algérie. Alger, 1922.
André Berthelot. L’Afrique Saharienne et Soudanaise : ce qu’en ont connu les Romains.
LIVRE II
LA VIE PHYSIQUE ACTUELLE ET PASSÉE AU SAHARA
CHAPITRE PREMIER
LOIS FONDAMENTALES DU MODELÉ DÉSERTIQUE
Nos yeux, notre imagination, nos concepts géographiques, notre vocabulaire, ont été formés sous nos climats tempérés, dans nos pays normalement draînés. Les paysages du désert sont un monde à part, aussi différent de nos paysages familiers que peuvent l’être ceux de la zone polaire. On ne peut pas décrire le Sahara sans donner une idée générale des lois qui régissent le modelé désertique.
Les bassins fermés. — Un grand fait domine tout le reste, la prédominance des bassins fermés, où les pentes générales, au lieu d’incliner vers la mer, convergent vers le fond d’une cuvette. A part des torrents côtiers insignifiants, le Sahara n’a qu’un grand fleuve, le Nil, courant des montagnes à la mer. Dans son ensemble, c’est un enchevêtrement de cuvettes fermées. Quelques-unes ont leur centre déprimé au-dessous du niveau de la mer : aux confins de l’Égypte et de la Tripolitaine, la fameuse oasis de Siouah (Jupiter Ammon des anciens) est à − 20 ; dans le Sud Constantinois, les grands chotts (le Melr’ir) sont à − 30. Ce trait de structure se retrouve dans tous les déserts.
Pour en rendre compte, on a parfois exagéré l’influence de l’érosion éolienne. Le vent est au désert presque le seul élément de vie, de mouvement, dans le domaine de la mort et de l’immobilité. Un voyage au désert est une lutte de tous les instants contre le vent, chargé de sable, et dans les moments de crise, une lutte physiquement pénible ; dans les détails du modelé, l’œil rencontre, à chaque instant, les cicatrices évidentes de l’érosion éolienne. La première impression du voyageur est qu’il a pénétré dans un domaine où le vent règne sans partage. A l’époque où le canal de Suez était en projet, les adversaires de ce projet objectaient le vent du désert, charriant des torrents de sable, qui ne manquerait pas de combler le canal. Expérience faite, la Compagnie consacre annuellement au dragage une portion insignifiante de son budget. On saisit ici, sur le fait, l’impuissance de notre imagination à mesurer les effets réels du vent.
Il ne faut pas perdre de vue ceci : il n’y a pas de région planétaire, même au Sahara, où la pluie ne tombe jamais. Sur un sol dépourvu de végétation, où les températures extrêmes font éclater en esquilles les surfaces rocheuses, et réduisent en poussière les surfaces argileuses, des orages rares, mais extrêmement violents, exercent des ravages érosifs extraordinaires. D’une façon générale, l’eau courante, chargée de déblais, est nécessairement un outil d’érosion plus puissant qu’un courant aérien, si chargé de sable qu’il soit. Et, par surcroît, un torrent, guidé par le thalweg, concentre son action le long d’une ligne. Tandis que le vent éparpille la sienne sur des plans très étendus.
L’érosion fluviale et l’érosion éolienne collaborent au modelé désertique, dans une proportion qui n’est pas toujours aisée à déterminer dans le détail des cas particuliers et dans l’état actuel de nos connaissances. On a voulu, quelquefois, attribuer les cuvettes de la topographie désertique à l’influence prédominante de l’érosion éolienne. Il est bien possible que, dans certains cas, une cuvette déterminée doive son origine à la déflation, accusant en creux un affleurement de roche tendre ; mais comme explication générale et unique, l’explication éolienne est certainement insuffisante.
Sur toute la surface de la planète, les mouvements orogéniques de la croûte terrestre tendent à créer des cuvettes topographiques. Mais, dans les régions normalement draînées, le travail incessant des rivières comble les cuvettes par colmatage, en écrète les bords par érosion, et maintient ainsi la pente générale des montagnes à la mer. Dans les pays où il pleut, l’érosion fluviale rétablit la pente plus vite que les déformations orogéniques ne la détruisent. Dans un désert, l’équilibre est rompu dans le sens inverse : l’érosion des rivières, alimentées par des pluies insuffisantes, reste en retard sur l’action orogénique. Et cependant, il n’y a pas une seule cuvette désertique peut-être où l’effet de l’érosion éolienne puisse être considéré comme insignifiant. Le point le plus bas d’un bassin fermé est naturellement le lieu où s’accumulent les alluvions ; sur ces sables et ces terrains meubles, le vent du désert exerce toute sa puissance ; il s’oppose au colmatage, il le ralentit, ou il le détruit. Et il maintient ainsi, ou même il approfondit la cuvette, s’il n’a pas contribué à la former.
Ainsi donc, sans vouloir rendre compte des bassins fermés désertiques par déduction mathématique d’un principe unique, et en faisant, aussi large qu’on voudra, la part importante du vent, une autre part importante et dans beaucoup de cas décisive revient à l’érosion fluviale qui agit, ici, négativement, par son insuffisance.
Les lois de l’érosion fluviale au désert. — L’érosion fluviale, en pays désertique, n’obéit pas aux mêmes lois qu’en pays normalement draîné. La situation est modifiée profondément suivant qu’un cours d’eau a pour déversoir la mer, dont la capacité de réception est pratiquement illimitée, ou une cuvette continentale. Dans le premier cas, les alluvions, les sables, les cailloux, qu’un cours d’eau charrie sans trêve, après des remaniements plus ou moins nombreux, après un temps plus ou moins long, finissent invariablement par aboutir à la mer.
Mais lorsqu’un oued désertique se termine par une zone d’épandage, les alluvions qu’il charrie restent dans la cuvette, elles s’y fixent, elles s’y entassent, elles s’y stratifient ; elles n’ont pas quitté le continent, elles ont simplement changé de place à sa surface.
Ce n’est pas tout ; pour un fleuve normal, la mer est un niveau de base pratiquement immuable, il y débouche par une embouchure qui reste fixe. Un oued de bassin fermé a pour niveau de base l’accumulation terminale de ses propres alluvions, dont il ne cesse d’exhausser lui-même le niveau. La zone d’épandage, qui lui sert d’embouchure, est par conséquent d’une incertitude et d’une instabilité éternelles. Toute issue terminale tend naturellement à s’obstruer, du fait même qu’elle est une issue terminale, par l’accumulation des alluvions et l’exhaussement de leur niveau. Toute zone d’épandage est un delta provisoire ; l’oued est acculé sans trêve à la recherche de voies nouvelles. La surface d’alluvionnement s’étend donc indéfiniment, toute la surface de la cuvette se tapisse d’alluvions : la plaine, à perte de vue, qui paraît, à l’œil, unie comme la mer, est une caractéristique du paysage désertique : au Sahara, les Arabes lui ont donné un nom, ils l’appellent le reg au Sahara Occidental, et le serir au Sahara Oriental.
Ce n’est pas seulement le régime et le champ de colmatage qui est très particulier en pays désertique ; c’est aussi l’érosion proprement dite. Un continent normalement draîné est disséqué tout entier, du centre à la périphérie, par de grands fleuves puissants, qui ont tout le même niveau de base, la mer. Toutes les rivières tendent à approfondir leur lit, jusqu’à ce terme idéal de la côte 0, dans l’étendue tout entière de leur bassin. Elles ont une puissance d’éventration du sol et de pénéplanation générale, que les oueds sont bien loin d’avoir, dans les étendues continentales cloisonnées en bassins fermés. Là, tous les fonds de cuvette, à des altitudes variées et parfois considérables, sur des surfaces énormes, sont protégés contre l’érosion fluviale, par le placage des regs. Dans un désert aussi aride que le Sahara actuel, un très grand nombre de rivières sont des torrents intermittents et courts, dont la zone d’épandage commence immédiatement au sortir des montagnes natales. Tout le pied de la montagne, sur sa périphérie entière, est protégé contre l’érosion par la ceinture continue des cônes de déjection, prolongée par le reg jusqu’au bout de l’horizon, indéfiniment.
La montagne elle-même, cependant, est attaquée par l’érosion avec une énergie que toutes les influences climatiques viennent accroître. Sur ses flancs, que la végétation ne maintient pas, les roches nues dans l’atmosphère desséchée, exposées à des variations thermométriques énormes et brusques, éclatent en esquilles ou se dissolvent en poussière sans consistance ; elle s’écroulent en pans de murailles sous le choc des orages et par l’affouillement des crues torrentielles. Sous nos climats, l’érosion glaciaire seule obtient des effets pareils sur les crêtes des Alpes. On rencontre souvent, au Sahara, des formes qui rappellent celles des aiguilles alpestres. Ces aiguilles rocheuses du Sahara sont d’ascension aussi difficile que les alpestres. Le mont Ilaman, sommet le plus élevé du Hoggar, est une aiguille de ce genre, d’aspect impressionnant. Au nord du Hoggar, se dresse la fameuse Garet el Djenoun, la montagne des Djinns ; les indigènes l’appellent ainsi parce que le sommet n’en a jamais été foulé par un pied humain ; il leur semble réservé aux Djinns, aux purs esprits. Ces chicots, abrupts et déchiquetés, frappent d’autant plus l’imagination, qu’on les voit sortir du reg indéfiniment plat, sans transition aucune, un peu comme les Cyclades de la mer Égée. Pour rendre cet aspect du paysage si étrange aux yeux européens, les géologues algériens ont multiplié les comparaisons. L’un évoque la proue d’un bateau, jaillissant au-dessus de la mer. L’autre, à propos des tronçons à demi enfouis d’une chaîne, parle de chenilles processionnaires traversant une route à la queue leu-leu. C’est exactement ainsi que le volcan démantelé d’In Ziza fait un contraste absurde et soudain avec l’immensité du reg environnant. Les montagnes de l’Aïr semblent posées sur la plaine comme des pains de sucre debout sur une table. C’est un des aspects les plus particuliers du modelé désertique.
Toute érosion, en usant les reliefs d’un continent, tend à aboutir à une pénéplaine. Il est probable que l’érosion désertique tend à une pénéplaine d’un modelé très particulier. Le trait caractéristique en serait justement la persistance de ces chicots abrupts et isolés de roche nue, semés comme au hasard sur une plate-forme plus ou moins uniforme. L’érosion fluviale, telle qu’elle joue en climat désertique, semble bien être un facteur essentiel de ce modelé.
Érosion éolienne. — Si considérable que reste la part de l’érosion fluviale en pays désertique, celle de l’érosion éolienne est naturellement immense. Elle saute aux yeux dans une foule de menus détails extérieurs du modelé. Cailloux guillochés, piliers isolés amincis à la base, roches percées, murailles rocheuses criblées d’alvéoles et sculptées en formes fantastiques, assises plus ou moins profondes de gravier à peu près pur de tout mélange, qui recouvrent le reg ou le serir sur d’immenses étendues et lui font un sol d’allée de jardin. Les moindres différences dans la compacité de la roche, les interstices entre les cailloux roulés, ont offert une prise au vent, qui s’est insinué et a creusé.
Un aspect très particulier du sol au désert, est ce que les nomades sahariens appellent la « hammada ». C’est une table de roche nue, comme époussetée et vernissée, grossièrement semblable à un dessus de cheminée, indéfiniment étendu aux limites de l’horizon et bien au-delà. Dans le Sahara algérien et tripolitain, on chemine sur les hammadas pendant des jours consécutifs. Ce sont les grands plateaux calcaires ou gréseux dont l’assise rocheuse supérieure a été mise à nu, dépouillée de sol meuble, par le coup de balai éternel du vent.
Ce sont là des actions superficielles du vent, elles intéressent l’épiderme du désert, quoiqu’assurément, dans le courant des âges, elles doivent avoir des effets d’une profondeur incalculable. Pourtant, au premier coup d’œil, le domaine éolien par excellence c’est la dune ; ou plutôt l’erg. Les Sahariens donnent le nom d’erg aux grands amas de dunes, qui couvrent des superficies immenses. L’erg libyque, le plus grand probablement des ergs planétaires, est grand comme la France. Les deux grands ergs du Sahara algérien, l’occidental et l’oriental, les mieux connus apparemment, ou, en tout cas, les plus étudiés, ont chacun, respectivement, 300 kilomètres à peu près de grand diamètre, sur 150 de largeur. Ces mers de sable, aux vagues puissantes et confuses, sont évidemment livrées au vent ; l’érosion fluviale n’a sur elles aucune action directe ; et pourtant, même dans ce cas relativement si net, les effets indirects de l’érosion fluviale sont de grande importance.
On a voulu, quelquefois, expliquer par l’érosion éolienne toute seule, l’existence même de tout ce sable, dont les énormes amas confondent l’imagination. On l’a imaginé détaché, grain à grain, par corrasion de la roche en place, et particulièrement des assises gréseuses. Ces effets de la corrasion sont une réalité évidente ; cependant, la corrasion rencontre des obstacles qui ralentissent ses effets. La roche dure, au Sahara, est souvent couverte d’une patine désertique, qui a beaucoup frappé les observateurs, et qui a été scientifiquement étudiée (en particulier par Walther en Égypte). C’est un exsudat de la roche poreuse ; une croûte de substances chimiques, amenées à la surface par capillarité et fixées par l’évaporation ; l’oxyde de fer la colore en rouge sombre ou en noir ; là où elle est éclatée, le cœur plus clair de la roche contraste vivement avec elle. C’est elle qui donne leur éclat vernissé, non seulement aux roches isolées, mais à toute l’étendue immense des hammadas. C’est cette patine sombre qui a valu son nom au grand plateau tripolitain Hammada Homra, la Hammada Rouge. Cette croûte est très dure, et elle constitue un obstacle à la corrasion dont il n’est pas impossible de mesurer la résistance. Dans le Sahara algérien, on trouve sur les grès un assez grand nombre de vieilles gravures ; quelques-unes sont datées approximativement par leur sujet même, celles par exemple qui représentent Ammon Ra, le dieu de Thèbes. Ces gravures, sur des parois de roche nue, exposées à toute la violence du vent, depuis plusieurs milliers d’années, semblent aussi fraîches que le premier jour. On sait bien, d’ailleurs, que le climat désertique conserve indéfiniment les plus fins bas-reliefs de pierre ; l’architecture et la sculpture égyptiennes nous l’ont appris ; l’obélisque de Louqçor, en cinquante ans sur la place de la Concorde, s’est plus détérioré qu’en cinquante siècles sur les bords du Nil.
Cliché Gautier
Pl. V. — Au désert libyque ; région de Kharga (ou Khargeh).
Pénéplaine désertique. “ Paysage d’archipel ” de Siegfried Passarge.
