Le saucisson à pattes I: Fil-à-beurre
—Je te remercie, la Saute, du bon souhait que tu viens d'exprimer tout à l'heure à mon égard.
Avec effort, car sa terrible émotion lui serrait la gorge, elle parvint à bégayer:
—N'en crois rien, François, je disais cela pour mon mari, mais...
—Tu as donc épousé l'énorme magot que je viens de voir? interrompit le Beau-François.
—J'étais seule... Tu venais d'être pris...
—Et tu me voyais déjà raccourci, ricana le bandit. Tu n'es pas longue à lâcher les amis dans la peine, toi?
Sans doute que celle qui portait l'étrange sobriquet de la Saute, savait par expérience, que l'ironie était une des formes qui cachaient les colères sourdes du Beau-François, car sa voix se fit suppliante pour répondre:
—Ne dis pas que je t'avais oublié, non, non, ne dis pas cela! Je te jure que je ne t'ai jamais oublié.
À cette réponse, le Beau-François montra du doigt le ventre de la femme enceinte et, toujours en gouaillant:
—Parbleu! lâcha-t-il, je t'avais laissé un souvenir.
La Saute, si terrifiée qu'elle fût, connaissait assez à fond son ex-amant pour savoir en jouer. Aussi sa voix fut-elle plus raffermie quand elle ajouta:
—Je t'ai si peu oublié que, dès que j'ai appris ton évasion, j'ai commencé à mettre de côté pour toi tout le bénéfice de l'auberge... Et il y a déjà une grosse somme va!...
L'effet de cette agréable révélation sur l'ancien amant fut coupé par la voix du Saucisson-à-Pattes qui revenait gagner l'escalier de la cave. Sur l'air du «Menuet d'Exaudet», le mari chantait cette chanson, déjà vieille de douze années à Paris, mais qui, au fond de la province, pouvait encore passer presque pour une nouveauté:
Guillotin,
Médecin
Politique,
Imagine un beau matin,
Que pendre est inhumain
Et peu patriotique.
Aussitôt
Il lui faut
Un supplice
Qui, sans corde ni poteau,
Supprime du bourreau,
L'office.
La voix du chanteur, en se rapprochant, indiquait qu'il venait d'atteindre le pied de l'escalier.
—Détale. Tu reviendras quand tu auras éloigné d'ici ton marsouin, commanda vivement le Beau-François.
—Ce ne sera pas long, promit la Saute.
Et elle rentra dans la cuisine pendant que son mari remontait en achevant sa chanson:
Et sa main
Fait soudain
La machine
Qui gentiment occira
Et que l'on nommera
Guillotine.
Avec le dernier mot, reparut l'aubergiste portant un pot plein, qu'il posa sur la table du Beau-François, en disant:
—J'ai été un peu longtemps, citoyen, mais je tenais à te tirer cela du meilleur tonneau.
Et pendant que son client, qui avait grand'soif, buvait à même le pot, il le contempla en se répétant encore:
—Un rude gars tout de même!
À ce moment, du fond de la cuisine, s'éleva la voix de Léocadie, qui disait:
—Tu sais, cher ange, que tu dois aller au Mans pour les provisions?
—Et pour te rapporter des nouvelles du Beau-François, ajouta le bel ange.
Ce rappel n'était plus du goût de Léocadie. Sa voix résonna cassante et impérieuse.
—Pars donc, pie bavarde! disait-elle.
—Le temps d'atteler et je serai en route, répondit humblement le bel ange devenu pie.
Dix minutes après, le Saucisson-à-Pattes, qui s'était hissé péniblement dans sa carriole, s'en allait au Mans.
Léocadie était revenue à la table de son ancien amant.
—Écoute bien, ma fille, commença le Beau-François.
Mais avant qu'il pût continuer, une voiture basse et couverte, en usage au pays vendéen, qui venait en sens inverse de la carriole emportant l'aubergiste, s'arrêta devant la Biche-Blanche.
De cette voiture descendit un homme qui, après avoir pénétré dans la salle, demanda:
—Une potée de blanc, citoyenne.
À son tour, Léocadie dut descendre à la cave.
Pendant cette absence, le nouveau venu, sans même regarder François, car son regard était tourné vers la route, prononça à mi-voix, comme s'il réfléchissait:
—Sans sabots, on s'enrhume.
—Sept et quatre font neuf, riposta l'autre.
—La faîne est tombée, ajouta l'homme de la voiture qui, alors, se tournant vers le grand gars demanda:
—Donc, tu es le Beau-François?
Si l'ancien chef de la bande d'Orgères était un magnifique athlète aux formes superbes, il n'en était pas de même du nouveau venu. Et, pourtant, dans une lutte entre ces deux hommes, il n'aurait pas trop fallu gager pour le premier. L'autre devait posséder la vigueur formidable de l'ours dont, pour ainsi dire, il avait la structure et l'aspect.
De petite taille, il se rattrapait de sa hauteur en largeur; car ses épaules étaient si démesurément larges qu'il en paraissait, en quelque sorte, carré sur sa base. À ses énormes bras, dont les biceps s'accusaient monstrueux sous les manches de sa veste, étaient emmanchées des mains gigantesques et velues.
Son visage, au front bas, que recouvrait une épaisse crinière, disparaissait sous une barbe inculte et touffue, qui ne laissait voir que deux yeux gris, au regard aigu et à l'expression féroce.
En voyant le Beau-François, on pouvait douter de sa cruauté. Rien qu'à première vue, l'autre se devinait implacable.
Quand, de sa voix rauque et lente, qui ressemblait à un grognement, il eut demandé:
—Donc, tu es le Beau-François?
Ce dernier, s'empressa de dire:
—Et toi, le Marcassin?
—Oui, fit l'homme, et j'ai reçu ta lettre.
Alors, s'asseyant devant le chef des Chauffeurs d'Orgères, il s'accouda sur la table et demanda:
—La vérité sur Doublet?
—Les parrains (dénonciateurs) et marraines ont trop bavardé sur son compte; il aura le cou fauché.
—Quand?
—Il paraît que tous les pourvois sont rejetés; ce sera donc dans deux ou trois jours.
Une lueur de rage froide éclaira l'œil du Marcassin, qui poursuivit:
—Pourquoi Doublet ne s'est-il pas évadé avec toi?
—Parce qu'il était trop gros. Comme moi, il s'était fait admettre à l'infirmerie. Au dernier moment, il n'a pu passer par le trou qui a facilité ma fuite... trou tellement étroit que, pour m'y glisser, j'ai dû abandonner ma veste.
Cela dit, François sourit et ajouta:
—Heureusement que j'ai de la mémoire.
Le Marcassin le regarda sans comprendre.
—Ce qui veut dire, reprit le Chauffeur, qu'il ne m'en a pas cuit pour avoir laissé ma veste. Alors que nous nous promettions de fuir ensemble, Doublet me parlait des bons coups que nous trouverions encore à faire en pays des chouans et des Vendéens, où nous irions organiser une nouvelle bande et il me parlait de toi qui nous donnerais un coup de main.
—Mauvais depuis la guerre finie, tous ces pays-là! Doublet aurait dû le savoir, débita Marcassin.
Sans s'arrêter à cet avis décourageant, le Beau-François continua:
—Seulement, Doublet était un homme prudent. Il prévit le cas où les événements nous sépareraient... ce qui est arrivé puisqu'il n'a pu fuir. Alors, par écrit, en quelques mots, il me donna tous les renseignements utiles pour me faire reconnaître par toi... Au besoin, son écriture, que tu connais, me servirait de témoignage... Or, ce billet était caché dans le collet de la veste que j'ai dû laisser là-bas... C'est ce qui me fait me réjouir d'avoir de la mémoire; car, sans elle, je n'aurais pu rien me rappeler, et, par conséquent, ne savoir où aller te trouver pour exécuter la mission que j'avais à accomplir de vive voix.
Et, en répétant de mémoire, le Beau-François débita à voix posée:
«Si la mauvaise chance nous sépare, m'a dit Doublet, tu iras en Loire, au village de Saint-Florent-le-Vieil, trouver Marcassin et tu lui diras qu'il sait ce qu'il sait et que je le prie d'exécuter ce que je lui ai demandé pour le cas où je viendrais à mourir.»
Là-dessus, le Beau-François éclata d'un gros rire, en s'écriant:
—Voici la commission faite, et du diable si j'en comprends un traître mot.
Était-ce pour provoquer une explication? En ce cas, le Chauffeur manqua son but, car le Marcassin demanda:
—Puisque ta commission devait se faire de vive voix, pourquoi m'as-tu écrit au lieu de venir me trouver?
—Eh! eh! ricana François, parce que, après mon évasion, il faisait trop malsain pour moi sur les grandes routes, où mon signalement était donné. Mieux valait attendre que la surveillance s'endormît, et je suis resté six mois bien en sûreté, dans la cachette de l'auberge des Buchard... Quand j'ai pensé que je pouvais mettre le nez dehors, je t'ai écrit pour te donner rendez-vous à la Biche-Blanche, où je m'acquitterais de la commission de Doublet.
En dialoguant ainsi, tous deux ne se rendaient pas compte que Léocadie aurait dû être remontée de la cave. Sans chanter comme son mari et plus légère que lui, elle était revenue, mais elle s'était arrêtée sur l'escalier. Le pot de vin à la main et sa tête ne dépassant pas la trappe, elle écoutait, prête à sortir à la moindre alerte.
—Quel est cet animal attablé maintenant avec François que, tout à l'heure, à son arrivée, il semblait ne pas connaître? se demandait-elle.
Et, du Marcassin, sa pensée se reportant, haineuse, sur son ex-amant, elle murmura:
—Oh! toi, si mon homme n'était pas un tel crétin, comme je te ferais payer toutes les suées que tu m'as données!
À ce moment, le Marcassin fit claquer sa langue sur son palais et grogna:
—Tonnerre! j'ai soif!
En une seconde, Léocadie fut sortie de la trappe et, son pot de vin à la main, s'avança souriante.
Le Beau-François, nous le répétons, absorbé qu'il avait été par sa conversation avec Marcassin, ne s'était pas aperçu de l'absence trop longue de la femme; mais, à sa vue, une idée de méfiance s'éveilla en lui.
—Encore un autre pot pour moi, la Saute, commanda-t-il.
—Tout de suite, dit-elle.
Et avec un joyeux empressement, elle regagna la trappe.
Elle venait à peine de disparaître sur l'escalier que François, bondissant vers la trappe, la refermait sur elle et, après avoir poussé le verrou, criait à la prisonnière:
—Fais-moi le plaisir, ma fille, d'attendre au frais que je t'appelle.
—Oh! François, la mauvaise farce! cria la voix rieuse de la Saute, qui semblait avoir pris la chose au plaisant.
Mais, avec une colère blanche, entre ses dents serrées, elle siffla tout bas ce mot:
—Imbécile!
Car la cave avait une seconde entrée ouvrant sur un cellier, par lequel on introduisait les futailles.
—Là! nous pouvons, à présent, causer à l'aise, dit en riant le Beau-François quand il fut revenu s'asseoir.
Le Marcassin était devenu songeur. Il balançait de droite et de gauche, à la façon de l'ours, son énorme tête. Enfin, il prit son pot de vin, le vida lentement, toujours pensif, puis, quand il l'eut reposé sur la table, il demanda de sa voix rauque:
—Tu connais le cogne Vasseur, qui a fait avoir de la peine à Doublet?
—Je l'ai vu comme je te vois.
À cette réponse, Marcassin poussa un sourd rugissement de joie; ses deux poings monstrueux se crispèrent et il articula avec un accent de férocité indicible:
—Je lui règlerai son compte.
—Bast! bast! là où nous devons aller, nous ne le retrouverons plus. Au pays des chouans, le champ nous sera libre, à moi et aux compagnons qui vont me suivre... car, du fond de ma cachette chez Buchard, j'ai reformé une bande avec ceux des miens qui ont échappé à ce Vasseur maudit... Là-bas, nous opérerons à l'aise.
À cet avenir heureux que se promettait le Beau-François, le Marcassin haussa les épaules et répéta encore:
—Mauvais depuis la guerre finie, tous ces pays-là.
Mais le Beau-François n'avait pas le découragement facile.
—N'ayant plus Vasseur aux trousses, on saura encore y trouver à frire, dit-il en riant.
Le Chauffeur chantait si bien d'avance victoire, il voyait tant en beau ces nouvelles contrées qu'il allait exploiter, que le Marcassin, qui avait pourtant le rire solidement attaché, fit entendre une sorte de gargouillarde railleuse. Puis, tout sèchement:
—Nigaud! lâcha-t-il.
—Parce que? fit François prenant la mouche.
—Parce que tu ne vois pas plus loin que le bout de ton nez.
—Et qu'y a-t-il donc plus loin que le bout de mon nez?
—Il y a mieux que Vasseur et ses gendarmes.
—Quoi donc?
—Il y a le ministre de la police Fouché et ses agents... Des gendarmes, ça se reconnaît... mais des espions, il faut plus malin que toi pour les deviner.
Nier au Beau-François sa supériorité, c'était le piquer au vif.
—Un malin comme toi peut-être? gouailla-t-il d'un ton qui trahissait une colère naissante.
—Oh! moi, fit tranquillement le Marcassin, je n'y mets pas tant de prétention... Un individu vient regarder d'un peu trop près dans ma marmite; je ne me demande point si c'est un mouchard ou non... je lui plante mon couteau dans le dos.
Cependant Léocadie, autrement la Saute, que le Beau-François croyait avoir claquemurée dans la cave dont il ignorait les aîtres, en était sortie par l'issue du cellier et, du côté de la cour, elle était rentrée, ses chaussures à la main, dans la cuisine.
Immobile, l'oreille tendue, prête à s'enfuir au premier mouvement des causeurs, elle écoutait, près de la porte de la cuisine sur la salle, restée ouverte.
En entendant le Marcassin parler de son couteau planté dans le dos de ceux qui avaient allongé vers lui un nez trop curieux, le Beau-François, comme s'il se fût agi d'une bonne farce, avait éclaté d'un lourd rire grossier. Quand sa gaieté se fut apaisée, il prononça moqueusement:
—Ça en revient à ce que je disais.
—Qu'est-ce que tu disais?
—Qu'il n'y a pas à s'inquiéter de ces mouchards que nous a expédiés le ministre de la police. Tout finauds qu'on les vante, ils sont trop bêtes... Témoin ceux qui sont venus te tendre stupidement le dos.
Le Marcassin ne possédait pas l'assurance de son compagnon, car il secoua la tête en disant:
—Ceux-là étaient des trop pressés qui ont voulu faire du zèle... Restent les autres.
—L'exemple a effrayé les autres.
—Non. Dis plutôt qu'il les a rendus prudents; voilà tout. Dans les cinq départements où le ministre de la police a semé sa mauvaise graine, les espions, crois-moi... je le sens... nous préparent lentement un coup de filet. Où sont-ils? Quel métier apparent exercent-ils? Quelle peau ont-ils prise? Je l'ignore. Ce roulier que tu rencontres en est peut-être un. Ce berger, ce valet de ferme, ce mendiant, que tu vois en plaine, peuvent être des mouches... Tiens! qui sait si le maître de l'auberge où nous sommes n'est pas de ces gens-là?
À cette supposition que le Saucisson-à-Pattes était un des habiles policiers, le Beau-François se tordit d'un fou rire qui le fit bégayer:
—Lui! On voit bien que tu n'as pas vu ce monstrueux animal dont la bêtise est devenue proverbiale.
La Saute, aux écoutes, dut se confesser cette vérité sur son mari.
—Le fait est qu'il est par trop idiot, mon homme, pensa-t-elle. Puis, cela reconnu, elle ajouta comme corollaire à sa pensée que, s'il eût été moins idiot, il ne l'eût pas épousée, qu'elle ne le mènerait pas par le bout du nez, qu'elle n'aurait pas, seule, la clef de la caisse, etc., etc.
Cependant, François avait poursuivi:
—Non seulement nous n'avons rien à craindre de cet imbécile, mais son auberge est à nous, car il a épousé la Saute, une ancienne de ma bande, qui a tout intérêt à me ménager. Son passé est si chargé qu'elle sait qu'à la moindre trahison à mon égard, je lui ferais couper le cou en ma compagnie.
En entendant ces paroles, Léocadie se passa instinctivement une main autour du cou.
—C'est vrai! s'avoua-t-elle, secouée par un frissonnement de peur.
Tout à sa pensée sur les émissaires de la police, le Marcassin reprit de sa voix caverneuse:
—Ils sont invisibles, ces mouchards de malheur! mais ils agissent. La décade dernière, il est parti de Nantes une diligence qui portait, en groups d'argent, la recette de cette ville, qu'on dirigeait sur Paris par Châteaubriant et Laval. Nos gars, prévenus de l'aubaine, ont été l'attendre dans les environs de Cossé.
—Et ils ont récolté les écus du gouvernement? interrompit le Beau-François.
Marcassin haussa les épaules et en émiettant ses mots:
—Ils ont récolté des balles de plomb qui en ont laissé une dizaine sur la route, dit-il.
Alors, frappant de son énorme poing sur la table, il gronda furieusement:
—Tous les voyageurs étaient des gendarmes déguisés! À six lieues de l'embuscade, ils avaient fait descendre les vrais voyageurs pour prendre leurs places... Qui donc avait pu les prévenir de l'endroit précis de l'attaque, si ce n'est un de ces damnés policiers inconnus qui nous glissent entre les doigts?
Et le faux chouan répéta son antienne:
—Mauvais depuis la guerre finie, ces pays-là!
Après quoi, branlant la tête, et d'un ton plus lugubre encore:
—Ça finira mal! ça finira mal! annonça-t-il.
Ensuite, sa férocité s'éveillant à cette perspective d'avenir, il grogna avec une sorte de satisfaction cruelle:
—Oui, mais jusque-là, je connais un marcassin qui aura décousu pas mal de gendarmes, mouchards et autres trouble-fêtes!
Alors il se leva brusquement de table.
—Adieu! dit-il d'un ton bref.
—Déjà! fit le Beau-François, abasourdi par cette séparation brusque et inattendue.
—Je suis venu à ton rendez-vous pour entendre la commission que Doublet t'avait donnée pour moi. À présent que je la connais, je vais l'exécuter.
—Mais, objecta François, je comptais sur toi pour me guider en basse Loire.
—Impossible! il me faut remonter vers Chartres. Affaire de trois jours, après quoi je reviendrai sur mes pas... Viens avec moi.
—À Chartres! répéta vivement le Chauffeur. Oh! que nenni! la nuque me démange trop dans cet endroit-là.
—Alors, attends mon retour, je te reprendrai au passage. Reste ici. Dans trois jours, tu me verras arriver.
Le Beau-François parut d'abord se décider à demeurer à la Biche-Blanche. Puis, après réflexion:
—Non, dit-il, j'aime mieux attendre dans ma cachette de l'auberge de Buchard... J'ai à lui donner encore des ordres pour le reste de ma bande, qui doit venir me rejoindre en Loire.
À son tour, il se leva.
—C'est dit, fit-il, je vais retourner avec toi à l'auberge de Buchard où tu me déposeras jusqu'à ton retour.
—Convenu! dit le Marcassin.
Un peu avant ces dernières paroles, Léocadie avait vivement quitté son poste.
—Je n'ai que juste le temps de regagner la cave, se dit-elle.
Après avoir consenti, le Marcassin était devenu songeur.
—À quoi penses-tu? demanda François en le voyant fixé sur place.
—À un avis que j'ai à te donner, garçon, débita lentement le Marcassin en regardant le Chauffeur de ses yeux durs. Tu as beau être grand, bien fort, bien bravache, je ne te conseille pas, quand je te reprendrai au retour, chez Buchard, de t'occuper de ce que je ramènerai dans ma voiture.
—Es-tu bête de me menacer, railla le Beau-François avec un sourire de bravade.
—Je ne menace pas, je conseille, répliqua le faux chouan.
Puis, de son pas lourd, il gagna la sortie sur la route en disant:
—En route!
—Laisse-moi au moins le temps de faire mes adieux, riposta le Chauffeur.
Il alla soulever la trappe de la cave. Tout au bas de l'escalier, assise sur la dernière marche, se tenait Léocadie qui, sitôt la trappe ouverte, geignit de sa voix pleureuse:
—Ah! que c'est vilain, François, de me laisser mourir de peur dans ce trou noir.
—Viens ici, la Saute! commanda l'ex-amant de sa voix brève.
Et quand elle fut remontée dans la salle:
—Tu m'as dit, reprit-il, que tu pensais si bien à moi qu'en apprenant mon évasion, tu avais commencé à mettre de l'argent de côté pour me venir en aide, si je m'adressais à toi.
—Je l'ai dit et je le répète, affirma la Saute avec un sourire sur les lèvres qui, s'il n'était pas sincère, n'en était pas moins charmant.
—Eh bien! ma fille, voici l'heure de joindre le geste aux paroles. Va me chercher cet argent.
Elle devait avoir un passé sinistre, cette chère Léocadie, passé qui, comme l'avait dit le Chauffeur, lui donnait tous droits à la guillotine s'il lui plaisait à lui, en parlant, qu'elle eût le cou coupé en sa compagnie. Elle avait donc pleinement raison de filer doux avec celui qui pouvait lui procurer un passe-temps aussi désagréable. De là vint l'empressement joyeux qu'elle mit à s'écrier:
—Je cours le prendre.
Et elle gravit rapidement l'escalier qui conduisait au premier étage.
À ce moment, au dehors, se fit entendre la voix du Marcassin qui disait:
—Arrive donc! Voici, là-bas, sur la route, une voiture qui se dirige de ce côté. Mieux vaut ne pas l'attendre.
En même temps reparaissait la Saute qui, pâle, tremblante, effarée, redescendit en bégayant:
—Rien! plus rien! mon argent a disparu!
Croyant à une ruse, le Beau-François fut pris de rage bleue.
—Ton argent, ou je t'étrangle! grinça-t-il s'avançant vers elle les deux mains tendues.
Mais, à mi-chemin, il fut ceinturé par le Marcassin qui, avec sa force extraordinaire, l'entraîna en répétant:
—Viens! viens donc! L'autre voiture approche. Il est inutile qu'on nous voie partir ensemble.
—Au revoir, la Saute! cria la voix menaçante de François, monté en voiture.
Comme le chariot recouvert du faux chouan disparaissait au loin, l'autre voiture s'arrêtait devant la Biche-Blanche.
C'était le Saucisson-à-Pattes qui revenait du marché du Mans.
Entre le départ d'une voiture et l'arrivée de l'autre, quelques minutes s'étaient écoulées qui avaient permis à Léocadie de se remettre de la double émotion causée par la disparition de son argent et les menaces du Beau-François.
—Est-ce lui qui m'a volé mon magot? se demanda-t-elle en regardant son époux qui, avec des Hein! et des Ouf! descendait péniblement sa massive personne de la carriole.
Quand, enfin, il sentit le sol ferme sous ses pieds, le Saucisson-à-Pattes, avec un sourire niais, geignit d'un ton désolé:
—Ah! mon doux ange, si tu savais comme je tombe de soif! J'ai la langue en bois depuis deux heures.
—Tu n'as donc pas bu au Mans?
À cette question, le gros homme ouvrit des yeux étonnés.
—Bu? répéta-t-il, et avec quoi?... puisque tu ne me laisses jamais un sol... Pas même pour payer les fournisseurs.
