Le saucisson à pattes I: Fil-à-beurre
The Project Gutenberg eBook of Le saucisson à pattes I
Title: Le saucisson à pattes I
Author: Eugène Chavette
Release date: June 19, 2006 [eBook #18623]
Language: French
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EUGÈNE CHAVETTE
LE
Saucisson à PattesI
FIL-À-BEURRE
PARIS
C. MARPON ET E. FLAMMARION
ÉDITEURS
26, RUE RACINE, PRÈS L'ODÉON.LE SAUCISSON
À PATTESI
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F. Aureau.—Imprimerie de Lagny.
LE
SAUCISSON
À PATTES
PAR
EUGÈNE CHAVETTE
I
FIL-À-BEURRE
PARIS
C. MARPON ET E. FLAMMARION, ÉDITEURS
RUE RACINE, 26, PRÈS L'ODÉON
Tous droits réservés.
LE SAUCISSON
À PATTES
PREMIÈRE PARTIE
FIL-À-BEURRE
I | II | III | IV | V | VI | VII | VIII | IX | X | XI | XII | XIII | XIV | XV | XVI
I
Jamais la ville de Chartres n'avait vu une affluence de monde pareille à celle que renfermaient ses murs le 12 vendémiaire de l'an IX (4 octobre 1800).
Dans toutes les rues qui convergeaient vers la place publique, centre de la ville, se pressait une foule compacte, hâtive et bruyamment gaie.
Et si l'on s'étouffait ainsi en plein milieu de Chartres, c'était bien autre chose encore dans les faubourgs. Les entrées de la cité étaient pour ainsi dire barricadées, tant étaient nombreux les véhicules de toutes sortes qui avaient amené la masse de gens accourus, non seulement de la Beauce et du Gâtinais, mais encore du fin fond des départements voisins. Les premiers arrivés avaient bien trouvé à loger leurs voitures et chevaux dans les auberges; mais, comme chaque maison de Chartres eût-elle été une hôtellerie, le nombre en eût été encore insuffisant, il en était résulté que les auberges une fois archi-pleines, les autres arrivants avaient dû faire stationner leurs voitures, tout attelées, dans les rues, et la file, s'allongeant toujours, avait dépassé les portes de la ville pour aller obstruer les diverses routes d'un fouillis de charrettes, tombereaux, ânes, chevaux et bœufs; car, pour les huit dixièmes, tous ces envahisseurs de Chartres étaient gens de campagne.
C'était au milieu de cet encombrement, qui leur fermait le chemin, qu'avaient résolu de passer, quand même, trois cavaliers retardataires. Ces cavaliers, dont un précédait les autres, étaient vêtus en cultivateurs aisés; mais, à leur raideur sous ce costume, à leur prestance à cheval, à leurs visages à longues moustaches et surtout à certains détails du harnachement de leurs montures, un observateur eût facilement deviné que ces hommes étaient plutôt gens de guerre que de paix. Il y avait dans la voix de celui qui marchait en tête, quand il criait: «Place! place!» un accent qui trahissait l'habitude du commandement.
Aussi, à cette sommation de livrer passage, quand le plus récalcitrant s'était retourné et avait vu la mine quelque peu rébarbative des cavaliers, il comprenait aussitôt qu'à vouloir résister il serait le dindon de la farce et il s'empressait de dégager la voie.
Ce fut ainsi qu'à travers voitures et bêtes, qui lui barraient la route, le trio finit par pénétrer dans la ville.
Lorsqu'il a été dit que toutes les auberges de Chartres étaient bondées d'hommes et de bêtes, on aurait dû en excepter une dont l'enseigne en tôle, se balançant sur sa tringle, portait ces mots:
AU BON-REPOS
DOUBLET
Aubergiste,
loge à pied et à cheval.
Soit à pied, soit à cheval, nul client n'avait franchi le seuil de cette maison qui, pourtant, tenait ses portes béantes ouvertes au public. Il semblait que l'établissement du Bon-Repos, fût un lieu maudit, que même les plus désireux de trouver un gîte fuyaient avec terreur.
Pendant qu'à travers la vitre des fenêtres du rez-de-chaussée on pouvait constater qu'aucun consommateur n'était assis devant une des vingt tables de la grande salle de cette auberge, tous les autres lieux publics, sans exception, regorgeaient de monde, qui buvant un coup, qui mangeant un morceau sur le pouce, tous en gens pressés, se sachant n'avoir que bien juste le temps de satisfaire faim ou soif, s'ils ne voulaient pas, par un retard, manquer le but qui les avait attirés en ville. Puis ils repartaient pour laisser la place à d'autres qui, tout aussi hâtifs, ne faisaient pas longue pause et décampaient bientôt à leur tour.
Rien n'était donc plus étrangement curieux que cette auberge du Bon-Repos qui, quand le dernier des cabarets recevait les clients plus drus que mouches, restait vide et dédaigné. Chacun de ces milliers d'arrivants en ville, à son passage devant la maison, levait les yeux vers l'enseigne, échangeait quelques mots avec son voisin et filait sans se laisser tenter par la bonne apparence de l'hôtellerie, qui promettait vin frais et agréable pitance.
Cependant les trois cavaliers s'étaient avancés en ville et, déjà, avaient dépassé plusieurs auberges. Soit que, du premier coup d'œil, il eût compris qu'en ces endroits il n'y avait pas place pour lui et les siens, soit qu'il eût décidé du logis où il quitterait l'étrier, celui qui semblait être le chef avait poursuivi sa route.
Quand il arriva devant le Bon-Repos, il se retourna en selle vers ses compagnons, et, d'une voix rieuse:
—Pardieu! dit-il, voici un coin où nous ne risquons pas d'être étouffés.
Et il donna aux autres l'exemple de mettre pied à terre.
Tout aussitôt que les passants avaient vu les trois hommes se disposer à descendre de selle, il s'était formé autour d'eux un groupe de curieux à la face étonnée.
—Est-ce que tu vas entrer là, citoyen? demanda un questionneur avec un accent qui paraissait signaler un danger.
—Dame! fit gaîment le chef, il me semble que les portes sont assez grandes ouvertes pour que je me passe cette fantaisie.
—Mais tu ne sais donc pas quelle est cette maison? insista le questionneur.
—Une auberge comme l'annonce son enseigne.
—Oui, mais n'as-tu pas lu le nom écrit sur cette enseigne? appuya le curieux.
Le cavalier leva les yeux vers la plaque de tôle, lut le nom inscrit, puis abaissant sur celui qui l'interrogeait un regard qui demandait de plus amples explications:
—Doublet, dit-il. Eh bien, après?
À cette demande, qui attestait une profonde ignorance, il y eut un murmure de surprise dans le groupe qui s'était massé plus nombreux.
—Il ne connaît pas Doublet! Il n'a jamais entendu parler de ce gueux! bandit! chenapan! gredin! brigand! se disait-on en entassant les plus mauvais qualificatifs sur le nommé Doublet.
—Ah çà! citoyen, tu n'es donc pas du pays? demanda un autre curieux.
—Non.
—Alors, tu ne sais rien du motif qui fait accourir aujourd'hui tant de monde à Chartres?
—Rien de rien. J'ai pensé que ce devait être le jour de l'un des deux grands marchés de l'année.
—Ah! il est joli le marché d'aujourd'hui! fit le curieux en éclatant d'un gros rire, auquel tout le groupe fit chorus.
—Si ce n'est pour un marché, ce doit être alors pour une fête qu'on accourt en ville, car vous me paraissez être tous de joyeuse humeur, reprit le cavalier.
—Oh! oui, une fête, une vraie fête pour le pays chartrain qui est enfin délivré, dit une voix.
—Grâce au brave Vasseur, ajouta une autre voix.
Et immédiatement tout le groupe hurla:
—Vive Vasseur! vive Vasseur!
Ces cris de reconnaissance une fois calmés, le curieux qui, le premier, avait pris la parole, se mit en devoir d'expliquer au cavalier pourquoi il ne fallait pas entrer au Bon-Repos et quel genre de fête le pays chartrain devait à ce brave Vasseur. Il ouvrait la bouche pour débuter dans son récit, quand, tout à coup, une horloge du voisinage tinta deux coups qui, presque aussitôt, furent suivis d'un lointain roulement de tambours.
Celui qui allait conter tressauta à ce bruit.
—C'est l'heure, s'écria-t-il; pourvu que je puisse être bien placé. Du premier au dernier, je veux tout voir.
Et, sans plus se soucier du cavalier, il prit ses jambes à son cou. Derrière lui, tout le groupe s'élança sur ses traces. Et de droite, de gauche, sortant des maisons, dévalant des faubourgs, débouchant des rues latérales, une foule énorme passa à fond de train, se dirigeant vers le centre de la ville où devait se passer la fête en question.
Était-ce une fête?
Si oui, il faut reconnaître que le principal acteur de cette fête était un bien sinistre personnage... car c'était le bourreau de Chartres qui, sur la place de la ville, avait à guillotiner vingt-trois personnes, dont trois femmes.
Dès que le vide se fut fait autour des trois cavaliers qui se préparaient à entrer au Bon-Repos, celui qui semblait commander passa la bride de sa monture à un de ses hommes en disant:
—Je vais aller les voir faire le saut. Reposez-vous et mangez en m'attendant... Mais nos chevaux avant tout. Double ration d'avoine, car ils auront bientôt une longue course à fournir.
—Bien, mon lieutenant.
—Chut! chut! fit vivement le chef.
Puis, en riant, il ajouta:
—Si c'est comme cela, Lambert, que tu observes la consigne quand nous serons arrivés où je vous mène, alors, gare à nos trois peaux!
—Oui, citoyen Rameau, se reprit en appuyant celui qui venait d'être nommé Lambert.
—Bien. Rameau, c'est cela. Qu'il demeure donc entendu que je suis le citoyen Rameau, gros commerçant en grains, qui voyage avec ses deux garçons... Donc, jamais d'autre nom que Rameau. Tu as bien compris; toi aussi, Fichet?
—Oui, mon lieutenant, lâcha l'autre qui, pourtant, avait écouté de ses deux oreilles la recommandation faite à son camarade.
Le visage du chef se fit sévère et, d'un ton sec:
—Celui qui me donnera encore du lieutenant ne restera pas avec moi. Ainsi donc, mes braves, si vous aimez les voyages et les distractions, surveillez bien votre langue...
Il paraît que Lambert et Fichet aimaient fort les voyages et les distractions, car, ensemble et d'une voix empressée, ils répondirent:
—Oui, citoyen Rameau.
—Là-dessus, je vous quitte. Dans une heure, je serai de retour, annonça le prétendu Rameau qui, laissant ses hommes entrer au Bon-Repos, prit la direction de la grande place où, on le sait, allait avoir lieu la sanglante exécution de vingt-trois condamnés.
Il devait connaître parfaitement la ville, car, au lieu de prendre les larges voies qu'avait suivies la foule, il enfila une série de ruelles qui, au bout de dix minutes, le conduisirent devant une petite porte à guichet, percée au bas d'un bâtiment sombre, à fenêtres garnies de barreaux épais, qui n'était autre que le derrière de la prison d'où les condamnés devaient partir pour l'échafaud.
Au vigoureux coup de poing que donna notre homme sur la porte massive, le guichet s'ouvrit et un visage apparut à l'étroite ouverture pour reconnaître celui qui demandait à entrer.
—Ah! c'est vous, lieutenant, dit aussitôt le guichetier, qui s'empressa de faire tourner la porte sur ses gonds.
—Sont-ils partis? demanda en entrant celui pour lequel la porte de la prison, à première vue, s'ouvrait si facilement.
—Non, pas encore... à cause d'un petit retard au sujet de la Grande Victoire qui, il n'y a pas une heure, a eu la fantaisie, pour échapper au couperet, de se déclarer enceinte. Alors, il a fallu faire venir médecins et sages-femmes qui, après visite, ont signé à la farceuse un bon pour la guillotine... On va donc se mettre en route et il n'est que temps, car le public s'impatiente. Entendez-vous d'ici?
En effet, de l'autre côté de la prison, où commençait la masse populaire faisant la haie jusqu'à l'échafaud, retentissaient de bruyants cris d'impatience.
Le guichetier continua:
—Ils vont partir du petit préau dans lequel ils attendent tout ficelés. Les trois femmes marcheront en tête et, les premières, elles feront la culbute, car le bourreau sait que l'on doit la politesse aux dames.
Et le geôlier se mit à rire de sa plaisanterie du plus fin fond de sa joie. Pour lui, comme pour la foule, il semblait que cette exécution fût le divertissement d'une journée de liesse.
Il faut avoir lu les journaux de l'époque pour comprendre qu'il n'y a pas d'exagération à dire que cette terrible exécution, qui allait faire tomber vingt-trois têtes, était une sorte de fête pour les populations, celles de la campagne surtout, de la Beauce et du Gâtinais. C'était le cri de délivrance poussé par deux départements qu'une terreur immense avait si longtemps tenus paralysés. Ils étaient enfin à tout jamais affranchis de ces bandes de Chauffeurs qui, plus de dix années durant, avaient pillé impunément ces pays terrifiés par leur audace et leur cruauté.
Bravant les magistrats, que la crainte d'une vengeance faisait reculer, ne redoutant rien des campagnards abrutis par l'épouvante, sachant que le gouvernement avait d'autre souci que de lancer ses troupes à leurs trousses, en un mot, sûrs de l'impunité, des ramassis d'exécrables scélérats s'étaient formés pour le viol, le pillage, l'assassinat et la torture des victimes, dont ils chauffaient les pieds pour leur faire avouer la cachette où elles avaient enfoui leurs écus. De tous ces groupes, le plus nombreux et surtout le plus cruel, avait été connu sous le nom de Bande d'Orgères. Douée d'une puissante organisation, cette bande avait pour chef un gars de vingt-neuf ans, véritable colosse, surnommé le Beau François.
Nombreuse, ayant ses statuts qui punissaient inexorablement de mort la trahison, comptant partout d'innombrables affiliés pour indiquer les coups et en vendre le produit, possédant ses refuges ignorés au milieu des forêts qui couvraient un tiers du pays, la bande d'Orgères, conduite par le Beau François, avait exploité et terrifié la plaine jusqu'au jour où un homme, un seul homme, avait entrepris sa destruction.
Cet homme était un simple brigadier de gendarmerie du nom de Vasseur.
Seul, nous le répétons, pendant de longs mois, il s'était acharné à cette tâche où il avait tout à la fois contre lui ceux qu'il avait juré de détruire et ceux qu'il voulait protéger, car la peur empêchait ces derniers de parler. Longtemps, sous divers travestissements, il avait battu la plaine, étudiant les innombrables vagabonds ou marchands ambulants qui, à des rendez-vous indiqués par le Beau François, se transformaient, la nuit, en Chauffeurs.
Tous ses renseignements pris et son terrain bien étudié, Vasseur alors aidé de sa brigade, avait fait sa première arrestation et, pour son début, il avait eu la main heureuse, car il avait mis la main sur un révélateur dont les aveux lui firent, un à un, cueillir une vingtaine de coupables qui, pris au trébuchet, parlèrent, eux aussi, à qui mieux mieux.
Alors la terreur prit fin et la réaction s'opéra. Les autorités d'Orléans et de Chartres mirent à la disposition de Vasseur toutes les brigades de gendarmerie et un renfort de hussards. Dès ce moment, ce fut une chasse à courre, tant bien menée par l'infatigable brigadier, traquant les bandits dans leurs repaires. Il en bonda si dru les prisons de Chartres, qu'une épidémie s'y déclarant, faucha un bon tiers de ces gredins.
Les crimes de la bande étaient tellement nombreux que l'instruction du procès dura dix-huit mois. Quatre-vingt-six accusés avaient été épargnés par l'épidémie. C'est sur ce nombre que le jugement en avait désigné vingt-trois pour la guillotine.
En récompense de son énergique conduite, Vasseur avait été promu lieutenant de gendarmerie.
Nous croyons inutile d'ajouter que c'était lui qui, travesti en paysan aisé et se faisant appeler, par ses deux hommes, du nom de Rameau, venait de se présenter à la prison au moment où les condamnés allaient marcher à l'échafaud.
Le guichetier compléta ses renseignements:
—Voulez-vous encore les voir, lieutenant? demanda-t-il. Alors, allez vous poster sous le porche du grand guichet. Vous pourrez les regarder à l'aise, car on les y fera arrêter une dernière fois, pendant que le bourreau signera son reçu au greffe.
Sans mot dire, Vasseur s'éloigna pour gagner l'endroit indiqué. Il était à peine en place que, d'une porte basse, au fond de la cour, déboucha le sinistre convoi. Comme l'avait annoncé le geôlier, les trois femmes marchaient en tête.
Si bien déguisé que fût le soldat, une des femmes, grande et belle fille, le reconnut au passage.
—Te voilà donc, cogne (gendarme) de malheur! cria-t-elle.
Puis, en montrant ses deux compagnes, elle ajouta avec un ricanement cynique:
—Tu as pincé les poules, mais tu as laissé s'envoler le coq, imbécile!
À l'apostrophe gouailleuse soufflée par une monstrueuse forfanterie à la Grande Victoire, celle-là même qui, tout à l'heure, avait tenté de se soustraire à la mort en se prétendant enceinte, les deux autres femmes, qui marchaient à ses côtés, tout aussi fanfaronnes que leur complice, lâchèrent un rire moqueur et se mirent à crier:
—Cocorico! cocorico!
—Oui, appuya la Victoire, mauvais chien de cogne (gendarme), tu as laissé s'envoler le coq.
Par «le coq», les mégères, on l'a deviné, désignaient le Beau François, ce chef de la bande d'Orgères, qu'on aurait vainement cherché dans le groupe des vingt-trois condamnés qui allaient s'étendre sur la bascule de la guillotine.
Le sarcasme devait avoir réveillé quelque colère sourde dans le cœur de l'ex-brigadier, devenu lieutenant, car, aux paroles de la Grande Victoire, il avait pâli et une lueur de colère avait éclairé son regard. Néanmoins, il ne répliqua pas, pris de ce respect que la pitié inspire envers ceux qui vont mourir.
Mais si Vasseur n'avait pas répondu, la fureur n'en avait pas moins grondé en son cœur, et cette pensée lui était montée au cerveau:
—Je le repincerai, ce Beau François, et je jure bien que, cette fois-là, le coq ne s'envolera plus.
Et il avait grandement raison d'être furieux, le brave Vasseur, car il avait déjà empoigné le fameux chef de la bande d'Orgères... Malheureusement d'autres l'avaient laissé s'échapper.
Le Beau François avait été englobé dans un coup de filet avec six de ses hommes et conduit dans une des prisons de Chartres. Grâce à sa ruse de prendre un faux nom, on était resté dans l'ignorance de l'importance de cette capture.
Pendant les dix-huit mois qu'avait duré l'instruction, alors que l'épidémie, par suite de l'entassement des prisonniers, avait fauché plus d'un tiers de ces bandits, le chef des Chauffeurs avait su se faire admettre à l'infirmerie. Une belle nuit, il s'était évadé par un trou creusé par lui dans la muraille, trou si étroit que, pour pouvoir se glisser par cette ouverture, il avait été obligé de retirer sa veste qu'il avait dû abandonner.
Depuis cette évasion, si actives qu'avaient été les poursuites, on n'avait pu retrouver le Beau François, qu'on supposait avoir quitté le pays.
Sitôt leur chef parti, les prisonniers, par nargue, s'étaient empressés de faire connaître aux autorités quel était l'homme qu'elles avaient eu sous la main et qui avait pris le large.
De tous, Vasseur était celui que ce déboire avait le plus péniblement froissé. Son amour-propre s'était fait un point d'honneur de ne pas laisser le gredin jouir longtemps de l'impunité.
On comprendra donc maintenant quel flot de fiel avait remué en lui la plaisanterie des trois femmes qui ouvraient la marche des condamnés, et combien était menaçante pour le Beau François cette promesse que s'était faite le soldat en entendant le «cocorico» du trio femelle:
—Je le repincerai, ce Beau François et je jure bien que, cette fois-là, le coq ne s'envolera plus!
Cependant il avait quitté son poste d'observation sous le grand guichet et, à pas lents, il avait remonté le long de la colonne immobile des condamnés, examinant chaque visage et demeurant impassible aux injures et aux malédictions dont tous accueillaient au passage celui qui, par son activité incessante et son opiniâtre énergie, les avait amenés sur le chemin de l'échafaud.
Tout à fait le dernier de la file se tenait un homme sombre et résolu, qui devait être celui que Vasseur cherchait, car, dès qu'il l'eut aperçu, il marcha vers lui et, d'un ton sec:
—Doublet, approche! commanda-t-il.
Quand le condamné eut fait à sa rencontre quatre ou cinq pas qui le séparèrent de ses compagnons, le soldat lui souffla vivement:
—J'ai en poche l'ordre de surseoir à ton exécution et, tu le sais, l'échafaud une fois abattu, on ne le relèvera pas pour toi. Je puis donc te promettre la vie sauve.
L'homme ne broncha pas à cette offre de salut.
—Veux-tu parler? appuya Vasseur.
—C'est que je ne suis pas grand causeur de ma nature, dit le condamné d'un ton traînant.
Avec un petit sourire ironique, il ajouta:
—Ensuite, faut vous dire, citoyen, tous les sujets de conversation ne me plaisent pas.
—Tu es sauvé si tu veux répondre à deux questions.
—Posez-les d'abord, on verra après.
—Où, dans ton auberge, est située ta cachette?
La face de Doublet, à cette question, se fit niaise et étonnée.
—Ah! bah! lâcha-t-il, paraît donc qu'il y a une cachette au Bon Repos? Vous m'en donnez la première nouvelle.
Vasseur comprit que le condamné ne parlerait pas. Toutefois, il insista en disant:
—Note bien, Doublet, que si je t'ai posé cette question, c'est tout dans ton intérêt, pour te fournir une chance de te sauver; car il est un moyen bien simple pour moi, si tu ne parles pas, de découvrir ta cachette.
—Quel moyen? fit l'aubergiste narquois.
—Celui de démolir pierre par pierre ton auberge jusqu'aux fondations.
—Ce sera un malheur pour mon héritier, dit bien tranquillement Doublet.
De tous les francs (affiliés) de la bande d'Orgères, l'aubergiste Doublet avait été le premier. Chez lui se recélaient les plus grosses prises des Chauffeurs, qu'il allait vendre à Paris. Il était en quelque sorte le banquier des bandits. Grâce à la notoriété de son auberge, il était si bien coté à Chartres qu'il s'était glissé dans le conseil municipal. Par ses fonctions, il était à même, pour les cas pressants, de fournir à ses complices des papiers de circulation qui leur étaient nécessaires. Gagnant gros avec les Chauffeurs, l'hôtelier du Bon-Repos aurait dû s'en tenir là. Malheureusement, il avait voulu mettre la main à la pâte, et il avait été reconnu dans l'attaque de la ferme de Millouard.
Rusé, calme, gouailleur, Doublet était un gars, au moral, solidement trempé. L'échafaud qui l'attendait à cent mètres plus loin ne lui retirait rien de son sang-froid. La preuve en fut qu'il renoua de lui-même son entretien avec Vasseur.
—Vous voulez qu'il y ait une cachette dans ma maison? reprit-il.
—Oui, une cachette où peut se cacher un homme, insista le lieutenant.