Cliché Gautier
Pl. VI. — Les premiers chicots de l’Adrar des Ifor’ass surgissant brusquement du reg, quand on vient du nord.
Piste d’autos entre Silet et Tin Zaouaten.
Ces mêmes roches dures, qui offrent au vent une si longue résistance, il faut songer avec quelle rapidité les orages sahariens les effritent, en croulent les esquilles et les pans, pour en rouler et en moudre les débris dans le lit du torrent. Les immenses cuvettes sahariennes, qui sont des zones d’épandage, sont tapissées sur des épaisseurs inévaluables de sable meuble, dont l’origine fluviale n’est pas douteuse. Or, les cuvettes alluvionnaires sont le lieu d’élection des grandes dunes. Les ergs, en règle générale, se sont formés sur les zones d’épandage. Il est impossible de se soustraire à l’idée qu’il y a un lien probable de cause à effet, dans une certaine mesure. Tout se passe comme si c’était l’érosion fluviale qui a fourni à la dune, au moins pour une part importante, sa matière constituante, le sable meuble et libre.
On observe souvent, au Sahara, une différence de couleur entre les dunes ; il en est de blanches ; et les autres dorées. Ces dernières sont les grandes dunes, puissantes et anciennes, exposées à l’action éolienne depuis des âges ; chaque grain, au contact de l’air, a eu le temps de s’oxyder, de se roussir. Les blanches sont, généralement, les petites vagues de sable périphériques ; une hypothèse naturelle est qu’elles viennent de naître ; leurs grains n’ont pas encore pris la patine ; elles conservent la couleur du sable alluvionnaire.
Les alluvions, pourtant, ne fournissent que du sable plus ou moins mélangé de limon. Mais les dunes sont du sable pur, résultat d’un vannage éolien éternel, dont les effets s’observent directement dans l’atmosphère. Dans le Sahara français, surtout dans sa partie méridionale, au voisinage des steppes soudanaises, parcourues par des fleuves tropicaux, on observe des coups de vent qui s’accompagnent d’un obscurcissement de l’atmosphère, allant jusqu’à l’opacité noire, la nuit en plein jour. Chudeau a dessiné ces orages de suie, qu’on voit venir de loin, au bout de l’horizon, panachés de crêtes et de champignons tourbillonnaires. La mission Tilho a observé des phénomènes analogues au nord-est du Tchad.
Le khamsin égyptien est aussi un vent opaque, dont les éléments sont empruntés, sans doute, aux laisses limoneuses du Nil. Dans le Sahara tout entier, à n’importe quel jour de l’année, il suffit de prendre un angle horaire pour constater que l’atmosphère est très médiocrement transparente. Par le ciel le plus pur, pour viser le soleil au sextant ou au théodolite, les verres de couleur foncée ne sont pas utilisables ; il faut employer les plus légèrement teintés. C’est qu’au désert apparemment l’air est éternellement chargé de poussières en suspension. Les montres de poche portent le même témoignage. Celles dont la fermeture n’est pas hermétique s’arrêtent au bout de huit jours, encrassées. La quantité de poussières ainsi flottantes à toutes les hauteurs de l’atmosphère doit être énorme. Elles sont si ténues et si légères, qu’elles ne peuvent pas tomber d’elles-mêmes ; elles demeurent en suspension éternelle, jusqu’au jour où les courants aériens les entraînent hors de la zone désertique, dans les régions à pluies normales. Et là, enfin, le lavage périodique de l’atmosphère par la pluie, les ramène au sol. Dans nos régions tempérées, et d’ailleurs dans toute la partie septentrionale du vieux et du nouveau monde, l’attention a été attirée depuis longtemps sur une formation très particulière et bien connue, le loess. Elle est grossièrement distribuée sur le pourtour des zones désertiques ; les géologues admettent, aujourd’hui, qu’elle a été produite au cours des âges par l’accumulation des poussières désertiques. Le vannage est peut-être la plus originale et la plus puissante parmi les modalités de l’érosion éolienne. C’est tout naturel, puisque le vent, ici, est aux prises avec les éléments les plus ténus, ceux qui lui offrent la moindre résistance. C’est ainsi que, dans les océans, les éléments vaseux sont entraînés loin des côtes et déposés au large sur les grands fonds.
Sur le sable des dunes, ainsi trié, le vent exerce une action de remaniement et de transfert, qui est plus apparente au premier coup d’œil, et qui a été souvent étudiée. Cela ne signifie pas qu’elle soit encore définitivement connue. Il est certain que la dune, par rapport au vent, tend à prendre une forme dissymétrique, une pente longue et douce dans sa partie directement exposée au vent, abrupte au contraire, en muraille croulante, sur la face abritée. Les théoriciens de la dune vont souvent plus loin ; ils croient avoir dégagé la forme élémentaire, dont les lignes de dunes seraient un chapelet et les ergs une marqueterie. Ce serait la dune en croissant, qu’on appelle, au Turkestan et en Mongolie, la barkhane. Il faut noter qu’au Sahara la barkhane typique est très rare. Signe caractéristique, dans le vocabulaire des indigènes sahariens, si touffu et si nuancé, il n’existe aucune expression correspondant à barkhane. Chudeau en signale pourtant en Maurétanie, non loin de l’Océan Atlantique. Nachtigall en a dessiné de très nettes au nord du Tchad. Il faut fouiller attentivement la bibliographie saharienne pour y trouver trace de la barkhane. Sa théorie ne serait jamais née à la suite d’observations faites au Sahara. Il semble que la barkhane soit une petite dune en progression éternelle sur une surface unie. Ce serait le groupement élémentaire du sable en mouvement lorsqu’il se groupe de lui-même. Au Sahara, peut-être à cause de l’extrême sécheresse atmosphérique, le sable en mouvement tend à conserver une sorte d’indépendance individuelle des grains. La dune apparaît surtout en masses énormes et localisées dans les grands ergs, qui ne sont pas en progression sensible ; et peut-être ne faudrait-il pas se hâter de voir dans la barkhane la forme élémentaire des ergs.
Le vocabulaire indigène permet d’analyser les formes du modelé dans l’erg saharien. Les sifs, ce qui signifie les « sabres », sont de longues arêtes, à peine incurvées en forme de yatagans, à crête tranchante, presqu’infranchissables sur leur paroi ébouleuse. C’est évidemment ce qui aurait un rapport assez lointain avec la barkhane. Les oghourds sont les massifs puissants et pitonnants, beaucoup plus élevés que tout le reste, du sommet desquels on voit l’erg étendu à ses pieds. Les feidjs ou gassi, littéralement les « cols », les « sols fermes », sont de très longs couloirs libres de sable, qui, dans certains cas, traversent l’erg entier de bout en bout, ou qui du moins se relaient et facilitent extrêmement la traversée.
Les sifs, les oghourds, les gassi, sont des éléments parfaitement fixes de la topographie, dans les limites de l’expérience humaine. Les guides indigènes s’y reconnaissent immédiatement sans hésitation. Les officiers français de méharistes qui sont en contact intime avec les ergs du Sahara algérien, depuis près d’un demi-siècle, n’ont pas noté de changement. Le poste de Taghit est au pied d’un oghourd, et depuis vingt ans, la distance entre la muraille du poste et la frange terminale de l’Oghourd, qui est d’une dizaine de mètres peut-être, n’a pas changé sensiblement. D’ailleurs la palmeraie de Taghit, vieille de plusieurs siècles, n’est pas gênée le moins du monde par le voisinage immédiat de l’erg ; les indigènes n’ont même pas l’idée que ce voisinage puisse être dangereux. Il est vrai que Taghit est protégé par la masse même de l’Oghourd. D’autres palmeraies, en terrain plus ouvert, sont menacées d’ensablement ; mais cette menace ne les effraie pas ; elles savent se protéger par des moyens traditionnels, et par exemple par des haies de palmes fichées en terre, qui sont une défense efficace. Il n’y a pas d’exemple d’une palmeraie détruite par la progression de la dune.
On n’a jamais essayé, ni au Sahara, ni ailleurs, de dresser la carte topographique d’un erg. Une bonne carte d’erg, lorsqu’elle existera, aidera puissamment à dégager les lois qui président à la formation des dunes. D’ores et déjà, on peut certainement indiquer la cause générale qui impose à l’erg sa stabilité. Pour donner à une dune l’occasion de naître, il faut un obstacle qui arrête le sable, la dune est sous la dépendance du modelé sous-jacent. Les gassi sont, invariablement, des plaines sans relief, et c’est pour cela qu’ils sont libres de sable. Les oghourds ont apparemment un squelette rocheux. Un erg est un manteau de sable qui cache un relief profond, gravé dans la roche. Si nous avions une bonne carte d’erg, nous verrions ce relief transparaître plus ou moins à travers l’empâtement du sable. C’est lui qui fixe la dune. Naturellement, ce relief sous-jacent est, dans une large mesure, un relief d’érosion fluviale. Nous retrouvons ici, comme partout au désert, la collaboration étroite des érosions fluviale et éolienne.
Il est bien entendu, cependant, que c’est la dune elle-même qui est fixe, et non pas les grains de sable qui la composent. Quand le vent souffle en tempête, ce qui est fréquent, la dune qui fume devient un spectacle magnifique, elle s’auréole de panaches, une brume de sable efface l’horizon. La dune garde sa place et ses lignes générales, parce que de nouveaux grains de sable ont pris, dans le même cadre, la place de ceux qui y ont été enlevés. Dans les oasis du Bas Touat, l’ensablement contre lequel on lutte prend la forme de vagues de sable en mouvement, qui traversent la palmeraie d’est en ouest, entrant par un bout et s’écoulant par l’autre. Une bonne part de ce sable mobile, éternellement charrié, doit arriver aux limites du désert, à l’Océan ou à la Méditerranée. C’est le pendant des poussières argileuses qui vont au loin constituer le loess.
L’erg lui-même, si stable qu’il soit, ne l’est que dans les limites de la mémoire et de l’observation humaine. Si on l’envisage à la mesure chronologique des géologues, tout erg tend à se déplacer en bloc, dans la direction du vent dominant.
Sur ce remplissage alluvionnaire, qui tapisse les bassins fermés, la déflation exerce donc à la longue une action considérable. On verra plus loin, cependant, combien grande est la persistance à travers les âges géologiques de ces atterrissements. C’est que, par son processus même, l’érosion éolienne se fait obstacle à elle-même. Nous avons déjà vu comment la face des grès se cuirasse d’une patine dure. Pareil processus met à l’abri dans bien des cas sur d’immenses étendues les atterrissements meubles.
A leur surface balayée par un vent sec et vif, quand il y a une nappe d’eau en profondeur, la capillarité activée par une évaporation intense, amène le dépôt d’une croûte calcaire, qui atteint plusieurs mètres de profondeur et une grande dureté. C’est la croûte calcaire des géologues algériens, le « caliche » des géologues américains. Cette croûte est très développée dans le Sahara français, sur les pentes de l’Atlas oranais, où toutes les conditions se trouvent réunies pour expliquer sa présence. Les cônes de déjection de l’Atlas s’y trouvent confluer en une masse puissante de dépôts meubles dans les profondeurs de laquelle l’eau n’a pas pu faire défaut depuis que l’Atlas existe. Elle est recouverte tout entière par la hammada sub-atlique, une croûte mince et dure, sous laquelle les atterrissements demeurent scellés, soustraits à la déflation ; sauf sur les points où le jeu d’une faille, et plus fréquemment l’érosion d’un oued, a rompu la continuité du bouclier protecteur.
Au cœur du Sahara français, sur le reg qui en recouvre peut-être la moitié, toute croûte protectrice fait défaut. Mais un autre phénomène intervient. La déflation a éparpillé au loin toutes les particules légères des couches superficielles, argile et même sable, elle a laissé le gravier en place, ce gravier même qui donne au reg son facies caractéristique. Pour tout ce qui est scellé au-dessous d’elle, cette couche de gravier constitue un obstacle à la déflation dont la puissance s’accroît avec la profondeur, c’est-à-dire avec le temps.
Ceci nous amène à une question qui a été souvent posée. De quel laps de temps le climat désertique a-t-il disposé pour imposer son modelé au Sahara ?
BIBLIOGRAPHIE
Passarge. Die Kalahari. Berlin, 1904. — Passarge. Rumpfläche und Inselberge Z. D. G. G. LVI, 1904. — De Martonne. Traité de Géographie physique. Paris, 1909, chapitre X.
E.-F. Gautier. Sahara Algérien (Mission au Sahara, T. I). Paris, 1908.
CHAPITRE II
LE PASSÉ
Ancienneté du Sahara. — Sur l’ancienneté du Sahara, on a maintenant beaucoup de données précises et concluantes. Ce sont d’abord des données géologiques sur la nature et l’âge reculé des atterrissements de bassins fermés. Au cœur du Sahara, encore si mal connu, on ne sait rien sur les dépôts de colmatage que le reg recouvre. Mais dans le nord du Sahara français et les steppes algériennes, le service géologique algérien a beaucoup travaillé.
Sur les pentes sud de l’Atlas saharien, sur les hauts plateaux algériens, et même dans le Tell constantinois, le pays est encroûté par des dépôts continentaux d’atterrissement dont l’âge est établi par des fossiles. Ils s’étagent authentiquement, en s’empilant les uns sur les autres, depuis l’oligocène jusqu’au quaternaire. Leur disposition même, leur étalement sur des superficies énormes, et d’ailleurs leur composition, les dépôts chimiques qu’ils enferment, sels, gypse, tout atteste que ces atterrissements ont été formés dans des cuvettes fermées et sous un climat steppien ou désertique. C’est encore plus accusé au trias. L’Algérie triasique était couverte de cuvettes fermées, de lagunes où le sel et le gypse se sont déposés en masses d’une puissance extraordinaire.
D’autre part, toute l’Afrique Septentrionale, de la Mer Rouge à l’Océan Atlantique, est recouverte, sur une portion importante de sa superficie, par un grès de facies uniforme et très particulier. Il est de grain assez fin, de couleur rougeâtre plus ou moins foncée ; on y trouve fréquemment des concrétions sphéroïdales, qui l’ont fait appeler en Algérie grès à sphéroïdes ; des sphéroïdes provenant du grès nubien en Egypte et rapportés dans un laboratoire d’Alger sont indiscernables d’autres sphéroïdes provenant de l’Atlas saharien. La seule diffusion d’une formation aussi régulièrement uniforme sur une surface aussi grande serait curieuse. Mais voici mieux. Ces grès rouges sont une formation continentale ; on y rencontre des bois et parfois des arbres silicifiés. Pourtant, en certains points très localisés, des fossiles marins apparaissent parfaitement déterminables. On s’aperçoit alors que ces grès de facies constant appartiennent aux étages géologiques les plus divers et les plus éloignés. Les grès nubiens sont crétacés, au voisinage de l’étage albien, comme aussi, ceux de l’Algérie ; ceux du Sahara sont éodévoniens et siluriens. Il y a là un problème dont il semble bien que le géologue Fourtau ait indiqué la solution. Ces grès se ressemblent parce qu’ils ont la même origine, malgré leur âge divers. Ils sont tous des ergs désertiques solidifiés, pétrifiés. A un âge aussi reculé que le silurien, le Sahara aurait donc été déjà un désert. Et notez que, au Kalahari, dans l’Amérique du Nord, les géologues aboutissent aux mêmes conclusions sur l’ancienneté du désert.
