Le Sahara
Cliché Gautier
Pl. XIII. — Chameaux exportés d’Algérie en Egypte pendant la guerre.
Le quai est celui de Philippeville.
Cliché Gautier
Pl. XIV. — Colonnade du temple d’Hibis (vue en contrebas). Oasis de Kharga (ou Khargeh).
Kharga n’a pas de monuments plus anciens que le temple d’Hibis, construit par Darius, le conquérant perse. Les Perses, qui étaient des nomades, ont porté à la porte du désert un intérêt que les Pharaons sédentaires n’avaient pas ressenti.
CHAPITRE UNIQUE
L’INTRODUCTION DU CHAMEAU ET SES CONSÉQUENCES
Le Sahara, au point de vue humain, est l’antithèse des déserts américain du nord et australien, que l’immigration européenne a trouvés vierges. Il a toujours été le domaine de l’homme.
Grâce aux travaux encore partiellement inédits de Reygasse, nous avons désormais la certitude que des hommes quaternaires ont habité le Sahara. Ils y ont laissé des outils et des armes de pierre qui se laissent classer à des nuances près sous les rubriques classiques en Europe, Chelléens, Acheuléens, Moustériens, Solutréens. Il semblerait que les outils les plus archaïques se trouveraient de préférence dans les régions désolées. On rapporte, par exemple, de l’erg Ech-Chech, en grandes quantités, des coups de poing énormes et grossiers, qui rappellent nos formes paléolithiques. Au contraire, les fines pointes et les jolis outils néolithiques parsèment le sol dans des régions qui ont un rapport évident avec la vie actuelle. L’homme semble avoir assisté au long processus de dessèchement qui a conduit du Sahara quaternaire au Sahara moderne.
Mais ceci est de la préhistoire, un peu nébuleuse. Touchant au domaine méditerranéen, mêlé à l’histoire d’Égypte, de Carthage, de l’empire Romain, de l’empire Arabe, le Sahara a lui-même une histoire qu’on entrevoit nettement dans ses grandes lignes.
Le fait capital, qui éclaire toute cette histoire désertique, est l’introduction du chameau, qui fut tardive. Le chameau, ou plus exactement le dromadaire, le chameau à une seule bosse, apparaît aujourd’hui si étroitement associé aux paysages sahariens qu’il en semble inséparable. Il y est pourtant un nouveau venu.
Dans le Sahara antique, celui de Carthage, et même de l’empire Romain, la place du chameau était tenue partiellement, au moins à la lisière nord du désert, par l’éléphant. Cela est paradoxal, mais certain. L’Atlas nourrissait des troupeaux d’éléphants sauvages, qui descendaient en hiver dans les cuvettes sahariennes humides, au pied de la chaîne. Les historiens nous montrent Asdrubal allant capturer des éléphants sauvages, pour recruter l’éléphanterie de Carthage, dans les cuvettes des grands chotts tunisiens et de l’oued Rir, où les palmeraies n’existaient pas encore. L’éléphant sauvage n’a disparu de l’Atlas que sous l’empire Romain, anéanti par les exigences économiques du marché romain qui voulait de l’ivoire, et par la furie de destruction propre à l’Européen de tous les temps.
Ces éléphants étaient de petite taille, ils présentaient les caractères de dégénérescence de la faune résiduelle à laquelle ils appartenaient ; comme aujourd’hui encore le crocodile du Tassili et du Tibesti, les silures et les cobras de l’oued Igharghar. Assurément, ils étaient séparés depuis longtemps de leur patrie originelle, l’Afrique équatoriale ; les pistes du Sahara leur étaient fermées.
Sur ces pistes, dans la mesure où il les suivait, il semble que l’homme de ce temps-là ait utilisé le bœuf porteur ; on retrouve assez fréquemment le bœuf, avec une sorte de bât sur le dos, figuré dans les gravures rupestres. Aujourd’hui encore, le Sahara n’est pas fermé d’une façon absolue au bœuf zébu soudanais. Les Touaregs du Hoggar, qui font une navette éternelle entre leurs montagnes et le Niger, emmènent avec eux dans leurs déplacements quelques zébus. Bien entendu, toutes précautions prises : le zébu portant sur son dos l’eau et le fourrage qui lui sont nécessaires.
Les auteurs anciens nous représentent aussi dans quelques parties du Sahara, au Fezzan, des raids de chars de guerre, traînés par des chevaux, du même modèle apparemment que les chars pharaoniques figurés sur les monuments égyptiens.
Sur ces monuments, dans tous les millénaires de l’Égypte indépendante, le chameau n’apparaît jamais. Les égyptologues nous disent qu’il fut importé pour la première fois par la conquête persane, en 525 avant J.-C. Depuis ce temps-là, le chameau joue un rôle en Égypte, tout particulièrement pour les communications entre le Nil et la mer Rouge. Mais il mit des siècles à pénétrer plus avant dans le Sahara Occidental ; et ce n’est pas surprenant si on considère combien l’Égypte est, au Sahara, un monde à part.
Très certainement, l’Afrique punique et romaine, au temps de Salluste et de Pline l’ancien, n’utilisait pas le chameau. Il apparaît d’abord en Tripolitaine, comme il est naturel, et il s’y trouvait par milliers de têtes au temps d’Ammien Marcellin. Dans l’Afrique byzantine, au temps de Procope et de Corippus, il jouait un rôle considérable, comme bête de somme et compagnon de guerre, exactement comme aujourd’hui. L’évolution est désormais accomplie.
L’introduction du chameau au Sahara Occidental a donc eu lieu pendant l’empire Romain et plus spécialement sur sa fin. Faut-il conclure qu’il y a entre les deux un simple lien chronologique, ou une relation de cause à effet ?
C’est la question du dessèchement progressif qui se pose ici de nouveau. A constater la substitution du chameau à l’éléphant on ne se soustrait pas au soupçon d’un changement dans le climat. Rien ne serait plus naturel. Indépendamment d’une diminution dans la pluviosité générale, il est certain que le désert se dessèche mécaniquement par la simple prolongation des conditions désertiques. Dans un pays comme le Sahara, une péjoration même légère peut entraîner des conséquences importantes, parce qu’on est tout près de la limite au-dessous de laquelle toute vie devient impossible. Il serait absurde d’écarter a priori une hypothèse aussi normale que celle d’un dessèchement.
Ce n’est qu’une hypothèse pourtant, et elle n’est pas indispensable à l’intelligence des phénomènes observés. Les temps modernes où nous vivons ont vu depuis trois ou quatre siècles une immense transformation de la planète. Les nouveaux mondes en Amérique et en Océanie ont été submergés d’un coup sous nos yeux par l’immigration en masse d’une humanité et d’une faune nouvelle. A nous autres témoins du phénomène, il ne vient pas à l’idée de chercher à l’expliquer par une transformation dans le climat ; nous savons qu’il est purement historique. Dans un passé plus lointain, une réalité historique immense comme l’empire Romain est apparemment, à soi tout seul, de taille à expliquer une transformation dans le cheptel nord-africain. Songez à un homme comme Septime Sévère, né à Leptis Magna de Tripolitaine, nourri des traditions d’une race qui a toujours vécu du commerce transsaharien ; et rappelez-vous que cet Africain, ce Saharien, a tenu dans ses mains la direction militaire, politique, économique de l’empire Romain, de tout le monde méditerranéen.
Et quoiqu’il en soit de l’explication, le fait demeure. Le chameau apparaît dans l’ensemble du Sahara vers la fin de l’empire Romain. C’est le principe d’une transformation radicale ; il y a historiquement deux Saharas : celui d’avant et celui d’après le chameau.
Nomades blancs et agriculteurs nègres. — Avant la venue du chameau, la population clairsemée du Sahara était plus ou moins de race noire. L’Égypte doit être mise à part, bien entendu, mais dans tout le Maghreb, Tripolitaine et domaine de l’Atlas, la race blanche berbère semble avoir occupé simplement les côtes. Les auteurs anciens unanimement attribuent le Sahara proprement dit aux « Æthyopiens ».
Le Fezzan, qui n’a pas changé de nom depuis l’antiquité (Phasania des auteurs grecs et latins), était le pays des Garamantes, dont le nom se retrouve dans celui de Djerma, une oasis du Fezzan. Duveyrier s’appuyant sur les anciens, sur les chroniqueurs arabes, et sur les traditions, établit que les Garamantes étaient des négroïdes apparentés aux Bornouans. Le Fezzan est resté un empire Soudanais, du genre de ceux que Barth a trouvés sur les bords du Tchad, jusqu’à une époque tardive, jusqu’à la conquête des Bédouins arabes.
Plus à l’ouest, les auteurs anciens, cités et commentés par Gsell, placent au pied de l’Atlas la frontière entre les Berbères et les Æthyopiens, exactement le long de l’oued Djedi, qui prend sa source vers Laghouat et qui aboutit dans la cuvette des grands chotts au sud immédiat de Biskra. Au témoignage des textes il faut joindre celui des armes et des outils néolithiques, dont l’usage, dans ce coin reculé, s’est conservé certainement jusqu’à l’époque historique, et même à la rigueur n’a pas encore complètement disparu. Dans la cuvette des grands chotts, l’oued Rir, les dunes du Bas Igharghar, on trouve le sol parsemé des plus beaux produits de l’industrie néolithique, en nombre incroyable. Ce qui abonde surtout ce sont les pointes de flèches, d’une finesse et d’un travail admirables. Or les Berbères n’ont jamais utilisé l’arc et les flèches ; leur seule arme de jet a toujours été la sagaie. Là-dessus le témoignage des textes et des monuments anciens est unanime et irréfutable. A Tombouctou et dans la boucle du Niger, les Berbères Touaregs encore aujourd’hui lancent la sagaie au galop de leurs chevaux avec une adresse atavique. Dans l’histoire militaire des sultanats Berbères Maugrebins, quand on voit mentionné un corps d’archers, c’est une troupe de mercenaires asiatiques, et, par exemple, Chorasmiens. Au contraire, l’arc et la flèche sont l’armement national des Nigritiens. Dans l’Aïr, Foureau a eu tout de suite son attention attirée par les flèches Haoussas, une nouveauté pour qui vient du nord.
Au moyen-âge, les grands empires Nigritiens de l’ouest, ceux de Ghana, du Sonroï, du Manding jouent au Sahara un rôle important qui attire sur eux l’attention des chroniqueurs arabes. Pourtant des incidents comme la conquête de Tombouctou en 1591, par une armée Marocaine, soulignent la profondeur de la pénétration Berbère au Sahara. La conquête française a trouvé toute la boucle du Niger entièrement dominée par les Touaregs, au point de vue politique, économique et même ethnique. Les capitales mêmes de deux des plus puissants empires Nigritiens, Ghana et Gao, se retrouvent, en ruines, dans la région de Tombouctou, à la lisière du Soudan et du Sahara. Les Berbères en ont éliminé non seulement l’influence, mais presque jusqu’à la population nigritienne.
Dans le dernier millénaire et demi, depuis les Haoussas qui ont semé leurs pointes de flèches dans la cuvette terminale de l’Igharghar, le sens général de la grande poussée est parfaitement clair. Les races blanches méditerranéennes n’ont pas cessé de refouler les nègres. La poussée a été moins violente et moins efficace dans le Sahara Oriental. Déjà dans l’Aïr, qui est, il est vrai, intermédiaire entre le Soudan et le Sahara, la conquête touarègue voile imparfaitement le fond demeuré Haoussa de la population. Le Tibesti qui se dresse en plein Sahara, un pendant du Hoggar, est tout entier entre les mains des Tibbous, Nigritiens incontestables. Ici, dans un coin plus reculé, dans l’angle mort à l’abri du désert libyque, un morceau de l’ancien Sahara nègre s’est conservé plus ou moins intact.
Certaines étapes de cette conquête progressive se laissent préciser historiquement. Les plus anciennes, et, par conséquent, les plus intéressantes, ont été révélées au Sahara algérien. Les belles oasis de l’oued Rir, si proches de l’Afrique romaine, et si prospères aujourd’hui, n’ont jamais été signalées par les auteurs anciens ; on n’y trouve aucune trace archéologique de Rome. Evidemment elles lui sont postérieures. Les oasis du Gourara, un peu plus éloignées de l’Atlas, mais facilement accessibles, sont dans le même cas. Tout ce groupe des oasis qui constituent l’ossature du Sahara algérien est relativement récent.
Il a été fondé par des Berbères Zénètes, plus ou moins judaïsés, vers la fin de l’empire Romain. Ces Zénètes juifs se sont maintenus au Gourara et dans le Haut Touat jusqu’au XVIe siècle, dans leur capitale Tamentit ; ils y ont laissé des souvenirs encore vivants et des stèles funéraires en caractères hébraïques. On les a rattachés aux célèbres juiveries de Cyrénaïque qui ont donné de la tablature à l’empire Romain. Les traditions indigènes fixées dans les chroniques arabes ont conservé surtout le souvenir d’une grande immigration au VIe siècle, dans une année célèbre de la chronologie immédiatement préislamique, qu’on appelle « année de l’éléphant ». Ainsi en ce qui concerne le Gourara et le Haut Touat, c’est-à-dire la porte d’entrée du Sahara algérien, la date de la fondation des palmeraies est connue avec une certitude et une approximation suffisantes. Cela nous reporte précisément à la fin de l’Afrique romaine et à l’Afrique byzantine, c’est-à-dire au moment même où le chameau apparaît en grands troupeaux, pour la première fois, sur les confins sahariens de l’Afrique mineure ; et il est difficile de ne pas croire qu’il y a un lien entre les deux phénomènes. Ces Zénètes dont le nom et le dialecte (Zenatiya) sont encore aujourd’hui étroitement associés au Gourara, étaient de grands nomades chameliers, qui ont joué depuis le haut moyen-âge un rôle énorme en Afrique mineure. Au rebours de tant d’autres tribus Berbères moins illustres, leur nom ne se retrouve jamais dans les auteurs anciens. Le Zénète apparaît à peu près en même temps que le chameau, probablement l’un portant l’autre.
La poussée venue du nord-est ne s’est propagée que lentement vers l’intérieur du Sahara. Dans le Bas Touat les procédés orientaux d’irrigation (les foggaras), c’est-à-dire les palmeraies telles qu’elles existent, remonteraient au IIIe siècle de l’hégire, à notre Xe siècle après J.-C. Une tribu soudanaise, apparentée au groupe Bambara et plus ou moins métissée de Berbères, a conservé la domination politique du Bas Touat jusque vers le XIVe siècle. La tradition indigène l’affirme, et les villages en ruines que la tradition rattache au nom des anciens maîtres sont encore là. Ils sont très différents des villages actuels, comme architecture et comme disposition ; beaucoup plus indépendants de la palmeraie.
Plus loin encore, vers le sud, au Tidikelt, les palmeraies les plus anciennes ne remontent pas au delà du XIIIe siècle après J.-C. et les plus récentes sont du XVIIIe siècle seulement.
Que la pénétration de la race blanche au Sahara, refoulant les nègres devant elle, ait été lente, progressive, et qu’elle continue pour ainsi dire sous nos yeux, un autre fait intéressant et parfaitement incontestable nous le fait toucher du doigt à l’autre bout du Sahara, au désert libyque.
Le nom de Koufra signifie « la payenne » ; un nom singulier pour une oasis qui est aujourd’hui, dans les profondeurs impénétrables du désert libyque, la capitale du Senoussisme, c’est-à-dire le dernier réduit de l’Islam indépendant. L’origine de cette dénomination est historiquement connue. Elle date d’un siècle et demi, et elle commémore la victoire des musulmans sur les Tibbous, les négroïdes bien connus du Tibesti, dont Koufra était restée, jusqu’à une époque si voisine de nous, une citadelle avancée. Comme d’habitude, dans un pays où la vie n’est pas assez intense pour effacer les traces du passé, les ruines des villages Tibbous sont encore très visibles ; et les derniers aborigènes Tibbous sont encore là, dans une situation humiliée, et en nombre décroissant. Le cas est donc parfaitement net. Koufra est au désert libyque la dernière conquête de la race blanche vers la fin du XVIIIe siècle.