—Dix hommes même, si ça vous fait plaisir. Moi, j'ai bon caractère et je n'aime pas contrarier le monde... Va donc pour la cachette!... Mais puisque vous avez le moyen de la découvrir en renversant la bicoque, voilà donc bien réglée la première des deux questions que vous deviez m'adresser. À présent, passons à la seconde. Pourvu que vous n'inventiez pas encore des choses qui n'existent point, je serai peut-être plus heureux à vous répondre.
Bien qu'il fût persuadé que, sur le second point, il allait encore échouer, Vasseur reprit:
—Quand le Beau François s'est évadé de l'infirmerie, le trou par lequel il a passé était si étroit, que force lui a été de laisser sa veste... Ce vêtement m'a été apporté et j'en ai visité les poches.
—Et vous avez trouvé sa pipe? fit niaisement le condamné.
—Entre la doublure et l'étoffe du collet, j'ai découvert un petit papier sur lequel, inscrits au crayon, se trouvaient une dizaine de mots inintelligibles pour moi... Peut-être n'en serait-il pas de même pour toi, si je te répétais ces mots.
—Vous savez, on ne peut répondre de rien à l'avance. Pour affirmer si c'est un chat ou une chatte faut d'abord voir l'animal... Montrez donc votre animal, non, je veux dire votre papier, débita Doublet.
—Oh! dit le lieutenant, c'est inutile. Tu connais ce billet, car il est écrit de ta main.
Doublet devait être de ceux dont, proverbialement, on dit qu'ils nieraient la tête sur le billot, car telle était précisément sa situation, et, quand un aveu pouvait sauver sa tête, il finassa encore.
—Ah! vraiment! fit-il, le billet est de mon écriture, dites-vous? Elle est bien mauvaise mon écriture, et elle ressemble à celle de vingt autres qui savent à peine griffonner.
—J'ai comparé ce billet avec le livre que tu tenais pour les comptes de ton auberge, répliqua le lieutenant.
Doublet fit la moue de l'homme qui cède.
—Après tout, dit-il, je l'ai peut-être écrit, votre papier. Si tant seulement vous m'en disiez le contenu, ça me rappellerait peut-être bien si c'est de moi qu'il vient.
—Alors écoute.
Et lentement, Vasseur récita de mémoire.
«Coupe et Tranche.—Jéhu 24.—S. F. le vieil.—La saute.—Doublet. Le Marcassin.—Sans sabots on s'enrhume.—Sept et quatre font neuf.—La faîne est tombée.»
L'oreille tendue, le regard attentif, l'aubergiste avait écouté; mais à mesure que Vasseur avait parlé, sa physionomie était devenue penaude.
—Et si je vous explique ce grimoire-là, j'ai la vie sauve? demanda-t-il quand le lieutenant eut fini.
—À l'instant même; on te ramènera en prison, promit Vasseur croyant qu'il allait parler.
Mais Doublet secoua tristement la tête et geignit d'une voix pleurarde:
—Faut avouer que je n'ai pas de chance! Dire que quand je ne demande pas mieux que de vous être agréable, vous me lâchez un tas de balivernes auxquelles je ne comprends rien... Ah! vrai! je n'ai pas de bonheur!
Le lieutenant ne se laissa pas prendre à ces jérémiades et, d'un ton sec qui mettait le marché en main:
—Oui ou non, veux-tu avouer?
—Je le voudrais, citoyen lieutenant. Sur mon honneur! je le voudrais: mais c'est impossible, puisque je ne comprends rien à vos calembredaines.
À ce moment, il s'opéra un mouvement dans le groupe des condamnés et de l'escorte dont les soldats resserrèrent leurs rangs autour des Chauffeurs. Le bourreau venait de sortir du greffe où il avait signé le reçu des vingt-trois têtes qu'on lui donnait à couper. On allait partir pour l'échafaud et le guichetier-chef ouvrait la lourde porte qui séparait les condamnés de la foule dont on entendait les cris d'impatience.
Vasseur insista donc vivement:
—Tu vois, Doublet, il n'est que temps pour toi de sauver ta vie en parlant.
—Désolé de vous refuser, citoyen lieutenant, mais je ne vois goutte à votre satané baragouin, répondit l'aubergiste d'un ton goguenard.
Et, de lui-même, il alla rejoindre ses compagnons.
Vasseur crut que trente pas déjà faits sur la route de l'échafaud auraient peut-être raison de l'obstination de Doublet, et il courut à la route pour attendre encore l'aubergiste au passage.
La porte n'avait pas encore fini de rouler sur ses gonds quand il arriva; il fut aperçu par la Grande Victoire.
—Tiens! fit-elle de sa voix trivialement railleuse, voici encore le cogne qui cherche toujours son coq?
—Cocorico! cocorico!
Comme la porte s'était enfin ouverte devant elles, la foule vit alors s'avancer, ouvrant la marche, les trois femmes qui, prises d'une épouvantable gaieté nerveuse, marchaient à la mort en criant:
—Cocorico! cocorico!
Vasseur regarda passer devant lui la foule des Chauffeurs. Quand arriva le tour de l'aubergiste, il lui cria:
—Doublet, il est encore temps.
Mais l'hôte du Bon-Repos secoua la tête et, avec un sourire railleur, répliqua:
—Citoyen lieutenant, il faut prendre un bain de pieds bien bouillant, ça vous fera descendre la curiosité du cerveau.
L'aubergiste venait de franchir le seuil de la prison, lorsque Vasseur lui envoya cette riposte:
—Merci du conseil. Alors j'irai demander ce bain de pieds à Gervaise.
Puis il tourna le dos, remontant la voûte vers la cour de la prison.
Aux paroles du lieutenant, Doublet avait tressauté d'une violente secousse convulsive et il s'était retourné. Livide, la face convulsée, les yeux hagards, il avait crié quelques mots à celui qui s'éloignait.
Était-ce une injure?
Était-ce un consentement à avouer que venait de lui arracher la dernière phrase du lieutenant?
Toujours fut-il que les cris de la foule empêchèrent sa voix d'arriver jusqu'à Vasseur déjà loin.
Et, poussé par les soldats, Doublet reprit la route de l'échafaud.
II
On doit comprendre maintenant pourquoi, ce jour de l'exécution, l'auberge du Bon-Repos, alors que tous les autres cabarets de Chartres regorgeaient de monde, était restée déserte. Chacun avait fui ce lieu que les débats du procès de la Bande d'Orgères avaient signalé comme ayant été longtemps un repaire de bandits. L'établissement payait donc pour sa mauvaise réputation.
Quand la justice, suivant une coutume de l'époque, avait mis sous le séquestre l'auberge dont la vente répondrait des frais du procès des Chauffeurs, aucun membre de la famille Doublet, même au titre de parent le plus éloigné, ne s'était présenté pour protester contre la confiscation et réclamer ses droits à l'héritage. On se rappelait que, jadis, sans qu'on sût d'où il venait, Doublet était arrivé à Chartres. Il avait loué la maison en question et y avait fondé son auberge du Bon-Repos, qui avait progressé jusqu'au jour où il avait été avéré que la prospérité de l'hôtelier, qui passait pour posséder bon nombre de sacs d'écus, s'alimentait aux sources coupables.
Quand le pot aux roses avait été découvert, la curiosité publique, qui avait transformé Doublet en richard, avait éprouvé une étrange déception. L'aubergiste menait, en apparence, la vie la plus régulière. Il n'était ni joueur ni buveur. On ne lui connaissait aucune relation qui charmât les ennuis de son célibat, car il avait toujours refusé de se marier. De plus, au dehors de son auberge, on n'avait pu prouver qu'il se fût livré à une spéculation aléatoire; bref, dans la vie de Doublet, l'enquête la plus minutieuse n'avait pu trouver quelque fissure par laquelle se serait écoulé son argent.
Et, pourtant, la justice, quand elle avait visité le Bon-Repos, n'avait relevé nulles traces de ces écus qu'on disait si nombreux.
On avait bouleversé la maison, sondé les murs, creusé les caves, en quête d'une cachette où devaient dormir les économies de l'aubergiste. La recherche était demeurée stérile.
Les fureteurs de la police n'avaient pas voulu avoir le dernier mot. En se souvenant que Doublet, tout au moins une fois par mois, s'absentait pendant trois ou quatre jours, ils en avaient conclu que le bonhomme devait avoir placé son argent à Paris ou à Orléans.
À cette supposition, un malin avait répliqué:
—Pourquoi si loin? Qui nous dit que le gredin n'avait pas, en quelque coin ignoré du pays, cette cachette que nous avons vainement cherchée dans l'auberge? Quand il partait dans sa carriole en annonçant son départ pour Paris, le matois devait aller tout droit là où il enfouissait son trésor.
Et ledit malin ajouta:
—Tenez, j'ai une idée. Attelons le vieux cheval de Doublet à sa carriole, dans laquelle deux ou trois de nous monteront. Qu'on sorte de la ville par la porte coutumière à Doublet, et, alors, qu'on laisse la bride au cou du cheval... je parie que la bête nous conduira tout droit où tant de fois elle a eu l'habitude d'aller.
La proposition avait été acclamée et tout de suite on avait désigné le trio qui, le lendemain, tenterait l'expédition.
Seulement, ce lendemain, quand les trois élus étaient entrés dans l'écurie, ils avaient trouvé le cheval étendu mort sur sa litière.
On l'avait empoisonné pendant la nuit.
Lorsque les chercheurs du trésor de Doublet vinrent annoncer l'empoisonnement du cheval à Vasseur qui, la veille, avait assisté à la conférence où avait été émise l'idée d'utiliser l'instinct de l'animal en le laissant aller lui-même à l'endroit du pays qu'avait choisi l'aubergiste pour y cacher son argent, le lieutenant les tança vertement.
—C'est bien fait, leur dit-il. Un de vous, à coup sûr, aura bavardé de la chose depuis hier. La bande doit avoir encore en ville des affiliés qui ont échappé à ma chasse. Votre bavardage aura été entendu et on s'est hâté, cette nuit, de tuer le cheval.
Pourtant, après avoir congédié les autres, Vasseur avait retenu celui qui, la veille, avait trouvé le stratagème du cheval. Cet homme était un garçon d'une trentaine d'années, à la figure intelligente, mais long de cou, long de taille, long de jambes et de bras; bref, un de ces êtres dont on dit «qu'ils n'en finissent pas». De plus, il était aussi maigre qu'un clou.
—Tu m'as l'air d'un finaud, toi! lui dit le lieutenant.
Un pareil éloge de la part de Vasseur, dont toute la contrée proclamait alors le courage et l'énergie, valait son pesant d'or. Le maigre diable, à ce compliment, se redressa plus raide qu'une perche.
—Que fais-tu? poursuivit le lieutenant.
—Je cherche à ne pas mourir de faim en acceptant tout ce qui se présente à faire. Tantôt rétameur, tantôt postillon, aujourd'hui moissonneur, demain roulier... À la fin de l'année, j'ai à peu près mangé.
Tout cela était débité sur un ton d'insouciante bonne humeur.
—Et tu t'appelles? dit Vasseur.
—Barnabé Gobin, surnommé Fil-à-Beurre... à cause de ma maigreur.
Le lieutenant regarda son homme dans les yeux. Il y lut franchise, loyauté et courage. Alors, lentement, il demanda:
—Barnabé, je vais, avant peu, entreprendre une tâche pénible et périlleuse, pour laquelle, en plus de mes soldats, j'ai besoin d'un homme adroit et brave. Veux-tu être cet homme?
Et se reprenant:
—Ah! fit Vasseur, je dois, avant tout, t'avertir que là où je te mènerai, tu auras dix-neuf chances sur vingt d'y laisser tes os.
Le visage de Barnabé Gobin, à cet avis menaçant, prit une expression de fermeté tenace.
—J'accepte la conséquence, dit-il.
Puis, avec une hésitation:
—Est-ce pour tout de suite? demanda-t-il.
—Non, fit le soldat. Te préciser le moment, je ne saurais, mais je puis t'annoncer quand il arrivera. J'aurai besoin de toi le soir du jour où seront exécutés ceux de la bande d'Orgères que le tribunal condamnera à mort.
À ce moment, le procès des Chauffeurs n'avait entendu que 212 témoins. Il en restait 317 à comparoir. C'était donc un bien long délai que Fil-à-Beurre avait devant lui.
—Oh! oh! dit-il gaiement, j'ai alors grandement le temps de faire mes adieux à quelqu'un.
—Nous sommes donc amoureux? demanda Vasseur en souriant à la pensée qu'une femme aimât à tel point la maigreur qu'elle eût donné son cœur à Fil-à-Beurre.
Barnabé secoua la tête et d'une voix grave:
—Amoureux? non pas, lieutenant, dit-il, mais dévoué... dévoué comme le chien qui s'attache à celui qui, un jour qu'il crevait de faim, lui a donné la pâtée... dévoué comme tout cœur reconnaissant doit se montrer pour l'être bon, innocent et faible qui l'a secouru.
Puis, comme s'il n'en voulait pas dire plus, Barnabé coupa net sur ce point pour demander:
—Et le jour de l'exécution, où me faudra-t-il venir vous retrouver?
—Ici même, à l'auberge du Bon-Repos, où tu trouveras un cheval pour me suivre, dit Vasseur.
Au mot de cheval, la figure de Barnabé se fit inquiète. Le garçon se gratta la tête en homme qui rechigne devant une obligation pénible.
—Heu! heu! lâcha-t-il, la selle n'est pas mon fort... Est-ce que vous tenez beaucoup à ce que je monte à cheval?
—Dans ton intérêt, pour t'éviter la fatigue, car la route sera longue.
—Si la route est longue, ce sera une raison pour ne pas surmener vos montures, n'est-ce pas? mon lieutenant... Mettons qu'elles aillent à un trot modéré; c'est déjà bien gentil...
—Va pour le trot modéré, concéda Vasseur. Où veux-tu en venir?
—Alors, regardez-moi m'en aller, et vous vous direz que je n'ai pas besoin d'enfourcher un cheval quand il ne s'agit que d'un trot modéré.
Là-dessus, Fil-à-Beurre ouvrit le compas de ses jambes, démesurément longues, et partit d'un tel pas que le lieutenant, étonné d'une pareille vitesse, murmura:
—Peste! un joli marcheur.
Voilà ce qui s'était passé à l'auberge du Bon-Repos peu après l'arrestation de son propriétaire Doublet. Renonçant à y trouver une cachette aux écus, l'autorité avait fermé la maison en attendant un acquéreur dont l'argent servirait à couvrir les frais de justice.
Circonstance étonnante! L'établissement n'était pas resté fermé plus de huit jours. Un individu venu de Paris à Chartres, pour la simple curiosité, disait-il, d'assister au procès des Chauffeurs, avait vu l'auberge et, alléché par le bas prix auquel on avait dû forcément coter l'établissement discrédité, avait acheté le Bon-Repos avec l'espoir de relever la maison et d'y établir plus tard ses fils, deux solides gaillards qui n'avaient pas tardé à venir de Paris le rejoindre à Chartres.
Le père Jupart, auquel ses papiers bien en règle donnaient cinquante-cinq ans, était un luron vigoureux qui paraissait presque aussi jeune que ses fils, dont l'aîné avait la trentaine.
Par malheur, Jupart avait été déçu dans son espoir de relever l'auberge. Il avait compté sans la réprobation publique qui avait continué à voir en ce lieu un repaire de bandits. Il en était donc résulté, comme on le sait, que, le jour de l'exécution, le Bon-Repos, qui aurait pu héberger quarante chevaux et rafraîchir dans sa grande salle deux cents buveurs, n'avait vu franchir son seuil que par ces deux cavaliers, du nom de Lambert et Fichet, venus à la suite du lieutenant Vasseur et qui n'étaient autres que deux gendarmes, déguisés comme leur chef.
C'est à ces deux gendarmes que nous allons revenir après que Vasseur, qui se rendait à l'exécution, les eut quittés en leur recommandant bien de donner double provende aux chevaux qui, le soir, auraient une longue course à fournir.
Le gendarme Lambert, tirant à la fois derrière lui par la bride son cheval et celui du lieutenant, fut le premier qui pénétra dans la vaste cour de l'auberge où, sur la droite, s'étendait l'écurie, long bâtiment à loger un demi-escadron.
Nul être humain n'apparut au fracas du fer des chevaux cliquetant sur le pavé de la cour.
—Que c'est comme le palais de la Belle-au-Bois-Dormant, lâcha Lambert, qui avait de la littérature, en constatant cette solitude profonde.
Mais l'autre gendarme, Fichet, à défaut de littérature, avait une oreille des plus fines et un nez exercé au suprême.
Il tendit donc l'oreille, dressa le nez et riposta:
—Qu'il y a ici, nonobstant, des gens qui bâfrent, car j'entends un bruit d'assiettes et je sens un fumet de fricot.
Comme, des deux, il était l'homme d'initiative, il passa aussi la bride de son cheval à Lambert, en disant:
—Bouge pas, vieux. Je vais piquer droit au ragoût.
Et, le nez en avant, narines béantes, il se dirigea vers une petite porte des communs placée dans un angle de la cour. Quand il l'eut poussée, il vit au milieu d'une étroite salle destinée au personnel de la maison, trois hommes attablés.
C'étaient le nouvel aubergiste Jupart et ses deux fils.
Il était raisonnable de supposer que le successeur de Doublet, en voyant sa maison déserte pendant que ses concurrents abondaient de consommateurs, devait être occupé à s'arracher les cheveux et à maudire le jour où il avait eu la fatale idée d'acheter la maison maudite.
Il n'en était rien! absolument rien!
Assis, avec ses garçons, devant une table surchargée de mets à rassasier vingt hommes, Jupart qui, quand Fichet ouvrit la porte, venait de vider son verre d'un seul trait, était en train de dire d'une voix qui sonnait la plus parfaite satisfaction:
—Mille cartouches! pourvu, les camarades, que cette vie dure longtemps!!!
Au bruit des bottes du gendarme qui faisait son entrée dans la salle, il se retourna, et, à la vue de l'arrivant, il s'écria:
—Tiens! c'est le flandrin de Fichet!
Fichet avait, de lui-même, une idée trop flatteuse pour tolérer qu'on plaisantât sur son individu. À cette épithète de «flandrin» qui lui était octroyée, il se roidit, l'œil rond, la moustache hérissée, les coudes en dehors, et, d'une voix hargneuse, lâcha cette réplique:
—Que si vous vous fichez de moi, je vous prouverai bien le contraire!
Mais phrase, ton et pose n'alarmèrent nullement l'aubergiste Jupart qui, tout rieur, lui montra les plats qui couvraient la table en disant:
—Puisque tu fais tant que d'ouvrir le bec, que ce soit au moins pour manger. Allons prends une chaise et fais comme nous, graine de melon.
Graine de melon! Cette fois, vingt pots de moutarde montèrent au nez de Fichet. Gendarme et aubergiste n'allaient pas être cousins, quand une sorte de coup de théâtre fit tomber à plat la colère de Fichet. L'hôtelier, toujours en riant, venait de porter la main à son abondante chevelure et, d'un tour de poignet, soulevant cette toison frisée qui n'était autre qu'une perruque, il offrait au regard de Fichet une tête aux cheveux grisonnants, coupés à l'ordonnance.
—Le brigadier Bondu! s'écria Fichet surpris.
—Oui, et regarde aussi ceux-là, dit l'aubergiste en désignant ses deux fils.
Le mot de «flandrin» dont il avait été salué à son entrée, avait fait que Fichet n'avait eu d'yeux que pour celui qui le baptisait aussi désagréablement. Sur l'invitation qui lui était faite, il tourna son regard sur les deux autres convives.
—Cachois et Potain! s'exclama-t-il en reconnaissant deux camarades.
Et, avant que Fichet, ahuri, pût demander une explication, Lambert, son compagnon, qui venait de mettre les chevaux à l'écurie, entra dans la salle.
À la vue de l'arrivant, l'aubergiste, ou, pour mieux dire, le brigadier Bondu, partit d'un éclat de rire et s'écria:
—Dire que, depuis six mois que le Bon-Repos s'est transformé en souricière, les deux premiers qui nous arrivent sont deux gendarmes!
Le brigadier avançait la vérité.
Dans l'espérance de mettre la main sur quelques-uns des Chauffeurs qui étaient parvenus à se soustraire par la fuite aux griffes de la justice, les autorités de Chartres, sur le conseil du lieutenant Vasseur, avaient fait de l'auberge une souricière par une fausse vente au soi-disant Jupart.
Or, comme pas un chat n'avait mis le pied dans l'établissement, Bondu et ses hommes, n'ayant à relever aucun visage suspect, seraient morts d'ennui si, dans la cave bien garnie, et l'amoncellement des provisions fait par Doublet, ils n'avaient trouvé le moyen de tuer le temps à table... et, dame! ils le tuaient consciencieusement.
—Non, depuis qu'on a empoigné Doublet, pas un gredin de ses complices n'a montré son nez ici, appuya Bondu en terminant le récit de sa mission à Fichet et à Lambert qui avaient écouté tout en jouant de la fourchette et du verre.
—Heu! heu! moi, je n'en jurerais pas! lâcha Lambert entre deux bouchées.
—Tu crois que quelques chenapans sont entrés ici sans que nous ne les ayons aperçus à temps? Qu'est-ce qui te fait dire cela, gros malin? demanda le brigadier d'un ton froissé.
—Il en est entré au moins un, insista Lambert.
Et après avoir vidé son verre, il ajouta:
—Quand ce ne serait que celui qui, pendant la nuit, est venu empoisonner le cheval de Doublet, dont on devait se servir le lendemain pour découvrir l'endroit où l'aubergiste transportait ses écus, comme l'avait proposé un grand desséché qui se trouvait là.
—Ça, c'est vrai, avoua le brigadier.
Puis, en homme loyal, il reprit:
—Il faut même avouer que celui qui a fait le coup était un rude finaud qui, mes hommes et moi, nous a joués par-dessous jambe. Aussi, le lendemain, le lieutenant Vasseur, qui était furieux, nous a-t-il rudement lavé la tête. J'étais dans mon tort, je n'ai pas desserré les dents.
Et, en branlant la tête, le brigadier ajouta:
—N'empêche que si le lieutenant n'avait pas été tant à la tempête, j'aurais pu—il est vrai que c'eût été de la moutarde après dîner—lui faire part de deux détails que j'avais relevés.
—Quels détails? demanda Lambert curieux.
—Quand je dis deux détails, il y a gros à parier que je n'en aurais avoué qu'un seul, le second... car le premier m'avait inspiré un si étrange soupçon, que le lieutenant m'aurait traité d'idiot si je le lui en avais fait part.
—Pas possible! C'était donc bien extraordinaire?
—J'ai eu et j'ai encore la conviction que celui qui a tué le cheval devait être un gendarme.
À cet aveu que jusqu'à ce jour Bondu avait gardé au fin fond de lui-même, ses quatre auditeurs éclatèrent ensemble d'un rire moqueur.
—Ma foi! oui, brigadier, vous avez fort bien fait de n'en souffler mot au lieutenant. Comme vous l'avez dit, il vous eût cru le cerveau pas mal fêlé, ricana Lambert.
Malgré cette plaisanterie, que les autres avaient approuvée d'un nouveau rire, le brigadier continua d'un ton convaincu:
—Oui, j'en donnerais ma main à couper, l'homme devait être un gendarme. Cette nuit-là, nous avions nos chevaux à l'écurie. Ma monture et celle de Potain sont des bêtes rétives et farouches. Si celui qui a pénétré dans l'écurie n'avait pas été connu de ces animaux, ils n'auraient pas manqué, surpris par cette visite nocturne, de faire un vacarme des cinq cents diables qui nous eût réveillés, eussions-nous dormi comme des pots. Or, si les chevaux n'ont pas bronché, c'est qu'ils connaissaient l'individu... c'est que le particulier a dû les calmer par une caresse les deux fois.