Après tout, la distribution des déserts à la surface de la planète est pour une bonne part fonction de la latitude ; si le pôle n’a pas changé de place, ce que nous ignorons, il serait tout naturel de supposer a priori que les grands déserts planétaires, à travers toute la durée des âges, aient dû se trouver à peu près aux points où nous les voyons. Cette supposition en tout cas semblerait vérifiée expérimentalement en ce qui concerne trois des plus grands déserts planétaires, et les seuls qui soient assez bien connus géologiquement.
Parmi tous les éléments de la vie physique du globe, le climat est pourtant celui qui, à première vue, paraît le plus instable. L’imagination se cabre à l’idée d’un climat qui persiste sur un point déterminé du globe, depuis le crétacé, depuis le silurien, depuis toujours. Naturellement cette stabilité est très relative ; entre certaines limites, il y a eu des oscillations énormes.
Les oueds fossiles du Sahara. — L’oscillation dont les traces sont les plus apparentes concerne la période qui précède immédiatement la nôtre, celle que les géologues appellent quaternaire ; elle porte aussi chez nous un surnom populaire, celui de période glaciaire. Dans l’Afrique Septentrionale, la latitude est trop basse pour que les glaciers aient pu se développer. Mais en Afrique comme chez nous le climat quaternaire a été beaucoup plus humide que l’actuel. Ici comme là les fleuves actuels sont des nains perdus dans des vallées qui ne sont plus à leur taille parce qu’elles ont été creusées par des ancêtres gigantesques.
Les meilleurs exemples se trouvent dans le Sahara français, tout ce qui s’étend entre l’Atlas saharien d’Algérie et le coude du Niger. On y trouve, profondément gravées sur le sol, des vallées de grands oueds quaternaires, à peu près morts aujourd’hui, mais dont les réseaux sont encore aisément reconnaissables.
Le centre principal de dirimation est le massif du Hoggar. De là divergent vers tous les points de l’horizon de grands fleuves réduits à l’état de squelettes. Vers le sud, le Tafassasset se laisse suivre jusqu’au Niger ; vers le nord, l’Igharghar a laissé sa trace plus ou moins nette jusqu’à la cuvette des grands chotts, c’est-à-dire jusqu’au pied de l’Atlas tunisien.
L’Atlas est pour les oueds quaternaires un autre lieu de sources ; tout particulièrement le Haut Atlas marocain. Parmi ces oueds de l’Atlas, l’oued Saoura est le plus important, au moins dans l’état de nos connaissances. C’est un grand réseau encore très net : on suit aisément la convergence des artères jusqu’aux cuvettes du Gourara et du Touat.
Dans toute cette immense région dont le Hoggar est le centre, il n’y a pratiquement pas un seul point dont on ne puisse dire avec précision à quel bassin quaternaire il appartient.
Fig. 3. — Clarias Lazera (Cat-fish).
Se retrouve jusqu’à Biskra. Faune résiduelle de l’Igharghar. D’après Duveyrier, Les Touaregs du Nord.
Que ces vallées mortes aient ruisselé à une époque voisine de nous, la fraîcheur de leurs formes n’est pas seule à l’attester. On connaît depuis longtemps à Biskra et dans les oasis de l’Oued R’ir, c’est-à-dire dans la cuvette terminale de l’Igharghar quaternaire, de petits poissons tropicaux, les chromys ; ils pullulent aujourd’hui dans les trous d’eau, dans les canaux d’irrigation des palmeraies ; on les a vus jaillir des puits avec les eaux artésiennes ; ils se réfugient donc où ils peuvent, jusque dans les nappes souterraines. Tout récemment, dans cette même région, on a trouvé un poisson beaucoup plus gros ; le clarias lazera, un silure qui a un nom populaire en anglais : cat-fish. Dans le vieux monde, c’est un poisson tropical. Il pullule en Egypte parce qu’il a suivi le Nil, mais c’est un intrus dans le monde méditerranéen. Dans le Sahara algérien on le connaît tout le long de l’Igharghar de la zone d’épandage à la source, dans des trous d’eau au fond desquels ce poisson de vase survit encore d’une existence précaire. Dans cette même région de Biskra, un compagnon du cat-fish et des chromys, beaucoup plus célèbre qu’eux, est l’aspic de Cléopâtre, le serpent des charmeurs. C’est le cobra hindou ; lui aussi est un immigré des tropiques, et sa présence dans le Sud algérien est inexplicable si on ne fait pas intervenir l’Igharghar quaternaire. Le cas le plus net est celui du crocodile. On l’a réellement trouvé dans des trous d’eau de l’oued Mihero, une artère du réseau de l’Igharghar. C’était peut-être le dernier survivant ; il faut se représenter le miracle biologique d’un pareil animal dans un pareil lieu ; mais c’est une réalité indéniable. Tout cela nous reporte à une époque où l’oued Igharghar et l’oued Tafassasset, se touchant par leurs sources, établissaient une communication d’eau vive entre les tropiques et le monde méditerranéen. Et cette époque ne peut pas être reportée très loin dans le passé puisque si les fleuves sont morts certains éléments de leur faune ont survécu.
Ce pont de vie animale et sans doute aussi de végétation entre les tropiques et l’Atlas, à une époque aussi rapprochée de nous, a un rapport évident avec un fait historique bien connu. L’Atlas quaternaire avait une faune qu’un paléontologiste a appelé : faune du Zambèse. Le dernier survivant de cette faune a été l’éléphant carthaginois, qui n’a été détruit que par les chasseurs d’ivoire romains, en pleine lumière historique.
Cliché d’aviation
Pl. VII. — Autour de la gara Krima (Sud d’Ouargla). Les vagues des petites dunes.
Photo d’aviation
Pl. VIII. — Dunes survolées, Région d’El Oued.
Il s’agit de dunes médiocres et jeunes. Un grand erg ancien aurait un modelé plus confus, évoquant moins régulièrement les vagues de la mer. Voir Pl. X.
Ici, il faut se défendre contre une illusion d’optique. Attestée par ces faits biologiques frappants, la libre communication entre le Soudan et la Méditerranée pourrait nous sembler toute voisine dans le temps, à la mesure humaine et historique du temps. Il faut rappeler que l’éléphant carthaginois qui est bien connu par le témoignage des historiens anciens, était un animal plus petit de taille et beaucoup moins puissant que l’éléphant asiatique, c’est-à-dire hindou, des Seleucus et des Antiochus. Il n’était pas question qu’il pût en soutenir le choc un jour de bataille. Or, l’éléphant hindou est lui-même moins puissant que son congénère d’Afrique tropicale. L’éléphant carthaginois était donc devenu une espèce distincte, tendant au nanisme, dégénérée, comme il est naturel chez un animal appartenant à une faune résiduelle. Pour qu’une espèce animale puisse s’individualiser ainsi, il faut la collaboration d’un temps qui excède infiniment les limites de la mémoire humaine ; encore qu’il puisse être court en chronologie géologique.
La conservation remarquable de ces réseaux fluviaux quaternaires, la profondeur, la longueur, la multiplicité des chenaux, a donné lieu à une autre illusion d’optique. On s’est quelquefois représenté le Sahara quaternaire comme un pays arrosé de pluies surabondantes, normalement draîné, le contraire d’un désert. Or la cuvette terminale de l’Igharghar, c’est-à-dire la région des grands chotts au sud-est de Biskra, a été beaucoup étudiée ; d’autant qu’on a longtemps rêvé de transformer cette cuvette partiellement déprimée au-dessous de la cote zéro, en y créant une « mer intérieure ». Elle est séparée aujourd’hui de la Méditerranée toute voisine par le seuil de Gabès, et sur ce seuil, malgré tous leurs efforts, les géologues n’ont jamais trouvé la moindre trace d’une jonction fluviale ancienne entre la cuvette et la mer. Le modelé même de la cuvette tout entière est un modelé de bassin fermé. Elle est tapissée, sur toute son étendue immense, d’un manteau puissant d’atterrissements. Nulle part sur son pourtour, on n’observe de lignes de falaises, comme il s’en sculpte nécessairement sur les rives d’un lac à niveau fixe de pays normalement draîné. On sait en effet, ne fût-ce que par l’exemple du Tchad, qu’un lac de steppe, zone d’épandage terminale d’un fleuve, n’a pas de rives définitives. Tout concorde donc. L’Igharghar, même au temps où les crocodiles étaient à l’aise dans ses eaux vives, se terminait dans une zone d’épandage ; il n’a jamais eu la force de franchir le seuil pourtant léger qui séparait sa cuvette terminale de la mer.
C’est donc un point acquis ; à l’époque géologique immédiatement antérieure à la nôtre, au quaternaire, il y eut au Sahara, comme en Europe, une vive oscillation de climat dans le sens de l’humidité. De grands fleuves sillonnèrent le Sahara sans avoir pourtant la force d’arriver à la mer. La steppe se substitua au désert, et ouvrit à la faune tropicale le chemin de la Méditerranée.
Le désert libyque. — Il est certain pourtant que cette steppe quaternaire ne s’est pas étendue à la totalité du Sahara. Le désert libyque, au moins dans sa partie orientale, est aussi bien connu que le Sahara algérien. Le Geological Survey du Caire y a fait une besogne admirable, même au point de vue topographique. Tout réseau fossile d’oueds quaternaires fait complètement défaut sur la rive gauche du Nil jusqu’à la lisière de l’erg libyque. Il y a des falaises d’érosion ; une grande falaise rectiligne court le long de la Méditerranée entre la racine du delta et l’oasis de Siouah, séparant la Marmarique du désert libyque proprement dit. Une auréole de falaises, plus ou moins irrégulière et plus ou moins discontinue, dessine le pourtour de chacun des groupes d’oasis libyques, Kharga, Dakhla, Farafra, Baharia. Un coup d’œil sur la carte permet d’embrasser le dessin général de ces falaises à la surface du désert libyque. Son incohérence est évidente ; il est impossible de les ramener par l’imagination à l’érosion fluviale d’oueds quaternaires.
D’autre part, dans le Sahara algérien, où l’étendue des regs est si remarquable, l’origine de ces plaines immenses n’a rien de mystérieux ; elles sont manifestement l’œuvre de ces mêmes grands oueds fossiles colmatant leurs zones d’épandage dans leur cours inférieur, dans le même temps où ils creusaient leurs canyons dans leur cours supérieur. Dans le désert libyque égyptien, le reg ou serir ne ressemble pas exactement à ce qu’on appelle de ce nom dans le reste du Sahara ; c’est une formation d’origine analogue, mais de facies bien différent.
Le reg est une immense allée de jardin, terrain de choix pour la marche, la chevauchée ou le roulage. Le serir égyptien est, à la surface du sol, un manteau plus ou moins épais de cailloux roulés, assez gros, en équilibre instable les uns sur les autres. Sur un pareil sol, la marche est un supplice à chaque pas pour l’homme et sa monture ; pendant la campagne de 1916-1917, les automobilistes anglais l’ont proclamé la mort aux pneus. Reg et serir sont pourtant bien, en définitive, des formations très analogues : une couche de cailloux roulés, laissés en place par la déflation. Une question d’âge intervient certainement. Le reg est tout jeune géologiquement, il est classé dans le quaternaire. Le serir égyptien est pliocène ; certains géologues ont été jusqu’à le supposer oligocène. Il a l’apparence d’une formation beaucoup plus usée ; la déflation a disposé d’un temps infiniment plus long pour la décaper, pour la dissoudre et la disloquer profondément. Le serir égyptien est du très vieux reg, préquaternaire.
Il est donc bien certain que le modelé du désert libyque égyptien fait avec celui du Sahara algérien un contraste extraordinaire. La steppe quaternaire a laissé sur la face de celui-ci les traces les plus apparentes ; elle n’en a laissé aucune sur la face de celui-là.
Faut-il croire que l’époque quaternaire ait été particulièrement humide dans la zone occidentale ? Mais sur la rive droite du Nil la chaîne arabique est sculptée de vallées sèches, œuvre évidente d’une érosion fluviale récente.
Ce qu’on peut dire peut-être, c’est que les pluies quaternaires ont laissé des traces fraîches dans toutes les parties hautes du Sahara, dans l’Atlas saharien, au Hoggar, dans la chaîne arabique, au Tibesti. Mais le climat steppien, à coup sûr, n’a pas fait sentir ses conséquences dans la totalité du Sahara. Des régions sahariennes immenses, à en juger par leur modelé, sont demeurées, pendant le quaternaire, hors du domaine de l’érosion fluviale.
Parmi ces déserts qui se sont succédé sur la moitié nord du continent africain depuis le silurien, il n’est donc pas impossible d’en imaginer avec une certaine précision au moins un, le pénultième, le Sahara quaternaire ; une individualité bien différente du Sahara actuel. Ici comme partout, bien entendu, le présent est sous l’étroite dépendance du passé. Le Sahara quaternaire nous aide à comprendre l’actuel.
BIBLIOGRAPHIE
Gautier (E.-F.). Structure de l’Algérie. Paris, 1922.
Flamand (G.-B.-M.). Recherches sur le Haut pays de l’Oranie. Lyon, 1911.
Fourtau (R.). Sur le grès nubien (C. R. Ac. Sc.), 10 novembre 1902.
CHAPITRE III
LES RIVIERES, LA CIRCULATION SUPERFICIELLE DES EAUX
Pas n’est besoin de dire longuement que la vie au Sahara est sous la dépendance de l’eau. Et par conséquent les rivières vivantes, actuelles, sont d’une importance primordiale.
Les plus importantes de beaucoup sont naturellement celles qui prennent leurs sources hors du Sahara, dans des zones mieux arrosées. Le Sahara dans son ensemble est à une altitude relativement basse. Non seulement il est dominé au nord-ouest par la chaîne puissante de l’Atlas, mais il l’est au sud par le chapelet des énormes massifs de l’Afrique Centrale, Fouta-Djallon, Adamaoua, Abyssinie. Du sud comme du nord la pente générale du terrain achemine vers les dépressions du Sahara des pluies qui sont tombées hors et parfois très loin de la zone désertique. Il y a là une sorte d’escroquerie hydrographique, au détriment des régions voisines, qui améliore énormément l’habitabilité du Sahara.