Tout cela se tient bien et c’est en parfait accord avec le témoignage d’instruments en pierre polie qui se rencontrent sur le sol en assez grande abondance au Sahara. Ce sont d’énormes rouleaux et de grands mortiers évasés, d’un type bien connu des archéologues et des préhistoriens, encore en usage au Soudan. Ils ont servi à écraser des grains et à les réduire en farine. Ces instruments se retrouvent souvent loin des lieux aujourd’hui habités ; souvent aussi près des palmeraies, comme par exemple au Tidikelt où ils sont utilisés, à cause de leur forme allongée, comme stèles funéraires (chehed) dans les cimetières musulmans. Leur place dans la vie domestique a été prise par la petite meule tournante méditerranéenne. Et d’ailleurs les céréales n’ont plus qu’un rôle subordonné dans l’alimentation. Les dattes les ont en grande partie éliminées, l’appoint étant fourni chez les nomades par le laitage et la viande. Rouleaux et mortiers se rapportent évidemment à l’époque immédiatement antérieure, au Sahara nègre. Ils nous rendent sensible l’importance et la nature de la transformation accomplie. Ils nous font entrevoir un Sahara où la race blanche, le grand nomadisme chamelier et la palmeraie étroitement associés, n’avaient pas encore fait leur apparition.
Cette transformation immense a été naturellement lente et complexe. Il faut faire très grande la part des Arabes et de l’Islam. Mais tout le mouvement a été certainement déclanché par l’introduction du chameau, ce qui signifie la venue, la création ex nihilo, pour ainsi dire, de tribus nomades à grand rayon, turbulentes, guerrières et pillardes.
L’empire Romain s’est toujours désintéressé du Sahara. Son limes, sa frontière de colonisation est parfaitement connue. Elle laissait tout à fait en dehors non seulement le désert proprement dit, mais même la steppe des hauts plateaux. Et on ne voit pas que l’empire ait eu des difficultés militaires pour protéger cette frontière. Les nègres du Sahara n’étaient pas des voisins redoutables. L’Afrique byzantine, au contraire, n’a pas pu garder le limes ; elle a trouvé au sud une situation entièrement modifiée et un voisinage autrement dangereux. L’introduction du chameau a été le grand bienfait de l’empire Romain dans l’Afrique du Nord, et il semble que ç’ait été en même temps le principe de sa chute. Il y a peut-être là une loi générale. Toute colonisation réussie tend à créer des conditions qui rendent sa continuation superflue et impossible. C’en est le but et en quelque sorte la justification morale.
BIBLIOGRAPHIE
Gsell (Stephane). Histoire ancienne de l’Afrique du Nord. Paris, Hachette. T. I, 1913 et Tomes suivants.
Gautier (E.-F.). Les siècles obscurs du Maghreb. Payot. 1927.
LIVRE IV
LES RÉGIONS DU SAHARA
Cliché Désiré
Pl. XV. — Un canyon du Mouydir (gorges de Takoumbaret), dans les grès siluriens (ou peut-être cambriens).
La stratification de cette formation est nettement horizontale.
Cliché de la collection G. B. M. Flamand
Pl. XVI. — Bétyles phéniciens (?) de Tabelbalet (entre R’adamès et In Salah).
Signification précise inconnue.
CHAPITRE PREMIER
L’ÉGYPTE
Quand on vient à considérer, dans le détail, les régions diverses du Sahara, on est amené à commencer par l’Egypte. C’est assurément la partie du Sahara la mieux individualisée, un monde à part : et, d’ailleurs, au point de vue humain, ce vieux pays civilisé est le centre dont l’influence a rayonné sur tout le Sahara.
Il ne saurait être question, ici, d’étudier l’Egypte en elle-même. Sans doute, c’est une oasis, essentiellement ; mais, par son immensité, par son importance mondiale, elle est tellement à part dans la catégorie des oasis, qu’elle sort manifestement du cadre, au même titre que le Maghreb, ou le Soudan.
Ce qui nous intéresse, c’est l’extrémité orientale du Sahara, le désert égyptien ; les répercussions réciproques de l’Egypte et du désert, l’une sur l’autre, sont de grande conséquence.
Les côtes. — Le désert égyptien a des côtes très particulières. D’abord, par leur développement : il a une façade maritime sur toute son étendue au nord et à l’est : au nord, sur huit degrés de longitude ; à l’est, sur huit degrés de latitude : le développement total ne doit pas être notablement inférieur à 2.000 kilomètres. Les mers qui baignent le désert égyptien sont la Méditerranée et la mer Rouge, les plus anciennement humaines, et les plus importantes aujourd’hui, et de tout temps, pour le commerce mondial. Ici, la Méditerranée orientale, celle des marines phénicienne et grecque, rejoint par la mer Rouge, les grands océans tropicaux ; une grande voie maritime met en communication les fourmilières humaines de l’Inde et de l’Extrême-Orient et le berceau de notre civilisation. Cette voie maritime, dès une haute antiquité, était sillonnée par un commerce actif. A la pointe sud occidentale de l’Arabie, les courtiers de ce commerce furent les Himyarites, ceux qui ont donné leur nom à la mer Rouge (himyar signifie rouge en arabe) ; c’est le peuple réel dont la reine de Saba, de l’histoire sainte, est le représentant à demi-légendaire ; ce furent les Phéniciens de l’Océan Indien, le pays de Poun (punique) des hiéroglyphes. Ce commerce Himyarite remonte au moins à trois mille ans avant le canal de Suez. Il n’y a peut-être pas, sur tout le globe, un point d’importance comparable dans le commerce planétaire.
Les côtes de la mer Rouge gardent, nettement, dans leur organisation de la vie humaine, des laisses de ce torrent commercial ininterrompu. Il y a là, tout du long, une couche très mince d’humanité, nettement distincte des Bédouins de l’intérieur ; elle est comme un placage sur l’humanité désertique, un peu comme les bancs de coraux sur lesquels elle vit sont un placage sur les vieilles roches de l’intérieur. Les anciens donnaient à ces riverains de la mer Rouge le nom d’ichtyophages : les mangeurs de poissons ; un nom qu’ils ne portent plus, mais qu’ils continuent à mériter. Cela signifie qu’il y a disproportion entre les ressources alimentaires, à peu près nulles, d’un sol désertique, et les besoins d’une population relativement dense, groupée par l’attirance de la navigation et du commerce. Ces gens-là vivent de la mer, à qui ils appartiennent. Sur un sol où les sources d’eau potable sont d’une extrême rareté, cette population, artificiellement massée, a couvert la côte de citernes, dont les dispositions matérielles et l’organisation financière sont un chef-d’œuvre d’ingéniosité atavique. Ces citernes se retrouvent sur la côte méditerranéenne du désert égyptien, en Marmarique, et, par exemple, autour de Matrouh (Parœtonium). Ici, comme là, ces citernes, inconnues dans le reste du Sahara, portent le même témoignage : pour subvenir aux exigences d’une grande voie de navigation commerciale, et grâce aux ressources intellectuelles et pécuniaires qu’elle apporte, il a fallu, et on a pu, faire violence à la nature, créer de la vie au désert. Dans les ports de la mer Rouge, non seulement sur la côte asiatique, où le pèlerinage de la Mecque les a maintenus en pleine prospérité, mais même sur certains points de la côte africaine, à Souakim, par exemple, l’architecture des maisons comporte une prodigalité inouïe de très beaux bois sculptés et ajourés, balcons, vérandas, moucharabiés, qui font un contraste extraordinaire avec la pauvreté végétale du pays ; ces bois sont importés, par mer, de contrées lointaines, et, par exemple, de Java. A eux tous seuls, ils suffiraient à éclairer le problème.
Les côtes égyptiennes de la mer Rouge, celles de la Marmarique, étaient semées dans l’antiquité de ports célèbres, Bérénice, Leucé Comé, Myos Hormos, Parœtonium ; dont les rares ports actuels, Koceir (Leucé Comé) ou Matrouh, sont de pauvres substituts. C’est que les gros tonnages et la vapeur ont tué les escales côtières. Mais ils ont eu pour conséquence l’ouverture du canal de Suez, qui est une ample compensation.
A l’autre extrémité du Sahara, le désert a bien une côte océanique très étendue. Mais cette côte fait face à l’Amérique lointaine, elle n’a jamais eu et elle n’a aucune relation commerciale avec le reste du globe. Au point de vue humain, c’est comme si elle n’existait pas : la grande masse du Sahara vit repliée sur soi-même, comme étrangère à la planète. Le privilège des côtes égyptiennes est unique.
La voie du Nil. — Une autre originalité unique du désert égyptien, c’est naturellement le Nil. Il a créé l’Egypte, non seulement comme facteur fertilisant, mais encore comme grande voie de trafic et de communication à travers tout le désert. La question transsaharienne, si grave partout ailleurs, ne se pose pas ici : elle a été résolue par la nature.
Par cette magnifique voie vivante, la faune aquatique tropicale arrive jusqu’au delta : ici, les hippopotames et les crocodiles seraient encore méditerranéens, si l’homme l’avait permis.
Le long du Nil, l’Egypte a toujours eu ses communications largement ouvertes avec l’Afrique nègre, avec la Nubie, semée jusqu’à Méroë de monuments égyptiens ; et, plus particulièrement, avec l’Abyssinie, le royaume d’Axoum des anciens. Dans leur exposition trop exclusivement occidentale de l’histoire, nos manuels scolaires ne soulignent pas assez ce fait qui a été d’immense portée. L’empire Romain, suivant cette sorte de politique, que nous appelons aujourd’hui politique de protectorat, a converti le royaume d’Axoum au Christianisme ; nous dirions, aujourd’hui, qu’il y a importé la civilisation. Il l’a dirigé, financé, il lui a prêté, dans la mer Rouge, l’appui de sa flotte, et il l’a mis ainsi en état d’anéantir et de conquérir le royaume Himyarite, la pointe sud occidentale de l’Arabie. Du coup, la grande voie maritime de l’Inde et de l’Extrême-Orient s’est trouvée livrée, sans concurrence, aux entreprises commerciales des mercantis grecs de l’Egypte Romaine. Un triomphe d’impérialisme financier qui, à la longue, fut payé bien cher. L’Arabie, coupée de la mer, source antique de sa prospérité, fut amenée de force, par la souffrance économique, à de nouvelles conceptions, et l’explosion de l’Islam se produisit, ébranlant le monde.
Chose curieuse, la vague islamique, en treize siècles, n’a jamais pu recouvrir l’Æthyopie, qui est restée chrétienne : tant le germe semé par l’Egypte romaine avait jeté de profondes racines.
Au XIXe siècle, c’est en remontant le Nil que l’exploration a remporté ses premiers grands succès africains ; parmi les problèmes de l’Afrique Centrale, celui des sources du Nil s’est posé et résolu d’abord.
Aujourd’hui, la vallée saharienne du Nil tout entière est ouverte au tourisme. Des services réguliers de bateaux à vapeur atteignent la seconde cataracte (Ouadi Halfa), avec une interruption à la première (Assouan). Le chemin de fer va jusqu’à Kartoum, au cœur du Soudan, au confluent du Nil Bleu et du Nil Blanc, qu’une autre voie ferrée rattache directement à Souakim sur la mer Rouge. Le problème du chemin de fer transsaharien est donc ici amplement et facilement résolu grâce au Nil. Le rêve d’avenir s’appelle le chemin de fer transcontinental du Cap au Caire.
Organisation du désert Égyptien. — Ces grandes voies de navigation maritime et fluviale, en se combinant, donnent au désert égyptien une organisation humaine, sur laquelle il faut insister. Un coup d’œil sur la carte, au premier abord, donne de la forme générale de ce désert, une idée inexacte. On le voit limité, à l’est, par la mer Rouge, au nord, par la Méditerranée ; mais il faut de la réflexion pour s’apercevoir qu’il n’est pas moins limité, sur la face ouest, par les solitudes du désert et par l’erg libyque. Un erg pareil, le plus monstrueux et le plus inhumain de la planète, est un obstacle et une protection aussi efficaces qu’une mer ; il est plus difficile à passer. Les communications terrestres de l’Egypte avec le monde extérieur ne sont largement ouvertes qu’au sud, du côté de l’Afrique noire, qui n’est pas un voisin dangereux. Du côté de l’Asie redoutable, l’isthme de Suez est le seul chemin. Du côté de l’Afrique Septentrionale, la seule communication avec le monde remuant et guerrier des Berbères est l’étroit passage libre entre l’erg et la Méditerranée, gardé par la fameuse oasis de Jupiter Ammon, aujourd’hui Siouah ; le retentissement du nom dans l’antiquité souligne l’importance de cette porte unique de communication entre deux mondes. On pourrait dire l’isthme de Siouah, comme on dit l’isthme de Suez. Les deux se font pendant ; ils ont rendu difficile, à travers les siècles, non seulement une invasion étrangère, mais aussi, inversement, une expansion impérialiste de l’Egypte : ils l’isolent chez elle. Le désert égyptien est une sorte de péninsule ; il est sous cloche.
Dans ces limites, il faut garder présente à l’esprit la forme allongée de ce désert c’est un couloir, long d’environ 1.400 kilomètres, et dont la largeur moyenne n’excède pas 400. Pour y circuler, l’Egyptien n’a pas seulement son fleuve qui coupe en deux le corridor, dans le sens de la longueur, il a, par surcroît, les deux mers bordières. En fait, il n’y a pas, dans le désert égyptien, de coin si reculé qui soit à plus de 200 kilomètres d’une base maritime ou fluviale. La proximité d’une base maritime, Souakim, permet aujourd’hui à l’Angleterre de maintenir sa domination sur le Soudan égyptien, alors qu’elle y a renoncé, officiellement du moins, sur l’Egypte. Pendant la grande guerre, l’étroitesse du désert égyptien a rendu de grands services à l’armée anglaise. Elle lui a donné, pour ses escadrilles d’automobiles, un champ suffisamment restreint autour des bases d’approvisionnement ; elle a permis à l’infanterie, appuyée sur des bouts de chemin de fer de fortune, d’exercer une action utile. A travers toute la durée de l’Egypte, mutatis mutandis, la charrerie et l’infanterie des Pharaons, la légion romaine, ont eu des facilités analogues. La disposition naturelle du désert égyptien en facilite la surveillance et la domination complète par les maîtres de la vallée. Il est évident qu’elle a un lien avec l’empire égyptien ; sa durée immense ; sa stabilité ; son unité à travers les millénaires ; l’évolution lentement progressive de ses institutions, où invasion ni révolution n’ont mis de coupure radicale.
Insignifiance des nomades. — Cette étroitesse du désert, combinée avec d’autres facteurs, a eu une autre conséquence de grande importance. On a déjà dit le nécessaire sur la dissymétrie curieuse des deux bandes désertiques, séparées par la vallée du Nil. A l’est, le désert arabique est montagneux, gravé d’oueds morts, dont les réseaux fossiles sont encore parfaitement intelligibles. C’est ce que nous avons appelé un modelé désertique tout jeune, le début d’un cycle.
A l’ouest du Nil, le désert libyque, jusqu’aux premières dunes du grand erg, est assez exactement l’inverse. C’est un immense plateau uniforme, d’altitude très médiocre.
Il est impossible d’y retrouver les lignes générales d’un réseau fluvial quelconque. Ceux que les fleuves tertiaires avaient nécessairement gravés sur la face du désert libyque, ont été exposés pendant un temps démesurément long au climat désertique, qui les a brouillés et effacés. Les traces qui, sans doute, en subsistent encore, ne sont plus déchiffrables. Le désert libyque a ce que nous avons appelé un modelé sénescent.
Si on insiste derechef sur ce fait, c’est qu’il a une portée humaine considérable. On a vu que le drainage naturel des réseaux quaternaires intensifie l’effet utile de la circulation superficielle des eaux ; il a un lien étroit avec la distribution des points d’eau et des pâturages. Et, par conséquent, avec la vie des pasteurs nomades. A en juger par l’expérience du Sahara tout entier, et avec les réserves que suggère l’usage d’une formule exclusive pour condenser la complexité des phénomènes naturels, il serait possible de poser cette règle : sans modelé désertique juvénile, c’est-à-dire sans réseau d’oueds fossiles, il n’y a pas de vie nomade. Les grandes tribus nomades ont besoin d’espaces immenses, et l’étroitesse des déserts égyptiens est déjà, pour elles, une condition défavorable. Le modelé sénescent du désert libyque aggrave beaucoup cette condition.