—Comment ça, les deux fois? releva Lambert étonné.
—Oui, quand il a fait sortir de l'écurie la rosse de Doublet et qu'il l'y a ramenée.
—Qu'est-ce que vous nous contez là, brigadier. Où allez-vous chercher votre sortie et votre rentrée du cheval de Doublet? L'homme s'est simplement glissé dans l'écurie et il a empoisonné l'animal... C'est simple comme bonjour à deviner. Pourquoi, diable! avoir de pareilles imaginations? appuya Lambert.
Mais le brigadier demeura tenace en son dire.
—Je suis certain de ce que j'avance, insista-t-il.
—Oh! oh! certain... au moins vous aurait-il fallu une preuve? avança un autre écouteur.
—Mais justement, je l'ai, cette preuve... Elle est dans le second détail dont je vous ai parlé.
—Que si vous faisiez la plaisance de la dire, nous aurions la délectance de l'écouter, proposa Fichet, que le vin de Doublet poussait à choisir ses termes.
—Quand, le lendemain, le lieutenant Vasseur ordonna de débarrasser l'écurie du cheval mort, ce fut moi qui me chargeai de ce soin. Alors, je remarquai que les flancs de la bête avaient été labourés à coups d'éperon... les blessures étaient fraîches.
Il y eut dans l'auditoire, surpris par cette révélation, un moment de silence qui fut rompu par cette demande de Fichet, toujours en veine de belle élocution:
—D'où vous conclusionnez, brigadier?
—Que l'inconnu, avant de tuer le cheval, avait dû l'utiliser pour se rendre vers un endroit si éloigné qu'il lui a fallu, afin d'être de retour avant la fin de la nuit, surmener sa monture avec l'éperon.
—Quel pouvait être cet endroit? dit Lambert.
—Je m'en doute, avança le conteur.
—Si vous nous l'insufliez pour notre allégeance? demanda Fichet.
—À coup sûr, notre homme devait être là quand le grand desséché a proposé son moyen de retrouver les écus de Doublet en se servant de son cheval... Alors, l'inconnu a eu l'idée d'exploiter le moyen pour son compte; puis, après son expédition achevée, il a coupé l'herbe sous le pied des autres en tuant le cheval.
Tout cela était logique au possible. Aussi l'auditoire peu à peu s'était-il laissé convaincre. Un point restait encore à éclaircir.
—Et vous croyez que cet inconnu devait être un gendarme? demanda Lambert.
—Par la tranquillité qu'ont gardée, quand il est entré dans l'écurie, mon cheval et celui de Potain, deux bêtes, je le répète, qui s'effarouchent à tout casser, il est évident que notre personnage leur était familier... Donc, c'était un gendarme, conclua le brigadier.
—Mais, fit Lambert, il est alors facile à découvrir! Vous n'avez qu'à vous rappeler quels étaient ceux des nôtres qui se trouvaient là quand celui que vous appelez le grand efflanqué a proposé son idée.
—Oui, fit le brigadier en homme dérouté, c'est là précisément où je perds la carte... Au moment en question, en fait de gendarmes, il n'y avait avec moi que le lieutenant Vasseur.
Le brigadier achevait sa phrase quand une voix brève, qui sonnait le commandement, prononça cet ordre:
—Fichet, selle mon cheval!
C'était le lieutenant Vasseur qui venait d'entrer dans la salle.
III
Vasseur avait trente ans. C'était un grand et fort beau garçon, bien taillé en force, au visage mâle. Au moment de notre récit, dans tout le pays qu'il avait délivré des Chauffeurs, il excitait un engouement de reconnaissance que bien des cœurs de femme auraient été heureux de lui traduire en un sentiment plus doux.
Pourtant, le beau lieutenant, qui aurait pu se poser si facilement en Lovelace, semblait être de glace, car aucune conquête amoureuse n'était inscrite à son actif. Les plus empressées à lui faire connaître leurs bonnes intentions en avaient été pour leurs avances et leurs regards en coulisse.
—Il est amoureux de la lune, avait-on fini par se dire, pour s'expliquer cette indifférence. Faute du possible, on concluait à l'impossible.
Il est vrai que ceux qui vivaient auprès de lui auraient pu s'étonner de certaines absences que, de temps à autre et depuis six mois, ils lui voyaient faire. S'ils ne pointaient pas trop leur curiosité sur ces disparitions, qui ne dépassaient jamais sept ou huit heures, c'est qu'ils se disaient que le lieutenant, acharné à la poursuite des derniers vauriens échappés à sa poigne, s'était lancé sur la piste de quelque nouveau gibier à offrir à la justice, chasse à l'homme pour laquelle il tenait à avoir, d'abord et tout seul, relevé la trace.
Néanmoins, en même temps que ces absences, il avait été impossible de ne pas constater qu'un changement s'était opéré dans le caractère de Vasseur. En dehors du service, où il était d'une rigidité extrême, on l'avait toujours connu garçon de joyeuse humeur.
Subitement, il était devenu triste.
On avait, à l'origine, attribué cette tristesse au retard mis à le récompenser de ses services vraiment exceptionnels. Mais l'épaulette de lieutenant lui était arrivée et son front ne s'était pas déridé. Alors, à défaut d'une liaison malheureuse, ou d'une déception d'ambition, ou d'une maladie, ou d'une cause quelconque connue, qui aurait pu l'attrister, ses familiers, et surtout ses soldats, ne sachant à quoi attribuer cette mélancolie sombre, avaient fini par faire chorus avec ceux qui répétaient:
—Il est amoureux de la lune.
Jamais, peut-être, Vasseur n'avait montré mine plus abattue que celle qu'il avait quand, au retour de l'exécution, il arriva au Bon-Repos pour commander à Fichet de lui seller son cheval.
—Bigre! il broie du noir, pensa le brigadier Bondu.
—L'exécution des Chauffeurs ne l'a pas précisément poussé à la gaieté, se dit Lambert.
Cependant, Vasseur avait parcouru la salle d'un regard rapide qui semblait chercher quelqu'un; puis, s'adressant à Bondu:
—Brigadier, commanda-t-il, j'attends un homme qui ne va pas tarder à venir... un grand maigre, qui répond aux noms de Barnabé ou de Fil-à-Beurre... La consigne n'est pas pour lui.
Le malheureux Fil-à-Beurre ne payait pas de mine. Or, comme la consigne donnée au brigadier que tout individu à figure suspecte, qui pénétrerait dans l'auberge, fût immédiatement ficelé et descendu dans une cave pour y attendre l'interrogatoire du lieutenant, il était bon que ladite consigne fût levée pour Barnabé.
Comme il allait sortir pour aller au-devant de son cheval, que lui amenait Fichet, le lieutenant, après une courte réflexion, se tourna vers Lambert:
—À notre départ de ce soir, j'aurai besoin d'un cheval frais, tu iras chez moi chercher Bayard. Que je le trouve m'attendant ici, commanda-t-il.
—Oui, mon lieutenant, dit Lambert.
Et, en lui-même, le soldat fit cette réflexion:
—C'est donc bien loin et d'un train d'enfer qu'il va aller, pour avoir ainsi peur qu'à son retour Rolland soit incapable d'entreprendre notre voyage... une rude bête pourtant!
En effet, Rolland, le cheval qu'allait monter le lieutenant, était un animal remarquable par sa force et son ardeur. Pour épuiser un pareil coursier, il aurait fallu exiger de lui presque l'impossible.
—Dans trois heures, répéta le lieutenant, lorsqu'il fut en selle.
Et il sortit de l'auberge à la plus paisible allure de Rolland, suivi des yeux par Lambert, qui se disait:
—J'ai dans l'idée que tout à l'heure son cheval n'ira plus de ce train-là.
Le lieutenant traversa Chartres au pas de sa monture. Quand, la porte de la ville franchie, il se vit en rase campagne, c'est-à-dire loin des curieux, il assembla ses rênes en murmurant d'une voix émue:
—Voilà quinze grands jours que je ne l'ai vue!
Et, enfonçant ses éperons dans les flancs de son cheval, il le lança ventre à terre.
Trois heures après, comme il l'avait annoncé, le lieutenant était de retour au Bon-Repos.
Couvert d'écume, essoufflé, frémissant de fatigue, Rolland était presque fourbu. Ses flancs, qui haletaient douloureusement, étaient labourés de coups d'éperon.
—Là! qu'est-ce que je disais? gronda Lambert en reconduisant le cheval à l'écurie.
Au moment où il passait devant le brigadier Bondu, celui-ci, à la vue des flancs ensanglantés de la bête, eut un petit tressaut de surprise et se dit:
—Voilà, précisément, comment était arrangé le cheval de Doublet que nous avons trouvé empoisonné dans l'écurie.
Mais si Rolland était en mauvais état, on ne pouvait soutenir que le lieutenant, d'où qu'il arrivât, en rapportait la joie. Il était parti triste; il reparaissait désespéré. La plus profonde angoisse se lisait sur son visage abattu et douloureusement contracté. Cet homme, il n'y avait pas à en douter, venait d'éprouver une de ces souffrances terribles qui brisent le cœur.
Devant ses soldats, au prix d'un immense effort moral, il retrouva son calme.
À peine avait-il mis pied à terre que, près de lui, se fit entendre une voix qui disait:
—Me voici, mon lieutenant. Exact au rendez-vous.
C'était Fil-à-Beurre qui, après les six mois écoulés depuis sa dernière entrevue avec Vasseur, arrivait encore un peu plus maigre... un vrai squelette.
—Alors, tu consens toujours à venir avec moi, mon garçon? demanda le lieutenant.
Fil-à-Beurre poussa un gros soupir et, d'un ton navré:
—J'ai tant besoin de distractions, lâcha-t-il.
Soupir et voix firent que Vasseur le regarda plus attentivement au visage.
—Oh! oh! dit-il, quel chagrin t'est-il survenu, Barnabé? tu es pâle comme un mort et il me semble que la fièvre te secoue!
Fil-à-Beurre parut chercher sa réponse.
—La fièvre, non, dit-il enfin, mais l'émotion. Vous m'aviez ordonné de venir vous trouver après l'exécution des Chauffeurs. Alors, pour tuer le temps et afin d'être bien fixé sur le moment voulu, la fichue idée m'est venue d'aller là-bas, sur la place publique... et, dame! vingt-trois à la file! quand on n'est pas habitué à ce genre de spectacle, ça n'est pas sans vous secouer.
C'était là une raison trop plausible pour que Vasseur ne l'acceptât pas. Il entama donc un autre sujet en demandant:
—Tu persistes toujours à refuser le cheval que je t'offre?
—Je suis si maigre, lieutenant! Avec mes os, qui me percent la peau, j'aurais peur d'être cloué en selle par le coccyx.
—Mais tu finiras par tomber de fatigue.
—En ce cas, je prierai un de vos hommes de prendre mes souliers en croupe... ça me soulagera.
—Allons, puisque tu le veux! consentit le lieutenant qui s'était pris de sympathie pour cet être disgracieux qu'il devinait habile, courageux et foncièrement honnête.
Alors, se retournant vers Lambert et Fichet, qui se tenaient à quelques pas avec les chevaux en main:
—En selle! commanda-t-il.
Monté sur Bayard, son cheval frais, le lieutenant, suivi de ses deux hommes et précédé par Fil-à-Beurre jouant de ses longues jambes, quitta le Bon-Repos à la nuit tombante.
Une heure après, en pleine obscurité, sur la route, Fichet fit entendre ces mots:
—Pardon, lieutenant...
—Hein! fit sévèrement Vasseur, as-tu oublié que, depuis notre départ, je ne suis plus que le citoyen Rameau, gros commerçant en grains, voyageant avec ses garçons fariniers?
Et, après cette leçon, il ajouta:
—À présent, lâche ce que tu avais à dire.
—Que, sans sortir de l'obédience, pourrait-on avoir la souplesse de demander ous'que nous allerions? demanda Fichet.
—Tiens-tu bien à le savoir?
—J'en aurais l'intendance.
Sans doute que le lieutenant était au courant du langage de Fichet, car, sans relever le mot, il répondit d'une voix qui vibrait de haine:
—Eh bien, mon brave, nous allons chercher la tête du Beau François.
Savoir qu'on allait chercher la tête du Beau François, c'était déjà bien; mais la curiosité de Fichet n'était qu'à demi satisfaite, car il reprit:
—Et, subséquemment à la conséquence, pouveriez-vous m'octroyer la licence que je saverais ous qu'il est le Beau François?
—Oh! oh! fit le lieutenant, tu m'en demandes trop, vieux Fichet. Autant que je puis croire, notre homme doit se trouver en Sarthe, en Mayenne ou en Maine-et-Loire, c'est-à-dire du Mans à La Flèche ou de Laval à Angers et Saumur. Tu vois que nous avons devant nous un bon bout de promenade.
—Une promenade plantée de coups de fusil! grommela Lambert après avoir entendu cet itinéraire qui leur donnait à traverser tout le pays que venait de désoler la terrible guerre des chouans.
Fichet, on l'a vu, n'était pas une de ces intelligences auxquelles on confie la destinée des empires; mais c'était un intrépide soldat, allant droit au danger sans barguigner, sabreur de première force, grand amateur de plaies et de bosses.
À la réflexion de son camarade, il débita gravement:
—Que les coups de fusil, c'est la santé des gendarmes.
—Mazette! alors nous allons nous porter comme des charmes dans le satané pays où nous conduit le chef... s'il est vrai que les coups de fusil soient la santé du gendarme, riposta moqueusement Lambert.
En effet, pendant six années consécutives, les pays cités par Vasseur avaient été le théâtre de cette lutte sanglante qu'on a appelée: «Une guerre de géants», guerre sans pitié ni merci des chouans et des Vendéens contre les troupes de la République, et qui, depuis quelques mois seulement, avaient pris fin sous les derniers coups du général Brune.
Mais, derrière les vrais chouans pacifiés, qui étaient rentrés dans leurs foyers, le pays était resté la proie de bandes armées, nombreux ramassis de vauriens qui, se donnant toujours pour chouans, pillaient les campagnes, arrêtaient les diligences, incendiaient les villages.
Des renseignements guidaient-ils Vasseur? Était-ce plutôt qu'un pressentiment lui disait que le Beau François, après sa bande détruite, avait dû aller continuer ses exploits chez les faux chouans? Toujours est-il que le soldat intrépide avait résolu d'aller chercher son bandit au milieu même des hordes formidables qui le protégeaient.
Précédant de quelques pas le cheval du lieutenant, Fil-à-Beurre avait entendu Vasseur détaillant à Fichet la marche à suivre. Aussitôt, se portant de côté, il s'était laissé dépasser par le cheval et quand il fut au côté du cavalier, il demanda, en observant la consigne:
—Ainsi, citoyen Rameau, nous irons jusqu'à Saumur?
—Oui, Barnabé; et, le fallût-il pour retrouver mon coquin, nous redescendrons la rive gauche de la Loire jusqu'à Champtoceaux.
—Ah! fit Barnabé avec une intonation joyeuse qui surprit Vasseur.
Puis, après une courte hésitation, et d'une voix qu'il s'efforçait vainement de rendre indifférente, il reprit:
—Alors nous passerons par Saint-Florent-le-Vieil?
La main du lieutenant s'abattit aussitôt sur l'épaule du squelette ambulant, qu'elle serra entre ces doigts crispés et, en même temps, Vasseur articula ces paroles pleines de soupçon.
—Malpeste! sais-tu, Barnabé, que tu m'as l'air de connaître ce pays-là?
—Sur mon honneur! je vous jure que je n'y ai jamais mis les pieds, affirma Fil-à-Beurre, d'un ton de la sincérité duquel il n'y avait pas à douter.
—Alors, comment se fait-il que tu connaisses, entre Saumur et Champtoceaux, ce village que tu appelles Saint-Florent-le-V...
Au lieu d'achever le mot, Vasseur s'arrêta une seconde, puis, brusquement, en homme surpris par un souvenir:
—J'y suis! s'écria-t-il.
Il venait de se rappeler le billet trouvé dans la doublure de la veste que le Beau-François avait abandonnée en sa fuite, ce billet de l'écriture de Doublet et que ce dernier, quand il pouvait sauver sa tête, avait refusé de lui expliquer.
Parmi les notes énigmatiques, ne se trouvait-il pas cette mention: S. F. le Vieil? L'abréviation ne désignerait-elle pas le village de Saint-Florent-le-Vieil?
Et, persuadé qu'il avait deviné juste, Vasseur, sans penser qu'il réfléchissait tout haut, se demanda:
—Quelle anguille sous roche nous attend dans ce village?
Ensuite, comme si la suite pouvait l'éclairer, il se répéta de mémoire les mots suivants de l'écrit:
—S. F. le Vieil.—La saute.—Doublet.—Le Marcassin.—Sans sabots on...
Nous l'avons dit, Vasseur, sans s'en douter, réfléchissait à mi-voix. Fil-à-Beurre, qui marchait à sa botte, n'en avait pas perdu un mot.
—Oh! oh! lâcha-t-il soudainement.
Cet éclat de voix interrompit les réflexions du lieutenant.
—Qu'as-tu, garçon? demanda-t-il.
—Vous venez de prononcer Marcassin... Je ne sais pas si c'est le mien, mais, moi aussi, je connais un Marcassin... Au fond, je ne le connais que pour l'avoir vu et entendu une fois, sans que, lui, il ait seulement aperçu le bout de mon nez; car je me tenais tapi, bien immobile dans ma cache... Ah! oui, Marcassin! en voilà un qui est bien nommé! Tout en poil gris et rude, cet homme; trapu, râblé, l'air féroce, des mains énormes et velues! Un terrible athlète, je vous en réponds... Il doit rudement en découdre.
Vasseur avait laissé parler le squelette.
—Où donc as-tu rencontré ce Marcassin? demanda-t-il quand Barnabé se tut.
Sans doute que Fil-à-Beurre s'était imprudemment laissé allé à ses souvenirs, car, à la question, il eut l'hésitation de celui qui s'aperçoit trop tard de sa faute. Il fit cette réponse vague:
—Dans les environs d'Orléans.
—Précise l'endroit, appuya Vasseur.
Fil-à-Beurre garda le silence.
—J'attends, dit le lieutenant d'une voix qui se montait.
Le squelette prit tout à coup son parti et d'un ton plein de repentir:
—Tenez, dit-il, j'aime mieux vous avouer que j'ai à me faire un reproche à votre égard.
—Lequel, Barnabé? demanda Vasseur, désarmé par l'accent ému du jeune homme.
—J'aurais dû vous avouer un gros secret qui m'étouffe depuis tantôt... vous savez, quand je suis revenu de l'exécution?
—Lorsque tu étais si bouleversé d'avoir vu tomber vingt-trois têtes?
Fil-à-Beurre haussa les épaules.
—Oh! après tout, c'étaient de si cruels coquins, qui avaient tant commis d'atrocités, que je les ai vus mourir sans grande pitié...
Le squelette s'interrompit pour pousser un gros soupir, puis, tout frémissant, il ajouta:
—Sauf un pourtant!
—Quel était ce condamné?
—Je vous conterai cela à la couchée.
—Mais, mon garçon, tu dois comprendre que je ne me soucie pas d'être vu en plein jour sur la grand'route. Jusqu'à la bonne moitié du voyage, mon intention est de chevaucher la nuit et, durant le jour, de rester coi en quelque gîte sûr. Si donc, comme tu le dis, ton secret t'étouffe, tu vas le garder sur la conscience jusqu'au point du jour, moment de notre couchée... Mieux vaudrait te soulager tout de suite.
Et Vasseur, d'une voix rieuse, insista en disant:
—Allons! lâche ton secret.
—Mais, fit Barnabé, c'est que ce secret n'est pas le mien. D'autres oreilles que les vôtres ne peuvent l'écouter.
—Tu dis cela pour Lambert et Fichet?
—Précisément.
La curiosité talonnait trop le lieutenant pour qu'il ne lui sacrifiât pas ses hommes. Il se retourna en selle et commanda:
—Fichet, à cent pas en avant, pour éclairer la route. Toi, Lambert, même distance en arrière pour t'assurer si nous ne sommes pas suivis.
Et quand ils furent seuls:
—Là! fit Vasseur, à présent tu peux parler.
—Le jour où vous m'avez engagé pour vous suivre, vous rappelez-vous qu'après vous avoir demandé à quelle date il faudrait partir, je me suis réjoui en apprenant que j'avais tout le temps devant moi pour faire mes adieux?
—Oui, et il me souvient que, comme je te plaisantais en supposant que ces adieux s'adresseraient à tes amours, tu m'as parlé d'un être bon, doux, auquel tu avais voué le dévouement... du chien pour celui qui lui a donné la pâtée, alors qu'il crevait de faim... Ce sont là tes expressions.
Il y eut un accent indicible de reconnaissance dans la voix de Fil-à-Beurre quand il répondit:
—Oui, c'est ainsi que je suis dévoué à ma bonne Gervaise.
À ce nom, une convulsion violente fit frissonner le lieutenant des pieds à la tête. Et tant était grande son émotion qu'il lui fallut se retenir au pommeau de la selle pour ne pas tomber de cheval lorsqu'il entendit le squelette ajouter:
—Gervaise qui, il y a deux jours encore habitait le village de Mégin.
Dans l'ombre de la nuit, Fil-à-Beurre n'avait pu s'apercevoir de la pâleur livide du lieutenant ni de la violente émotion produite par le nom de Gervaise.
Sans se douter de rien, il commença son récit:
—Comme je vous l'ai dit, j'ai toujours demandé mon pain de chaque jour un peu à tous les métiers. Cette fois-là, j'avais eu la main heureuse. Ma maigreur avait été exploitée dans une baraque de saltimbanques. De foire en foire, on m'avait exhibé à l'admiration des populations en me donnant pour un malheureux marin, resté seul sur un radeau en pleine mer, pendant quarante-six jours, sans autre nourriture que ses larmes. Par malheur, arriva l'hiver qui interrompit les fêtes foraines. Plus de recettes. Le patron aurait bien voulu me garder jusqu'au retour du printemps. Mais pour me garder, il eût fallu me nourrir. Alors j'aurais engraissé... et j'aurais perdu de ma valeur.
—Va crever de faim jusqu'au printemps, me dit-il; tu auras ainsi conservé ton prix et je te reprendrai.
Et il me congédia après m'avoir réglé mon compte. Des plus maigres! Trois écus! Il y ajouta une bonne grosse veste de ratine qui lui était devenue trop courte et qui arriva, pour moi, comme marée en carême, vu qu'elle était chaude et, ce jour-là, il faisait grand froid.
Il était environ dix heures du soir; car c'était après avoir eu la prévenance de me garnir d'un solide souper que le patron m'avait congédié. J'aurais pu coucher là, mais je me souvins que, le lendemain, c'était grand marché à Chartres. Peut-être y trouverais-je à m'employer. Quinze lieues me séparaient de la ville, mais c'était un jeu pour mes longues jambes et la nuit, dont les étoiles scintillaient de froid, était des plus claires.
Je marchais bon pas, tout chaudement heureux sous ma veste de ratine... Et trois écus en poche!... Le premier consul n'était pas mon cousin!
Je venais de dépasser un village dont, à mon passage, l'horloge avait tinté minuit et j'allais longer une meule de foin quand, soudainement, je vis se dresser devant moi un colosse qui, par cette température glaciale, était en manches de chemise.
—Donne-moi ta veste, m'ordonna-t-il.