La contribution de l’Afrique Centrale est de beaucoup la plus importante. Non seulement ces montagnes de l’Afrique Centrale couvrent une superficie immense, mais encore elles appartiennent déjà, par leur latitude, à la zone franchement équatoriale. Le Niger, le Chari qui aboutit au Tchad, le Nil enfin, apportent au Sahara d’énormes quantités de pluies tropicales. Il reste à voir ce que le Sahara en fait.
Le Niger. — Le Niger appartient au Sahara par sa boucle, où se trouve Tombouctou. Descendu des montagnes du Fouta-Djallon, sur la côte du golfe de Guinée, le Niger tourne d’abord le dos à ce golfe et va droit au nord jusqu’à la zone saharienne. Là il change de direction cap pour cap, et il reprend celle du golfe de Guinée où il finit par se jeter. Le seul dessin de cette boucle sur la carte suggère l’idée de ce que les morphologistes appellent un coude de capture. Et cette hypothèse est pleinement confirmée par l’examen du terrain.
De part et d’autre de la boucle, le Haut et le Bas Niger sont deux fleuves originairement distincts, dont une capture récente a réuni les destinées, et qui conservent encore chacun une originalité bien marquée. Entre Djenné et Tombouctou, dans toute la moitié occidentale de la boucle, le Haut Niger est à bout de course ; il s’étale en lacis de marigots, en marais énormes ; la crue divague et quitte le lit du fleuve, pour aller, franchissant un faible seuil, remplir la cuvette voisine et ordinairement indépendante du Faguibine. C’est une zone d’épandage désertique. Elle s’est étendue jadis beaucoup plus loin au nord et au nord-ouest. Dans cette direction s’étend le Djouf, une des régions les plus inaccessibles et les plus inconnues du Sahara. Il est donc impossible de préciser d’ores et déjà quelles ont pu être dans le passé les relations de cette grande cuvette du Djouf avec les divagations terminales du Haut Niger. Certains traits pourtant apparaissent nettement.
Il se trouve dans le Djouf des salines qui ont joué depuis des siècles un rôle important dans la vie économique du Soudan. Au moyen-âge, c’était Trarza ; depuis le début du XVIIe siècle, c’est Taoudéni, qui est bien connu. C’est un fond de chott où les assises de sel, régulières et puissantes, alternent avec les assises d’argile. L’altitude au-dessus du niveau de la mer est de 140 mètres, d’après Chudeau, contre 270 à Tombouctou. C’est une dénivellation d’une centaine de mètres pour une distance à vol d’oiseau de 600 kilomètres. Entre Tombouctou et Taoudéni s’étend une plaine désertique de relief à peu près nul, semée de petites dunes, et montrant sur de grands espaces des coquilles fraîches de mollusques nigériens d’eau stagnante. Ces mêmes mollusques se retrouvent d’ailleurs à Taoudéni. Il est certain que l’ancienne zone d’épandage du Niger s’est étendue au moins jusque-là. Encore maintenant l’eau de Taoudéni, qui est assez abondante pour gêner l’exploitation des salines, ne peut pas venir d’ailleurs que du Niger, si loin qu’il soit, par infiltration souterraine. Cette zone d’épandage du Haut Niger, encore si nette, fait un contraste absurde et soudain avec l’allure du Bas Niger. On entre dans le nouveau domaine, sans transition, aux gorges de Bourem (plus exactement Tosaye). Elles entaillent peu profondément une arête transversale de vieilles roches primaires. En amont, c’est encore le Haut Niger aux vastes laisses d’inondation, au cours incertain. En aval, c’est le Bas Niger, l’eau court et se précipite, dans une vallée rapidement plus nette, et dans une direction toute différente, vers le Sud, vers l’Océan. Bourem est le point où le Bas Niger, avec ses eaux vives et sa puissance d’érosion a capturé, soutiré les eaux stagnantes de la zone d’épandage.
Ce n’est pas le seul point d’ailleurs dans le bassin du Niger où l’on signale une capture au bénéfice de l’Océan et au détriment de la zone d’épandage. La Volta noire, qui se jette dans le golfe de Guinée sur la frontière de l’Achanti et du Togo, accuse dans sa partie supérieure un coude de capture extrêmement aigu. La Haute Volta noire fut jadis un affluent du Haut Niger, capturé par le bas fleuve. Les marais de la zone d’épandage en ont été appauvris d’autant.
Le Chari et le Tchad. — Le Chari, dont le lac Tchad est la zone d’épandage, est un pendant assez exact du Niger. Il prend sa source dans la zone tropicale, et la moitié occidentale de son réseau s’alimente dans les montagnes de l’Adamaoua. Lui aussi achemine donc vers le Sahara une masse de pluies tropicales. Il se termine aujourd’hui dans le Tchad. Ce lac est en réalité sa zone d’épandage. C’est une très grande étendue d’eau, sans profondeur, semée d’îles, passant en maint endroit au marais et dépourvue de rives précises. Des missions européennes l’ont revu à de longs intervalles et en ont dressé des cartes exactes, qui cependant ne concordent pas entre elles. En peu d’années, et même d’une année à l’autre, les dimensions et la forme du Tchad varient extraordinairement avec les quantités d’eau déversées annuellement par le Chari. Il est certain que le Tchad n’a pas d’effluent visible ; il semble la cuvette terminale où les eaux s’évaporent ; elles devraient donc laisser un résidu de sels, et le Tchad devrait être saumâtre ; or, il est d’eau douce et potable. Ce fait a frappé tous les voyageurs, et il a semblé à beaucoup ne pouvoir s’expliquer que par l’existence d’un effluent souterrain. Le Tchad reste d’eau douce parce qu’il n’est une cuvette terminale qu’en apparence, l’eau qui paraît y stagner le traverse en réalité ; elle est entraînée en nappe souterraine dans une direction inconnue. On a cherché quelle pouvait être cette direction et l’attention s’est fixée tout de suite sur le coin sud-est du lac. La cuvette du lac s’y prolonge par la grande vallée de Bahr-el-Gazal ; une vallée sèche, encombrée de dunes, de pente incertaine, et dont on n’a connu pendant longtemps que l’extrémité par laquelle elle se rattache au Tchad. Etait-ce un effluent, desséché en surface et resté actif souterrainement dans les profondeurs du sol ? La question du Bahr-el-Gazal est restée à l’ordre du jour de l’exploration saharienne pendant un demi-siècle. Elle vient d’être tranchée définitivement par l’exploration Tilho. A 700 kilomètres à vol d’oiseau dans le nord-est du Tchad, il existe une cuvette immense en contre-bas du Tchad d’une centaine de mètres. Tilho l’appelle les Pays-Bas du Tchad. Ces Pays-Bas sont encadrés au nord et à l’est par les hauteurs puissantes du Tibesti et de l’Ennedi. Au sud et à l’ouest aucun obstacle ne les sépare du Tchad. Que des lacs, des marais extrêmement étendus y aient existé à une époque récente, c’est ce qui est attesté non seulement par le modelé et l’aspect du terrain, mais par une faune sub-fossile très abondante de mollusques et de poissons. Et ce sont les mollusques et les poissons du Tchad.
La zone d’épandage du Chari a donc reculé de 700 kilomètres, comme celle du Niger, et pour les mêmes raisons ; simplement parce qu’une zone d’épandage est essentiellement instable ; le fleuve se bouche le chemin à lui-même par l’accumulation de ses propres alluvions.
Ici, comme à propos du Niger, il faut faire la part des captures. Guidés par des informations indigènes, des explorateurs ont cherché une communication par eau, de grand intérêt pratique, entre la Bénoué et le Chari. Cette communication existe en effet entre un affluent du Chari, le Logone, et un affluent de la Bénoué. Elle se produit temporairement en périodes de crues dans une région marécageuse, où la ligne de partage est incertaine. Assurément c’est une capture qui se prépare ; la Bénoué soutirera au Chari une partie de son réseau dans un avenir plus ou moins lointain. Dès que la concurrence vitale s’établit entre un organisme fluvial vigoureux, qui a la mer pour niveau de base, d’une part, et, d’autre part, un cours d’eau comme le Chari dont la puissance érosive est paralysée dans sa zone d’épandage, l’issue de la lutte n’est pas douteuse à la longue.
Quand on connaîtra mieux la région, on signalera sans doute de vieilles captures, déjà réalisées dans le passé au détriment du Chari, et qui contribueront à expliquer son recul.
CAPTURE DU LOGONE PAR LE BASSIN DU NIGER
Fig. 4. — D’après Tilho, Du lac Tchad au Tibesti.
Le Nil. — Avec le Chari et le Niger, le Nil fait un contraste absolu ; lui seul réussit à traverser toute la longueur du Sahara. Il amène à la Méditerranée les pluies tropicales du Victoria Nyanza. Il est intéressant d’analyser les conditions qui ont rendu possible ce triomphe sur le désert.
Tout le monde sait qu’il y a deux Nils : le Blanc et le Bleu, qui ont chacun une individualité bien précise. Ces deux épithètes, Blanc et Bleu, sont consacrées par l’usage ; mais ce sont des traductions assez inexactes de deux mots arabes originaux. Il serait moins littéral, mais plus conforme au sens, et préférable, de dire le Nil clair et le Nil trouble. Ces appellations auraient un rapport bien plus direct avec l’individualité des deux fleuves profondément sentie par l’instinct populaire.
C’est le Nil Blanc qui serait un équivalent exact du Chari et du Niger. C’est le fleuve tropical par excellence ; par ses sources il pénètre au sud de l’équateur, il vient de l’hémisphère sud. Lui aussi à la rencontre du Sahara s’étale dans une zone d’épandage. Les marais du Nil Blanc sont connus depuis près de deux millénaires ; au temps de Néron, deux centurions romains, en mission d’exploration, ont pénétré jusque-là. C’est dans ces marais que la mission Marchand a failli s’enliser. On les trouve portés sur tous les atlas ; ils s’étalent sur une surface immense, entre les 28e et 30e degrés de longitude et les 6e et 10e degrés de latitude nord ; ils sont péniblement draînés par un grand nombre de rivières hésitantes, enchevêtrées, deltaïques, un lacis de marigots ; c’est la région immédiatement au sud de Fachoda.
La parenté semble évidente avec la région marécageuse de Tombouctou et avec le Tchad. Dans ces grandes plaines du Sahara Méridional, le fleuve tropical, quel qu’il soit, s’arrête invariablement, incertain de sa voie, comme refoulé par les influences désertiques. Ce refoulement n’a rien de mystérieux, il est en relation avec les mécanismes de l’érosion en zone d’épandage. Il est permis de supposer que le Nil Blanc finirait dans sa zone d’épandage, comme le Chari et le Nil. Et il est certain en tout cas qu’il n’en sort pas tout seul, sans aide extérieure. Lui aussi a été capturé, mais, par bonne fortune, il l’a été par un puissant torrent méditerranéen, le Nil Bleu.
C’est le fleuve abyssin. Il s’alimente par ses sources dans cet immense massif d’Abyssinie, déjà tropical, où l’altitude des sommets atteint 4.000 mètres. L’Abyssinie n’est pas seulement un admirable château d’eau, par la raideur de ses pentes, elle donne au Nil, que nous appelons Bleu, sa puissance érosive attestée par les troubles qu’il charrie. C’est le limon d’Abyssinie qui donne au Nil d’Égypte sa couleur rouge sang, si souvent célébrée, pendant la crue. On sait que le commencement de la crue est annoncé au Caire par les eaux vertes, dépourvues de limon, charriant les débris végétaux dont le Nil Blanc s’est chargé dans sa zone marécageuse d’épandage. C’est à Berber que le Nil reçoit la dernière contribution des plateaux abyssins, l’Atbara, petit frère du Nil Bleu. Entre Berber et la Méditerranée, la vallée du Nil a 2.300 kilomètres de développement. On n’imagine pas naturellement que l’élan donné au fleuve par les pentes d’Abyssinie soit suffisant pour lui faire franchir une pareille distance.
Il faut considérer la forme de la vallée, très simple, en droite ligne dans son ensemble ; elle est parallèle au grand effondrement de la mer Rouge ; enfin, elle est dissymétrique ; le flanc droit ou oriental de la vallée est constitué par la chaîne arabique, une longue arête pitonnante jusqu’à 1.800, voire 2.000 mètres ; sur le flanc gauche ou occidental, le grand plateau libyque s’étend, dépourvu de tout relief saillant, d’une altitude constamment inférieure à 500 mètres. Il est évident qu’une pareille vallée dans sa structure générale n’est pas le résultat de l’érosion ; le fleuve ne l’a pas ouverte, il l’a suivie. Il y avait là un long sillon de la croûte terrestre, une ride en relation avec les grands mouvements orogéniques qui ont effondré la mer Rouge ; les géologues égyptiens l’ont quelquefois appelé un fjord. On connaît ce grand système de cassures qui commence dans l’hémisphère sud avec le fossé des grands lacs équatoriaux, et qui se laisse suivre jusqu’à la mer Morte et à la Cœlé-Syrie, en passant par la mer Rouge. Le « fjord » du Nil appartient évidemment à ce système. Et d’ailleurs la vallée du Nil tout entière, puisqu’il prend sa source dans le fossé des grands lacs. Il n’a pas fallu moins qu’un des plus grands accidents de la croûte terrestre pour produire ce prodige d’un fleuve traversant victorieusement le désert de bout en bout.
Cliché Gautier
Pl. IX. — Le Niger aux hautes eaux. Région de Tombouctou.
Le papillotement au premier plan à gauche est causé par les palettes du bateau à vapeur. A droite, dans les laisses d’inondation, un peu indistinct, du bétail.
Photo d’aviation
Pl. X. — L’oued Saoura a Kerzaz, entre le grand Erg et les rochers nus de la chaine d’Ougarta.
La palmeraie est dans le lit de l’Oued.
Ce grand système de cassures, d’effondrements et de surrections, qui court du fossé des grands lacs africains à la Cœlé-Syrie, n’est pas un trait extrêmement ancien de la face terrestre, du moins à la façon dont les géologues comptent le temps. Il est jalonné de volcans, dont quelques-uns ont conservé leur appareil tout frais ; il en est même qui sont encore en activité. La vallée même du Nil a les caractères des vallées jeunes ; en Egypte, elle est coupée de cataractes célèbres, montrant que le fleuve n’a pas eu le temps de régulariser son lit.
Un examen plus attentif de la vallée apporte peut-être quelques précisions relatives sur l’époque où le régime actuel s’est établi.