En tout cas, le fait est certain. Le désert égyptien n’a pas de nomades. Ou du moins il n’a pas de grandes tribus nomades, insaisissables, pillardes, puissantes par leurs instincts et leur entraînement guerrier, menace éternelle pour l’ordre public, aussi longtemps qu’on ne se résigne pas à leur en confier la garde. L’Egypte a ses Bédouins. C’est un vieux mot arabe, « Bedaoui », qui a été naturalisé dans toutes les langues européennes, à je ne sais quelle date. L’expédition de Bonaparte en Egypte aurait-elle été l’origine de cette naturalisation ? En tout cas, le sens que nous donnons à ce mot correspond à l’usage égyptien. Le mot Bédouin évoque pour nous l’idée d’une humanité subordonnée, une vermine humaine picaresque, l’armée roulante ; le sens péjoratif est indéniable. Il est curieux que le mot français Bédouin ait pratiquement disparu de l’usage en Algérie. On ne pourrait, sans grossier contre-sens, l’appliquer aux nomades algériens qui sont l’aristocratie indigène, « les fils de grande tente ». Mais en Egypte, notre mot Bédouin, avec sa nuance précise, correspond à la réalité. En Egypte même, les Bédouins ne sont guère autre chose que les humbles âniers qui guident les touristes aux Pyramides. Dans le désert arabique, ce sont les paisibles caravaniers qui circulent entre le Nil et la mer Rouge. En Marmarique, les Bédouins Ouled-Ali relèvent déjà cette profession pacifique de caravaniers en y joignant celle de contrebandiers. C’est qu’ils communiquent librement dans l’ouest avec le Sahara des grands nomades Arabes et Berbères.
L’absence de grands nomades est soulignée dans l’histoire de l’Égypte par l’introduction tardive du chameau. Si près de l’Asie, en relations si faciles avec l’Arabie, patrie du dromadaire, l’Égypte Pharaonique ne le lui a pas emprunté. Pour qu’on le voie apparaître sur les bords du Nil, il a fallu une invasion étrangère, la conquête perse. Et même alors, et jusqu’à nos jours, le chameau ne semble pas avoir été franchement chez lui dans le désert égyptien. Pendant la grande guerre, le corps des méharistes anglais a dû recruter ses animaux dans tous les déserts du globe, depuis Tunis jusqu’à Bombay ; l’Egypte propre offrait pour le recrutement des mehara des ressources tout à fait insuffisantes, ou même à peu près nulles. Le modèle même de la selle a dû être importé du Soudan ; l’Égypte n’a pas, à proprement parler, de selle pour chameau, elle n’a que des bâts ou des succédanés du bât. Tout cela se tient. Il n’y a pas de grands nomades sans un cheptel camelin important, et la réciproque est vraie.
Toute la vie politique et sociale de l’Orient, de l’Asie centrale à l’Atlantique saharien, est basée sur l’équilibre des nomades et des sédentaires, qui sont les deux moitiés de l’humanité. Entre ces deux éléments, si dissemblables de mœurs, et parfois de race, il y a collaboration quotidienne : c’est un ménage dont l’harmonie ne peut être établie que par la subordination de l’un à l’autre. En Egypte, à travers tous les millénaires, les sédentaires ont toujours tenu les nomades à leur merci. Ce n’est pas seulement parce que cette énorme oasis, qu’est l’Égypte, nourrit une masse puissante de sédentaires, groupés et organisés (une quinzaine de millions d’âmes au dernier recensement), c’est aussi parce que le désert égyptien, construit comme il l’est, ne peut pas nourrir de grandes tribus nomades, dont l’énergie eût suppléé à l’insuffisance numérique.
L’autre pôle de la civilisation orientale, la Chaldée, ne le cède pas à l’Égypte en importance de l’oasis, mais elle est entourée de toutes parts de déserts vivants, infectés de nomades, qui font contraste avec les déserts aseptisés, si on peut dire, de l’Égypte. Les montagnes et les hauts plateaux de l’Assyrie, de la Médie, de la Perse, les oueds du désert en Syrie et dans l’Arabie septentrionale, ont toujours été une réserve inépuisable de grandes tribus nomades. Chacune d’elles a dominé à son tour la grande oasis mésopotamienne, qui semble ne s’être jamais appartenue en propre. L’histoire de la Chaldée est aussi coupée, aussi hétérogène que l’histoire de l’Egypte est une.
C’est que le pharaon a toujours été un empereur de sédentaires, et toute l’histoire de l’Égypte en porte l’empreinte. La Chaldée, dominée par les nomades, a une grande histoire militaire. Les armées assyriennes ont été la terreur du monde oriental. C’est la Chaldée seule qui a réalisé l’unité de ce monde oriental en un empire unique ; une première fois sous les Perses ; une seconde fois, et plus complètement encore, sous les Arabes. L’Égypte, dans cette voie, n’a jamais rien réalisé de complet ni de durable, même au temps de Sésostris. Les égyptologues ont retrouvé, et Maspero a joliment traduit ce que nous appellerions aujourd’hui un pamphlet antimilitariste, contemporain des Ramsès, et qui paraît traduire le sentiment profond de l’Égypte à toutes les époques. Aujourd’hui encore, c’est le Turc qui est le sabre de l’Islam, ce n’est certes pas l’Égyptien. En revanche, les historiens orientaux, Ibn Khaldoun, en particulier, ont le sentiment juste que les arts, l’industrie, la pensée, sont en Orient l’apanage des sédentaires. Il semble bien, en effet, que la civilisation ait à la Chaldée bien moins d’obligations qu’à l’Égypte. A mesure que nous connaissons mieux la civilisation égyptienne, nous y retrouvons plus nettement les racines de la nôtre. Le Caire est la métropole intellectuelle de l’Islam. Ce pays d’Égypte, si bien clos, si individualisé, paraît prédestiné à voir éclore en Orient la première ébauche de ce que nous appelons, en Occident, le sentiment national.
Tout cela est un bloc et a un rapport étroit avec la forme et les particularités du désert égyptien.
Les oasis égyptiennes. — Dans le désert libyque égyptien, l’absence de tribus nomades est soulignée par l’existence d’oasis. Ce sont Kharga, Dakhla, Farafra Baharia. Ces oasis sont admirablement connues, à chacune d’elles le Geological Survey d’Égypte a consacré une belle monographie. Ces oasis ont d’ailleurs une très vieille notoriété : c’est à elles qu’Hérodote, grécisant un mot égyptien, a appliqué pour la première fois ce nom d’oasis, qui a fait fortune. Chacune d’elles est, en effet, l’oasis type, la tache de verdure perdue dans l’immensité du désert, comme un atoll dans l’immensité du Pacifique. Aucune ligne de verdure ne les relie, soit entre elles, soit à la vallée du Nil. Elles n’ont aucun rapport avec un oued quelconque, avec la circulation superficielle des eaux de pluie. Elles doivent leur existence à l’émergence locale de nappes aquifères profondes.
Un coup d’œil sur la carte géologique suffit à renseigner sur leur véritable nature. Chaque oasis coïncide avec l’affleurement de couches géologiques plus anciennes et plus profondes, à travers la couverture décapée de couches plus récentes. Kharga et Dakhla jalonnent le contact géologique entre les calcaires crétacés et les grès nubiens. Farafra est au contact des grès et argiles du crétacé supérieur avec les calcaires de l’éocène inférieur. Baharia est une boutonnière anticlinale à travers laquelle le grès nubien sous-jacent crève toute l’épaisseur des couches éocrétacées et éocènes inférieures. Partout, le Geological Survey a constaté des mouvements du sol plus ou moins vifs, des plis, des diaclases, parfois accompagnés de venues éruptives. Les nappes d’eau, enfouies dans les profondeurs, et ainsi ramenées à la surface, y arrivent à l’état thermal : à Kharga et surtout à Dakhla, elles sont franchement chaudes ; à Dakhla elles ont 39° centigrades, et les indigènes, qui ne sont peut-être pas entièrement dignes de foi, gardent le souvenir d’un temps où on pouvait y faire cuire les œufs. A Farafra et Baharia, la température n’est pas aussi élevée ; mais le dégagement de gaz est si important que sa pression dans une bouteille fait sauter le bouchon. L’eau jaillit parfois en sources artésiennes, au sommet d’un petit monticule d’argile à centre cratériforme, qui a déjà frappé Hérodote. Plus souvent, à Dakhla surtout, il a fallu creuser jusqu’à la nappe des puits artésiens dont les sources ont évidemment donné l’idée. A Baharia et déjà même à Farafra, l’eau n’est plus jaillissante, elle coule de sources ordinaires, mais dans ce cas aussi l’homme est intervenu. Il a capté la source au moyen de longs aqueducs souterrains, qui sont exactement ce qu’on appelle des foggaras dans le Sahara algérien. Ces puits artésiens et ces foggaras sont de beaux travaux d’art. Les puits doivent être poussés à plusieurs dizaines de mètres de profondeur ; ils sont solidement boisés en acacia. Cette technique est sûrement très ancienne. Les habitants des oasis étaient déjà des puisatiers célèbres au temps d’Olympiodore (VIe siècle après J.-C.). Il semble pourtant qu’il ne faudrait pas remonter très loin dans le passé. Les indigènes donnent à leurs vieux puits le nom de romains, ce qui, à soi tout seul, ne serait pas une preuve convaincante. Mais les archéologues leur donnent raison. A leur dire, le très beau travail des foggaras de Baharia appartient sûrement à la technique romaine. D’autre part, Farafra aurait été pour les anciens Egyptiens « le pays du bétail » ; ce qu’assurément il a cessé d’être ; pâturage et agriculture intensive, telle qu’elle est pratiquée sous les palmiers, semblent choses incompatibles. Nous saisirions donc ici sur le fait un phénomène très intéressant en concordance parfaite avec des constatations du même ordre au Sahara algérien. Le Sahara doit à l’empire Romain beaucoup plus qu’on ne le pense couramment. C’est lui qui paraît avoir déclanché la propagation à l’ouest du Nil du cheptel camelin et de la culture sous palmeraie, deux choses étroitement associées, parce que les coins perdus du désert ne peuvent être mis en valeur que s’ils sont rendus accessibles. Le problème des communications est inséparable du problème agricole.
Les oasis du désert libyque ont un nombre d’habitants insignifiant : Dakhla en a 17.000 ; Kharga 8.000 ; Baharia 6.000 ; Farafra 632 en tout et pour tout. Mais il ne faudrait pas mesurer leur importance au chiffre de leur population. Dans ce désert libyque, au modelé sénescent, les oasis sont les seuls points d’eau ; ils jalonnent la seule route qui existe hors la vallée du Nil, et très loin d’elle, indépendante. Cette route unique à travers le désert libyque, dans le sens de la longueur, rejoint la vallée du Nil à Abydos, près de Thèbes, au point précis où aboutissent aussi, de l’autre côté, les grandes routes du désert arabique, celle de Koseir, celle de Myos Hormos, et même celle de Bérénice. Cette croisée des chemins désertiques a fait la Haute Egypte si distincte de la Basse. Les environs d’Abydos sont, en Égypte, le pays par excellence de la préhistoire ; c’est là qu’on a trouvé les vieux tombeaux antérieurs à la première dynastie. C’est là que s’est élevé Thèbes aux cent portes, la rivale historique de Memphis. Ammien Marcellin a recueilli une légende d’après laquelle les Carthaginois auraient pris Thèbes. Il faut entendre naturellement que le souvenir de raids berbères, sortant inopinément du désert, se serait défiguré confusément dans cette légende. C’est de Thèbes qu’est partie l’armée de Cambyse, pour tenter vainement la conquête du désert occidental. Le nom de Kharga signifie la porte de sortie. Les Perses, maîtres de l’Égypte, avec leurs instincts ataviques de nomades, se sont intéressés à cette « porte de sortie ». C’est à Kharga que Darius a fait élever le beau « temple d’Hibis ». La route des oasis a retrouvé sa valeur stratégique pendant la grande guerre. C’est elle qu’a empruntée l’attaque Senoussiste contre l’Égypte. Les Senoussistes s’infiltrant par Baharia et Farafra ont tenu Dakhla, et pendant longtemps le front a été entre Dakhla d’une part, et d’autre part, Kharga, où le joli petit chemin de fer luxueux, construit en temps de paix pour les touristes, ravitaillait un détachement de l’armée anglaise. Dans l’Egypte des Pharaons, le dieu particulier de Thèbes était Ammon Rà, le Jupiter Ammon des Romains, le dieu à tête de bélier. De tout le Panthéon égyptien, c’est le seul qui se soit répandu au loin au Sahara, par la route des oasis. A l’autre bout de cette route, à l’orée du désert Maugrebin, se trouve l’oasis de Siouah, célèbre par son temple de Jupiter Ammon, dont elle a porté le nom pendant toute l’antiquité.
L’isthme de Siouah. — Siouah est la fin de l’Égypte et le commencement d’un autre Sahara. Là se trouve l’isthme libre de sable qui met en communication deux compartiments par ailleurs à peu près étanches. Deux routes l’utilisent. La plus fréquentée longe la mer, c’est celle que les géographes arabes ne manquent jamais de décrire ; la route côtière de la Marmarique, celle où les Ouled-Ali mènent une existence précaire de caravaniers et de contrebandiers. Elle est d’ailleurs aussi maritime que terrestre ; les rares points d’eau ont été, à travers les siècles, les aiguades et les abris du cabotage. Ce mince cordon de vie humaine, à la hauteur des dernières vagues, est le lien unique entre le Cherg et le Gharb, l’est et l’ouest, ces deux moitiés du monde musulman, dont tous les chroniqueurs arabes soulignent les différences profondes. Le long de cette voie, à demi maritime, il est difficile de préciser le degré d’assistance mutuelle que se sont prêtée les caravanes et les bateaux. Beaucoup d’armées l’ont suivie depuis l’Islam ; les armées arabes successives allant à la conquête du Maghreb ; les armées Fatimides allant à la conquête de l’Egypte ; il est clair qu’elles ont requis pour leurs approvisionnements l’appui d’une flotte. Le Cherg et le Gharb sont si profondément séparés par le désert libyque, qu’à proprement parler ils communiquent par mer. Aussi bien, la colonisation orientale, par voie de mer, des Phéniciens et des Carthaginois, a précédé la conquête arabe de deux millénaires. Le seul port un peu important de toute cette côte était Parœthonium, aujourd’hui Matrouh, parce que c’est le port le plus rapproché de Siouah. C’est Siouah, l’oasis de Jupiter Ammon, qui est le grand nom, le centre historique. C’est là que les Pharaons à leur avènement venaient se faire diviniser ; et c’est là que, à leur exemple, Alexandre le Grand, leur successeur, a eu pour premier soin de venir se faire oindre fils d’Ammon par le grand prêtre. Il serait légitime de donner à l’isthme le nom de Siouah.
Nous n’avons pas encore sur Siouah de renseignements topographiques et géologiques détaillés. On voit seulement les grandes lignes. L’oasis est à la base du grand escarpement qui limite partout au sud la Marmarique. Cette très longue falaise continue est partout une ligne de contact géologique entre les couches miocènes de la Marmarique et les couches éocènes. Apparemment, les sources sont alimentées par une nappe profonde, comme dans les oasis égyptiennes. La falaise escarpée court de Siouah jusqu’au delta, et son pied est jalonné de rares suintements. Ils n’alimentent aucune oasis, mais ils amènent, en quelques points, la formation de chotts. Le plus célèbre est l’Ouadi Natroun, à l’extrémité orientale, jouxtant le delta, et dont le natron est exploité. Un autre de ces chotts est celui de Moghara, avec un bon point d’eau, à mi-chemin à peu près entre Siouah et le Caire. Il y a là une route désertique difficile à suivre, et par conséquent, à surveiller, qui traverse le désert libyque dans sa largeur, doublant la voie maritime, et aboutissant directement à la capitale de la Basse Egypte. Siouah est bien le nœud de jonction de toutes les routes occidentales, la clef de l’Égypte.
Si mal connus que soient encore les habitants de Siouah, on sait du moins, avec certitude, que déjà ils ne parlent plus ni l’arabe ni le copte. Ils parlent un dialecte berbère : nous sommes là sur le seuil du Gharb, du monde barbaresque.
BIBLIOGRAPHIE
Outre les publications déjà citées du Geological Survey : Hume (W.-F.). Geology of the Eastern Desert. Cairo, 1907.
Schweinfurth (G.). Aufnahmen in der ostlichen Wuste. Berlin, 1900, 1902.
— Auf unbetretenen Wegen. Hambourg, 1922.
Fourtau (R.). La Marmarique (Bulletin Société khédiviale de géographie. Le Caire, 1907).
Gautier (E.-F.). Articles dans Annales de Géographie, XXVII et Revue de Paris, Ier janvier 1918.