—Moi, dans de pareilles occasions, je ne suis pas causeur et, grâce à mes jambes, j'ai bien mis vite une distance entre moi et l'autre que je laisse attendant toujours une réponse. Quant à résister, j'en aurais eu l'envie qu'elle me serait aussitôt passée, rien qu'à la vue de la solide carrure de mon emprunteur de veste.
Sans doute qu'il devina mon projet de lui brûler la politesse en détalant, car, sans autre phrase, il m'asséna sur la tête un coup d'un gourdin énorme, qui me renversa sans connaissance.
Fil-à-Beurre fut interrompu dans son récit par le lieutenant, qui demanda vivement:
—Tu ne saurais reconnaître cet homme?
—Oh! que si! que si! Je n'ai vu mon gaillard qu'une demi-minute, mais ça m'a suffi pour le reluquer... Que jamais je le rencontre et je jure bien qu'il me rendra compte du coup de gourdin qu'il m'a administré, de ma veste qu'il m'a volée ainsi que mes pauvres trois écus qui étaient dans ma poche... Que je le trouve face à face, si je ne lui bondis pas sur le casaquin, c'est que, ce jour-là, j'aurai un ventre qui traînera par terre.
Malgré tous ses efforts pour la contraindre, une impatiente curiosité se trahissait dans la voix de Vasseur, quand il demanda:
—Mais, Barnabé, je ne vois pas encore apparaître dans ton récit cette personne que tu appelles Gervaise?
—Attendez donc, attendez donc... Quand je revins à moi, j'étais étendu sur des bottes de paille et j'avais la tête entourée de bandes de linge qui m'aveuglaient. À ce moment, une douce petite voix disait:
—Mais, ma bonne Annette, nous ne pouvons pourtant pas mettre dehors ce pauvre garçon.
—Bah! bah! répondit l'organe grognon de celle qui venait d'être nommée Annette, quand ils ne tuent point, les coups à la tête ne sont pas dangereux. Après qu'il aura dormi jusqu'à ce soir, notre grand diable, avec une bonne soupe dans le ventre, s'en ira trottant comme un cerf.
—Non, il faut le garder quelques jours. Il a besoin de se remettre. Regarde donc comme il est délabré, insista la voix jeune et douce.
À ces derniers mots, Annette répliqua en riant:
—Oh! oh! si, pour le renvoyer, vous attendez qu'il se soit remplumé, il sera encore ici au jugement dernier.
—Rien que deux jours.
—Oui, mais si votre père arrivait? Vous savez combien de fois il m'a sévèrement recommandé de ne jamais laisser pénétrer personne dans la maison.
—Papa est parti il y a huit jours, et il s'écoule un mois entre chacune de ses visites.
Après son excuse donnée, la petite voix revint à l'assaut en disant:
—C'est convenu, n'est-ce pas; nous garderons deux jours notre blessé?
—Gervaise! Gervaise! vous me faites commettre une imprudence, prononça Annette d'un ton qui cédait.
Il y eut un petit cri joyeux de Gervaise triomphante; puis, vivement, elle reprit:
—Renouvelle-lui son pansement. Moi, je descends pour surveiller la soupe qui lui rendra ses forces.
Et je l'entendis qui s'éloignait.
Alors je crus bon de donner signe de vie. Comme Annette avait fini de me retirer la bande de toile, je poussai un soupir et j'ouvris les yeux.
—Ah! ah! fit-elle, voilà donc que vous revenez à vous, mon beau merle?... Pardieu, je puis me vanter d'avoir fait ce matin une jolie trouvaille.
C'était une brave et digne femme, cette Annette, malgré son air bourru. Elle m'apprit qu'au point du du jour, en allant chercher son beurre et son lait à une ferme un peu distante du village, elle m'avait trouvé étendu raide, dépouillé, à demi gelé, la tête ensanglantée. Par bonheur, le froid, en saisissant ma plaie, avait empêché la perte de sang. Aussitôt, elle était venue pour donner la nouvelle à Gervaise, et les deux femmes, dans leur premier élan de pitié, m'avaient, en réunissant leurs efforts, emporté dans la maison qui les abritait.
Après avoir achevé de me panser, elle reprit:
—Moi, j'étais d'avis de vous renvoyer tout de suite; mais on a obtenu de ma faiblesse que vous resteriez ici deux jours à vous reposer et à vous rabibocher un peu le torse. Vous allez commencer par m'avaler une soupe. Attendez, je reviens.
Trois minutes après, elle reparut avec une énorme écuelle de soupe fumante.
—On ne perd pas son temps à vous nourrir! dit-elle en riant, après avoir constaté la voracité avec laquelle j'avais engouffré la soupe.
Puis, comme je la remerciais, elle reprit:
—Le meilleur moyen, mon garçon, de me prouver votre reconnaissance, c'est de rester bien tranquillement enfermé dans ce commun à fourrages, sans vous montrer, sans sortir.
Ensuite, avec une intonation qui pesait sur les mots pour bien appeler mon attention, elle articula lentement:
—Il y a quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent que ça ne se présentera pas; mais si, par hasard, quelqu'un arrivait dans la maison, ne bougez pas plus qu'une souche, car vous feriez avoir bien de la peine à deux pauvres femmes qui ont eu pitié de vous.
Là-dessus, elle partit après avoir ajouté:
—Faites un bon somme, ça vous tuera le temps jusqu'à l'heure de vous regarnir la panse.
J'avais l'estomac plein. J'étais mollement étendu dans un creux de bottes de paille qui me tenaient chaud; j'obéis au conseil d'Annette en m'endormant profondément.
Quand je me réveillai, la nuit était venue et l'obscurité régnait dans mon réduit.
Seulement, au milieu de l'ombre, se détachait devant moi une raie lumineuse dont je m'expliquai bien vite la cause. La chambre voisine était éclairée et, par une lézarde de la cloison en pisé, filtrait la lueur que je voyais. La curiosité me poussa à connaître cette Gervaise dont j'avais seulement entendu la voix. Bien doucement, je m'approchai de la fente et j'y appliquai un œil.
Ah! la belle et ravissante jeune fille que j'aperçus! Un ange à adorer à genoux!
Elle était en train de filer devant une vaste cheminée où, pendue à la crémaillère, chantait une marmite dont, en ce moment, Annette remuait le contenu avec une cuillère en bois.
—Ça embaume! disait la vieille servante. Je crois, Gervaise, que votre protégé s'en lèchera les babines jusqu'aux oreilles! Ah! si vous l'aviez vu, ce matin, absorber sa soupe! Ce n'est pas un homme, c'est un puits!
Tout à coup, le roulement d'une voiture se fit entendre au loin. À ce bruit, les deux femmes se relevèrent effarées.
—C'est votre père!... Pourvu qu'il ne découvre pas cette grande asperge de malheur! bégaya Annette avec terreur.
Sans être grand clerc, je devinai que la grande asperge c'était moi.
Le roulement de la voiture, qui s'était rapidement rapproché, cessa devant la porte.
Sans doute que les deux femmes, afin d'éviter une surprise, avaient la consigne de n'ouvrir à aucun bruit du dehors, car elles restèrent immobiles, attendant que celui qui arrivait eût ouvert, du dehors, avec une clef dont il était porteur.
Alors entra un homme dont la figure, à la vue de Gervaise, s'éclaira de la plus pure joie. La jeune fille se jeta dans ses bras et, pendant deux grosses minutes, il l'embrassa avec de petits frémissements de bonheur... Ah! il aimait rudement sa fille, ce bonhomme-là!
Quand Fil-à-Beurre avait prononcé ses derniers mots, sa voix s'était si douloureusement altérée, que Vasseur lui demanda aussitôt:
—Qu'as-tu donc, Barnabé?
—C'est que je compare toujours cette scène, toute pleine de tendresse, avec celle où, pour la seconde fois, j'ai revu cet homme.
—Ah! tu l'as revu?
—Oui, aujourd'hui même, quand je suis allé à l'exécution.
—Tu l'as rencontré dans la foule?
—Non! fit le squelette d'un ton navré.
—Où donc alors?
—Je l'ai revu sur l'échafaud, se débattant sous la main du bourreau, alors que, le dernier de tous, il allait être exécuté.
Vasseur eut sans doute besoin de veiller sur son intonation, car il prit un temps avant de lâcher un «Ah! vraiment!» dont l'accent de surprise, malgré son effort, sonna des plus faux.
Fil-à-Beurre avait continué:
—Oui. Quand tous les autres étaient morts avec une intrépidité farouche, lui résista, criant, pleurant, prononçant des paroles désespérées, une sorte d'appel qui demandait la vie.
Et, après une hésitation:
—Je crois même, reprit le squelette, qu'il prononçait votre nom.
—Mon nom? répéta le lieutenant qui, comme précédemment, simulait l'étonnement.
—Oui, il parlait de sa vie sauve promise par vous s'il avouait... C'est là, du moins, ce que j'ai cru comprendre, car sa voix était en partie couverte par les cris de la foule qui, furieuse de sa lâcheté, hurlait: Mort à Doublet!
—C'était donc l'aubergiste de Chartres?
—Lui-même.
Pendant cinq minutes, les deux hommes cheminèrent en silence. Était-ce que chacun d'eux avait besoin de se remettre de son émotion? S'il en était ainsi du lieutenant, son compagnon n'aurait pu s'en douter, car Vasseur reprit d'une voix sèche et railleuse:
—Alors ta Gervaise était donc la fille d'un des principaux Chauffeurs?... Qui sait même si elle ne faisait pas partie de la bande?
—Oh! lieutenant, ne dites pas cela, s'écria Fil-à-Beurre avec un sanglot douloureux.
—Qui me prouvera le contraire?
—Écoutez la fin de mon récit, je vous en prie.
—Soit! je le veux bien, dit Vasseur trop vivement pour qu'un autre, plus observateur ou moins ému que le squelette, n'eût pas deviné que ce n'était point par unique complaisance que le lieutenant allait prêter l'oreille.
Fil-à-Beurre poursuivit:
—Le père s'arrêta d'embrasser sa fille en entendant dire par Annette, qui s'apprêtait à sortir:
—Je vais mettre le cheval à l'écurie, n'est-ce pas, notre maître?
—Non, non, fit-il vivement, je ne coucherai pas au logis ce soir. Je passais à deux lieues d'ici. Je n'ai pu résister au désir de venir embrasser Gervaise. Le temps de manger un morceau et je repars. Veille plutôt sur la marmite, ma brave Annette.
—Et moi, je vais mettre le couvert, dit Gervaise.
Tout en s'occupant de cette tâche, la jeune fille causait avec son père, qui se chauffait, assis devant la cheminée. Par la crevasse de la muraille, ses paroles m'arrivaient bien distinctes.
—Quand donc, disait-elle, aurai-je un père qui ne sera plus toujours par monts et par vaux?
—Ah! dame! fillette, c'est mon commerce qui veut cela. Les chevaux que je vends à la République, pour ses armées, ne sont pas tous parqués dans une lieue carrée. Il me faut aller les acheter à droite, à gauche, à l'autre bout de la France, au diable.
Puis en se frottant les mains:
—Mais, sois tranquille, mignonne, aux grandes fatigues les gros profits. Avant peu, mon sac sera assez rond pour que je me repose. Alors nous irons nous établir dans un autre pays.
—Pourquoi ne resterions-nous pas dans celui-ci?
—Heu! heu! lâcha le père, qui me sembla un peu troublé par la question. D'abord, il y a plus beau pays que le Beauce; et puis, ailleurs, nous n'aurons rien à craindre de ces bandes de gredins qui pillent la contrée. Quand je suis en route je ne vis pas, tant j'ai peur que les misérables ne s'attaquent à cette maison.
Alors s'adressant à Annette:
—Aussi, ma vieille, défense absolue d'ouvrir à tout vagabond qui viendrait te demander l'hospitalité d'une nuit. C'est la manière dont les espions des misérables procèdent pour étudier les lieux avant de les piller.
—Oh! n'ayez pas peur, notre maître. Aucun d'eux n'est entré et n'entrera ici, répliqua la servante.
Et, pour détourner la conversation de ce sujet, elle s'empressa de décrocher la marmite en s'écriant:
—Là! c'est prêt. Vite à table.
Le père quitta le devant de l'âtre en disant:
—Bon! Pendant que tu empliras les assiettes, je vais aller chercher une botte de foin pour mon cheval.
—Restez donc. J'irai tout à l'heure, proposa Annette, prise de peur à la pensée que, si je dormais, il allait me découvrir.
—Non, non, dit-il, fais les portions. Je serai revenu avant que tu aies fini.
Je l'entendis qui arrivait par le couloir séparant la maison en deux.
En une seconde je fus enseveli sous dix bottes promptement rejetées sur moi. Je me tins plus immobile qu'un mort, retenant ma respiration.
Annette avait eu tort de s'alarmer, car le danger... si danger il y avait... était des plus minimes, puisque le père venait sans avoir pris de lumière.
Bientôt il entra. En pleine obscurité, il n'avait qu'à étendre la main pour prendre une botte à tâtons, puis à s'en aller.
Au lieu de cela, il demeura immobile dans un coin, où je me rappelais avoir vu, dans la journée, un tonneau d'avoine. En même temps qu'il poussait un «hem!» étouffé, qui trahissait un effort de sa part, je crus ouïr un roulement sourd. Ensuite résonna, bien faiblement pourtant, comme un bruit de monnaie; puis un autre «hem!» et un nouveau roulement, auquel succéda un frôlement de souliers sur le sol, comme si le père s'occupait à faire disparaître une trace. Après quoi, il prit la botte de fourrage la plus proche et s'en alla.
Tout cela n'avait pas duré la dixième partie du temps que j'ai mis à vous le conter.
Sitôt qu'il avait été parti, j'avais replacé l'œil à la lézarde de la cloison. Je le vis reparaître et se mettre à table en disant:
—Ma botte est dans la voiture. C'est un en-cas. Il m'arrive souvent d'être obligé de m'arrêter, la nuit, dans de si pauvres endroits que mon cheval se voit devant un râtelier vide.
Pour moi, la botte de fourrage n'était qu'un prétexte dont il s'était servi afin de venir se livrer à la mystérieuse occupation que j'avais entendue.
Une demi-heure plus tard, il partit après avoir soupé.
Quand Annette m'apporta ma part du repas, elle me trouva étendu tout de mon long.
—Est-ce que vous avez toujours dormi? me demanda-t-elle.
—C'est le bruit de vos pas qui vient de m'éveiller.
Je vis ses lèvres se remuer. À coup sûr, elle se réjouissait du danger évité, heureuse chance qu'elle devait attribuer à ce que le maître n'avait pas pris de lumière.
Je dormis toute la nuit, mais la curiosité me fit ouvrir l'œil au point du jour.
—Qu'est-il venu faire? me demandais-je, debout devant le tonneau d'avoine, examinant sur le sol des traces, imparfaitement effacées, qui prouvaient qu'on l'avait déplacé.
À mon tour, je changeai le tonneau de place.
À l'endroit qu'il recouvrait m'apparut, enfoui dans la terre, l'orifice d'un de ces énormes pots de grès dont il est fait usage pour conserver les salaisons.
Et ce monstrueux pot était à peu près plein de beaux louis d'or.
Le père de Gervaise avait grandement raison quand il avait dit à sa fille que son sac commençait à s'arrondir, car il y avait dans ce pot une bien grosse somme. Elle était fort simple, sa cachette, et même si facile à trouver, qu'elle était introuvable. On aurait bouleversé la maison sans avoir l'idée de changer de place ce tonneau d'avoine.
Je le replaçai sur le pot d'or et tout fut dit.
Deux jours après, mon crâne était guéri et je me sentais valide. Gervaise me congédia avec une bonne grosse miche de pain et une gentille pièce de quinze sols.
Quand j'arrivai à Chartres, où je n'avais pas mis le pied depuis six mois, les habitants, tout joyeux, n'y parlaient que de vous, mon lieutenant. Vous veniez de vous attaquer aux Chauffeurs dont une bonne partie était sous les verrous. Le reste allait suivre. Enfin, le pays était à la veille d'être délivré des brigands dont la frayeur générale avait assuré trop longtemps l'impunité.
Aussitôt l'envie me vint d'aller bien vite porter ces bonnes nouvelles à Gervaise et Annette, que la crainte tenait, pour ainsi dire, prisonnières en leur maisonnette. Je repris donc à la hâte la route du village de Mégin.
Que vous dirai-je? Un minime emploi que je trouvai dans une ferme de Mégin me permit de rester dans le voisinage des deux femmes, auxquelles je rendais tous les petits services en mon pouvoir. Ah! les bonnes heures que j'ai passées près de Gervaise, qui, le soir, avait entrepris de m'apprendre à lire!
Deux mois s'écoulèrent ainsi. Alors, Gervaise devint inquiète. Les plus longues absences de son père n'avaient jamais duré plus de quatre semaines. Pas de nouvelles! Qu'était-il devenu?
Une quinzaine se passa encore, et Gervaise ne vécut plus que dans l'angoisse.
Quand le père était parti, il tenait la direction d'Orléans. Il s'agissait de retrouver sa piste. Je partis donc pour Orléans où je m'inquiétai dans toutes les auberges du citoyen Grangé, le gros maquignon, voyageant dans sa carriole attelée d'un cheval blanc.
À ma grande surprise, partout, dans Orléans où, suivant Gervaise, son père avait dû aller maintes et maintes fois, le maquignon Grangé était inconnu.
Après Orléans, je visitai Chateldun, dont le père avait souvent aussi parlé à sa fille. Même résultat. Jamais un hôtelier n'avait reçu de citoyen Grangé.
Je continuai ma tournée par Chartres où je repris ma recherche d'auberge en auberge. Ce fut ainsi que je me présentai au Bon-Repos, le jour où vous vous y trouviez. L'aubergiste Doublet était arrêté depuis six semaines et, pour la vingtième fois, on fouillait sa maison à la recherche de la cachette où ce gueux, qui était le principal recéleur et le banquier de la bande d'Orgères, pouvait avoir renfermé ses écus. À ce moment, les chercheurs, en se rappelant que Doublet, chaque mois, faisait une absence de quelques jours, étaient d'avis que l'aubergiste devait aller à Paris porter son argent. L'idée me vint que ce pouvait être moins loin et que, peut-être, était-ce dans les environs de Chartres. Ce fut pourquoi je donnai le conseil de s'en rapporter à l'instinct du cheval en le laissant marcher bride sur cou... Le lendemain, l'animal était mort!... C'était aussi un cheval blanc, comme celui du maquignon Grangé... Hélas! pouvais-je me douter que Doublet et Grangé n'étaient qu'un même individu?
C'est alors que vous m'avez proposé d'être de l'expédition qui vient de nous mettre en route. Je ne devais pas être toujours à la charge des deux femmes. J'acceptai donc d'autant plus volontiers que ce jour de l'exécution, que vous me fixiez pour le départ, était, vu les lenteurs du procès, à une longue date. J'avais l'espoir qu'à cette époque le père de Gervaise serait de retour.
Je retournai donc près de la jeune fille...
Cette nouvelle partie du récit de Fil-à-Beurre avait été écoutée par Vasseur sans mot dire. À ce moment, il interrompit en disant d'une voix moqueuse:
—Tu as beau t'en défendre, Barnabé, tu étais et tu es amoureux de Gervaise.
Et dans ces mots, sous la moquerie du lieutenant, perçait une sorte d'aigreur.
Mais Fil-à-Beurre secoua la tête:
—Non, non, fit-il gravement, n'en croyez rien. Je vous l'ai dit et je vous le jure, rien que le dévouement du chien!... Est-ce que je ne me rends pas compte de mon individu ridicule?... Non, non, les belles filles comme Gervaise ne sont pas pour des grotesques de ma sorte... Et puis, s'il faut tout vous dire...
Au lieu d'achever sa phrase, Fil-à-Beurre s'arrêta tout net.
—Et puis? répéta vivement Vasseur en le voyant hésiter.
—Et puis, reprit Barnabé lentement, je crois bien que Gervaise a un amoureux.
Il y eut presque une explosion de joie dans la façon dont le lieutenant s'écria:
—Ah! tu crois qu'elle aime quelqu'un!!!
—Non, non, permettez, je ne dis pas cela. Je n'affirme pas que Gervaise aime quelqu'un. Je dis qu'elle est aimée par quelqu'un... ce qui n'est pas exactement la même chose.
—Et tu le connais? appuya Vasseur, dont l'accent, de joyeux, était brusquement devenu inquiet.
—Non, mais je pourrais dire comment il vient rendre visite à la jeune fille.
—Bah! et comment cela?
—À cheval.
Et, en riant, Fil-à-Beurre ajouta:
—Je vous garantis même que cet amoureux a le cœur fièrement pincé.
—Qui te le fait croire?
—L'ardente impatience qu'il met à accourir au village de Mégin. Plusieurs fois, j'ai découvert derrière la maison, où il l'attache, les piétinements de son cheval et, toujours, sur le sol foulé, j'ai aperçu des gouttelettes de sang. J'en ai conclu que la monture était surmenée à grands coups d'éperon.
—Et c'est à ces traces d'un cheval derrière la maison que tu t'es mis en tête que Gervaise avait un amoureux? ricana Vasseur.
—Oh! oh! fit le squelette, il n'y a pas que cela!
—Quoi donc encore?
—À mesure que le temps s'écoulait, sans que son père revînt, Gervaise aurait dû être de plus en plus inquiète, n'est-ce pas? Eh bien, pas du tout! À l'angoisse du premier mois avait succédé chez la jeune fille une sorte de calme. Elle parlait souvent encore de son père, mais sans cette terrible appréhension du début.
—D'où tu as conclu?
—Que le cavalier devait avoir rassuré la jeune fille, qu'il lui avait donné un motif de cette absence prolongée, qu'il lui avait fait entrevoir un prochain retour et même qu'il s'était fait fort de lui ramener bientôt son père.
Pris d'un frisson au souvenir de ce père qu'il avait vu dans la journée se débattant sur l'échafaud, Fil-à-Beurre ajouta:
—Lui ramener son père! À coup sûr, cet amoureux devait se leurrer d'espérance et ignorer la vérité sinistre... Car nul homme ne pouvait arracher le père au bourreau.
Muet, pâle, frissonnant aussi sur sa selle, le lieutenant se souvenait de la scène où, sur le chemin de l'échafaud, il avait offert la vie à Doublet contre des révélations. Ce rôle de l'homme arrachant sa proie au bourreau, il avait inutilement tenté de le jouer.
Pendant quelques minutes, un silence se fit entre les deux hommes, absorbés en leurs tristes pensées.
Puis, d'un ton de pitié, le squelette soupira:
—Pauvre garçon!
—Est-ce que tu plains Doublet? demanda Vasseur.
—Oh! ce n'est pas à lui que je pense.
—À qui donc?
—À l'amoureux.
D'une voix attendrie, Fil-à-Beurre continua lentement:
—Oui, pauvre garçon! car il a dû éprouver un rude crève-cœur.
—En apprenant qu'il aimait la fille d'un coquin? avança le lieutenant d'un ton trop brutal pour être sincère.
—Non, fit le squelette avec enthousiasme. Gervaise est de ces femmes inspirant un amour qui résiste à tout... Le désespoir dont je parle a un tout autre motif.
—Dis-le.
—Je songe à l'horrible douleur qu'il a ressentie, le malheureux, si, hier ou aujourd'hui, il est allé pour voir Gervaise, en trouvant la maison déserte.
Le squelette fit encore quelques pas, puis prononça lentement:
—Je voudrais bien le connaître.