Aujourd’hui la chaîne arabique nous apparaît sculptée d’ouadis, de vallées mortes, qui paraissent un équivalent exact des oueds quaternaires dans le Sahara Central. Aucun de ces ouadis ne franchit la vallée du Nil avec laquelle ils confluent sur la rive droite. Et ils n’ont aucun équivalent sur la rive gauche. C’est donc la vallée du Nil qui a soustrait au désert libyque égyptien le bénéfice des érosions quaternaires. Par son influence négative, par la barrière qu’elle a opposée à la pénétration des torrents acheminant les pluies des montagnes, la vallée du Nil est responsable du désert libyque.
Ces ouadis lorsqu’ils vivaient, à l’époque pluvieuse, n’ont pas pu manquer de contribuer puissamment le long de la vallée au travail de l’érosion. Ils ont aidé le Nil à la sculpter. Et, en effet, la vallée nilotique d’érosion, telle que nous l’avons actuellement sous les yeux, s’explique insuffisamment par le travail du fleuve actuel, si puissant qu’il soit resté.
Lorsque nous cherchons à comprendre le Nil, nous sommes donc conduits une fois de plus à prendre en considération cette période relativement pluvieuse qui a précédé la nôtre. Dans une certaine mesure, le Nil est lui aussi, un oued quaternaire, mais il a parmi les autres l’originalité unique d’avoir survécu.
L’oued Saoura. — Les eaux tropicales ne sont pas les seules qui viennent apporter de la vie au Sahara. Il faut ajouter, dans le nord-ouest, les fleuves qui prennent leur source dans l’Atlas, tout particulièrement dans l’Atlas marocain dont les sommets avoisinent 4.000 mètres. Ceux-là sont une catégorie bien distincte. Et d’abord ils sont beaucoup moins puissants. L’Atlas, même marocain, n’est pas un château d’eau comparable aux massifs tropicaux, battus par les pluies équatoriales : le versant sud de l’Atlas, qui seul est à considérer, est lui-même très mal dégagé des influences désertiques. Les fleuves qui en sortent ne sont, dans aucune partie de leurs cours, autre chose que des oueds.
D’autre part, le Sahara Septentrional au sud de l’Atlas, n’est pas comme les confins du Soudan une plaine aux pentes indécises. Entraînés sur des pentes assez marquées, les oueds de l’Atlas pénètrent encore aujourd’hui, par leurs crues, très loin à l’intérieur du désert ; et pourtant ils y restent. Bien mieux que les fleuves équatoriaux, ils offrent l’occasion d’analyser la vie d’un cours d’eau désertique, sa lutte contre les influences contraires, son agonie et sa mort. Le Sahara marocain, dans sa partie centrale, alimente deux grands oueds sahariens, dont il n’y a presque rien à dire. Nous savons encore si peu de chose sur le Sahara marocain. Ce sont l’oued Draa et l’oued Tafilalelt. Nous savons qu’ils alimentent chacun une très belle oasis à l’orée du désert, et nous n’en savons pas beaucoup plus long.
Comme type d’oued venu de l’Atlas il faut prendre l’oued Saoura. Le réseau de la Saoura articule le Sahara algérien, qui est bien connu, semé de postes français depuis un quart de siècle.
Malgré le voile de l’erg, le dessin général du réseau ressort nettement jusqu’au Touat : on voit avec une netteté parfaite tout ce grand chevelu de chenaux converger vers le point le plus bas, le fond de la cuvette, occupé aujourd’hui par la sebkha du Gourara. C’est une sebkha très allongée, sinueuse, bordée de hautes falaises, qui attestent des érosions puissantes. Dans sa prolongation on suit facilement le lit principal jusqu’aux oasis du Haut Touat.
Au delà, l’incertitude commence. Au large du Touat la dépression dans laquelle a dû s’écouler la Saoura quaternaire est occupée par l’erg Ech-Chech, un erg très dur, très aride, encore très mal connu, qui garde son secret.
Tout le réseau supérieur de la Saoura garde sa netteté admirable parce que la vie des oueds n’est pas complètement éteinte. Les pluies telles quelles qui tombent, si médiocres soient-elles, trouvent du moins pour leur écoulement un modelé aménagé par l’érosion quaternaire. Les chenaux sont à sec la plus grande partie du temps, mais il arrive une fois l’an peut-être, ou plus rarement encore, mais enfin il arrive invariablement un jour ou l’autre, qu’ils soient suivis tout d’un coup par une crue formidable, qui les balaie et les entretient. Les chefs de détachement conduisant des troupes françaises dans le Sahara algérien ont pour instructions de ne jamais camper, sous aucun prétexe, dans le lit d’un oued, si mort soit-il. Un orage tombé très loin, qu’on ne voit ni n’entend, peut y déclancher un mascaret qui arrive inopiné, sans prévenir et qui emporte tout. Il est arrivé ainsi, à maintes reprises, que des voyageurs se soient noyés au Sahara.
Le cœur du réseau est naturellement le point où les chenaux se sont le plus mal conservés. C’est, en effet, le fond de la cuvette où le colmatage des oueds quaternaires a pris le pas sur l’érosion. L’établissement du climat désertique a livré ces masses d’alluvions meubles au vent qui les a vannées et transposées en dunes. Là se trouve aujourd’hui ce que les Algériens appellent le grand erg occidental, ou encore l’erg du Gourara, et qui serait mieux nommé peut-être l’erg de la Saoura ; car il représente évidemment la décomposition centrale du vieux réseau.
La masse de l’erg ferme aujourd’hui à tous les oueds de l’Atlas l’accès de leur terminus ancien, la sebkha du Gourara. Elle le ferme du moins aux crues massives, d’eau courante superficielle. Pourtant de Timmimoun, capitale du Gourara, qui surplombe la sebkha du haut de la falaise, la sebkha n’apparaît ordinairement que comme une plaine terne, d’un brun rougeâtre. Or, certains jours, inopinément, on voit cette plaine se couvrir de taches blanches scintillant au soleil. C’est qu’il y a eu un orage dans l’Atlas ; la crue progressant dans un des chenaux (oueds Namous, Rarbi, Seggeur) a été arrêtée par les dunes ; mais l’eau acheminée sous le sable a fini par atteindre la sebkha, au bout d’une semaine environ à ce qu’on estime ; elle y fait monter le sel en surface par capillarité, attestant ainsi que le vieux réseau n’est pas encore tout à fait mort.
Dans tout ce réseau, le chenal aujourd’hui le plus régulièrement vivant de beaucoup est le plus occidental. C’est lui seul à proprement parler qui porte le nom d’oued Saoura, que nous avons étendu au réseau pour la commodité de l’exposition.
L’oued Saoura actuel est le seul chenal du réseau qui prenne sa source dans l’Atlas marocain par son artère principale, l’oued Guir. Le Haut Atlas marocain, beaucoup plus élevé que l’Atlas saharien d’Algérie, est un château d’eau bien plus important. La Saoura est balayée par de grandes crues au moins une fois et souvent plusieurs fois par an. Et elle est balayée d’un bout à l’autre : des montagnes jusqu’à la zone d’épandage dans la région du Touat. Grâce au chenal de la Saoura, les neiges et les pluies de l’Atlas acheminent leur influence bienfaisante droit au cœur du désert, jusqu’à une profondeur de cinq ou six cents kilomètres. Ce serait un phénomène unique dans tout le Sahara si le Nil n’existait pas.
A une échelle très humble, la Saoura est un petit Nil : de tous les oueds périphériques au Sahara, c’est certainement le seul qui puisse lui être comparé, de très loin naturellement, pour la puissance de pénétration de ses crues au cœur du désert.
La Saoura finit, bien entendu, dans une zone d’épandage et cette zone d’épandage est très bien connue. L’oued y débouche après avoir franchi les gorges de Foum-el-Kheneg taillées dans une arête de grès dur, à l’extrémité méridionale de la chaîne d’Ougarta. Et là, brusquement, la crue ne sait plus où aller, le delta d’épandage commence. Par une branche méridionale, très mal tracée, les crues les plus fortes continuent à progresser droit au sud et elles atteignent les oasis du Haut Touat. Ce sont elles assurément qui ont empoissonné de barbeaux les canaux d’irrigation dans ces oasis. Le phénomène est très rare, mais il a été observé plusieurs fois depuis l’occupation française. La branche septentrionale du delta est suivie par toutes les crues habituelles, et elle aboutit à une grande cuvette fermée, la sebkha de Timmoudi : terminus des crues. La sebkha de Timmoudi a un aspect très original, très différent de celui qu’offrent la plupart des sebkhas et des chotts et qu’on vient de décrire à propos de la sebkha du Gourara. Dans celle de Timmoudi, le sel se dépose à peu près pur, en assise de sel gemme, comparable à la couche de glace à la surface d’un lac du nord. Les variations de température font éclater la couche de sel, épaisse de plusieurs centimètres, en grandes dalles irrégulières, qui arrivent à chevaucher les unes sur les autres, comme les blocs de glace polaire. C’est qu’ici la crue n’arrive pas comme dans la sebkha du Gourara par infiltration souterraine ; elle arrive directement, totale et massive, pour s’étaler et s’évaporer. Ainsi finit la Saoura, et sa fin nous documente sur la façon dont se sont formées dans le passé d’autres salines en bancs puissants : celle de Taoudéni, par exemple.
Fig. 6. — Cours terminal de la Saoura.
Au point où la chaîne d’Ougarta, à son extrémité sud, s’ennoie sous les alluvions anciennes, la Saoura finit en zone d’épandage. Après avoir franchi les gorges de Foum el Kheneg, elle se divise en deux branches deltaïques. Celle de droite aboutit à un lac salé (Sebkha de Timmundi). Par celle de gauche, des crues très rares atteignent les oasis du Touat.
Une autre particularité de la Saoura actuelle est la dissymétrie très curieuse de son chenal. A peu près d’un bout à l’autre, sur 300 kilomètres, l’épaulement occidental de la vallée est constitué par des lignes de collines rocheuses, calcaires en amont d’Igli, gréseuses en aval ; calcaires et grès sont du roc nu, décharné, balayé, vernissé ; c’est le désert de pierres. La rive gauche, au contraire, l’orientale, est longée régulièrement par le rebord du grand erg. La Saoura est le fossé limite auquel s’arrête exactement l’erg du Gourara sur toute sa bordure occidentale. Il y a là un fait très curieux, sur lequel il faut arrêter un instant l’attention. Le chenal de la Saoura est très bien marqué, pourtant c’est un simple fossé, profond de quelques dizaines de mètres aux points où il l’est le plus, parfaitement à sec 340 jours par an. Est-il possible qu’un obstacle aussi médiocre ait mis à lui tout seul une borne définitive à la progression du grand erg, à travers les âges ? Quand on y regarde de plus près on s’aperçoit que l’explication est autre.
La Saoura actuelle est constituée, sous son nom de Saoura, à la petite oasis d’Igli, par la réunion de ses deux artères de tête principales : d’une part, le Guir, qui est de beaucoup le plus important, et qui vient du Haut Atlas ; d’autre part, la Zousfana, qui vient de l’Atlas saharien. C’est avec la Zousfana que le bord du grand erg vient en contact d’abord. Une fois établi, ce contact durera pratiquement sans interruption jusqu’à Foum-el-Kheneg ; il s’établit nettement à la petite oasis de Taghit, qui est dans le lit de la Zousfana. Dans cette oasis l’examen des conditions topographiques révèle le phénomène qui s’est produit. Tout le long de l’oasis, comme en amont, la Zousfana coule, bien entendu pendant ses crues, dans un chenal quaternaire ; c’est une vieille vallée bordée de terrasses, qui a évidemment un passé ancien. Les conditions changent brusquement à l’extrémité aval de la palmeraie, au petit village de Zaouïa Tahtania. Là on voit très nettement la vallée quaternaire s’enfoncer sous l’erg, à peu près droit au sud, suivant ce qui semble bien être en somme la pente générale du terrain dans une direction qui devait acheminer l’oued quaternaire vers le point de convergence du réseau, la sebkha du Gourara. L’oued actuel, à Zaouïa Tahtania, abandonne le vieux chenal, que l’accumulation des dunes a rendu impraticable. La crue se fraie un chemin sur la droite vers l’oued Guir et vers Igli, se glissant comme elle peut entre le bord de l’erg et la falaise calcaire. Dans toute cette partie inférieure de son cours la Zousfana est un oued sans vallée, presque sans chenal, une simple échappatoire des crues. Celles qui franchissent cet obstacle, et qui ne sont pas les plus nombreuses, vont tomber, en chenal suspendu, dans le Guir, qui est lui, derechef, une vieille vallée quaternaire bien nette.
Nous saisissons ici sur le fait la poussée vers l’ouest du grand erg, obstruant et désorganisant le réseau quaternaire, et refoulant sur son bord externe le chenal des crues.
Les rapports du grand erg et de la Saoura sont bien loin d’avoir été étudiés partout dans le détail. On pourrait indiquer pourtant entre Igli et Foum-el-Kheneg un certain nombre de points où une analyse attentive décèlerait des phénomènes analogues à ceux qu’on observe entre Zaouïa Tahtania et Igli.
En réalité, la Saoura actuelle ne coule pas dans un chenal quaternaire, mais bien dans des tronçons de chenaux anciens, raccordés bout à bout tant bien que mal par des chenaux de fortune. Elle est le résultat d’une série de captures imposées par l’obstruction des dunes.
Si donc la Saoura actuelle sert de limite occidentale au grand erg ce n’est pas qu’elle l’arrête à la façon d’un fossé ; c’est même exactement le contraire ; elle a été repoussée par l’assaut irrésistible des dunes jusqu’à la position où nous la voyons. Elle borde l’erg parce que celui-ci force les crues à le contourner.
Notez que cette poussée vers l’ouest des dunes est en rapport évident avec le régime actuel des vents. Dans tout ce secteur du Sahara, où les stations météorologiques ne font pas défaut, il est parfaitement établi que le vent dominant est le nord-est ou le nord-est-est apparenté avec les vents étésiens de la Méditerranée et avec l’alizé de la zone sub-tropicale.
Notez encore que l’étude même sommaire du terrain sur la bordure opposée du grand erg révèle des phénomènes inverses et corrélatifs. Le fond de la cuvette, celui où l’amas des alluvions était le plus favorable à l’alimentation de la dune, c’est la sebkha du Gourara. Elle est parfaitement libre de dunes. Il semble bien qu’elle ait perdu une tranche importante de ses alluvions primitives sous l’action du vent : les falaises de Timmimoun sont déchaussées, nettoyées et avivées ; le fond même de la sebkha est comme récuré ; à travers le manteau troué des alluvions, en grandes plaques chauves, on voit saillir le fond de vieilles roches primaires. Sur cette face, le grand erg a toute l’apparence d’avoir reculé à travers les âges, dans la mesure où il avançait sur la face opposée.