Ensuite, faisant sa bouche en cœur, il lâcha de sa voix mignarde:
—Oui, pas un sol. Grosse jalouse!!!... qui crains que j'offre quelques fleurs aux dames.
Paroles, ton, visage, sourire, tout trahissait une si profonde stupidité, que Léocadie murmura:
—Non, ce n'est pas ce coco-là qui m'a chipé mes économies... La preuve en plus est qu'il n'a pas même eu de quoi se payer à boire en ville.
Cependant, le mari s'était tourné vers sa carriole, fermée de rideaux en cuir, et avait crié.
—Eh! la Victoire, est-ce que tu dors là dedans?... Allons, descends, ma fille.
Et il revint à sa femme en disant:
—Je te ramène une nouvelle servante en remplacement de Perpétue, qui nous a quittés si brusquement hier.
Comme sa femme examinait la servante à sa descente de voiture, le Saucisson-à-Pattes se rengorgea d'un air fat avec un sourire railleur.
—Tenez! tenez! fit-il, voyez un peu de quelle façon elle la reluque avec ses yeux inquiets. Ne crains rien. Je l'ai choisie laide au possible, vilaine jalouse!
—Dame! quand on a un bel homme, on tient à le garder pour soi! modula gentiment Léocadie avec un regard languissamment amoureux.
—Ah! à propos de Perpétue! fit tout à coup le mari. Je sais pourquoi elle a quitté notre service sans crier gare... Il y avait de l'amour sous jeu... Je l'ai aperçue au Mans, comme elle traversait la place. Elle était mise! oh! mais mise!... Faut croire qu'elle a eu affaire à un amant généreux.
—C'est cette gueuse qui m'a volée, pensa aussitôt Léocadie.
Laissant la nouvelle servante retirer les provisions de la voiture, le Saucisson-à-Pattes était entré dans l'auberge.
—Ouf! dit-il, je vais lamper avec plaisir un joli pot de vin! Ma langue se fend de sécheresse.
Ce disant, il avait parcouru du regard la grande salle.
—Il n'est donc plus là, le beau gars auquel j'ai servi à boire avant mon départ? demanda-t-il à sa femme, entrée derrière lui. J'aurais volontiers trinqué avec ce superbe garçon.
Et, faisant la roue, l'énorme idiot ajouta d'un ton convaincu:
—Qui se ressemble s'assemble!
Léocadie, à cette absurdité, eut un sourire que le mari interpréta à sa façon:
—Oh! fit-il, je sais pourquoi tu ris... et je suis complètement de ton avis... À choisir entre le beau gars et moi, je me préférerais de beaucoup.
—Va donc mettre tes fourneaux en train, tu te gratteras plus tard, ordonna moqueusement Léocadie, en songeant au dîner commandé par les bateliers qui allaient baptiser leur bateau neuf.
Deux heures plus tard la Biche-Blanche résonnait des cris et des chants des cinq hommes de l'équipage du bateau, qu'on voyait de l'autre façade de l'auberge, amarré au bord de la Sarthe. Construit en amont de la rivière, ce bateau allait, par la Sarthe et la Mayenne, faire son premier voyage en Loire, jusqu'à Nantes.
Les cinq bateliers étaient gens consciencieux qui voulaient, quittes à y mettre le temps nécessaire, que leur bateau fût sérieusement baptisé. Ils y employèrent deux jours, pendant lesquels se forma en même temps, à la Biche-Blanche, un convoi de rouliers qui gagnaient Saint-Malo, par Laval et Fougères. Ce fut une ripaille monstre qui tint le Saucisson-à-Pattes presque perpétuellement devant ses casseroles.
À ces intrépides fricoteurs arrivèrent, le second jour, se mêler deux rouliers qui, eux, descendaient de Chartres.
—Il va y avoir, aujourd'hui, à Chartres, vingt-trois personnes qui passeront un fichu quart d'heure, annonça un de ces deux derniers arrivés.
Alors, il conta qu'à son passage par la ville, on parlait, pour le jeudi, à midi, de l'exécution des vingt-trois condamnés de la bande d'Orgères.
Sur ce, chacun dit son mot, tant et si haut, que le Saucisson-à-Pattes, qui entendait au fond de sa cuisine, abandonna ses fourneaux pour venir souffler à l'oreille de chacun, d'une voix effrayée, sa fameuse recommandation:
—Mais taisez-vous donc, devant ma femme! Si elle allait me donner un enfant sans tête!!!
Comme, inévitablement, il devait se trouver là un farceur qui, déjà, avait fait poser le grotesque crétin, il ne manquait pas de demander:
—Tu n'as donc pas été à Cormières, citoyen?
—Non... quoi faire?
—En pèlerinage... Il y a une pierre où vont s'asseoir tous les papas, après avoir donné leur offrande au capucin.
—Et quand on s'est assis?
—On obtient des fils, non seulement exemptés des moindres difformités, mais si solidement bâtis que, pendant toute leur existence, ils pissent à plus de six pieds devant eux!
Car ce pèlerinage, aujourd'hui oublié, existait encore en 1800, époque de notre récit. Pendant plus d'un demi-siècle, les pères crédules allèrent s'asseoir sur la pierre pour assurer à leurs rejetons la santé qui devait s'affirmer par une telle puissance de jet.
Pendant qu'il est question de ce pèlerinage, autant dire tout de suite ce qui le discrédita. Une belle nuit, un plaisant sceptique alla, non pas s'asseoir, mais s'accroupir sur la pierre. Bien que le genre de dépôt qu'il y laissa passe pour porter bonheur, aucun évêque n'ayant voulu venir, en grande pompe, purifier, par ses prières au Très-Haut, la pierre profanée, elle passa pour avoir perdu toute sa vertu (historique).
On comprend que sur la bêtise profonde de l'aubergiste de la Biche-Blanche, le pèlerinage de Cormières devait faire une impression sérieuse.
—Tu en es certain? demanda-t-il au conseilleur.
—J'ai connu Gorget, dont le père avait été, jadis, s'asseoir. Non seulement il avait sa tête, mais encore, à soixante ans passés, il arrosait ses fleurs à plus de huit pieds de distance.
—Huit?... Tu disais d'abord six, citoyen.
—Oui, mais le père de Gorget était resté assis plus d'une heure.
—Moi, je resterai assis toute une nuit... Je tiens trop à ce que mon fils ait une tête.
—Et le reste?
—Oh! le reste! dit dédaigneusement le Saucisson-à-Pattes avec une moue témoignant qu'il faisait bon marché de l'autre particularité.
—Alors, citoyen, si tu n'as pas la foi complète, il est inutile d'aller à Cormières, débita sévèrement le conseilleur.
—Va donc pour le reste! s'écria l'aubergiste avec empressement.
Le lendemain, sur les midi, l'auberge était vide de tous buveurs. Le convoi de rouliers était parti à l'aube. Les bateliers étaient remontés à bord et devaient démarrer dans quelques heures.
Alors le Saucisson-à-Pattes s'approcha de la Saute, que la menace d'adieu du Beau-François rendait rêveuse.
—Sais-tu, poule chérie, ce que tu devrais faire, si tu étais gentille pour ton adoré mignon d'époux?
—Quoi?
—Me permettre d'aller à Cormières.
—Pour?
Le gros homme prit un air mystérieux.
—Je te le dirai plus tard, dit-il.
Accorder la permission, c'était, en somme pour Léocadie, être débarrassée de son abruti pendant deux ou trois jours.
—Va donc à Cormières, accorda-t-elle. Pourquoi ne partirais-tu pas par le bateau qui va descendre la Sarthe? On te débarquerait pas loin de ce village.
—Tiens! c'est une idée!
Et, aussitôt, pour prévenir le patron du bateau qu'il monterait à bord au départ, le Saucisson-à-Pattes se dirigea vers la rivière en murmurant avec un frisson de joie:
—Il aura une tête!!! Et il arrosera une fleur à huit pieds de distance!
VI
Oui, elle était rêveuse, cette bonne Léocadie, autrement dite la Saute! Et elle avait grave motif de rêver, car elle croyait encore entendre retentir la voix furieuse et menaçante du Beau-François, il y avait trois jours, quand il était parti. Un petit frisson lui courait dans le dos au souvenir de son ex-amant, qu'elle revoyait s'avançant vers elle pour l'étrangler. Sans l'autre, le Marcassin, qui avait entraîné le furibond, elle allait y passer!
—Il n'a pas voulu croire que j'ai été volée de mon argent, se disait-elle.
Et pourtant, c'était la vérité. Douze cents beaux écus, qu'elle avait cachés en un creux ménagé dans une des pannes de la charpente de toiture du grenier, lui avaient été dérobés.
Par qui?—Avec son mari et elle, le personnel de la maison consistait en une servante et un valet d'écurie.
Pas un instant, Léocadie n'avait pu soupçonner son mari, trop stupide d'abord et, ensuite, beaucoup trop gêné et alourdi par son énorme embonpoint pour avoir pu, avec sa légèreté d'hippopotame, se risquer sur la mince échelle qui conduisait au grenier.
Le valet d'écurie, qu'elle avait trouvé déjà en place à l'auberge, quand elle y était venue après son mariage, et qui répondait au nom de Pancrace, était un homme d'une quarantaine d'années, solide et souple, mais une sorte d'abruti qui, en dehors des chevaux qu'il aimait, n'avait d'autre goût que celui de la pêche. Chargé d'alimenter la Biche-Blanche de poissons, Pancrace, monté sur le bateau de l'auberge et son filet en main, passait sur la Sarthe le temps que lui laissait les chevaux des voyageurs. Pas buveur, d'une taciturnité remarquable, d'une patience extraordinaire, Pancrace était la bête noire du Saucisson-à-Pattes qui, par cela même que le valet ne lui répondait pas, était heureux de faire acte d'autorité avec cet être aussi inoffensif que muet.
Donc Pancrace n'était pas le voleur. Restait encore à accuser la servante ou, pour mieux dire, l'ancienne servante, la Perpétue, celle que, après son départ de la maison, le Saucisson-à-Pattes avait rencontrée si bien nippée dans les rues du Mans.
—C'est cette fripouille qui a fait le coup. Ce qu'elle avait sur le dos a été acheté avec mes écus volés, pensait Léocadie.
En plus que la servante partie était jeune, gentille et gracieuse, qualités qui avaient rendu la maîtresse hargneuse à son égard pendant qu'elle avait servi à la Biche-Blanche, elle était devenue, depuis trois jours que le vol avait été découvert, l'objet de la rancune haineuse de la Saute.
—Son vol a failli me faire tuer par François quand il a vu qu'il fallait se brosser le ventre de mes écus... Oh! que je la rencontre jamais, la Tarpiaude; elle me paiera la peur que, grâce à elle, m'a donnée cette brute furieuse, grinçait-elle avec une rage sourde qui concernait à la fois Perpétue et le Beau-François.
Et, de fait, cette peur de Léocadie durait encore. Le mouvement et le train qui s'étaient faits pendant les trois jours que l'auberge avait été pleine ne l'avaient pas, par moments, empêché de frémir à la pensée que le Beau-François avait promis de revenir bientôt.
Telles étaient donc les méditations sombres de la Saute, restée dans la grande salle, pendant que son mari était allé demander au patron du bateau la Juliette de le prendre à son bord pour lui faire descendre la Sarthe jusqu'aux environs du fameux pèlerinage de Cormières.
Un bruit sur la route tira Léocadie de sa rêverie noire et la fit courir sur le seuil de la porte pour recevoir les voyageurs qu'elle supposait lui arriver.
—Oh! le Beau-François! murmura-t-elle en reculant épouvantée.
Elle venait de voir, s'avançant vers l'auberge, cette même voiture vendéenne dans laquelle, trois jours auparavant, était parti son ex-amant.
Cette fois, au lieu de l'ouverture qu'elle laissait sur le devant, la bâche, soigneusement tendue sur ses cerceaux, fermait la voiture de tous les côtés.
Le bidet d'attelage, solide bête qui pourtant ne payait pas de mine, marchait entre deux cavaliers qui, sur son pas, réglaient celui de leurs montures.
Ces deux cavaliers étaient le Marcassin et le Beau-François.
Ils arrivaient, sans se douter qu'à leur sortie au point du jour, de la maison des Buchard, ils avaient été signalés par Fichet au lieutenant Vasseur.
Fidèle à sa parole, le Marcassin était venu reprendre François à l'auberge des Buchard, où le chef-Chauffeur avait attendu son retour de cette expédition secrète que le faux chouan avait à pousser plus loin que Chartres.
Vers la fin de la nuit, le Marcassin était arrivé chez les Buchard, donnant l'ordre qu'on éveillât le Chauffeur. Le temps bien juste de faire manger l'avoine à son bidet, et Marcassin voulait se remettre en route.
Pendant qu'on rentrait, sans dételer la bête, la voiture dans la cour pour qu'elle échappât aux yeux de tout curieux que le hasard ferait passer à cette heure nocturne sur la route, le Beau-François avait eu le temps d'être sur pied.
Seulement, lui qui s'attendait à voyager en voiture, avait été surpris quand le Marcassin, en lui montrant deux chevaux attachés derrière la voiture hermétiquement couverte de sa bâche, lui avait dit:
—Nous allons à cheval, compagnon.
Et, sitôt les deux hommes en selle, on avait repris le voyage. La route s'était poursuivie lentement, presque sans parler, car la conversation s'était bornée à un échange de courtes phrases.
—Où arrêtons-nous? avait demandé le Beau-François.
—Là où je suis venu te trouver il y a trois jours... à la Biche-Blanche.
Ce lieu faisait l'affaire du Beau-François; mais, dans le but de sonder les projets du faux chouan, il avait objecté avec surprise:
—Pourquoi ne pas pousser jusqu'au Mans qui n'est qu'à une petite lieue de la Biche-Blanche?
—Parce que, au Mans, où ton signalement doit t'avoir précédé, je ne me soucie pas d'être trouvé en ta compagnie, avait répondu sèchement le Marcassin.
Si terrible que fût le faux chouan, le Beau-François, outre qu'il était un véritable hercule, était trop brave pour reculer devant une lutte. S'il refoulait la colère que faisait naître en lui le ton de supériorité que prenait le Marcassin à son égard, c'était qu'il savait combien ce sauvage compagnon devait lui être utile dans les nouveaux pays qu'il allait exploiter.
Et puis, un autre motif le rendait muet. Depuis le départ de la maison des Buchard, sa curiosité lui avait fait vingt fois déjà se demander ce que contenait la voiture si bien fermée. Que pouvait le Marcassin être allé chercher plus loin que Chartres?
En sa mémoire revenait la recommandation faite par le faux chouan lorsqu'il lui avait dit: «J'ai un avis à te donner, garçon. Tu as beau être bien grand, bien fort, bien bravache, je ne te conseille pas, quand je te prendrai au retour chez les Buchard, de t'occuper de ce que je ramènerai dans ma voiture.»
Le Beau-François dédaignait la menace voilée sous ces paroles, mais à quoi bon contenter sa curiosité de vive force, quand, avec un peu de patience, il devait tout naturellement, et sans le moindre danger, bientôt la satisfaire.
—Il faudra bien que je le sache quand nous arriverons à la Biche-Blanche, finit-il par se dire.
Léocadie avait donc tort de s'épouvanter du retour du Beau-François, lorsque, du seuil de son auberge, elle voyait s'avancer voitures et cavaliers. Momentanément du moins, elle n'avait rien à craindre des rancunes de son ancien amant, car le beau gars avait autre martel en tête.
La preuve en fut que l'ex-Chauffeur, quand il eut mis pied à terre et donné la bride de son cheval à Pancrace, le valet d'écurie, accouru pour prendre les montures, marcha droit à Léocadie. En le voyant arriver, elle recula de quelques pas dans la grande salle pour que Pancrace ne pût entendre ce que François allait lui dire.
—Eh bien, la Saute, as-tu retrouvé ton argent? demanda-t-il en souriant et d'une voix qui n'avait aucune intonation hostile.
Avant que la Saute fût revenue de la surprise causée par ce changement d'humeur, le Beau-François reprit du même ton bon enfant:
—Allons, ma fille, n'aie plus peur. Je te tiens quitte de ces écus, mais à la condition que voici...
Il allait continuer quand, soudain, il se retourna au contact d'une main qui se posait lourdement sur son épaule. C'était celle du Marcassin qui, tout tranquille, débita de sa voix rauque:
—Veux-tu me faire un vrai plaisir, mon brave garçon?
Puis, immédiatement, avant toute réponse, il s'adressa à la Saute:
—D'abord, toi, la belle, va ouvrir la trappe de la cave, commanda-t-il.
Et quand Léocadie eut obéi, le Marcassin, en montrant l'ouverture béante, dit à François:
—Pendant dix minutes, va donc chercher dans la cave si j'y suis.
C'était net, clair, précis. Le Marcassin avait besoin de se débarrasser de la présence du Beau-François pour pouvoir faire sortir de la voiture son mystérieux contenu. Avec un adversaire tel que l'était le chef redoutable de l'ancienne bande d'Orgères, un autre y eût regardé à deux fois avant de lâcher son audacieuse injonction aux gens d'aller voir dans la cave s'il y était. Lui, le faux chouan, s'y prenait carrément, sans la plus mince hésitation, presque en bonhomme persuadé qu'on sera tout heureux de lui obéir.
À cette sorte d'ordre, le Beau-François s'était dressé de toute la hauteur de sa taille gigantesque, la raillerie aux lèvres, toisant d'un regard de mépris cet imprudent qui lui allait tout au plus au menton.
—Au nom de quoi parles-tu ainsi, compère? demanda-t-il en gouaillant.
—Au nom d'une de tes pattes que tu pourrais bien te faire casser, si tu ne te décides pas à descendre dans la cave de bonne volonté, répondit simplement le Marcassin, sans que sa voix montât d'un ton.
—Vas-en chercher encore deux comme toi, lâcha le colosse en éclatant de rire.
Mais ce rire ne s'était pas éteint que le Beau-François se sentait enserré comme dans un cercle de fer qui lui plaquait les bras au corps, et soulevé de terre en même temps que, d'une voix bien calme, le Marcassin lui disait:
—Gare à tes pattes en tombant, mon garçon.
Et, emportant son fardeau au-dessus de la trappe ouverte, le faux chouan laissa tomber François dans le trou béant.
Après avoir rabaissé et verrouillé la trappe, il se retourna vers la Saute abasourdie par cette preuve de vigueur extraordinaire:
—Ta cave n'a pas d'autre sortie? demanda-t-il.
Répondre que oui, c'était, pour Léocadie, donner à soupçonner au Marcassin que, trois jours auparavant, lorsqu'elle avait été enfermée aussi dans la cave, elle s'en était échappée pour venir écouter.
—Non, dit-elle sans hésiter.
Le Marcassin n'était pas de ceux qui s'épuisent en mièvreries de langage avec le beau sexe. Il parlait peu, mais il savait se faire comprendre des dames. La Saute n'eut pas besoin de le faire répéter quand il lui eut dit:
—Je te préviens, la gueuse, que je te tordrai le cou si tu ouvres la trappe à François sans ma permission.
Sur cette recommandation, il partit, se dirigeant vers la voiture de son pas lourd et calme, suivi par le regard, presque reconnaissant, de Léocadie qui murmurait:
—Il a du bon, cet ours-là... surtout s'il a la main assez heureuse pour tuer son homme du coup.
Cette supposition était d'autant plus admissible que le grand gars, après sa chute dans la cave, n'avait poussé ni cri ni gémissement.
Le Beau-François avait eu une excellente raison pour n'avoir ni crié ni gémi, car il avait été étourdi sur le coup. Mais, bientôt, il avait repris connaissance et, au souvenir de l'affront reçu, sa première pensée avait été de se venger de celui dont la force le faisait son maître.
—C'est du bien de sa grand'mère, ça lui reviendra! avait-il grondé furieusement.
Alors, il avait voulu sortir de la cave, en soulevant la trappe, dont la résistance lui avait appris que les verrous étaient poussés.
—Si le Marcassin allait filer pendant que je suis enfermé! se dit-il, pris d'un redoublement de rage, en songeant que son ennemi pouvait lui échapper.
À nouveau, il tenta de soulever la trappe.
Comme il s'épuisait en efforts inutiles, un faible bruit se fit entendre dans l'obscurité de la cave.
—Quelqu'un était-il descendu ici avant moi? se demanda-t-il en prêtant l'oreille.
Une voix prudente prononça bien bas:
—C'est moi, la Saute. Je viens te délivrer... Donne-moi la main, laisse-toi guider.
C'était, en effet, Léocadie. En forte ménageuse de la chèvre et du chou, la digne créature s'était dit que, par cela même qu'un dogue a été rossé par un puissant molosse, il n'en est que plus ardent à mordre les autres chiens moins vigoureux que lui. Donc, elle avait à craindre que, tôt ou tard, le Beau-François la rendît responsable d'une défaite dont elle avait eu le tort d'être témoin. En vertu de ce raisonnement, qui ne manquait pas de justesse, elle avait pénétré dans la cave par la porte du cellier et, dans l'ombre, elle était arrivée au pied de l'escalier en haut duquel son ancien amant tentait de soulever la trappe.
Elle savait le colosse difficile à contenter. Il était homme à ne pas lui tenir compte de l'avoir délivré, en arguant qu'elle l'avait fait bien tard. Aussi s'empressa-t-elle de prévenir cette ingratitude en ajoutant:
—Il m'a été impossible de venir plus tôt. L'ours me surveillait tout en s'occupant de sa voiture.
—Oh! oh! fit joyeusement le Beau-François, qui descendit à la hâte l'escalier pour venir prendre la main de la Saute, qu'il serra fortement dans la sienne comme s'il craignait de laisser s'enfuir celle qui allait enfin satisfaire sa curiosité.
—Tu l'as vu s'occuper de sa voiture? répéta-t-il.
—Je l'ai vu, tant et si bien, que je sais ce qu'elle contenait, cette voiture soigneusement bâchée, appuya Léocadie en riant.
—Quoi donc?
—D'abord une vieille femme, à tournure de servante.
—Que faisait-elle là dedans? Du diable si je me serais douté que c'était une vieille femme que le Marcassin cachait si soigneusement.
—Attends donc la suite; la duègne n'était pas seule. Après elle, est venue une jeune fille.
—Jolie? demanda vivement François.
—Jolie, gracieuse, charmante.
Et, en traînant ses mots, la Saute, qui savait faire vibrer une des cordes sensibles du beau gars, débita un peu railleusement:
—Oh! oui, jolie! un de ces morceaux de roi qui ne sont pas pour ton bec.
La piqûre fut sensible à l'amour-propre du Beau-François qui se posait en bourreau des cœurs.
—Pas pour mon bec, pas pour mon bec, répéta-t-il avec un rire de fatuité. Pourtant, si je le voulais bien.
—Alors je te conseille de ne pas vouloir, débita Léocadie avec intention.
—Parce que? fit François sèchement.
—D'abord parce qu'il y a gros à parier que la fille ne voudrait pas de toi... et ensuite...
Elle mit une petite pause avant d'achever sa phrase, puis avec hésitation:
—Et, ensuite... tu devines bien pourquoi?
—Non. Dis.
—Parce que la jeune fille est sous la protection de l'ours et, tu le sais, il en cuit d'avoir affaire à cet animal féroce.
Le «tu le sais» n'avait l'air de rien, mais il heurta douloureusement la vanité du Chauffeur qui gronda:
—Sois tranquille. Je me vengerai de lui avant peu.
Il faut rendre justice à la Saute. Elle savait jouer à ravir du Beau-François. En descendant dans la cave, elle s'était dit:
—Puisque la guillotine ne m'a pas débarrassée de cette grande brute, il faut le mettre sérieusement aux prises avec le Marcassin qui m'en délivrera.
On le voit, elle agissait en conséquence.
Sans doute qu'en pensant à sa vengeance, le Beau-François avait trouvé le moyen de la rendre plus complète, car il reprit:
—Tu dis que le Marcassin paraît tenir à cette jeune fille?
—Comme à la prunelle de ses yeux; il la choie au possible. Pour elle, l'ours se fait mouton.
—Bien! bien! lâcha le Chauffeur en riant.
Jugeant que le Beau-François n'était pas encore assez monté, la Saute pesa sur la chantrelle en s'écriant d'une voix effrayée:
—François! François! je devine ton projet à l'égard de cette jeune fille. Je t'en supplie, renonces-y. Songe au Marcassin qui te tuerait.
—Ah çà! ma fille, tu oublies donc que je suis le Beau-François? débita le Chauffeur d'une voix vibrant de tout l'orgueil de sa réputation sinistre.
Certes, il était bien amorcé. La Saute pouvait le lâcher contre le Marcassin. Néanmoins, elle pensa que deux motifs vaudraient mieux qu'un pour le mettre aux prises avec l'ennemi.
Aussi, d'un ton qui prêchait la prudence:
—Je sais bien que tu es brave, dit-elle. N'empêche que moi, à ta place, il est une chose que je préférerais de beaucoup à la jeune fille.
—Quoi donc?
—Ce que le Marcassin a retiré de la voiture après que les femmes en ont été descendues.
—Qu'était-ce? fit le colosse étonné.
—Un énorme pot en grès... un de ces pots où se conservent les salaisons.
À ce «pot de salaisons», que la Saute lui proposait comme compensation, le Beau-François partit d'un franc éclat de rire et riposta:
—Non. Grand merci! je n'aime pas la viande salée.
Ensuite, reparlant de la jeune fille:
—Je lui préfère la chair fraîche.
—Heu! heu! il y a pot et pot, avança gouailleusement la Saute.
—Ce qui veut dire?
—Que le pot du Marcassin, à défaut de salaison, contient quelque chose qui est du goût de pas mal de monde.
—Quoi donc?
—De l'or. Quand le sauvage le portait, le pied lui a buté sur le seuil de la maison; alors j'ai entendu certain bruissement qui a trahi le contenu.
—Oh! oh! lâcha François, devenu subitement moins dédaigneux.
—Et il doit y avoir une jolie somme si le pot est plein, car il est d'une belle taille, insista Léocadie.
Le Chauffeur aimait l'or. Depuis son évasion, le besoin de se cacher l'avait amené à une profonde détresse. Tous ses appétits se réveillèrent ardents à la pensée de cet or, qui lui permettrait de leur donner satisfaction.
—Où le Marcassin a-t-il déposé son fardeau? demanda-t-il.
—Il l'a laissé dans la chambre où s'est enfermée la jeune fille pour y reposer quelques heures, chambre qui communique avec celle de la vieille femme qui l'accompagne.
Sans l'obscurité de la cave, la Saute aurait pu voir le sourire de François qui murmura:
—Or et jeune fille, double moyen de me venger du Marcassin.
Si faiblement qu'elles eussent été dites, ces paroles avaient été entendues par Léocadie qui, elle, sans commettre l'imprudence de réfléchir à mi-voix, eut cette joyeuse pensée:
—Double moyen de te faire casser les reins, grand butor!... Ouf! je vais donc en être délivrée!!!
Tout aussitôt, le Chauffeur reprit:
—Lui? Qu'est-il devenu?
—Qui? le Marcassin?
—Oui. A-t-il aussi pris une chambre?
—Je n'en sais rien. J'ai laissé à ma servante le soin de s'occuper de lui, car j'étais pressée de venir te délivrer... Vrai! j'ignore ce que l'ours est devenu.
Elle achevait de parler, quand, au-dessus de leurs têtes, sur la trappe, on entendit un bruit sourd, semblant résulter d'une forte secousse.
Puis le silence se fit.
—Qu'est-ce? demanda Léocadie baissant la voix.
—Conduis-moi plus loin dans la cave, je te le dirai, lui souffla le Beau-François à l'oreille.
En le guidant à travers la cave obscure, la Saute sentit la main du Chauffeur, qu'elle tenait dans la sienne, secouée par un tressaillement qui devait agiter tout le corps.
—Qu'as-tu? demanda-t-elle, quand elle l'eut amené dans un second caveau.
—Laisse-moi, ma fille, rire à mon aise, répondit la voix joyeuse du grand gars.
—Rire de quoi?
—De ce bruit que nous venons d'entendre sur la trappe et dont j'ai deviné la cause.
À mots hachés, car il étouffait à contenir son rire, le Chauffeur parvint à dire:
—C'est notre imbécile de Marcassin qui, pour me garder prisonnier dans cette cave, dont il ignore l'autre issue, vient de se coucher sur la trappe.
Et d'une voix qui, soudainement, avait repris le ton du commandement, il ajouta:
—Conduis-moi vite dehors, la Saute, le temps presse.
Sans doute que les dix pas qu'ils venaient de faire avaient donné à François le temps de combiner son plan, car, lorsque Léocadie l'eut introduit dans le cellier sur lequel débouchait la cave, il demanda:
—Où est l'écurie?
—Là, en sortant, à gauche dans la cour.
—Je n'y trouverai personne? Nul valet d'écurie, n'est-ce pas?
À cette question, le regard de Léocadie, passant par l'étroite fenêtre du cellier, alla chercher sur la Sarthe, qui coulait à vingt pas, de ce côté de l'auberge.
—Non, répondit-elle, car je vois là-bas Pancrace, sur son bateau, jetant ses filets.
Et, en même temps, ses yeux remontant le cours de la rivière, aperçurent la Juliette s'apprêtant au départ. Sur le pont se voyait le Saucisson-à-Pattes causant avec le maître marinier auquel, sans doute, il demandait son passage jusqu'au pèlerinage de Cormières. Suivant son habitude, il est probable que l'énorme grotesque devait lâcher quelques-unes de ses stupidités, car, derrière lui, deux bateliers, qui écoutaient son dialogue avec le patron, se tenaient les côtes de rire.
Ainsi tourné dans cette direction, le regard de la Saute fut attiré plus en amont de la rivière par un individu qui arrivait en suivant le rivage.
C'était un long personnage, tellement maigre qu'à cette distance il se dessinait comme une perche sur l'horizon.
—Quel est cet efflanqué? se demanda-t-elle en examinant l'arrivant dont les jambes démesurées arpentaient le chemin avec la vitesse d'un cheval au petit trot.
Une seconde avait suffi à la Saute pour que son rapide coup d'œil eût successivement aperçu Pancrace, le Saucisson-à-Pattes et celui qu'elle traitait d'efflanqué. Il n'y eut donc pas d'intervalle entre sa réponse sur le valet d'écurie et cette nouvelle question du Beau-François.
—Où sont les chambres des deux femmes?
—En haut. Les deux portes en face de l'escalier.
—Celle de la jeune fille?
—À gauche.
—Ces deux chambres, malgré leur entrée séparée, communiquent entre elles, m'as-tu dit?
—Oui, par une porte que la vieille, quand la jeune femme fut entrée dans sa chambre, a refermée devant moi en disant: «Tâchez de reposer un peu, ma bonne Gervaise.»
—Et la voiture qui nous a amenés, le Marcassin et moi? continua François qui, tout en interrogeant, échafaudait son plan de vengeance, car, le regard dans le vide, il ne s'apercevait pas que la Saute lui tournait le dos.
—Votre voiture est sous le porche, avec son bidet toujours dans les brancards. Tout en laissant Pancrace conduire vos chevaux à l'écurie, le Marcassin s'est opposé à ce que le bidet fût dételé: il s'est contenté de lui mettre sa musette d'avoine.
En répondant ainsi, Léocadie, les yeux toujours tournés vers la fenêtre, était distraite par la vue du grand échalas ambulant qui se rapprochait de plus en plus.
—Tiens! il a un fusil en bandoulière, se dit-elle en relevant ce détail que la distance raccourcie lui permettait maintenant de constater.
L'homme maigre s'était brusquement arrêté et, se faisant de la main une visière sur les yeux, car il recevait le soleil en pleine figure, il s'était mis à examiner les lieux qu'il allait atteindre. Au mouvement de sa tête, il était facile de deviner que son attention allait du bateau la Juliette à l'auberge de la Biche-Blanche.
Puis, sans doute pour se rendre compte du chemin parcouru, il exécuta un demi-tour sur place et se mit à regarder au loin.
La Saute eût peut-être observé encore longtemps cet individu décharné, si, tout à coup, un craquement sec, qui se fit entendre derrière elle, ne l'eût fait brusquement se retourner.
Le bruit était causé par la détente d'un long couteau que le Beau-François venait d'ouvrir après l'avoir tiré de sa poche. Ce couteau, la Saute le connaissait. Deux fois elle avait vu le Chauffeur, impitoyable, en frapper ses victimes.
La lueur de la lame qui brillait dans la demi-obscurité du cellier la fit frissonner. Allait-il la tuer pour qu'elle ne mît pas obstacle à ses projets?
Elle se trompait. Le Beau-François, lui mettant la main sur l'épaule, accentua d'une voix qui sonnait la menace:
—Écoute-moi bien, la Saute: si tu tiens à ta peau, tu vas rester ici sans t'occuper de ce qui se passera là-haut dans un instant. Ne sois ni pour ni contre moi dans ce que je vais tenter; c'est tout ce je demande. À cette condition, je te jure que si je ne suis pas tué par le Marcassin, je ne troublerai plus jamais ta vie.
Et le colosse, sortant du cellier, disparut dans la direction des écuries.
L'épouvante de la mort avait été terrible pour la Saute, qu'un violent tressaillement avait secouée dans tout son être. Au frisson de peur succéda un élancement aigu qui lui traversa les flancs. Sous l'effet de l'émotion effroyable qu'elle avait éprouvée, la crise d'une maternité prochaine venait de se déclarer.
Affolée par les douleurs lancinantes qui lui déchiraient les entrailles, elle oublia la défense faite par François de quitter le cellier, et, sortant, elle voulut gagner sa chambre. S'accrochant à tout ce qui pouvait soutenir sa marche, étouffant ses cris, elle parvint, au prix de tortures inouïes, à monter l'escalier.
Arrivée devant sa chambre, qui s'ouvrait en face de celles des deux femmes, la force lui manqua, et, pantelante de souffrance, elle s'affaissa sur le sol près d'une des deux portes.
—Madame! madame! gémit-elle désespérément en frappant à cette porte.
VII
Ce voyageur, dont l'extrême maigreur avait tant étonné Léocadie, alors que, par l'étroite fenêtre du cellier, elle l'avait regardé arrivant vers la Biche-Blanche, n'était autre, on a dû le deviner, que notre ancienne connaissance, Barnabé Fil-à-Beurre, marchant en éclaireur devant le lieutenant Vasseur et ses deux hommes, qui le suivaient à une petite demi-heure de distance.
À deux cents toises de l'auberge, comme l'avait remarqué la Saute, le squelette s'était arrêté, la main en visière sur les yeux, pour étudier l'aspect extérieur de l'auberge.
—Bonne mine, cette hôtellerie! se disait-il. À coup sûr, le lieutenant ne voudra pas s'y arrêter, car le Mans n'est qu'à une petite lieue et mieux vaut y filer tout droit; mais rien n'empêche, pour donner le temps aux autres de me rejoindre, que je m'y rafraîchisse un peu le gosier.
Dans cette intention, il avait voulu se remettre en marche, mais il avait été retenu sur place par la vue du bateau la Juliette, qu'il s'était mis à examiner en se disant:
—Sans nos chevaux, ce serait encore là le moyen le moins périlleux pour nous de voyager... Mais, bast! allez donc parler de cela au lieutenant, qui aime les aventures à coups de fusil...
Et, en souriant, l'échalas avait achevé:
—Ainsi que moi, du reste.
Ensuite, comme son regard passait en revue l'équipage du bateau qui se trouvait sur le pont, il s'écria avec une sincère admiration:
—Oh! oh! voici un citoyen qui jouit d'une bien magnifique santé! Il aurait de la graisse à me revendre! À lui tout seul il vaut un chargement pour le bateau.
Inutile de dire que ces paroles de Fil-à-Beurre étaient motivées par la vue du Saucisson-à-Pattes qui, à ce moment précis, quittant le bord, venait de s'engager sur la planche en pente qui formait passerelle du rivage au bateau.
—On croirait voir un éléphant qui danse sur la corde! pensa le squelette en éclatant de rire au spectacle qui s'offrait à lui.
En effet, la planche, sous le poids extraordinaire qu'elle avait à supporter, avait fléchi. Il était évident qu'elle allait craquer au plus petit mouvement du mastodonte qui, les bras étendus en balancier, n'osait plus avancer ni reculer, et poussait des hurlements désespérés qui accusaient son peu de goût pour le bain qu'il courait risque de prendre dans la Sarthe.
À ces cris, un homme qui pêchait en aval de la rivière s'était empressé de pousser son bateau au rivage et d'accourir au secours du gros homme. En lui tendant une perche de filet en guise de rampe, il parvint à l'amener sur le plancher des vaches.
Alors, délivré et libérateur avaient marché vers l'auberge pendant que les mariniers qui, au lieu de porter secours, avaient assisté en riant à la scène, rentraient sous le pont du bateau où venait de les appeler une cloche qui, tintant sur le pont près d'un tuyau d'où sortait de la fumée, devait être secouée par le cuisinier de la Juliette, convoquant son monde à dîner.
À mi-chemin de l'auberge et de la rivière, le gros homme avait été abordé par une servante accourue à toutes jambes de la maison. Elle n'avait prononcé qu'une courte phrase et aussitôt Fil-à-Beurre avait vu l'énorme bonhomme gesticuler joyeusement et marcher en toute hâte vers la Biche-Blanche.
—On vient de lui annoncer un heureux événement, pensa Barnabé.
Quittant son poste d'observation, il se remit en marche. Seulement, au lieu de suivre le bord de l'eau, il fit un crochet afin de regagner la grand'route pour s'assurer s'il ne verrait pas poindre au loin le lieutenant et ses deux hommes.
—J'ai tout le temps d'avaler une potée de vin, se dit l'échalas après avoir constaté qu'aussi loin que le regard pouvait s'étendre, la route était déserte.
Et il se retourna vers l'auberge dans laquelle il allait pénétrer par la façade donnant sur la route.
Soudainement, il vit sortir du porche de la Biche-Blanche une voiture basse et bâchée, attelée d'un vigoureux bidet qui partit ventre à terre dans sa direction. Telle était la rapidité de sa course que c'était à croire l'animal affolé par quelque terrible souffrance. Il passa, hennissant de douleur, devant Fil-à-Beurre, qui n'eut que le temps de se jeter sur le bas-côté de la route, pour n'être pas renversé par les roues de la voiture, léger véhicule que le cheval, dont les forces étaient décuplées par la furie, entraînait avec une si vertigineuse vitesse, qu'il fut impossible à l'échalas de voir si elle contenait quelqu'un.
—Arrêtez-le! arrêtez-le! cria une voix furieuse au moment où la voiture passait devant lui.
Fil-à-Beurre tourna la tête.
Un homme, qui venait de s'élancer de l'auberge, accourait de son côté à la poursuite de la voiture.
—Voici une laide figure que je connais! pensa le squelette en regardant le coureur venir à lui.
Puis, un souvenir l'éclairant:
—C'est le Marcassin, se dit-il.
Et, immédiatement, pris de désespoir, il se demanda:
—Gervaise est-elle dans cette voiture?
Bien qu'il fût trop tard, le Marcassin arrivait, fou de rage, criant toujours:
—Arrêtez-le! arrêtez-le!
—N'importe comment? demanda Fil-à-Beurre au faux chouan qui allait l'atteindre.
—N'importe comment! répondit le Marcassin.
Prompt comme l'éclair, l'échalas eut son fusil en main.
La voiture était déjà à plus de quatre-vingts pas, protégeant de son arrière-train le corps du cheval dont on n'apercevait plus que les jambes.
Fil-à-Beurre ajusta et fit feu.
La voiture s'arrêta subitement.
La balle avait cassé une jambe du cheval.
—Eh! eh! je n'ai pas été trop maladroit, se dit Fil-à-Beurre en s'élançant sur les talons du Marcassin, qui avait repris sa course en hurlant d'une voix qui, à présent, frémissait d'une joie féroce:
—Je vais t'étrangler, mon Beau-François!
Sur les jambes du chouan, les longues perches du squelette devaient avoir raison. Fil-à-Beurre arriva premier à la voiture dont son regard rapide sonda l'intérieur.
—Vide! s'écria-t-il.
La voiture, en effet, ne contenait personne.
—Vide! répéta le Marcassin qui arrivait à son tour. Je me suis laissé prendre à une ruse du Beau-François.
—Et voici qui devait vous faire courir longtemps après votre cheval.
Ce disant, Fil-à-Beurre montrait, sur la croupe de l'animal, étendu et frémissant à terre, une mèche allumée qui, attachée sous la croupière, achevait de se consumer. Aiguillonné par la brûlure, le cheval aurait, sans la balle de Fil-à-Beurre, entraîné à fond de train le Marcassin dans une direction opposée à celle suivie par son ennemi.
Sitôt après avoir vu la voiture vide, le faux chouan avait repris, toujours courant, le chemin de l'auberge. Il espérait arriver encore à temps pour rejoindre le Beau-François.
Fil-à-Beurre s'élança derrière lui.
Le Marcassin entra dans l'auberge, gravit l'escalier, pénétra dans les chambres désertes. Sa fureur terrible était devenue concentrée.
—Plus de femmes! prononça-t-il de sa voix rauque et brève.
Puis, après un regard dans un angle d'une des chambres:
—Et plus d'or! ajouta-t-il.
Cela dit, il quitta les chambres et redescendit dans la grande salle, toujours suivi par Fil-à-Beurre, qui se répétait avec une angoisse indicible:
—Gervaise au pouvoir du Beau-François!
Arrivé au seuil de l'auberge, le faux chouan se retourna vers l'échalas.
—Ton nom! demanda-t-il.
—Fil-à-Beurre.
—Jamais le Marcassin n'oublie un service qu'on lui a rendu, dit-il en faisant allusion au coup de fusil qui avait arrêté le cheval en sa course.
Ensuite, son regard se promena menaçant dans la grande salle, semblant chercher quelqu'un.
—Quant à la complice de François, ajouta-t-il, la femme de l'auberge, qui m'a trompé en me disant que la cave n'avait pas d'autre issue, elle ne perdra pas pour attendre. Le Marcassin n'oublie ni les services ni les tromperies. Je n'ai pas le temps de faire justice de la gueuse, mais je reviendrai pour lui scier le cou.
Et, sur ce, le Marcassin partit au pas de course.
Le squelette l'aurait bien suivi. Mais le lieutenant Vasseur allait arriver avec ses deux hommes.
—Le Beau-François n'a pas fui par eau, se dit-il en voyant par une fenêtre, ouvrant sur la Sarthe, le bateau la Juliette toujours sur ses amarres, et plus bas la barque du pêcheur encore attachée au rivage.
À ce moment, derrière lui, se fit entendre une voix plaintive qui geignait:
—L'inquiétude me torture si fort les entrailles qu'il me semble que c'est moi qui vais accoucher!
Pour que Fil-à-Beurre eût reconnu le Marcassin lorsqu'il venait à lui courant après la voiture, où s'était-il déjà rencontré avec lui? Comment pouvait-il deviner que Gervaise devait être une des deux femmes disparues dont, tout à l'heure, avec le Marcassin, il avait visité les chambres désertes? Nous remettrons à plus tard d'expliquer ces deux points.
Il s'était si brusquement mêlé au rapide et dramatique incident qui s'était produit et le Marcassin l'avait quitté si vite qu'il en était encore ahuri. Besoin était pour lui de retrouver son sang-froid et d'étudier les faits. En son esprit troublé se dressait, seule et sinistre, cette pensée que Gervaise était tombée au pouvoir du Beau-François, qui l'avait enlevée au Marcassin. Pour arriver à la découverte de ce qui avait dû se passer, le brave garçon cherchait à rassembler ses souvenirs.
—Quand le lieutenant, ses hommes et moi nous nous sommes mis à la poursuite de cette voiture, que la fatigue de nos chevaux nous a empêchés d'atteindre, elle était escortée de deux cavaliers; nous savions déjà que l'un était le Beau-François. À présent, moi, je sais que l'autre était le Marcassin.
Cela posé, la réflexion amena Barnabé à s'adresser cette question:
—Mais que sont devenues leurs montures?
Marcassin était parti à pied à la poursuite de son ennemi. Pourquoi pas à cheval? Était-ce donc que le Beau-François avait emmené les deux bêtes qui, en même temps qu'elles étaient nécessaires à l'enlèvement de Gervaise, mettaient le Marcassin dans l'impossibilité de le rattraper.
—Oui, le Beau-François a emmené les chevaux, finit par conclure Fil-à-Beurre.
Et c'était quand il venait d'élucider ce point, que, tout à coup, avait retenti derrière lui cette voix geigneuse qui débitait:
—L'inquiétude me torture tellement les entrailles que je crois que c'est moi qui vais accoucher.
À ces mots, Barnabé fit volte-face et reconnut le volumineux bonhomme que, vingt minutes auparavant, il avait aperçu, de loin, descendant de la Juliette.
Ayant appris par la servante, à sa sortie du bateau, que sa femme était en mal d'enfant, le Saucisson-à-Pattes, après avoir donné à son valet d'écurie Pancrace l'ordre de courir au Mans chercher un médecin, avait voulu pénétrer dans la chambre où sa femme allait le rendre père.
Mais la porte lui avait été si obstinément fermée sur le nez, que le pauvre diable en était réduit à promener par la maison ses angoisses conjugales.
Suivant sa manie déplorable de se confier à tous venants, le grotesque, sans se demander d'où lui tombait ce confident, dès que Fil-à-Beurre se fut retourné à sa voix, le regarda d'un air désolé et piailla d'un ton lamentable:
—Trop tard pour aller m'asseoir sur la pierre!!! Il faut que le pèlerinage précède la naissance!!! Léocadie s'est trop pressée!!! Elle aurait attendu quatre jours de plus que je n'en aurais pas été moins flatté d'être père au bout de cinq mois de mariage.
—Quel est cet oison gras? se demanda Barnabé, ignorant qu'il fût en présence du propriétaire de l'auberge de la Biche-Blanche.
Avant qu'il pût placer une parole, l'hôtelier éclata en sanglots:
—Oui! beugla-t-il, sans le pèlerinage, mon fils va naître sans tête! Avec toutes les histoires de mes clients sur la bande d'Orgères et son Beau-François, ma femme s'est si bien frappée l'imagination que, tout à l'heure, quand j'étais derrière la porte qu'on a refusé de m'ouvrir j'entendais Léocadie qui, au milieu de ses douleurs, répétait ces mots...
En l'entendant parler de ses clients, Barnabé avait deviné que son homme était l'aubergiste.
—Bon! pensa-t-il, par lui je vais me renseigner.
Mais comme, par ce que disait le Saucisson-à-Pattes, sa curiosité venait d'être éveillée, il prêta l'oreille pour savoir ce que la femme en couches répétait au milieu de ses douleurs.
—Eh bien, que disait donc la citoyenne, ton épouse? insista-t-il en voyant l'aubergiste s'arrêter.
Si celui-ci ne continuait pas, c'est que la parole lui était coupée par l'apparition de Pancrace, son garçon d'écurie.
—Tu n'es donc pas parti au Mans avec la carriole pour en ramener le médecin? demanda-t-il, étonné.
—Impossible, patron, déclara Pancrace.
—Parce que?
—Parce que, pour la carriole, il faut un cheval.
—Et mon vieux Blanc-Blanc?
—Tu peux venir le voir à l'écurie, ton Blanc-Blanc, citoyen patron... On l'a cruellement arrangé! Il a le jarret tranché.
Avant que son maître pût s'exclamer, Pancrace continua:
—Et il a été fait de même aux deux chevaux des voyageurs de tantôt. Les trois pauvres bêtes estropiées sont étendues sur leur litière que ça fait peine à voir.
—Les voyageurs, les chevaux, répéta le Saucisson-à-Pattes stupéfait, car, parti pour retenir son passage sur la Juliette avant l'arrivée de Marcassin, il était incapable de comprendre.
Mais une pensée triompha de son ahurissement et lui fit tout oublier:
—Sans médecin, que va devenir ma Léocadie? hurla-t-il.
—Oh! fit Pancrace, tu peux être tranquille pour la citoyenne patronne. Elle a trouvé à propos l'aide d'une des voyageuses.
—Chevaux, voyageurs, voyageuses! ânonna l'aubergiste hébété par sa surprise redoublée.
Il était écrit que l'aubergiste, avant toute explication, passerait d'une émotion à une autre.
À ce moment, en haut de l'escalier, parut la servante qui lui cria:
—Tu peux monter, citoyen patron. C'est fini! Un enfant superbe!
Le Saucisson-à-Pattes sembla prendre son courage à deux mains, et, d'une voix brisée par l'émotion, il demanda:
—Il a une tête???
—Viens voir, dit la fille en disparaissant, pressée qu'elle était de retourner près de l'accouchée.
Mais le coup avait porté. À cette réponse, qui ne précisait rien, l'aubergiste avait pris une mine désespérée; il hocha lentement la tête en disant d'un ton mourant:
—Du moment qu'elle n'a pas répondu franchement, c'est qu'elle n'a pas osé m'avouer l'horrible vérité qu'elle veut me laisser constater par moi-même... Pas de joues à caresser de mes lèvres de père!...
Cinq minutes avaient suffi à Fil-à-Beurre pour juger son homme. Aussi fut-ce avec un sérieux profond qu'il lui fit entrevoir une consolation.
—Même sans tête, ton enfant aura toujours deux autres joues à offrir à tes baisers de père.
—Tu me verses du baume dans l'âme! prononça le pauvre père qui, après un regard de reconnaissance à Barnabé, se mit à monter l'escalier conduisant chez sa femme, pendant que Pancrace sortait par la porte ouvrant sur la cour.
Dès qu'il fut seul, Fil-à-Beurre se mit à songer au rapport du garçon d'écurie.
À n'en pas douter, c'était le Beau-François qui, d'un coup de couteau, avait estropié les trois chevaux de l'écurie.
Pourquoi?
La seule réponse était qu'il avait voulu retirer au Marcassin le moyen de l'atteindre en sa fuite. Mais alors se présentait un autre pourquoi mystérieux. À quel propos, quand il y avait pour lui danger énorme à ne pas s'éloigner au plus vite, le Chauffeur avait-il dédaigné d'employer les chevaux qui l'auraient emporté au loin, lui et la jeune fille qu'il enlevait?
Car, pour Fil-à-Beurre, qui ignorait l'existence du pot plein d'or, la jeune fille était le seul empêchement qui dût embarrasser la fuite du bandit.
Et, dans ces conditions, il avait mieux aimé partir à pied. Il avait refusé le seul moyen de mettre l'espace entre lui et l'implacable ennemi qu'il allait avoir aux trousses.
Par eau, il n'avait pas eu la possibilité de s'éloigner. La Juliette était encore là et la barque de Pancrace n'avait pas disparu.
Donc le Chauffeur était bel et bien parti à pied.
Malgré la logique qui l'affirmait, Barnabé se répétait que ce n'était pas possible. Que la jeune fille l'eût suivi ou qu'il l'emportât évanouie, le Beau-François ne pouvait, de gaieté de cœur, s'être exposé à se laisser aussi facilement rejoindre par le Marcassin.
Enfin un soupçon vint à l'esprit de Barnabé.
—À moins, se dit-il, que le Beau-François, au lieu de fuir, soit resté près d'ici, caché en quelque coin, laissant le Marcassin toujours courir en avant.
Alors, en se rappelant qu'il avait annoncé à Vasseur qu'il l'attendrait sur le point de la route où, avant le Mans, il y aurait du neuf, le squelette alla se poster sur le seuil de la Biche-Blanche.
Dix minutes après, comme on l'a vu, arrivaient Vasseur et ses deux hommes. Il n'était pas à la gaieté, à propos de Gervaise, ce bon Fil-à-Beurre. Néanmoins, à la vue de Fichet, gourmé et plus sérieux qu'un âne, il ne put résister à l'idée de lui demander:
—Vous qui savez tant de choses, ne sauriez-vous pas accoucher une dame?
Après avoir mis pied à terre devant la Biche-Blanche, on doit se souvenir que Vasseur avait été tout d'abord abasourdi et par l'apparition du Saucisson-à-Pattes hurlant au monde entier qu'il avait un fils, et par la scène burlesque où ledit fils, perdu par la servante qui l'avait posé elle ne savait où, pour nettoyer son étable, avait été supposé dévoré par les cochons et, finalement, retrouvé dans le chapeau de Fichet, qui l'avait rapporté en le prenant pour un singe.
Sur quoi, l'aubergiste s'était emparé de son rejeton, qu'il avait couvert de ses baisers, en vociférant d'une voix qui éclatait d'une joie délirante:
—Il a une tête! il a une tête!
Ce qu'il aurait répété peut-être bien longtemps, si Fil-à-Beurre ne l'avait arrêté en demandant:
—Dis donc, citoyen aubergiste, est-ce que, tant que ton fils aura une tête, tu laisseras tes voyageurs sans boire ni manger?
Moins de dix minutes après, le lieutenant était attablé avec Fil-à-Beurre; tandis qu'à l'autre bout de la salle, Lambert et Fichet, auxquels s'était joint l'aubergiste, fonctionnaient à pleines mâchoires.
Sitôt sa première faim apaisée, le lieutenant s'était hâté de répéter une question que les événements avaient laissée sans réponse:
—Maintenant, ami Barnabé, peux-tu me dire pourquoi, toi qui venais de charger ton fusil quand, tantôt, tu m'as quitté pour partir en éclaireur, je t'ai retrouvé, tout à l'heure, le rechargeant à nouveau... À quel propos et sur qui as-tu donc tiré pendant notre séparation?
Fil-à-Beurre sentait qu'il y avait imprudence à répondre au lieutenant avant de l'avoir préparé à son récit.
Il fit donc d'une pierre deux coups en répliquant:
—Mon coup de fusil se lie à un incident de la nuit dernière, auquel il me faudrait remonter.
—Alors, remonte.
—C'est bien votre avis?
—Certainement.
—Eh bien, puisque je remonte, voulez-vous m'apprendre pourquoi certain lieutenant de votre connaissance m'a embrassé avec des transports de joie quand, après lui avoir conté comment j'avais connu certaine demoiselle Gervaise, j'ai ajouté que je savais où retrouver cette jeune fille qui, subitement, avait disparu de sa maison, au village de Mégin?
Ce disant, l'échalas regardait Vasseur avec un sourire si franc et si dévoué, que le lieutenant ne put résister à cet appel à sa confiance:
—J'adore Gervaise! avoua-t-il.
Et, avec ce besoin, commun à tous les amoureux, de parler de l'objet aimé, Vasseur conta tout. Comment il avait découvert Gervaise à l'aide du cheval de Doublet qu'il avait empoisonné ensuite pour qu'aucun autre ne pût faire cesser l'ignorance de la jeune fille sur son père. Par quelle ruse il s'était fait admettre dans la maison. Les efforts qu'il avait tentés pour soustraire Doublet à l'échafaud. Enfin, quel avait été son désespoir lorsque, venu pour voir une dernière fois Gervaise avant de se mettre en route à la chasse du Beau-François, il avait trouvé la maison inhabitée.
—Par un paysan qui passait, j'ai appris que Gervaise avait suivi un oncle qui était venu la chercher avec une lettre de son père... «Un oncle qui avait l'air d'un ours, aimable comme un coup de trique!» m'a dit le paysan qui me renseignait, acheva Vasseur.
—Oh! ça, oui, fit Barnabé.
—Tu as donc vu cet oncle, toi?
—Écoutez à votre tour. Moi aussi, deux jours avant vous, j'étais allé à Mégin. L'exécution des Chauffeurs d'Orgères, que vous m'aviez indiquée pour le moment où j'aurais à vous suivre, était fixée au surlendemain. Je voulus donc aller faire mes adieux à celle qui avait été si bonne pour moi. Suivant mon habitude, je pénétrai par le jardin, à travers un trou de la haie. Le moyen m'avait été indiqué par Annette qui tremblait toujours qu'en arrivant par la route, je ne me trouvasse nez à nez avec le père, le prétendu maquignon Augé, subitement revenu de voyage.
Fil-à-Beurre s'arrêta pour boire, ce qui fit une pause pendant laquelle on entendit, à l'autre bout de la salle, la voix du Saucisson-à-Pattes qui, faisant ses confidences aux soldats de Vasseur, achevait cette phrase:
—... Par l'effet de la pierre du pèlerinage, on peut arroser des fleurs à six pieds de distance.
À quoi Fichet répondit dédaigneusement en retroussant sa moustache:
—Que mon père, il ne s'est jamais frictionné les fesses sur une pierre, ce qui n'empêche que moi, si le cœur il t'en dit, citoyen, je t'emplirai une bouteille à huit pieds, que tu en seras courbaturé de la précision de mon adresse de coup d'œil quant au goulot.
—En vérité, tu fais cela?
Parmi ses qualités Fichet avait celle d'être un carottier fini, qui ne ratait jamais une aubaine. Aussi répondit-il:
—Que j'en suis susceptible, identiquement que je te le dis, lorsque j'ai bu... à ma huitième bouteille quand le vin est une saloperie et à ma douzième alors que le vin il me congratule le gosier.
Et Fichet ajouta:
—Ton vin, il me congratule le gosier.
Compliment qui, si l'aubergiste était curieux de le voir prouver son dire, renvoyait l'épreuve après la douzième bouteille.
Cependant, de son côté, Fil-à-Beurre avait repris son récit:
—Je passais par le commun à fourrages dont je vous ai parlé, quand, de l'autre côté de la cloison, une voix qui m'arriva par la crevasse me fixa sur place.—Le père était-il donc enfin revenu?—Bien doucement je m'approchai de la lézarde et je regardai. Je vis un homme laid, velu, carré sur sa base, une sorte d'ours qui était entrain de dire à Gervaise:
«Là-bas, à Saint-Florent-le-Vieil, où je vous conduis, votre père viendra vous rejoindre et se fixer après une dernière tournée. Pour vous engager à me suivre, il vous a adressé cette lettre que je vous ai donnée à lire. Comme il vous l'écrit, je suis votre oncle par votre mère. Il faut me suivre, mon enfant.»
Vasseur interrompit Barnabé.
—Doublet avait prévu son sort, dit-il. Cette lettre était écrite d'avance pour entraîner son enfant au loin dans le cas où il serait pris avant d'avoir pu filer.
—Comme vous le dites, mon lieutenant, continua Fil-à-Beurre. Pour moi, qui ne devais savoir la vérité que le surlendemain, en reconnaissant Doublet sur l'échafaud, cette lettre ne signifiait pas autre chose que le maquignon Augé, ne voulant pas revenir en Beauce, avait chargé son beau-frère de venir chercher Gervaise.
Il avait une voix bien rauque, ce vilain homme. Il me sembla pourtant qu'elle s'adoucissait quand il ajouta:
—N'ayez pas trop peur de moi, mon enfant. Je ne suis pas le Marcassin pour tout le monde.
C'est ainsi que j'appris qu'il se nommait le Marcassin.
Puis il reprit:
—Préparez donc votre départ.
—Mais, objecta Gervaise, et ma bonne Annette?
—Annette nous accompagnera jusqu'au Mans. Elle est de cette ville: nous l'y laisserons à notre passage.
J'eus le tort de croire que le départ n'était pas si proche. Chaque matin, Gervaise avait l'habitude de venir soigner les fleurs de son jardin. Je m'éloignai donc en me promettant de revenir le lendemain faire mes adieux à la jeune fille à son heure de jardinage. Hélas! quand je me présentai, il était trop tard. Gervaise était partie au point du jour. Mais dans ma mémoire, deux noms étaient restés. Le nom du village de Saint-Florent-le-Vieil et le nom ou plutôt le sobriquet de Marcassin.
—Le reconnaîtrais-tu, cet oncle? demanda Vasseur.
—Oui, d'autant mieux que je l'ai revu une seconde fois.
—Quand donc?
—Aujourd'hui même, dans cette auberge.
Fil-à-Beurre hésita un peu avant de continuer; mais il était de ceux qui pensent qu'à entasser les mauvaises nouvelles, on ne porte, en somme, qu'un coup. Il continua donc d'une voix grave:
—C'est à propos du Marcassin que je me suis servi tantôt de mon fusil.
—Tu l'as tué? fit vivement Vasseur.
—Non, il s'agissait de sauver Gervaise.
Le lieutenant avait pâli à ces mots. Sa voix tremblait quand il demanda:
—Elle courait donc un danger?
—Elle y est tombée, prononça Barnabé.
Et, brutalement peut-être, mais avec la conviction qu'il valait mieux tout dire à un homme de la trempe du lieutenant, il continua:
—Gervaise est aux mains du Beau-François depuis une heure!
À ce moment, à l'autre table, le Saucisson-à-Pattes était en train de dire d'une langue un peu épaissie par le vin:
—Ma Léocadie était un bourreau de vertu. Elle m'a vu et, aussitôt, elle a compris qu'elle était devant son vainqueur. L'amour l'a jetée à mes pieds sans défiance. Aussi ai-je eu pitié d'elle. Je lui ai accordé ma main.
Sous l'émotion de colère froide qui lui était montée au cerveau à la terrible nouvelle que Gervaise était au pouvoir du Beau-François, le lieutenant amoureux fut injuste envers Fil-à-Beurre. Il se leva brusquement de table en disant:
—Comment! imbécile! voici une heure que tu me fais perdre à t'écouter... heure que j'aurais employée à la poursuite du bandit!
L'échalas secoua la tête et, bien tranquillement, répondit:
—Le poursuivre? à quoi bon? Nous ferions trop l'affaire du Beau-François qui, à mon avis, loin d'avoir gagné le large, doit être aux environs, tapi en quelque cachette d'où il guette notre départ pour pouvoir prendre ensuite la route sur laquelle il saura n'être pas poursuivi.
Alors, à l'appui de son dire, Fil-à-Beurre conta les faits auxquels il avait assisté, c'est-à-dire la mèche allumée sous la croupière du bidet de la voiture bâchée, pour que l'animal, affolé par la souffrance, entraînât le Marcassin à sa poursuite dans une direction opposée à celle que le Chauffeur comptait prendre pour détaler.
En écoutant le récit des trois chevaux estropiés dans l'écurie par le Beau-François, le lieutenant s'étonna:
—Pourquoi, au contraire, ne s'en est-il pas servi pour s'enfuir? demanda-t-il.
—Là est le mystère, fit Fil-à-Beurre. Que Gervaise ne fût pas évanouie, notre gredin aurait été forcé de la lier sur une des montures ou, en cas d'évanouissement, de l'emporter en travers de sa selle. Il n'aurait pu aller bien loin ainsi, mais il aurait gagné du terrain. Pour que le Beau-François ait négligé ce premier moyen de prendre du champ, il faut qu'une raison s'y soit opposée... Là est le mystère, je vous le dis encore.
—En coupant le jarret des chevaux, il aura voulu les empêcher de servir à ceux qui se lanceraient à ses trousses, avança Vasseur.
—Euh! euh! j'en doute, fit le squelette.
Et il répéta en insistant:
—Là est le mystère... Il y a, j'en suis certain, une cause, inconnue de nous, qui a dû guider cette conduite étrange du Beau-François.
—Cause qui, sans doute, était aussi inconnue au Marcassin, puisque n'ayant pas, comme toi, le soupçon que le Chauffeur ne s'était pas éloigné, il s'est mis en chasse du sacripant.
—Euh! euh! répéta Fil-à-Beurre.
—Tu ne le crois pas?
—Le Marcassin m'a eu tout l'air d'un finaud, qui n'en est pas à compter les malices de son sac. Qui sait si, au lieu d'être au diable, comme nous le croyons, il n'est pas à l'affût dans le voisinage.
Et Fil-à-Beurre, qui avait l'habitude de tenir à ses idées, devint pensif et murmura à mi-voix:
—Quel motif a pu arrêter la fuite du Beau-François?
Soudainement, il se frappa le front en homme qui se souvient.
—Oh! oh! lâcha-t-il en souriant.
—Quoi donc? fit le lieutenant.
—Un fait me revient en mémoire. Quand j'ai suivi le Marcassin lorsqu'il a visité les chambres désertes des deux femmes, il a commencé par dire: «Disparues!» puis il a regardé dans un coin d'une de ces chambres, et il a ajouté: «l'or aussi!»
Tout satisfait, Fil-à-Beurre lâcha, en se frottant les mains:
—Tiens! tiens! «L'or aussi.» Est-ce que, par hasard, c'est cela qui a mis un fil à la patte du Beau-François et l'a empêché partir à cheval?
Puis, avec étonnement:
—«L'or aussi!» redit-il lentement; il fallait donc qu'il y en eût un bien gros tas!
De tout ce qui venait d'être dit, il surgissait pour l'amoureux lieutenant une inquiétude immense.
—Qu'est devenue, à cette heure, ma pauvre Gervaise? soupira-t-il.
Une crainte, qui lui traversa l'esprit, le fit frémir.
—Le Beau-François va-t-il l'entraîner vers la bande de Coupe-et-Tranche, ajouta-t-il.
À ce mot étrange, Fil-à-Beurre avait ouvert de grands yeux. Sa physionomie demandait une explication.
Vasseur, qui le comprit, tira d'une de ses poches un petit papier graisseux, qu'il se mit à déplier, en disant:
—Voici le billet, écrit par Doublet, que j'ai trouvé dans le collet de la veste abandonnée par le Beau-François la nuit de son évasion. Le père de Gervaise s'est bêtement fait couper le cou en refusant de m'expliquer le sens de cette lettre dont, aujourd'hui, grâce à toi pour la plus grande partie, j'ai la complète explication. Au pied de l'échafaud, quand j'en ai parlé à Doublet, il n'y avait encore dans ce grimoire que deux renseignements que je comprenais. Tiens, écoute:
Et le lieutenant se mit à lire:
«Coupe-et-Tranche.—Jéhu 24.—S.-F.-le-Vieil.—La Saute.—Le Marcassin.—Sans sabots, on s'enrhume.—Sept et quatre font neuf.—La faîne est tombée.
—C'était là un memento fait par Doublet pour servir au Beau-François après son évasion, reprit le lieutenant après sa lecture.
—Oui, dit Barnabé. Et ce doit être par le Chauffeur qui, j'en jurerais bien, n'a dû rien comprendre à la commission, que Doublet a fait prévenir le Marcassin de venir chercher sa fille.
—Pour moi, ce billet, reprit Vasseur, était le pot à l'encre, sauf deux points. D'abord ce nom de Coupe-et-Tranche, que je savais être le sobriquet du chef de la plus redoutable bande de faux chouans qui, à cette heure, ravage la Mayenne, la Sarthe et le Bas-Maine. À coup sûr, Doublet envoyait le Beau-François comme une recrue à Coupe-et-Tranche.
Fil-à-Beurre n'était pas curieux à demi; il s'empressa de demander:
—Quel est l'autre renseignement que vous aviez aussi compris?
—C'est Jéhu 24, qui est un mot d'ordre.
—Un mot d'ordre des Chauffeurs?
—Nullement... et ma surprise a été grande en constatant qu'il était connu des Chauffeurs... Pour me l'expliquer, il a fallu me rappeler que Doublet, alors qu'on ne se méfiait pas de lui, était au mieux avec les autorités de Chartres qui, bien souvent, venaient, en cachette, faire les parties fines en son auberge.
—Mais alors, de qui ce Jéhu 24 est-il le mot d'ordre? insista Barnabé.
—C'est le mot de passe au moyen duquel se font reconnaître entre eux ou des autorités les policiers que le ministre Fouché a envoyés dans nos départements pour y préparer le coup de filet qui nous débarrassera de toutes les bandes.
—Des malins, paraît-il, ces policiers-là?
—Le dessus du panier. Parmi eux, dit-on, il y en a un qui les enfonce tous.
Vasseur fut interrompu par le Saucisson-à-Pattes, qui criait à Fichet:
—Dix, onze, douze, citoyen! tu en es à ta douzième fiole, c'est le moment de me prouver ton adresse dans un goulot de bouteille à huit pieds de distance... comme tu l'as prétendu.
À quoi Fichet, qui en était arrivé à ses fins, c'est-à-dire à boire à gogo, se redressa plus raide qu'un crin, en disant d'une voix qui ne badinait pas:
—Prétendu!!! Que tu me ferais la pétulance de dubiter de ma parole! Prends la chose, imposteur, que je ne tolériserais pas une insultation de cette vigueur.
Il avait une mine si menaçante, que le Saucisson-à-Pattes effrayé s'empressa de dire:
—Je te crois sur parole, citoyen; je te crois si bien que je me fais un devoir d'avouer que je suis encore émerveillé de ton adresse à viser un goulot.
Si l'aubergiste n'amplifia pas ses excuses, c'est qu'il en fut empêché par l'arrivée des bateliers de la Juliette, qui allait enfin démarrer.
Avant de partir, ils venaient vider un dernier pot de vin, à l'heureuse réussite de leur voyage.
En pensant à Gervaise, le lieutenant ne tenait plus en place. Malgré tout ce que lui avait dit Barnabé, il voulait se mettre en chasse du Beau-François.
—En route! commanda-t-il à ses hommes.
Si bête qu'il fût, le Saucisson-à-Pattes était aubergiste avant tout, c'est-à-dire qu'il s'attachait à ses clients et ne lâchait pas facilement une aubaine. Sa voix se fit aussitôt bien humble en s'écriant:
—Comment! en route? Est-ce que vous allez tous partir quand voici la nuit qui arrive... au moment même où il est d'habitude de se reposer en un bon lit?
—En route! répéta Vasseur sans s'arrêter à ces observations.
—Non, non, vous ne me ferez pas l'injure de mépriser les lits moelleux de la Biche-Blanche, geignit douloureusement l'énorme hôtelier en s'avançant, les mains jointes, vers le lieutenant.
Et quand il fut près, bien près de Vasseur, il lui souffla vite:
—Jéhu, 24!
À ces mots de reconnaissance, qui lui signalaient un des fameux agents expédiés par le ministre de la police, pas un trait du visage de Vasseur ne trahit l'immense étonnement qui venait de s'emparer de lui.
L'homme était là devant lui avec son apparence de polichinelle ridicule, avec ses gestes stupides. Mais au milieu de cette figure niaise, les yeux avaient tout à coup brillé, intelligents et résolus.
—Restez! lui souffla encore l'agent.
Et, tout aussitôt, retrouvant son allure burlesque et sa voix de crécelle, il se remit à piailler:
—Je défie qu'au Mans, où tu vas aller, citoyen, tu trouves meilleurs lits ni aussi bon vin... Pas vrai! vous autres, les bateliers?
—Ça, c'est vrai. Ton vin se laisse boire, confessa le patron de la Juliette qui trinquait avec ses hommes.
Fichet, par reconnaissance pour les bouteilles bues gratis, crut devoir plaider la cause de l'aubergiste.
—Que son vin il est en comparation avec les femmes. On se complaît à le caresser, déclara-t-il.
—Va donc pour une nuit passée à l'auberge de la Biche-Blanche, accorda Vasseur ayant l'air de céder.
Les quelques mots soufflés par l'aubergiste au lieutenant n'avaient pas été surpris par Fil-à-Beurre. Il crut que c'était à son conseil de ne pas s'éloigner que Vasseur se rendait.
—À la bonne heure! il entend raison! se dit-il.
Puis, mentalement, il ajouta:
—J'ai dans l'idée que notre nuit à la Biche-Blanche ne sera pas des plus tranquilles.
Cependant les bateliers avaient fini de boire.
—Nous partons. On n'attend plus que toi, citoyen aubergiste, annonça le patron de la Juliette en s'adressant au Saucisson-à-Pattes.
Ce dernier le regarda d'un air bêtement surpris:
—Pourquoi n'attends-tu plus que moi? demanda-t-il.
—Mais pour monter à bord. As-tu donc oublié que nous devons, à notre passage, te déposer au pèlerinage de Cormières?
L'énorme bonhomme tressauta en s'écriant:
—Tiens! j'ai donc omis de vous annoncer que je ne pars plus... Il est trop tard, puisque ma femme est accouchée et, de plus, ce serait inutile, attendu que mon fils a une tête...
Et, de sa voix épouvantée, s'adressant à Fichet:
—Car j'ai eu peur un instant, le croirais-tu, citoyen? d'avoir un fils sans tête.
—Que cela, nonobstant, aurait été encore plus mieux que d'avoir une tête sans fils... Rien qu'une tête!!! objecta Fichet, dont la maxime était qu'en ce bas monde, il faut savoir se contenter du mauvais, par crainte de trouver plus mauvais encore.
En apprenant que l'aubergiste n'était plus du voyage, le patron avait échangé avec ses hommes un rapide coup d'œil que surprit Fil-à-Beurre.
—Alors c'était bien la peine, tantôt, de nous demander à visiter l'entrepont de la Juliette pour savoir où tu dormiras cette nuit, gouailla le patron.
Sous l'accent moqueur du chef batelier perçait une légère pointe de mécontentement qui frappa Barnabé.
—Eh! eh! pensa-t-il, on dirait que ce changement de résolution le taquine un brin.
—Si une potée de mon meilleur vin peut t'indemniser de ce dérangement, je serai heureux de te l'offrir, pour toi et tes hommes, proposa humblement l'hôtelier.
—Allons, va chercher ton meilleur, gros phoque! accorda le patron qui sembla n'avoir plus de rancune.
Le jour avait baissé de plus en plus. L'obscurité arrivait dans la salle. L'aubergiste prit sur l'étagère d'un buffet deux chandelles qu'il alluma. Il en laissa une sur la table des bateliers et, oubliant d'éclairer la table où se tenait Vasseur près de qui Barnabé était venu reprendre sa place, il emporta l'autre chandelle. Après avoir soulevé la trappe, il descendit dans la cave.
Depuis qu'il avait entendu le Jéhu 24, Vasseur n'avait cessé d'observer l'aubergiste. En le voyant si niais, si lourd, si saugrenu, il en était à se demander si ses oreilles ne l'avaient pas trompé.
Dans la pénombre où le laissait l'absence de lumière, il sentit la main de Barnabé se poser sur son bras.
—Écoutez donc, lui souffla ce dernier.
Puis, tout après:
—Et regardez les bateliers, ajouta-t-il.
En effet, du côté de la Sarthe, se faisait entendre un sifflement doux, mais prolongé qui, après une note longue, se coupait d'une plus brève entre deux pauses. Ce sifflement devait être un signal à l'adresse des bateliers, car, après un nouveau coup d'œil échangé entre eux, le patron cria d'une voix impatiente:
—Viendras-tu, lambin?
—Voici! dit le Saucisson-à-Pattes sortant par la trappe, porteur d'un énorme pot qu'il vint déposer sur la table de l'équipage avec sa chandelle.
Ainsi éclairés par les deux lumières, les bateliers apparaissaient bien distincts aux regards attentifs du lieutenant et de Barnabé.
—Là! fit le Saucisson-à-Pattes en posant le pot, goûtez-moi cela et vous pourrez vous vanter d'avoir lampé du premier numéro... Hein! quel arome?
L'aubergiste ne mentait pas. Le vin avait un tel arome qu'il alla chatouiller les papilles nasales de Fichet qui, à côté de Lambert, se tenait à deux pas observant la scène.
Il tendit ses narines béantes et avides au doux parfum, en disant à mi-voix à son camarade:
—Pour lors, alors, que ce vin serait donc d'une délectance plus conséquente, que celui dont nous nous averions imbibé l'individu.
—Si le cœur t'en dit, approche ton verre, l'ami, proposa le patron, qui avait entendu.
Fichet ne se le fit pas dire deux fois. Il se retourna vers la table où il avait dîné et prit son verre qu'il avança aussitôt en modulant de sa voix aimable:
—Que c'est pour te complaire.
Au moment où l'offre avait été faite, l'aubergiste avait ébauché un geste brusque, qu'il avait arrêté tout à coup, parce que le regard du patron s'était tourné vers lui.
Pour Vasseur, qui observait, il était évident que ce geste interrompu devait être un signal à Fichet de ne pas boire.
Le dicton qu'il y a loin de la coupe aux lèvres devait être d'une triste vérité pour le soldat. Son verre était déjà sous son nez et ses lèvres allaient se poser sur le bord, quand la voix sèche et impérieuse de Vasseur lui cria:
—Fichet, viens.
Il était franc buveur, le bon Fichet, mais il était aussi soldat modèle. Au commandement dont l'intonation, du reste, ne lui donnait pas le temps d'ingurgiter, il posa son verre sur la table et vint tout droit à son chef.
—À votre bon voyage! souhaita l'aubergiste aux bateliers qui semblaient vouloir attendre le retour de Fichet, pour trinquer avec lui.
Peut-être auraient-ils patienté si, à ce moment, n'avait recommencé le sifflement qu'avait remarqué Fil-à-Beurre. Toutes les mains saisirent vivement leurs verres.
—À ton prochain fils... et avec deux têtes, riposta le patron moqueusement.
Alors, tout l'équipage but pendant que, sur le rivage de la Sarthe, le sifflet renouvelait son appel.
—À bord! commanda le patron qui partit précipitamment, suivi de ses hommes.
Le Saucisson-à-Pattes, sitôt le dernier batelier disparu, avait pris le verre de Fichet et, sans mot dire, il en avait jeté le contenu sur le parquet.
Un grognement de désespoir sortit du gosier du soldat:
—Que, pour un rien, je lui casserais strictement les femmoplates, murmura-t-il, indigné de voir un si bon vin perdu.
Fichet, on le voit, avait de la mémoire... Seulement, il s'embrouillait dans le féminin et le masculin.
Cependant, l'aubergiste avait gagné le seuil de la porte et, de là, il regardait le départ de la Juliette. Un peu de jour apparaissait encore à l'horizon en une étroite bande claire sur laquelle la Juliette se détachait en noir. Semblables à des ombres, les cinq hommes se voyaient sur le port occupés à détacher les amarres.
Le sifflement avait cessé.
Pendant ce silence, Barnabé qui, avec Vasseur, s'était approché d'une fenêtre pour assister au départ du bateau, souffla au lieutenant:
—C'est drôle! il ne me semble plus du tout être un crétin, ce gros hippopotame... Oh! mais, plus du tout, du tout.
—Attends un peu, dit Vasseur, qui voulait lui laisser le plaisir de la surprise.
Cependant, la Juliette, délivrée de ses liens, s'était ébranlée sous l'effort de deux hommes s'aidant d'une gaffe pour lui faire gagner le courant.
À ce moment, du bord s'éleva la voix du patron qui, en apercevant l'aubergiste debout sur le seuil de sa maison, lui criait:
—Adieu! boule d'idiot!
Comme s'il recevait un compliment, le Saucisson-à-Pattes agita joyeusement son mouchoir en guise de réponse au partant. Mais, en même temps, sa voix, qui n'avait plus rien de la crécelle, gronda sourde et menaçante:
—Non, pas adieu, mais au très prochain revoir, chenapans de malheur!
Alors, rentrant dans la salle, il marcha droit à Vasseur et lui dit:
—Venez, lieutenant.
VIII
Vasseur était des mieux costumés. Rien dans son travestissement n'indiquait autre chose que ce qu'il prétendait représenter, c'est-à-dire un campagnard aisé. À se dire commerçant en grains, il pouvait être cru sur l'apparence.
En s'entendant donner son titre de lieutenant, il y eut sur son visage un étonnement dont l'aubergiste devina la cause, car il dit en riant:
—Oh! je vous connais pour vous avoir déjà vu à Chartres sous l'uniforme... J'avais besoin de me mettre en mémoire les traits de celui dont, un jour ou l'autre je pourrais avoir à réclamer l'aide... Et, voyez-vous, quand j'ai dévisagé quelqu'un, il est impossible que j'oublie sa figure.
—Et ceux-là? dit Vasseur en montrant Fichet et Lambert, aussi travestis.
—Oh! ceux-là! Qui connaît le chien de tête, devine la meute... Deux gendarmes qui, par cela même qu'ils vous accompagnent, doivent être deux loyaux et braves soldats... Ils se seraient déguisés en anges que je les aurais reconnus.
Et, sans que rien trahît qu'il plaisantât:
—Pourtant, reprit-il, peut-être aurais-je hésité pour Fichet, qu'à son langage choisi j'aurais pu prendre pour un maître d'école.
—Et moi? fit Barnabé en s'avançant.
—Toi, mon garçon, tu n'es pas déguisé. Les loques qui te couvrent sont même tes habits de fête... Seulement, l'intelligence et l'honnêteté que je lis sur ton visage ne t'ont pas encore enrichi... Bast! tout arrive à qui sait attendre.
Tout cela avait été dit d'un ton leste, dégagé, rieur, qui était loin de rappeler l'accent traînard, aigu et niais du Saucisson-à-Pattes. Son allure avait aussi changé. Au lieu du lourd poussah, l'homme, malgré son embonpoint excessif, était devenu agile et remuant. Il en témoignait, du reste, par la vivacité avec laquelle, tout en parlant, il s'occupait à fermer les lourds volets qui, en plus d'épais barreaux de fer, fermaient intérieurement la grande salle de la Biche-Blanche.
Sa clôture terminée il répéta:
—Venez.
—Où nous conduis-tu? demanda Vasseur.
—Pincer le Beau-François.
—Tu le connais donc? s'écria Barnabé surpris.
—Deux fois, il est venu dans mon auberge. Aujourd'hui et il y a trois jours.
Un souvenir revint à Fil-à-Beurre.
—Mais, dit-il, pour aujourd'hui, comment le sais-tu? Pendant l'heure que le brigand est resté ici, toi, tu étais à bord de la Juliette.
—Oui, mais j'ai mon élève.
Et le Saucisson-à-Pattes marcha vers la porte en ajoutant:
—Mon élève que je vais vous présenter.
Au moment d'ouvrir, il s'arrêta en disant:
—Pas de lumière qui nous trahisse. Il faut qu'on nous croie bel et bien endormis.
Il vint à la table où brûlaient les deux chandelles, en souffla une et porta l'autre sous le manteau de la cheminée. Certain alors qu'aucune lumière ne s'apercevrait du dehors quand il ouvrirait la porte, il y retourna, en fit tourner le battant et prononça:
—Pancrace!
Aussitôt le valet d'écurie pénétra dans la salle et repoussa la porte.
Si promptement que la porte eût été ouverte et refermée, cela avait suffi pour que le lieutenant et Fil-à-Beurre pussent entendre, sur le bord de la Sarthe, se répéter le sifflement, mais cette fois plus strident et surtout plus précipité, ce qui dénotait l'impatience du siffleur.
—Où est le Beau-François? demanda l'aubergiste à brûle-pourpoint au valet.
Celui-ci comprit qu'il était autorisé à parler devant les étrangers, en présence de qui l'interrogeait son maître. Il répondit sans hésiter:
—Toujours dans la Saunerie.
Après une pause qui laissa encore entendre le sifflement s'accentuant de plus en plus impatient, Pancrace continua:
—Tenez, écoutez comme il s'égosille après l'équipage de la Juliette.
En prononçant ce nom, le valet éclata de rire.
—Ah! si vous les voyiez, les gens du bateau! reprit-il. Les brigands s'en vont à la dérive sans pouvoir parvenir à se rapprocher du rivage.
Puis, avec un éclat de rire:
—Sapristi! patron, s'écria-t-il, vous leur avez versé une bien jolie drogue dans leur dernière rasade.
Ces paroles éclairèrent Fichet sur le vin qu'il avait été sur le point de boire et que l'aubergiste avait jeté sur le parquet.
—Que j'ai la compréhension actuelle de l'inconvenance d'avoir transfusé mon verre, avoua-t-il d'un ton reconnaissant.
Cependant, pour mieux édifier Vasseur, l'aubergiste avait continué l'interrogatoire de Pancrace:
—Tu es bien certain que l'individu que nous entendons siffler dans la Saunerie est le Beau-François?
—Pour ça, oui... C'est moi qui ai reçu les chevaux lorsqu'il est arrivé avec l'autre, le poilu, pendant que vous étiez sur la Juliette. Je les ai reconnus pour les deux particuliers qui étaient déjà venus, il y a trois jours, et dont vous m'avez dit que le géant était le Beau-François.
Pancrace, après cette réponse se remit à rire en disant:
—L'entendez-vous? Hein! l'entendez-vous? En donne-t-il du galoubet, l'enragé!
En effet, le sifflement du Beau-François avait repris de plus belle. Cela eut pour effet de réveiller l'ardeur du lieutenant qui s'écria:
—Mais, à trop attendre, nous allons laisser fuir ce misérable; il gagnera la Juliette à la nage.
—Oh! fit tranquillement l'aubergiste, je l'en défie bien; il se noierait, car il aurait trop lourd à porter.
Sans demander l'explication de cette dernière phrase, Vasseur reprit:
—Alors il gagnera la Juliette à l'aide de cette barque que j'ai vue attachée au bord de l'eau.
—J'en ai retiré les avirons tout à l'heure, déclara Pancrace.
—Patience, citoyen Vasseur, patience! fit l'aubergiste d'un ton calme. Soyez bien persuadé que le gueux ne peut nous échapper.
Et, à titre de justification du retard, il ajouta cette phrase énigmatique:
—Il ne faut pas en vouloir aux gens de vouloir faire d'une pierre trois coups!
—Trois coups, répéta Fil-à-Beurre étonné.
Mais, au lieu de continuer, l'aubergiste revint à Pancrace pour lui adresser une question qui arrivait bien étrangement:
—Dis donc, fit-il, ma nouvelle servante, la Victoire, elle liche, n'est-ce pas?
—C'est son péché mignon.
—Et la pauvrette ne dédaignerait pas une rôtie au vin chaud, bien sucré, qu'on lui planterait sous le nez.
—J'en suis certain.
—Alors, il faut être indulgent pour le goût de cette fille. Tout à l'heure, en disant que c'est pour donner des forces à ma femme, tu monteras une rôtie là-haut, que tu mettras bien à portée de Victoire.
—Une rôtie au vin... c'est un peu raide pour une accouchée qui a peut-être la fièvre, objecta Pancrace.
—C'est aussi ce que se dira Victoire, et comme elle ne voudra pas nuire à sa maîtresse, elle se décernera la boisson.
—Il y a gros à parier.
L'aubergiste porta la main à sa poche dont il tira quelque chose qu'il glissa dans celle du valet, en disant:
—Pour qu'elle trouve meilleur goût à sa régalade, tu lui mettras cela dans son vin.
—Bon! fit Pancrace en riant, comme aux gens du bateau... ce sera drôle!
—Ensuite...
Au lieu de terminer sa phrase, l'aubergiste se pencha à l'oreille du valet et, à voix basse, lui souffla une longue phrase qu'il termina par cette question:
—C'est bien compris?
—Tout ce qu'il y a de mieux compris.
—Alors, va, mon bon Pancrace.
Et pendant que le valet entrait dans la cuisine, probablement pour préparer la rôtie au vin, l'aubergiste alla rouvrir la porte donnant sur la rivière en disant:
—Venez examiner, lieutenant.
La nuit, sans être trop claire, permettait de voir les objets à distance. Un peu plus loin, sur la Sarthe, apparaissait la masse sombre de la Juliette qui, depuis qu'elle avait démarré, aurait dû être déjà bien loin.
—Pourquoi est-elle encore là? et surtout pourquoi est-elle allée s'arrêter à l'autre rive, au lieu de revenir à celle-ci? demanda Vasseur.
—Parce que le bateau, descendant à la dérive, a été poussé par le courant de la rivière, qui porte sur la rive gauche.
—À la dérive? répéta le lieutenant; mais alors que fait donc l'équipage?
—Il dort à poings fermés, grâce au narcotique contenu dans le vin que je lui ai offert pour son coup du départ. Voilà donc comment, ainsi que vous le voyez, toute la largeur de la Sarthe sépare le bateau de notre siffleur enragé.
Pendant qu'ils étaient seuls, le lieutenant voulut satisfaire sa curiosité.
—Tu t'es fait connaître à moi avec le nom de passe, dit-il, mais j'ignore ton vrai nom.
—Meuzelin!
—Bigre!!! lâcha Vasseur avec l'accent de la plus sincère admiration pour le porteur de ce nom.
Parmi ceux qui étaient au fait des agissements du ministère de la police, et le lieutenant, par ses fonctions, était de ceux-là, on citait Meuzelin comme le plus habile et le plus audacieux des policiers de l'époque. Rien donc de plus justifié que l'exclamation de surprise louangeuse échappée à Vasseur, en apprenant qu'il se trouvait en présence de cette célébrité de la police.
Le compliment que contenait le juron du lieutenant fut compris par Meuzelin qui, faisant bon marché de l'éloge, répliqua gaiement:
—Peut-on se méfier du bonhomme ridicule que je représente... du Saucisson-à-Pattes, comme on m'appelle, dont la bêtise est citée à vingt lieues à la ronde? Je n'ai pas grand mérite, croyez-moi, à rouler tous ces naïfs de province.
Ensuite, redevenant sérieux:
—Voici le moment d'agir, dit-il; lieutenant, faites venir vos hommes.
—Armés? demanda Vasseur.
—Jusqu'aux dents, car je crois que nous aurons à batailler.
—Batailler, répéta dédaigneusement le lieutenant. Si vigoureux que soit le géant que nous allons prendre, nous sommes quatre hommes contre lui... et même cinq, en te comptant, Meuzelin.
—Oui, mais il ne faut pas me compter.
—Parce que?
—Parce que, débita l'aubergiste en tapant sur son ventre monstrueux, mon rôle se borne à être le gros morceau de lard qui doit attirer le rat hors de son trou... Vous verrez cela tout à l'heure. Quant à batailler, comme je vous l'annonce, et dont vous doutez, soyez-en certain... et non pas contre un seul homme, mais contre vingt ou trente garnements qui nous tomberont sur les reins...
—Qui te le laisse croire?
—La visite d'une heure que j'ai faite aujourd'hui sur la Juliette, sous prétexte d'y retenir mon passage pour Cormières, m'a donnée sujet d'ouvrir l'œil.
Et, sans plus d'explications, l'aubergiste répéta:
—Faites venir vos hommes.
Sitôt Barnabé et les deux soldats arrivés, l'aubergiste ferma soigneusement sa porte, dont il plaça la clef sous la dalle cassée d'un banc qui avait jadis existé à côté de l'entrée.
—En cas de retraite, le premier arrivé trouvera la clef en cet endroit, annonça-t-il.
—Pour un seul vaurien à prendre, Meuzelin, tu vois l'avenir bien en noir, dit Vasseur, persistant dans son idée qu'on n'aurait affaire qu'au Beau-François.
—Je souhaite de me tromper, dit l'aubergiste d'un ton grave en prenant la tête du groupe qui, sur ses pas, contourna l'auberge pour gagner la route dont les taillis qui la bordaient faisaient un chemin moins découvert que le rivage de la rivière.
On parvint à un bouquet d'arbres situé à cent toises tout au plus de la Biche-Blanche.
—Voici où vous allez prendre l'affût, annonça le policier en pénétrant sous le couvert.
Quarante pas plus loin, sous les arbres, se voyait la Sarthe, et de l'autre côté de la rivière, apparaissait la Juliette, en face de laquelle allait se dresser l'embuscade.
À peine arrêté sous bois, Vasseur demanda:
—Où donc est la Saunerie?
—Là, sur la lisière du bois, cette bicoque, dit l'aubergiste en montrant une petite masure tombant en ruines.
—Cernons-la, proposa le lieutenant impatient de tenir le Beau-François.
Mais à son oreille la voix de Fil-à-Beurre murmura:
—Et Gervaise, qu'il doit tenir enfermée avec lui? N'est-il pas à craindre que le misérable, en se voyant pris, ne tue la jeune fille?
—Alors que faire? dit Vasseur pris d'épouvante.
—Me laisser agir, souffla l'aubergiste, qui avait entendu. Ne vous ai-je pas dit que je serai le morceau de lard qui doit attirer le rat hors de son trou?
Et se couchant à terre, il ajouta:
—Imitez-moi et attendons.
—Attendons quoi? demanda Fil-à-Beurre curieux, en s'étendant à côté du policier.
—Le lever de la lune qui éclairera bien en plein le morceau de lard, répondit l'aubergiste.
Tout avait été dit à voix basse. Après que les cinq hommes se furent couchés, le silence se fit.
Un quart d'heure se passa.
Tout à coup, Meuzelin dressa vivement la tête et sembla écouter. Son mouvement avait été simultanément imité par Fil-à-Beurre, qui lui souffla:
—Avez-vous entendu?
—Oui.
—Un bruit de branches brisées! n'est-ce pas? De ce côté, près de la Saunerie, vers ce gros arbre dont une énorme branche s'étend au-dessus de la masure, appuya Barnabé.
—Grosse branche où, jadis, fut pendu le grand-père de Pancrace, auquel appartenait la Saunerie. Le pauvre diable s'était fait pincer. Dame Justice l'a accroché au-dessus de sa propriété pour effrayer les fraudeurs de la gabelle, dit l'aubergiste.
Pour l'intelligence de ce qui va suivre, quelques explications au sujet de la Saunerie sont nécessaires sur ce qu'on appelait la gabelle et les faux-sauniers.
Ce nom de gabelle fut d'abord commun à plusieurs taxes. Plus tard, il fut uniquement appliqué à la taxe du sel, dont le monopole constituait un des plus gros revenus de la monarchie. «Autrefois, dit Boullet, qui nous fournit ces renseignements, le roi avait seul le droit de fabriquer et de vendre le sel, ainsi que d'en fixer le prix. On était, en outre, obligé d'acheter au roi une quantité déterminée de sel, avec défense de revendre ce qu'on avait de trop; de là l'impopularité qui, tant qu'elle dura, s'était attachée à cette taxe inique et vexatoire.
Et il tenait ferme à son monopole, ce bon roi de France, tant et si bien qu'il faisait pendre tout pauvre diable qui se laissait pincer en contrebande de sel. C'était le procédé dont usait la monarchie pour attaquer son monde en concurrence déloyale.
Voilà pourquoi le grand-père de Pancrace, faux-saunier qui était jadis tombé entre les mains des gens du roi, avait été accroché à la maîtresse branche de l'arbre qui abritait la maisonnette où il cachait son sel de contrebande.
En 1800, époque du présent récit, il y avait dix ans déjà que le monstrueux impôt avait été aboli.
Tout en parlant de la mort du grand-père de Pancrace, le policier n'avait pas quitté des yeux la branche qui avait jadis servi de potence à l'infortuné faux-saunier. Que voyait-il?
À ce moment, Barnabé lui souffla encore:
—Nouveau bruit de branche cassée. Décidément quelqu'un rôde autour de nous sous ce couvert...
—Chut alors! fit l'aubergiste; raison de plus pour vous taire. On pourrait entendre.
Donnant l'exemple du mutisme et de l'immobilité, il se recoucha à plat sur le sol. Mais, dans cette position, son regard ne quittait pas la branche.
—Je m'en doutais! pensa-t-il, en faisant allusion sans doute à ce que guettaient ses yeux.
Une demi-heure s'écoula encore.
Alors les berges de la rivière s'éclairèrent d'une lueur douce qui dessina les contours de la Juliette dont le pont apparut désert.
C'était la lune qui se levait.
Bien doucement, l'aubergiste se glissa près de Vasseur.
—Voici la lune; je pars, lui souffla-t-il. Voulez-vous accepter de moi une consigne?
—Parle.
—Le principal quand j'aurai fait sortir le Beau-François de sa tanière, sera de lui fermer la retraite pour l'empêcher d'y rentrer. Aussitôt que vous me verrez apparaître là-bas, à l'angle de l'auberge, commencez à vous approcher bien doucement de la Saunerie.
Et, en appuyant, il répéta:
—Bien doucement, vous m'entendez... car il est tout près d'ici d'autres oreilles au guet.
—Quelles oreilles? demanda le lieutenant étonné.
Meuzelin parut n'avoir pas entendu la question et continua:
—Ne faites feu qu'à la dernière extrémité, car je flaire aux environs une meute que l'explosion nous attirerait. À bientôt.
Cela dit, le Saucisson-à-Pattes, avec une agilité qu'on n'aurait pu attendre de son obésité, se glissa dans les taillis et disparut.
—Que je présuppose que nous allerions avoir de l'amusement récréatif et surabondant, murmura Fichet à son voisin Lambert.
Ensuite, avec un soupir de regret:
—Quelle infortune que je n'aurais pas mon sabre!
Vasseur approuvait pleinement la manœuvre indiquée par l'aubergiste. Une fois qu'il serait sorti de sa tannière, il fallait que le Beau-François n'y pût rentrer, en trouvant derrière lui la retraite coupée.
Quant à ce danger terrible dont le menaçait l'agent, danger que pouvait attirer un coup de feu, le lieutenant n'y croyait pas beaucoup. Quel danger pouvait exister autre que celui encouru en empoignant le Chauffeur? Si vigoureux que fût le bandit, et fût-il même armé, eux, n'étaient-ils pas quatre hommes pour venir à bout du colosse et le prendre vivant, car Vasseur le voulait vivant? Son amour-propre exigeait que le Chauffeur montât, en pleine place de Chartres, sur la guillotine qui avait exécuté ses complices.
Les yeux tournés vers l'auberge de la Biche-Blanche, dont on apercevait au loin la façade bien éclairée par la lune, le lieutenant guettait l'apparition du Saucisson-à-Pattes, qui devait donner le signal d'entourer la Saunerie...
—Crois-tu, en dehors de la capture de François, à ce danger dont parle le policier? demanda-t-il à Fil-à-Beurre qui se tenait près de lui.
—J'y crois si bien et j'ai tant pris au sérieux la recommandation de Meuzelin de ne faire feu qu'à la dernière extrémité que, pour ne pas céder à la tentation, j'ai remis mon fusil désarmé en bandoulière.
—Mais quel est, selon toi, ce danger?
—J'ai la doutance qu'en ce moment, dans quelque coin des environs, peut-être à vingt ou trente pas de nous, il doit y avoir deux ou trois douzaines de vauriens en train de rudement endêver.
—Ils ont hâte de nous attaquer?
—Non, pas du tout... et probablement même qu'ils ignorent notre présence sous bois.
—Alors, pourquoi enragent-ils?
—À cause de l'immobilité de la Juliette qui a été s'arrêter de l'autre côté de la Sarthe quand, au contraire, elle devrait être sur notre rive pour les embarquer... Ils ne comprennent rien au silence de l'équipage que n'a pas fait bouger le sifflet de leur chef le Beau-François.
Vasseur, à ces mots, haussa les épaules d'incrédulité.
—Où diable vas-tu t'imaginer cette bande qui marche avec le Beau-François? ricana-t-il.
—Qui marche avec lui... non... mais qui l'a rejoint, appuya Barnabé pour faire comprendre la différence.
Et, à l'appui de son dire, il continua:
—Avez-vous donc oublié les trente ou quarante mécréants, ce reste de la bande d'Orgères échappé à votre poigne, que nous avons eu à nos trousses à la sortie de Chartres? Ces aimables drôles, pour qui le séjour en Beauce est devenu périlleux, n'émigrent-ils pas, vous le savez, pour aller, à la suite de leur ancien chef, chercher fortune en provinces chouannes et vendéennes, que le Beau-François n'a pas dû manquer de leur représenter comme le vrai pays de cocagne des pillards!
—Soit! accorda Vasseur; mais ces coquins, nous les avons laissés derrière nous, arrivant à l'auberge des Buchard. L'homme et la femme, tués par toi, laissaient au pillage des arrivants la cave de leur cabaret qui, m'as-tu annoncé, était bien garnie... L'ivresse, à ton dire, devait les retenir.
—Oui, les retenir, mais pas à tout jamais. Or, en route, nous avons d'abord perdu six heures à laisser reposer nos chevaux fatigués et ensuite six autres heures se sont écoulées depuis notre arrivée à la Biche-Blanche... Total, douze heures, pendant lesquelles on a le temps de boire pas mal de vin et de le cuver... Nous avons donc perdu notre avance.
Au fond, ce que Barnabé avançait là était fort possible. Le lieutenant fut un peu ébranlé en son incrédulité.
Fil-à-Beurre reprit:
—Et puis nos gueusards se sont-ils soûlés? Qui sait si le Beau-François, en partant le matin de chez les Buchard, avec le Marcassin et la voiture où était Gervaise, n'avait pas laissé un ordre pour ses hommes, à leur arrivée, de le rejoindre sans retard à la Biche-Blanche, où les attendait un bateau qui les embarquerait?
—Tu pourrais bien avoir raison, avoua le lieutenant à demi convaincu.
Pour arriver à donner une conviction pleine à Vasseur, l'échalas poursuivit:
—Tout a été bien convenu d'avance, croyez-le. La bande, en arrivant ici, devait se tenir cachée en attendant un signal du Beau-François qui lui annoncerait que l'embarquement pouvait se faire sans danger. Or, ce danger, le Beau-François le flaire à cette heure. S'il ne donne pas le signal à ses gens qui attendent en leur cachette et s'il ne sort pas lui-même de son trou, c'est qu'il est alarmé par l'immobilité de la Juliette et le silence de l'équipage. En voyant le bateau, qu'un coude du courant colle là-bas en cet endroit où la rive se creuse, notre chef chauffeur ne peut se douter que si l'embarcation n'est pas manœuvrée, c'est parce que les bateliers sont endormis par la drogue de Meuzelin. Dans cette persistance à ne pas répondre à son sifflet, il a fini par croire que la Juliette l'avertissait qu'il y a mauvaise anguille sous roche pour lui.
Sur ce, l'échalas se mit à rire en ajoutant:
—Notre sacripant doit fièrement pester de ne savoir pas nager.
—Crois-tu qu'il ne le sache pas.
—Dame! c'est évident. Est-ce qu'il n'y aurait pas belle lurette qu'il aurait dû traverser la Sarthe à la nage pour se rendre à bord de la Juliette? Il reste dans sa taupinière, faute d'un moyen quelconque d'arriver au bateau.
—Et ma pauvre Gervaise est enfermée avec lui! soupira tristement Vasseur.
Fil-à-Beurre ne lui laissa pas le temps de s'assombrir.
—Elle sera bientôt avec nous, reprit-il, Meuzelin ne nous a-t-il pas promis d'attirer François hors de son trou?
—Quelle est son idée?
—Je l'ignore. Mais sitôt François sorti, nous nous emparerons de la porte et il ne remettra plus le pied dans la Saunerie.
Cet espoir de retrouver Gervaise irrita l'impatience de Vasseur, qui murmura:
—Meuzelin tarde bien à agir.
Comme son regard remontait vers l'angle de l'auberge où l'agent devait apparaître, il rencontra la barque qui servait à Pancrace pour ses pêches sur la Sarthe.
—François aurait pu se servir de cette barque pour traverser l'eau, avança-t-il.
—Oui, fit Barnabé, mais vous oubliez que Pancrace a eu la précaution d'en retirer les rames.
Puis, revenant à son idée:
—Décidément, notre Beau-François ne sait pas nager, ajouta-t-il gaiement.
À la pensée de Gervaise, qu'il allait bientôt revoir, Vasseur s'énervait dans l'attente.
—Meuzelin ne paraît pas! Pourquoi n'attaquerions-nous pas le Beau-François immédiatement? proposa-t-il.
—Non, non, dit vivement le squelette alarmé, songez au péril que peut courir Gervaise entre les mains du bandit exaspéré.
Et, en insistant d'un ton de prière pour vaincre la résistance du lieutenant, qui s'obstinait en une attaque subite, il continua:
—Fions-nous au policier que vous m'avez annoncé comme le malin des malins. Son plan doit être bon. Du reste n'avons-nous pas promis de suivre sa consigne de point en point?
—Soit! attendons, concéda enfin Vasseur, faisant céder son amour à la voix de la raison.
Pendant qu'il obtenait gain de cause, Fil-à-Beurre après un coup d'œil sur Fichet et Lambert, voulut avoir son procès entièrement gagné.
—Et songeons que cette consigne de Meuzelin nous recommande, pour ne point attirer sur nous la bande des Chauffeurs qui attend aux environs, de ne faire feu qu'à la dernière extrémité. Au premier coup de pistolet, les gueusards accourraient sur notre dos.
Cette phrase préparatoire de Fil-à-Beurre n'avait d'autre but pour lui que d'amener un conseil.
—Aussi feriez-vous bien, lieutenant, de commander à vos hommes de remettre à leurs ceintures les pistolets qu'ils ont à la main... Un doigt, appuyé par inadvertance sur la gâchette, peut amener le coup de feu que nous avons à éviter.
—Quittez vos armes, commanda Vasseur à ses hommes.
En replaçant ses pistolets à sa ceinture, Fichet gronda:
—Que si tant seulement j'aurais Bec-Fin!
—Qui appelles-tu Bec-Fin, citoyen Fichet? demanda Barnabé.
—Que c'est mon sabre. Un gendarme qu'a son sabre, il vaut plus mieux, je t'en fiche l'incertitude, que six gendarmes qu'à tant seulement que des joujoux à poudre, accentua le sabreur avec le dédain qu'il avait pour les armes à feu.
Un petit cri étouffé par le lieutenant joyeux fit retourner Fil-à-Beurre.
Là-bas, à l'angle de l'auberge, venait enfin d'apparaître le policier. Bien éclairé par la lune, il arrivait, suivant le rivage dans la direction de la Saunerie, de son pas lourd et avec son allure grotesque du Saucisson-à-Pattes. Le policier était redevenu l'aubergiste ridicule qui faisait tant rire.
Il allait jouer le rôle, annoncé par lui, du morceau de lard devant faire sortir le rat de son trou.
—Que porte-t-il donc sur son épaule? demanda Vasseur empêché par la distance de reconnaître l'objet.
La vue plus perçante de Fil-à-Beurre lui permit de découvrir quel était le fardeau de l'aubergiste.
—Eh! eh! fit-il en riant, il paraît que Meuzelin est de mon avis.
—Quel avis?
—Que le Beau-François ne sait pas nager. Alors il lui apporte de quoi se tirer d'affaire... Ça va être drôle! À coup sûr le rat doit sortir... Pourvu, pourtant, qu'il n'en cuise pas à l'ami Meuzelin! acheva Fil-à-Beurre d'une voix alarmée.
Enfin la distance diminuée laissa le lieutenant se rendre compte de ce que l'aubergiste tenait sur son épaule.
—Des avirons! dit-il.
—Oui, des avirons, reprit Barnabé, et son plan, que je devine, est des meilleurs. Il arrive vers la barque de Pancrace en homme qui se propose de jeter le filet au clair de la lune. Le Beau-François qui, comme nous, doit l'avoir vu, va se dire que les avirons lui permettront d'utiliser la barque pour se rendre à la Juliette, et nous allons le voir sortir de sa cachette.
Mais la voix de l'échalas, d'abord joyeuse, tourna au grave pour ajouter:
—Seulement, j'en suis toujours pour ce que j'ai dit. J'ai peur qu'il en cuise à Meuzelin.
Le moment était venu de se diriger vers la Saunerie pour être tout prêt à fermer la retraite au Chauffeur si, une fois sorti, il voulait revenir sur ses pas et rentrer en son repaire.
À pas assourdis, en évitant tout bruit, les quatre hommes s'approchèrent de la bicoque et vinrent se coller sur un des côtés de la Saunerie.
Seul, l'Échalas, dépassait de la tête l'angle de la façade, observant, pour les autres, ce qui allait se passer.
—Sort-il? demanda bien bas Vasseur, placé derrière Barnabé.
—Pas encore, souffla Fil-à-Beurre.
Il avait à peine répondu qu'il leva vivement la tête.
Au-dessus d'eux s'étendait cette grosse branche de l'arbre qui, jadis, avait servi de potence au faux saunier, le grand-père de Pancrace. Après avoir, en grande partie, recouvert le toit de la Saunerie, cette branche faisait brusquement saillie au-dessus de la porte du bâtiment qu'elle protégeait de son épais feuillage, impénétrable à l'œil.
—C'est drôle, pensa Barnabé, il me semble avoir encore entendu là-haut un craquement.
Mais le moment était à chose plus pressée. Il reprit son poste d'observation.
—Et bien? demanda le lieutenant.
—Ça mord! ça mord! lui murmura Fil-à-Beurre.
Le Beau-François, en effet, avait aperçu l'aubergiste arrivant à la barque avec ses rames. Il venait d'entre-bâiller la porte, juste de quoi passer la tête pour observer le Saucisson-à-Pattes.
Les quatre compagnons étaient aussi immobiles que des statues. Le plus petit bruit, en donnant l'éveil au Beau-François, le prévenait du voisinage de ses ennemis. Alors il rentrait en la cache où il tenait Gervaise, et la jeune fille avait tout à redouter du premier transport de rage qui s'emparerait du colosse en se voyant découvert.
Cependant l'Échalas soufflait toujours à Vasseur, dont la tête lui touchait l'épaule:
—Ça mord au mieux. Le maître rat se laisse attirer de plus en plus.
C'était la vérité. Le Beau-François s'était avancé d'un pas. Son plan était bien facile à deviner: il allait bondir vers l'aubergiste aussitôt que celui-ci atteindrait la barque. Alors, il l'assommerait sur place et possesseur des avirons qui lui permettraient d'utiliser l'embarcation, il traverserait la Sarthe pour se rendre à la Juliette et connaître la cause de son immobilité.
Comme l'araignée, après avoir paru au bord de son trou, guette la mouche qui va se prendre en sa toile, le Beau-François, sur le seuil de la Saunerie, laissait sa victime arriver.
Il crut enfin le moment favorable.
Pourtant, avant de s'élancer, il interrogea du regard les alentours de l'abri qu'il allait quitter.
Fil-à-Beurre n'eut pas le temps de retirer sa tête qui dépassait l'angle.
À un petit claquement qui se fit entendre, il avança le nez à nouveau.
Le Beau-François venait de fermer la porte et, ayant pris son élan, il courait sur l'aubergiste, se montrant de dos à Barnabé.
—En chasse, le rat décampe! annonça le squelette.
Aussitôt, les quatre compagnons, quittant leur poste, bondirent sur ses traces. Le plus urgent pour eux était d'arriver à temps pour sauver le Saucisson-à-Pattes des mains du géant. Une fois le scélérat pris et garrotté, ils reviendraient alors vers Gervaise.
Assourdi par sa course, le Chauffeur ne pouvait entendre les ennemis qui lui arrivaient sur les talons.
Ceux-ci le virent, tout courant, tirer de sa poche et ouvrir un long couteau. Il allait frapper l'aubergiste que, probablement, il jetterait ensuite à l'eau.
—J'avais bien raison de dire qu'il en cuirait à Meuzelin! pensa Fil-à-Beurre tout alarmé, en cherchant à gagner l'avance qu'avait le Beau-François.
Loin de se tenir sur ses gardes, l'aubergiste semblait ne pas même se douter du danger. Après avoir mis les avirons dans la barque, il était resté sur le rivage, occupé à rassembler les plis de son épervier étalé à terre, tournant le dos au Chauffeur qui approchait.
Le Beau-François finit par l'atteindre et leva sa main armée du couteau.
—Garde à vous! cria Vasseur, oubliant toute prudence à la vue de l'arme qui menaçait le policier.
Il était trop tard.
Le bras du Chauffeur s'abattit.
—Imbécile! ricana soudain l'aubergiste au lieu de tomber sous le coup.
La lame, loin de s'enfoncer dans le dos de l'agent, venait de voler en éclats, ne laissant plus que son manche au poing du géant.
Mais le cri d'alarme, jeté par Vasseur, avait fait se retourner le Chauffeur. Il avisa, encore à dix pas, ceux qui allaient fondre sur lui.
Il se vit pris.
Alors, poussant du pied la barque pour lui faire quitter le rivage, il s'y élança. Mais son intention n'était pas de s'en servir. Il avait aperçu les armes de ses adversaires et, ignorant qu'ils ne voulaient pas en faire usage, il eut peur qu'une décharge l'atteignît en sa fuite. En conséquence, il se dressa à l'avant du bateau et plongea dans la Sarthe.
Le bateau, déchargé de son poids, s'en alla à la dérive.
La vue du plongeon de François avait abasourdi Barnabé.
—Tiens! il sait nager, s'écria-t-il.
Tout à coup, il tressauta de colère. Malgré la consigne, un coup de feu avait retenti.
Il venait d'être tiré par Fichet qui, mauvais coureur et n'ayant pu suivre les autres, se trouvait encore à dix toises du groupe.
Seulement, fixé sur place, il regardait du côté de la Saunerie.
—Pourquoi as-tu tiré malgré la consigne? gronda Vasseur quand il l'eut rejoint.
—Que la consigne, il me figure, elle avoir été de ne pas tirer sur le Beau-François, objecta le soldat tout placide.
—Eh bien, alors? fit le lieutenant surpris.
—Et bien que j'ai visé un autre particulier.
Ensuite, tout en remettant à sa ceinture un pistolet déchargé, le soldat poursuivit:
—Que la nature dans sa compatissance quant à moi, elle a oublié de me gratifier des jambes d'un cerf. Courir, il n'est pas dans mes agréments. Pour lors, il m'est incombé, tout à l'heure, que je m'ai en allé les quatre fers en l'air. Comme je me recueillais de par terre en mon altitude, que t'est-ce que j'ai observé?
—Oui. Qu'as-tu vu en te relevant de ta chute? fit Vasseur sèchement.
Fichet montra du doigt la Saunerie en continuant:
—J'ai observé un homme qu'il dégringolait de la grosse branche qu'elle se superpose dessus la porte de la maison. Alors, dans la crédulité qu'il venait à la secouration de François, j'ai tiré sur lui.
—Et tu l'as atteint?
—Que son chapeau, il a sauté de sa tête. Mais je dubite que je l'aurai touché dans la gravité, car il est pénétré dans la Saunerie, et, tout succinctement, il s'en est excédé en emportant une femme dans ses bras.
—Gervaise! s'écria Vasseur avec un accent d'angoisse indicible.
Et, oubliant tout, affolé par le désespoir, il se précipita vers la Saunerie, sourd à la voix de Meuzelin, qui lui criait d'une voix alarmée:
—À l'auberge! vite à l'auberge, le coup de feu a tout gâté. Gagnons la Biche-Blanche.
Fil-à-Beurre par amitié, les deux soldats par devoir s'étaient élancés sur les traces du lieutenant.
—Le policier nous donne pourtant un bon conseil, mais, bast! Gervaise avant tout! pensa Barnabé tout en courant derrière Vasseur.
Resté seul sur la berge, le policier promena son regard sur la Sarthe pour apercevoir la tête du Beau-François venant reprendre haleine après son plongeon. Il ne vit que la barque, déjà éloignée, qui, contenant ses avirons, s'en allait à la dérive.
—Tout à l'heure, il ne fera pas bon ici, pensa-t-il.
Puis, mettant ses mains en entonnoir sur sa bouche, il envoya, à pleins poumons, un dernier cri d'appel à ceux qui venaient de disparaître dans la Saunerie.
Après avoir un peu attendu, comme il ne les voyait pas reparaître, il secoua la tête en disant:
—Chacun pour soi!
Sur ce conseil de prudence qu'il se donnait, il reprit le chemin de l'auberge.
Après y être entré et en avoir soigneusement verrouillé la porte, il se prit à rire.
—N'empêche, dit-il, que j'ai bien fait de me cuirasser le dos. Sans cela, le Beau-François me trouait comme une vieille savate.
Malgré le silence qui régnait au dehors, la fine oreille de Meuzelin dut surprendre quelque faible bruit lointain et inquiétant, car il murmura:
—Voici mes gredins qui entrent en chasse... Satané coup de feu! Comment secourir ces braves gens?
IX
C'était bien improprement que la masure de l'ancien pendu s'appelait la Saunerie. Elle ne contenait ni puits, ni fontaines, ni bassins, en un mot, rien de ce que comporte le travail du sel. Du vivant du faux-saunier, elle n'avait été que le dépôt du sel qu'il amenait par bateau de la basse Loire et qu'il vendait ensuite, en contrebande, dans tout le pays.
Encore ce dépôt, qu'il fallait dissimuler sous peine de mort, ne s'entassait-il qu'en des caves bien sèches, sur lesquelles s'élevait la maison qui, jadis, avait été celle du passeur d'un bac, établi en cet endroit de la Sarthe, que s'était fait allouer le grand-père de Pancrace. La gabelle restait insoucieuse de cette maisonnette du passeur, pauvre diable au service du contrebandier, sans se douter qu'une entrée habilement cachée descendait à ces caves où s'amassait le sel dont le prix de vente lui filait sous le nez.
Plus tard, le contrebandier pendu et le bac supprimé, la maison, dont le souvenir de l'exécution détournait tout locataire, était tombée en ruines. L'escalier des caves s'était peu à peu effondré, puis s'était comblé avec les débris d'une partie de la bicoque qui s'était écroulée. En somme, la construction ne consistait plus qu'en les quatre murailles qui entouraient celle des deux chambres, restée debout, qu'avait possédées l'habitation.
C'était en ce refuge, que protégeait encore une partie de toiture, que s'était caché le Beau-François, après y avoir amené Gervaise.
Donc, quand Vasseur, que suivaient Barnabé et les deux soldats, tous sourds au cri d'alarme de Meuzelin, se fut précipité dans la ruine, il ne fut pas long à constater l'horrible vérité.
—Disparue! s'écria-t-il douloureusement à la vue de la chambre déserte.
Ainsi, pendant qu'ils poursuivaient le Beau-François, en comptant revenir à Gervaise après la capture du Chauffeur, quelqu'un s'était introduit dans la Saunerie et en avait enlevé la jeune fille.
—Et tu dis avoir aperçu cet homme? demanda Vasseur s'adressant à Fichet.
—Oui. Qu'il s'est déchu de cet arbre qu'il dépasse le toit, affirma le soldat, en montrant la grosse branche qui surplombait l'entrée de la maison.
—Et, une fois sauté à terre, après avoir essuyé ton coup de feu, il est entré ici d'où il est ressorti aussitôt en emportant une femme? continua Vasseur d'une voix brisée.
—Que c'est comme j'ai l'honneur de vous écouter, déclara Fichet.
Il n'y avait pas à douter pour l'amoureux. La jeune fille était encore perdue pour lui!
Cette révélation de la lugubre vérité fut suivie d'un moment de silence, pendant lequel résonna, au loin, la voix de Meuzelin, qui leur criait encore:
—À l'auberge! vite à l'auberge!... Le coup de feu a gâté tout!
Mais Vasseur, le cœur brisé, ne pouvait entendre cet appel, tout frémissant qu'il était du sort de Gervaise. Une seule pensée s'imposait à lui: retrouver la jeune fille.
—Il faut rejoindre le ravisseur! s'écria-t-il.
Et, avant qu'on pût le retenir, il s'élança hors de la Saunerie.
Il n'avait encore fait que deux pas quand un coup de feu éclata et une balle, lui rasant le visage vint s'enfoncer dans le mur de la masure.
D'un bond, Barnabé rejoignit le lieutenant et, sans lui laisser le temps de résister, il l'emporta, pour ainsi dire, dans la Saunerie. Si prompte qu'avait été cette retraite, elle avait été saluée de deux coups de carabine, qui, heureusement encore, manquèrent leur but.
Devant le danger, qui se révélait menaçant à Vasseur, l'amoureux redevint subitement soldat.
—Barricadons la porte et défendons-nous, commanda-t-il.
—Euh! euh! marmotta Barnabé, il y aura de l'ouvrage; nous avons à faire aux gars du Beau-François, que le coup de pistolet de Fichet nous a amenés sur le casaquin.
En un clin d'œil, les quatre compagnons eurent entassé, derrière la porte, tous les obstacles, en pierres et en solives, que leur fournissaient les ruines éparses dans leur refuge.
Pendant ce travail, apparaissaient, sortant du bois et des taillis qui entouraient la Saunerie, une trentaine de mécréants à mine patibulaire. N'ayant pu surprendre leurs ennemis, ils se décidaient à une attaque ouverte, attaque d'autant plus acharnée que, lors de sa sortie, ils avaient reconnu Vasseur. Pour ces survivants de la bande d'Orgères, le lieutenant était une proie convoitée par leur haine féroce. Aussi hurlaient-ils, avec une joie sauvage:
—C'est le Vasseur, avec ses deux cognes! Nous les tenons! À mort! à mort!
Et ils se rapprochaient de la Saunerie.
Aux cris de mort qui menaçaient ses compagnons, Fil-à-Beurre se sentit jaloux et il grogna:
—Vasseur et ses cognes à mort!... Il paraît que je ne suis pas de la fête, moi; alors je vais me faire inviter.
Sans se garer, montrant bien son visage à l'ennemi, il vint à une des deux étroites fenêtres ajuster un assaillant:
—Un de moins pour la guillotine! cria-t-il quand l'homme qu'il avait visé tomba foudroyé par une balle en plein front.
C'était un beau début; et, pourtant, il ne contenta pas le pauvre Barnabé, qui pesta tout chagrin:
—Toujours maladroit! Pas de précision! Je vise l'œil et j'attrape le front!... Je ne serai jamais qu'une mazette!
Mais un succès le consola de son déboire. En tirant à la fenêtre, il s'était montré aux Chauffeurs. La mort du camarade redoubla leur rage.
—Tu nous le paieras, la grande perche!
—Mort au maigriot!
—Il est si sec qu'il nous servira de bois quand nous chaufferons les pieds de Vasseur et de ses cognes!
À toutes ces menaces, Barnabé, qui rechargeait son fusil, secouait la tête en souriant et disait, joyeux:
—Ah! à la bonne heure, ils sont gentils. Ils m'invitent à la fête.
Et comme il tenait à les remercier de la politesse, il mit en joue son fusil rechargé et fit feu.
Cette fois, il demeura stupéfait du résultat.
—Ah! fit-il étonné, c'est bien un pur hasard. Juste dans l'œil!
En même temps que le squelette, Vasseur et ses hommes, par l'autre fenêtre, avaient fait feu. Le lieutenant bon tireur, troua une poitrine. Lambert brisa une jambe.
Quant au pauvre Fichet, sa balle fut perdue.
—Oh! mille bourriques! que, tant seulement, si j'aurais Bec-Fin, jura-t-il! sans penser qu'à être ainsi enfermé entre quatre murs, son sabre ne lui eût été d'aucune utilité.
À cette défense, les assaillants ripostèrent par une décharge générale. Sitôt après avoir fait feu, les assiégés s'étaient retirés des fenêtres. Les balles des Chauffeurs s'incrustèrent dans la façade de la Saunerie. Une seule entra par l'ouverture qu'avait occupée Fil-à-Beurre.
Mais trois hommes tués et un blessé avait un peu calmé l'ardeur première des Chauffeurs. Ils battirent en retraite pour aller se cacher derrière les taillis qui, sauf du côté de la Sarthe, entouraient la masure. L'assaut menaçait de se convertir en blocus.
—Ils ont trouvé notre soupe trop chaude, avança Fil-à-Beurre, tout en bourrant son arme.
—Nous n'en avons pas fini avec eux, dit Vasseur en riant. Ils nous préparent quelque tour de leur façon.
Cependant Fichet avait pris Lambert dans un coin et, désolé de n'avoir pas Bec-Fin ni la possibilité d'en jouer, il lui disait:
—Que, vois-tu, un âne qui serait devant un grain de millet, il ne serait pas plus dans la mortification vexatoire que moi quant à ce qui décerne les armes à feu.
Pendant cinq minutes, il y eut répit de la part des Chauffeurs.
—Est-ce qu'ils nous oublient, les ingrats! murmura Barnabé en caressant son fusil. J'ai pourtant été poli avec eux.
Comme une réponse à son accusation d'ingratitude, il s'éleva, du côté de la rivière, une voix railleuse et mordante qui disait:
—Ah çà, les riffaudeurs, est-ce que vous vous cherchez les puces au lieu d'en finir avec ces gens-là? Allons, ouste! À la besogne, fainéants?
—Oh! oh! fit Barnabé, en voilà un qui le prend de bien haut avec nos drôles.
Et curieux de voir celui qui malmenait si cavalièrement le monde, il avança doucement la tête à la fenêtre.
Si Fil-à-Beurre ne connaissait pas la voix, il n'en était pas de même pour la figure de celui qui avait parlé, car il eut à peine regardé qu'il tressauta de joie en disant à Vasseur:
—Devinez qui? Le Beau-François en personne!
Et il arma son fusil en ajoutant:
—Justement, il est là bien en vue, à portée... Au sortir d'un bain froid, comme celui qu'il vient de prendre, on a de l'appétit et on n'est pas fâché de se mettre quelque chose dans le corps... Je vais lui offrir un pruneau.
Vasseur n'eut que le temps de relever le fusil de l'échalas.
—Non, non, dit-il, je veux avoir ce misérable vivant. L'échafaud le réclame.
Au même moment, le Beau-François disait à ses hommes:
—Je vous donne dix minutes pour vous emparer de cette cahute. Les deux cognes et la perche, je vous les abandonne; mais le lieutenant, gardez-le-moi vivant.
—Tiens! tiens! fit Barnabé en regardant Vasseur, il paraît qu'il y a de la sympathie entre vous.
Puis, croyant que la recommandation du Beau-François aurait fait Vasseur changer d'avis, il remit le colosse en joue et demanda:
—Faut-il que je le descende?
—Je te le défends! accentua le lieutenant d'un ton sec.
Il achevait quand, au dehors, la voix impérieuse du Beau-François donna cet ordre étrange:
—Quatre gars par rang, mouchoir en main, qu'on m'enlève cette taule à la bombe.
—Ah çà! ils possèdent donc de l'artillerie? Bigre! ils ont un ménage bien monté, ces gaillards! lâcha Fil-à-Beurre avec étonnement.
—Non. Attends et tu sauras ce qu'ils appellent la bombe, annonça Vasseur.
Ce qu'on nommait ainsi, dans l'argot des Chauffeurs, quand il s'agissait d'enfoncer une porte, n'était autre que le vieux moyen du bélier.
Huit, dix ou douze Chauffeurs, suivant le poids à soulever, se rangeaient sur deux rangs se faisant face. Chacun se joignait à son vis-à-vis par un mouchoir, une cravate ou une ceinture, tenue au poing. Sur cette sorte de lien se balançait un tronc d'arbre ou une poutre, quelquefois une longue échelle, bref, ce que le hasard avait fourni de lourd à leur entreprise. On avançait alors un des bouts, pointé sur l'obstacle à démolir. À l'autre extrémité se tenaient deux compagnons chargés de donner le ballant à cette espèce de catapulte.
Or, une lourde solive, tombée des ruines de la masure, et qu'une cause inconnue avait transportée un peu loin de la bicoque, s'était offerte aux yeux du Beau-François pour lui donner l'idée et le moyen d'attaquer la porte à la bombe.
—Eh! mais, c'est assez ingénieux! approuva Fil-à-Beurre qui, bien en recul de la fenêtre, les voyait, par cette ouverture, faire leurs préparatifs.
Là-dessus, il épaula son arme en demandant à Vasseur:
—Faut-il en envoyer un dans le paradis des Chauffeurs?
—Non, attends, commanda le lieutenant, il ne faut user de nos munitions qu'à bon escient.
Lambert n'était pas bien adroit. Fichet montrait une maladresse désespérante. Vasseur et Barnabé pouvaient seuls répondre de leur coup. Ce fut ce qui dicta l'ordre du lieutenant à ses soldats:
—Dès que nous aurons fait feu, vous nous passerez vos carabines et vous rechargerez nos armes.
—Voici le jeu qui commence, annonça Fil-à-Beurre toujours en observation.
En effet, huit hommes, unis deux à deux par le mouchoir, s'avançaient vers la Saunerie, supportant la solive dont une extrémité était braquée vers la porte.
Vasseur vint rejoindre Barnabé.
—Nous allons abattre les deux premiers, dit-il.
—Les deux de tête? demanda l'échalas.
—Non. Les deux premiers du même rang. Puis, avec les carabines de mes hommes, nous descendrons les deux suivants, toujours du même rang. C'est compris? termina Vasseur en épaulant.
—Parbleu! fit Barnabé qui mit en joue.
Les Chauffeurs arrivaient lentement avec leur fardeau, quatre d'un côté, quatre de l'autre, mais avec une hésitation visible. La bombe était un excellent moyen d'enfoncer une porte, mais toujours ils l'avaient employé contre des habitants que la terreur paralysait. Cette fois, ils s'adressaient à des adversaires sérieux qui avaient du sang sous les ongles. Cela changeait la thèse; ils le comprenaient si bien que, n'eût été qu'ils se sentaient surveillés par le Beau-François, ils auraient volontiers lâché cette corvée périlleuse.
—Feu! commanda Vasseur.
Les deux coups partirent.
—Feu! redit le lieutenant, quand Barnabé et lui eurent immédiatement pris les carabines des soldats.
Pas une balle n'avait été perdue.
Tués ou grièvement blessés, quatre porteurs venaient de s'affaisser du même côté de la poutre qui, prenant son dévers, roula sur leurs corps.
—Vlan! le jeu est fini! lâcha joyeusement Fil-à-Beurre qui, sans prudence, mit la tête à la fenêtre, pour mieux voir les survivants de la bombe qui fuyaient à toutes jambes sans demander leur reste.
Sa tête, ainsi visible, servit de but au Beau-François, qui lui envoya son coup de fusil. Le colosse était un excellent tireur, mais le sort de ses hommes lui avait donné une rage bleue qui, paraît-il, lui secouait les nerfs, car la balle destinée à Fil-à-Beurre, alla se perdre dans le refuge. Vouloir atteindre Barnabé, si maigre, c'était du reste un peu viser le coupant d'une lame de rasoir.
—Pas trop mal! dit-il quand le plomb, en passant, eut sifflé à son oreille.
Mais, immédiatement tout surpris:
—Quelle est cette musique? se demanda-t-il.
En quel endroit que se fût logée la balle, elle avait, en frappant, produit un son étrange.
Comme, pour se rendre compte du bruit qui avait résonné, le squelette s'était mis à chercher dans les décombres qui jonchaient le sol, il poussa un cri d'étonnement qui attira le lieutenant à son côté.
—Qu'as-tu donc, Barnabé? demanda-t-il.
—C'est le plaisir de retrouver une ancienne connaissance, dit l'échalas.
En même temps, il montrait du doigt à Vasseur un énorme pot de grès qui, à demi fracassé par la balle, laissait échapper de son flanc, entr'ouvert, un flot de louis d'or.
—Voici la tirelire où, de son vivant, Doublet enfermait ses écus. C'est le pot de salaisons dont je vous ai parlé, que le père de Gervaise tenait caché, dans la maison de Mégin, sous un tonneau d'avoine et où, certain soir, je l'ai entendu verser des louis.
—Trésor que le Marcassin, averti par Doublet, avait mission d'enlever en même temps qu'il emmenait Gervaise du village de Mégin, avança Vasseur.
—Ce qui a fait coup double à François quand, aujourd'hui, il a pris au Marcassin sa nièce et son or, continua Barnabé.
Et il se mit à branler la tête en ajoutant:
—Si le Beau-François persiste à rentrer dans son tas de louis, nous ne sommes pas près d'en avoir fini avec le maître drôle.
Croyant avoir raison de l'obstination de Vasseur, il le regarda en demandant:
—Laissez-moi donc lui offrir une balle?
—Non! appuya sèchement Vasseur; je veux que cet homme ait la tête tranchée.
C'était bel et bien de dire qu'on tenait à ce que le chef des Chauffeurs eût la tête tranchée; mais il fallait se trouver, au moins, dans une situation qui permît de voir, plus tard, cette espérance se réaliser. Pour le moment, la circonstance n'y prêtait guère.
En quittant la Saunerie pour aller s'emparer de la barque du Saucisson-à-Pattes, le Beau-François y avait laissé jeune fille et trésor qu'il comptait venir reprendre dès qu'il serait maître de l'embarcation. L'enlèvement de Gervaise, opéré pendant que le géant, après son plongeon, était encore sous l'eau, s'était si brusquement exécuté, que lorsqu'il était revenu sur l'eau pour reprendre son haleine, il avait vu Vasseur et les siens se précipiter vers la Saunerie. Comme, immédiatement, la masure avait été cernée par sa bande, le Beau-François était en droit de croire que la jeune fille était encore enfermée avec les quatre compagnons.
Que la jeune fille fût tuée par une balle perdue qui pénétrerait dans la cahute, le Chauffeur ne s'en alarmait pas outre mesure. La mort de Gervaise était, en somme, un moyen d'être vengé du Marcassin par lequel, lui, tant fier de sa force, avait été si facilement terrassé et jeté dans la trappe de cave comme un paquet de linge sale.
Mais il tenait à son or!
Il voulait le recouvrer.
Aussi Fil-à-Beurre avait-il eu parfaitement raison de dire:
—Si le Beau-François persiste à rentrer dans son tas de louis, nous ne sommes pas près d'en avoir fini avec le maître drôle.
Il revint à la fenêtre pour voir ce qu'il était advenu des assaillants.
—Place nette! s'écria-t-il. Où sont-ils passés, ces forcenés-là?
—Ils s'avont évaporés comme des ondes! annonça Fichet qui, à l'autre fenêtre, faisait le guet.
En effet, nul Chauffeur n'était visible. Sans les cadavres étendus sur le sol, c'eût été à croire que rien ne s'était passé. Mais cette solitude et ce silence n'en étaient que plus redoutables. L'ennemi ne pouvait avoir renoncé à la lutte. Il devait, en cet instant, préparer quelque nouveau mode d'attaque.
—Ils nous préparent une vilaine manigance, avança Barnabé.
—Attendons, dit le lieutenant.
Pendant que, chacun à une fenêtre, Lambert et Fichet veillaient au grain, Vasseur et l'échalas s'assirent sur un tas de décombres.
La situation n'était pas gaie. Tenter une sortie, c'était vouloir se faire écharper sous le nombre. Des munitions, les quatre hommes en possédaient à eux tous, de quoi abattre un à un tous les gars du Beau-François, s'ils voulaient consentir à servir de cible; mais la disparition desdits gars prouvait que ce genre de distraction n'était pas de leur goût.
Quant à croire qu'ils étaient partis, il ne fallait pas s'arrêter à cette pensée. L'or du Beau-François était là pour défendre d'admettre cette supposition.
Restaient encore deux longues heures à s'écouler avant que le jour arrivé amenât sur la route des voyageurs qui pussent les secourir et, encore, ces voyageurs ne seraient ni assez nombreux ni assez hardis pour s'attaquer à toute une bande.
—J'ai confiance en Meuzelin, prononça Vasseur. Il ne doit pas être resté sans chercher un moyen de nous secourir.
—Oui, mais arrivera-t-il avant le tour que ces vauriens nous mijotent? répliqua Barnabé. Quel peut bien être ce tour?
—Je l'ignore. Il doit tendre à nous faire sortir de notre refuge, avança le lieutenant.
Et il répéta:
—Attendons.
Or, à attendre, la pensée travaille. Il arriva donc que l'esprit de Vasseur, oubliant la situation présente, se mit à caresser un doux souvenir, ce qui le conduisit bientôt à pousser un gros soupir en murmurant:
—Qu'est devenue Gervaise?
—J'ai dans l'idée qu'elle est maintenant en des mains amies qui la protégeront, dit gravement Barnabé.
Tandis que le lieutenant attachait sur lui des yeux où venait de luire l'espérance, il continua:
—Oui, j'ai la certitude qu'elle a été reprise par son oncle, le Marcassin. Il n'est pas précisément un imbécile, cet ours énorme. En fait de finesses et de ruses, je suis convaincu qu'il en remontrerait largement au Beau-François. Il n'a pas dû courir longtemps après le ravisseur de sa nièce. Le géant avait trop peu d'avance sur lui pour avoir compté lui échapper par la fuite. Donc le Marcassin est revenu sur ses pas et, à la vue de la Saunerie, il a éventé la mèche. Son ennemi devait être là!
—Mais, objecta Vasseur, pourquoi n'est-il pas venu attaquer le Beau-François dans son repaire?
—Pour la même raison qui nous a fait attendre pour secourir Gervaise que le scélérat eût quitté son trou. Comme nous, l'oncle a eu peur que le colosse, avant de lutter, se vengeât sur sa prisonnière et, comme nous encore, il a voulu surprendre son gredin en dehors de sa cachette; il a alors grimpé sur l'arbre qui accote la Saunerie, et tapi dans le feuillage de l'énorme branche qui surplombe la porte, il est resté à l'affût, à l'exemple du tigre qui guette, pour s'élancer sur sa proie, qu'elle passe au-dessous de lui.
—Et pourtant il est resté immobile quand le Beau-François est sorti de la masure, dit le lieutenant.
—Sans compter qu'il a bien fait, puisque nous nous chargions de sa besogne. Est-ce que vous croyez que du haut de sa branche il ne nous avait pas aperçus surveillant la Saunerie? N'a-t-il pas deviné, à la vue de Meuzelin, arrivant avec ses avirons, le moyen inventé pour attirer le Beau-François? Quand nous nous sommes élancés aux trousses du Chauffeur, il a profité de l'occasion qui lui laissait le champ libre. Se croyant suffisamment vengé de François qui allait tomber, croyait-il, en nos mains, le Marcassin s'est laissé choir de son arbre et il a emporté sa nièce.
—Gervaise aux mains de cette brute! prononça le lieutenant avec une crainte mêlée de dégoût.
—Brute, oui, mais une brute qui doit avoir de l'affection pour la jeune fille, prononça lentement Barnabé.
Et, après une pause:
—Voulez-vous une preuve de ce que j'avance? demanda-t-il.
—Dis.
Fil-à-Beurre étendit la main vers le tas d'or tombé du pot brisé par la balle.
—Ce trésor appartenait au Marcassin, dit-il, et il a dédaigné de l'emporter pour pouvoir plus promptement sauver sa nièce.
L'entretien fut interrompu par cette phrase que grondait Fichet, toujours au guet:
—Qué fichaise ils fichent donc, ces fichus-là! Que mon entendement il me les révèle qu'ils sont à fouillasser dans les taillis sans tant seulement qu'on observe le bout de leur nez.
—Peut-être cueillent-ils des violettes? avança Fil-à-Beurre.
Soudainement, il se fit immobile, attentif, l'oreille aux écoutes, en homme surpris par un bruit.
Il marcha à Vasseur qui, resté assis à la même place, semblait, de son côté, prêter une profonde attention à un bruissement suspect.
—Lieutenant, entendez-vous? souffla le squelette.
—Oui, depuis un instant.
—Que nous préparent-ils? continua Barnabé en tendant encore l'oreille pour tâcher de deviner.
Vasseur aussi demeura attentif.
—J'y suis! fit brusquement l'échalas; ils sont en train d'amasser sur le toit un tas de matières combustibles auxquelles ils mettront le feu. Ils se servent du gros arbre pour arriver au-dessus de la maison. Bientôt le toit de vieilles planches vermoulues flambera comme un papier brûlé et un brasier nous tombera sur la tête.
Le lieutenant avait écouté Barnabé, la face étonnée, les yeux grands ouverts.
—Ah çà! fit-il, c'est donc là-haut que tu entends?
—Oui... et vous? demanda l'échalas, surpris à son tour de la question.
Vasseur montra à ses pieds.
—Moi, c'est là! dit-il.
À cette réponse, Barnabé se pencha vers la terre qui, sous les décombres, formait l'aire de la chambre.
Des coups sourds s'entendaient sous la profondeur du sol et témoignaient d'un travail souterrain pour arriver jusqu'à eux.
—Saperlotte! Par en haut, par en bas, nous allons avoir tout à l'heure bien de la réjouissance, murmura Fil-à-Beurre.
Il avait deviné juste pour le toit. En s'aidant de l'arbre, les Chauffeurs avaient entassé sur l'abri de la masure tout ce que les environs leur avaient fourni de bois mort et d'herbes desséchées.
Puis ils mirent le feu à l'amas.
Comme l'avait prévu Barnabé, le toit fit une courte flambée, et, en s'effondrant, entraîna avec lui la masse enflammée.
Mais, aussitôt, une effroyable explosion retentit. La masure fut secouée jusqu'aux fondations et ses murailles, après avoir vacillé sur leur base, s'écroulèrent en s'abattant sur les quatre compagnons.
X
Quand la guerre civile avait détruit et incendié tant de châteaux dans les pays soulevés, c'était miracle qu'elle eût épargné le charmant domaine de la Brivière, situé à deux portées de fusil de la rive gauche de la Loire, non loin de Beaupréau, entre le village de Chalonne et celui de Saint-Florent-le-Vieil.
Le château avait bien été pillé, mais les constructions étaient restées debout et intactes; de sorte que ç'avait été affaire de meubles, envoyés d'Angers et de Nantes, pour la personne qui était venue habiter le castel, au bout de longues années d'abandon écoulées depuis le départ de son dernier maître.
C'est quinze jours après les événements de la Saunerie, précédemment racontés, que se passait, à la Brivière, la scène suivante entre deux jeunes femmes, l'une blonde, âgée d'environ dix-huit ans; l'autre brune, qui devait compter vingt-trois ans; mais toutes deux d'une beauté incontestable, quoique d'un genre tout différent.
La brune, renversée sur un fauteuil, position qui faisait saillir, sous un riche peignoir de mousseline des Indes, toutes les richesses de son buste, dominait la blonde qui, simplement vêtue de laine, était assise devant elle sur un tabouret bas.
Avec un sourire aimable et d'une voix douce qui sollicitait une confidence, la brune demandait:
—Voyons, mignonne, sois franche: tu as un amoureux?
—Non, madame, dit ingénument la jeune fille.
La dame, à cette réponse, leva un doigt et, d'un ton rieur qui semblait douter:
—Gervaise! Gervaise! fit-elle. Ton nez remue... preuve que tu n'es pas franche.
La jeune fille secoua négativement la tête.
—Comment? ma bellotte, vrai de vrai?... pas un petit amoureux... un amoureux timide qui, en rougissant, t'ait jamais dit combien tu es gentille? insista la dame.
Et, prenant le menton de Gervaise dont elle tourna vers elle le gracieux visage:
—Cherche bien dans tes souvenirs, appuya-t-elle.
Il dut y avoir sur les traits ou dans les yeux de Gervaise quelque indice qui la trahit, car la belle brune s'écria joyeusement:
—Oh! la vilaine! qui ne veut pas franchement avouer qu'elle aime...
Alors Gervaise se hasarda à demander:
—Vous, madame, aimez-vous ou avez-vous aimé?
Un nuage rapide passa sur le front de la brune.
Elle sembla hésiter; puis, sans préciser si elle parlait du présent ou du passé, elle répondit:
—Oui, Gervaise.
Ces deux mots, elle les avait accentués d'un ton bref, et un éclair avait lui dans ses yeux... Était-ce colère sourde; était-ce souffrance secrète? Il eût été impossible de deviner lequel de ces deux sentiments avait réveillé la question de la jeune fille.
—Eh bien, reprit Gervaise, apprenez-moi à quoi on reconnaît qu'on aime, et je vous dirai si j'aime.
—Quand il n'est pas là, on pense à lui.
Gervaise rougit et d'une voix timide:
—Il en est ainsi pour moi! avoua-t-elle.
—Il vient à peine de vous quitter qu'on voudrait le voir revenir, continua la brune.
—Toujours ainsi! répéta la jeune fille.
La dame embrassa Gervaise dont, ensuite, elle prit la ravissante tête entre ses mains et, en la regardant dans les yeux, elle lui demanda de sa voix redevenue affectueuse:
—Veux-tu savoir la vérité?
—Oui, madame.
—D'après le peu que tu m'as dit, ma pauvrette, ton cœur est pris.
Alors, à brûle-pourpoint:
—Que fait-il? demanda-t-elle.
—Il est commerçant, je crois.
—Il se nomme?
—Je l'ignore.
—Il habite?
—Je ne sais où.
Cette fois, la dame eut un franc rire.
—Tu crois, tu ignores, tu ne sais, dit-elle en raillant. Eh! eh! ma belle, voilà un bien heureux homme, puisqu'en restant aussi mystérieux, il est arrivé à se faire aimer... Ah çà, où et comment l'as-tu connu?
—À Mégin. Une première fois, le hasard l'avait amené en notre maison... Ensuite, il est revenu, jusqu'au jour où je ne l'ai plus revu.
Et Gervaise poussa un gros soupir.
—Plus revu? répéta la brune; il t'avait donc oubliée?
—Non, c'est moi qui ai brusquement quitté le village.
—Sans avoir pu le prévenir?
—Hélas! fit tristement la jeune fille.
La confidence fut interrompue par un petit coup frappé du dehors à la porte. C'était un grand diable de laquais, gauche, maladroit, qui, après avoir lourdement esquissé un salut, demanda:
—Madame veut-elle recevoir deux envoyés de la commune de Beaupréau?
—Qu'ils entrent.
Avant que les visiteurs fussent introduits, la dame alla ouvrir un petit meuble d'où elle tira un papier.
Les deux hommes apparurent.
—Citoyenne, dit le plus petit, mon devoir me commande de te demander de m'exhiber la permission qui autorise ton retour en France et prouve ta radiation de la liste des émigrés.
Sans mot dire, la dame tendit l'acte.
La lecture du papier ne suffit pas au petit homme qui, avec la gravité d'un roquet, se redressa en disant:
—Ainsi donc, tu es la citoyenne veuve Méralec, née Brivière?
Un pli s'était creusé au front de la dame en entendant cette sorte d'interrogatoire.
—Ce document ne le prouve-t-il pas? répliqua-t-elle d'un ton sec en reprenant le papier des mains du questionneur.
Il allait parler à nouveau quand celui qui l'accompagnait le repoussa sur le second plan en disant:
—En voilà assez, Croutot.
Alors, avançant d'un pas, il étendit la main à deux pieds au-dessus du parquet et avec un sourire niais qui dilatait sa large face, il débita respectueusement:
—Dire que je vous ai vue pas plus haute que ça, madame la comtesse.
Et, après une petite pause:
—Pipart... Avez-vous oublié Pipart? demanda-t-il.
La comtesse sembla chercher le souvenir lointain qu'on évoquait, puis elle s'écria:
—Pipart, avez-vous toujours votre bel appétit d'autrefois?
Le Pipart, à cette question sur son appétit, lâcha un bruyant rire qui lui fit ouvrir une bouche énorme meublée de dents larges, solides, formidables, et répondit:
—Toujours! madame la comtesse, toujours!... Je puis même, sans me vanter, dire qu'il a doublé.
—Oh! oh! alors qu'est-ce donc? fit la comtesse avec une sorte d'admiration railleuse, tout en retournant au petit meuble d'où elle avait tiré le papier qu'elle venait de présenter.
Pour s'y rendre, elle passa devant Gervaise. Elle souffla quelques mots à l'oreille de la jeune fille qui, tout aussitôt, quitta la chambre en disant:
—Je vais le prévenir.
Cette interruption déplut au pygmée, ce faible roquet répondant au nom de Croutot. La moindre contrariété rend les petits chiens hargneux. Croutot prouva son point de ressemblance, en reprenant d'un ton sec et bref, qui ressemblait à un jappement:
—Pourquoi, citoyenne, n'avoir pas obéi aux prescriptions du décret sur la rentrée des émigrés, qui ordonne à tout arrivant de se présenter devant les officiers municipaux de la section de sa commune?
—Parce que j'ai espéré que les dits municipaux seraient assez galants pour venir me trouver... Et vous voyez que mon espoir n'a pas été trompé à propos de votre galanterie, répliqua la comtesse d'un ton aimable.
À cet éloge, Pipart s'inclina en débitant:
—Trop honoré, madame la comtesse.
Mais Croutot ne lâchait pas, lui, du «madame la comtesse». Après une moue de mépris pour son collègue Pipart, il reprit, toujours rébarbatif:
—Tu sais, citoyenne Méralec, que cette comparution devant les officiers municipaux comporte un interrogatoire en vue de constater ton identité et de te permettre de rentrer dans ceux de tes biens qui n'ont pas été vendus par la nation.
—Interrogez et je répondrai, dit madame de Méralec.
Le nabot se redressa, tout orgueilleux de son autorité qu'on reconnaissait.
—Citoyenne, prononça-t-il, plus grave qu'un dindon, tu te dis fille du ci-devant marquis de Brivière?
Madame de Méralec fouilla encore dans son meuble, dont elle tira deux actes qu'elle tendit à Croutot en répondant:
—Voici mon acte de naissance, délivré jadis par la paroisse de Chalonne, et l'extrait mortuaire de mon père, mort à l'étranger en 1797.
Croutot prit les papiers et les parcourut des yeux en silence; puis il les remit à la comtesse, qui les présenta au collègue municipal en demandant:
—Voulez-vous en prendre aussi connaissance, Pipart?
Celui-ci appela sur ses lèvres son plus séduisant sourire et repoussa les actes en disant:
—D'abord, madame la comtesse, je vous reconnais trop bien. Vous êtes le portrait frappant de votre père... et puis, après la lecture que vient de faire de ces papiers mon collègue Croutot, j'aurais l'air de contrôler derrière lui. Je ne lui fais pas cette injure.
Tout radieux de l'importance que lui donnait Pipart, l'avorton reprit:
—Et tu es veuve, citoyenne?
—Veuve du comte de Méralec, qui m'a épousée en Autriche trois mois avant la mort de mon père, et qui s'est fait tuer l'an dernier à la défense du pont de Constance.
Croutot, à ces détails, fit une moue dédaigneuse.
—En combattant pour les Russes contre la France! mâcha-t-il d'une voix sévère.
Madame de Méralec avait tiré de son meuble deux autres papiers qu'elle apporta en disant:
—Voici mon acte de mariage et un acte de notoriété attestant la fin de M. de Méralec. Si je ne produis pas l'acte de décès, c'est que le corps de mon mari n'a pu se retrouver pour la constatation légale. L'acte de notoriété m'a été délivré sur le témoignage de cinq personnes combattant sur le pont à côté de mon mari, qui l'ont vu, frappé mortellement, tomber dans l'eau. Vous voyez leurs signatures au bas de l'acte.
—Très bien! fit Croutot en redonnant les papiers à la comtesse après une lecture attentive.
Pendant que madame de Méralec allait reporter ces actes à côté des autres dans le petit meuble, Pipart, à son tour, prit la parole.
—On nous a dit, madame, que la diligence qui, il y a huit jours, vous amenait ici, a été attaquée entre Angers et Ingrandes, par des hommes de la bande Coupe-et-Tranche?
—Hélas! oui, fit la comtesse en frissonnant d'épouvante à ce souvenir.
—La patrouille ambulante n'a-t-elle pas rempli son devoir? demanda Croutot en faisant allusion aux cinq soldats qui, juchés sur la bâche de la voiture, escortaient chaque diligence.
—Les brigands les ont tués de leurs cinq premières balles.
—Pauvres diables! murmura Pipart.
—Mais, appuya Croutot, moins sensible que son collègue, l'attaque ne compte pas que ces cinq victimes.
—Malheureusement, non! dit madame de Méralec, émue et pâle. Il se trouvait dans le coupé de la diligence, que je partageais avec elle, une jeune femme. Les brigands l'ont arrachée, sans mot dire, de la voiture, et, sur le revers de la route, ils l'ont fusillée à bout portant.
—Fusillée! répéta Pipart; elle a donc tenté de se défendre?
—Elle n'a rien dit, rien fait. Les bandits sont venus tout droit à la portière en gens renseignés d'avance. Il n'y a pas eu, de leur part, la moindre hésitation entre elle et moi... et la chose s'est passée comme je viens de vous la conter... Sitôt l'infortunée morte, les brigands qui maintenaient les chevaux ou couchaient les postillons en joue, ont laissé la diligence continuer sa route.
—Ce serait donc uniquement pour assassiner cette femme que la diligence a été attaquée? avança Pipart.
—C'est à supposer, dit la comtesse.
—Pourquoi? reprit Pipart. Pour le savoir, il faudrait d'abord apprendre quelle était cette femme. Une enquête serait probablement arrivée à le découvrir.
Décidément, Croutot ne posait pas à l'homme sensible, car, à ces mots, il haussa les épaules en disant d'un ton railleur:
—Une enquête! comment l'auriez-vous faite votre enquête? En cherchant quelqu'un qui, à la vue du cadavre, aurait pu révéler quelle était cette inconnue... C'était là, n'est-ce pas, le résultat probable de l'enquête?
—Sans doute, affirma Pipart.
—Alors, sache donc, citoyen, que, quand le corps de la femme a été relevé sur la route par des gens d'Ingrandes, il était décapité... Coupe-et-Tranche devait avoir un intérêt majeur à ce que la victime ne fût pas reconnue, puisqu'il a fait disparaître la tête.
Puis, s'adressant à madame de Méralec, à laquelle il affectait de ne pas donner son titre et de parler suivant la formule usuelle:
—Mais toi, citoyenne, tu pourrais seule donner quelques renseignements précieux. Ne viens-tu pas de dire que cette femme voyageait avec toi dans le coupé?
Si pénible qu'il lui fût de parler du drame dont le souvenir la faisait encore frémir de tous ses membres, madame de Méralec répondit:
—C'est la vérité. Mais je ne saurais rien révéler qui puisse être utile. Elle était montée en voiture à la Flèche, en pleine nuit. Après quelques mots échangés sur l'heure à laquelle la diligence la déposerait le lendemain à Nantes, elle allégua une grande fatigue qui lui donnait un grand besoin de sommeil. Elle s'accota dans son coin et s'endormit. Le bruit de la fusillade, qui tuait les soldats de la patrouille ambulante la tira brusquement de son sommeil... Avant même qu'elle eût complètement recouvré ses esprits, elle était arrachée de la voiture et assassinée.
Et la comtesse, avec un frisson d'épouvante, balbutia:
—Il m'a semblé qu'un sinistre présage s'annonçait pour moi dans ce meurtre accompli le jour même où j'allais rentrer dans mon domaine de Brivière.
Ces derniers mots rappelèrent au petit Croutot un point de sa mission.
—À ce propos, tu as oublié, veuve Méralec, de satisfaire à une des formalités imposées par le décret qui règle la restitution de leurs biens aux émigrés.
—Laquelle?
—Tu avais d'abord à faire reconnaître ton identité par trois témoins attestant t'avoir connue jadis ou se portant garant que des droits d'héritage t'ont rendue légitime propriétaire des biens réclamés.
La veuve se tourna vers Pipart.
—Sur trois témoins, j'en ai déjà un. N'est-ce pas, vieil ami? demanda-t-elle.
—Oh! fit avec empressement Pipart, mon témoignage vous est tout acquis.
Et, en étendant encore la main, il répéta:
—Ne vous ai-je pas connue quand vous n'étiez pas plus haute que ça!
—Bien! appuya Croutot; restent deux témoignages à produire.
—Le deuxième sera un vieux serviteur de ma famille, qui exploite une des métairies du domaine. Il ne va pas tarder à venir, car je l'ai fait demander, fit la comtesse.
—Reste le dernier témoin à trouver, insista Croutot, à cheval sur la loi.
Tout en répondant, madame de Méralec était revenue à son petit meuble et, avant de le fermer, elle procédait à un dernier rangement des actes qu'elle avait produits.
En même temps qu'elle s'occupait de ce soin, en tournant le dos aux deux officiers municipaux, elle lisait un papier, couvert de notes, qui se trouvait au fond du tiroir.
Elle se leva et ferma le meuble en disant:
—Ce troisième témoin qui me manque, pourquoi, citoyen Croutot, ne serait-ce pas vous?
—Mais je ne te connais pas, veuve Méralec, fit le roquet qui se redressa tout insolent.
—Oh! oh! en êtes-vous bien certain? fit railleusement la veuve en s'avançant vers lui.
Elle allait l'atteindre quand la porte s'ouvrit.
C'était le vieux métayer attendu, dont il venait d'être parlé, qui faisait son entrée.
Et ce métayer n'était autre que le Marcassin.
En pénétrant dans le boudoir de la comtesse, le métayer, d'un rapide regard de son œil gris et dur, avait dévisagé les deux officiers municipaux. Nulle impression ne se pouvait lire sur sa face poilue qui trahit l'impression produite par cet examen, mais un presque imperceptible haussement de ses larges épaules aurait pu s'interpréter comme un signe de dédain pour ces deux importuns, qui venaient faire acte d'autorité au château.
—Madame la comtesse m'a fait demander par Gervaise? dit-il de sa voix rauque et lente.
—Oui, mon brave Cardeuc, fit la veuve.
Un sourire lui vint aux lèvres et elle ajouta:
—Rappelle-moi donc l'étrange sobriquet que, m'as-tu dit, tu portes maintenant.
—Le Marcassin.
—Le fait est qu'il a le poil de cet animal, ricana l'avorton Croutot qui, à côté du métayer, ressemblait à un rat maigre près d'un bœuf.
Le Marcassin, sans doute par respect pour sa maîtresse, ne souffla mot à la plaisanterie du nabot; mais son regard alla, une seconde, se poser, fixe et aigu, sur la chétive personne du railleur.
Cependant madame de Méralec avait continué en s'adressant à son métayer:
—Ces messieurs me sont envoyés, Cardeuc, par la municipalité de Beaupréau, dont ils font partie, pour m'enjoindre de me conformer à toutes les formalités imposées par le décret qui autorise le retour des émigrés. Une de ces prescriptions m'ordonne de faire reconnaître mon identité par trois témoins.
Pipart crut devoir rentrer en scène. Il baissa encore la main à deux pieds du parquet et répéta sa phrase:
—Je vous ai connue pas plus haute que ça. Donc je suis prêt à être un des trois témoins.
—Convenu, Pipart, dit gracieusement la comtesse.
Et pour prouver que si lui la reconnaissait, elle, de son côté, avait gardé son souvenir, la veuve demanda en riant:
—Mangez-vous toujours un gigot de huit livres à vous tout seul comme jadis, mon cher Pipart?
À cette question, les yeux de l'ogre brillèrent de sensualité gastronomique, ses lèvres frémirent et, après un claquement de ses mâchoires, comme si elles broyaient os et viande, il répondit:
—Aujourd'hui, j'en mange deux!
La comtesse se tourna vers le Marcassin:
—Voici mon premier témoin trouvé, fit-elle; veux-tu être le deuxième, Cardeuc?
—Oui. Depuis deux cents ans, les Cardeuc ont, de père en fils, exploité la métairie de Saint-Florent-le-Vieil qui dépend du château de Brivière. Moi, voici vingt années que je l'exploite en vertu d'un contrat, que je puis montrer, qui m'avait été passé par votre père, Raoul-Yvon-Louis Jarniel, marquis de Brivière. Je vous ai vue naître et, malgré treize années écoulées depuis votre départ, alors que vous aviez dix ans, je vous reconnais pour Jeanne-Clotilde, la fille du marquis, mon dernier maître, dont vous êtes le portrait frappant.
Le Marcassin, cela débité de sa voix caverneuse, se tourna vers Croutot en disant:
—Je suis prêt à le signer.
—Faut-il donc que ces témoignages soient donnés par écrit? demanda la veuve en s'adressant à Pipart.
—Oui, madame, affirma le mangeur de gigots.
—Alors, je vais vous fournir plume et papier, dit la comtesse en allant rouvrir le petit meuble où elle avait enfermé ses actes.
Un rire moqueur se fit entendre. Il venait de Croutot qui, en secouant la tête, demanda à la veuve:
—Est-ce que tu ne te presses pas un peu trop, citoyenne?
—En quoi faisant?
—En préparant ton papier.
—Pourquoi?
—Parce que, pour dresser le certificat, il me semble qu'il te manque quelque chose.
—Quoi donc?
—Parbleu! ce troisième témoin exigé par le décret.
—Mais non, il ne me manque pas, ce troisième témoin: il est ici.
Par dérision, le nabot promena autour de la chambre ses yeux étonnés, en débitant d'un ton goguenard:
—Je ne le vois pas. Se cache-t-il donc sous les meubles?
—Oubliez-vous, fit la comtesse, que je vous ai déjà dit que ce troisième témoin c'était vous.
—Oui, appuya sèchement le nain, mais je t'ai répondu, citoyenne, que je ne te connaissais ni d'Ève ni d'Adam.
—C'est bien singulier alors, car moi je me souviens de vous. Voulez-vous permettre, citoyen, que je vous rafraîchisse la mémoire? proposa madame de Méralec.
Croutot pouffa d'un nouveau rire moqueur, se campa sur une jambe, fit un effet de torse et, tout confiant en lui-même, lança d'un ton insolent:
—J'attends!
La veuve marcha vers l'avorton et quand elle fut devant lui, les yeux dans les yeux, elle lui demanda tout bas:
—Donnez-moi donc des nouvelles de Julie?
—De Julie? répéta Croutot dont la voix parut tout à coup s'étrangler quelque peu. Il y a tant de Julie! Si au moins tu me la signalais par une singularité quelconque.
—Y tenez-vous beaucoup? demanda la veuve.
—Sans doute, affirma Croutot dont cependant l'assurance paraissait chanceler.
—Eh bien, dit la comtesse, puisqu'il faut une particularité, cette Julie, qui aimait tant à aller sur l'eau.
Ce renseignement était bien simple, et, pourtant, son effet fut foudroyant sur l'officier municipal. Son rire railleur s'éteignit brusquement sur ses lèvres devenues blanches et frémissantes. Sa face se convulsa d'épouvante, et, les yeux agrandis, il demeura bouche béante devant madame de Méralec qui lui souriait le plus gracieusement du monde.
—N'est-ce pas que vous vous souvenez si bien de moi, à présent, que vous serez heureux d'être mon troisième témoin? lui souffla alors la Comtesse.
D'un prompt coup d'œil, Croutot chercha le Marcassin et Pipart. Il les vit causant ensemble, éloignés dans un coin où, par discrétion, ils s'étaient retirés. Rien ne laissait à supposer qu'ils eussent entendu un mot.
Le nabot était de la nature des chats qui, même de la plus haute chute, retombent toujours sur leurs pattes. Il venait d'éprouver une bien violente et fort désagréable émotion, mais il n'en parut rien dans l'accent à la fois étonné et joyeux avec lequel il s'écria:
—Que ne le disiez-vous tout de suite? madame la comtesse. Certes oui, à présent, je me rappelle tous ces détails de votre enfance. Aussi serai-je tout honoré d'être votre troisième témoin.
À ces paroles, lancées à haute voix, le Marcassin et Pipart, cessant leur conversation, s'étaient retournés pour venir à la table sur laquelle la comtesse leur montrait papier, plume et encre, en disant:
—Vous êtes les trois témoins exigés par le décret. Veuillez donc me dresser votre acte de reconnaissance.
Séance tenante, Croutot écrivant, ils rédigèrent le certificat qui, attestant que Jeanne-Clotilde, veuve du comte de Méralec, était bien fille de défunt Raoul-Ivon-Louis Jarniel, marquis de Brivière et lui reconnaissait le droit d'entrer en jouissance de ceux des biens paternels que les événements politiques avaient laissés libres.