—Pourquoi?
—Pour lui apprendre où il pourrait retrouver Gervaise.
Un cri d'une immense joie s'échappa de la poitrine de Vasseur qui, tout pantelant de bonheur, s'écria:
—Tu sais où est Gervaise!!!
Et, se penchant sur sa selle, il saisit la tête de Barnabé, qu'il se mit à embrasser frénétiquement.
Fil-à-Beurre n'était pas encore revenu de la surprise causée par l'embrassade et les paroles de Vasseur, quand celui-ci se redressa vivement sur sa selle.
—Chut! chut! fit-il, on vient à nous.
En effet, devant eux, sur la route, s'entendait le trot d'un cheval qui s'approchait.
À cette époque où, dans bon nombre de départements, le peu de sûreté des communications exposait les voyageurs à se faire assassiner ou, tout au moins, à se faire détrousser, chacun pourvoyait à sa sûreté en se munissant d'armes.
Il n'y avait donc rien d'extraordinaire à ce que, tout déguisés en campagnards qu'ils étaient, Vasseur et ses hommes fussent armés. Chacun avait une carabine accrochée à l'arçon de sa selle dont les fontes étaient garnies de pistolets. Ce luxe d'armes à feu avait, au départ, fait faire la grimace à Fichet qui, grand sabreur devant l'Éternel, aurait vingt fois mieux aimé sentir sa lame lui pendre au côté. Bon tireur pourtant, il n'en méprisait pas moins la poudre et les balles.
—Que les armes à feu, disait-il, c'est de la superfluité incombante, qu'elle peut rater son homme. Tandis que le sabre, votre émule qu'il a beau dire non, il faut qu'il l'accepte dans le corps.
Donc, au bruit du cheval, le lieutenant avait mis le pistolet au poing. Pendant l'attente de celui qui arrivait dans l'ombre, une pensée lui vint.
—À propos, j'y songe! Tu n'es pas armé, mon brave Barnabé. Sais-tu jouer des armes à feu? demanda-t-il.
—Couci, couça? À soixante pas, si je vise mon homme à l'œil, j'attrape le sourcil, avoua Barnabé.
—Bigre! Alors tu es modeste avec ton couci, couça! dit gaiement Vasseur.
Puis, tout aussitôt il cria:
—Qui vive!
Le bruit du cheval cessa brusquement et, dans l'obscurité, une voix annonça:
—Fichet, pour votre délectance.
—Bon! fit le lieutenant, que le langage de son soldat trouvait toujours impassible. Approche, mon brave, et dis-nous ce qui te fait revenir.
—Que le jour il ne va pas tarder à nous éclaircir. Alors que nous devrons nous hospitaliser en nous tenant motus jusqu'à la nuit subséquente; j'ai entrepercé, à mille pas de céans, une auberge qu'elle ferait notre commodité, annonça Fichet.
Ce qu'il fallait à Vasseur, c'était quelque refuge modeste, par cela peu fréquenté, où il pût faire sa pause du jour sans trop de regards curieux.
—Ton auberge est-elle vaste? appuya-t-il.
—Un trou qu'il crèverait avec plus de quatre voyageurs... Juste de quoi que nous y logerions.
—Alors, s'il a déjà du monde, l'aubergiste va nous refuser sa porte, faute de place.
—Je n'en ai pas la suspicion.
—Parce que?
—Vu l'occurrence que la cassine elle a la certitude d'être vide. Tout à l'heure, quand je la remarquais lointainement, j'en ai vu se retirer deux hommes à cheval et une voiture couverte qu'ils s'en allaient.
—Voici des voyageurs bien pressés d'arriver à leur destination pour partir ainsi avant le jour, pensa Vasseur.
—Que nous serons là en salubrité, insista Fichet qui, à coup sûr, voulait dire que l'auberge en question leur offrirait toute sécurité.
Cet arrêt dans la marche avait permis à Lambert, qui chevauchait en arrière-garde, de rejoindre le groupe.
—Eh bien, vieux, tu n'as pas remarqué que nous soyons suivis? demanda Vasseur à l'arrivant.
Lambert haussa les épaules en homme indécis et, avec une moue, répondit:
—Je ne saurais dire ni oui ni non.
—Explique-toi.
—C'est-à-dire que, depuis une heure, sans voir personne sur la route, je n'ai cessé d'entendre un bruit sur ma droite, comme si quelqu'un me suivait derrière les taillis qui bordent les revers de la chaussée.
Sans mot dire, Fil-à-Beurre avait écouté l'un et l'autre rapport des soldats. À la dernière phrase de Lambert, il souffla vite au lieutenant:
—Ne m'attendez pas. Je vous rejoindrai à l'auberge.
Aussitôt, pliant sa longue taille jusqu'à ce que ses mains touchassent terre, il disparut avec l'agilité d'un chat, dans le fourré qu'avait désigné Lambert.
—Voilà un talent que je ne lui connaissais pas encore, pensa le lieutenant, émerveillé par cette véritable course à quatre pattes.
Puis il regarda le ciel dont les étoiles, en devenant moins scintillantes, annonçaient la prochaine arrivée du jour.
—Allons! Fichet, conduis-nous à ton auberge, dit-il.
En mettant pied à terre devant l'auberge, véritable cassine, comme l'avait annoncé Fichet, Vasseur dut frapper longtemps à la porte. Enfin, au premier étage, par l'entre-bâillement d'un volet, se fit entendre l'organe rêche d'une femme qui débita:
—Est-il possible de faire quitter le lit au pauvre monde d'aussi bonne heure!
Le principal pour le lieutenant était, d'abord, de se faire ouvrir. Il parlementa en avançant un mensonge.
—Histoire d'avaler un morceau sur le pouce et nous repartons, ma bonne citoyenne.
—Bien vrai? fit la femme.
—Juste le temps de dépenser deux écus, promit le lieutenant avec l'espoir que la cupidité de l'hôtesse triompherait de son mauvais vouloir.
La ruse était bonne. On entendit un pas lourd descendre l'escalier et, bientôt, la porte fut ouverte par une horrible harpie, tenant une chandelle à la main. Elle accueillit les arrivants par un long bâillement, et grogna:
—Que le diable vous emporte, je dormais si bien!
Le premier regard de Vasseur fut pour le costume de cette femme.
—Si elle était vraiment au lit, elle n'a pas eu le temps de s'habiller aussi complètement... Donc elle ment, pensa-t-il.
Puis, des vêtements, son regard se reporta au visage de la harpie et, en pensant à ce quart d'heure qu'elle leur accordait, il se dit encore:
—Loin de s'éveiller, cette créature tombe de sommeil, et elle a hâte d'aller dormir... À quoi a-t-elle employé sa nuit?
Pendant que les hommes attachaient les chevaux aux anneaux scellés dans la façade de l'auberge, le lieutenant avait pénétré dans la salle-cuisine, en demandant:
—Qu'avez-vous à nous servir, la mère?
—Pas grand'chose. Du pain et un reste de fromage.
—Peste! Il paraît que les voyageurs qui ont passé avant nous ont vidé le garde-manger!
—Les voyageurs! répéta la vieille en geignant, voilà plus de quinze jours que je n'ai vu entrer ici un voyageur.
Cette réponse rimait mal avec le rapport de Fichet qui, un quart d'heure auparavant, avait vu deux cavaliers et une voiture sortir de la maison.
—Ah! il va mal, le commerce, allez, citoyen, continua la sorcière. Pas de voyageurs. Aussi a-t-on grassement le temps de dormir, comme je le faisais depuis hier soir.
—Le fait est que nous avons eu de la peine à vous faire ouvrir, répliqua Vasseur, laissant la vieille s'enferrer dans son mensonge.
—Ouais! fit-elle aigrement; avec ça qu'on ne regarde pas à deux fois avant d'ouvrir en pleine nuit quand on est une pauvre femme seule à la maison.
—Vous habitez seule votre auberge?
—Oui. Pas un homme pour me défendre.
Vasseur tendit le doigt vers le manteau de la cheminée, en disant:
—Alors à qui donc appartient ce fusil que je vois accroché là-bas?
La vieille eut un petit mordillement des lèvres, puis, sa voix se faisant doucereuse:
—Mais, dit-elle, c'est le fusil de mon mari, citoyen.
Ce disant, la mégère, dont le visage se fit méfiant, toisa Vasseur des pieds à la tête d'un regard rapide, qui semblait se demander si ce costume de campagnard était bien le vêtement habituel de ce voyageur tant questionneur.
Cependant, le lieutenant avait continué:
—À la propreté et au luisant de l'arme, il est facile de reconnaître qu'elle reçoit les soins journaliers de votre mari.
Puis, brusquement:
—Mais, alors, reprit-il, puisque vous avez un mari, vous n'habitez pas seule ici; pourquoi n'est-il pas descendu nous ouvrir? Vous laisser sortir du lit à sa place, ce n'est vraiment pas galant de sa part...
—Si je vous ai dit que j'étais seule, c'est parce que, depuis deux jours, mon homme est parti au Mans pour vendre notre dernière vache... L'auberge va si mal! répondit la vieille sans se démonter.
À ce moment entra Lambert qui, sans plus de mémoire qu'un sansonnet, demanda:
—Est-ce que nous allons laisser les chevaux dehors, mon lieutenant?
Si promptement qu'elle l'eût maîtrisée, Vasseur surprit l'expression de crainte que le mot «lieutenant» avait fait passer sur le visage de la femme.
Après la bévue imprudente commise par Lambert, dont la mine penaude implorait son pardon, le lieutenant comprit que mieux valait laisser aller les choses. Aussi, feignant de n'avoir pas entendu le mot malencontreux qui avait donné l'éveil à la vieille, il répondit:
—Sans doute qu'il faut laisser les chevaux dehors. Pour un quart d'heure que nous avons à rester ici, ne veux-tu pas les mettre à l'écurie?
Mais un changement s'était subitement opéré dans l'humeur de la femme. D'acariâtre qu'elle était, elle était devenue tout miel.
—Pour un quart d'heure? répéta-t-elle en souriant. Pourquoi, citoyen, resteriez-vous si peu de temps? Mon auberge en vaut bien une autre.
—Dame! ma brave femme, fit Vasseur, nous voulons vous laisser reprendre votre somme que nous avons interrompu.
—Bah! bah! lâcha-t-elle gaiement, qu'aurait-il encore duré, mon somme repris? Tout au plus une heure, car voici le jour qui se lève. Pour être sortie du lit un peu plus tôt, je n'en mourrai pas. J'en serai quitte pour me rattraper la nuit prochaine. Restez donc, citoyens. Les clients ne sont pas assez nombreux pour qu'on les renvoie.
Cet empressement était suspect à Vasseur qui, pour mieux laisser s'embourber l'hôtelière, eut l'air d'hésiter à prolonger son séjour.
—Non, non, reprit-elle promptement, les voyageurs sont trop rares pour que ceux qu'on tient on les laisse aller... Je ne veux pas que vous partiez avant ce soir.
Elle venait d'elle-même au piège que lui tendait le lieutenant qui, semblant prêt à céder, prononça:
—Le fait est que nos chevaux ont besoin de repos. À rester ici jusqu'à ce soir, ils retrouveront des forces pour nous conduire au Mans.
—Ah! vous suivez la route du Mans? dit précipitamment la harpie dont l'œil, au nom du Mans, s'était rempli d'une expression d'inquiétude.
Et, avec empressement, elle s'approcha de Lambert en s'écriant:
—Allons, c'est convenu, vous restez jusqu'à ce soir... Venez avec moi, mon bel homme, je vais vous montrer l'écurie.
Derrière eux, qui sortaient par une porte ouvrant sur la cour, entra Fichet arrivant du côté de la route.
—Viens ici, toi, et réponds sans phrase, commanda Vasseur.
—Tout à votre servitude, lâcha respectueusement le soldat.
—Tu es bien certain, n'est-ce pas, quand, de loin, tu surveillais cette auberge, d'en avoir vu sortir deux cavaliers et une voiture de paysan?
—J'en ai l'infaillibilité.
—Bien! fit Vasseur qui, sur ce, congédia son homme en ajoutant: Va aider Lambert à mettre nos chevaux à l'écurie.
Il n'y avait pas à en douter. Au mot de «lieutenant», la mégère les avait éventés et, aussitôt, elle avait changé ses batteries. Au lieu de les congédier au plus vite, elle cherchait à les retenir, surtout depuis qu'elle savait qu'ils se rendaient au Mans.
Pourquoi?
C'était sans doute pour qu'ils ne pussent rejoindre ces cavaliers et cette voiture partis avant le jour de l'auberge où, un quart d'heure plus tard, la vieille jurait n'avoir vu aucun voyageur depuis quinze jours.
Il n'en fallait pas plus pour activer le zèle du lieutenant. Sa méfiance éveillée l'aurait fait partir sur-le-champ, si les chevaux n'avaient eu besoin de repos.
—Même, en leur laissant deux ou trois heures d'avance, il me sera facile de rattraper ces cavaliers, retardés par la marche plus lente de la voiture qu'ils escortent, se dit-il.
Alors, un souvenir lui revint:
—Et puis, pensa-t-il encore, ne me faut-il pas attendre le retour de Fil-à-Beurre qui doit me rejoindre ici?
Au milieu de ses réflexions, quelque chose avait tiré l'œil du lieutenant. C'était ce fusil, tout étincelant de propreté, qu'il voyait accroché au-dessus du manteau de la cheminée.
—Examinons-le un peu, se dit-il en marchant à l'arme, qu'il décrocha.
Un très court examen lui suffit pour se rendre compte de la valeur du fusil.
—Arme hors de service, qui éclaterait en pleine figure de celui qui tenterait de s'en servir. Si bien nettoyé qu'il soit, ce fusil n'a pas dû faire feu depuis des années, se dit-il.
Et il le replaça sur les crochets en ajoutant:
—Le mari de cette sorcière n'est pas braconnier, sans quoi il aurait meilleur arme que celle-ci.
Mais Vasseur était homme qui avait le soupçon facile. À la précédente réflexion en succéda promptement une autre, moins à l'éloge du mari absent.
—Eh! eh! Est-ce que, par hasard, ce fusil, ainsi bien exposé aux regards, ne serait là que pour la frime.
Car le lieutenant était au courant de bien des ruses. Il avait fait ses débuts militaires dans ce même pays des chouans pour lequel il était en route. Il se souvenait des nombreuses fois où les soldats républicains, en pénétrant chez les paysans chouans pour y découvrir des armes, n'avaient jamais mis la main que sur des fusils pareils à celui de l'aubergiste, armes en si mauvais état, à tel point inoffensives, qu'ils les laissaient à leurs propriétaires. Et pourtant, à la nuit venue, lorsque le paysan, de si tranquille apparence pendant le jour, avait été s'embusquer derrière les haies des sentiers, les soldats républicains tombaient sous les balles de fusils qui tonnaient sec et portaient juste... Donc, chaque chouan, en plus du fusil hors de service qu'il offrait aux perquisitions, en possédait un second, bien caché en un coin jusqu'à l'heure où il servait à descendre un ennemi.
Ces souvenirs firent que Vasseur, devant le fusil qui lui était devenu suspect, se demanda encore:
—N'est-il pas là pour la frime?
Ensuite, sa pensée se reportant, de l'arme à celui qui en était le propriétaire, il se posa cette autre question:
—Cet aubergiste, comme me l'a dit sa femme, est-il bien allé au Mans vendre sa dernière vache?
Cependant, Lambert et Fichet avaient fini de mettre les chevaux à l'écurie. Ils rentrèrent accompagnés de la vieille qui portait une moitié d'oie grasse sur un plat.
Souriante, empressée, elle ne rappelait en rien la goule hargneuse qu'elle s'était montrée une heure auparavant.
—Là! fit-elle gaiement, à table, citoyens.
Et elle s'activa à dresser le couvert, allant du buffet à la table, tout en bavardant.
—Votre appétit satisfait, vous irez faire un bon somme. Après avoir voyagé de nuit, vous devez avoir besoin de sommeil. Quand vous vous réveillerez, votre souper vous attendra. Alors, bien lestés, vous vous remettrez en route... car il est bien convenu, n'est-ce pas, que vous restez ici jusqu'à ce soir?...
Décidément, elle tenait à garder ses voyageurs pendant toute la journée. Était-ce pour laisser le temps de prendre l'avance à ceux que Fichet avait vus sortir de l'auberge?
Devant cette table servie, où Lambert et Fichet fonctionnaient à pleines mâchoires, le lieutenant eut le souvenir de l'absent:
—Que diable peut faire Barnabé? se demanda-t-il, fort inquiet de ne pas voir revenir Fil-à-Beurre.
Le jour s'était fait plein. C'était une matinée d'automne claire, égayée par le soleil levant, mais refroidie par une de ces brises qui amènent les premières gelées blanches, et qui font clore les portes et fenêtres.
Néanmoins, peu soucieuse du bien-être de ses hôtes, la vieille avait laissé grande ouverte la porte donnant sur la route. À coup sûr, ce n'était pas qu'elle eût trop chaud, car, plusieurs fois, elle était allée sur le seuil de la salle où elle s'était vigoureusement frotté les mains en disant, pour expliquer son geste:
—Ça pique, ce matin.
Ce qui fit que Vasseur, dont la défiance était en éveil, ne tarda pas à se demander:
—Ne donne-t-elle pas un signal à quelqu'un, posté aux environs, pour le prévenir de notre présence ici et l'empêcher d'entrer?
Et comme la vieille rentrait pour la troisième fois en répétant son: «Ça pique, ce matin», il lui montra la porte en disant:
—Raison de plus, la mère, pour ne pas laisser cette porte ouverte.
À cette invitation de fermer, la femme eut un mouvement d'hésitation. Puis, elle marcha avec empressement vers le seuil de la salle.
—C'est pourtant vrai, fit-elle d'un ton rieur.
Elle étendait la main vers la porte pour la fermer quand, devant elle, à l'entrée de la salle, se dressa un grand corps en même temps qu'une voix humble marmottait:
—Faites-moi la charité d'un morceau de pain sec, ma bonne dame. Le ciel vous le rendra avec du miel dessus.
C'était Fil-à-Beurre qui se présentait.
IV
Si quelqu'un pouvait, à bon droit, se poser en meurt-de-faim, c'était Fil-à-Beurre, dont la maigreur aurait attendri même la statue d'un avare.
L'échine courbée, l'œil suppliant, la main tendue, mais sans paraître apercevoir les trois hommes attablés, il fit les quelques pas qui le séparaient de la vieille en répétant:
—Faites-moi la charité d'un morceau de pain, ma bonne dame.
Au lieu de répondre, la mégère le laissa s'avancer, le regardant bien dans les yeux, semblant guetter de la part du mendiant un geste, un clin d'œil, un mot. Elle paraissait voir en celui qui se présentait un messager secret dont elle attendait un signal de reconnaissance.
Devant ce silence, Fil-à-Beurre crut devoir corser son appel, et il ajouta:
—Je n'ai pas mangé depuis deux jours que je suis en route, par le froid et pieds nus.
Ce disant, il montrait ses pieds sans chaussures.
Tout en déjeunant et sans paraître porter la moindre attention à la scène, le lieutenant n'en avait pas perdu un mot.
—Qu'est-ce que Barnabé peut bien avoir fait des énormes souliers qu'il avait encore aux pieds quand il nous a quittés? se demandait-il avec étonnement.
Mais cet étonnement tourna à la surprise immense lorsqu'il entendit Fil-à-Beurre, après un affreux accès de toux, débiter tristement:
—Sans sabots, on s'enrhume.
Une sorte de commotion électrique secoua le lieutenant à ces mots. La courte phrase que venait de prononcer le squelette n'était-elle pas une de celles écrites sur ce billet, trouvé dans la veste du Beau François, que Doublet, au pied de l'échafaud, avait refusé d'expliquer?
Vasseur se rappelait si bien le contenu de ce billet que sa mémoire fournit aussitôt, instinctivement, l'autre courte phrase, tout aussi énigmatique, qui faisait suite à la première.
—Sept et quatre font neuf, se souvint-il.
Cependant l'hôtelière, après les derniers mots de Barnabé, ne s'était pas encore décidée à l'aumône. Elle secoua la tête d'un air de doute en disant de sa voix moqueuse:
—Tu! Tu! vous m'en contez, garçon! Votre «pas mangé depuis deux jours», ça n'est pas plus vrai que sept et quatre font neuf.
—Tiens! tiens! pensa Vasseur en entendant la queue de phrase.
Et tout en vidant son verre de l'air le plus indifférent, il tendit l'oreille à la vieille femme qui, rechignant à faire la charité, ajouta sèchement:
—Vous ne me ferez pas croire que depuis deux jours, vous n'avez rien trouvé à vous mettre sous la dent.
À cette observation Fil-à-Beurre répliqua humblement:
—La faîne est tombée... sans quoi j'en aurais mangé.
La confiance de Vasseur en Barnabé était solide, sans quoi elle aurait été fortement ébranlée par ce «La Faîne est tombée», que le squelette venait de prononcer.
—Encore une phrase du billet. Comment Fil-à-Beurre peut-il en connaître ainsi toute la teneur à la file? se demanda le lieutenant.
Ensuite pendant qu'il était en train de se poser ces questions, il se répéta celle-ci:
—Qu'a-t-il pu faire de ses souliers?
L'hôtelière parut enfin s'être laissée, sinon convaincre, tout au moins attendrir.
Elle se dirigea vers la huche, en disant:
—Pour un morceau de pain, je n'en mourrai pas. Mieux vaut encore être dupe d'un menteur que de repousser un vrai nécessiteux.
En s'apprêtant à couper une tranche de la miche, elle s'adressa à Vasseur:
—Pas vrai, citoyen? fit-elle.
Le lieutenant feignit alors de porter véritablement son attention sur le mendiant. Après un regard qui se promena tout le long du maigre individu, il répondit:
—Le fait est, la mère, à juger par l'embonpoint de ce drôle, que votre morceau de pain sera le bienvenu.
—Oh! oui, allez, citoyen, j'ai l'estomac qui me colle au dos! geignit douloureusement Fil-à-Beurre.
L'accent de l'affamé avait enfin touché la vieille.
—À tant faire, dit-elle en riant, ne faisons pas les choses à demi. Va te reposer sur la paille dans l'écurie, mon garçon, je t'y porterai pain et fromage.
—Autant que sa fête soit complète, dit Vasseur.
Et montrant le plat où restait la carcasse de l'oie:
—Tiens, mon drôle, emporte cela aussi. Il y a encore à ronger les os.
Avec l'avidité d'un dévorant, Fil-à-Beurre se lança vers le plat offert. Les deux mains tendues, il se courba pour le saisir et comme, dans ce mouvement, sa bouche se trouvait à la hauteur de l'oreille du lieutenant, il prononça vite et bas ces trois mots:
—Garde à vous!
Après quoi, pressant sur sa poitrine le plat et dévorant déjà des yeux la carcasse de l'oie, il suivit l'hôtelière qui, depuis les mots de passe échangés, avait hâte d'interroger son homme.
—Je vais te montrer un bon coin dans l'écurie, où tu dormiras comme un loir; suis-moi, disait-elle en précédant le squelette.
Sur le seuil de la porte, Fil-à-Beurre se retourna vivement et adressa au lieutenant un regard qui sembla répéter les mots: Garde à vous!
—Paraît que nous allerions avoir de la délectance! murmura Fichet qui avait entendu l'alerte donnée par Fil-à-Beurre à son chef.
Après le plaisir de bien parler, Fichet n'en connaissait pas de plus vif que celui d'administrer des horions.