L’erg est immuable dans les limites de la vie et de la mémoire humaine. Mais il n’en est plus de même si nous envisageons le même grand erg du point de vue d’où les géologues mesurent le temps. Nous voyons alors l’erg se déplacer dans toute sa masse sous la poussée des vents dominants. Depuis la fin du quaternaire, c’est-à-dire depuis la fin d’une période géologique toute proche de nous, il est évident que l’erg du Gourara a notablement bougé ; tout entier, en bloc, il tend à remonter les pentes de sa cuvette vers l’ouest, refoulant la Saoura.
L’Oued Igharghar. — Les massifs montagneux du Sahara lui-même, ceux qui se dressent, à des altitudes considérables, au cœur même du désert, sont naturellement eux aussi des lieux de sources, pour de grands oueds quaternaires, qui survivent plus ou moins dans des oueds modernes. Le Tibesti semble bien être le plus élevé de ces massifs. La mission Tilho évalue l’altitude de l’Emi Koussi à 3.400 ou 3.500 mètres ; c’est environ 500 mètres de plus que l’Ilaman, point culminant du Hoggar. La carte Tilho nous montre le Tibesti sculpté de vallées bien nettes qui divergent en auréole dans toutes les directions ; ils ont des trous d’eau pérennes puisque Tilho en a rapporté un crocodile. Mais les destinées ultérieures de ces oueds sont bien mal connues dans les cuvettes inexplorées qui entourent le massif.
L’Aïr est d’altitude plus humble. Le plus haut sommet ne dépasse guère 1.700 mètres. C’est pourtant un centre hydrographique important d’où divergent des vallées d’oueds. L’Aïr est le plus anciennement connu des massifs sahariens ; il a été vu par Barth et souvent revu depuis ; on en a des cartes relativement bonnes. Parmi les oueds de l’Aïr, les soudanais, ceux dont les vallées se dirigent vers le Niger, sont à peu près connus dans leurs lignes générales. Mais sur la face orientale de l’Aïr, les oueds proprement sahariens sont tout à fait inconnus.
En revanche nous sommes assez bien renseignés sur le Hoggar et sur les oueds qui en descendent. Encore faut-il distinguer. L’oued Tafassasset, avec un réseau puissant, n’est autre que la tête, aujourd’hui presque complètement desséchée, du Bas Niger. L’oued Tamanrasset allait, semble-t-il, à l’époque quaternaire, rejoindre le Niger dans la cuvette de Taoudéni. Mais le Tafassasset et le Tamanrasset ne sont connus que très en gros ; on les entrevoit. On voit nettement, au contraire, l’oued Igharghar. Son réseau tout entier, mais surtout la moitié septentrionale, la zone d’épandage, est en plein Sahara algérien, dans une région qui sort déjà de l’âge des explorations, pour entrer dans celui des levés topographiques. Il est possible d’analyser l’Igharghar comme nous avons analysé l’oued Saoura.
L’oued quaternaire, ancêtre de l’Igharghar, se laisse reconstituer intégralement, de la source à la zone d’épandage, au rebours de la Saoura quaternaire, dont la zone d’épandage est encore inconnue. On mesure cet oued considérable, qui avait sa source sous le tropique et sa cuvette terminale près de Biskra ; un millier de kilomètres de développement à vol d’oiseau ; quelque chose d’intermédiaire comme longueur entre le Danube et le Rhin. Sa pente générale était accusée, puisqu’il avait sa tête à plus de 2.000 mètres d’altitude, et le fond de sa cuvette terminale au-dessous du niveau de la mer. Son réseau d’affluents était très développé, touffu, et il se déchiffre aisément encore aujourd’hui dans ses lignes générales entre les frontières de la Tripolitaine et l’arête centrale du Tadmaït. C’est probablement le plus beau fossile actuellement connu d’oued saharien.
Cliché d’aviation
Pl. XI. — Le plateau des dayas, au sud de Laghouat.
Au premier plan, tout près, une daya ressort nettement.
On distingue le ruissellement convergent, qui atteste la dépression légère.
Cliché du P. Savignac
Pl. XII. — Les bois ajourés des villes saintes (Djedda, Yambo).
L’Igharghar coulait du sud au nord, du cœur du désert à sa périphérie, exactement au rebours de la Saoura ; au lieu de venir de l’Atlas, il y allait. Les conséquences de ce fait sont considérables.
Par sa masse et son altitude, le Hoggar attire les orages ; il reçoit des pluies moins rares que le désert environnant ; mais il demeure désertique ; il s’en faut de tout qu’il soit un château d’eau comparable à l’Atlas. Aussi n’y a-t-il rien dans le haut Igharghar moderne qui puisse se comparer à ces crues de la Saoura, régulières et puissantes, qui se concentrent dans un seul chenal et le balaient à la façon d’un mascaret, de bout en bout, jusqu’à 500 kilomètres des sources. Il n’est pas question assurément qu’une crue, si puissante qu’elle soit, partie du Hoggar, puisse cheminer jusqu’aux grands chotts au pied de l’Atlas, le long d’un chenal dont la continuité est immensément rompue. Ce n’est pas seulement irréel, c’est inimaginable.
Même dans le haut Igharghar, celui du Hoggar, encore qu’il manque des séries systématiques d’observations, il semble bien qu’il n’y ait plus de vie commune du réseau aboutissant à l’artère centrale. Chaque artère du réseau semble donc avoir sa vie propre, mais qui doit être assez active. Assurément, il n’y a pas au Hoggar de ruisseaux, mais il y a sûrement des trous d’eau pérennes, puisqu’il y a des poissons et assez gros : les mares les plus importantes se trouvent apparemment dans les oueds entaillés dans les plateaux gréseux, parce que la nappe souterraine trouve dans les grès des conditions meilleures pour son accumulation et sa protection. En tout cas, c’est dans un oued du plateau gréseux, le Mihero, qu’on a trouvé le crocodile du Hoggar. C’est d’ailleurs dans des mares analogues du Tibesti que la mission Tilho a trouvé le même crocodile. L’identité de cette faune résiduelle souligne celle des conditions générales au Tibesti et au Hoggar, aussi bien dans le passé que dans le présent. Elle nous aide à asseoir la conviction que l’Igharghar est représentatif de toute une catégorie.
C’est la zone d’épandage de l’Igharghar qui est particulièrement intéressante. Elle est au pied de l’Aurès le massif le plus puissant et le mieux arrosé de l’Atlas saharien. Par surcroît, l’oued Djedi qui longe le pied de l’Atlas achemine à cette zone d’épandage tous les orages qui tombent dans la moitié orientale de l’Atlas saharien depuis Laghouat. Les alluvions de la cuvette emprisonnent donc des nappes d’eau puissantes, qui jaillissent en puits artésiens. Là, dans les oasis de l’oued R’ir et du Djerid, poussent les meilleures dattes de tout le Maghreb. Ce coin d’une si grande importance humaine, et qui touche l’Algérie, est desservi par un chemin de fer ; on commence à en avoir des cartes topographiques. Le modelé en apparaît nettement. La zone d’épandage de l’Igharghar se trouve être en somme mieux connue encore que son cours supérieur.
Quand on jette un coup d’œil sur un dessin général de l’Igharghar, on voit se révéler à la fois la cohésion ancienne du réseau et sa dissociation actuelle. Il est aisé d’imaginer, de reconstituer par la pensée l’oued quaternaire, mais il faut le reconstituer ; il y a des coins pourris, des traits effacés. C’est naturellement le cœur du réseau qui a souffert, les points de confluence, c’est-à-dire les zones de colmatage. A leur détriment, s’est développé le grand erg, qui a tout rongé, et qui donne bien sur la carte l’impression de ce qu’il est, une maladie, une sorte d’éléphantiasis de l’oued quaternaire.
Ces rapports entre l’erg oriental et l’Igharghar sont exactement les mêmes que ceux qu’on a constatés entre l’erg occidental et la Saoura. Et le parallélisme se laisse poursuivre. L’erg de l’Igharghar est désaxé par rapport à la zone d’épandage ; le fond du bassin, autour de Touggourt et d’Ouargla, est à peu près libre de dunes ; toute la masse de l’erg est refoulée sur la pente orientale et sud-orientale de la cuvette, jusqu’aux portes de Radamès ; on a l’impression que là aussi l’erg s’est déplacé, et le sens de ce déplacement apparent est bien celui du vent dominant. Ici, en effet, sous l’influence des Syrtes, les vents d’hiver s’infléchissent et soufflent du nord-ouest, presque de l’ouest.
Le dessèchement du Sahara. — Quand on regarde, sur le terrain ou simplement sur la carte, le lacis extraordinairement développé des oueds morts, squelettes en décomposition qui font un contraste évident avec la pauvreté des oueds vivants, il est impossible de passer sous silence le problème du dessèchement. Les géographes l’ont souvent posé à propos de régions très diverses de la planète. L’Asie intérieure a plus particulièrement attiré l’attention parce qu’elle est le point d’origine des grandes migrations qui ont à plusieurs reprises bouleversé la face de l’Europe ; grandes migrations de nomades jaunes, Huns, Mongols, Turcs ; longues poussées venues de loin qui, par répercussion, ont peut-être déclanché les migrations des tribus germaniques. A l’origine de ces crises humaines, peut-on imaginer une crise climatique de dessèchement dans l’Asie intérieure ? Au Kalahari, Passarge a accumulé les preuves impressionnantes de dessèchements récent, voire actuel.
La question se pose à propos du Sahara pris dans son ensemble.
Ce n’est pas une question géologique. Il n’y a pas lieu de se demander si le climat de la planète depuis le quaternaire a subi une grande oscillation très vive dans le sens de la sécheresse. Le fait est évident, parfaitement incontesté. La question n’existe qu’au point de vue historique. Il s’agit de savoir si le dessèchement continue sous nos yeux, s’il y a une progression que la courte mémoire de l’humanité puisse mesurer. Cette question est encore à résoudre. Nulle part il ne lui a été fait une réponse décisive.
En ce qui concerne le Sahara, il faut distinguer. Par sa face méditerranéenne, il est associé aux plus anciens souvenirs de l’humanité civilisée. Nulle part sur la planète l’histoire ne remonte aussi loin dans le passé qu’en Égypte. Le Maghreb est en pleine lumière historique depuis deux millénaires, depuis Carthage. Les historiens et les géographes de l’antiquité nous décrivent un Sahara à peu près tel que nous le voyons. Leurs descriptions, il est vrai, n’ont pas une précision scientifique. Mais bien des monuments de l’antiquité fournissent des données d’une exactitude plus grande. La région des Terres Sialines, dans le Sud tunisien, a été depuis l’occupation française le théâtre d’une expérience intéressante. Il y a un demi-siècle c’était une steppe couverte de meules romaines, qui témoignaient de l’abondance des pressoirs à huile dans l’antiquité. Sur la foi de ces documents archéologiques, la direction tunisienne de l’agriculture, sous la direction de Paul Bourde, n’a pas hésité à entreprendre la captation des sources et la plantation d’oliviers. En peu d’années, elle est arrivée à reconstituer, intégralement à ce qu’il semble, les olivettes romaines. Un pareil fait semble incompatible avec une détérioration sensible du climat depuis l’époque romaine. « La plupart des sources qui alimentaient des centres Romains, dit Gsell, existent encore... Leur débit a-t-il diminué depuis une quinzaine de siècles ?... de rares constatations permettent de croire qu’en divers lieux ce débit ne s’est pas modifié. »
Les historiens et les archéologues ne sont donc pas arrivés à la constatation d’un seul fait positif permettant de conclure avec certitude que le climat ait changé dans ces pays méditerranéens où l’histoire est née.
Cette conclusion négative est la seule actuellement possible, en ce qui concerne le climat proprement dit, la pluviosité. Mais s’agit-il du dessèchement matériel du sol dans le Sahara, la question change de face. Il est évident que la quantité absolue des eaux superficielles sahariennes va constamment en se raréfiant. Cela résulte de ce que nous avons dit. Des fleuves soudanais comme le Niger ou le Chari, refoulés par l’épaisseur croissante de leur zone d’épandage, victimes de captures au profit de l’Océan, ont cessé d’irriguer le Sahara Méridional à des époques qui peuvent très bien avoir été historiques, et qui, en tout cas, ne peuvent pas être reculées indéfiniment dans le passé.
Au centre même du Sahara, dans la région du Hoggar, le botaniste Lavauden croit retrouver des évidences de dessèchement récent : et des fouilles archéologiques au tombeau de Tin Hinan tendraient à faire soupçonner une aggravation du climat désertique depuis le haut moyen âge.
Le processus même de la destruction des réseaux d’oueds quaternaires amène nécessairement un dessèchement du sol, comme le montre une analyse sommaire de ce processus.
Cycles d’érosion désertique. — Ce grand canal naturel d’irrigation qu’est une vallée quaternaire achemine dans certains cas, aussi longtemps qu’il subsiste, jusqu’au cœur du Sahara, des pluies lointaines, tombées hors du domaine désertique.
Mais les pluies mêmes, telles quelles, qui tombent au désert, n’y ont pas le même effet utile suivant qu’elles trouvent ou ne trouvent pas, pour les recueillir, un réseau préexistant de vallées creusées par l’érosion de fleuves disparus. Quand aucun réseau d’oueds n’organise le drainage, sur des roches de perméabilité variable, souvent lente ou nulle, l’énorme masse d’eau que déverse un orage se trouve livrée par la stagnation, le ruissellement fragmentaire, court et désordonné, à l’évaporation intense et presqu’instantanée. Un réseau d’oueds concentre cette masse d’eau, et l’entraîne à vive allure jusqu’aux cuvettes alluvionnaires ; elle en imbibe les terrains meubles, et elle constitue dans leurs profondeurs des réserves durables. Au Sahara Occidental, où le réseau quaternaire est particulièrement développé, toute la végétation est concentrée le long des oueds, dans le chapelet de leurs cuvettes. Les mots oued et pâturage sont interchangeables dans le langage des nomades, dont ils sont la résidence habituelle. En beaucoup de points où les berges sont insensibles, l’oued ne se reconnaît plus qu’à la traînée de verdure qui jalonne à la surface de la plaine le passage du chenal souterrain. Souvent on ne voit qu’une cuvette, une dépression vaguement circulaire, seule tapissée de verdure au milieu du néant qui l’entoure. Les Arabes du Sahara lui donnent le nom de daya ; ce sont évidemment les « vleys » que Passarge nous décrit dans le désert de Kalahari. Notez qu’une pareille formation suppose a priori, sans dénégation possible, une circulation souterraine. Si l’eau séjournait dans la cuvette, elle y déposerait assurément du sel ; nous aurions un chott, une sebkha, ce qu’on appelle en Amérique ou en Australie « salt-pan ». L’eau ne peut demeurer douce, utilisable pour les plantes, que s’il y a écoulement. Le lac Tchad est une immense daya.