CHAPITRE II
LE SAHARA TIBBOU
La falaise escarpée de Siouah se continue à l’ouest par celle qui termine au sud la Cyrénaïque ; c’est toujours la même limite géologique ; elle est jalonnée d’autres oasis, Jeraboub, capitale du Senoussisme avec Koufra, Aoudjila, dont les palmeraies sont déjà mentionnées longuement par Hérodote. Aoudjila voisine déjà avec la grande Syrte de la côte Tripolitaine ; la grande route désertique d’Égypte au Maghreb passe par là. Mais au sud et au contact immédiat de cette route, s’étend la partie la plus effroyable du désert libyque, les solitudes à travers lesquelles Aoudjila et Djeraboub communiquent si péniblement avec Koufra. C’est toujours la cloison étanche et, à son abri, comme dans l’angle mort, à l’écart de la circulation générale, se trouve le Sahara des Tibbous. Ce sont les seuls Sahariens noirs qui aient conservé, jusqu’à nos jours, une existence nationale indépendante.
Parmi les conséquences de leur isolement, il a fallu compter naturellement les difficultés de l’exploration. Barth et Rohlfs ont vainement essayé de pénétrer dans le Sahara tibbou. Nachtigall est le premier Européen qui y ait réussi ; son livre est resté pendant quarante ans le seul document sur la région ; et même il le reste encore dans une certaine mesure. Les troupes françaises du Soudan ont occupé le pays dans sa totalité ; la mission Tilho l’a étudié longuement ; mais les publications françaises retardées par la guerre sont encore incomplètes et fragmentaires ; naturellement les renseignements qu’elles apportent sont beaucoup plus précis et plus scientifiques ; la carte Tilho, en particulier, nous donne du Sahara tibbou une image tout à fait nette. Mais la description d’ensemble de Nachtigall reste encore indispensable pour l’intelligence du sujet. Les études françaises, d’ailleurs, en ont confirmé l’exactitude.
Le Tibesti. — Les Tibbous ont une citadelle qui était restée inexpugnable à travers les millénaires. C’est le Tibesti, l’un des deux massifs qui dominent tout le Sahara ; l’autre étant le Hoggar. D’après des mensurations qui semblent présenter de hautes garanties d’exactitudes, le Tibesti a le plus haut sommet du Sahara entier, 3.400 mètres. C’est l’Emi Koussi, un superbe volcan, dont Tilho nous a donné une carte détaillée, parfaitement conservé, comparable à l’Etna par ses dimensions et par son dessin général, couronné par une caldeira avec solfatares. Ce volcan récent, presqu’actuel, n’est nullement isolé ; déjà Nachtigall avait vu un cratère, très régulier, au fond tapissé de natron. Tilho a vu et figuré d’autres cônes volcaniques. La « Source tonnante » de Soboro, fameuse parmi les Tibbous, est une source sulfureuse, où l’eau à 70° bouillonne avec explosions. Les roches éruptives se sont fait jour à travers un soubassement de roches cristallines recouvert sur d’énormes épaisseurs d’assises sédimentaires horizontales, où le silurien fossilifère est représenté par des grès. L’ensemble est un massif puissant, dont la forme générale est grossièrement triangulaire, chaque côté du triangle ayant un développement de 4 ou 500 kilomètres à vol d’oiseau ; la saillie est extrêmement brusque au-dessus des dépressions environnantes, dont l’altitude n’excède pas quelques centaines de mètres.
Le Tibesti appartient nettement au domaine saharien. Les plateaux de l’Ennedi (1.200 mètres) qui, après une interruption, prolongent le Tibesti au sud-est, appartiennent déjà à la steppe soudanaise ; mais le Tibesti lui-même est désertique, malgré son altitude ; c’est un monde lunaire de roches nues ; les pluies trop rares qu’il accroche au passage n’arrivent que bien rarement, dans des secteurs favorisés, à alimenter un ruisselet d’eau courante, d’ailleurs chargée de natron. Et pourtant le Tibesti, comme le Hoggar, est le lieu de divergence de grands oueds morts, dont les vallées ont profondément sculpté, en réseau assez serré, toutes les faces du massif. D’ailleurs, les géologues ont retrouvé de la latérite qui n’a pu se former que sous un climat relativement humide, des ossements subfossiles d’éléphants ; la mission Tilho a rapporté du Tibesti un crocodile actuel de faune résiduelle, trouvé dans un trou d’eau, un frère du crocodile touareg. Au Tibesti, comme dans toutes les montagnes du Sahara, on retrouve dans la faune et dans le modelé les mêmes traces d’un climat plus humide, immédiatement antérieur au nôtre, quaternaire.
Dans ce cadre, vivent les Tibbous, en nombre naturellement infime. La mission Tilho l’évalue à une dizaine de mille âmes ; et dans tous les pays du monde, ces évaluations de la première heure, à vue de nez, se sont trouvées toujours supérieures aux résultats ultérieurs fournis par un recensement régulier. Mais les Tibbous sont, eux aussi, une faune résiduelle, et, à ce titre, infiniment intéressante.
Ils appartiennent à l’Afrique Noire, par la couleur de leur peau, par la famille à laquelle se rattache leur langue. Ils rentrent, plus ou moins, dans le groupe des Bornouans, des Kanouri, leurs voisins méridionaux. Parmi leurs armes nationales, ils ont le couteau de jet, qui est central africain.
Pourtant, ce ne sont pas de vrais nègres ; ils n’ont pas le type classique, les cheveux crépus, les lèvres épaisses, le nez épaté. Et, cependant, ils n’ont pas la variété d’une population métisse ; Nachtigall, au contraire, est frappé de leur homogénéité : c’est une race fixée au type net. Les caractères principaux sont une maigreur extrême, la ténuité des muscles, qui n’exclut pas la vigueur, et surtout l’endurance, la sobriété extrême et la faculté de supporter des privations extraordinaires ; par-dessus tout, les Tibbous sont renommés chez tous leurs voisins par une agilité plus ou moins qu’humaine, quasi animale. Nachtigall croit reconnaître les Tibbous dans une tribu æthyopienne antique, voisine du Fezzan, simplement parce qu’Hérodote appelle ces Æthyopiens « les plus agiles des hommes ». L’agilité est le caractère ethnique essentiel des Tibbous. « En 1912, dit le capitaine Ballif, un Tibbou, venu piller en Aïr, reprit après la mort de ses camarades, seul, à pied, la route du Tibesti distant de plus de 1.000 kilomètres. Il n’emportait pour tout moyen de subsistance que la viande crue d’une chèvre qu’il avait tuée et la provision d’eau que put contenir la peau de cette chèvre... Il se portait à merveille malgré les fatigues d’un pareil voyage. » Il se pourrait bien, en effet, qu’un Berbère ou un Arabe fût incapable d’un pareil exploit. Evidemment, ce sont des noirs sahariens, façonnés, modifiés physiquement par le désert. Peut-être même aurait-on le droit de dire par un désert autre que l’actuel, où le chameau n’étant pas encore apparu, le problème des déplacements a pu imposer à l’organisme humain des modifications durables. En tout cas, les Tibbous semblent bien représenter le dernier reste de ce Sahara æthyopien que les auteurs anciens étendent jusqu’au pied de l’Atlas ; et il est légitime de l’imaginer à leur image.
Le Borkou. — Les Tibbous ne sont pas exclusivement les montagnards du Tibesti. Ils habitent aussi le Borkou. C’est l’immense cuvette très basse, qui sépare le Tibesti du Tchad. Les diverses parties en sont, avec le Borkou proprement dit, le Bodelé, l’Egéi, le Bahr-el-Ghazal ; noms qui ont eu un certain retentissement à cause de la controverse soulevée par Nachtigall et qui a été close par Tilho. Les Pays-Bas du Tchad, comme les appelle Tilho, sont à une altitude notablement plus basse que le niveau du lac, à 200 mètres environ au-dessus du niveau de la mer, tandis que le Tchad est à 250. Cette cuvette est la zone commune d’épandage des oueds descendus du Tibesti au nord, et du Chari au sud. Les innombrables arêtes de poisson et les coquilles de mollusques, vues déjà par Nachtigall, ont été étudiées par la mission Tilho. Dans l’immense cuvette, mal et confusément dénivelée, il est parfaitement certain qu’à une époque récente, un grand lac marécageux s’est promené, dont le Tchad est le représentant actuel et le résidu. Il n’y a rien là que de très naturel ; des phénomènes analogues s’observent, comme on l’a dit, dans toutes les cuvettes des bassins fermés désertiques. A travers les terrains meubles, souvent sablonneux, plus ou moins perméables, qui tapissent la cuvette, le Tchad fuit et s’écoule souterrainement. Il est la partie visible, une sorte d’anévrisme, de la grande nappe souterraine, étalée ou ramifiée à travers tous les « Pays-Bas ». A considérer le climat, toute la dépression est désertique, y compris le léger dos de terrain qui borde le Tchad sur sa rive nord et qui s’appelle le Kanem. Mais la nappe souterraine est presque partout présente en profondeur. Elle est aisément accessible dans tous les creux, et elle y alimente des pâturages de chameaux, ou des oasis. Les oasis sont particulièrement développées au Borkou : là se trouve Aïn Galaka, où Nachtigall a séjourné ; Faya, centre de commandement de l’occupation française et base d’opérations pour la mission Tilho. Nachtigall vante les dattes du Borkou.
Toute la cuvette entre le Tibesti et le Tchad est habitée par les Tibbous. Ils n’ont pas tout à fait le même type physique que les montagnards ; ils sont moins nettement individualisés, de race moins pure, plus négroïdes ; mais ce sont bien des Tibbous, et ils en parlent la langue. Naturellement, cette population désertique est très clairsemée. Nachtigall l’évalue à une dizaine de mille âmes et il est probablement au-dessus de la vérité. Depuis une date récente, le commencement du XIXe siècle, un nouvel élément ethnique est apparu au Borkou. Une tribu arabe, venue du nord, l’a envahi et s’y est fixée : ce sont les Ouled Sliman. Ils sont originaires de la grande Syrte, qu’ils ont quittée vers 1820 à la suite de démêlés avec les autorités turques. Il faut suivre, dans Nachtigall l’épopée extraordinaire des Ouled Sliman. Ils étaient en nombre infime, Nachtigall évalue leur force à cinq cents méharistes et cinq cents fantassins. Cette petite troupe a fait des miracles pendant trois quarts de siècle de combats ininterrompus. Ils ont connu des défaites écrasantes, confinant à l’anéantissement ; ils s’en sont relevés avec une vitalité, une énergie indomptable ; ils ont semé autour d’eux la haine impuissante et la terreur, et ils ont gardé la domination. Il est intéressant de pouvoir analyser ainsi, dans un cas concret et contemporain, le rôle du grand nomade blanc, qui a changé depuis quinze cents ans la face du Sahara.
Koufra. — Tandis que le dernier réduit des noirs sahariens est ainsi attaqué au sud, une offensive parallèle se poursuit au nord, par des méthodes différentes. Elle a pour centre l’oasis de Koufra.
Ce groupe d’oasis a offert, à l’exploration européenne, les mêmes difficultés que le Tibesti. Rohlfs est le seul Européen qui l’ait vu dans tout le cours du XIXe siècle. La grande guerre y a mené le maréchal des logis Lapierre, dont la relation si courte qu’elle soit est très suggestive. En 1920-1921, Mrs Rosita Forbes, refaisant avec quelques variantes le voyage de Rohlfs, nous a donné de Koufra une description vivante. Hassanein bey a suivi ses traces et complété ses informations. Et c’est tout, il n’y a jamais eu ni occupation par des troupes européennes ni exploration véritablement scientifique. On voit pourtant les grandes lignes.
Le groupe d’oasis est important ; d’après ses dimensions, il doit être peuplé de quelques milliers d’âmes. L’eau y est abondante et à fleur de sol. Elle s’étale en marais et en petits lacs et elle coule librement sans travaux d’art. Lapierre, qui a séjourné des mois, et qui venait du Sahara algérien, aurait vu les puits artésiens et les foggaras s’il en existait. C’est justement là le mystère : d’où peut bien venir cette eau ?
L’isolement de Koufra est extraordinaire ; c’est une situation qui n’a pas sa pareille dans tout le Sahara. Koufra est à peu près exactement au cœur mathématique du désert libyque. En quelque direction qu’on s’en éloigne, il faut franchir quatre ou cinq cents kilomètres de néant pour arriver à une région habitée. C’est précisément ce qui fait son importance. Koufra est la seule étape de la grande route de caravanes, très dure, mais très fréquentée, qui met en communication la Méditerranée et le Borkou, puis au delà du Borkou, le Ouadaï. Cette auréole de 500 kilomètres autour de Koufra est à peu près vierge d’explorations. C’est de beaucoup le blanc le plus étendu de toute la carte saharienne. Il faut se garder de conclusions prématurées. Pourtant, le voyage de Lapierre entre le Fezzan et Koufra nous révèle entre les deux points l’existence d’une route saharienne beaucoup plus accessible assurément que celle d’Aoudjila. Il y a un certain nombre de points d’eau, dont deux sont très beaux, Ouaou el Kebir et Ouaou en Namous. Les « trois grands lacs » d’Ouaou en Namous en particulier, dans une grande cuvette profonde de 280 mètres, ont vivement frappé Lapierre.
Photo d’aviation
Pl. XVII. — Oasis du Souf (région d’El Oued).
Au premier plan, le village. Plus loin, les palmeraies, groupées dans les entonnoirs de sable.
Cliché Gautier
Pl. XVIII. — Au Reggan (bas Touat). Puits d’aération des foggaras.
Chaque taupinière est l’orifice d’un puits. La ligne des puits jalonnant la foggara souterraine, court droit à la palmeraie, qu’on distingue à l’horizon, à gauche. Le bâtiment carré est le caravansérail des autos.
A gauche du portail la tache blanche quadrangulaire porte, au-dessous d’une flèche, l’inscription : Bourem 1200 kilomètres.
On connaît mal la route entre Koufra et le Borkou, la région au nord du Tibesti est parfaitement inconnue. Il est évident que les vallées du massif doivent s’y prolonger plus ou moins et y alimenter une nappe souterraine. Koufra est dans un paysage de falaises et de garas, découpées par l’érosion dans le grès. Le contraste est vif avec la plaine sans fin du serir d’une monotonie désespérante à travers laquelle on arrive à Koufra par le nord. Lapierre a vu dans le sud immédiat de Koufra, une chaîne de montagnes qui serait, d’après les indigènes, un dernier éperon du Tibesti ?
En tout cas, Koufra est resté domaine Tibbou jusqu’à une époque voisine de nous, on le sait déjà. Non seulement à Koufra, mais aussi à Ouaou-el-Kebir, on voit encore, d’après Lapierre, les ruines de villages tibbous. La conquête arabe des Senoussistes est récente. Cette conquête militaire se poursuit et se prolonge par une pénétration pacifique. Les Arabes de Koufra sont une autre espèce d’hommes que les Ouled-Sliman, commerçants, lettrés, affinés, des intellectuels ; ce qui s’accorde très bien, en Orient, avec un fanatisme religieux exaspéré. Le Tibesti et le Borkou ne sont nullement fermés à leur influence. Ils y font du commerce et ils y ont des mosquées, ils y acquièrent des clients et des prosélytes.
Un autre groupe d’oasis serait aussi du domaine Tibbou. C’est le Kaouar, avec les salines de Bilma. Mais ici, nous sommes dans une région saharienne toute différente, très individualisée, le Fezzan.
BIBLIOGRAPHIE
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Tilho. Société de Géographie. T. XXXVI avec carte.
— C. R. Ac. Sc. Tome 168, p. 984, 1081, 1169 et 1236.
Pellegrin (J.). Poissons des Pays-Bays du Tchad. C. R. A. Sc., 19 janvier 1920.
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Rohlfs. Kufra.
Forbes (Mrs Rosita). Article dans Geographical Journal. Londres, LVII, 1921.
Articles divers dans Renseignements coloniaux publiés par le Comité de l’Afrique Française ; 1916, p. 173 ; 1917, p. 193 ; 1920 p. 69 ; 1921, p. 6 et 41, sur l’occupation française au Tibesti et sur Koufra.
Hassanein Bey, Through Kufra to Darfour, G. J . 1924.
CHAPITRE III
LE FEZZAN
Le Tibesti et le Hoggar sont les deux grands massifs montagneux du Sahara ; ils sont de structure analogue, fraternels ; ce sont deux pendants. Mais ils sont séparés par une région profondément déprimée, une coupure large, nette et radicale.
A peu près sous le méridien qui les sépare, la côte méditerranéenne accuse son indentation la plus profonde : le golfe de la grande Syrte, entre Misrata et Ben Ghazi.
Le fond du golfe est de toute la côte le point le plus rapproché de beaucoup du Soudan. Sous ce méridien, la route du Soudan est raccourcie de plusieurs centaines de kilomètres. Un géologue, M. Bernet, qui nous a donné la plus récente étude d’ensemble sur la structure de la Tripolitaine, explique l’indentation de la grande Syrte par l’existence de deux grandes failles grossièrement orientées nord sud, qui l’encadrent de part et d’autre ; la faille de Misrata, si l’on veut, à l’ouest, et la faille de Ben Ghazi à l’est. La faille de l’ouest s’accompagne de venues éruptives au voisinage de Sokna ; elle sectionne l’extrémité orientale du fameux Djebel-es-Soda, la montagne noire, mons Ater des anciens. Bernet estime que ces deux failles, ou ces deux systèmes de failles parallèles, mordent très loin dans l’intérieur du continent ; il a sans doute raison. Le long de ce double système de failles tout le centre du Sahara s’est effondré entre le Hoggar et le Tibesti. Sur le fond de cette dépression on retrouve des accidents d’orientation est-ouest, faisant une grossière croisée à angle droit avec les failles nord-sud. L’Haroudjd el Asouad tend à relier la montagne noire, extrémité du Djebel Tripolitain avec la falaise de Siouah. Plus au sud, des plateaux gréseux portent le nom de Toummo, au point où le sentier des caravanes les traverse. Ces plateaux étroits s’étendent du nord-ouest au sud-est et accusent une sorte de lien entre le Hoggar et le Tibesti. Mais la séparation reste profonde : le Tummo atteint à peine 700 mètres, et de part et d’autre d’immenses cuvettes se creusent, où le niveau oscille autour de 300 mètres au-dessus du niveau de la mer. Vers ces cuvettes basses les deux énormes massifs qui les flanquent inclinent non seulement leurs pentes topographiques, mais aussi d’une façon très générale les assises puissantes de leur plateaux gréseux ou calcaires. Et, par conséquent, ils acheminent vers ces points bas une portion considérable de leurs réserves en eau : cette eau sourd avec une abondance remarquable pour le désert ; elle alimente des groupes et des chapelets d’oasis. A ce chapelet de cuvettes basses et d’oasis qui coupe transversalement le Sahara tout entier sous le méridien de la grande syrte, on peut donner le nom général de Fezzan, qui appartient plus particulièrement au groupe d’oasis le plus puissant et le plus massé.
Ici donc, non seulement la distance totale entre la Méditerranée et le Soudan est considérablement réduite ; mais les oasis jalonnent aux caravanes une route facile. Le Fezzan est la voie de communication transsaharienne la plus importante historiquement après le Nil. Nous en sommes prévenus tout de suite par la persistance de noms géographiques depuis l’antiquité : mons Ater, Phazania, Djerma qui conserve le nom illustre des Garamantes ; et les événements qui expliquent cette persistance sont en pleine lumière historique. Les Syrtes étaient dans leur quasi totalité domaine carthaginois et il est clair que Carthage ne s’est pas désintéressée du commerce transsaharien ; Hérodote, cinq siècles avant J.-C., connaît la route du Fezzan. L’empire Romain, successeur de Carthage, a plus ou moins dominé la Phazania ; à différentes reprises, il y a envoyé des expéditions militaires ; l’histoire garde le souvenir de deux explorations romaines qui ont poussé par le Fezzan jusqu’aux pays des hippopotames. Rome a laissé quelques monuments archéologiques jusqu’à Garama (aujourd’hui Djerma), ancienne capitale du Fezzan.
Pline nous donne des renseignements détaillés sur les deux routes qui menaient et qui mènent encore de la Tripolitaine au Fezzan. La plus longue et la plus facile, parce que semée de points d’eau, passe par Sokna, et le mons Ater. Les Romains, sous Vespasien, en 70 après J.-C., en découvrirent une autre occidentale, qui raccourcissait la route de dix jours, et qui était beaucoup plus dure. C’est la route de Tripoli à Mourzouk, suivie par Barth, qui traverse les solitudes de la Hammada-el-Homra. Tout cela est parfaitement précis. Ce pays dont la raison d’être depuis deux millénaires est d’être une voie de passage, a naturellement offert à l’exploration européenne ses premières facilités. C’est par le Fezzan que Barth a réussi le premier voyage scientifique transsaharien au Soudan Central. Après lui, Rohlfs, Duveyrier, Nachtigall ont été cordialement accueillis au Fezzan et y ont séjourné. C’est la partie la plus ouverte du Sahara ; le contraste avec le Tibesti ne saurait être plus complet.
Aujourd’hui pourtant le Fezzan reste somme toute assez mal connu. C’est que l’occupation italienne a été très brève, tout de suite interrompue par la guerre. Elle n’a pas eu le temps de conduire à des études précises de topographie et de géologie. Nous n’avons guère autre chose que les témoignages des explorateurs, nécessairement très lacunaires.
Fezzan proprement dit. — On voit assez nettement du moins le Fezzan proprement dit, le groupe très important d’oasis qui a eu pendant toute l’antiquité Garama-Djerma pour capitale, et qui a aujourd’hui Mourzouk. La topographie générale ressort assez bien. Le lien est avec les dernières pentes du massif touareg. Le Fezzan proprement dit est dans les parties basses et au débouché de grandes vallées descendues de l’ouest : ouadi Chiati, Oued-ech-Chergui. Comme il est ordinaire dans les basses vallées quaternaires, les dunes ont pris un énorme développement. C’est l’erg Edeyen, un pendant assez exact des ergs algériens de l’Igharghar et de la Saoura ; c’est un erg humide, humain, habitable. L’eau s’y présente sous forme de lacs, non pas de lacs temporaires, de chotts, mais de lacs d’eau vive, parfois profonde, généralement saumâtre ou salée, mais parfois douce. Ils sont presque toujours entourés de palmiers. Le plus célèbre est le Bahar-ed-Doud, le « lac des vers » ; et son nom a un lien avec sa notoriété. Il nourrit une faune de larves qui éclosent en insectes diptères (Arthemia Oudneii) ; sous leur forme larvaire ils sont une ressource alimentaire pour les indigènes. L’erg de l’Igharghar a un lac de ce genre, cratériforme et profond, qui est évidemment un évent de nappe artésienne. Il est probable que les lacs du Fezzan ont une origine analogue. Duveyrier mentionne au Fezzan quelques puits artésiens et quelques foggaras ; manifestement ce sont des exceptions ; en général l’eau paraît se présenter à fleur de sol ou dans des puisards. Duveyrier figure, au-dessus d’un puisard, un appareil à élever l’eau, qui est assez monumental, qui représente un progrès sérieux sur le chadouf des puits à bascule ordinaires, et qui sent sa vieille civilisation. Il est évident qu’ici, dans ce pays où l’eau sourd et s’étale à fleur de sol, le cultivateur a eu moins besoin de technique compliquée d’irrigation, quoiqu’il en eût à sa disposition.
Ce groupe d’oasis s’étale très largement. Au nord, il se relie presque à la Tripolitaine par Sokna ; au sud, il s’étend loin dans la direction de Toummo. Barth et après lui Duveyrier et Nachtigall en évaluent la population à 50.000 âmes, chiffre très approximatif. Nachtigall en vante l’excellence des dattes. Le capitaine italien Petragani, prisonnier au Fezzan pendant la grande guerre, a été frappé de sa décadence et de sa misère, dues à son état politique exclusivement : la population en serait tombée au chiffre approximatif de 12.000. Par l’abondance de l’eau à fleur de sol et le nombre des palmiers, le Fezzan a peut-être des rivaux sur la périphérie du Sahara, mais non pas dans la situation où il se trouve, au cœur du désert. C’est un cas unique.
Aussi paraît-il toujours avoir été réuni en un centre politique distinct, une sorte de petit empire. En mettant bout à bout les témoignages des auteurs anciens, ceux des chroniqueurs arabes, les traditions indigènes, Nachtigall arrive à reconstituer une histoire du Fezzan qui est satisfaisante dans l’ensemble. Les avatars de cette histoire accusent les influences successives du nord et du sud ; le Fezzan a changé de capitale suivant que ses maîtres avaient leur lien d’origine avec la Méditerranée ou le Soudan. Mourzouk, la capitale actuelle, est d’hier, elle est turque. La Phazania des Garamantes, au temps de l’influence romaine, a eu pour capitale Djerma-Garama. Les dynasties d’origine berbère ou arabe ont eu pour centre Zouila. Une dynastie soudanaise, Bornouane, a laissé des traces profondes à Traghen, où les noms de lieux et de rues portent encore des noms empruntés à la langue Kanouri. Le mélange des sangs s’accuse dans le type ethnique, qui est extrêmement confus. On retrouve des Arabes, des Berbères, des Haoussas, des Tibbous, et toutes les nuances intermédiaires. La prédominance des peaux noires avait frappé Duveyrier, qui a échafaudé toute une théorie sur les Garamantes, qui, suivant lui, étaient incontestablement des noirs purs, propagateurs au Sahara d’une civilisation purement nigritienne. Cette théorie n’est pas absurde, si on n’en pousse pas trop loin les conséquences dans le détail. Nachtigall, en somme, semble s’y rallier avec prudence, puisqu’il reconnaît au type humain actuel, en moyenne, et dans la mesure où on peut le dégager, une certaine parenté avec le type tibbou. Cependant un pays situé comme le Fezzan n’a jamais pu, sans doute, même au temps lointain des Garamantes, se dégager des influences septentrionales. D’autre part, c’est essentiellement une région d’oasis : à l’ombre des palmiers, où la malaria sévit, la race blanche n’arrive pas à éliminer la noire.
Le Kaouar et Bilma. — Au sud des monts Toummo, les oasis qui mettent le Fezzan en communication facile avec le Tchad ont une importance beaucoup plus humble que le Fezzan proprement dit. Les plus notoires sont celle du Kaouar, à cause de leurs salines qui portent le nom de Bilma. Le sel y est très pur, d’une fabrication traditionnelle très soignée, livré au commerce en pains compacts de transport facile. Ces salines situées sur la plus belle route caravanière du Sahara contribuent à son animation ; et la réciproque est vraie ; elles seraient moins prospères apparemment si elles se trouvaient ailleurs.
Le Kaouar est nettement Tibbou, comme d’ailleurs un certain nombre d’oasis du Fezzan méridional, Qatron par exemple.
BIBLIOGRAPHIE
Outre Nachtigall, déjà cité :
Barth (H.). Travels and discoveries in north and central Africa. London, 1852-1853.
Rohlfs. Quer durch Afrika.
Duveyrier. Exploration du Sahara. Paris, 1864.
Bernet (E.). Contribution à l’étude géologique de la Tripolitaine. Bull. Soc. Géol. Fr. 1912, p. 385.
Petragani. Quatre ans de captivité au Fezzan. (Renseignements coloniaux du Comité de l’Afrique Française, avril 1922.)
CHAPITRE IV
LE SAHARA TOUAREG
Tout le reste du Sahara, toute la partie occidentale au delà du Fezzan est un monde à part qui a de grands traits généraux communs. Il est tout entier dominé au nord par la chaîne de l’Atlas, à la vie de laquelle il est plus ou moins associé. Les grandes tribus nomades, Arabes et Berbères, qui habitent l’Atlas d’une part et le Sahara de l’autre, se sont prêté à travers l’histoire un appui mutuel. Ici le désert est en communication largement ouverte avec des steppes étendues, réservoir de races nomades méditerranéennes. D’autre part la structure même du Sahara Occidental, le grand développement des vallées quaternaires et, par conséquent, des pâturages, offre à la vie nomade des facilités d’expansion. Sur toute son étendue, jusqu’aux lisières du Soudan et même au-delà, le nomade domine sans difficulté le sédentaire et le tient étroitement assujetti. C’est une situation exactement inverse de celle qu’on a vue au Sahara égyptien. Parmi ces nomades, les Arabes jouent un rôle important, mais limité à la périphérie : on les trouve au pied de l’Atlas saharien et en Maurétanie. Mais le cœur du Sahara Occidental appartient aux Berbères et particulièrement à la curieuse tribu des Touaregs. Pour la commodité de l’exposition et pour souligner un phénomène remarquable de géographie humaine on peut convenir de donner au Sahara Occidental le nom de Sahara touareg.
Son originalité tient à son altitude massive. Il est vrai que le sommet le plus élevé du Sahara est l’Emi Koussi du Tibesti, dans le Sahara Oriental. C’est que l’Emi Koussi est un volcan tout frais, intact. Les volcans du Sahara Occidental sont plus vieux, dégradés et usés. Mais le Tibesti par sa masse n’est pas comparable au puissant massif Touareg. Il se dresse isolément et brusquement au milieu de dépressions immenses, le Fezzan, le Borkou, le désert libyque. Ce sont les dépressions qui tiennent dans tout le Sahara Oriental de beaucoup la plus grande place. Dans le Sahara Occidental, ce sont au contraire les massifs en saillie.
Le nom de Hoggar (ou Ahaggar) s’applique au sommet du massif. Il y a là une sorte de plateforme érodée où les champs de laves tiennent une grande place, qui a 250 kilomètres de grand diamètre, où l’altitude se maintient partout supérieure à 2.000 mètres, et sur laquelle les volcans démantelés font saillie jusqu’au voisinage de 3.000 mètres. Cette plateforme s’appelle l’Atakor du Hoggar ; autour d’elle, l’altitude reste élevée, elle diminue progressivement par des pentes insensibles à l’œil. Le Hoggar se prolonge au nord par d’autres massifs touaregs très étendus, où l’altitude se maintient largement au-dessus de 1.000 mètres : le Tassili, le Mouidir, l’Ahnet. Plus au nord encore, le Tinr’ert, les Matmatas, le Tadmaït, la chaîne d’Ougarta, en saillie accusée jusqu’à 700 mètres, vont rejoindre l’Atlas. Au sud du Hoggar, les massifs de l’Aïr (jusqu’à 1.700 mètres) et de l’Adrar des Iforas (un millier de mètres) établissent la liaison avec le Soudan. Du côté de l’Océan, la côte est dominée à distance par d’autres massifs, les Eglabs (700 mètres), l’Adrar de Mauritanie (500 mètres). Tout le Sahara Occidental est parsemé d’un hérissement de massifs puissants qui se continuent ou se touchent. S’il était possible de calculer en chiffres son altitude moyenne, elle s’avèrerait certainement bien supérieure à l’altitude moyenne du Sahara Oriental.
LE HOGGAR
Fig. 10.
Ici comme là, la composition géologique est la même dans les grandes lignes, pénéplaines de vieilles roches, souvent recouvertes de plateaux gréseux ou calcaires. Mais ici tout cet ensemble a été soulevé, dénivelé, basculé, et des conditions nouvelles sont nées. C’est la partie du Sahara où les réseaux d’oueds quaternaires, encore reconnaissables et presque cohérents, couvrent de beaucoup les plus grands espaces. Le Sahara Occidental a conservé bien plus que l’autre un modelé désertique jeune ; nous avons dit que c’était une condition favorable à la diffusion des pâturages et par conséquent de la vie nomade.
Le Sahara algérien. — Il faut mettre à part la partie du Sahara qui s’étend entre l’Algérie-Tunisie et le coude du Niger. Elle est de beaucoup la mieux connue, parce que, dans le dernier quart du siècle, elle a été militairement occupée ; et elle a d’ailleurs son originalité propre. Ici comme ailleurs, le nomade ne peut pas vivre sans l’appui que lui fournit l’oasis, et nous avons ici les oasis les mieux étudiées et les plus intéressantes de tout le Sahara peut-être, les oasis égyptiennes mises à part.
R’adamès et R’at. — Un petit groupe oriental d’oasis est d’affinités indécises : ce sont R’adamès et R’at. A considérer le réseau des oueds fossiles, elles appartiennent toutes les deux au bassin de l’Igharghar, et leurs liens avec le Sahara algérien ne sont pas niables. Mais, d’autre part, leurs liens avec le Sahara tripolitain ne le sont pas davantage. R’adamès et R’at jalonnent exactement la frontière politique, du côté tripolitain.