En descendant de cheval les trois hommes s'étaient passé à la ceinture leurs pistolets retirés des fontes.
—Pistolets au poing et attendons, commanda le lieutenant, qui comptait voir bientôt revenir Barnabé pour compléter ses renseignements.
Par prudence, il alla pousser les verrous de la porte qui donnait accès par la route.
Une dizaine de minutes s'écoulèrent.
Alors Vasseur, qui tendait l'oreille, crut entendre sur la route une sorte de susurrement de voix. Une troupe nombreuse de gens, qui avaient dû s'approcher pieds nus de l'auberge, tenait conciliabule au dehors.
Puis, doucement, on frappa à la porte, et, tout aussitôt, une voix prudente souffla:
—Ouvre-nous, la Buchard: les cognes doivent dormir. Nous allons t'en débarrasser.
Comme la porte ne s'ouvrait pas, celui qui avait parlé, supposant que la Buchard pouvait soupçonner une ruse, ajouta cette phrase destinée à éteindre toute sa méfiance:
—Sans sabots, on s'enrhume.
À ce moment une autre voix modula, bien bas, un «psitt» qui fit retourner Vasseur. C'était le squelette qui, sur l'autre porte, menant à la cour, leur faisait signe de venir le rejoindre en silence.
Et quand ils furent près de lui, il leur souffla:
—J'ai sellé les chevaux. Détalons par la sortie de la cour avant qu'ils n'aient cerné la maison.
Le lieutenant pensa à la mégère qu'ils allaient laisser derrière eux.
—Qu'as-tu fais de la vieille? demanda-t-il en suivant Barnabé dans la cour où les chevaux attendaient.
—Je l'ai bâillonnée et bien ficelée. Puis j'ai cherché un endroit où la ranger... Alors j'ai choisi le puits.
—Bigre! lâcha Vasseur en montant à cheval.
—Oh! ne craignez pas. Elle n'a dû se rien casser en tombant. Le puits a ses douze pieds d'eau.
Ensuite, quand il eut vu Fichet et Lambert aussi en selle:
—Je vais ouvrir la porte de la cour, ajouta-t-il. Si les chenapans ont cerné la maison, passez sur le ventre de ceux qui vont nous atteindre.
—Mais toi, tu es à pied! objecta Vasseur qui, en même temps, s'aperçut que Barnabé, depuis un quart d'heure, s'était complété de deux accessoires. Non seulement il avait ses souliers aux pieds, mais encore il tenait à la main un superbe fusil.
—Moi, répondit le squelette; au passage de votre cheval, je lui sauterai sur la croupe.
Alors, quand il eut vu les cavaliers en ligne, prêts à charger, il ouvrit brusquement la grande porte.
Une quinzaine d'hommes, qui s'apprêtaient à faire l'escalade de ce côté de la maison, ne purent, surpris par cette sortie, s'opposer à leur charge.
Mais avant que les fuyards eussent franchi trente toises, une fusillade salua leur retraite.
—Quelqu'un est-il blessé? demanda Vasseur.
Le lieutenant ne put entendre la réponse, car, au même instant, Fil-à-Beurre, qu'il avait en croupe, s'écria derrière lui:
—Tiens, c'est le Buchard mâle, le mari de la dame au puits! Attends un peu, mon doux ami.
Et, derrière Vasseur, retentit le coup de fusil tiré par Fil-à-Beurre qui, tout aussitôt, poussa un juron de mécontentement.
—Tu l'as manqué? demanda le lieutenant sans se retourner.
—J'ai fait preuve de ma maladresse habituelle. Je lui visais l'œil, j'ai attrapé le sourcil! répondit Fil-à-Beurre.
On courut à toutes brides pendant deux heures. Après quoi, Barnabé demanda à descendre de croupe.
—La distance entre nous et nos gredins est, maintenant, assez grande pour modérer notre allure. Laissez-moi donc aller à pied, proposa-t-il.
—Pas le moins du monde, dit vivement Vasseur, et puisque nous sommes si bien pour faire la causette, conte-moi donc un peu comment tu es arrivé si à propos pour nous tirer du guêpier; où tu as appris les phrases de reconnaissance que tu as échangées avec la hideuse hôtelière; pourquoi tu n'avais pas tes souliers et, enfin, par quel moyen tu t'es procuré ce fusil que tu as en main... Conte-moi tout cela dans le dos, mon brave Barnabé.
—Oh! bien simplement, allez! dit doucement le squelette.
—Je n'en doute pas, mais conte toujours.
—J'ai étranglé un homme.
—Mazette! tu vas bien, toi. Tu noies une femme, tu étrangles un homme, tu en fusilles un autre... Mes compliments, mon garçon... Et à quel propos as-tu étranglé cet homme?...
—Mais pour avoir son fusil.
—Diable! tu n'y vas pas de main morte à emprunter un fusil.
—Oh! oh! vous savez? c'est l'occasion qui fait le larron... L'homme au fusil m'a fourni l'occasion; alors je suis devenu larron... C'est lui qui m'a tenté... Voulez-vous en juger?
—Je ne demande que cela.
—Quand Lambert est venu nous annoncer qu'un espion devait nous suivre, derrière les taillis du bas côté de la route, vous vous souvenez que je me suis élancé dans les fourrés?
—Oui, et à quatre pattes encore... Tu me fais même penser à te féliciter sur ce talent.
—Il date du temps où j'étais chimpanzé chez mon patron le saltimbanque.
—Le même qui t'exhibait comme un marin resté quarante-six jours en mer, sur un radeau, sans autre nourriture que ses larmes?
—Comme vous le dites. Mais le patron aimait à varier son affiche. Alors, de deux jours l'un, je m'introduisais dans la peau d'un immense singe, mort d'éthisie, et je représentais le grand chimpanzé du roi de Suède qui l'avait vendu dans un moment de gêne.
—Bon! fit Vasseur avec un sourire. À présent, revenons aux fourrés de la route où tu t'étais glissé à quatre pattes.
—Lambert avait raison. Nous étions suivis. Quand je pénétrai dans le taillis, un homme passa en courant devant moi, tapi sous le feuillage... Mais il n'alla pas loin, car, à trois pas de là, un homme se leva brusquement de terre et lui barra le passage en disant à mi-voix: «Sans sabots, on s'enrhume.» Le coureur répliqua: «Sept et quatre font neuf» et, sur ce, l'autre reprit: «La faîne est tombée». Ces mots de passe échangés, ils se mirent à causer... J'étais si près d'eux, sous mes feuilles, que je ne perdais pas un mot de leur dialogue qui était intéressant au possible... pour vous, surtout, car il n'était question que de vous.
—Ah! bah! fit le lieutenant sans s'émouvoir.
—Il paraît, depuis que vous avez si malmené la bande d'Orgères, que ceux des chenapans échappés à votre poigne ont gardé contre vous une dent de belle longueur... Tant que vous êtes resté dans Chartres, on vous épiait en attendant le jour où, sorti de la ville, vous vous feriez pincer au large. Comment a-t-on su, hier soir, que vous alliez vous rendre au Mans, je l'ignore, mais ce que la conversation de ces deux hommes m'a appris, c'est que, tout le long de la route, vous étiez, de distance en distance, épié par des vedettes qui, une à une, prenant le pas de course, allait prévenir la suivante de votre approche.
—Mais, objecta Vasseur, au lieu de faire courir tant de monde, il était bien plus simple de me descendre sur la route d'un coup de fusil.
—Ah! voilà! c'est qu'on n'avait pas prévu les deux hommes qui vous accompagnent. À vous tuer sur la route, on a craint de manquer Fichet ou Lambert qui, alors, détalerait et irait jeter l'alarme à Chartres. Alors le régiment de hussards qui y tient garnison aurait sauté en selle et se serait mis en chasse et la bande se serait trouvée prise entre deux feux; car elle aurait trouvé devant elle la garnison du Mans que, de Chartres, on aurait avertie avec cette grande machine à longs bras qui vient d'être inventée par les citoyens Chappe frères.
—Oui, le télégraphe, dit Vasseur, donnant le nom, alors à peu près inconnu, que portait la machine à signaux qui, en effet, datait de quelques années.
Puis, revenant à son sujet par une nouvelle objection:
—Mais en admettant que Lambert ou Fichet eût échappé à la fusillade qui m'aurait abattu, il serait allé tomber plus loin sous la balle d'une de ses nombreuses vedettes restées derrière nous.
—Nenni, nenni, lâcha Fil-à-Beurre, derrière nous se faisait la boule de neige, attendu que chaque vedette, dépassée par nous, se repliait sur la suivante. Il se formait ainsi un noyau d'hommes qui, avançant toujours, aurait fini par nous surprendre à l'auberge où, tôt ou tard, il aurait fallu laisser reposer vos montures fatiguées. Alors, à trente ou quarante coquins qu'ils auraient été, rien ne leur serait devenu plus facile que de vous égorger ainsi que vos deux soldats.
—Plan bien imaginé! approuva le lieutenant.
—Si bien imaginé même qu'ils avaient prévu que vous deviez infailliblement descendre à l'auberge des Buchard, sise à moitié de la route de Chartres au Mans, et dont la position isolée favoriserait votre désir de voyager en vous cachant.
—Ils avaient deviné juste.
—Heureusement pour nous!
—Pourquoi ton heureusement?
—Parce qu'ils étaient si certains de ne pas vous laisser dépasser la baraque des Buchard, que leur surveillance s'arrêtait à l'auberge... De sorte que maintenant, nous avons le chemin libre devant nous... C'est donc une avance à garder sur les gueux que nous avons aux trousses... Nous sommes à cheval, ils vont à pied, médiocre danger.
—À nos trousses? répéta le lieutenant, erreur de ta part, Barnabé. Par cela même que nous sommes à cheval, ils ne persisteront pas à nous poursuivre.
—Voilà qui vous trompe. Nous les aurons sur nos talons jusqu'au Mans et même plus loin.
Fil-à-Beurre avait si bien pesé sur la phrase que le lieutenant, étonné, s'écria:
—Qu'en sais-tu?
—On s'instruit toujours à écouter, et les deux hommes que j'écoutais, immobile dans le fourré, en ont dégoisé long... surtout celui qui m'a prêté son fusil.
—Oh! oh! prêté, répéta moqueusement Vasseur. Est-ce que tu ne m'as pas dit l'avoir un peu étranglé?
—Je l'ai même étranglé tout à fait. C'est ce qui l'a décidé à me prêter son fusil.
—C'est donc par ton prêteur de fusil que tu as appris que nous allons avoir la bande derrière nous?
—Oui, attendu que nos brigands avaient projeté de faire d'une pierre deux coups... D'abord de vous tuer.
—Et ensuite?
—L'ensuite, c'est qu'ils émigrent, les pauvres et intéressants persécutés! La Beauce et le Gâtinais leur sont devenus trop malsains. Alors ils vont chercher fortune dans le Bas-Maine et la Vendée où le chef qu'ils suivent leur a promis qu'ils trouveraient largement à frire.
—Ils suivent un chef, dis-tu?
—Qui, mais de loin, par exemple.
Et, tout à coup, Fil-à-Beurre se mit à rire.
—D'où vient ta gaieté? demanda le lieutenant.
—C'est que nous aussi nous avons l'air d'être de la bande, car, pareillement, nous suivons le chef.
Puis, reprenant le ton sérieux, Barnabé ajouta:
—Ce chef est un des deux cavaliers, escortant une voiture, qui sont sortis, avant le jour, de l'auberge des Buchard.
Le squelette fit une pause. Ensuite, lentement, il prononça:
—Et, ce chef, vous le connaissez.
—Comment s'appelle-t-il?
—Le Beau-François.
—Tonnerre! jura Vasseur en tressautant si fort sur sa selle qu'il faillit jeter à bas du cheval Fil-à-Beurre qui s'appuyait sur ses épaules.
Mais il retrouva aussitôt sang-froid et gaieté, car il reprit en riant:
—Toi aussi, Barnabé, tu connais le Beau-François.
—Moi! fit le squelette gouailleusement, pour connaître le Beau-François, il me faudrait l'avoir vu au moins une fois.
—Tu l'as vu une fois... Tu lui as même prêté quelque chose... Prêté, il est vrai, de la même manière que l'autre, aujourd'hui t'a prêté son fusil.
—Qu'ai-je pu lui prêter? dit le squelette abasourdi.
—Ta veste, mon garçon. Ce colosse qui, par une nuit d'hiver, t'a dépouillé après t'avoir étourdi d'un coup de gourdin, n'était autre que le Beau-François qui venait de s'évader de la prison de Chartres par un trou si étroit que, pour y passer, il avait dû abandonner sa veste... La tienne et les trois écus que contenait une de ses poches lui sont arrivés à bon point.
Ce fut au tour de Barnabé de sursauter de surprise.
—Nom d'un gigot! s'écria-t-il.
Mais dans ce grotesque juron, il y avait un accent de haine qui n'annonçait rien de bon pour son emprunteur.
—Ainsi donc, reprit Vasseur, tu prétends, ami Barnabé, que le Beau-François est un des deux cavaliers qui nous précèdent en escortant une voiture?
—C'est ce que j'ai entendu dire à mes deux causeurs.
—Quel est l'autre cavalier? Que contient cette voiture?
—Ça, je n'en sais rien. Le meilleur moyen serait d'y aller voir. Cavaliers et voiture sortaient de l'auberge des Buchard comme nous arrivions. Accordons-leur l'avance du temps que nous sommes restés dans le coupe-gorge, soit une bonne heure. Cette avance, ils l'ont en grande partie perdue, car, retardés par la voiture, ils n'ont pu aller de ce train que nous menons depuis notre départ de l'auberge... M'est donc avis qu'en forçant encore un peu nos chevaux, nous ne tarderons pas à tomber sur le dos de ces gens-là.
Pour toute réponse, Vasseur donna de l'éperon à son cheval et s'écria:
—En avant!
Pendant dix minutes, on courut ventre à terre.
Tout à coup, la voix furieuse de Lambert grinça ces mots:
—Mille millions de milliasses de cornes du diable!
Vasseur savait que c'était le juron de son soldat dans les circonstances graves. Il arrêta donc sa monture et se retourna en demandant:
—Qu'y a-t-il donc, Lambert?
—Il y a que mon cheval refuse le service, annonça le soldat.
—Que le mien, il répugne aussi à fendre l'atmosphère, ajouta Fichet.
Bayard, la bête du lieutenant, était un cheval hors de pair; mais il n'en était pas même des montures des deux gendarmes. Après avoir voyagé toute la nuit, au lieu de la longue journée qu'on s'était proposé de leur accorder, ces chevaux n'étaient restés qu'une heure à l'écurie de l'auberge des Buchard. Et après une si courte pause, on venait encore de leur faire franchir huit lieues.
Ils étaient exténués.
Sous peine de les mettre hors d'état de continuer le voyage, il fallait faire halte.
À ce déboire, Vasseur fut pris de rage.
—Le Beau-François va nous échapper!!! gronda-t-il.
—À l'impossible nul n'est tenu! débita Fil-à-Beurre qui, après avoir sauté à terre, piétinait sur place pour dégourdir ses longues jambes raidies par l'inaction sur la croupe de Bayard.
Cela dit, il montra un petit bois qui se voyait à quelque distance de la route.
—Là-bas, conseilla-t-il, nous pouvons, cachés et tranquilles, attendre trois ou quatre heures.
—Attendre! répéta le lieutenant, oublies-tu donc, Barnabé, ces trente ou quarante bandits qui, comme tu l'as annoncé, nous arrivent sur les talons?
—Oui, mais je fais une réflexion. La Buchard, au fond du puits et son digne époux, avec la balle que je lui ai logée en tête, ne sont plus là pour défendre les caves de l'auberge où, à cette heure, les gredins doivent s'être installés. Tant qu'ils trouveront à boire... et il y a largement à boire, je vous l'affirme, ils ne penseront pas à se remettre en route. Donc nous pouvons nous reposer sans crainte.
—Soit! accorda le lieutenant.
On gagna le bois où, dans une petite clairière, les chevaux furent dessellés. À peine libres, les bêtes harassées se couchèrent sur le sol.
—Si nous faisions comme les chevaux? proposa Barnabé au lieutenant.
Lambert et Fichet n'avaient pas attendu le conseil. Étendus sur le sol, la tête appuyée, en guise d'oreiller, sur leur selle, les deux soldats, fatigués par la précédente nuit passée à cheval, battaient déjà de la paupière.
Dans les dernières phrases de Fil-à-Beurre, il en était une qui avait frappé Vasseur. Aussi, quand il fut couché près de Barnabé, qui étalait sur le maigre gazon son immense carcasse, s'empressa-t-il de demander:
—Comment as-tu pu savoir que, dans la cave des Buchard, il y a largement à boire pour les bandits?
—En retirant mes souliers, dit laconiquement l'échalas.
Comme le lieutenant le regardait avec des yeux qui demandaient l'explication de cette réponse étrange, il ajouta:
—Autant que je débute par le commencement.
Et, sur ce, il poursuivit:
—Quand les deux hommes, que j'écoutais dans mon taillis, eurent causé de leurs petites affaires sur le Beau-François et l'égorgement qu'on vous préparait, celui qui avait arrêté l'autre au passage, et qui était ce cher Buchard en personne, dit à son compagnon: «Pendant que je vais à la rencontre des camarades qui arrivent, toi, cours à mon auberge. Tu connais les phrases convenues pour te faire reconnaître de ma femme. Comme moi, elle s'attendait à voir arriver tout seul le Vasseur maudit. Elle est capable, en les voyant se présenter trois, de les prendre pour de simples voyageurs et de les renvoyer au plus vite, afin de débarrasser la place pour la venue de notre ennemi. Dis-lui bien que c'est Vasseur avec deux autres cognes, qui la sauteront par-dessus le marché. Recommande-lui de les retenir jusqu'à ce que je revienne avec les compagnons.
—L'avis à la Buchard était inutile, interrompit Vasseur, car elle nous avait déjà éventés... par la faute de Lambert, qui eut la bêtise, devant elle, de m'appeler lieutenant.
—Après ces recommandations, reprit le squelette, mon Buchard partit à la rencontre des chenapans. Il n'était pas à cent pas et on l'entendait encore, franchissant les halliers, que l'autre tirait une langue d'une aune. Il était si près de moi que je n'avais eu qu'à étendre les bras pour le cueillir par le cou, ce qui est encore le meilleur moyen d'empêcher quelqu'un de crier... Il n'eut pas même un couic! Deux ou trois piétinements et ce fut tout. Je puis même reconnaître qu'il y a mis de la complaisance.
—C'est alors qu'il t'a prêté son fusil, ricana Vasseur.
—Oui, avec sa poire à poudre et son sac à balles. Alors, je pensai à aller vous prévenir. À dix pas de la bicoque, une peur me prit. Ne se pouvait-il pas, en plus des coquins qui allaient venir, que d'autres sacripants fussent cachés dans l'auberge, attendant le moment favorable pour vous tomber sur le dos? Je contournai donc la masure et j'escaladai le mur de la cour. Dans la cave, je déposai mon fusil et retirai mes chaussures. Ensuite, pieds nus, sans plus de bruit qu'une souris, je visitai la cassine de fond en comble... Voilà comment, lorsque vous me vîtes apparaître sans souliers, je savais que l'auberge était vide de gueux et la cave pleine de tonneaux.
Si gaiement qu'il fût conté, le récit de Fil-à-Beurre n'en contenait pas moins un immense service.
—Je te dois la vie, mon brave Barnabé, dit le lieutenant tout ému.
—Tu! tu! fit gaiement l'échalas, à quoi bon en parler?... Vous me rendrez ça au premier jour. Nous sommes en compte, voilà tout.
Tant dur à la fatigue que fût le lieutenant, il tombait de sommeil.
—Si nous dormions, proposa-t-il avec un bâillement.
—Dormons, dit Fil-à-Beurre d'une voix qui exprimait la déconvenue d'un homme dont la curiosité comptait sur une conversation prolongée pour amener sur le tapis un sujet qui lui tient au cœur.
La preuve en fut que le squelette avant de s'endormir à côté de Vasseur, murmura:
—Il ne m'a pas encore appris comment il a connu Gervaise.
Et sa dernière pensée fut toute au souvenir de l'embrassade et de l'exclamation joyeuse du lieutenant lorsqu'il lui avait dit savoir où se retrouverait Gervaise disparue.
Quand Fil-à-Beurre s'éveilla, Vasseur dormait toujours. À vingt pas de là, Lambert était étendu, ronflant à pleins poumons.
Fichet, debout, bouche béante, les deux mains sur ses hanches, pointait son regard en l'air.
—Est-ce que vous vous faites cuire le nez au soleil, citoyen Fichet? demanda Barnabé qui s'était approché du gendarme.
—Que je pensais individuellement à vous, répondit le soldat.
—Et à propos de quoi?
—Quant à la femme que vous averiez intercalée ce matin dans un puits.
—Oh! oh! j'étais un peu pressé; alors je l'ai posée au premier endroit venu.
—Nonobstant qu'une femme qu'on abrite dans un puits c'est des agissements avec le beau sexe que la galanterie elle vitupère!... Moi, que je m'aurais satisfait en lui caressant avec fermeté les omoplates.
—Omoplates! répéta Fil-à-Beurre en le regardant tout ébahi. Comment, vous, citoyen Fichet, dont chacun vante le langage épuré, vous employez si mal ce mot!
—Oui! omoplates!... Que c'est français, j'en ai l'imaginative, insista le gendarme d'un ton froissé.
—Hommoplates, oui, quand on parle d'un homme... mais quand il s'agit d'une femme, c'est femmoplates.
Fichet était un garçon sérieux qui aimait à s'instruire.
—Je n'en avais nulle doutance! confessa-t-il loyalement.
La voix de Vasseur, qui venait de s'éveiller et donnait l'ordre de seller les chevaux, mit fin à cette leçon de bon français octroyée à Fichet par Fil-à-Beurre.
La sieste avait duré près de cinq heures. Les chevaux reposés pouvaient, à présent, fournir une longue course.
—Reprends-tu ta place en croupe, Barnabé? demanda le lieutenant après avoir enfourché Bayard.
—Non, j'aime mieux marcher.
—Mais, à pied, tu ne pourras nous suivre, car nous allons presser nos bêtes.
—Activer les chevaux, à quoi bon?
—Oublies-tu donc qu'il s'agit de rejoindre le Beau-François, ton emprunteur de veste, appuya en riant Vasseur, qui croyait, par cette allusion, raviver la haine de son compagnon.
Mais Fil-à-Beurre secoua la tête.
—Heu! heu! fit-il. Rejoindre le Beau-François, j'en doute. S'il a toujours marché pendant notre repos, il doit, à cette heure, être entré au Mans.
—Pour en sortir immédiatement, car le séjour des villes est malsain à ce drôle, dont le signalement a été envoyé dans tous les grands centres... J'ai même l'idée qu'au lieu d'entrer en ville le Beau-François a dû la contourner, avança le lieutenant.
—La contourner? c'est selon, fit Barnabé.
—Selon quoi?
—Selon ce que contient la voiture qu'il accompagne. Selon aussi ce qu'est l'autre cavalier... Peut-être, d'ici au Mans, trouverons-nous dans une des auberges de la route quelque indice qui nous renseignera sur ce qu'est devenu le Beau-François.
Tout en parlant, Fil-à-Beurre était en train de recharger son fusil, et il s'acquittait de ce soin avec une attention extrême, choisissant sa balle dans le sac, examinant le grain de sa poudre. Quand il eut fini, il mit son fusil en joue pour en étudier le point de mire; puis, satisfait, il prononça:
—Bonne arme! bonne charge! Avec ce joujou-ci, je connais quelqu'un qui fera belle besogne.