Au pied de l’Atlas saharien, à peu près sous le méridien d’Alger, et au sud immédiat de Laghouat, il existe une région qu’on appelle plateau des dayas. Les cuvettes de verdure mettent seules de la vie dans l’aridité absolue du désert environnant ; ce sont de très belles dayas où se pressent de gros arbres, invariablement des pistachiers ; elles sont exiguës, et très éloignées l’une de l’autre, mais au total il y en a un très grand nombre, en semis irrégulier. Cette région si particulière fut, il y a trois quarts de siècle encore, l’habitat favori des autruches, que la frénésie sportive européenne a bien entendu fait disparaître.
Il n’est pas difficile d’expliquer le plateau des dayas. Le sol est extrêmement perméable jusqu’à une grande profondeur, il est constitué par la réunion en une seule masse puissante des cônes de déjection issus de l’Atlas pendant une immense durée de temps géologique. Le plateau lui-même, si dépourvu d’inclinaison qu’il paraisse à l’œil est un dos de terrain très accusé entre les deux grandes dépressions qui se creusent à l’est et à l’ouest, et qui sont sillonnées et organisées hydrographiquement par les réseaux de l’Igharghar et de la Saoura. Dans ce plateau de sol meuble, à pente indécise, l’appel des dépressions voisines a déterminé les dayas. Chacune d’elles est un entonnoir du drainage souterrain, l’équivalent de ce qu’on appelle en France un aven, dans les chaînes balkaniques une doline ou un polje ; l’entonnoir est obstrué par un colmatage à travers lequel l’eau filtre lentement dans la profondeur du sol ; mais la forme même de la cuvette est probablement en relation avec des cavernes souterraines qui ont déterminé un fléchissement dans la croûte superficielle. En tout cas le rapport est évident avec le drainage organisé par les vieux fleuves quaternaires.
Ce rapport est évident partout dans le désert de pierres. Mais même dans les grandes dunes il y a un lien certain entre la végétation et les chenaux quaternaires enfouis sous le sable.
L’épiderme de la dune désertique est de sable parfaitement nu, un tapis blanc ou doré, enregistrant en empreintes nettes et éphémères les fantaisies du vent et le passage d’un animal. Il en est ainsi malgré la perméabilité du sable qui assure un abri immédiat à la totalité des eaux d’orage. Ces masses d’eau emmagasinées n’ont un effet utile dans l’erg que si le drainage souterrain les concentre en des coins privilégiés, qui deviennent des pâturages. Sur la rive droite de la Saoura, il existe deux petits ergs distincts, dont l’un s’appelle El-Atchan, l’erg de la soif, et l’autre, Er-Raoui, l’erg humide. Ce dernier seul est semé de puits et de pâturages. C’est que l’erg de la soif, clos dans une enceinte d’arêtes rocheuses, est réduit à ses propres ressources d’humidité. L’erg humide s’allonge dans une vallée venue de loin et on retrouve çà et là des berges de l’oued enfoui sous l’empâtement des dunes.
Les deux grands ergs du Sahara algérien, l’occidental et l’oriental, offrent de grandes ressources en puits et en pâturages. Ils les doivent évidemment aux réseaux enfouis de la Saoura et de l’Igharghar. Le premier en particulier, le mieux connu, est sillonné de longues lignes de verdure, que les indigènes appellent des oueds, et ils ont probablement raison quoique les vallées restent indistinctes sous le vallonnement flou des dunes.
Ainsi le fleuve est bienfaisant longtemps après sa mort par le modelé d’érosion qu’il a gravé sur la face du désert. Mais ce modelé d’érosion fluviale n’est pas éternel ; non seulement un coup d’œil sur la carte permet d’en voir l’effacement et la décomposition, mais l’étude du terrain permet d’en analyser la désagrégation progressive. Le Sahara occidental est un champ clos où les actions éoliennes livrent au modelé fluvial un assaut éternel, dont on mesure les progrès.
Pour en rendre compte, il faut rappeler sommairement comment un fleuve construit sa vallée. Tantôt il la creuse dans de la roche dure. Mais ailleurs au contraire, il colmate les cuvettes, il fait un travail de remblai. La pente uniforme du thalweg est le résultat de ce double processus, inverse, suivant les secteurs, de creusement et de remblai. Après la mort du fleuve, lorsque les actions éoliennes attaquent le modelé qu’il a créé, les parties de la vallée sculptées dans la roche dure offrent une longue résistance ; mais dans les secteurs colmatés, l’amas desséché des terrains meubles devient incomparablement plus vite la proie du vent qui tend à recreuser les cuvettes, et qui arrive à les nettoyer entièrement. Ainsi prend naissance un paysage déconcertant, où l’œil ne retrouve plus les lignes directrices. Les saillies chaotiques du squelette rocheux, décharnées de leur ennoyage d’alluvions, deviennent inintelligibles ; c’est un entrelacement confus de chicots et de falaises discontinues ; les Arabes du Sahara Occidental ont dans leur vocabulaire, pour désigner ce paysage, un mot assez expressif. Ils l’appellent chebka, ce qui signifie filet, lacis.
Imaginez maintenant ces actions prolongées non pas seulement pendant des siècles, mais pendant des âges géologiques. Le colmatage aura disparu grain à grain sur d’immenses étendues, laissant peut-être pour unique résidu un amas confus de cailloux, où la corrasion permet à peine de reconnaître la forme primitivement roulée. Le squelette rocheux lui-même, attaqué par les formes multiples de l’érosion désertique, se sera usé, émoussé, aura pris des formes nouvelles. Faites intervenir les mouvements de l’écorce terrestre, qui ne peuvent pas manquer, dans un si long intervalle de temps, d’avoir gondolé la surface sculpturale, et dont les effets ne sont pas contrebalancés comme ils le sont dans nos climats par le travail régulier de l’érosion fluviale. Vous arrivez à un modelé comme celui du désert lybique égyptien. Partout où le serir ne couvre pas la surface de son cailloutis croulant, on a devant soi un plateau de roc nu et comme balayé, légèrement ondulé de dépressions légères en forme de vagues cuvettes, bossu d’excroissances subites aux pentes abruptes : la pénéplaine désertique typique, intégralement désolée, dépourvue de toute végétation naturelle. En certains points, et, par exemple, au voisinage des oasis, des falaises au dessin capricieux, qui ne semblent s’expliquer de façon tout à fait satisfaisante, ni par l’orogénie, ni par l’érosion fluviale, ni par l’érosion éolienne. Il faudrait peut-être combiner les trois explications dans une proportion actuellement indéterminable. Tout cela est l’aboutissement d’un passé désertique prodigieusement long, pendant lequel l’érosion éolienne a pris nettement le dessus, et a rendu indiscernables à la longue les effets de l’érosion fluviale. Le désert lybique égyptien nous montre l’aboutissement d’un travail, que nous voyons à ses débuts dans le Sahara Occidental, et plus particulièrement dans le Sahara français.
L’analyse des conditions dans le désert sablonneux conduit à des conclusions analogues. Le déblaiement par l’érosion éolienne des cuvettes colmatées éparpille au loin, hors du domaine désertique, les particules ténues, tout ce qui est argile. Le sable déplacé, vanné, transposé en dunes, engorge les chenaux, empâte les accidents du terrain en les moulant grossièrement, et arrive à constituer la masse puissante des ergs. A la première étape du modelé désertique, celle où se trouve le Sahara algérien, l’erg a un lien étroit avec le réseau des oueds et il conserve dans la même mesure que lui une certaine vie.
Pas toujours cependant et pas partout. On a déjà cité l’erg de la soif voisin de l’erg humide. Le grand erg d’Iguidi au Sahara marocain est dans certaines de ses parties très hospitalier, semé de puits et de pâturages. Naturellement l’eau vient d’un oued enfoui, l’oued Tafilalelt peut-être.
Tout autre est le grand erg Ech-Chech. C’est de beaucoup le pire de tous les ergs algériens, et par conséquent, c’est aussi le plus mal connu. Les puits y sont rares, et tel d’entre eux Tni-Haïa est empoisonné de chlore. Il est, et il semble devenir tous les jours davantage un pôle répulsif de la vie. De mémoire d’homme les indigènes ont cessé d’y mener paître, et ils en ont oublié les chemins ; on ne trouve plus de guide pour l’erg Ech-Chech. C’est qu’aussi il recouvre, semble-t-il, le bas réseau de la Saoura, sa zone d’épandage. Dans ce bas réseau à pentes ralenties, où le colmatage quaternaire a pris nécessairement le pas sur l’érosion, il est naturel que la décomposition éolienne soit plus avancée.
Cette décomposition on ne peut qu’imaginer son processus. La masse et l’étendue de l’erg vont éternellement s’accroissant. Un erg déterminé perd beaucoup de sa substance par ablation éolienne ; mais les grains de sable migrateurs vont la plupart du temps enrichir l’erg voisin. Cependant l’érosion éolienne affouille tous les jours de nouvelles couches d’alluvions et les transforme en dunes fraîches. Ainsi s’effacent ou s’engorgent tous les jours davantage les chenaux quaternaires ; le drainage devient de plus en plus difficile. L’épaisseur croissante des sables soustrait d’ailleurs elle aussi de plus en plus la nappe souterraine à l’utilisation par les végétaux et l’homme.
Il serait dangereux de vouloir trop préciser les détails de ce processus. Mais on en voit l’aboutissement au Sahara Oriental. Là se trouve la masse de dunes probablement la plus grandiose de la planète, le grand erg libyque. Il est plus inconnu que le pôle sud, mais on entrevoit ses dimensions générales, quelque chose comme douze cents kilomètres de long sur quatre ou cinq cents de large. Il est inconnu parce qu’il est impénétrable. Non seulement les explorateurs européens n’ont pas pu y entrer, mais c’est un domaine clos aux indigènes eux-mêmes. Avec quelques précautions qu’on doive parler de cet erg libyque, dont nous ne savons rigoureusement rien, il semble bien, par cela même, qu’il n’y ait rien de comparable à lui dans le Sahara Occidental.
Au voisinage du Nil, le désert lybique a un autre erg, très particulier lui aussi : Abou-Mohariq. C’est une traînée de dunes, rectiligne et continue sur cinq degrés de latitude, et qui n’excède nulle part quelques kilomètres d’épaisseur. Les géologues égyptiens n’en ont pas fourni une explication sur laquelle ils soient d’accord. On ne voit pas un lien net, incontestable, avec le modelé ; il semble difficile de se soustraire à une explication purement éolienne : Abou-Mohariq marque-t-il la limite entre deux zones différentes de régime éolien, une sorte de frontière atmosphérique le long de laquelle le sable s’accumule ? C’est un menu détail soulignant l’originalité des deux moitiés du Sahara.
Le trait essentiel de cette originalité est assurément l’extrême aridité du désert libyque, incomparablement plus grande que celle du Sahara Occidental. Existe-t-il donc entre les deux une différence dans le climat proprement dit, la sécheresse de l’atmosphère, la pluviosité ? On n’a jamais rien noté de semblable. En revanche, les différences de modelé sautent aux yeux. La seule conclusion qui semble légitime c’est que le désert libyque est matériellement asséché par l’usure beaucoup plus avancée de son modelé ancien d’érosion fluviale. Il porte témoignage qu’un désert se dessèche progressivement par le simple effet matériel des influences désertiques, sans péjoration de son climat proprement dit.
L’étude du modelé d’érosion fluviale, dans les pays normalement draînés, s’est transformée le jour où on y a introduit la notion des cycles. On a appris à distinguer par leurs formes les vallées jeunes, parvenues à la maturité, sénescentes. Il faudrait peut-être donner une base analogue à l’étude du modelé désertique. Il y a des déserts jeunes, comme le Sahara Occidental, et le désert lybique est un type admirable de désert sénescent.
Et quoiqu’il en soit des théories, le fait est patent. Dans la plus grande partie du Sahara Occidental, la conservation des réseaux quaternaires est encore très remarquable. Au désert libyque, il faut bien que ces réseaux aient existé jadis ; le serir n’est pas seul à l’attester ; les géologues égyptiens viennent de découvrir à l’oued Natroun, à Moghara, des deltas d’énormes rivières, avec de superbes fossiles pliocènes et miocènes. Mais le désert lybique n’a gardé aucune trace de ces vieilles érosions fluviales. Tout a disparu, effacé par le vent. La conséquence est l’extrême rareté ou l’absence totale au désert libyque de puits et de pâturages, d’eau superficielle.
On verra que ce fait est d’une immense portée humaine.
BIBLIOGRAPHIE
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Gautier (E.-F.). Article dans Geographical Review, january 1921. New-York. Id., juin 1926 (tombeau de Tin Hinan).
Lavauden. Sur la présence d’un cyprès dans les montagnes du Tassili. (C. R. Ac. Sc. 22 février 1926.)
CHAPITRE IV
OASIS ET TANEZROUFTS
Quand on a essayé d’analyser le rôle des eaux superficielles au Sahara, il reste à parler des nappes profondes. C’est une question différente et très importante.
Les eaux superficielles ont surtout une relation étroite avec les points d’eau et les pâturages, la vie des nomades. Certes, il y a des oasis, c’est-à-dire des cultures de sédentaires, alimentées par des rivières ou des nappes superficielles. L’oasis la plus splendide du Sahara et peut-être du monde est dans ce cas. C’est l’Egypte, qui est un don du Nil. Il semble que ce soit une exception éclatante quoiqu’elle ne soit pas isolée. Une grande partie des oasis sahariennes, la plus grande probablement, doit son origine à des eaux profondes, parfois thermales ; leur résurgence se produit, grâce à des failles ou sur la ligne de contact entre deux terrains géologiques. Les principaux groupes d’oasis sont des individualités distinctes, qu’il faudra examiner séparément. Leur totalité, si on pouvait en préciser en chiffres la superficie, serait un pourcentage prodigieusement insignifiant, par rapport à la superficie du Sahara désertique. Mais enfin l’eau, jaillie inopinément de la profondeur, y ruisselle avec une abondance paradoxale ; elle alimente, sous les palmeraies touffues, des jardins de rêve qui semblent plus merveilleux encore par contraste avec les immensités mortes, à travers lesquelles on y parvient dans de longs jours de cheminement pénible et parfois terrible. La sensibilité humaine met derrière ce mot « oasis » quelque chose de paradisiaque. Il faut donc qu’il y ait dans les profondeurs de ce sol mort des réserves d’eau importantes.