R’adamès est à la lisière orientale du grand erg de l’Igharghar ; dans le lit d’un oued qui descend du djebel Nefoussa, et qui, avant l’enfouissement sous les dunes, allait certainement rejoindre le Bas Igharghar. Les conditions géologiques ont été étudiées par Pervinquières. Nous savons par lui que l’eau de R’adamès est artésienne comme celle du Djerid et de l’oued R’ir, sur l’autre lisière tunisienne et algérienne du grand erg. Mais ce n’est pas de l’eau de puits, c’est une belle source naturelle à la disposition de l’homme depuis toujours, sans recherche et sans effort.
Il y a là probablement une relation avec l’antiquité historique de R’adamès. Elle a été plus ou moins Carthaginoise et Romaine, sous son nom de Cydamus, aisément reconnaissable. On y a trouvé une inscription en caractères grecs et en langue inconnue ; une inscription latine qui mentionne la garnison romaine, un détachement de la IIIe légion Augusta. On y a trouvé aussi des ruines d’un caractère indécis, mais que Duveyrier rapproche d’autres ruines analogues à Garama-Djerma dans le Fezzan. Le même Duveyrier a été frappé de trouver en usage chez les R’adamésiens non seulement leur dialecte berbère propre et l’arabe, mais aussi le haoussa. Il a admiré leur esprit d’entreprise et leur organisation commerciale, attestant des relations régulières avec le Tchad et le Niger. Evidemment il y a là un legs du passé. En un lieu dit Tabelbalet, sur la lisière de l’erg, très loin dans le désert, presqu’à mi-chemin entre R’adamès et In Salah, on a trouvé un lot de pierres taillées en forme de pain de sucre, avec figuration grossière d’une face humaine, évoquant l’idée de bétyles phéniciens ; apparemment une trace de rayonnement carthaginois, avec R’adamès pour base. Il y a eu là évidemment un poste avancé du commerce méditerranéen à travers le Sahara.
R’at est très loin dans l’intérieur, sous le parallèle et non loin du Fezzan. Elle ne semble pas avoir de passé ; elle aurait gardé le souvenir de sa fondation il y a quatre ou cinq siècles. Elle a des sources dont le caractère artésien est attesté par le voisinage de puits. R’at est d’ailleurs dans une vallée encaissée dans les plateaux gréseux touaregs, réservoir naturel de nappes aquifères ; au bas de leurs pentes, à 700 mètres d’altitude seulement. L’orientation de la vallée et celle des crêtes qui la longent sont nettement nord-sud. Le prolongement d’une ligne R’at-R’adamès passe exactement par la côte de la Tunisie sur la petite Syrte, c’est-à-dire par l’extrémité orientale de l’Atlas. Y a-t-il là un grand accident sub-méridien, une des failles le long desquelles le massif touareg s’effondre vers le Fezzan ? Et cet accident a-t-il un rapport avec l’émergence de nappes artésiennes dans les deux oasis ?
Cliché du service photographique du Gouvernement Général
Pl. XIX. — Oasis de Tolga, près Biskra ; un puits artésien.
Cliché Gautier
Pl. XX. — Une khottara (chadouf égyptien) dans l’oasis de Timmoudi, bas de l’oued Saoura.
R’at a ses relations naturelles avec le Fezzan dont elle est une sorte d’avancée. Pourtant elle est sous la domination des Touaregs Azgueurs du Tassili. Une route suivie par Barth la relie avec l’Aïr, c’est-à-dire avec le Niger, en utilisant les puits de l’oued Tafassasset. C’est la route directe de R’adamès au Niger.
Nous retrouvons ici la situation ambiguë des deux oasis sur la frontière de deux provinces.
Oasis algériennes. — Les oasis propres du Sahara algérien sont un autre monde ; elles ont des caractères communs. C’est d’abord d’avoir été beaucoup étudiées et d’être bien connues. Mais il y en a un autre : la rareté des sources, de l’eau aisément accessible. Dans le domaine de la Saoura, non loin de l’Atlas, il y a quelques oasis alimentées par de belles sources d’eau courante, Tar’it, par exemple, et Beni-Abbès. A l’autre extrémité du Sahara algérien, près la frontière tunisienne, sur le bord septentrional du grand erg, les oasis du Souf sont une curiosité. On les désigne aussi sous le nom d’El Oued qui est le mot arabe. L’eau s’y trouve en nappe étendue à fleur de sol sous le sable. Chaque jardin est un entonnoir creusé dans le sable jusqu’à la nappe ; le travail du jardinier n’est pas d’irriguer ses cultures, qui ont de l’eau en abondance, mais de rejeter le sable qui les envahit par l’éboulement des parois.
Ce sont là des cas exceptionnels ; dans la grande majorité des oasis sud-algériennes, il a fallu de grands travaux, puits artésiens ou foggaras, pour aller chercher la nappe d’eau dans les profondeurs du sol. Les oasis sahariennes d’une façon générale semblent se diviser en deux catégories. Dans des provinces étendues, le Fezzan, le Borkou, voire même à Koufra, et naturellement dans la vallée du Nil, l’eau est à fleur de sol, à la disposition de l’homme. Les oasis égyptiennes du désert libyque, d’une part, et les oasis algériennes de l’autre, semblent être les seules provinces où un travail souterrain considérable a été nécessaire. Et malgré l’éloignement, le lien entre les deux n’est pas attesté seulement par la similitude des techniques, il l’est aussi historiquement. Duveyrier a dessiné à R’adamès un bas-relief dont l’inspiration égyptienne est évidente. Les indigènes de l’oued R’ir attribuent l’origine de leurs puits artésiens à Doul Qorneïn, ce qui signifie le Bi-Cornu ; c’est le nom que le Coran donne à Alexandre le Grand, mais bien entendu à Alexandre considéré comme l’incarnation d’Ammon, le dieu à tête de bélier. Les auteurs anciens, Corippus, par exemple, signalent l’importance du culte du bélier chez les tribus sahariennes. A Tamentit (Touat) on a trouvé une idole de pierre à tête de bélier, qui a été publiée par Martin. En différents points de l’Atlas saharien (Figuig entre autres) des gravures rupestres représentent un bélier à tête surmontée du disque solaire flanqué d’urœus, qui est évidemment Ammon. Tout cela confirme ce que nous savons par ailleurs de Siouah, l’oasis de Jupiter Ammon, porte d’entrée au Sahara des influences égyptiennes.
Les oasis du Sahara algérien se divisent en deux groupes très nets : l’oriental qui est le domaine des puits artésiens ; l’occidental qui irrigue avec des foggaras.
A l’est, la vallée du Bas Igharghar est un immense synclinal très régulier, où toutes les couches ont une allure en fond de bateau, en cuiller, depuis le crétacé qui est à la base, jusqu’aux atterrissements épais qui le recouvrent. Les sources ne font pas complètement défaut : les indigènes leur donnent le nom de bahar, qui signifie littéralement la mer, mais qui s’applique couramment à toute eau vive et profonde. Les bahars sont de petits lacs souvent cratériformes et dont la profondeur peut être extraordinairement grande pour leur superficie minuscule ; elle atteint trois ou quatre dizaines de mètres : ce sont des évents plus ou moins obstrués de la nappe profonde. Ils servent de refuge à une faune résiduelle tropicale de poissons dont le cat-fish est le représentant le plus volumineux. Les bahars, très rares et saumâtres, ne présentent pas aujourd’hui d’intérêt pratique. A l’origine, ils ont pu donner l’idée des puits artésiens, à eau jaillissante, qui alimentent en totalité les très belles oasis : celles du Djerid et du Nefzaoua en Tunisie, celles de l’oued R’ir et d’Ouargla en Algérie. L’occupation française est déjà ancienne ; ces oasis — éparpillées au pied de l’Atlas sont d’accès facile, le chemin de fer a été poussé jusqu’à Touggourt, capitale de l’oued R’ir et il ira bientôt jusqu’à Ouargla. Il va sans dire que les puits artésiens sont forés aujourd’hui par nos procédés européens. Mais les méthodes indigènes n’ont pas encore tout à fait disparu ; en tout cas elles sont bien connues. La comparaison avec l’Égypte est intéressante. Dans les oasis égyptiennes, d’après les descriptions du Geological Survey, les Européens ont trouvé entre les mains des puisatiers indigènes un outillage déjà évolué, et, par exemple, une longue tige métallique pour le forage de la dernière couche dure ; c’est que l’Égypte est le centre le plus intelligent et le plus civilisé de l’Orient. Dans les oasis algériennes, le puisatier, en dehors d’une pioche et d’un couffin, n’avait que ses mains nues, et il suppléait à la pauvreté de son outillage par des procédés à lui. Les puisatiers étaient mieux qu’une corporation, une tribu, où on se transmettait de père en fils non seulement des traditions, mais un entraînement atavique, une adaptation de l’organisme. Ils pouvaient séjourner sous l’eau un nombre étonnant de minutes et supporter au fond du puits la pression d’une colonne d’eau extraordinairement épaisse ; ils acceptaient d’ailleurs avec l’héroïsme tranquille de l’accoutumance les aléas d’un métier redoutable. C’étaient eux, évidemment, et non pas leurs collègues évolués du désert libyque, qui avaient gardé intactes les traditions des vieux puisatiers égyptiens, admirés par Olympiodore.
Sous les palmiers irrigués par ces puits artésiens, et après un demi-siècle d’organisation française, vit une population officiellement recensée de 200.000 âmes environ. Ils cueillent et ils exportent au loin la meilleure datte peut-être de la planète, la fameuse « deglat nour », un fruit de luxe, dont la seule existence suppose une longue sélection, des traditions antiques de jardinage, une vieille civilisation.
Les oasis orientales sont plus ou moins groupées au fond de la cuvette, au pied de l’Atlas ; l’oasis la plus méridionale qui est Ouargla n’en est pas éloignée de plus de 300 kilomètres. Tout autre est la distribution des oasis occidentales. Au lieu d’être groupées, elles sont alignées à la queue leu-leu en ruban immense, entre l’Atlas saharien de Figuig sur la frontière marocaine d’une part, et l’oasis d’In Salah d’autre part. Ce ruban de verdure, extrêmement simple et mince, a 1.200 kilomètres de long : c’est une « rue de palmiers », comme disent les auteurs arabes ; elle est si longue, disent ces mêmes auteurs avec quelque exagération orientale, qu’une chamelle de caravane saillie à un bout aurait le temps de mettre bas avant d’arriver à l’autre ; elle conduit sans interruption de l’Atlas au cœur du Sahara, au pied du Hoggar. La « rue de palmiers » se divise en secteurs, dont voici la succession du nord au sud : oasis de la Saoura, Gourara, Haut et Bas Touat, Tidikelt. Mais toutes ces oasis sans exception ont un caractère commun : elles jalonnent régulièrement une limite géologique entre la pénéplaine de vieilles roches d’une part, et d’autre part les plateaux crétacés et tertiaires. La ligne des oasis suit la limite géologique dans ses moindres inflexions : le rapport est évident. Les grands plateaux crétacés et tertiaires aux assises doucement et régulièrement inclinées vers les oasis, absorbent pour une bonne part les pluies qui tombent, et dont l’extrême rareté en un point déterminé est compensée par l’immensité des bassins récepteurs ; ils restituent cette eau en suintements sur leur périphérie. Ces suintements pourtant ne suffisent à l’irrigation qu’à la condition de les aider, de les dégorger. Il a fallu que l’homme intervienne en captant les sources. Il l’a fait au moyen de foggaras. Ces galeries souterraines de captage sont pour le pays un travail aussi prodigieux en leur genre que les puits artésiens. Elles sont assez spacieuses pour qu’un petit homme à la rigueur puisse y circuler d’un bout à l’autre ; leurs têtes atteignent en certains points une profondeur de 60 à 70 mètres au-dessous de la surface ; sur toute leur longueur, de distance en distance, elles sont jalonnées de puits d’aération, dont les orifices avec leur bourrelet de terres rejetées font un paysage de taupinières ; le développement total de ces galeries est incalculable ; pour une seule oasis déterminée, celle de Tamentit, par exemple, il peut atteindre une quarantaine de kilomètres. Autour d’une oasis quelconque, dans un rayon de plusieurs kilomètres, tout le sol est miné ; on y circule avec précaution. C’est un travail comparable par son importance à celui d’un métropolitain de grande ville.
D’après les descriptions du Geological Survey, les foggaras du désert libyque, de conception identique, ont été construites par les Romains en pierres de bel appareil, en murs réguliers ; elles sentent l’administration civilisée. Au Touat, rien de pareil : l’ouvrier n’a guère que son corps et ses mains nues ; il supplée à l’indigence de l’outillage par une ingéniosité instinctive et un acharnement animal ; c’est une taupe humaine. Spectacle admirable.
Ainsi, du groupe oriental au groupe occidental, ce n’est pas l’animal humain qui change ; ce sont les conditions géologiques ; la taupe a su s’y adapter. Non pas sans tâtonnement, cependant. Dans quelques oasis sur la frontière du Touat et du Gourara, il y a des puits artésiens indigènes qui donneraient de l’eau en abondance, mais non pas jaillissante, puisque évidemment, par la structure du sous-sol, la pression fait défaut. Ces puits sont isolés et inutilisés parce qu’ils sont inutilisables.
C’est qu’en effet pour irriguer une oasis sérieuse, il ne faut pas seulement de l’eau, il la faut dans certaines conditions de rendement et d’exploitation financière. Le puits ne suffit pas, fût-il inépuisable.
Dans le groupe occidental des oasis, il y a en certains points des puisards ; surtout dans le lit de la Saoura, où la régularité des crues entretient des nappes superficielles. Ce sont des puits à bascule, on les appelle ici Khottara, mais c’est exactement le Chadouf égyptien qui a été si souvent décrit et figuré. C’est un système ingénieux, qui sent lui aussi sa vieille civilisation ; notre poulie est remplacée par une longue perche alourdie à un bout par une grosse pierre qui sert de balancier ; un gros seau en cuir à longue manche qu’on appelle « dellou » est parfaitement adapté. Avec ce système, il est aisé de tirer un seau d’eau. Mais pour irriguer un jardin il faut une terrible quantité de dellous. On irrigue la nuit pour diminuer l’évaporation. Qu’on se représente la vie d’un homme qui, du crépuscule à l’aurore, 365 nuits par an, refait sans discontinuer le geste de tirer un dellou.
Il y a pourtant au Sahara algérien un groupe important d’oasis qui paraît au premier abord vivre exclusivement de ses puits. C’est le M’zab(43.000 hts). Il n’appartient proprement ni au groupe oriental, ni au groupe occidental. Il est à mi-chemin entre les deux, au milieu des effroyables solitudes du plateau crétacé. Les palmeraies du M’zab sont au plus creux de lits d’oueds quaternaires, pour se rapprocher de la nappe souterraine. Les puits creusés dans le calcaire le plus dur ont pourtant une soixantaine de mètres. La profondeur rend la Khottara inutilisable. Ce sont des bêtes, ânes ou chameaux, qui tirent les dellous : mais l’entretien de ces animaux est coûteux. Le M’zab subsiste parce que les M’zabites sont un peuple à part. Toute la partie mâle et adulte de la population vit au loin dans les grandes villes d’Algérie ; ils y sont commerçants, usuriers, banquiers, accumulant de grosses fortunes. Comme les Juifs, les Arméniens, dont ils sont un équivalent, ils ont entre eux un lien religieux ancien ; ils sont une secte musulmane très fermée, très jalouse de sa foi et de son autonomie. Le M’zab est pour eux un jardin de plaisance et une citadelle ; une fantaisie ou une nécessité coûteuse, mais non pas certes un placement. Il retournerait au néant si la prospérité financière de la tribu venait à s’écrouler.
Pour qu’une oasis subsiste par elle-même, il lui faut de l’eau qui sourde à un niveau supérieur à celui du jardin et qui vienne toute seule, en suivant la pente, sans effort humain, irriguer le pied de chaque palmier. Seuls les puits artésiens et les foggaras remplissent cette condition : c’est en somme une énorme immobilisation de capital pour réduire au minimum la main-d’œuvre, un chef-d’œuvre délicat d’aménagement économique et financier pour mettre en équilibre le prix de revient et le rendement.
Il faut montrer le calcul minutieux des facteurs économiques dans de menus détails. Et, par exemple, le chien est inconnu aux oasis, non qu’il ne puisse y vivre ; il y a vécu. Dans les oasis du sud tunisien, d’après Pline et el Bekri, on mangeait le chien, qui, pour le musulman, est un animal impur. Il a disparu évidemment le jour où la diffusion de l’Islam l’a rendu inutilisable comme animal de boucherie ; il a été éliminé comme bouche inutile. Dans toutes les oasis on admire le grand nombre des latrines très bien tenues. C’est que l’engrais est trop précieux pour le laisser perdre.
Il faut mentionner l’existence d’instruments ingénieux qui servent à mesurer l’eau goutte à goutte et minute par minute pour le partage entre les usagers. L’un qui est du type de la clepsydre mesure le temps ; un autre, qui a la forme d’un peigne fixé à la patte d’oie des petits canaux d’irrigation, partage entre ses dents le volume total de l’eau d’après une jauge calculée au prorata des droits. La propriété et l’usage de l’eau sont déterminés par toute une législation minutieuse et ingénieuse de coutumes, qui supposent une longue élaboration à travers les siècles ou les millénaires. Il y aurait là toute une étude qui a été esquissée par Brunhes. Tout cela, bien entendu, outillage et coutumes, a son origine dans les vieilles civilisations orientales.
Notez encore l’aspect architectural des bourgades sous les palmeraies. Ce sont des « ksars », c’est-à-dire des bourgs fortifiés ; le Sahara n’est pas un lieu où on puisse dormir portes ouvertes. A de très rares exceptions près, murailles et maisons sont construites en pisé, en briques crues de boue durcie. La pauvreté des matériaux fait ressortir la complexité des constructions ; les maisons ont plusieurs étages, des cages d’escalier ; les rues ont des passages couverts, l’aspect est urbain ; et la vie sociale est urbaine elle aussi : il y a des marchés, des boutiques, des lieux de promenade, des cafés, des lieux de plaisir. Tout cela est indispensable au nomade qui demande à l’oasis ce que le matelot demande au port de relâche ; le réapprovisionnement facile et la revanche grossière des longues abstinences. Un ksar, si minuscule qu’il soit, n’est jamais un village, c’est une ville en boue durcie. La Babylone d’Hérodote était sur ce modèle.
De quelque côté qu’on se tourne ici on retrouve toujours la vieille civilisation orientale millénaire. Et elle frappe davantage parce qu’elle n’a plus aujourd’hui pour gardiens que de pauvres sauvages négroïdes. Les indigènes des oasis sont en grande majorité des « haratin ». Le mot semble signifier étymologiquement cultivateurs, paysans. Mais, dans l’usage du langage, il s’applique exclusivement aux cultivateurs nègres. Cette association d’idées est toute naturelle : à l’ombre des palmiers la malaria interdit à la race blanche l’effort physique et même la durée. Dans le métissage le sang blanc tend à être éliminé. Les « Ksouriens », c’est-à-dire les habitants des ksars, sont en bloc des négroïdes.
Ce n’est pourtant pas le lieu de trop se souvenir que le Sahara fut jadis nègre dans sa totalité. Les Ksouriens sont l’inverse des Tibbous ; ils n’ont pas l’air autochtones. Non seulement ils n’ont en bloc aucune tradition commune et ancienne, mais encore individuellement chacun d’eux garde généralement le souvenir d’un grand-père ou d’un aïeul venu comme esclave d’un point quelconque du Soudan. La seule langue des Ksouriens en dehors de l’arabe est le berbère ; dans certains coins il y a pourtant un sabir soudanais ; mais c’est nettement un sabir, un pot-pourri de vingt langues nègres différentes. Tout se passe comme si les haratin des oasis occidentales (une cinquantaine de mille âmes) étaient le résidu laissé par des siècles d’importation ininterrompue d’esclaves noirs. S’il y a un substratum plus ancien on ne le discerne plus.
Ce n’est pas très étonnant. Nous sommes ici dans la partie du Sahara où la race blanche, appuyée sur les Maugrebins de l’Atlas, a tout balayé devant soi. On a déjà dit que les oasis du Sahara algérien sont toutes de fondation authentiquement récente, à peu près datée historiquement du VIe siècle après J.-C. pour le Gourara, au XVIIIe pour certaines oasis du Tidikelt. Dans cette région où la palmeraie dans la majorité des cas est étroitement associée à l’irrigation savante d’origine orientale, il est d’autant plus naturel d’admettre que cette irrigation savante a été importée par la grande invasion des nomades pâtres de chameaux.
Les nomades. — Ces nomades, qui ont été probablement les créateurs des oasis, en sont en tout cas les maîtres. Ils sont généralement, à titre individuel, propriétaires des palmiers ; ils apparaissent au moment de la maturité des dattes pour faire ou contrôler la cueillette. Les haratin ne sont que métayers à un faible pourcentage de la récolte ; des « khammès » comme on dit en arabe, d’un mot qui signifie cinq, parce qu’ils ont droit à un cinquième de ce qu’ils font pousser. Par surcroît, chaque groupe d’oasis appartient politiquement à une tribu nomade suzeraine. Les fortifications des ksars n’ont de sens que vis-à-vis des ksars voisins ; ils n’indiquent aucune pensée de résistance à la tribu suzeraine, dont on escompte la protection militaire contre d’autres tribus nomades, un peu comme les serfs de notre moyen-âge escomptaient la protection de leurs barons. Les nomades sont la seule force armée, la guerre est leur métier, leur gagne-pain.
Cette servilité des Ksouriens apparaît toute naturelle si on considère ce que sont les nomades. Et d’abord ils sont d’une autre race, ils sont tous des blancs incontestables. Hors de l’oasis, dans les grands espaces désertiques, sous un climat sec à contrastes violents, une acclimatation de la race négroïde n’est pas impossible. Le cas des Tibbous le montre. Mais le blanc méditerranéen est chez lui, son organisme est tout accommodé.
D’ailleurs les nomades sahariens sont des blancs sélectionnés par leur genre de vie. Le Sahara Occidental tel que nous l’avons décrit est sillonné de routes très dures, mais à la rigueur praticables. Ces routes ont fait le nomade. On s’en douterait rien qu’à comparer la selle du méhari en usage dans le Sahara Occidental avec la selle soudanaise des Egyptiens. Celle-ci est très grande, elle encastre la bosse du chameau et elle en recouvre tout le dos ; elle est confortable, on peut presque s’y coucher : mais elle est très lourde. Au Sahara Occidental, la « rahla », littéralement la voyageuse, est un petit assemblage de quatre planches, qui se place en avant de la bosse, et sur laquelle on ne peut être assis qu’en posant les pieds nus sur le cou du chameau, en guise d’étriers. C’est un miracle de légèreté ; elle convient à des gens qui demandent couramment à leurs bêtes des randonnées formidables, et pour qui quelques kilos de plus ou de moins sont d’importance immense. Ces randonnées éternelles au désert, qui imposent à l’organisme un extrême effort physique, uni à une extrême sobriété, entraînent des corps magnifiques, minces et musclés. Un bon type de nomade saharien est le Massinissa des auteurs latins qui, à 80 ans, conduisait une charge de cavalerie et avait un enfant.
Le moral est à l’avenant. Il faut se représenter ces routes du Sahara, où un instant d’inattention, une faiblesse momentanée, un manque de sang-froid entraîne la mort par la soif. Et la soif n’est pas le seul danger ; il y a l’homme. Une trace inconnue qui croise le sentier annonce peut-être une embuscade. On ne s’attarde pas aux points d’eau trop repérés ; on remplit rapidement l’outre, et on va s’arrêter plus loin, généralement après un crochet calculé pour dérouter la poursuite éventuelle, toujours possible. On est dans « bled-el-khouf », le pays de la peur, ou « bled-es-sif », le pays du sabre. Cette vie donne à l’œil et à certains côtés de l’intelligence une acuité qui fait l’admiration des Européens. Un nomade parfaitement inculte, interrogé par un explorateur, dessinera du doigt sur le sable une carte intelligible. Il a le sens topographique, puisque la direction est pour lui une question de vie ou de mort. Il reconnaîtra un tel, de telle tribu, à l’empreinte laissée par un pied nu ; aussi sûrement qu’un policier d’Europe identifie un malfaiteur à l’empreinte de son pouce. Pas n’est besoin de dire à quel point l’ombre toujours présente de la mort violente trempe le caractère.
Tel est l’individu, et il faut considérer les liens qui l’unissent aux autres membres de sa tribu. C’est un équivalent exact de ceux que la discipline militaire met entre nos soldats. Une tribu nomade est un régiment né.
Contre ces gens-là, il est tout naturel que les négroïdes des oasis ne conçoivent même pas l’idée de la résistance.
Chaamba et Touaregs. — Les nomades du Sahara algérien se divisent en deux groupes, qui ont en commun la même adaptation à la même vie, mais qu’à part cela tout sépare : la langue, le costume, l’armement, les coutumes, un degré différent de foi musulmane, et par conséquent des haines inexpiables.
Chacun des deux groupes vit à part de l’autre dans une région différente du Sahara. Les Arabes sont au nord, au pied de l’Atlas, en communication étroite avec le Maghreb arabisé. La tribu de beaucoup dominante est celle des Chaambas, qui domine les oasis du groupe oriental, plus particulièrement Ouargla. Leurs pâturages sont dans les oueds du Tadmaït, mais ils sont plus particulièrement chez eux dans les pâturages de l’erg. Leurs chameaux sont si entraînés au sable qu’ils passent pour se blesser les pieds plus facilement que d’autres dans le désert de pierres. En contact ancien déjà, par leur habitat, avec la domination française, les Chaambas ont fourni, pour une grande part, le personnel soldat des méharistes français ; et mieux que le personnel : les méthodes et l’esprit saharien ; des compagnies françaises de méharistes on peut presque dire qu’elles sont la tribu Chaamba enrégimentée. Ces compagnies dans les vingt dernières années ont pacifié tout le Sahara algérien. Mais les Chaambas livrés à eux-mêmes, avant les cadres et l’organisation française, n’avaient jamais pu le faire. Ils étaient restés cantonnés depuis des siècles au pied de l’Atlas, abandonnant le cœur du désert à leurs ennemis séculaires, les Berbères Touaregs.
Cliché de la Collection de G. B. M. Flamand
Pl. XXI. — Oasis d’In-Salah.
Dispositif assurant la distribution
de l’eau entre les usagers. On l’appelle en français un peigne. La distribution se fait entre les dents du peigne. Les haies de palmes arrêtent la progression des sables.Cliché de l’aviation
Pl. XXII. — Temacin dans l’oued R’ir. Type de Ksar Saharien.
La rue est aux hommes. Le plan supérieur des terrasses communiquantes est réservé à la vie féminine. L’architecture est savante, urbaine. Mais tout est en boue durcie.
Les Chaambas, à leur entraînement saharien près, ne sont pas distincts des autres musulmans de langue arabe. Mais les Touaregs ont une individualité très accusée. Ils ont des traits communs avec les Tibbous. Comme eux, ils sont vêtus de cotonnades soudanaises noires ou bleues foncées. Comme eux ils portent le « litham », le fameux voile saharien, dont on ne se sépare jamais, et qui masque toute la figure, sauf les yeux. Rien ne ressemble plus à une silhouette de Touareg que les gravures représentant des Tibbous dans le livre de Nachtigall. C’est le lieu de rappeler que les ancêtres des Touaregs ont conquis le pays qu’ils occupent sur des négroïdes, cousins probables des Tibbous. Isolés depuis des siècles dans un coin perdu du monde, les Touaregs ont conservé avec l’humanité primitive des liens étonnamment étroits. Ils savent encore polir la pierre pour en faire des anneaux de bras et l’emmanchure de leur hache est néolithique. Le litham n’a rien à voir avec l’hygiène, c’est une survivance de l’animisme : le voile ne protège pas les voies respiratoires contre le vent du désert ; il protège contre les mauvais esprits les narines et la bouche, portes du souffle, c’est-à-dire de l’âme. Les Touaregs ont des tabous qui sentent le totémisme ; ils ne mangent pas l’« ourane », le grand lézard très apprécié en Algérie, parce que « c’est notre oncle maternel ». Ils gardent des traces évidentes du matriarcat ; le seul chef mâle de la famille est l’oncle maternel et non pas le père ; il n’y a de succession qu’en ligne maternelle. Par une contradiction apparente, ces primitifs sont bien plus près de nous que les Arabes. Ils sont d’esprit bien plus ouvert, bien plus curieux, de relations bien plus faciles. C’est qu’ils sont moins musulmans. Ils ne savent pas un mot d’arabe, langue sacrée du Coran ; ils ne font pas le Ramadan ; leurs femmes ont une indépendance beaucoup plus près de notre féminisme que des coutumes musulmanes. Bien entendu ils parlent berbère, mais par surcroît ils sont seuls dans le monde à l’écrire ; chez eux, et nulle part ailleurs, s’est conservé l’usage de l’alphabet libyque sous le nom de tifinar. Ils portent encore couramment le poignard de bras, tel que Corippus le décrit. Ils sont le dernier spécimen, comme conservé sous cloche, du Libyen. Dans l’héritage des anciens berbères, ce que les Touaregs ont conservé peut-être le plus fidèlement c’est la haine de l’envahisseur arabe. La guerre n’a jamais cessé.
Elle est pourtant inégale cette guerre. L’Arabe voisin de la Méditerranée a toujours pu suivre plus ou moins les progrès de l’armement. Au début du XXe siècle, les troupes françaises ont trouvé les Touaregs armés du grand bouclier en peau d’antilope, de la lance, et d’un grand sabre droit sans pointe, pour frapper exclusivement de taille, qui rappelle les descriptions du glaive gaulois dans Tite-Live. Admirable matière de panoplie. Avec ces armes-là, les Touaregs ont arrêté depuis des siècles l’invasion arabe et dominé exclusivement les routes du désert. Ils les domineraient encore si l’Europe n’était pas intervenue. Il faut lire dans Nachtigall le récit de la bataille dans laquelle les Touaregs ont anéanti presque jusqu’au dernier la redoutable tribu arabe des Ouled Sliman ; dans une attaque à leur manière, juste avant le lever du soleil, un corps à corps imprévisible, immédiat, avec un mordant incroyable. Exactement ainsi fut anéantie, près de Tombouctou, la colonne française du colonel Bonnier. C’est d’autant plus remarquable que le nombre des Touaregs est infime. On ne peut pas indiquer leur nombre total, mais La tribu des Hoggar, la plus redoutée, ce qui ne signifie pas, il est vrai, la plus nombreuse, ne peut pas réunir plus de trois ou quatre cents méharistes. Encore faut-il ajouter que les tribus touaregs, comme d’habitude chez les nomades, sont désunies, séparées par des vendettas éternelles. Les Hoggars, qui paissent leurs chameaux dans l’Atakor, le Mouidir, l’Ahnet, et qui tenaient sous leur domination les oasis du Tidikelt, ne s’entendent jamais avec les Azgueurs qui paissent dans le Tassili et qui sont les maîtres dans l’oasis de R’at. Il est curieux que les Touaregs, une aussi petite fraction de l’humanité, portent un nom d’une notoriété mondiale. Le hasard peut y avoir sa part, et le prestige mystérieux du cadre saharien, mais certainement aussi l’extrême énergie et l’originalité profonde du type humain.
La lisière soudanaise. — Il faut suivre les Touaregs jusqu’au Soudan pour mesurer l’énergie de la poussée exercée par les nomades blancs à travers le Sahara. Dans ce secteur, les avancées du Soudan vers le nord sont l’Aïr, l’Adrar des Iforass et le coude du Niger.
L’Adrar des Iforass est le plus saharien des trois, non pas par son climat et sa végétation qui sentent déjà la steppe soudanaise, mais par sa population qui est exclusivement touarègue. Les Iforass sont de vieux Berbères, puisque leur nom est dans Corippus, et sous une forme très reconnaissable « Iforaces » ; ils conservent encore dans leurs traditions le souvenir un peu estompé de Kocéilah, le vieux héros Aurasien qui a tué Sidi Oqba, le premier conquérant arabe en 683 après J.-C. Les Iforass parlent un dialecte touareg et reconnaissent la suprématie des Hoggars avec lesquels ils partagent leurs pâturages dans les mauvaises années. Leur Adrar est un simple prolongement du Hoggar, au point de vue humain ; c’est la grande porte de communication des Touaregs avec le Niger, car plus à l’ouest le Tanezrouft dans sa partie large rend les communications très précaires. C’est essentiellement un pâturage de nomades ; quelques palmeraies insignifiantes ne sont pas des oasis sérieuses. Et d’ailleurs, sur tout ce liseré soudanais, on ne retrouve plus l’oasis du nord, la grande oasis d’irrigation savante et de culture intensive. Cette oasis-là n’est pas nègre.
L’Aïr est autrement important que l’Adrar. Le nombre d’habitants doit atteindre une vingtaine de mille. Il y a un certain nombre de bourgades, depuis Iferouane, la plus septentrionale, jusqu’à Agadir, la plus méridionale. Ce sont essentiellement des centres commerciaux. L’Aïr est une croisée très importante de routes transsahariennes ; celle du Fezzan par R’at, celle de R’adamès, celle du Hoggar. Barth et Foureau ont longtemps séjourné dans l’Aïr. La population est très mêlée, mais le fond est manifestement Haoussa : la langue haoussa est comprise de tout le monde. Des Touaregs noirs, qui sont une proportion importante de la population, sont des métis de Haoussas et de Touaregs, qui revendiquent naturellement l’ascendance berbère, plus honorable. Il y a aussi des Touaregs blancs qui, par leur énergie et leur prestige, sont les vrais maîtres, malgré la présence d’un sultan à Agadès. Ils l’ont été du moins jusqu’à l’occupation française.
Le coude du Niger est tout autre chose ; il a le plus bel avenir de tout le Sahara, hors de proportion avec son présent misérable. Et pourtant Tombouctou a bien été en effet le nom le plus retentissant de tout le désert, aussi longtemps que la bourgade qui le porte a été connue seulement par ouï-dire. On sait aujourd’hui qu’elle avait 12.000 habitants environ au temps de sa prospérité (aujourd’hui 4.000) ; et qu’elle n’est rien par elle-même. La base de sa prospérité a été l’exploitation des salines de Taoudéni, à 600 kilomètres au nord, en plein Sahara. C’est une exploitation industrielle entièrement artificielle. Taoudéni est inhabitable ; son eau saumâtre tue en quelques années les ouvriers nègres qu’on y importe et qu’on y maintient de force. Il ne doit pas y avoir à la surface de la planète, même dans nos dures civilisations, d’enfer industriel comparable à celui-là. Le grand événement périodique à Tombouctou est l’Azalaï, la grande caravane de Taoudéni. Il n’y a pas là, pour l’avenir, une base sérieuse de développement ni même de durée. Il est vrai que Tombouctou est en même temps et essentiellement la succursale de Djenné, la grande métropole commerciale du Niger, beaucoup plus en amont sur le fleuve, en plein Soudan.
Tout l’avenir de cette région est naturellement dans le fleuve lui-même, un très grand fleuve coulant en plein désert, auquel il apporte régulièrement une énorme crue annuelle, débordant au loin. C’est un Nil auquel il ne manque que l’aménagement pour fertiliser une Égypte. Nulle part ailleurs, dans tout le Sahara, on ne pourrait indiquer un point qui ait de pareilles possibilités financières. En ce sens Tombouctou semble destiné à devenir dans la réalité ce qu’il a été dans le mirage de l’éloignement : la grande métropole saharienne.
Le Niger a été au moyen-âge le siège de grands empires nègres. L’un d’eux, celui de Gao, avait son centre précisément au coude du fleuve. Les ruines de Gao sont à l’extrémité orientale du coude, au confluent avec la grande vallée presque sèche du Tilemsi, qui mène droit à l’Adrar des Iforass. C’était l’empire des Sonraï et ils sont toujours là, peuplant très maigrement le fleuve jusqu’à Tombouctou, mais combien déchus. Les maîtres actuels du coude sont les Touaregs, ils le sont restés du moins jusqu’à l’occupation française. Ce ne sont plus les Hoggars, ce sont d’autres tribus, les Aoulimmiden, les Kel-Geress, etc... Ils sont plus nombreux que les Touaregs proprement sahariens, parce qu’ils ont la vie plus facile ; et ils sont assez différents d’eux. Au bord du fleuve pullule une partie de l’année la mouche tsétsé, hôte de microbes, qui déterminent dans le cheptel camelin des épizooties terribles. Ici les Touaregs ont dû renoncer à l’usage, au moins exclusif, du chameau ; ils ont des chevaux. Mais ce sont bien des Touaregs ; ils en ont le costume traditionnel, la langue et le sentiment national. Ils sont en contact proche avec l’ennemi héréditaire, les Arabes de Maurétanie, dont une tribu, plus maraboutique, il est vrai, que militaire, les Kountas, pousse au nord du Niger jusqu’aux premières pentes de l’Adrar des Iforass. Mais ce sont bien les Touaregs seuls qui tiennent le Niger, sur ses deux rives, et qui d’ailleurs, en vrai nomades, le maintiennent en friche. Sur ces laisses du Niger, où des millions d’hommes pourraient vivre, on voit quelques troupeaux de bœufs, sous la garde de bergers Sonraï qui vivent dans une terreur comique et abjecte de leurs maîtres. A l’administration française, qui voulait leur distribuer des fusils, les nègres Sonraï répondaient, en montrant leurs jambes agiles : « Voilà nos fusils en cas de danger ».
La Maurétanie. — L’extrême Sahara Occidental à l’ouest du Niger et de la Saoura est un immense pays, sur lequel il y a peu à dire. Une partie considérable de la côte est domaine espagnol, encore inexploré. L’intérieur est domaine marocain, et non plus algérien, et l’occupation française au Maroc n’a pas encore franchi l’Atlas. Dans le sud, les Méharistes de l’Afrique Occidentale française, sur une étendue assez limitée, ont fourni un gros effort, mais dont les résultats encore lacunaires n’ont pas été exposés systématiquement. A l’ouest de la Saoura, les Méharistes de la Saoura voient leur action entravée par une circonstance particulière. Avant l’occupation française, des nomades berabers du Tafilalelt étaient les maîtres des palmeraies ; ils ne les ont abandonnées qu’après des combats acharnés, et ils continuent à faire peser sur toutes les routes à l’ouest de la Saoura une menace gênante. Grâce aux explorations déjà anciennes de Lenz et de Foucault, grâce aux randonnées des méharistes, on distingue un peu l’armature générale : le massif des Eglab, bombement accentué de la pénéplaine, avec sa ceinture de grands ergs allongés. Dans le sud, sur les confins soudanais, on a des renseignements sur l’Adrar maurétanien, un plateau de grès rouge, dévonien ou silurien, comparable aux plateaux touaregs du Tassili, du Mouidir ou de l’Ahnet. Mais la partie la plus intéressante au point de vue humain est justement la plus inconnue.
A la lisière sud du grand Atlas marocain, nous entrevoyons à peine les grandes oasis. Celle du Tafilalelt est certainement un petit monde ; sa capitale ancienne, Sidgilmessa, a joué un grand rôle dans le moyen-âge berbère ; mais nous n’avons guère sur le Tafilalelt que des renseignements d’explorateurs qui ont passé rapidement, souvent en se cachant (Rohlfs, de Foucauld, Harris). Pour de Foucauld, sans qui la plus grande partie du Sahara au pied de l’Atlas marocain serait encore en blanc sur les cartes, les oasis du Draa sont les plus belles de tout le Sahara algérien. Mais nous n’en savons pas beaucoup plus. Nous savons pourtant que dans ces oasis de l’Atlas marocain, au Draa en particulier, les haratin tiennent une grande place. Ce sont des négroïdes, à ce qu’il semble de dialecte berbère, mais qui semblent anciennement enracinés. Y a-t-il là comme au Tibesti une population autochtone, dernier reste du Sahara nègre, les Mélano-Gétules de l’antiquité ? Une question ouverte.
C’est surtout la côte Atlantique où des problèmes importants attendent leur solution. Il en est un de géographie physique et d’importance planétaire, la question de l’Atlantide. Le texte de Platon est bien vague ; mais les géologues et les zoologistes admettent qu’il y a eu effondrement récent du continent au fond de l’océan. Là-dessus l’étude détaillée de la côte apportera peut-être des précisions intéressantes.
D’autres questions en suspens ont un intérêt humain. Le long de la côte saharienne sur l’Atlantique, il semble que l’invasion berbère ait atteint le Soudan plus vite qu’ailleurs. Ptolémée y signale déjà, au moins dans le nord, les Sanhadjas ou Zenagas, la grande tribu bien connue qui a certainement donné son nom au Sénégal. Ces Sanhadjas ne sont rien d’autre que les Almoravides, qui ont fondé un grand empire, conquis le Maroc et l’Espagne. Il n’y a pas d’exemple, semble-t-il, d’une autre tribu exclusivement saharienne, qui tienne une pareille place dans l’histoire du Maghreb. Et on ne voit pas bien les conditions géographiques qui ont rendu possible un pareil résultat. Un peu plus tard, vers le XVe siècle, on ne sait pas davantage ce qu’étaient ces marabouts de la Séguiet-el-Hamra (Rio de Oro) qui, après l’effondrement de la puissance musulmane en Espagne, ont joué un si grand rôle dans tout le Maghreb, comme missionnaires de la foi musulmane et propagateurs de la langue arabe. Il est certain que les Sanhadjas étaient des nomades porteurs du voile, proches parents des Touaregs actuels. Il est certain aussi qu’ils ont disparu presque complètement, eux et leur langue, de la région qui fut leur pays d’origine. Ce fait, du moins, n’est pas pour nous surprendre ; il est général dans tout le Maghreb, une tribu berbère qui fonde un empire meurt régulièrement de son triomphe ; elle disparaît et s’arabise. Ainsi ont fait en Algérie les Ketamas, fondateurs de l’empire Fatimide. Au pays d’origine des Almoravides, nous trouvons aujourd’hui les Maures et nous lui donnons le nom de Maurétanie. Les tribus maures ne sont pas seulement arabes de langue, elles sont littérairement beaucoup plus cultivées que les autres tribus arabes, et leur piété musulmane est beaucoup plus stricte ; ces deux phénomènes étant d’ailleurs dans l’Islam étroitement liés. Cela n’empêche pas, d’ailleurs, que des tribus arabes de la côte atlantique, les Oulad Delim, par exemple, ou les Reguibat, sont au nombre des pillards les plus redoutés. On n’en sait guère plus long sur leur compte. Il n’y a pas dans tout le Sahara, même au désert libyque, de coin plus inconnu que le Rio de Oro.
BIBLIOGRAPHIE
Outre quelques ouvrages déjà cités :
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— Mission Cortier. Paris, 1914 (sur l’Adrar des Iforass).
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Rennel Rodd : The people of the Veil.
CONCLUSION
Malgré les lacunes, l’ensemble du Sahara apparaît nettement ; le tableau qu’on peut en tracer est cohérent. Ce résultat est dû au fait que l’Afrique du Nord est devenue domaine européen depuis un demi-siècle. Ce fait énorme aura des conséquences lointaines.
Il en a déjà de très sensibles au point de vue économique. Le sel du Sahara, celui de Taoudéni par exemple, n’a plus au Soudan qu’un marché restreint. Il est concurrencé par le sel européen, importé par mer. Les étoffes européennes font disparaître un à un les métiers indigènes. Depuis qu’on élève l’autruche en Afrique australe, le commerce par caravanes des plumes soudanaises a perdu toute importance. Mais surtout la disparition de l’esclavage et la suppression de la traite ont porté un coup mortel au commerce transsaharien : l’esclave noir à destination du Maghreb et de l’Égypte a été pendant des millénaires la base essentielle de ce commerce. Celles des oasis sahariennes qui étaient surtout des centres commerciaux, dans l’Aïr par exemple, ou au Fezzan, sont en pleine décadence. Les nomades sont atteints par répercussion : seigneurs suzerains des grandes routes, ils prélevaient des péages réguliers, qui se trouvent extrêmement réduits ; leur tendance naturelle à piller s’en accroît ; l’indigence et l’insécurité, comme d’habitude, se multiplient l’une l’autre, et font un cercle vicieux.
L’occupation militaire européenne, lorsqu’elle se produit, apporte une compensation ; la garnison touche une solde et serait fort embarrassée pour la dépenser ailleurs que sur place. Les oasis du Sahara français vivent de leur garnison, et ce petit fait d’ordre économique contribue puissamment à la tranquillité politique du pays. D’autre part, l’industrie européenne commence à intervenir sur certains points et sème des germes nouveaux de prospérité. Depuis que les Français ont percé le canal de Suez, et que les Anglais ont organisé la culture du coton dans la vallée du Nil, l’Égypte regorge d’or. Dans les oasis français du Bas-Igharghar, le machinisme a multiplié les puits artésiens, et donné à la culture de la datte un élan nouveau, encore accru par la hausse générale des produits alimentaires depuis la guerre. A Kenatsa, sur la frontière du Maroc et de l’Algérie, à la lisière du Sahara, un minuscule gisement de houille est en exploitation depuis quelques années. Dans un pays où la population est si clairsemée, et si près de l’indigence, il ne faut pas un grand effort financier pour rétablir l’équilibre entre la production et la consommation.
Le mouvement commencé continuera. Il est remarquable qu’aucune région artésienne nouvelle n’ait encore été découverte. Sous ces immenses plateaux ondulés de roche dure, calcaire ou grès, les conditions des champs artésiens semblent réalisées théoriquement en bien des points, qu’une étude scientifique décèlerait avec précision. Et la dureté des roches, qui a arrêté la pioche indigène, ne serait pas un obstacle pour nos machines. Dans un vieux pays comme le Sahara, les conditions de la vie minière ne sont plus les mêmes assurément que dans les nouveaux mondes de l’Australie, de la Californie, de l’Alaska. Et, par exemple, l’or qui pouvait exister en surface a été depuis longtemps recueilli, gratté, drainé au profit des vieilles civilisations méditerranéennes. Pourtant sur ces étendues immenses, une moitié de continent, on a peine à croire qu’il ne reste aucune perspective de développement minier intéressant. Sur les confins du Soudan, en particulier dans la boucle du Niger, il suffira manifestement de le vouloir pour transformer de grandes étendues vides en provinces agricoles florissantes.
Il faut naturellement se garder de toute exagération. Le plus beau désert de la planète ne se prêtera pas dans son ensemble à une mise en valeur sérieuse, aussi longtemps que l’homme n’aura pas trouvé le secret de la pluie. Il est vrai qu’on peut attendre de la science des miracles moins invraisemblables. On en viendra sans doute à tirer quelque chose de l’énergie solaire, de la violence du vent, ces grandes forces sahariennes actuellement inutilisées. Malgré tout, le Sahara restera le Sahara.
Tel qu’il est, il a toujours été pourtant, à travers les fissures de la cloison étanche, le lieu de passage d’un transit intéressant. Et sur cet article, d’ores et déjà, nous disposons de moyens autrement puissants que la caravane et le chameau. La guerre mondiale, qui a comporté au Sahara un épisode Senoussiste, y a déclanché des expériences intéressantes, dont certains résultats restent acquis. Le plus sérieux concerne le transit télégraphique. Le problème a été résolu définitivement par la télégraphie sans fil. Des postes ont été installés dans tout le Sahara français, et ils ont rendu immédiatement des services tels qu’ils sont devenus d’un coup des rouages essentiels de l’armature. Ce point acquis est de grande conséquence : il faut songer que, pour la première fois, le besoin se fait sentir impérieusement au Sahara d’avoir sous la main une source d’énergie industrielle. Cela peut avoir des répercussions sur l’utilisation du vent désertique par exemple.
Les avions et les automobiles ont été mis à l’essai au Sahara avec cette prodigalité financière qui a caractérisé la guerre mondiale. En ce qui concerne les automobiles, à tout le moins, les résultats obtenus ne sont pas négligeables. On a constaté pratiquement qu’ils n’étaient pas liés à la route et qu’ils passaient partout. Les sols désertiques offrent au roulage des facilités étonnantes, la hammada, par exemple, et le reg. Les chars de guerre des Pharaons en avaient déjà fait l’expérience, comme d’ailleurs de nos jours au Kalahari les grands chars des Boers traînés par des bœufs. Il reste pourtant une difficulté à surmonter. Quand il s’agit de franchir des milliers de kilomètres, les autos du type existant n’arrivaient pas à constituer elles-mêmes leur approvisionnement d’essence. Cette tâche incombait aux caravanes de chameaux, pour qui elle était écrasante. Le problème étant évidemment de substituer les autos aux chameaux, ce problème se trouvait déplacé, mais non pas résolu. On n’oserait pas affirmer qu’il le soit tout à fait. Pourtant d’énormes progrès ont été faits. Aux raids sensationnels succède déjà l’organisation de services réguliers.