Sur ce, il se passa le fusil en bandoulière et, en regardant Vasseur:
—Là, fit-il, à présent je pars.
—Comment, tu pars?... mais, avec nous, j'imagine.
—Non, non, je vous quitte ou, pour mieux dire, je pars en avant. Puisque nous n'avons plus la chance de rejoindre le Beau-François avant le Mans, le mieux est de ménager les chevaux. Pendant que vous irez à la doucette, moi, en avant, j'éclairerai la route, étudiant chaque auberge de rencontre, en quête de la piste du vilain gibier que nous chassons.
—Alors je ne te rejoindrai qu'au Mans, dit Vasseur, approuvant l'idée du squelette.
—Au Mans ou sur la route, je ne sais... Mais là où vous me retrouverez vous attendant, c'est qu'il y aura du neuf.
Là-dessus, Barnabé développa le compas des longs fuseaux qui lui servaient de jambes et partit d'un pas allongé qui lui eut bientôt fait prendre l'avance sur les cavaliers chevauchant à paisible allure.
Depuis son arrivée à la masure des Buchard, qui avait failli se transformer, pour lui, en un coupe-gorge, les événements s'étaient succédé si rapidement que la pensée du lieutenant avait été toute à la situation présente. En apercevant de loin Fil-à-Beurre, qui allait disparaître dans un pli de la route, un souvenir lui revint au cœur:
—Barnabé ne m'a pas encore appris où je retrouverai Gervaise, murmura-t-il.
Car Vasseur, que son indifférence pour les avances des belles Chartraines qui auraient volontiers conjugué avec lui le verbe «aimer» avait fait surnommer l'Amant de la Lune, était amoureux fou de Gervaise.
Comment avait-il connu la jeune fille?
Le brigadier Bondu, en racontant, on s'en souvient, à ses camarades, l'épisode du cheval de Doublet, trouvé mort sur sa litière, avait eu grandement raison quand il avait avancé que celui qui avait fait le coup devait être un gendarme; car, autrement, les autres chevaux, qui étaient chevaux de gendarmes et bêtes ombrageuses, auraient fait un vacarme du diable s'ils n'avaient connu celui qui, nuitamment, s'était glissé dans l'écurie.
Vasseur était présent lorsque, sur l'avis de Fil-à-Beurre, il avait été projeté que, le lendemain, on utiliserait l'instinct du cheval de Doublet pour savoir où l'aubergiste se rendait deux ou trois jours par mois.
—Bonne idée, s'était-il dit, mais il ne faut pas la laisser exécuter par des maladroits qui ne sauraient en tirer suffisamment parti.
Et, sitôt la nuit venue, il avait fait sortir le cheval de l'écurie et l'avait enfourché.
Où la bête de Doublet allait-elle le conduire? Était-ce au trésor de la bande, dont l'aubergiste était le recéleur, ou à quelque repaire abritant encore des Chauffeurs échappés à ses recherches? Dans l'un ou l'autre cas, la découverte lui servirait à nuire aux misérables dont il avait juré la perte. Le trésor fournirait une indemnité aux victimes. La capture de ceux dont il aurait surpris le refuge donnerait de la besogne au bourreau.
—Qui sait, se disait-il, si je ne vais pas tomber sur la cache où, depuis cinq semaines qu'il s'est évadé, se clapit le Beau-François, que Doublet, avant son arrestation, avait si grand intérêt à ne pas laisser reprendre?
Le cheval, abandonné à lui-même, l'avait conduit loin de Chartres, devant une maisonnette, un peu à l'écart du village de Mégin. Il était dix heures du soir. La lumière, qui filtrait à travers les volets disjoints, attestait que les habitants de cette demeure n'étaient pas encore couchés.
Après avoir attaché à distance le cheval, que ceux qu'il comptait surprendre auraient pu reconnaître, le lieutenant était venu frapper à la porte, se donnant pour un voyageur égaré, voulant gagner Chartres, tombant de fatigue et de faim.
Annette n'eût pas ouvert, mais Gervaise, que cet appel à sa pitié rendait éloquente, avait obtenu de sa servante, pour le voyageur, hospitalité d'une heure et souper.
Quand Vasseur se remit en route, la vue de cet intérieur paisible, la conversation de Gervaise et quelques bavardages d'Annette lui avaient fait tout comprendre.
Dans le cœur gangrené de Doublet, un coin était resté sain où vivait, immense et pur, l'amour paternel. Le scélérat que, à coup sûr, le désir d'assurer l'avenir de son enfant avait poussé au crime, tenait Gervaise éloignée de lui, dans la plus complète ignorance de sa vie véritable. Augé, car tel était son vrai nom, venait mensuellement passer quelques jours près de sa fille, alléguant son état de maquignon qui, toute l'année, le tenait par monts et par vaux. Puis, sous le faux nom de Doublet, il retournait à Chartres, où, brave aubergiste en apparence, profond scélérat en réalité, il demandait aux plus exécrables forfaits cet or dont il voulait enrichir sa fille.
S'il n'avait été arrêté, Doublet, qui se voyait assez d'or, allait quitter le pays chartrain et entraîner son enfant en un autre et lointain coin de la France où, se disant ex-marchand de chevaux enrichi, il aurait vécu pour sa fille, sans avoir rien à craindre des complices qu'il avait abandonnés.
—Cette pauvre et douce créature ignore absolument de quel coquin elle est l'enfant, s'était dit Vasseur, au bout d'une heure passée près de Gervaise.
Et il était parti sans se sentir le courage de rien souffler qui pût troubler la vie paisible de la jeune fille, laissant aux événements qui allaient se produire la pénible tâche d'apprendre à Gervaise quel horrible et sinistre misérable était son père.
Elle était bien charmante, la jeune fille, charmante surtout de grâce, d'innocence et de bonté.
Tout en labourant de l'éperon, au retour, son cheval pour l'avoir ramené à temps à l'écurie, Vasseur eut beau songer à ce que prédisait l'avenir, il ne put se défendre de penser à Gervaise, à son gracieux visage, à son doux regard si plein de bonté. Bref, dans ce cœur de soldat, qui ne s'était encore ému pour aucune femme, se glissa, à la suite de la pitié pour la jeune fille, un sentiment beaucoup plus doux.
Vasseur était parti gendarme.
Il revint amoureux.
Tant et si bien amoureux que, après avoir rattaché au râtelier le cheval de Doublet, il se sentit pris d'épouvante.
Dans quelques heures, l'animal, comme il l'avait fait pour lui, allait en conduire d'autres à la maisonnette de Gervaise. Pour ceux-là, elle ne pouvait être qu'une complice de Doublet, indigne d'aucuns ménagements. Vasseur prévit l'effroyable coup de foudre prêt à fondre sur l'enfant qu'il revoyait heureuse et souriante.
—Mieux vaut qu'elle ignore à jamais la vérité. Je dois empêcher que ces gens la lui apprennent.
Et il vida dans le seau de l'animal tout un paquet de poison trouvé sur un Chauffeur qu'il avait arrêté la veille.
Dès ce moment, il n'avait plus mérité son surnom d'Amant de la Lune, car il adorait Gervaise.
Vasseur avait d'abord voulu lutter contre sa passion pour la fille d'un homme que l'échafaud réclamait; mais, bientôt, il n'avait pu résister au violent désir de revoir Gervaise.
Doux et timide comme les vrais amoureux, il avait su désarmer la sévérité du cerbère qui s'appelait Annette. Son prétexte pour entrer dans la place était, du reste, des meilleurs. Se donnant pour un commerçant de Chateldun que ses affaires appelaient souvent à Orléans, il venait, à tous ses passages à Mégin, s'informer si des nouvelles de ce père disparu étaient enfin parvenues à la jeune fille que, lors de sa première visite, il avait trouvée si alarmée par cette absence prolongée.
Sur ce thème, il avait beau jeu à entretenir Gervaise, trouvant des excuses pour expliquer le silence du père, inventant des motifs qui devaient retenir au loin le maquignon Augé, affirmant qu'après avoir été entraîné au diable par ses achats de chevaux, on le verrait bientôt reparaître avec la sacoche garnie. N'avait-il pas promis que ce voyage serait le dernier et qu'à son retour il resterait près de sa fille? À tant faire, puisque c'était sa dernière excursion, il avait tenu à ce qu'elle fût lucrative. De là son retard.
Et en affirmant ainsi que le père rentrerait à la maisonnette, Vasseur était de bonne foi. Dans le commencement il avait cru Doublet des moins coupables ou, pour mieux dire, son amour pour Gervaise lui avait, sinon blanchi l'aubergiste à ses yeux, tout au moins fait trouver digne d'indulgence.
Par malheur, à mesure que le procès s'était déroulé, les charges sur Doublet s'étaient accumulées si monstrueuses, que Vasseur avait dû s'avouer que la peine de mort attendait infailliblement l'aubergiste.
Alors il avait songé à lui sauver la vie. Le faire descendre de l'échafaud, c'était, en somme l'envoyer au bagne... Mais, du bagne, on s'évade... Et, plus tard, bien loin, à l'étranger, la fille retrouverait son père.
C'était dans ce but que Vasseur avait obtenu l'ordre de surseoir à l'exécution de Doublet, si ce dernier consentait à racheter sa vie par des révélations. On le sait, au pied de l'échafaud, l'aubergiste avait refusé de parler et avait répondu, à celui qui voulait le sauver, la cynique plaisanterie:
—Citoyen lieutenant, il faut prendre un bain de pieds bien bouillant, ça vous fera descendre la curiosité du cerveau, avait ricané le condamné.
C'en était fait de l'espérance de Vasseur.
Pris alors d'une de ces rages du désespoir qui ne font plus peser l'importance des phrases, il avait répliqué:
—Merci du conseil, j'irai demander ce bain de pieds à Gervaise.
Et il était parti sans se rappeler que, sous le scélérat endurci, il y avait le père, adorant sa fille d'un immense amour. En voyant son secret connu, il était capable de tout pour que son enfant n'apprît pas la sinistre vérité qui, peut-être, la ferait le maudire. Alors Doublet avait voulu parler, mais il était trop tard: les cris de la foule avaient couvert son appel au lieutenant et le bourreau avait saisi sa proie.
Anéanti, brisé de douleur, Vasseur était revenu à l'auberge du Bon-Repos d'où il allait partir pour son expédition à la poursuite du Beau-François.
Il n'avait pu soustraire Doublet à cette mort ignominieuse, et, plus tard, la fille, si elle apprenait la vérité, se sentirait prise d'horreur pour celui qui avait livré son père aux juges.
—Je veux la revoir encore une fois, s'était dit le pauvre amoureux.
Reculant son départ de trois heures, Vasseur, on l'a vu, était parti pour le village de Mégin.
Le jour tombait quand il atteignit la maisonnette. Un horrible pressentiment lui broya le cœur à la vue de cette demeure dont les portes et volets étaient hermétiquement clos.
Le logis était désert.
Qu'était devenue Gervaise? Quelle cause avait amené sa disparition? Avait-elle appris la vérité sinistre?
Elle n'était plus là, cette gracieuse jeune fille près de laquelle il avait passé de si charmantes heures. Il revoyait son délicieux et candide sourire et ses doux yeux, quand il la berçait de l'espérance que son père reparaîtrait bientôt.
Alors il comprit que ce sentiment, qu'il avait cru n'être qu'un vif intérêt porté à une jeune fille menacée d'un malheur épouvantable, était bel et bien un de ces amours profonds qui suffisent à remplir la vie d'un homme.
Et comme, pour la dixième fois, après avoir fait le tour de la maison, il revenait devant cette porte fermée, un paysan, qui passait en regagnant le village, lui demanda:
—Est-ce à Gervaise Augé que tu en as, citoyen?
Vasseur n'osa répondre affirmativement.
—Je venais pour voir ma parente Annette, dit-il.
—Annette a suivi sa jeune maîtresse.
—Ah! elles sont parties?
—Oui, hier matin.
—Pour où? prononça l'amoureux avec une voix tremblante.
—Là-dessus, je ne saurais te renseigner, citoyen. Ce que je sais, c'est que Gervaise allait rejoindre son père.
—Rejoindre son père! répéta Vasseur avec un frémissement.
—Oui, il paraît que le citoyen Augé, qui avait empli son sac, s'est établi à l'autre bout de la France. Alors, comme il ne veut plus revenir en ces pays-ci, il a envoyé chercher sa fille.
Le lieutenant avait écouté, tout secoué par la terreur. Quel autre, connaissant le secret de Doublet, avait fait disparaître sa fille? Dans quel but? Gervaise n'avait-elle pas été entraînée dans quelque piège exécrable par un de ces complices de Doublet échappés à la justice?
Alors, avec un frisson d'épouvante, il pensa au Beau-François, ce Lovelace de filles publiques.
—Ah! reprit-il, le maquignon Augé a envoyé chercher sa fille!... Je devine par qui... Son dresseur de chevaux, n'est-ce pas? Un grand bel homme blond?
—Oh! non! pour ça, non! répliqua le paysan en riant; celui-là est bel homme comme je suis muet, et s'il a jamais dressé des animaux, ce ne doit être que des ours.
Vasseur avait respiré en apprenant qu'il ne s'agissait pas du Beau-François; mais les renseignements donnés avaient éveillé sa curiosité.
Cependant, le renseigneur avait continué en gouaillant:
—Oui, des ours... auxquels il ressemble, du reste, par l'aspect et la force. Un poilu de première force! Pas grand, mais avec des épaules larges de ça... et des bras comme ma cuisse... En voilà un par qui je ne voudrais pas, s'il était en colère, être ceinturé! Il m'aplatirait sur sa poitrine comme une galette... Ah! et le caractère, donc! Aimable comme un coup de trique et pas beaucoup plus bavard qu'un poisson. Trois ou quatre grognements qui veulent dire oui ou non et il est à bout de conversation.
Sur ce portrait donné par lui, le paysan fut pris d'un rire qu'il termina en disant:
—Pas de chance, la petite Gervaise.
—Pas de chance en quoi? reprit le lieutenant étonné.
—Dame! il lui tombe du ciel un oncle inconnu et il lui arrive d'un pareil calibre, ce n'est vraiment pas avoir de chance... Oui, un oncle, par sa mère, dont elle n'avait jamais entendu parler...
—Et la citoyenne Gervaise l'a suivi sans hésitation?
—Il paraît qu'il était porteur d'une lettre du père, qui commandait à sa fille de le suivre... à ce que nous a dit Annette, quand elle est venue faire ses adieux à ma femme... Elle était même bien intriguée de savoir où l'ours allait les mener, la pauvre vieille; car il n'en soufflait mot.
C'était sur ces renseignements qui, loin de le rassurer, lui avaient inspiré une inquiétude profonde, que le lieutenant était revenu au Bon-Repos, d'où, immédiatement, il était parti pour son expédition en compagnie de ses deux soldats et de Fil-à-Beurre.
Et, à cette heure que, suivi de Fichet et Lambert, il chevauchait sur la route, après avoir été quitté par Fil-à-Beurre, parti en avant pour éclairer le chemin, le lieutenant, tête baissée, se rappelait le passé en murmurant avec joie:
—Barnabé m'a dit qu'il sait où se trouve Gervaise.
Ce pensant, il avait relevé la tête.
À distance, sur la route, se dressait une maison devant laquelle il aperçut Fil-à-Beurre qui, en le quittant, lui avait dit:
—Là où vous me trouverez vous attendant sur la route, il y aura du neuf.
Donc, il y avait du neuf.
—Un temps de galop! commanda-t-il à ses hommes, impatient de connaître ce neuf.
Quand les cavaliers atteignirent la maison, Fil-à-Beurre, qui les avait attendus sans bouger de place, alla tout droit à Fichet et lui demanda sérieusement:
—Vous qui savez tant de choses, citoyen Fichet, sauriez-vous, par bonheur, accoucher une dame?
Le gendarme, d'abord interloqué par cette question, regarda Barnabé en dogue; mais tant de bonhomie se lisait sur la mine anguleuse de l'échalas, qu'il répondit de la meilleure foi du monde:
—La fatalité elle veut que l'accouchement il n'est pas dans ma constitution.
V
Le lieutenant avait eu grand'peine à retenir son rire en entendant Barnabé adresser une demande aussi étrange à son soldat.
—Pourquoi cette question? souffla-t-il à Fil-à-Beurre, qui s'était rapproché.
Ce dernier n'eut pas le temps de répondre, car, soudainement, sortit de la maison un petit homme rond comme un muid et à jambes et bras tellement courts qu'il avait l'air d'un saucisson à pattes, qui se jeta sur la poitrine de Barnabé en glapissant d'une voix joyeuse:
—Un fils! c'est un fils.
Et le Saucisson-à-Pattes se redressa plus fier qu'un coq sur ses ergots pour ajouter:
—Un fils... au bout de six mois de mariage... Hein! quelle femme j'ai là!
—Et dire que si une forte émotion n'avait pas fait à votre épouse devancer le terme habituel, vous auriez eu peut-être deux fils, avança Barnabé imperturbable.
—Je le crois, dit gravement le mari.
Puis, en branlant la tête:
—Le fait est que ma Léocadie a éprouvé là une forte émotion... Prou! Prou! j'en frémis encore quand j'y pense!
Ensuite, tout prévenant, il alla au-devant des gendarmes descendus de cheval, en leur débitant:
—Suivez-moi, citoyens, je vais vous conduire à l'écurie.
Les soldats, sur les pas du Saucisson-à-Pattes, disparaissaient en emmenant les montures, quand Vasseur demanda curieusement à l'échalas:
—Le Mans n'est tout au plus qu'à une lieue. Plutôt que de nous laisser gagner la ville, pour que tu nous aies fait mettre pied à terre ici, tu as donc découvert ce que tu appelles du neuf?
—Tout ce qu'il y a de plus neuf, lâcha Barnabé.
—De quel genre?... Car je ne pense pas que ledit neuf consiste en cet accouchement pour lequel tu requérais l'aide de Fichet? continua Vasseur en riant.
—Eh! eh! vous brûlez, dit Barnabé.
—Quoi! fit le lieutenant étonné, c'est au sujet de cet accouchement à six mois?
—Tu, tu, tu... à six mois... mettons-en neuf et nous serons dans le vrai. Car l'imbécile que vous venez de voir a épousé la maîtresse d'un autre. Il a eu à la fois la poule et l'œuf.
Regardant Vasseur en homme qui sait qu'il va porter un coup, Fil-à-Beurre continua en traînant la voix:
—Et connaissez-vous l'homme qui a été l'amant de la femme de ce grotesque?
—Non. Dis!
—C'est le Beau-François.
Vasseur regarda tout ébahi le squelette et finit par demander:
—Comment sais-tu cela?
Mais, subitement, sans attendre la réponse, il passa d'une question à une autre en s'écriant:
—Que fais-tu donc là, Barnabé?
—Vous le voyez, je charge mon fusil.
—Pourtant, tantôt, quand tu m'as quitté, tu venais déjà de le charger. Tu as donc fait feu, depuis que nous nous sommes vus?
—Oh! un tout petit coup de fusil de rien du tout... Histoire de rire.
—Et avec qui as-tu ri?
La réponse fut empêchée par le retour du Saucisson-à-Pattes, qui s'avança en disant à voix basse:
—Ma Léocadie dort... Après une telle secousse, elle a besoin de repos, la chère âme... Je l'ai laissée sous la garde de la bonne dame et de ma servante...
Il poussa un soupir de satisfaction, qu'il fit suivre de ses mots:
—N'empêche qu'elle s'est trouvée là bien à propos, la bonne dame, pour tirer ma Léocadie de peine.
Après quoi, s'adressant directement à Fil-à-Beurre:
—Vous savez, ajouta-t-il, qu'elle ne se doute de rien?
Vasseur avait écouté sans mot dire, regardant Barnabé, dont l'œil semblait lui conseiller de laisser parler le Saucisson-à-Pattes, comme si les paroles de ce personnage saugrenu devaient tout lui expliquer.
Le lieutenant allait perdre patience quand un nom lui fit soudainement dresser l'oreille aux divagations du pantin, qui venait de reprendre:
—Non, elle ne se doute de rien, la bonne dame Annette. Elle croit la jeune fille toujours endormie dans sa chambre.
—Annette! la jeune fille! répéta vivement Vasseur dont, sans qu'il pût se dire pourquoi, le cœur était serré.
Sa voix avait attiré l'attention du gros homme qui, de Barnabé, revint à lui.
—C'est vrai! fit-il, vous ne savez rien. Je vais alors vous expliquer la chose. Sachez donc que la bataille venait d'avoir lieu quand Léocadie a été prise des premières douleurs...
Le bonhomme avait le récit quelque peu haché, car, au lieu de suivre le courant de sa narration, il s'interrompit pour venir serrer la main de Fil-à-Beurre en s'écriant:
—Ah! à propos, je ne vous ai pas remercié.
—Expliquez d'abord votre «à propos», dit Barnabé qui, à son tour, semblait ne pas comprendre.
—À propos des douleurs de Léocadie.
—Bon!... et remercié pourquoi?
—Pour votre coup de fusil. L'explosion lui a causé une peur qui, dans sa situation, lui est venue bien en aide... Vous savez l'effet d'une peur subite?
—Oui, ça fait passer le hoquet.
—Et les enfants aussi, paraît-il; car, au bruit de votre coup de fusil, Léocadie a poussé un énorme cri douloureux... et, une seconde après, j'étais père!!!
Après cette interprétation de l'effet d'un coup de fusil, le Saucisson-à-Pattes se remit à secouer la main de Fil-à-Beurre en répétant:
—Merci! cent fois merci!
Sur quoi, repris à nouveau et plus fort par l'orgueil de la paternité, il releva fièrement la tête et accentua d'un ton vainqueur:
—Je déteste me vanter, mais être père au bout de six mois de mariage... Hein! c'est être assez adoré par sa femme!
Vasseur piétinait d'impatience. Il arrêta net ce nouveau genre de lyrisme conjugal en disant d'un ton sec:
—Si vous reveniez à votre récit, citoyen? Vous étiez en train de parler d'une dame Annette...
Mais il était écrit dans le livre du destin que la curiosité du lieutenant ne serait pas encore satisfaite, car apparut une grosse fille de basse-cour effarée, larmoyant, qui hurla:
—Le petit! Qui qu'a pris le petit? J'ai perdu le petit!
Et elle courut au Saucisson-à-Pattes, qu'elle secoua en beuglant:
—C'est-y vous qui m'avez fait la farce de me cacher le petit?
Un immense frissonnement, qui donnait à sa masse l'apparence d'une montagne de gélatine secouée, ébranla l'époux de Léocadie. Telle était l'émotion qui lui serrait la gorge, qu'on eût dit qu'il soufflait dans un mirliton cette exclamation désespérée:
—Tu as perdu mon fils, misérable!
«Misérable!» était trop. La fille, qui avait bec et ongles, se redressa sous l'injure, et d'un ton gouailleur:
—Votre fils! oh! votre fils!... Voyez-vous cet amateur de besogne faite! lâcha-t-elle.
Le Saucisson-à-Pattes n'en crut pas ses oreilles.
—Qu'a-t-elle dit? demanda-t-il à Barnabé.
—Qu'elle donnerait son âme pour retrouver votre fils, répondit sérieusement Fil-à-Beurre.
—Alors j'avais mal entendu, avoua le grotesque.