Comment se sont-elles constituées ? Pour l’imaginer il faut essayer de se représenter l’immensité inconcevable des sols morts, comparable peut-être, toutes proportions gardées, aux espaces interplanétaires ou interastraux. Et il faut se rappeler qu’il n’y a pas de désert où il ne pleuve jamais. Ces orages sahariens, si rares qu’ils soient, apportent, chacun pour sa part, d’énormes quantités d’eau. De cette masse le ruissellement superficiel emporte une part, et l’évaporation une autre part ; mais une troisième, qui est sûrement importante, pénètre dans le sol. Sur la face du Sahara, les plateaux gréseux ou calcaires, les champs de lave, les regs et les serirs de terrain meuble, les dunes, couvrent des superficies immenses, la partie de beaucoup la plus grande probablement de la surface totale. Ce sont des terrains perméables à des degrés divers. A travers leur épaisseur une partie des eaux pluviales filtre lentement vers les réserves profondes et en maintient l’existence.
Cette explication n’a pas suffi à Passarge. Il croit que ces réserves profondes datent, comme le réseau des oueds morts, de la dernière période géologique humide. L’eau qui gonfle les dattes des palmeraies serait de l’eau quaternaire, fossile, contemporaine de la vieille faune disparue dite « du Zambèze ». C’est une idée amusante, grandiose ; une hypothèse qui doit jouer le rôle suggestif de toutes les hypothèses dans toutes les sciences. Elle est actuellement incontrôlable, et elle a chance de le demeurer longtemps. Elle a le mérite de souligner l’importance du lien qui unit le passé au présent, et sans lequel il n’y a rien, dans les sciences de la nature, d’explicable et d’intelligible.
Les Tanezroufts. — Points d’eau, pâturages, oasis, sont répartis à la surface du Sahara avec une densité très inégale. D’immenses étendues en sont tout à fait dépourvues, et constituent des déserts dans le désert, des déserts maximum. Ces provinces mortes sont très redoutées des indigènes ; ils ont nettement conscience de leur individualité gênante et dangereuse ; ils ne manquent jamais de donner un nom spécial à chacune d’elles. Pour les désigner il n’existe pas de nom d’ensemble dont on sent pourtant le besoin. Pourquoi ne pas adopter, en le généralisant, le nom de Tanezrouft qui appartient au vocabulaire Touareg, et qui désigne la partie tout à fait morte du Sahara algérien ?
Les Tanezroufts sont de nature très variée. Celui auquel les Touaregs donnent ce nom, et qui s’étend entre les sommets du Hoggar et le Soudan, n’est pas lui-même uniforme. Dans sa partie orientale, qui est la plus élevée, puisque son plan doucement incliné va de 600 à 1.000 mètres, l’aspect de vieille pénéplaine domine. On voit les arêtes usées et émoussées de roches plus ou moins cristallines percer le manteau mince des regs alluvionnaires. A mesure qu’on descend vers l’Ouest jusque vers Taoudéni, sous le méridien de Tombouctou, la pénéplaine disparaît sous le reg ; on ne voit plus que la plaine infinie, semée de gravier, sans une touffe d’herbe, sans une ondulation, sans une trace d’érosion ; un cercle d’horizon aussi régulier que celui de l’océan ; une uniformité implacable. La forme de Tanezrouft la plus oppressante peut-être et la plus redoutable. Elle est très répandue au désert libyque à l’est de l’erg libyque en particulier. C’est le reg, appelé ici le serir, qui s’étend inexorablement sur toute la distance immense entre la Cyrénaïque et l’oasis de Koufra.
Le Tanezrouft des Touaregs se prolonge à l’est vers la Tripolitaine, par son équivalent, le Tiniri qui ne lui ressemble pas. C’est ce que les Arabes appellent une hammada, un plateau de strates rocheuses horizontales. Ici la roche est le grès, ces grès rougeâtres à patine foncée, presque noire, qui tiennent une si grande place au Sahara. Au Tiniri ces grès sont très vieux, dévoniens et siluriens. Dans des régions voisines, au Tassili, au Mouidir, ces mêmes grès sont hospitaliers à l’homme, semés de points d’eau, jalonnés de pâturages. C’est que au Tassili, au Mouidir, ces grès sont bousculés, dénivelés, gravés de longs canyons, crevés de cuvettes. Mais le Tiniri est d’une uniformité, d’une horizontalité implacable, presqu’aussi plat que le reg, aussi dépourvu de vallées que lui.
A l’autre extrémité du Sahara, sur la rive gauche du Haut Nil, le désert libyque sud oriental est une sorte de Tiniri. Ici les grès nubiens sont beaucoup plus jeunes géologiquement ; ils sont crétacés ; mais ils ont à peu près le même facies que les grès siluriens et dévoniens du Tiniri, ils offrent la même uniformité des horizons.
En tirant vers la Méditerranée, le désert libyque devient un plateau calcaire ; sa surface ou plutôt son épiderme se hérisse par place d’un lacis menu et serré d’arêtes coupantes, gravé par la corrasion, sur lequel la marche est un supplice et presque une impossibilité ; c’est une formation analogue à nos lapiez, produite par l’action combinée des pluies, si rares qu’elles soient, et de l’action éolienne. Les Egyptiens l’appellent kharafich, et c’est exactement ce que Sven Hedin décrit dans les déserts d’Asie intérieure sous le nom d’yardang. Mais, à des détails de ce genre près, le plateau libyque, qu’il soit calcaire ou gréseux, conserve ses mêmes horizons et son caractère de Tanezrouft.
En d’autres points, ce sont les grandes régions des dunes qui ont ce caractère, les ergs. C’est surtout le cas de l’immense erg libyque, intégralement inhospitalier. Dans le Sahara Occidental au nord-ouest de Tombouctou, le Djouf est certainement une immense cuvette basse, comme semble l’indiquer son nom, qui signifie « le Ventre ». Si mal connu que soit ce Djouf redouté, on sait du moins que l’erg y tient une grande place.
On a déjà dit que l’erg Ech-Chech dans une région voisine, entre Taoudéni et la Saoura, encore qu’il reste à la rigueur accessible, est très inhospitalier. Ces formes de Tanezrouft, si diverses qu’elles soient, pourraient bien avoir un point commun. Ce sont peut-être de vieux déserts, plus arides que le reste parce qu’ils ont eu plus de temps pour se dessécher ; ils semblent bien avoir pour caractéristique commune un modelé désertique sénescent. Il faut pourtant se méfier de généralisations hâtives et de déductions mathématiques ; et il faut laisser une marge importante à la complexité infinie des phénomènes dans les sciences de la nature.
Quoiqu’il en soit, il faut essayer de rendre sensible à l’imagination les dimensions des Tanezroufts, et la puissance de l’obstacle qu’ils opposent à la vie. A vrai dire, toute vie en est bannie d’une façon absolue, on n’y séjourne pas, on y passe ; ils n’intéressent l’humanité du désert que par les chemins qui les traversent.
Dans le Sahara Occidental, les Tanezroufts sont une gêne plutôt qu’un obstacle. Sur le sentier le plus fréquenté entre l’Algérie et le coude du Niger, le Tanezrouft se franchit entre les puits d’In Ziza et de Timissao. Il y a là 180 kilomètres sans eau et sans pâturages. La distance est à peu près la même entre le même Timissao et Silet, le premier point d’eau à la lisière des montagnes du Hoggar, quand on vient du sud. 180 kilomètres sans eau, c’est assez effrayant dans nos conceptions occidentales, mais ce n’est pas énorme pour des Sahariens entraînés.
Il est vrai que, plus à l’ouest, les communications directes sont presqu’impossibles entre le Bas Touat et Tombouctou. Ici le Tanezrouft s’élargit et acquiert toute sa puissance. Entre le puits d’Ouallen, le dernier du domaine algérien, et celui d’Achourat, le premier du Soudan, il y a 525 kilomètres à vol d’oiseau, tout à fait dépourvus de points d’eau permanents. C’est une route fermée en temps ordinaire. Dans les années pluvieuses pourtant elle devient accessible parce qu’elle est jalonnée de mares temporaires, bien connues et soigneusement repérées.
C’est dans le Sahara Oriental, au désert libyque, que les Tanezroufts sont un obstacle presqu’insurmontable. Il faut lire là-dessus le récit très vivant de Mrs Rosita Forbes qui est allée de Cyrénaïque à l’oasis de Koufra. Sur la route des caravanes, il y a quelque 300 kilomètres entre le puits de Buttafal et les premiers points d’eau de Koufra ; sans un brin d’herbe et sans une goutte d’eau en tout temps. Les caravanes, qui fréquentent régulièrement cette route, mettent généralement sept jours à la parcourir. Elles ne voient partout qu’un reg uniforme sur lequel il faut se diriger aux étoiles, et les oasis aux deux bouts sont de dimensions médiocres ; on peut les manquer et les dépasser sans s’en apercevoir, si on commet une erreur de direction. Il semble bien que ce soit la route la plus redoutée du Sahara, au moins parmi les plus usuelles. Mrs Rosita Forbes en signale par ouï-dire une autre, rarement utilisée dans la même région, entre l’oasis de Koufra et l’oasis égyptienne de Farafra, à travers l’erg libyque. Elle n’a jamais été suivie par un Européen ; d’après les indigènes elle comporte douze jours de marche sans eau à travers des dunes difficiles d’un bout à l’autre.
Dans ces immensités mortes, l’imagination humaine paraît s’être représentée avec prédilection le danger du simoun. On décrit la caravane jetée à terre par l’orage et recouverte, noyée par les vagues mouvantes du sable ; c’est une conception littéraire, un orage de sable si impressionnant et si gênant qu’il soit, n’a jamais tué personne.
Parmi les dangers du désert, il faut faire une petite part à l’empoisonnement, ce qui est inattendu. L’eau des puits est parfois désagréable au goût, voire nauséabonde, elle est souvent purgative ; mais dans des cas heureusement très rares, elle est si chargée de sels nocifs, surtout de chlore, que son ingestion peut entraîner la mort. Telle est l’eau de Tni-Haïa dans l’erg Ech-Chech, d’après Laperrine. Elle brûlait le linge et faisait enfler ceux qui en buvaient. Tous les officiers et soldats du détachement ont eu les mains et les pieds plus ou moins boursouflés ; l’œdème a duré trente jours chez un jeune soldat indigène. Le même Laperrine, dans le même erg Ech-Chech, a rencontré de l’eau tellement salpêtrée que ceux qui en burent eurent des vomissements de sang.
Ce danger-là, il est vrai, n’est à citer que pour mémoire, à titre de curiosité. Le grand danger du désert c’est la mort de soif. Elle n’est pas dans la réalité aussi terrible qu’on l’imaginerait. Chez l’agonisant de soif la conscience paraît disparaître longtemps avant la vie. Quelques méharistes indigènes, dit Laperrine, n’avaient plus d’eau depuis la veille au matin, et par un faux amour-propre de Sahariens, hantés par les légendes de tel ou tel pillard fameux qui restait des deux et trois jours sans boire comme son méhari, ils ne s’étaient pas plaints. Mais l’après-midi, les assoiffés s’évanouirent ; on les ranima en les faisant boire par petites gorgées, et en leur faisant des injections sous-cutanées de caféine. Nous avons là-dessus le témoignage de cet observateur excellent qu’était Barth ; il a été retrouvé agonisant de soif au Sahara tripolitain par ses compagnons qui le ranimèrent. Sa sensation dominante était l’impuissance de bouger, une atonie à demi inconsciente. C’est la forme courante de la mort au Sahara. Ainsi a fini le général Laperrine à la suite d’une panne d’avion. Il n’est pas très rare de trouver au bord de ces sentiers sahariens, si peu passagers, des morts de soif, attendant depuis un mois ou deux l’aumône d’une sépulture, à demi-momifiés par l’air sec du désert. Mrs Rosita Forbes a vu sur la route de Koufra « un groupe de squelettes encore frais, restes évidents d’une caravane morte de soif ». Ceux qui meurent loin des sentiers ne sont jamais retrouvés et sont portés disparus.
Il faut se représenter l’emprise sur l’imagination humaine de ce danger éternellement présent. Songez au départ de la caravane qui s’engage sur une route où elle sait que tant d’autres avant elle ont trouvé la mort et qui s’entend faire des recommandations de ce genre : « Gardez l’étoile polaire bien en face de votre œil droit et marchez tout le jour jusqu’à ce que vous ayez repéré l’étoile du soir » avec ce conseil additionnel : « Surtout ne déviez pas trop à l’ouest, parce que vous iriez au diable. » Représentez-vous le cheminement interminable à travers le reg uniforme, jour après jour, lorsqu’on guette le mirage : parce que le mirage relève l’horizon et permettra peut-être d’apercevoir de plus loin un amer, donnant la direction. Songez à l’impression du voyageur lorsqu’il reste un demi-litre d’eau pour 17 personnes, que le guide a manifestement perdu la piste, et que les membres les moins raisonnables de la caravane regardent ce guide de travers en caressant la crosse de leur fusil.
Les indigènes sahariens, dans ces moments critiques, savent le danger de l’émotion ; et ils le personnifient dans une de leurs légendes. Le désert a ses voix : les écarts brusques de la nuit au jour font parfois éclater avec bruit, ou crisser, les roches désertiques. C’est ainsi que, au dire des anciens, le colosse de Memnon saluait le jour, quand ses premiers rayons le frappaient. La dune aussi parle : certains jours dans certaines dunes, sous l’influence du vent, ou sous la simple pression d’un pas humain, il y a des ébranlements, des frémissements ; les milliards de grains de sable, frottant légèrement l’un contre l’autre font un ronflement étrange assez analogue à un roulement de tambour. Ces bruits mystérieux sont pour les indigènes l’éclat de rire d’un djinn, qu’ils appellent Roul, et qui est l’ange noir des voyageurs égarés. Lorsque le voyageur a perdu la piste, lorsque l’épuisement de la fatigue, l’atonie de la soif et l’angoisse du danger commencent à troubler son œil et à paralyser son cerveau, alors il croit entendre l’éclat de rire de Roul.
BIBLIOGRAPHIE
Les cartes et les monographies du Geological Survey d’Egypte.
Beadnell. Dakhla oasis. Cairo, 1901.
— Baharia oasis. Cairo, 1903.
— Farafra oasis. Cairo, 1901.
Fourtau. Vertébrés miocènes de l’Egypte. Cairo, 1920.
LIVRE III
L’HISTOIRE DU SAHARA