La servante avait vite rentré sa colère imprudente. Elle reprit son ton pleurard pour continuer.
—C'était l'heure de nettoyer la sue aux cochons... J'avais emporté le petit... Alors je l'ai posé je ne sais plus où...
—Pourvu que ça ne soit pas dans l'auge aux cochons, avança Fil-à-Beurre.
Et, d'une voix lugubre:
—Je les ai vus, vos porcs, continua-t-il; des bêtes maigres, qui m'ont paru habituées à rester sur leur faim... Il y a eu grande imprudence à les tenter...
—Mon fils mangé par les cochons! bégaya douloureusement l'époux de Léocadie.
Si Barnabé avait lâché son atroce plaisanterie, c'était que, de loin, il avait vu arriver Fichet.
Le brave gendarme s'approchait, tenant entre ses mains son chapeau, coiffe en l'air, qu'il portait avec autant de précautions que s'il eût eu à promener un plat trop plein de sauce.
Et quand il fut près du lieutenant, il lui montra son chapeau en disant, d'une voix qui n'entendait pas raillerie:
—Que je serais cupide de connaître le pierrot qu'il a eu l'hilarité d'infuser un singe dans mon chapeau.
Ce singe n'était autre que l'enfant perdu! le citoyen Saucisson-à-Pattes fils.
Dans son délire de joie, le père plongea la tête dans la coiffe de chapeau pour embrasser son fils, mouvement que Fichet mit sans doute sur le compte de la voracité, car il ajouta:
—Que je vous préviens qu'il n'est pas cuit.
Pour l'intelligence de ce qui va suivre, nous abandonnerons momentanément nos personnages, afin de donner quelques explications utiles.
En l'année 1800, époque de notre récit, les voyages étaient longs, pénibles et trop souvent dangereux. Les moyens de locomotion étaient la diligence, le bateau et le cheval. De tous, le moins fatigant était le bateau qui, par rivières, fleuves et canaux, finissait par vous amener à destination, mais au prix d'une énorme perte de temps, car la distance de la moyenne franchie en vingt-quatre heures n'excédait pas sept lieues,—espace que la vapeur met aujourd'hui quarante minutes à parcourir.—Encore le voyage en bateau était-il soumis aux caprices du froid ou de la chaleur, qui desséchait les cours d'eau ou les obstruait de glace.
La diligence, sous le rapport de la vitesse, était préférable; mais c'était le mode le plus coûteux et surtout le plus dangereux. Malgré l'ordre et la tranquillité un peu revenus, les routes étaient encore si peu sûres, en certains départements, que les diligences ne se mettaient en voyage que protégées par une escorte de cinq soldats qu'on installait sur le haut de la voiture. De là le nom de «patrouille ambulante» donnée à ces cinq soldats qui, dans toutes les attaques de voitures publiques, tombaient frappés par les cinq premières balles.
Il y avait aussi le roulage qui transportait les marchandises. Pour leur sécurité, les rouliers s'attendaient au départ ou à des rendez-vous, afin de marcher en compagnie. Eux et leurs chiens, animaux de rude défense, faisaient un noyau assez redoutable auquel se joignaient les pauvres diables que leur bourse plate contraignait à voyager à pied. Un convoi de roulage se montait quelquefois à trente ou quarante individus, tous armés. Ce nombre respectable écartait les assaillants qui alors se contentaient de suivre à la piste. Tout allait bien tant que la troupe se tenait serrée; mais à mesure qu'elle avançait sur la route, elle finissait par s'égrener en des destinations diverses et alors, de tous ces tronçons du convoi rompu, il était rare qu'un seul parvînt à destination. Aux portes mêmes de Paris où, naturellement, affluaient les bons coups à faire, les bandes à main armée infestaient la grande banlieue.
Restait donc le voyage à cheval, qui n'était pas possible à tout le monde, aux femmes surtout. Outre que chacun n'était pas écuyer, le voyage à cheval astreignait le voyageur à la préoccupation constante de veiller au meilleur état de sa monture. De là cette nécessité pour lui de faire halte à l'auberge devant laquelle la nuit le surprenait, pour y laisser manger et reposer sa bête.
Or, de toutes ces auberges, qui l'attendaient sur la route, il en était dont le voyageur ignorait la réputation sinistre. L'homme pénétrait de confiance... et il n'en sortait plus.—Plus tard et bien lentement, la justice a fini par entrer dans ces repaires de crimes dont le plus célèbre fut celui que le procès fit connaître par son épouvantable surnom de l'Auberge-aux-Tueurs.
À l'époque de ce récit, nous le répétons, ces lieux maudits jouissaient encore de la plus complète impunité, principalement dans les parties de la France qui n'étaient pas encore remises tout à fait des récentes et horribles secousses de la guerre civile.
Le ministère de la police, que dirigeait Fouché, avait entrepris la destruction de ces assassins de grand'route, pillards des campagnes et détrousseurs de diligences; mais c'était là une tâche ardue et difficile à laquelle, pour procéder à bon escient, il fallait du temps et, surtout, un espionnage habile et occulte qui, avant d'agir, étudiât bien les localités.
Aussi les autorités des pays ainsi infestés par les bandes de malandrins se gardaient-elles bien de dire que le ministère de la police avait expédié une dizaine de ses limiers les plus fins qui, semblables à des furets en chasse, s'étaient éparpillés dans toutes les contrées à surveiller.
Cela dit, nous reviendrons à l'auberge de la Biche-Blanche, tenue par le citoyen Doulan, que sa conformation physique avait fait surnommer, à dix lieues à la ronde, le Saucisson-à-Pattes.
Située à une petite lieue du Mans, l'auberge de la Biche-Blanche, par sa position, était en pleine prospérité. En plus de la population ouvrière qui, chaque décade, venait s'y régaler d'un certain petit vin blanc remarquable, la Biche-Blanche était le lieu de rendez-vous des rouliers et des conducteurs d'eau, car, à vingt pas de ses constructions, coulait la Sarthe.
Tous les rouliers sortis du Mans ou venus de plus loin, allaient s'attendre à la Biche-Blanche et y festoyaient jusqu'à ce qu'ils se fussent réunis en assez grand nombre pour former un convoi capable d'affronter les dangers de la route.
D'un autre côté, les bateliers qui, par la Sarthe et la Mayenne, gagnaient la Loire, en conduisant jusqu'à Nantes les envois des pays traversés, se seraient fait scrupule de passer devant l'établissement du Saucisson-à-Pattes sans savourer son vin blanc, et comme ce liquide en valait la peine, ils le savouraient à longue haleine.
Et puis, tous, y faisaient aussi des pintes de bon sang à se gausser du Saucisson-à-Pattes dont la stupidité profonde était une source intarissable de rire. On se complaisait surtout à lui faire raconter l'histoire de son mariage, que l'imbécile narrait ainsi:
—J'étais allé au Mans pour y faire mes provisions d'andouilles. Dans la rue, j'ai rencontré Léocadie qui pleurait. Aussitôt, à sa vue, ça m'a fait pouf dans le cœur et, en même temps, le ciel, qui était couvert, s'est immédiatement éclairci... Alors je me suis dit: «Tout t'annonce que cette femme-là fera ton bonheur...» J'ai aussitôt oublié mes andouillettes et je suis allé à elle.
Malgré moi, une sorte de mélodie persuasive m'était venue sur les lèvres quand je lui débitai: «Je lis dans vos yeux que ce qui manque à votre âme c'est une âme jumelle qui lui déverse ses trésors de tendresse. Je vous apporte cette âme; prenez-la et allons devant l'officier municipal de la section la plus proche, qui nous passera les liens de l'hymen.» Alors elle a promené tout le long de ma personne un regard de reconnaissance, puis un sourire a séché ses larmes.
—Mais pourquoi pleurait-elle? ne manquait jamais de s'informer un des écouteurs du récit.
—Quand je le lui ai demandé, elle m'a répondu: «C'était de joie. Un pressentiment venait de m'annoncer que j'allais rencontrer l'homme de mes rêves. Alors les larmes de bonheur m'ont jailli si abondantes que, pour les cacher aux passants, j'ai été obligée de me tourner vers un mur.» Et, de fait, quand je l'ai abordée, elle faisait semblant de lire une affiche, collée sur la muraille, qui annonçait qu'à Chartres on venait de pincer une partie de la bande d'Orgères avec son chef, le Beau-François... mais vous comprenez qu'elle n'en lisait pas un seul mot, la chère créature. À son pressentiment, qui lui annonçait l'homme de ses rêves, joignez mon pouf dans le cœur à sa vue et le ciel qui s'était éclairci, n'était-ce pas assez pour nous prouver que nous étions nés l'un pour l'autre? Dix minutes après, l'officier municipal, au nom de l'amour et de la République, nous avait enlacés dans les doux liens du mariage.
Parmi les auditeurs de l'idiot, il s'en trouvait toujours un qui, sceptique à l'endroit de la sagesse de l'épousée qu'on voyait trop se presser en sa grossesse, ce qui donnait à supposer que l'aubergiste n'avait été qu'un enfonceur de portes ouvertes, demandait sans rire:
—Est-ce que vous ne lui aviez pas trouvé la taille un peu épaisse, à votre chère créature?
Là-dessus, le Saucisson-à-Pattes se redressait, et, avec une voix grave qui prêchait:
—Dans notre ex-religion, l'Écriture ne disait-elle pas: «Choisis-toi une compagne aux mamelles puissantes et aux reins solides?» Je me suis donc conformé aux ex-textes saints.
Sur cette réponse, le grotesque ne manquait pas d'ajouter:
—C'est ainsi que j'ai ramené du Mans ma Léocadie, l'ange qui a transformé mon existence en un torrent de félicité conjugale.
—Elle vous aime à ce point? gouaillait encore le sceptique.
À ce doute, l'époux de Léocadie souriait en vainqueur, et, baissant la voix, répliquait sur le ton de la confidence:
—Elle m'adore à ce point que, vingt fois déjà, elle m'a dit: «Mon amour pour toi est si ardent qu'il me semble que sa chaleur mûrit le fruit de mes entrailles. Je ne serais pas surprise si je te rendais père avant terme...» Hein! est-ce être aimé cela?
Alors un farceur demandait:
—Et vos andouilles que vous étiez aller chercher au Mans?
—J'avoue les avoir oubliées.
—Oh! m'est avis que vous en avez ramené au moins une... et une fameuse encore! lâchait le farceur au nez de l'époux de Léocadie, lourde plaisanterie qui faisait éclater de rire tout l'auditoire.
La bêtise profonde du Saucisson-à-Pattes était donc connue au grand loin et, au lieu de nuire à la Biche-Blanche, elle contribuait à sa prospérité, puisqu'elle offrait aux consommateurs le double avantage de lamper un excellent picton en se pâmant de rire aux conversations ineptes du cocasse aubergiste.
Que la femme du comique hôtelier eût déjà vu le loup avant d'aller au bois avec son époux, là n'était pas la question. La vérité était que c'était une commère active, forte en gueule, très travailleuse. Une fois introduite au logis, elle mena rondement rouliers et bateliers, ses clients, qui, avant elle, en prenaient trop à l'aise sous le rapport du crédit. L'argent entra en caisse et ce n'était que justice, car on n'eût pas trouvé à la ronde plus doux lits, meilleur fricot et aussi bon vin.
Mais de ces écus qui affluaient, l'époux n'en voyait pas lourd, car sa femme avait accaparé la clef de la caisse. Le Saucisson-à-Pattes, qui s'y entendait à ravir, continuait, comme par le passé, à faire tous les achats utiles pour la maison. Quant au payement, les vendeurs devaient passer à la caisse de la femme qui, il faut le dire, payait rubis sur l'ongle et sans conteste.
Grande et belle femme, un peu plantureuse, la citoyenne Léocadie, qui avait, pour ainsi dire, happé un mari au vol, avait passé, depuis six mois qu'elle était mariée, par deux phases distinctes d'humeur.
Elle s'était mariée la larme à l'œil, ainsi que l'apprenait le récit de son époux lorsqu'il disait l'avoir rencontrée ruisselante de larmes, le nez collé sur une affiche. Dès le lendemain de son union, soit qu'elle eût trouvé une âme à son âme, soit qu'elle fût heureuse de se voir aussi subitement à la tête d'un établissement florissant, son humeur avait été joyeuse et même des plus aimables pour son mari, qu'elle ne pouvait guère regarder sans rire, mais auquel, à satiété, elle prodiguait les épithètes flatteuses d'ange, de chérubin, de chéri et même celle de «mon beau vainqueur», qui faisait se rengorger l'époux avec de petits ronronnements de fatuité.
Pendant cette phase d'heureux caractère, le Saucisson-à-Pattes avait tenté... un peu tard, il faut en convenir... de connaître le passé de celle qu'il avait cueillie sous l'influence d'un pouf au cœur.
À ces tentatives d'interrogatoire, Léocadie exhibait son plus aimable sourire et demandait:
—Comment, mon bel ange, as-tu trouvé le melon que tu as mangé ce matin?
—Délicieux. Je l'ai savouré avec un plaisir extrême.
—Et sais-tu de quel potager il venait?
—J'avoue que je ne m'en suis pas inquiété.
—Ce qui ne t'a pas empêché de le trouver délicieux, n'est-ce pas, mon doux chérubin?
—Puisque je te dis l'avoir savouré.
—Eh bien, mon beau vainqueur, traite ta Léocadie comme le melon de ce matin. Savoure-la sans t'inquiéter de quel potager elle t'est venue.
Elle s'en tenait à cette comparaison, ce qui, en somme, ne pouvait point passer pour une confidence.
Et, chose plus extraordinaire, le Saucisson-à-Pattes s'en contentait. Sa sottise avait trouvé l'explication de la réserve de sa femme sur son passé.
Quand il racontait la scène à ses clients, car le bavard imbécile ne savait rien cacher à qui voulait lui tirer les vers du nez, il ne manquait pas d'ajouter en se pavanant:
—Je sais le motif qui fait taire ma belle Léocadie sur ce sujet délicat.
—Quel motif?
—Son immense amour pour moi.
—Vraiment! s'écriait l'auditoire en retenant son rire.
—Oui. À n'en pas douter, Léocadie doit être,—ses manières distinguées la trahissent assez,—une ci-devant princesse que la révolution a privé de son titre. Son adoration pour moi veut, pour ne pas m'humilier, me laisser ignorer qu'elle m'a sacrifié ses illustres aïeux... Elle avait droit à habiter plus tard des palais dorés, mais, après m'avoir vu, elle a préféré l'humble toit de la Biche-Blanche.
Que pouvait-on répondre à une aussi épaisse bêtise? On s'en allait colportant partout, en riant, la cocasserie de l'épouse, ci-devant princesse, trahie par ses manières distinguées... manières qui rappelaient fort les harengères du marché du Mans.
Telle avait été la première phase de l'humeur de la citoyenne Léocadie, humeur enjouée, sans soucis, qui avait duré deux mois.
À cette époque où les journaux, fort rares dans les villes, étaient chose à peu près inconnue dans les campagnes, les nouvelles étaient colportées par les voyageurs; ce qui, tout naturellement, faisait que, dans les auberges, on était des premiers informés. Il arriva un jour que des rouliers qui avaient passé à Chartres racontèrent qu'il n'était bruit, en cette ville, que de l'évasion du Beau-François, le chef de la bande d'Orgères.
Et un de ces rouliers ajouta:
—De sorte que ceux auxquels il peut en vouloir et qui croyaient que le couperet de la guillotine les tiendrait quittes envers lui, vont avoir encore à compter avec ce scélérat qui, dit-on, a la dent longue.
Ce fut à dater de cette nouvelle que l'humeur charmante de Léocadie se transforma. Elle devint inquiète, nerveuse, acariâtre. Sa parole se fit aigre comme verjus pour son seigneur et maître qui lui répétait à l'heure:
—Mais qu'as-tu? Épanche-toi en mon sein.
Et, là-dessus, il développait son énorme rotondité qui, vraiment, offrait large place pour s'épancher.
Comme sa moitié haussait les épaules au lieu de se livrer aux épanchements, il ajoutait:
—Dis-moi, sylphe adoré, en quoi je puis t'être utile.
Alors Léocadie promenait du haut en bas de la masse de viande qui représentait son époux un regard méprisant qu'elle ramenait sur la face niaise du poussah et, après quelques secondes d'examen, elle répondait sèchement:
—En vérité, un joli polichinelle pour m'être utile... Un dindon ferait mieux mon affaire... Tu es trop cruche, mon boulot.
Cruche et dindon froissaient le mari, mais il n'avait pas le temps de protester, car sa femme lui coupait net la parole en articulant:
—Allons! ferme ton bec... Tu es incapable de tout!
—Oh! non, non, pas incapable de tout, lâchait l'époux en attachant un regard triomphateur sur le ventre de Léocadie développé par la grossesse.
Mais elle appuyait en répétant:
—Incapable de tout, vantard!
Cette insistance de sa femme glissait, comme eau sur marbre, sur la fatuité du Saucisson-à-Pattes qui, suivant sa manie d'aller se confier à tous venants, lorsqu'il racontait la scène à ses clients, trouvait cette explication de l'humeur atrabilaire de sa moitié:
—C'est le petit qui se remue et donne des coups de pied dans le ventre de ma Léocadie.
Plusieurs fois, pourtant, sous le coup d'une obsession trop forte, la femme fut sur le point d'avouer l'angoisse qui la torturait; mais toujours la vue du visage niais de son homme arrêta l'aveu sur ses lèvres.
—Non, décidément, tu es trop cruche! finissait-elle par dire.
Mais tous ces aveux rentrés devaient étouffer Léocadie, car, la nuit, dans l'inconscience du sommeil, elle se soulageait par des paroles sans suite, hachées d'une voix qui frémissait d'épouvante. Alors le Saucisson-à-Pattes, que son embonpoint condamnait au lit séparé, était réveillé par ces cauchemars de sa femme et, quittant sa couche, venait, pieds nus, se pencher sur celle de Léocadie, pour tâcher de découvrir la vérité dans ces divagations d'un sommeil agité par une pensée incessante.
Le peu qu'il comprit, mêlé au souvenir de ce qui avait été conté, un jour, sur l'évasion du Beau-François, fit donc qu'il se mit à souffler à ses buveurs:
—Vous savez, motus devant ma Léocadie, si vous connaissez du neuf de ce qui se passe à Chartres. Une femme en état de grossesse se frappe facilement. Avec toutes vos histoires de Chauffeurs et de guillotine, vous finiriez par être cause que mon épouse mettrait au monde un enfant sans tête.
On était tellement habitué à plaisanter le crétin qu'on lui répliquait:
—Bast! venir au monde sans tête... pourvu qu'on vive, cela ne manque pas d'agrément. On est exempté des maux de dents et de la migraine.
—Oui, mais cela offrirait un grave inconvénient, ajoutait un autre loustic.
—Quel inconvénient?
—Faute de tête, il serait impossible au papa de constater si son fils lui ressemble.
—Il y aurait toujours un moyen d'établir une ressemblance, avançait un troisième farceur.
—Comment?
—En guillotinant le papa.
—Vous entendez? C'est une idée qu'on vous donne! criait-on en chœur au Saucisson-à-Pattes.
Néanmoins, la consigne fut observée. Léocadie, tout en feignant de ne pas écouter, eut beau tendre l'oreille, pas un mot ne fut plus dit sur ce qui se passait à Chartres.
Il y avait deux mois que ce silence durait quand, certain matin, un voyageur, grand bel homme d'une trentaine d'années, se présenta à la Biche-Blanche.
Beau, mais d'une beauté commune, l'arrivant était un solide gaillard à l'œil plein d'audace et d'énergie brutale. La fortune ne devait pas avoir visité ses poches, car sa mise était en piteux état. Une culotte de grosse toile, des guêtres en cuir éraillé et crevassé, et dont bien des boucles étaient remplacées par des ficelles, des souliers usés au possible, une mauvaise veste en ratine et un chapeau à larges bords formaient son costume, couvert d'une épaisse poussière qui attestait une longue marche à pied.
C'était de grand matin, après le départ d'un convoi de rouliers qui s'étaient mis en route à la fraîche. La vaste salle de l'auberge était vide de buveurs. Il ne s'y trouvait que l'époux de Léocadie qui, dans un coin, s'occupait à récurer ses pots et gobelets d'étain.
Il se retourna au bruit de l'énorme gourdin que le voyageur venait de jeter, avec son chapeau, sur une table.
—Un pot de vin, citoyen, et un morceau à manger, demanda le client d'une voix rude.
Bien qu'il se crût le plus bel être de la création, le Saucisson-à-Pattes était appréciateur du mérite des autres.
—Oh! oh! voici un rude gars! pensa-t-il à son premier coup d'œil sur l'arrivant.
Il s'empressa de sortir du buffet un énorme morceau de jambon et un croûton de pain qu'il posa devant le consommateur.
—Je vais tirer le vin à la cave, annonça-t-il; tu l'auras plus frais, citoyen.
Et il s'éloigna en se répétant:
—Un rude gars!
La cave s'ouvrait, par une trappe, à l'autre extrémité de la salle. Pour y arriver, l'hôtelier avait à passer devant la porte ouverte de la cuisine, où, en ce moment, se tenait sa femme écrivant ses comptes.
—Je descends à la cave, veille à la salle s'il arrivait du monde, recommanda l'époux.
—Sois sans crainte, répondit la voix de Léocadie.
Puis, en insistant:
—N'oublie pas que tu dois aller ce matin au Mans pour les provisions du dîner de baptême du bateau neuf la Juliette que son équipage fait ici tantôt.
—Dans une demi-heure, je serai en route, promit l'époux qui fit deux pas vers la trappe de la cave.
Mais sa femme le rappela:
—Dis-donc, fit-elle, pendant que tu seras au Mans, lis bien toutes les affiches pour me rapporter des nouvelles.
—Oh! quelles nouvelles peuvent t'importer?
—Mais quand ce ne serait que de savoir s'ils sont arrivés à remettre la main sur le Beau-François.
—Tu t'intéresses donc à ce gueux-là?
—Comme on s'intéresse à un gredin dont on voudrait que justice fût faite, répliqua Léocadie d'un ton rieur.
Ce dialogue entre l'aubergiste et sa femme, invisible au voyageur, s'était tenu sur le seuil de la cuisine, à voix couverte, mais, pourtant, assez haute pour que l'étranger pût entendre.
Au premier son de la voix de Léocadie, il avait vivement dressé la tête; puis un sourire cruel avait paru sur ses lèvres, au vœu exprimé par l'hôtelière, à propos du Beau-François.
—Allons! je tâcherai de rapporter des nouvelles de ce chenapan, promit l'époux qui, cette fois, alla soulever la trappe de la cave.
Il était à peine disparu dans les profondeurs de l'escalier que le voyageur fit entendre un petit sifflement très doux et modulé de façon particulière.
À ce signal, on vit apparaître, dépassant la porte de la cuisine, la tête de Léocadie, dont le visage livide était contracté par l'épouvante.
Elle se tenait immobile sur le seuil de la porte, frémissante, attachant sur le siffleur ses yeux agrandis par la terreur.
Le voyageur tendit le doigt vers le pied de sa table et, d'une voix basse, mais accentuée du ton d'un commandement brutal et des plus impérieux, il prononça, comme s'il s'adressait à un chien:
—Ici, la Saute!
Semblable à l'oiseau fasciné par le serpent, Léocadie, pantelante de peur, s'avança lentement vers l'homme qui ordonnait de la sorte et qui, quand elle fut arrivée à la table, la regarda avec un mauvais sourire, en disant d'une voix railleuse: