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Le saucisson à pattes I: Fil-à-beurre

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XI

La belle et jeune Clotilde de Brivière, comtesse de Méralec, était une des premières rentrées en France de l'émigration. Aussi, dans le pays, avait-il été beaucoup parlé d'elle avant même qu'elle fût revenue dans le château de ses pères.

Huit jours avant qu'elle fît son apparition, son retour avait été annoncé partout par son fidèle métayer Cardeuc, dit le Marcassin. Il avait été dans tous les environs, en tous coins, en toutes chaumières, colportant la lettre qu'il avait reçue de la comtesse lui annonçant sa prochaine arrivée, avec tous les détails et renseignements sur le voyage, à petites journées qui, du fond de l'Allemagne, la ramènerait au manoir de Brivière.

Il fallait voir avec quelle joie le métayer exprimait son bonheur de revoir bientôt la dernière de cette illustre race des Brivière que, depuis deux cents ans, de père en fils, la famille des Cardeuc avait servie.

Et, quand un acquéreur de quelque lopin de terre ayant appartenu au domaine de Brivière, plaidant sa cause en ayant l'air de s'intéresser à celle du Marcassin, lui disait:

—Mais, Cardeuc, tu as acheté ta métairie quand, après la confiscation, elle a été vendue comme bien national. Est-ce qu'il te faudra la rendre?

Alors le Marcassin regardait le questionneur de son œil sombre et répondait d'une voix qui sonnait menaçante:

—J'ai acheté ma métairie pour la conserver à la fille de mes maîtres et je compte qu'il en sera de même de tous ceux qui ont acquis des biens du domaine.

—La peste soit du vieux fanatique! grognaient—mais loin du métayer bien entendu—ceux qui, par cela même qu'ils étaient acquéreurs, étaient moins que tièdes de dévouement pour l'ancienne famille seigneuriale.

Hargneux et tremblants, ils maudissaient la satanée bambine qui aurait bien dû mourir en émigration. Puis ils se disaient qu'après treize années écoulées, celle qui était partie bambine de dix ans allait revenir femme faite.

Car en 1787, alors que la monarchie semblait devoir durer encore bien longtemps, le marquis de Brivière avait flairé l'avenir et, pendant que d'autres s'endormaient en une sécurité trompeuse, il avait pris ses précautions. Sous prétexte d'envoyer son enfant accaparer les bonnes grâces et, partant, la succession d'une tante, vieille fille riche qui vivait à l'étranger, il l'avait fait passer en Allemagne. Puis, peu à peu, sans bruit, et un à un, il avait, en disant vouloir réunir en argent une fortune qui revenait à sa fille, vendu tous les immenses biens provenant de la succession de sa femme. Puis il avait hypothéqué ses biens propres, en se créant une réputation de joueur malheureux.

—Toute la fortune des Brivière s'en va par les cartes, se disait-on en plaignant le marquis.

De la sorte, il advint, quand l'orage révolutionnaire emporta trône et roi, qu'il y avait déjà deux ans que le marquis, ayant rejoint sa fille en Allemagne, vivait à râtelier plein, n'ayant abandonné de ses biens que ce qu'il n'avait pu emporter, c'est-à-dire son château et quelques terres qu'au dernier moment il lui avait été impossible d'hypothéquer. Au bout de dix années de cette existence fortunée, alors que Clotilde atteignit ses vingt ans, l'heureux marquis avait encore eu la chance de dénicher pour gendre un homme qui se trouvait dans les mêmes conditions que lui, c'est-à-dire ayant sauvé la presque totalité d'une fort grande fortune.

Trois mois après que Clotilde, était devenue comtesse de Méralec, le marquis était mort ne pouvant se douter que son gendre, au lieu de savourer son oisiveté dorée, irait bêtement, deux années plus tard, engagé dans l'armée de Condé et combattant pour les Russes, se faire hacher à la défense du pont de Constance, contre les soldats de Masséna poursuivant l'ennemi qu'il venait de vaincre à Zurich.

De son mariage et de son veuvage, madame de Méralec avait fait part au métayer dans la lettre où elle lui annonçait son retour prochain, lettre, on le sait, que le Marcassin avait promenée dans tout le pays; lettre enfin qui, pour s'expliquer sur celui auquel, après tant d'années d'absence, elle était adressée, contenait cette phrase:

«C'est à toi que j'écris, mon dévoué Cardeuc, car de tous ceux qui ont traversé mon enfance, tu es le seul dont le souvenir me soit resté.»

Ce qui faisait, derrière Marcassin qui leur avait lu la lettre, dire aux mauvais plaisants:

—Le fait est qu'avec sa mine d'ours mal léché, il a dû lui causer, quand elle était bambine, des peurs bleues qui ont contribué à le graver dans sa mémoire.

Bien des gens qui avaient redouté l'arrivée de la châtelaine de Brivière finirent par la souhaiter ardemment, car la première lettre au métayer fut suivie d'une seconde que le Marcassin se remit à aller lire aussi à la ronde.

Tel jour, à telle heure, par la diligence de Paris à Nantes, Madame de Méralec précisait son arrivée dans cette seconde lettre, qui se terminait par une recommandation de la comtesse à son métayer, de calmer les alarmes des acquéreurs d'une partie de ses biens, attendu que, revenant riche des deux fortunes de son père et de son époux, elle était décidée à n'inquiéter personne.

Ce fut à qui chanterait les louanges de la généreuse femme rentrant dans ses foyers. On organisa une députation chargée de traverser la Loire, pour aller à l'autre rive, sur la route d'Angers à Ingrande, l'attendre au passage de la diligence.

Dans cette joie générale, la note sinistre fut donnée par le Marcassin.

—Pourvu que la diligence ne soit pas attaquée par les gars de Coupe-et-Tranche! s'écria-t-il.

Car, sur ce côté du fleuve, le pays était sous la profonde terreur des bandits qui pillaient, incendiaient et assassinaient avec l'impunité que leur assuraient la lâche inertie des habitants et le peu de troupes dont disposaient les autorités.

Aussi la députation de Brivière fut-elle saisie d'une immense stupeur d'effroi, quand, de loin, au petit jour, elle vit arriver la diligence ramenant, étendus sur sa bâche, les corps des soldats de la patrouille ambulante tués par les détrousseurs. Personne n'osa élever la voix quand le postillon arrêta ses chevaux devant ce groupe qui lui barrait la route.

Ce lugubre silence fut brusquement rompu par un cri de joie indicible que poussa le Marcassin en s'élançant vers une portière à laquelle venait d'apparaître une tête de jeune femme brune, dont la pâleur n'empêchait pas d'admirer la beauté exquise.

—Ma bonne maîtresse! bégayait le métayer, tout haletant d'un contentement fou, lorsqu'il ouvrit d'une main fébrile la portière à la voyageuse.

—Cardeuc! mon dévoué Cardeuc! fit la comtesse quand elle eut mis pied à terre, doublement émue par le drame sanglant de l'attaque et le bonheur de revoir son fidèle serviteur.

Pendant cette reconnaissance, on retirait les malles de la voyageuse de dessous les cadavres des soldats, et chacun, par le postillon, apprenait les détails de la voiture assaillie et de l'assassinat de la malheureuse femme, dont il avait fallu abandonner le corps sur la route.

—Sinistre présage pour moi! répéta maintes fois la comtesse attristée en suivant les siens vers l'embarcation qui allait la transporter de l'autre côté de la Loire.

Elle était si belle, si gracieuse, si attrayante de formes, que ceux chez qui l'émotion pénible était de courte durée oublièrent l'aventure sanglante de la voiture, pour se donner tout à l'admiration pour la comtesse, marchant devant eux appuyée au bras de Cardeuc, heureux d'un pareil honneur.

Sans l'événement tragique de la diligence, la rentrée de madame de Méralec sous le toit de ses aïeux eût été une véritable fête.

Pendant huit jours, la veuve s'occupa de remeubler le château en s'adressant à Nantes et à Angers. Ce fut par les gens qui apportèrent des meubles de cette dernière ville qu'on apprit l'épilogue horrible de l'affaire de la diligence. On avait relevé sur la route le cadavre de la femme assassinée, mais privé de sa tête, que les bandits avaient fait disparaître.

En même temps que ces ouvriers d'Angers contaient au château de Brivière l'épouvantable précaution prise par les brigands pour que la femme ne fût pas reconnue, ils apportaient aussi une autre nouvelle. Le bruit courait que des troupes allaient arriver en nombre à Rennes, Laval, Angers, Ancenis et Nantes. De tous ces points, en convergeant à un centre commun, s'engagerait, simultanément, une action énergique qui débarrasserait la province des bandes qui la ravageaient. On citait même le nom du général Labor, récemment arrivé à Nantes, qui devait commander en chef l'expédition.

—Nous serons donc enfin délivrés de Coupe-et-Tranche et de ses exécrables compagnons, s'écria avec joie le Marcassin quand, en présence de madame de Méralec, on annonça cet événement prochain.

Au bout de la semaine, la comtesse était à peu près installée. Son personnel de domestiques laissait fort à désirer sous le rapport de l'expérience du service et de la tenue correcte; mais comme la veuve avait déclaré qu'elle voulait faire vivre les gens du pays, force avait été au Marcassin, chargé du recrutement, de choisir parmi les moins engourdis de la localité.

À la fin, le fidèle métayer avait hasardé cette proposition:

—Tout récemment, j'ai recueilli chez moi ma nièce Gervaise. Madame la comtesse veut-elle l'accepter pour femme de chambre?

—Dites pour dame de compagnie, Cardeuc, avait répondu la veuve.

Et, le lendemain, Gervaise avait fait son entrée au château de Brivière.

C'était le jour même des débuts de Gervaise auprès de la comtesse, que celle-ci avait reçu les deux officiers municipaux, Pipart et Croutot, qui l'avaient définitivement mise en règle avec toutes les exigences du décret sur la rentrée des émigrés.

Elle était belle et riche, la veuve revenue. Cela devait inévitablement attirer à elle tous ceux qui méditeraient de lui faire, à leur profit, convoler à de secondes noces. De son côté, Clotilde avait vingt-trois ans, âge qui n'est pas précisément celui où on se complaît en une solitude profonde.

De plus, le pays sortait d'une phase lugubre. Pendant de longues années de guerre civile, on avait été privé de plaisirs et de distractions aimables.

En conséquence, quand on sut que la Brivière était habitée par une châtelaine de première beauté, avenante et gaie, chez laquelle on trouvait bon accueil et bonne table, ce fut, dans la société de choix, en plus des coureurs de dot, à qui se ferait admettre chez la veuve. Tant et si bien qu'à la fin du premier mois, le manoir était le rendez-vous de toutes les autorités des environs et de tous ceux qui savaient se présenter.

Au milieu de ce tohu-bohu, Gervaise n'était pas oubliée par la comtesse, pour laquelle elle s'éprenait d'une affection sincère. Elle avait ses heures auprès de madame de Méralec, car toutes les matinées la réunissaient à la veuve. Alors c'était de longues et affectueuses causeries, où la comtesse se plaisait à faire raconter tout son passé à la jeune fille.

—Mais, au moins, sais-tu quand reviendra ton père? lui demandait-elle.

—Je l'ignore. Mon oncle, quand je l'interroge, me dit qu'il doit être en Italie, suivant l'armée française, qu'il ravitaille de chevaux et de fourrages, et il m'affirme que nous devons nous attendre à le voir venir nous surprendre au premier jour.

Et lorsque, pour la dixième fois, Gervaise lui contait son aventure de la Biche-Blanche:

—Et tu dis que cet homme était un colosse de force? Il a dû alors t'emporter comme une plume, ma pauvre chérie, disait la veuve.

—En arrivant à l'auberge de la Biche-Blanche j'étais brisée par les cahots d'une voiture suspendue dans laquelle je voyageais depuis deux jours. Mon oncle m'accorda trois heures pour me reposer dans une chambre. Je m'étais endormie tout habillée sur mon lit, quand je fus réveillée en sursaut. On m'avait entourée dans ma couverture et on m'emportait.

—Alors tu as crié?

—Non. La peur m'avait fait perdre connaissance. Mon évanouissement fut long car il était minuit quand je revins à moi. Le clair de lune me permit de me rendre compte de l'endroit où j'étais. C'était une salle délabrée, à demi pleine de décombres. Un homme dont la haute taille se découpait en silhouette, se tenait devant une fenêtre, guettant je ne sais quoi avec une attention extrême. À un mouvement que je fis en retrouvant ma connaissance, il se tourna vers moi en disant d'une voix menaçante: «Entre le magot et toi, ce n'est pas toi qui auras la préférence, la fille. Ainsi, ne bouge pas, ne crie point, si tu ne veux pas que je t'étrangle.» Puis il se remit à guetter.

—De quel magot parlait-il?

—Je n'en sais rien. Bientôt j'entendis le géant pousser une sourde exclamation de joie qu'il fit suivre de ces mots murmurés: «Tiens, l'imbécile qui m'apporte des avirons!» Et alors, s'adressant encore à moi, il me dit: «Si tu tiens à la vie, ne tente pas de t'enfuir pendant l'absence de deux minutes que je vais faire.» Il ouvrit doucement la porte de notre refuge et avança la tête au dehors. Puis il fit un pas, ensuite deux, semblant hésiter. Enfin, il s'élança et disparut. Aussitôt, derrière lui, j'entendis les pas précipités de plusieurs personnes courant sur sa trace. Au bruit des pas qui s'éloignaient succéda un coup sourd comme celui de la chute d'un corps lourd sur le sol. La porte se rouvrit brusquement pour donner passage à un homme dont je reconnus la voix, quand il me dit dans la demi-obscurité de la salle:

—N'aie pas peur, ma nièce!

C'était mon oncle, qui m'emporta dans ses bras en courant. Il me déposa dans un taillis au bord de la Sarthe en disant:

—Ils vont faire ma besogne en tuant ce grand idiot. Nous avons le temps de respirer.

Au bout de cinq minutes, mon oncle, qui regardait en amont de la rivière, s'écria joyeusement:

—Oh! oh! voici, venant à nous, un moyen commode de voyager sans laisser traces.

En effet, une barque munie de ses avirons, sans personne pour la diriger, dérivait au courant de la Sarthe, qui nous l'amenait. Mon oncle se mit à l'eau pour aller à la nage l'arrêter au passage. Quand il l'eut attirée à la rive et qu'il m'eut fait monter, il l'attacha par sa chaîne à une souche du rivage.

—Attends-moi, je vais payer une dette, me dit-il.

Et il prit sa course dans la direction de l'auberge de la Biche-Blanche.

À ce point du récit de Gervaise, la comtesse interrompit en faisant entendre un rire argentin.

—Drôle de moment pour aller payer une dette, dit-elle.

À quoi Gervaise, avec un petit frémissement dans la voix, répondit en hésitant:

—J'ignore quelle dette mon oncle avait à payer, mais quand il revint ses mains étaient rouges et il les lava dans la rivière.

Tandis que je regardais épouvantée après avoir reconnu que ce rouge était du sang, il me rassura en me disant:

—Ne va pas t'imaginer les grands diables, mon enfant, et c'est simplement une méchante chienne que j'ai tuée.

Puis, en me voyant hésiter à le croire, il tendit vers moi sa main gauche que le sang rougissait à nouveau.

—Vois plutôt: elle m'a mordue, me dit-il.

Après avoir entouré sa main de son mouchoir, il entra dans la barque et prit les rames. Au moment même où nous débordions, des coups de feu retentissaient en amont de la Sarthe, à l'endroit où s'élevait cette bâtisse dans laquelle le géant m'avait tenue enfermée.

C'était ainsi que, peu à peu, madame de Méralec s'était initiée au passé de Gervaise. Mais, dans ce passé de la jeune fille, il était un point sur lequel la comtesse aimait à revenir. C'était le chapitre de l'amoureux que la gentille blonde aimait, de son côté, sans savoir son nom.

—Voyons, mignonne, il est impossible que tu ne saches pas même son petit nom, insistait la comtesse.

—Je n'ai jamais osé le lui demander.

—Et comment est-il, ce mystérieux jeune homme?

—Grand, blond, des yeux qui brillent d'énergie, de belles moustaches.

—Élégant, de belle allure! appuyait la veuve.

À cette question, Gervaise répondait par une petite moue.

—Ah! une tournure de lourdaud, à la taille épaisse? reprenait la comtesse.

—Non, non, disait vivement Gervaise, défendant son amoureux. Au contraire, il est de taille svelte.

—Alors, explique-moi ta moue, chérie.

—Il a un petit défaut.

—Ce n'est pas d'être bossu, j'imagine? s'écriait la veuve avec une terreur feinte.

—Je le trouve un peu raide, un peu gourmé dans ses habits. Il a un je ne sais quoi qui le fait paraître emprunté, détaillait Gervaise.

—Comme un militaire en bourgeois, avançait la veuve.

Mais cette comparaison n'était pas à la portée de la jeune fille qui, dans sa solitude de Mégin, si elle avait vu passer des soldats, ne les avait aperçus jamais que sous l'uniforme.

Aussi, comme elle hésitait à répondre, madame de Méralec lui demanda:

—Veux-tu t'instruire à ce sujet?

—Oui, madame.

—Eh bien, ma bellote, pas plus tard que ce soir, je reçois à dîner des militaires... un général et sa suite... Il est probable que quelques-uns se présenteront sous l'habit bourgeois. Tu seras à même de juger s'ils n'ont pas le même défaut que tu reproches à ton amoureux.

Madame de Méralec disait vrai. Le soir même, elle attendait le général Labor qui, affirmait le bruit public, devait bientôt diriger en chef le mouvement de troupes qui allait, d'un seul coup, anéantir les bandes.

De Nantes, où il aurait été trop loin, le général Labor était venu, avec toute sa suite, s'établir à Ingrande, point central de l'opération. Dès le second jour, la réputation de beauté de la comtesse et les éloges de sa fastueuse et aimable hospitalité étaient venus à ses oreilles.

Le général Labor aimait les jolies femmes et la table. Les occasions lui étaient rares de contenter ces deux goûts. Il s'était empressé de demander la permission de présenter ses hommages à la comtesse qui avait répondu par une invitation à dîner.

Le soir donc, le général Labor et ses officiers vinrent s'asseoir à la table où madame de Méralec le recevait pour ainsi dire dans l'intimité, car rien que trois invités civils, dont l'ogre Pipart, partageaient ce repas.

Le Marcassin avait obtenu de sa maîtresse la permission de se mêler aux gens de service, pour pouvoir admirer tout à son aise le brave soldat qui allait enfin délivrer le pays du redoutable Coupe-et-Tranche et de sa bande.

La veuve était trop jolie pour n'avoir pas le droit d'être indiscrète. Elle en abusa vers le milieu du repas.

—Eh bien, général, demanda-t-elle avec son plus aimable sourire, quand entrez-vous en campagne?

Labor en était à son dixième verre d'un vin généreux qui lui chauffait le cerveau. Le regard de la comtesse lui fit chaud au cœur. Sous l'influence de cette double chaleur, il oublia d'être prudent.

—J'entrerais demain en campagne, si je le pouvais, répondit-il.

—Vos troupes ne sont-elles pas encore arrivées?

—Pardonnez-moi, comtesse, toutes mes forces sont au grand complet, et, pour agir, elles guettent mon signal.

—Pourquoi ne le donnez-vous pas?

—Parce que des ordres me prescrivent d'attendre que j'aie été rejoint par un individu dont les renseignements doivent m'être indispensables... J'ai envoyé chercher cet homme à l'endroit où il m'avait été dit que je le trouverais... Il avait disparu!... Et, depuis, il m'a été impossible de mettre la main dessus.

Et le général Labor, s'oubliant un peu, lâcha cette phrase:

—Que mille millions de diables patafiolent ce satané Meuzelin!!!

Pour tous les convives, ce nom de Meuzelin était parfaitement inconnu. On se regarda à la ronde, s'interrogeant du regard sur le personnage cité. Il s'ensuivit un silence pendant lequel on entendit le fracas des mâchoires de Pipart qui broyait des os pour prendre patience; car, l'attention prêtée par chacun, mangeurs et servants, aux paroles du général, avait un peu arrêté le dîner.

Le digne officier municipal ne s'était pas vanté en parlant de son appétit. Il mangeait à l'heure, au jour, à la semaine, au mois, tant qu'on aurait voulu, s'il fût venu à quelqu'un la fantaisie de faire les frais de sa voracité. Il était attaqué de cette maladie, alors à peu près inconnue à la science, qui l'appelait «le foie chaud» et qui, aujourd'hui, un peu moins inexpliquée, mais toujours inguérissable, se nomme «la boulimie» ou, plus communément: «diabète de faim». Quelle qu'en soit la cause, la Boulimie est un mal terrible, heureusement fort rare. C'est une faim que rien ne peut satisfaire. Plus le malade mange, plus il a faim, pourrait-on dire, car elle s'accroît en raison des aliments qu'on lui donne plus nombreux. Aussi, quand la maladie se prolonge, le malheureux arrive à dévorer des quantités qui suffiraient à vingt appétits ordinaires. Et toujours la faim est là, inassouvie, impérieuse, poussant le malade, dans les derniers temps, à ne plus regarder à la nature des aliments et à se jeter sur tout ce qui peut lui servir de pâture... voire une charogne en putréfaction!

Pipart n'en était pas encore là, mais il mangeait déjà de bien formidable façon. Ancien tanneur, il possédait une petite fortune, qui eût été insuffisante pour satisfaire son estomac, s'il n'eût trouvé le moyen de le contenter, en majeure partie, à la table des autres. C'était un pique-assiette, mais non un pique-assiette ordinaire qui déjeune chez l'un et dîne chez l'autre. Oh! que non pas! Il avait étudié les heures différentes où ses nombreux amphitryons se mettaient à table. À peine le bec torché chez l'un, il courait s'attabler chez l'autre. Par ce procédé, Pipart arrivait, à la fin de sa journée, à avoir fait quatre déjeuners, trois goûters, deux dîners et deux soupers. Restait la nuit; mais il avait sa fortune qui lui servait à s'offrir des collations entre chaque somme.

Pour manger gratis, Pipart était capable de toutes les complaisances, de toutes les bassesses et des plus monstrueux mensonges. Quand il avait affirmé avoir connu madame de Méralec «haute comme ça», était-il sincère? Peut-être oui. Peut-être aussi avait-il flairé de fins dîners à venir chez la charmante femme. Elle avait besoin d'un témoin. Il avait pour ainsi dire offert sa signature en échange de bons fricots futurs.

Quoi qu'il en fût, Pipart était donc un des rares civils admis au dîner offert par la comtesse au général Labor et à ses officiers.

Quand le général avait lâché son «Mille millions de diables!» à propos de ce Meuzelin disparu au moment où il l'attendait pour entamer sa campagne, un petit silence d'étonnement, on le sait, avait suivi ce juron par trop militaire. Il fut rompu par Pipart qui, entre deux bouchées, demanda:

—Ce Meuzelin, c'est un de vos collègues, n'est-ce pas, général?

Labor avait la tête près du bonnet et, dans cette tête, étaient montées les chaudes fumées d'un vin copieusement bu. C'était plus qu'il n'en fallait pour irriter le général en entendant faire de Meuzelin un de ses collègues.

Il allait donc rabrouer d'importance le maladroit questionneur, quand son regard furibond, qui allait chercher Pipart, rencontra les deux yeux de la comtesse qui, curieusement, demanda:

—Oui, au fait, général, quel est ce Meuzelin qui vous fait faute pour votre expédition?

Le vers de tragédie:

Sur nos pareils, Néarque, un bel œil est bien fort,

pouvait s'appliquer à Labor, qui avait le cœur des plus tendres. Sa bile s'apaisa devant le regard de la gracieuse Clotilde et il se hâta de répondre, mais avec un accent de dédain:

—Meuzelin est un de ceux dont on se sert, mais qu'on se garde bien d'avouer.

Chacun avait entendu avec intérêt et surprise la déclaration de Labor. Nul, de toute l'assistance, n'était plus attentif aux paroles du général que Marcassin qui, plein d'une admiration anticipée pour le chef qui allait bientôt purger la contrée de Coupe-et-Tranche et de ses malfaiteurs, écoutait, bouche béante, dans le coin de la salle, où il était mêlé aux gens de service, chaque phrase du futur libérateur du pays.

—Alors, votre Meuzelin est tout simplement un espion, un agent de police? appuya madame de Méralec.

—Vous l'avez dit, comtesse.

—Pouah! fit la jolie femme avec un accent de commisération; je vous plains, mon cher général, d'avoir à vous commettre avec de pareilles espèces.

—C'est de toute nécessité. Cet agent, qui dirige une douzaine de policiers subalternes qu'il a distribués de droite et de gauche, a étudié le pays à fond depuis deux ans. À n'en pas douter, il a découvert bien des mécréants qui se croient inconnus. Sur ses indications, je suis à peu près certain d'agir à coup sûr... du moins c'est ce que m'affirme la dernière dépêche du ministre de la police.

—Et quel genre d'homme est-ce, ce phénix de la police? Petit? grand? bancal? crochu? débita railleusement madame de Méralec.

—Là-dessus, je ne saurais vous renseigner, comtesse, car je ne l'ai jamais vu. Mais ce que je sais, c'est qu'il passe pour être le finaud des finauds.

Et le général, après cet éloge, ajouta d'un ton convaincu:

—J'aurais bien voulu l'avoir sous la main, il y a un mois.

—Mais, fit la veuve, il y a un mois, vos troupes n'étaient pas encore arrivées, vous ne pouviez agir et, partant, vous n'aviez pas besoin de cet homme.

—Oh! ce n'est pas pour cela.

—Pourquoi donc?

—Je suis persuadé que Meuzelin aurait fini par deviner le mystère de la femme assassinée dont les bandits ont fait disparaître la tête.

—Ah! oui, ma pauvre compagne de voyage! fit la veuve dont la voix s'attrista à ce souvenir tragique.

—Car, enfin, poursuivit le général, il doit exister un motif pour que les misérables aient pris cette précaution qu'ils avaient négligée jusqu'à ce moment.

Il fut interrompu par l'apparition du rôti, un magnifique cuissot de chevreuil, qu'un domestique plaçait devant son nez, sur la table.

—Eh! eh! agréable fumet, fit-il en ouvrant béantes à l'arôme ses narines de gourmand.

Car Labor, à ses prédilections pour les belles femmes et le bon vin, joignait aussi la qualité d'être un fin mangeur.

Derrière le valet, qui avait servi le chevreuil en arrivait un autre porteur d'un plat sur lequel s'étalait un monstrueux gigot, qu'il vint poser devant Pipart, dont les yeux s'allumèrent, avides et joyeux, à l'aspect de cette montagne de viande.

—Mon cher Pipart, c'est votre plat, bien à vous et rien qu'à vous... pour vous tout seul, annonça la veuve, en riant, à son convive.

—Je vais tâcher de me montrer digne des bontés de madame la comtesse, répondit l'ogre d'une voix reconnaissante.

Alors, attirant le plat devant lui en guise d'assiette, comme si ce gigot de dix livres n'eût été qu'une simple mauviette, il se mit à dévorer.

Soudain, dans la cour du château, sur laquelle s'éclairait la salle à manger, le pavé cliqueta sous les fers d'un cheval arrivant au galop.

À ce bruit, le général s'adressa à madame de Méralec:

—Au moment de venir ici, dit-il, j'attendais une réponse à une demande que j'ai adressée par le télégraphe à Chartres. J'ai commandé, si elle arrivait, que cette réponse me fût apportée ici... Me permettez-vous, madame, d'aller au-devant de mon messager?

Pour toute réponse, la comtesse se tourna vers un domestique:

—Amenez ce courrier au général, commanda-t-elle.

Une minute après, l'envoyé entra. C'était un gendarme. Il fit le salut militaire et tendit une lettre en annonçant:

—Venue par dernière heure de jour.

Labor prit la dépêche, l'ouvrit vivement, y jeta les yeux et, avec une crispation nerveuse, froissa le papier, qu'il mit dans sa poche.

Puis, se tournant vers le gendarme:

—Tu diras, de ma part, à ton colonel qu'il ne compte pas sur l'homme dont il m'avait parlé... Remonte à cheval.

Le gendarme s'éloignait quand la comtesse appela le Marcassin.

—Cardeuc, dit-elle, avant son départ, conduis ce brave soldat à l'office et aie bien soin de lui.

Et, d'un regard, elle sollicita l'assentiment du général, qui s'inclina en signe d'acquiescement.

Après le dîner, quand on fut dans le salon, la comtesse, plus gracieuse que jamais, s'approcha du général:

—Cette dépêche a paru vous contrarier, dit-elle.

Ce disant, elle se tenait devant Labor, le visage si près du sien que le parfum de sa chevelure montait aux narines du vieux brave.

—C'est vrai, fit-il en aspirant à plein nez. Je n'ai vraiment pas de chance.

Madame de Méralec posa sur le bras du général sa main exquise de forme.

—Pas de chance! en quoi donc, mon cher général? demanda-t-elle d'une voix qui tinta mélodieusement aux oreilles de Labor, dont les yeux s'attachaient ardents sur la main qui s'appuyait sur lui.

L'ouïe! l'odorat! la vue! Labor, sur cinq sens, en avait trois si agréablement charmés qu'il répondit sans trop réfléchir:

—À défaut de Meuzelin, j'avais demandé qu'on m'envoyât de Chartres un homme qu'on m'avait beaucoup vanté... Il paraît, m'annonce la dépêche, que, lui aussi, il a disparu.

—C'était aussi un agent de police?

—Oh! non!... c'est un brave lieutenant de gendarmerie, nommé Vasseur.

Si le général n'eût été absorbé dans la contemplation de la main de la comtesse, il aurait été grandement étonné en voyant la pâleur qui, subitement, avait envahi le visage de la jolie femme.

Quand le général, mettant fin à son extase devant la main de la veuve, releva les yeux, la comtesse n'avait pu encore complètement maîtriser le trouble qu'avait causé le nom de Vasseur.

À la vue de ce visage altéré, la fatuité monstrueuse du militaire le poussa aussitôt à une énorme bourde qui nécessite quelques explications.

Labor était, comme on dit, fils de ses œuvres. Ancien garçon boucher que le recrutement avait, jadis, ramassé en un jour d'ivresse, il était sergent lorsque la révolution avait éclaté. C'était un risque-tout, aimant la poudre, brave jusqu'à la témérité. Les guerres de la République lui avaient tant fourni l'occasion de prouver son audace qu'il avait promptement fait son chemin.

Mais, sous l'uniforme de général, l'homme était resté ce qu'il était au début, c'est-à-dire une nature brutale, grossière, aux appétits bassement sensuels, aux instincts vulgaires. Lourd, grand, bel homme aux chairs fraîches, se croyant un Adonis, quand il n'était qu'un superbe portefaix, Labor se mirait dans ses plumes. De trop faciles succès de garnison lui avaient donné une pyramidale suffisance. Ce Don Juan d'amours faciles en était arrivé à s'imaginer qu'à son aspect pas une femme ne pouvait rester insensible.

Donc, à la vue du trouble de la veuve et en remarquant qu'elle l'avait peu à peu entraîné à l'écart de ses invités, la vanité stupide de Labor s'attribua cette émotion et lui fit souffler avec un sourire vainqueur:

—Prenez garde, comtesse, on nous observe.

Phrase, ton, sourire, tout était si grossièrement fat que la comtesse en demeura interdite, se demandant si le soudard n'avait pas trop bu.

Loin de rien comprendre, Labor se fit encore gloire de cet embarras. Il le mit sur le compte du trouble de la femme qui se voit devinée. Toujours gonflé de lui-même, il murmura ce second avis:

—De grâce, madame, commandez à votre visage.

Puis, en mignardisant, ce qui lui donnait un peu l'air d'un bœuf qui jouerait au volant, il ajouta d'un ton cavalièrement aimable:

—Vous serez cause, belle dame, que, peut-être, cette nuit, je vais être lâche.

Et il se hâta d'ajouter avec un air dolent:

—Oui, cette nuit, je tremblerai devant le danger, en pensant que je puis être à jamais privé du bonheur de vous revoir.

Soit que madame de Méralec ne voulût pas paraître avoir compris l'inconvenance du lovelace de bas lieu, en se réservant de ne plus le recevoir, soit qu'elle eût remis à plus tard la leçon que méritait son impudente fatuité, elle saisit avec empressement l'occasion qui s'offrait d'amener la conversation sur une autre pente.

—Vous devez donc, cette nuit, affronter un danger, général? demanda-t-elle.

—Oh! oh, fit Labor se reprenant, je dis un danger sans en être bien certain, car les chenapans, dont je vais entreprendre la destruction, ne doivent avoir de courage que pour attaquer de pauvres diables sans défense... Néanmoins, je veux, comme on dit, tâter le fer de mon adversaire. Aussi me suis-je mis d'une expédition qui sera faite cette nuit... idée de me trouver en face des gredins en question, que je compte attirer dans un traquenard préparé depuis huit jours.

—Un traquenard? répéta la comtesse d'un ton curieux qui semblait demander des détails.

Labor comprit, et, tout souriant du prochain succès de sa ruse, il continua:

—Sachez donc que, depuis huit jours, j'ai fait propager le bruit que la recette de Nantes, arrivée à Ingrande où elle se grossit de celle de cette ville, devait partir cette nuit pour Angers. À coup sûr, les bandits vont aller s'embusquer au passage pour happer ce butin, qui dépasse quatre cent mille francs... Pour eux, malheureusement, le jeu ne vaudra pas la chandelle, car j'escorterai les voitures avec des forces échelonnées à distance, qui se concentreront au premier coup de feu... Les bandits, au lieu d'écus, ne récolteront que des coups de fusil.

—Qui sait? fit la comtesse avec une moue de doute.

—Vous croyez que le fameux Coupe-et-Tranche n'osera pas s'aventurer en cette circonstance?

Madame de Méralec se mit à rire.

—Si je ne craignais de vous offenser, général, je vous dirais que... commença-t-elle.

—Que quoi? fit Labor.

—Que votre plan laisse à désirer... J'ai bien peur que vos écus n'arrivent jamais à Paris.

—Parce que?

—Vous n'escorterez le convoi que d'Ingrande à Angers, n'est-ce pas?

—Oui, jusqu'à l'arrivée à Angers.

—Alors, qui vous dit que les détrousseurs qui, eux aussi, ne doivent pas être sans avoir leurs espions, n'iront pas attendre le convoi à sa sortie d'Angers, là où ils ne courront plus risque de cette récolte de coups de fusil que vous leur promettez?

Labor se mit à rire.

—Vous n'avez donc pas compris? demanda-t-il.

—Est-ce qu'il y a un dessous de cartes?

—Naturellement, oui, belle dame.

Madame de Méralec affecta une mine craintive qui la rendait vraiment charmante, et débita d'un ton faussement timide:

—Est-ce qu'il faudrait avoir peur d'être refusée, si on était tentée de demander quel est ce dessous de cartes?

Labor saisit cette occasion de revenir à ses moutons. Il fit ses yeux blancs, montra son plus aimable sourire et modula d'une voix languissante:

—Peut-on vous refuser quelque chose, trop séduisante curieuse? Un désir de vous n'est-il pas un ordre pour moi?

La veuve, à son tour, lui renvoya la phrase.

—Prenez garde, général, on vous observe.

Le soudard, au lieu de comprendre la raillerie, eut une nouvelle crise de fatuité lourde et idiote. Il crut avoir ville conquise et le visage tout illuminé de gloriole vaniteuse, il allait encore lâcher quelque monstrueuse sottise, quand la veuve lui envoya sa seconde phrase:

—De grâce, général; commandez aussi à votre visage!

Ensuite, souriante, elle demanda:

—Et ce dessous de cartes?

—Oh! il est bien simple. Dans les voitures que j'escorterai jusqu'à Angers, il n'y aura pas un sol.

—Alors les fameux quatre cent mille francs n'existent donc pas?

—Si, bel et bien. Seulement, pendant que Coupe-et-Tranche ira les attendre sur la route d'Ingrande à Angers, ils fileront en tapinois d'Ingrande à Laval.

—Sans escorte?

—À quoi bon, puisque mon déploiement de forces autour de mes voitures vides aura attiré Coupe-et-Tranche sur une piste où, je vous l'ai dit, il n'aura, s'il m'attaque, que des balles à recevoir?

La comtesse secoua la tête d'un air mécontent.

—Sans escorte, insista-t-elle; c'est bien imprudent de votre part, général.

—Mais, je vous le répète, ma charmante, puisque, d'Ingrande à Laval, ma ruse aura rendu la route libre.

—Oui, mais votre ruse, qui vous assure que Coupe-et-Tranche ne la connaît pas?

—Oh! oh! fit Labor avec un sourire malin, de cela, je le défie bien... et pour une excellente raison.

—Quelle raison?

—Que personne n'a pu en bavarder.

Tandis que la veuve secouait encore la tête en signe qu'elle ne croyait pas à une discrétion aussi complète, le général ajouta en pesant sur ses mots:

—Attendu que, ce secret, vous êtes seule à le connaître, car ce n'est qu'au dernier moment du départ que je donnerai mes ordres.

La veuve leva vers Labor un regard qui le remerciait de sa confiance et elle allait y ajouter sans doute quelques paroles, quand, tout à coup, ses yeux dévièrent en même temps qu'elle demanda:

—Est-ce que tu as à me parler, Cardeuc?

À cette question, le général se retourna.

Derrière lui se tenait le fidèle métayer qui répondit:

—Je venais prendre congé de madame la comtesse avant de retourner à ma métairie. Madame n'a rien à m'ordonner?

—Que de bien dormir cette nuit, mon brave Marcassin, dit gaiement la comtesse.

—Oh! je réponds que je m'en acquitterai à souhait, promit le serviteur qui semblait tomber de fatigue.

Après ces mots, se tournant vers Labor, il lui envoya ce compliment:

—On peut dormir tranquille, à présent qu'on sait son sommeil protégé par le citoyen général.

Après un double salut à Labor et à sa maîtresse, il partit de son pas lourd et traînant.

Une heure plus tard, la comtesse recevait les adieux de ses invités. En prenant congé du général, elle le regarda tout anxieuse:

—Jusqu'à demain, dit-elle; je vais être bien inquiète à votre sujet, général. Je compte sur un mot, à votre retour, qui me rassurera.

—Permettez-vous, au lieu d'écrire, que je vienne vous montrer en personne que je ne suis pas mort? proposa Labor.

—Alors, à demain! dit vivement la veuve. Et, vous savez, pas d'imprudence de courage cette nuit; conservez-vous à vos amis.

Le général se courba sur la blanche et mignonne main qu'on lui donnait à baiser.

—Elle est folle de moi, pensa-t-il en y appuyant ses lèvres.

Quand madame de Méralec entra dans sa chambre à coucher, elle y trouva Gervaise qui l'attendait.

—Eh bien, ma bellote, tu as vu, ce soir, des militaires en bourgeois. As-tu reconnu en eux cette tenue un peu raide qui t'a frappée chez ton amoureux? demanda-t-elle.

—Exactement la même.

—Alors, mon enfant, tu aimes un soldat.

Congédiée avec un baiser, Gervaise après l'avoir aidée à se mettre au lit, quitta la comtesse qui annonçait avoir grande envie de dormir.

Mais le sommeil ne vint pas, car, plus de deux heures après, Madame de Méralec veillait encore, les yeux fixés dans le vide, pendant que ses lèvres murmuraient avec un frémissement:

—Vasseur! Vasseur!

Puis, tout à coup, la voix haletante, la face contractée:

—S'il en aimait une autre! grondait-elle avec un accent de jalousie féroce.

XII

Le lendemain, sur les deux heures de l'après-midi, moment où chaque jour, le Marcassin venait prendre les ordres de la comtesse, le fidèle métayer se trouvait dans l'espèce de petit salon boudoir, qui précédait la chambre à coucher de la belle Clotilde.

Il se tenait debout près de Gervaise qui, assise près d'une fenêtre, s'occupait d'un travail à l'aiguille.

—Ainsi, petite nièce, madame de Méralec n'est pas visible? demandait-il.

—Non, mon oncle. La comtesse, quand je suis entrée aujourd'hui, de bon matin, dans sa chambre, m'a annoncé qu'elle avait passé une nuit blanche. Le sommeil a dû lui venir dans la matinée, car elle n'a fait aucun appel... Je me fais donc un devoir de ne pas troubler son repos, à moins d'un motif urgent.

En écoutant la jeune fille, son oncle avait levé les yeux vers la fenêtre qui lui faisait face.

—Alors, fillette, reprit-il, je crois qu'il te va falloir réveiller ta maîtresse, car ce «motif urgent» dont tu parles m'a tout l'air d'arriver là-bas à cheval.

Ce disant, Cardeuc montrait du doigt la campagne qu'on voyait, par la fenêtre, s'étendre à perte de vue, coupée par une route poudreuse qui, faisant le coude, au loin, derrière un fort bouquet d'arbres, conduisait du bord de la Loire au château de la Brivière.

De derrière le bouquet d'arbres avait débouché un cavalier dont la monture arrivait ventre à terre.

—Mais, c'est le général! fit Gervaise.

—Et, tu vois, il est pressé d'arriver. Ce serait donc cruel de le faire attendre. Va prévenir ta maîtresse, mon enfant; elle ne pourra t'en vouloir.

Gervaise entra chez la comtesse, laissant son oncle devant la fenêtre, les yeux toujours attachés sur l'arrivant. Dès qu'il fut seul, le Marcassin fit entendre ce petit hoquet bas et précipité qui, chez lui, remplaçait le rire fou, et son œil brilla joyeux.

—Eh! eh! Tu as eu le nez cassé, ivrogne bavard! murmura-t-il.

Tandis que le général ralentissait l'allure de son cheval en approchant du château, pour dissimuler son empressement à revoir la charmante veuve, le Marcassin frotta ses énormes mains velues en ricanant:

—Viens au pas, viens au galop, tu n'en es pas moins pincé, gros pigeon amoureux.

Il achevait quand madame de Méralec entra. Gervaise l'avait trouvée habillée et près de quitter sa chambre.

Le métayer lui montra Labor qui mettait pied à terre dans la cour du château.

—Encore un qui voudrait faire cesser votre veuvage, dit-il avec sa familiarité de vieux serviteur.

—Oh! crois-tu? fit Clotilde en souriant.

Il la regarda dans les yeux. Peut-être aurait-il lâché quelque grosse plaisanterie bien salée de campagnard qui a son franc parler, mais la présence de Gervaise le retint. Il se contenta de dire:

—C'est en lui promettant du sucre qu'on voit un chien faire le beau!

Là-dessus, il se tourna vers Gervaise:

—Si tu veux, fillette, nous allons descendre pour recevoir le général? proposa-t-il.

Bientôt Labor faisait son entrée dans le boudoir où la comtesse était restée seule. Sa nuit blanche avait laissé des traces de fatigue sur le visage de la veuve. Du premier coup d'œil, le général constata cette altération et il s'en attribua la cause.

—Elle a passé sa nuit entière à penser à moi, se dit-il.

Mais si la figure de la comtesse était quelque peu languissante, ce n'était rien à côté du visage de Labor. Bien qu'il affectât gracieuse mine et heureux sourire, il ne portait vraiment pas beau! Ses yeux teintés de jaune attestaient que sa bile avait été violemment secouée. Un tic nerveux qui agitait légèrement ses lèvres et ses gestes saccadés prouvaient une humeur rageuse que, devant la veuve, il s'efforçait de maîtriser. Il était clair comme le jour que le caractère du général était à la tempête violente.

Il eût été maladroit, de la part de madame de Méralec, de ne pas s'en apercevoir. Ce fut donc d'un ton affectueusement désolé qu'elle s'écria:

—Savez-vous, général, que votre vue me donne des remords.

—En quoi, comtesse?

—À la lassitude que je vois sur vos traits, j'en suis à maudire ma curiosité qui, au lieu de vous accorder un repos nécessaire après un nuit de fatigue et de combat, a su vous arracher la promesse que vous viendriez au plus vite, aujourd'hui, me faire le récit du succès de votre expédition nocturne.

Le mot de succès fut le feu aux poudres. Oubliant de se poser plus longtemps en vraie fleur des pois, il tressauta tout furieux en s'écriant:

—Ah! mille tonnerres! Il est joli, mon succès! J'en crève de rage dans ma peau.

Et il se mit à se promener dans le boudoir comme une bête fauve en cage, serrant les poings, faisant sonner ses talons en grondant:

—Que la peste soit de cet ivrogne!

Il fut arrêté en sa promenade de forcené par la petite main de Clotilde qui se posa sur son bras. Bien doucement et son regard doux et ému fixé dans les yeux du furibond, elle le ramena vers son siège, et quand il se fut rassis, elle demanda d'une voix pleine d'un tendre intérêt:

—Ne puis-je être votre confidente, général? Voyons, qu'est-il donc arrivé?

L'aveu partit comme une fusée, tant Labor avait besoin de se soulager en contant son déboire amer.

—Il est arrivé, parbleu! que cet infâme pendard de Coupe-et-Tranche a volé les quatre cent mille francs du gouvernement!

Ce fut à grand'peine que son immense surprise permit à la comtesse de bégayer:

—Mais, pourtant, votre ruse de faire filer l'argent sur Laval pendant que vous feigniez de l'escorter sur Angers?

—Ah! oui, parlons-en, de ma ruse, grogna furieusement Labor. Il paraît que les gredins la connaissaient; car, pendant que je ne trouvais personne sur la route d'Angers, ils mettaient la main sur le magot.

Madame de Méralec leva son doigt rose, et, d'une voix sévère:

—Général! général! fit-elle, vous aurez eu l'indiscrétion de confier encore à un autre que moi cette ruse que vous ne deviez dévoiler qu'au dernier moment du départ.

—Non, non, comtesse; j'ai fait comme je vous l'avais dit, affirma Labor. Excepté à vous, je n'en avais ouvert la bouche à personne. C'est à n'y rien comprendre.

Sur ces derniers mots, Labor, pris d'un nouvel élan de fureur, s'écria:

—Oui, c'est à n'y rien comprendre... pas plus qu'à ce billet que j'ai trouvé hier, attendant mon retour au logis.

Peu à peu Labor s'était calmé. Avec son sang-froid revenu, il pouvait à présent, être tout à son sujet.

—Devinez de qui était ce billet? s'écria-t-il.

—Dites, fit la comtesse.

Le général ménagea son effet en faisant une pause; puis, d'une voix qui appuyait sur le nom:

—De Meuzelin, déclara-t-il, de ce policier dont je vous ai parlé hier en vous disant que je ne savais où le retrouver.

—Il est donc venu vous rejoindre?

—Nullement. Il s'est contenté de m'écrire ce billet qui, si je l'avais lu à temps, aurait empêché Coupe-et-Tranche de faire son coup... Car j'aurais compris cette partie de la lettre qui concerne les quatre cent mille francs.

—Il y a donc une partie du billet qui vous est restée incompréhensible?

Le général hésita un peu. Enfin, il porta la main à sa poche en disant:

—J'ai sur moi cet écrit de Meuzelin. Nous allons le lire ensemble... Peut-être m'aiderez-vous à deviner l'énigme.

Tout en cherchant le billet de Meuzelin dans sa poche, le général continua d'un ton de dédain:

—Oui, ce policier aurait cent fois mieux fait de mettre les points sur les i au lieu de m'écrire ses calembredaines vraiment incompréhensibles... Ah! voici l'écrit de notre homme.

Ce disant, il montrait un papier qu'il se mit à déplier en ajoutant:

—Permettez-moi de vous en faire la lecture.

Et il lut aussitôt en ânonnant un peu:

«Général Labor, faites, cette nuit, tout le contraire de ce que vous avez décidé...»

Labor s'arrêta à cette phrase et, s'adressant à madame de Méralec:

—Cela, ça se comprend, dit-il. Mais écoutez la suite, comtesse. Voici qui devient inintelligible.

Il reprit la lecture en traînant sur les mots avec le ton moqueur de quelqu'un qui répète les bêtises d'un autre:

«Méfiez-vous en vous rappelant l'histoire d'Hercule aux pieds d'Omphale.»

Sur ce dernier mot, il regarda la veuve en demandant:

—Hein! comprenez-vous quelque chose à ce que chante le drôle?

—Continuez, fit Clotilde.

—C'est tout, absolument tout... puis signé «Meuzelin». Voyez plutôt.

Et Labor tendit le papier à la comtesse qui, après l'avoir parcouru des yeux, le jeta négligemment sur un guéridon placé près d'elle.

—Hein! répéta le général. À quel propos va-t-il chercher Hercule et Omphale?... Qu'est-ce que ces citoyens-là, je vous le demande?

Le brave Labor n'avait poussé ses classes que jusqu'à la lecture et un peu d'écriture. Il en donnait la preuve la plus incontestable.

—Vous ne connaissez pas la mythologie? demanda Clotilde avec un effort pour ne pas rire qui lui serrait les lèvres.

La mythologie! Pour le général, ce devait être une femme, quelque gourgandine de garnison. À cette question et en voyant la moue que donnait à la veuve son rire retenu, il crut à la jalousie de la comtesse s'enquérant de son passé amoureux. En conséquence, il se leva d'une seule pièce et, la main gauche sur son cœur, l'autre tendue en avant, il débita d'un ton grave:

—Je vous jure, comtesse, que jamais cette créature n'a régné sur mon âme!

Puis, tout naïvement:

—Si nous revenions au billet de Meuzelin? proposa-t-il.

Après la balourdise que venait de commettre le soudard, Clotilde ne pouvait plus aborder l'explication franche. Elle prit un biais pour éclairer l'ignorance de Labor.

—Sachez-donc que La Mythologie, une épicière de Bordeaux, avait une fille appelée Omphale, aimée d'un colonel célèbre du nom d'Hercule. Cette Omphale, abusant de la confiance de son amant, sut si bien s'y prendre qu'elle lui arracha la liste de tous ceux des officiers de son régiment qui avaient de vilaines dents.

Labor avait écouté, l'oreille tendue, la bouche ouverte, l'œil rond, ces renseignements sur Omphale.

—Oh! la tarpiaude! s'écria-t-il indigné.

Après quoi, au bout d'une courte réflexion, il reprit avec étonnement:

—Mais je ne vois pas trop quel rapprochement Meuzelin peut faire entre moi et ce colonel Hercule.

—En citant l'aventure d'Omphale, le policier a voulu vous rappeler tout le danger qui existe à confier certains secrets à une femme.

Cette fois, Labor ouvrit des yeux démesurément écarquillés.

—Une femme, fit-il. À quelle femme pourrais-je aller me confier aussi bêtement?

—Dame! cherchez parmi vos nombreuses amies, articula Clotilde en riant.

Le général crut encore à la femme aimante dont la jalousie jetait le plomb de sonde dans sa vie privée.

À nouveau, il remit sa main gauche sur son cœur et avança encore la main en jurant:

—Je vous donne ma parole que, depuis quinze grands jours, je n'ai parlé à aucune femme... sauf à vous.

—Alors il faut croire que c'est moi dont parle Meuzelin.

En éclatant de son rire frais et perlé, la veuve continua:

—Selon cet agent, je suis l'Omphale qui a causé votre insuccès de cette nuit en prévenant Coupe-et-Tranche qui guettait les quatre cent mille francs... Méfiez-vous de moi, général, méfiez-vous de moi!

Bien que ce fût dit en riant, Labor protesta.

—Jamais je ne vous ferai une telle injure, comtesse! déclara-t-il.

—Et vous aurez grand tort, car Meuzelin persistera dans son idée que je vous trahis.

Le général se redressa sévère et indigné:

—Ce Meuzelin est un imbécile! déclara-t-il tout sec.

—Oubliez-vous qu'il vous est recommandé par le ministre de la police, qui, pour ainsi dire, vous l'impose à titre de conseiller?

C'était blesser Labor au plus vif de son amour-propre. Il sourit de mépris en répliquant:

—Je saurai me passer de ses conseils. Puisque ce croquant, au lieu de m'écrire, ne fait pas acte de présence, j'agirai de moi-même. Dès ce soir, les troupes sortiront de leurs cantonnements.

Tout en parlant, il s'était avancé vers le guéridon où Clotilde avait posé la lettre de Meuzelin et étendait le bras pour la reprendre.

La comtesse posa vivement sa main sur celle de Labor.

—Non, non, dit-elle, ne prenez pas cet écrit; il me semble qu'il vous porterait malheur! La façon tragique dont il vous est parvenu est d'un trop mauvais présage.

Et, secouée par un frisson d'épouvante:

—Songez-y donc, continua-t-elle, ce billet n'a-t-il pas été trouvé sur le cadavre de ce malheureux gendarme Patigneul?... Oui, il vous serait funeste. Croyez-en l'instinct de mon cœur.

Mais le mot à peine lâché, elle rougit, et, bien vite, elle se reprit en disant:

—Croyez-en la voix... de ma raison.

Déjà troublé par le contact de la peau douce et tiède de la main de Clotilde, qui effleurait la sienne, l'ardent soudard, au mot de cœur, avait redressé son torse. La tête rejetée en arrière, l'air triomphant, il allait lâcher son cocorico de coq vainqueur, quand la veuve lui coupa la parole en disant d'une voix suppliante:

—N'abusez pas, mon ami!

Au lieu de reprendre la lettre, il s'éloigna du guéridon en se disant:

—La belle, décidément, m'adore à ce point qu'elle n'est plus maîtresse de cacher sa passion.

Cependant la veuve avait commandé à son embarras. D'un ton qui implorait encore, elle reprit:

—Parlons d'autre chose.

Au hasard, sans réfléchir, car, dans son trouble, le sujet de diversion qu'elle proposait était lugubre, elle ajouta:

—Parlons de l'assassinat de Patigneul.

—Mais, fit le général, Patigneul n'a pas été assassiné. Sa mort résulte d'un accident. Comme je vous l'ai dit, l'ivrogne avait tant bu à votre office qu'il ne pouvait plus se tenir à cheval. Il a vidé l'étrier à deux cents pas au plus de mon cantonnement. Quand une patrouille a ramassé le corps, un énorme trou à la tempe et un gros caillou ensanglanté retiré de dessous sa tête expliquaient suffisamment que sa mort provenait d'une chute de cheval.

—Et c'est avec l'idée qu'en trouvant le corps on trouverait aussi son billet que Meuzelin a glissé son écrit dans la poche de Patigneul, avança la veuve.

—Oh! ce n'est pas supposable. Il est plutôt à croire que Patigneul, avant sa chute, avait dû rencontrer le policier qui l'avait chargé de me remettre son billet.

—S'il se sait attendu par vous, pourquoi Meuzelin, au lieu d'écrire, ne vient-il pas? objecta madame de Méralec.

Le général haussa les épaules en homme qui n'en peut mais.

—Puisqu'il est dans le pays, vous devriez donner l'ordre de le chercher, insista Clotilde.

—À cela, il existe une difficulté.

—Laquelle?

—En donnant l'ordre, il me faudrait aussi fournir le signalement du policier... et je n'ai jamais vu cet homme. Je l'aurais là, sous les yeux, qu'il me serait impossible de dire que c'est lui... Patigneul aurait pu me renseigner... il est mort trop vite.

Un souvenir revint à madame de Méralec sur le trépas du gendarme.

—N'a-t-il pas, m'avez-vous dit, prononcé deux mots en expirant? demanda-t-elle.

—Oui, il a murmuré: «Beau-François.» Voilà tout.

—Eh bien, fit Clotilde d'un ton interrogateur, cela ne se rattacherait-il pas à l'introuvable Meuzelin?

Avant que le général pût répondre, un coup fut frappé à la porte.

C'était le Marcassin qui se présentait.

—Général, annonça-t-il tout troublé, on envoie d'Ingrande vous prévenir que, dans la matinée, une bande a pillé une ferme entre Loirière et la Cornouaille. Le fermier, son fils et une servante ont été chauffés. La servante a seule survécu à ses tortures.

—La bande de Coupe-et-Tranche? demanda Labor, rouge de colère et à demi étranglé par le juron qu'il avait été contraint de ravaler devant la comtesse.

—Non, une autre bande, paraît-il, répondit le Marcassin.

Puis en montrant la cour:

—Du reste, général, ajouta-t-il, si vous désirez des renseignements, c'est chose facile à avoir, car, du cantonnement, on vous a expédié l'homme même qui est venu apporter la nouvelle à Ingrande. Il est dans la cour qui attend.

—Fais-le monter, commanda la veuve à un regard de Labor qui sollicitait la permission de laisser venir l'homme en question.

Au bout d'une minute, le messager, amené par le Marcassin, fit son entrée.

C'était un pauvre diable plus long qu'un jour sans pain, plus maigre que le carême en personne.

—Ton nom? demanda le général.

—Barnabé Gobin, surnommé Fil-à-Beurre, à cause de mon embonpoint, déclara tranquillement l'interrogé.

XIII

C'était bien, en effet, le brave et bon Fil-à-Beurre. Par quel miracle avait-il échappé à la catastrophe qui avait anéanti la Saunerie? Qu'étaient devenus ses compagnons? Pour le savoir, il faut retourner au moment où, traqués par le Beau-François et ses Chauffeurs dans la masure, ils s'attendaient à être attaqués de deux côtés à la fois.

En même temps que Barnabé découvrait la ruse des assaillants qui entassaient des combustibles sur le faîtage de la bicoque pour leur faire tomber sur la tête la toiture en feu, Vasseur avait surpris, sous ses pieds, un bruit de coups sourds qui, en ébranlant le sol, indiquait un travail de sape souterrain pour arriver jusqu'à eux.

—Saperlotte! Par en haut, par en bas, nous allons avoir tout à l'heure bien de la réjouissance, avait dit l'échalas au lieutenant.

Mais, tout à coup, une idée subite était venue à Vasseur. D'un signe, il avait appelé à lui Lambert et Fichet et, à eux et à Barnabé, il avait dit vite à voix basse en leur montrant le sol à l'endroit où s'entendait le bruit:

—Vite, vite, déblayons la place de ces décombres. À coup sûr, le salut nous arrive par ici. Pourquoi ceux qui travaillent là-dessous, s'ils sont des Chauffeurs, tiendraient-ils à arriver jusqu'ici quand ils savent que, tout à l'heure ce toit va nous anéantir sous l'incendie?

Alors, donnant l'exemple, Vasseur s'était mis à la besogne après avoir ajouté:

—Ce doit être Meuzelin.

L'instant n'était pas aux si et aux mais, ni à discuter la supposition du lieutenant; il fallait agir, et promptement, car l'ennemi en était à apporter là-haut ses dernières brassées d'herbe sèche et de bois mort.

En deux minutes, les quatre compagnons eurent rejetés dans un coin de la salle les décombres entassés à l'endroit désigné. Le bruit de leur travail était couvert par celui des Chauffeurs qui, certains de la réussite, ne se gênaient plus, maintenant, dans leurs préparatifs d'incendie.

—Enfumons ces lapins en leur terrier puisqu'il n'en veulent pas sortir! criait le Beau-François à ses bandits.

À quoi Barnabé, tout en travaillant au déblai avec ardeur, secouait la tête en murmurant:

—Oui, oui, mon bel homme, des lapins tant que tu voudras, mais si ces lapins-là ne sont pas rôtis, il t'en pendra lourd au bout du nez.

—Vois! vois! lui souffla alors Vasseur.

En effet, à une profondeur de près de trois pieds de gravois enlevés, apparaissait une trappe qu'un effort, fait en dessous, cherchait à ébranler dans sa feuillure gonflée par l'humidité. Ce dernier obstacle empêchait de soulever la trappe sur laquelle ne pesait plus le poids des décombres.

Et, sous le bois, on entendit la voix assourdie de Meuzelin qui disait:

—Allons, Pancrace, encore un dernier effort et nous les sauvons.

Il y eut en dessous deux vigoureux «hein!» de gens qui s'efforcent à une besogne et la trappe, sortant alors brusquement de son encadrement gonflé, laissa apparaître les têtes du Saucisson-à-Pattes et de son valet d'écurie.

—Détalons! il n'y a pas de temps à perdre, commanda l'aubergiste.

Il avait raison, car en même temps s'entendait au dehors la voix du Beau-François donnant à ses chenapans l'ordre de mettre le feu aux broussailles.

Lambert et Fichet passèrent les premiers par la trappe qui ouvrait sur un escalier en ruines. Vint ensuite le tour de Barnabé. Il avançait le pied vers la première marche quand il s'arrêta:

—Tiens, une idée! fit-il. Autant faire la farce complète à ce grand bélître de François.

Et s'adressant à Vasseur qui, sans savoir son intention, voulait le presser de descendre:

—Nous en avons bien encore pour six ou sept minutes avant l'effondrement de la toiture, dit-il. Venez m'aider, lieutenant, à jouer la farce.

Tout en parlant, il marchait vers l'endroit où se trouvait le grand pot qui, dans ses flancs, bien qu'entamés par la balle, renfermait encore la majeure partie du trésor volé par François au Marcassin.

—Emportez la tirelire, lieutenant, dit-il pendant que, dans mon chapeau, je vais recueillir tous ces jaunets que le trou de la balle à laissés s'éparpiller.

Sourd aux remontrances de Vasseur, qui voulait l'arracher à sa tâche, car on entendait les premiers pétillements de l'incendie, l'échalas se mit à sa cueillette.

Son affaire faite, quand il se retourna, il vit l'aubergiste qui, le corps à demi sorti de la trappe faisait rouler dans la salle un petit tonnelet dont une douve disjointe laissait échapper une traînée noire.

C'était un baril de poudre.

—Une surprise que je ménage à nos aimables coquins, annonça-t-il au squelette.

Puis il disparut par l'ouverture en disant:

—Venez. Nous n'avons pas le temps d'enfiler des perles.

Derrière lui, Barnabé s'élança sur l'escalier et laissa retomber la trappe. Au bas des marches se tenait Pancrace, une lanterne à la main.

—Éclaire-nous la route. File d'un bon pas. Nous te suivons, commanda l'aubergiste à son valet.

À la lueur incertaine de la lanterne, Vasseur put néanmoins reconnaître qu'on suivait un long couloir étayé de madriers et de solives comme un boyau de mine.

—Où débouche ce passage? demanda-t-il au Saucisson-à-Pattes, qui marchait devant lui.

—Dans une des caves de la Biche-Blanche. Il a été creusé par le grand-père de Pancrace, l'ancien faux-saunier pendu. Il mit trois ans à achever ce travail souterrain qu'il lui fallait exécuter sans éveiller la méfiance de la gabelle. La nuit, il allait jeter la terre enlevée dans la Sarthe. Le sel de contrebande qu'on introduisait dans la maison du passeur, aujourd'hui appelée la Saunerie, venait s'enmagasiner dans les caves de l'auberge. La gabelle eût vu du sel entrer chez le passeur qu'elle n'aurait pu le retrouver en fouillant chez lui.

Après ce renseignement qui expliquait comment il était arrivé au secours des assassins, Meuzelin continua:

—Quand Pancrace et moi, nous nous escrimions à cogner sous vos pieds, nous avions peur ou de n'être pas entendus par vous ou que vous ne comprissiez point qu'il vous fallait dégager la trappe de la lourde épaisseur des décombres qui nous empêchait de la soulever.

—J'avais mis mon dernier espoir en vous, Meuzelin. Cela m'a rendu inventif, répondit le lieutenant.

On fit encore quelques pas, puis Pancrace, qui marchait en tête avec sa lanterne, la posa sur le sol en disant:

—Nous voici dans les caves de la Biche-Blanche!

Ils venaient d'y arriver par une basse et étroite porte qui, d'habitude, était soigneusement dissimulée derrière des tonneaux gerbés.

—Que j'ai la consolation de croire que nous sont plus mieux ici que dans la posture oùsque nous étrions tout à l'heure, avoua naïvement Fichet avec un soupir de satisfaction.

Il achevait quand une effroyable explosion se fit entendre.

—Qu'est-ce cela? fit le lieutenant étonné.

—C'est ma surprise au Beau-François. En ce moment, le chenapan vous croit, tous les quatre, aplatis par les ruines de la Saunerie, qui vient de sauter, avança le Saucisson-à-Pattes.

Tout en parlant, il avait monté les marches de l'escalier qui, de la cave, conduisait à la grande salle de l'auberge. Quand ceux qu'il venait de sauver y furent entrés derrière lui, il reprit:

—À coup sûr, notre stupide colosse va perdre son temps à fouiller les ruines pour y retrouver vos cadavres.

—Oh! nos cadavres? dites plutôt ses jaunets, ricana Fil-à-Beurre en faisant bruire les pièces d'or entassées dans le fond de son chapeau.

—Qu'il cherche cadavres ou jaunets, nous allons profiter de sa distraction pour filer à toute vitesse, reprit Meuzelin.

—Vous aussi? demanda Vasseur.

—Moi tout le premier, affirma Meuzelin. Maintenant que j'ai levé le masque, il ne fait plus bon pour moi en ces lieux, que je vais quitter à tout jamais.

—À tout jamais! répéta Vasseur; vous allez donc abandonner votre auberge?

—Mais je n'ai jamais été aubergiste, dit le policier en riant.

Et montrant du doigt Pancrace:

—Voici, continua-t-il, le vrai propriétaire de la Biche-Blanche. Dans la diligence qui m'a amené ici, j'ai rencontré ce brave garçon qui revenait de Paris où il apprenait le commerce. Il était rappelé à la Biche-Blanche par la terrible nouvelle que son père, attaqué chez lui, et torturé par les Chauffeurs, était mort de ses souffrances en laissant la Biche-Blanche sans maître. Pendant la route, nous causâmes. Pancrace était tout ardent de vengeance contre les Chauffeurs. Je m'ouvris à lui sur ma mission de débarrasser le pays de ces mécréants. En haine de ceux qui avaient tué son père, Pancrace, qui revenait homme au pays d'où il était parti gamin, ce qui ne lui laissait pas à craindre d'être reconnu, consentit à me céder son rôle.

Ceci débité, Meuzelin demanda gaiement:

—Dites-moi, à présent, si c'est l'auberge qui m'empêche de partir.

—Non, fit l'échalas, mais vous êtes marié.

Meuzelin se frappa le front en éclatant de rire.

—Tiens! j'oubliais que j'ai une femme! s'écria-t-il.

Puis il se gratta l'oreille, cligna de l'œil et ajouta d'une voix bien tranquille:

—Seulement, je crois bien qu'à cette heure, je suis devenu veuf.

Ton et phrase de l'aubergiste, annonçant qu'il croyait bien être veuf, étaient déjà assez étranges pour étonner ceux qui l'entendaient. Ils furent surpris à plus forte dose quand Meuzelin, après avoir été examiner la porte sur la route, dont la serrure, à demi arrachée de ses vis, témoignait qu'elle avait été forcée par une vigoureuse poussée du dehors, ajouta non moins gaiement:

—Bien décidément, je suis veuf.

Comme confirmation de ses paroles, un cri de terreur retentit à l'étage supérieur et, au haut de l'escalier, apparut la servante, la face épouvantée et livide, pantelante de tous ses membres. En trébuchant à chaque marche, elle descendit l'escalier, vint droit à l'aubergiste et, d'une voix étranglée, bégaya avec peine:

—Ma maîtresse est morte!... On lui a coupé la gorge.

Et, dans sa crainte d'être accusée du meurtre, la fille continua en paroles hachées par le frémissement qui la secouait des pieds à la tête:

—Je n'ai pas quitté le pied de son lit... seulement, je me suis endormie après avoir bu une rôtie au vin sucré que Pancrace avait apportée pour madame... J'avais pensé que ce breuvage, dans l'état de fièvre où elle était, pouvait être nuisible à ma maîtresse.

Il eût semblé que le mari, à cette nouvelle, aurait dû se montrer profondément ému. Pas du tout. L'aubergiste avait tranquillement écouté la servante. Lorsqu'elle eût fini de parler, il lui montra la porte en disant:

—Je veux bien croire, ma fille, que tu n'es ni coupable ni complice du crime. Mais les gens de justice, que je vais faire venir, ne seront pas si crédules. Si j'ai un bon conseil à te donner, c'est celui d'avoir à décamper d'ici avant qu'ils arrivent.

Affolée par la peur d'être rendue responsable du meurtre, la servante ne se le fit pas dire deux fois. Elle s'élança vers la porte et disparut.

Barnabé, le lieutenant et ses hommes avaient été présents quand l'aubergiste, avant le départ pour la Saunerie, avait donné à Pancrace l'ordre de monter à sa femme cette rôtie au vin, en exprimant l'espoir que le breuvage, auquel devait être mêlé un narcotique, serait bu par la servante. Donc les quatre hommes devaient arriver à cette conviction, que si le mari avait endormi la fille, c'était pour commettre impunément son crime.

Pour eux, Meuzelin était le meurtrier.

Lorsqu'il revint au groupe, après avoir poussé les verrous de la porte par laquelle avait fui la servante, le policier lut sur le visage des quatre hommes la pensée qui les tenait.

Il secoua la tête en disant d'une voix grave et le doigt tendu vers la porte:

—Je n'ai participé à la mort de cette femme, je vous le jure, qu'en laissant pénétrer la vengeance par cette porte dont, exprès, je n'avais pas poussé les verrous ni fermé la serrure au double tour. Croyez-moi, la morte était une misérable créature que l'échafaud réclamait. Quand je l'ai amenée ici, grosse des œuvres du Beau-François, je connaissais tous les crimes de la vie passée de cette femme, qui avait été d'une bande de Chauffeurs à l'autre, octroyant ses faveurs aux chefs dont, pas une fois, elle n'a voulu réprimer les cruautés.

Une question arrivait naturellement aux lèvres de ceux devant qui se justifiait le policier. Ce fut Vasseur qui la prononça.

—Alors, Meuzelin, demanda-t-il, pourquoi l'as-tu épousée puisque tu la connaissais?

—Justement, parce que je la connaissais, appuya l'agent. Aujourd'hui que le divorce sépare en dix minutes des gens mariés de la veille, j'ai tenté l'épreuve... et puis, à défaut du divorce, n'avais-je pas la guillotine qui, demain, si je l'avais voulu, m'aurait fait veuf.

La voix du policier prit un accent de gaieté sinistre pour continuer:

—Pouvait-elle se méfier du grotesque époux, de l'imbécile Saucisson-à-Pattes? Jamais n'aurait pu lui venir le soupçon que si je l'avais amenée sous mon toit, c'était pour surprendre, un à un, les secrets de tous les crimes auxquels elle avait pris part. Combien de nuits ai-je passées, guettant, penché sur sa couche, les mots échappés à son sommeil secoué par de terribles cauchemars!

Le policier montra encore la porte et poursuivit:

—Quand, hier soir, j'ai préparé cette entrée au châtiment qui allait venir, j'ai hésité un moment, et ma main s'est tendue vers les verrous que je n'avais qu'à fermer pour lui sauver la vie. Mais toute ma pitié s'est éteinte au souvenir que la maudite n'avait jamais eu pitié des autres... même des siens... même de sa pauvre sœur Julie, pauvre fille qu'elle a sacrifiée de complicité avec un scélérat du nom de Croutot... que je trouverai, lui, un jour ou l'autre.

Et d'un accent ému, le policier prononça lentement:

—Une bien triste histoire que celle de Julie! Au premier moment, je vous la conterai.

Cela dit, Meuzelin se secoua brusquement comme pour se débarrasser de son émotion et s'écria:

—La Saute est morte, n'en parlons plus. Comme on dit: Morte la bête, morte le venin!

Ensuite reprenant sa voix gaie:

—Le plus pressé pour le quart d'heure, dit-il, est de nous éloigner du voisinage du Beau-François.

Il éclata de rire en ajoutant:

—Nous éloigner... mais pas pour longtemps, car je compte bien le retrouver avant peu.

Tout en parlant, le policier avait ouvert le volet d'une fenêtre donnant du côté de la Sarthe, dans la direction de la place où avait existé la Saunerie.

—Tiens, fit-il, le maladroit nous laisse la route libre.

Les quatre compagnons vinrent le rejoindre à la fenêtre pour se rendre compte de l'exclamation.

—Comme pour la servante, expliqua Meuzelin, mon narcotique a cessé d'agir sur les bateliers de la Juliette. Peut-être, même, est-ce l'explosion de la Saunerie qui les a réveillés. Alors ils ont amené le bateau à l'autre rive et le Beau-François, renonçant à ses recherches dans les ruines, a jugé prudent d'embarquer ses sacripants.

En effet, la Juliette, se laissant aller au courant de la Sarthe, s'éloignait lentement. Sur son arrière se voyait, au jour naissant, la haute stature du Beau-François qui faisait descendre ses hommes sous le pont pour qu'on n'eût pas soupçon d'un chargement aussi suspect.

—À bientôt, grande bête! gronda entre ses dents le policier à l'adresse du Beau-François.

Plus n'était donc besoin de quitter à la hâte la Biche-Blanche. Malgré sa corpulence, Meuzelin était marcheur. Mais il ne pouvait lutter contre les longues perches de Fil-à-Beurre.

Pancrace, pour remplacer le bidet du Marcassin estropié par la balle de Barnabé, fut au Mans en acheter un autre qu'on attela à la voiture qui avait servi au chouan à amener Gervaise jusqu'à l'auberge.

Le soir, on se mit en route, Vasseur et ses soldats, remontés en selle, Meuzelin dans la voiture. Quant à Fil-à-Beurre, il avait annoncé vouloir faire la route moitié à pied, au montoir du cheval de Vasseur, moitié en voiture, à côté du policier.

—Où allons-nous? demanda le lieutenant au départ.

—C'est le Beau-François votre gibier, n'est-ce pas? interrogea Meuzelin. Alors nous ferons route jusqu'au bout, car, là, où je vous mène, il y a gros à parier que nous entendrons parler de votre animal.

—Quel est le but de ton voyage?

—Je vais à Ingrande où j'ai reçu l'ordre de rejoindre le général Labor, qui, aussitôt les troupes arrivées, doit entreprendre une battue du pays ravagé par les bandes.

—En route donc! dit Vasseur.

Pendant ce début du voyage, Barnabé marcha à côté du lieutenant.

—Saint-Florent-le-Vieil, où, m'as-tu dit, Gervaise est conduite par son oncle, est-il loin d'Ingrande? demanda Vasseur à l'échalas.

—Juste en face, sur l'autre rive de la Loire, affirma Fil-à-Beurre. Quand nous arriverons, Gervaise sera installée chez son oncle depuis quelques jours, car le Marcassin, qui a déjà sur nous une avance de dix-huit heures, va voyager d'un autre train que celui dont nous menace la mauvaise rosse de la voiture de Meuzelin.

De fait, ce cheval était un animal qui eût fait ses quatorze lieues en quinze jours. Dix fois, Vasseur voulut marcher de l'avant et quitter Meuzelin. Mais, toujours, celui-ci le retint en disant:

—Croyez-moi, lieutenant, à vouloir aller trop vite, vous manquerez le but. Je vous promets le Beau-François... mais à mon heure.

En disant cela, le policier semblait être si certain de son fait que Vasseur calmait son impatience.

Si lentement qu'on marche, on finit toujours par arriver. Ce fut ainsi que le matin du sixième jour, après avoir passé la nuit à Angers, car Meuzelin s'était toujours, le chemin durant, opposé au voyage nocturne, on atteignit le village de Monciel, six lieues avant Ingrande.

Tout le village était sens dessus dessous.

Dans la nuit, la bande du terrible Coupe-et-Tranche avait attaqué la diligence. En plus du meurtre des soldats de la patrouille ambulante, les bandits avaient assassiné une femme dont les habitants de Monciel avaient ramassé le cadavre sur la route et qu'ils avaient rapporté au village.

Chose horrible! ce cadavre n'avait plus de tête!

Les autorités avaient fait étendre la victime sur une table dans la salle de l'auberge jusqu'à l'arrivée de la justice, qu'on avait demandée à la fois d'Angers et d'Ingrande.

En attendant, les villageois, curieux et effrayés, faisaient foule autour du cadavre, se demandant quelle pouvait avoir été cette femme.

—Si nous allions voir? proposa Meuzelin à ses compagnons.

À cette époque, les magistrats, touchés par la panique générale, n'étaient pas des plus chauds à aller instrumenter aux champs. Tant qu'ils avaient à instruire dans les villes, où ils se sentaient en sûreté, cela marchait de soi; mais il n'était plus de même quand il était question de franchir les murs. L'idée de se montrer aux campagnards, c'est-à-dire d'appeler sur eux la vengeance des malfaiteurs qui, un jour ou l'autre, les guetteraient à leur première sortie de la ville, les faisait reculer. Pour les maintenir en cette salutaire et prudente réserve à aller instruire les crimes aux champs, ils avaient à se citer le sort de quelques-uns de leurs collègues qui, après avoir donné cette rare preuve d'audace, un jour qu'ils avaient été faire une simple promenade hors la ville, avaient été ramassés au pied d'une haie, tués par la balle d'un de ces campagnards, tant bonnaces et naïfs en plein jour, mais qui se transformaient en bandits nocturnes.

Donc, pour leur montrer le cadavre de la femme sans tête, les habitants du village de Monciel avaient envoyé prévenir les magistrats d'Ingrande et d'Angers, mais ils s'attendaient bien à ne pas les voir venir.

Leur surprise fut énorme à la vue de Meuzelin, du lieutenant, de l'échalas et de Fichet, qui se présentaient après avoir laissé Lambert à l'entrée du village, à la garde des chevaux et de la voiture.

—On nous prend pour des gens de justice, souffla Meuzelin à Vasseur.

—Est-ce que nous allons jouer leur rôle? demanda le lieutenant.

—Pourquoi pas? Vous le savez, on s'instruit toujours en voyageant, dit le policier souriant.

Chez Meuzelin, son métier absorbait si bien l'homme qu'il ne pouvait laisser passer cette occasion d'exercer son flair et sa sagacité.

Aussitôt qu'il eut pénétré dans la salle de l'auberge où la foule entourait la table sur laquelle était étendu le corps, l'agent ordonna de sa voix la plus impérieuse:

—Tout le monde dehors, sauf les gens de la maison.

Pendant que les villageois sortaient, l'aubergiste s'approcha de lui et demanda:

—Est-ce que vous ne gardez pas Fourchu, mon magistrat?

—Qu'est-ce que Fourchu?

—C'est le postillon qui a conduit la diligence pendant le relais d'Angers à Monciel.

—Alors que Fourchu reste.

La foule sortie, les quatre compagnons demeurèrent avec l'aubergiste, son valet et le postillon Fourchu, un garçon trapu, à la mine décidée, qui portait le bras gauche en écharpe, car il avait reçu une balle à l'attaque de la diligence.

—Que pour vous complaire, une femme sans tête elle est en comparaison avec une arête sans poisson, déclara Fichet à Barnabé, après avoir examiné le cadavre décapité.

Muet, froid, recueilli, Meuzelin tourna lentement autour du corps. Un moment son regard s'arrêta sur le cou tranché, dont les chairs hachées accusaient que la décapitation avait été faite à plusieurs reprises par une main inexpérimentée.

—Ni un boucher, ni un équarrisseur, ni un homme d'un métier qui dépèce la viande n'a coupé cette tête, murmura-t-il.

Puis il examina la main du cadavre, main blanche, douce, aux ongles soignés, main d'une oisive ou d'une femme dont le métier ne comportait pas un travail manuel.

Malgré le sang qui les maculait, il était facile de reconnaître que les vêtements, fort simples pourtant et d'une coupe un peu en retard sur la mode, étaient d'étoffe de prix. Les bas étaient en soie et les chaussures, fines, de cuir souple, nullement déformées accusaient que la morte ne devait pas être grande marcheuse à pied.

—Mettez le corps à nu, commanda Meuzelin à l'aubergiste et à son valet.

Dépouillé de ses vêtements, le cadavre apparut beau de formes, aux chairs jeunes, à la gorge ferme, au ventre ne révélant pas que la morte eût été mère. Excepté les horribles blessures résultant des quatre coups de fusil qui avaient tué cette femme, le corps ne montrait aucune cicatrice ni signe qui dût servir à constater plus tard l'identité de la victime.

—Elle devait avoir de vingt à vingt-cinq ans, déclara Meuzelin, après un dernier regard jeté sur le cadavre.

Le lieutenant, Barnabé et Fichet assistaient, sans souffler mot, à l'examen du policier. Au dehors, devant l'auberge, s'entendait le murmure de la foule échangeant ses commentaires en attendant le moment où elle pourrait rentrer dans la salle.

Sur l'ordre de Meuzelin, l'aubergiste et le domestique cachèrent la nudité du corps en jetant dessus les vêtements dont il avait été dépouillé.

Alors Meuzelin se retourna vers le postillon Fourchu.

—C'est toi qui conduisais au moment de l'attaque, entre Angers et ce village? demanda-t-il.

—À preuve que j'y ai attrapé un vilain noyau, dit Fourchu en montrant son bras blessé... Voilà comment c'est arrivé: Ils étaient bien une trentaine; ils avaient barré la route avec deux grosses cordes tendues d'un côté à l'autre. Un de mes chevaux s'est abattu; alors ils ont fait feu sur la patrouille. C'est une des balles qui lui étaient destinées qui m'a percé le bras... La chute du cheval avait arrêté la voiture. Quatre gredins sont venus me mettre le pistolet sur le corps pendant qu'un cinquième me fouillait pour me prendre ma feuille de route...

—Sur laquelle étaient inscrits les noms de tes voyageurs?

—Oui, avec leur point de départ indiqué. Ils en avaient sans doute besoin pour savoir si je voiturais celle qu'ils voulaient tuer... Ah! ça n'a pas été long, allez! Cinq ou six sont allés droit au coupé; ils en ont arraché une des voyageuses et, avant qu'elle pût dire un mot, pan! pan! et ç'a été fini. Enfin, ils ont détaché leurs cordes et ont relevé mon cheval, puis ils m'ont ordonné de filer sans demander mon reste.

—Ils ne t'ont pas rendu ta feuille de route.

—Non, et j'avoue que je n'ai pas pensé à la réclamer.

—Sais-tu où la victime avait pris la voiture?

—À Angers.

—Tu en es certain?

—Quand j'étais à Angers à attendre pour prendre mon service, j'ai vu arriver la voiture amenée par Chatriot. Il n'y avait alors qu'une femme dans le coupé. Pendant que les palefreniers attelaient, j'ai été prendre un verre avec Chatriot. Quand je suis revenu pour monter en selle, j'ai vu alors deux femmes dans le coupé.

—Sans pouvoir affirmer laquelle des deux était la première?

—Ma foi, non, car il faisait noir dans le coupé.

—Et des Chauffeurs qui ont attaqué la diligence, as-tu pu en reconnaître un?

Fourchu se mit à rire à cette question:

—Oh! oh! fit-il, allez donc reconnaître des gredins qui se sont barbouillés le visage de suie ou qui ont la tête enveloppée d'un morceau de crêpe noir.

Meuzelin revint à la femme morte.

—De sorte que tu ne saurais dire quelle était la femme tuée?

—Non, mais c'est facile à savoir. En lui coupant la tête, les brigands n'ont pas été bien malins. Il n'y a qu'à aller à Angers, au bureau de la diligence, s'informer de la femme montée en voiture cette nuit à quatre heures du soir.

—Oui, objecta Meuzelin, mais rien ne dit que la victime n'était pas l'autre femme, celle qui occupait le coupé avant Angers.

—On n'a qu'à interroger celle des deux qui vit.

—Tu sais donc qui elle est?

—J'ai assez entendu prononcer son nom par ceux qui, cette nuit, à une lieue de l'endroit de l'attaque, l'attendaient au passage pour lui faire escorte à sa descente de voiture... Il paraît que c'est une comtesse de Méralec, qui revenait d'émigration. Elle rentrait à son château de Brivière. Ses gens ont pris les bagages et lui ont fait passer la Loire. Si quelqu'un peut vous donner des renseignements, ce doit être cette comtesse, car elle ne doit pas avoir été sans causer avec l'inconnue pendant la demi-heure qu'elles sont restées en compagnie dans le coupé, entre le départ d'Angers et l'attaque.

—Bon! fit Meuzelin en casant tous ses renseignements dans sa mémoire.

Puis il jeta un dernier regard sur le cadavre dont la nudité était voilée sous ses vêtements amoncelés pêle-mêle, et se tournant vers l'hôtelier:

—Faites rentrer le monde, commanda-t-il.

—Pas avant que nous ne soyons partis, lui dit Vasseur.

—Non, non, nous restons encore, répondit vivement le policier.

—Qu'espères-tu donc découvrir parmi ces villageois qui, en somme, ne sont que des curieux?

—Qui sait! fit Meuzelin.

Poussés par une curiosité sauvage, les villageois rentrèrent en se bousculant. Bientôt ils entourèrent la table se repaissant du lugubre spectacle, guettant d'un regard en dessous ceux qu'ils prenaient pour des magistrats, et dont ils attendaient quelques paroles qui leur apprissent le résultat de l'enquête, ou échangeant à voix basse leurs réflexions.

Meuzelin s'était glissé derrière ses compagnons. La face paterne, la bouche niaisement entr'ouverte il regardait la scène d'un œil indifférent et immobile en apparence, mais qui embrassait toute l'assistance.

—Oh! oh! l'entendit murmurer le lieutenant, qui se tenait devant lui.

—As-tu donc déjà découvert les assassins? demanda tout bas, en se retournant, Vasseur, avec un peu de moquerie.

—Non. Mais j'ai déniché un vilain merle.

Et, avec assurance, il prononça:

—Je viens de découvrir celui qui a décapité le cadavre.

Puis, lentement, d'une voix basse qui prêchait la prudence, il poursuivit:

—N'ayez l'air de rien. Gardez-vous que vos visages ou vos regards donnent l'éveil à mon coquin. Celui qui a coupé la tête doit être cet homme barbu, noir de crasse, à tablier de cuir, qui est à droite de la cheminée.

Après cette indication, il ajouta:

—À présent, nous pouvons quitter la salle.

Derrière Meuzelin, qui se dirigeait vers la porte, Vasseur et les autres suivirent. Ce fut seulement à cent pas de l'auberge, loin des oreilles indiscrètes, que le lieutenant demanda:

—Tu plaisantais, n'est-ce pas? en avançant que c'est l'homme au tablier de cuir qui a tranché la tête de la victime?

—J'en jurerais! affirma sérieusement le policier.

—Pourtant, dit Fil-à-Beurre, rien ne distinguait cet homme de ses voisins.

—Oh! que si! appuya le policier en souriant.

—Et à quoi as-tu puisé cette certitude? reprit le lieutenant, qui, malgré les éloges qui lui avaient été faits de la sagacité de l'agent, refusait de se laisser convaincre.

—À quoi? répéta Meuzelin, à un détail bien simple, qui a pu vous échapper, mais qui devait me frapper.

—Apprends-nous-le.

Le policier regarda le lieutenant et lui posa cette question:

—Quel jour sommes-nous?

—Le cinquième jour de la décade.

À cette époque, le calendrier républicain, on le sait, avait supprimé les semaines pour diviser chaque mois en trois périodes de dix jours (décade), dont le dernier, portant le nom de décadi, représentait l'ancien dimanche, le jour du repos.

—Donc le dernier décadi était il y a cinq jours, c'est-à-dire que voici cinq jours que cet homme s'est remis au travail, insista Meuzelin.

—Sans doute.

—Et vous reconnaissez mon individu pour être d'un état à forger: maréchal, forgeron ou serrurier?

—La fumée et la poussière de forge qui lui salissent le visage ainsi que son tablier le prouvent évidemment, avança Fil-à-Beurre.

—Très bien! fit le policier. Maintenant, passons à une autre question.

Sans rire, il demanda au lieutenant:

—Tous les combien pensez-vous que cet homme change de chemise?

—Toutes et quantes fois qu'il en met une autre, lâcha Fichet, prenant voix au chapitre.

Mais, si profondément vraie que fut cette réponse, elle ne satisfit pas Meuzelin qui redemanda au lieutenant:

—Répondez, tous les combien?

—Dame! cet homme doit être comme tous les ouvriers qui attendent le décadi, jour de repos, pour se faire beaux et propres.

—Parfait! approuva l'agent.

Et, après une petite pause:

—Alors, reprit-il, si cet homme n'était pas, hier, d'une noce, d'un baptême ou d'une fête quelconque, c'est lui qui a coupé la tête de la morte.

—Parce que? demanda Vasseur un peu abasourdi par cette déclaration.

—Parce que aujourd'hui, c'est-à-dire cinq jours après le décadi, cet homme porte une chemise blanche. Donc il a été forcé de faire disparaître son linge maculé de sang, à moins qu'il n'ait eu hier, je le répète, une occasion de se faire beau.

En secouant la tête, Meuzelin ajouta avec un sourire plein d'assurance:

—Encore, en avançant cette supposition d'une fête, je suis intimement persuadé qu'elle est fausse, attendu qu'il se fût débarbouillé. Or, s'il a du linge blanc et les mains à peu près propres, il a conservé sur son visage la crasse d'un travail de cinq jours.

Et pendant que ses compagnons restaient émerveillés devant lui, le policier répéta d'un ton convaincu:

—Oui, il a été forcé de faire disparaître sa chemise tachée de sang.

Le doute avait cessé chez Vasseur qui s'écria:

—Alors pourquoi avoir laissé ce misérable libre?

—Oh! soyez bien tranquille, dit Meuzelin en souriant, il ne le restera pas longtemps. L'arrêter séance tenante eût été maladroit. Nous donnions l'éveil à ses complices s'il en avait dans la salle. Mieux vaut qu'il vienne tout seul se placer sous nos mains.

Comme le lieutenant et Barnabé restaient ébahis sans comprendre sa dernière phrase, il continua:

—Il y a chez les dix-neuf vingtièmes des criminels un mouvement involontaire qui les pousse à se trahir. Qu'un homme commette un meurtre et qu'il puisse s'échapper sans avoir été vu; malgré lui il quittera sa cachette pour venir dix fois rôder sur le lieu de son crime, incité par la peur qui lui crée un besoin irrésistible de savoir ce qu'on dit, qui on accuse, s'il est soupçonné. Au lieu de passer muet, il lui faudra parler, s'informer, questionner jusqu'au moment où il lâchera une parole imprudente... Notre homme au tablier sera de même. Il nous a pris pour gens de justice, et, par cela même que nous n'avons rien dit, il sera invinciblement poussé par la nécessité de se rassurer lui-même en nous questionnant.

Tout en parlant, Meuzelin faisait face à ses compagnons, rangés devant lui, tournant le dos à l'auberge. Son regard passa par-dessus l'épaule de Vasseur.

—Ne vous retournez pas! dit-il vivement.

Sa recommandation faite, il reprit en riant:

—Hein! que vous disais-je? Voici notre homme qui vient de sortir de l'auberge; il a abandonné les autres. La peur le met à nos trousses et il va nous suivre jusqu'au premier coin où il pourra nous interroger sans témoins. Je vous en supplie, ne vous retournez pas. Continuons notre chemin en allant rejoindre Lambert qui garde vos chevaux et ma voiture. Le coquin va se mettre à notre piste comme un chien qui flaire une saucisse.

Donnant l'exemple Meuzelin se mit en marche, suivi par ses compagnons, qui s'étaient gardés de se retourner. Dès qu'on eut rejoint Lambert à l'entrée du village, le policier se mit à tourner autour des chevaux, leur soulevant les pieds pour examiner les fers.

Cependant, il avait glissé un regard en dessous.

—Le gredin a fait comme je l'ai dit. Il nous a emboîté le pas. Il est là-bas qui nous guette. Nous jouerons de chance si c'est un maréchal, car voici un cheval dont le fer s'est cassé.

Alors se relevant avec les gestes désespérés d'un homme qu'un accident empêche de se remettre en route, il feignit d'apercevoir l'homme au tablier de cuir.

—Eh! citoyen! cria-t-il en lui faisant signe de venir.

L'homme s'avança lentement, avec hésitation, semblant appeler à lui son courage.

—Qu'y a-t-il pour ton service, citoyen? demanda-t-il quand il fut arrivé.

—Le village possède-t-il un maréchal?

L'homme montra son tablier de cuir en disant:

—Oui. C'est moi.

—Ta forge est-elle loin?

—La voici, dit le maréchal en indiquant du doigt la seconde maison du village.

—Alors, mon garçon, tu vas mettre un fer à ce cheval, et fais vite, car nous avons hâte de partir.

Le maréchal marcha vers sa forge suivi par les voyageurs amenant après eux chevaux et voiture.

—Fais vite, fais vite, nous sommes pressés, répétait Meuzelin au maréchal qui forgeait son fer en tendant l'oreille.

D'un clin d'œil, Meuzelin commanda aux siens de ne souffler mot. Ce silence irrita le besoin qu'éprouvait le maréchal de parler. Aussi, en enfonçant son premier clou, il dit au policier qui lui tenait le pied du cheval:

—Tu as trouvé le village bien alarmé par ce drame sanglant, citoyen magistrat.

—Que veux-tu, citoyen, les jours se suivent et ne se ressemblent pas. Aujourd'hui on est dans la consternation; hier on sautait aux crins-crins d'une noce.

—Personne ne s'est marié hier à Monciel, déclara le maréchal en rabattant son second clou.

—Ou on fêtait joyeusement un nouveau-né, dit insoucieusement le policier.

—Le dernier nouveau-né date de trois semaines.

—Enfin, quoi? je veux dire que si aujourd'hui Monciel est en alarme, il était peut-être hier dans la joie. Le corps n'est pas de fer, que diable! On ne peut pas toujours travailler. Il faut bien se reposer un brin en se donnant du bon temps. Tel qui travaille aujourd'hui, hier la passait douce.

—Pas moi alors; car, hier, je n'ai pas quitté ma forge. J'ai ferré onze chevaux, dit le maréchal en remettant tenailles et marteau dans la poche de son tablier.

Puis, en examinant de l'œil les pieds des autres chevaux, il demanda:

—Tu n'as plus besoin de moi, citoyen?

—Si, mon garçon, fit Meuzelin.

C'était débité d'un ton si bon enfant que le maréchal s'empressa de dire:

—À quoi puis-je t'être utile?

—À me donner un renseignement, articula le policier en lui faisant la risette.

—Parle, citoyen magistrat.

—Au fond, c'est de peu d'importance.

—N'importe.

—C'est plutôt une affaire de curiosité.

—Crois que s'il est en mon pouvoir de la satisfaire, je serai tout heureux de te procurer cette satisfaction.

—Oh! tu dis cela!

—Prenez-moi au mot.

—Avant que je t'interroge, veux-tu d'abord me faire une toute petite promesse?

—Laquelle?

—Celle d'être bien franc.

—Je vous le jure, dit le maréchal amadoué par tant de bonhomie.

Meuzelin lui posa la main sur l'épaule, et toujours souriant, il demanda de sa voix la plus aimable:

—Alors, mon garçon, puisque tu es si bien disposé, dis-moi donc où tu as caché la tête de la femme que tu as coupée cette nuit?

Le maréchal, à ces mots, eut un effroyable tressaillement de tout le corps. Pâle comme la mort, les cheveux dressés sur la tête, les yeux pleins d'une folie d'épouvante, il agita convulsivement les lèvres sans pouvoir parvenir à prononcer les mots que le saisissement arrêtait dans sa gorge.

Puis l'instinct de la conservation lui vint. Sans se dire que fuir c'était se trahir, il se ramassa sur ses jarrets comme la bête fauve qui va bondir, poussa une sorte de rugissement et s'élança. Mais le cercle des compagnons s'était resserré. Il fut, pour ainsi dire au vol, saisi à chaque poignet par Lambert et Fichet.

Au contact de ces deux mains qui paralysaient sa résistance, l'homme se devina perdu. À la surexcitation nerveuse succéda la réaction d'une complète prostration qui, anéantissant ses forces, le fit vaciller sur ses jambes. Il se fût affaissé s'il n'eût été soutenu par Fichet qui, croyant à une comédie, le remit sur pied en disant:

—Le quart d'heure il n'est pas à songeasser de nous faire l'imitation de la jeune vierge qu'elle accouche.

Après avoir laissé l'homme s'anéantir sous son effroi, Meuzelin répéta d'une voix sèche:

—Dis-moi où tu as caché cette tête de femme que tu as tranchée la nuit dernière?

Encore incapable de parler, le maréchal secoua négativement la tête.

Le policier lui mit le doigt sur le plastron de chemise et poursuivit en pesant sur les mots:

—... Cette tête dont le sang avait rejailli sur toi, ce qui t'a obligé de changer de chemise.

Cette phrase galvanisa le maréchal qui parvint à bégayer.

—Je ne sais ce que tu veux dire.

L'agent avança la main et promena circulairement l'ongle de son pouce sur la nuque du prisonnier en disant:

—Si tu ne parles pas, le couperet de la guillotine te passera là avant un mois.

Un frissonnement nouveau secoua l'artisan, mais il n'en répéta pas moins:

—Je ne sais ce que tu veux dire.

—Alors, nous allons opérer une perquisition chez toi.

Et Meuzelin, s'adressant à ses compagnons:

—Faisons entrer voiture et chevaux dans la cour et fermons la maison. Personne ne viendra nous déranger, commanda-t-il.

Il fut obéi au plus vite par le lieutenant et Fil-à-Beurre, lequel, tout en verrouillant la porte charretière, murmura:

—Pas de chance tout de même, le maréchal! Pour une pauvre petite fois qu'il fait un extra de linge, on le lui reproche.

Pendant la fermeture, le prisonnier que l'épreuve avait exténué, fit un pas pour aller s'asseoir sur l'enclume de sa forge.

—Une bonne conscience qu'elle n'a jamais besoin de s'asseoir, lâcha Fichet en le ramenant sur place.

Se sentant surveillé, l'homme se tint immobile, muet, le regard vague et fixe, comme s'il craignait de l'arrêter sur un point de l'atelier.

En attendant le retour de Vasseur et de l'échalas, Meuzelin fit ce qu'avait voulu faire le maréchal. Il vint s'asseoir sur la massive enclume que supportait un énorme billot de bois.

À ce moment, l'œil effrayé de l'artisan se tourna involontairement vers la base du billot. Ce regard n'eut que la durée de l'éclair, mais il fut surpris par le policier.

Vasseur et Barnabé reparurent.

—Est-ce fait? demanda l'agent.

—Nous sommes tout à fait chez nous, annonça le squelette.

Pour adresser sa question aux arrivants, Meuzelin avait tourné la tête vers eux. Il la ramena si brusquement du côté du prisonnier que celui-ci n'eut pas le temps de changer la direction de son regard qui, une seconde fois, était venu s'attacher au pied du billot de l'enclume.

—Oh! oh! pensa le policier, est-ce que par hasard je suis assis sur la roche sous laquelle il y a anguille?

—Chut! chut! souffla Barnabé dont la fine oreille avait surpris un bruit de pas dans la rue.

Les pas s'arrêtèrent devant la maison. Puis on frappa bien doucement à la petite porte de la forge.

Du poignet de son prisonnier, la main de Fichet se porta vivement à son gosier.

—Si tu insuffles un mot, dit-il tout bas, en accompagnant sa recommandation d'un serrement de doigts qui le dispensait de compléter sa phrase...

Bien qu'on ne lui ouvrît pas, celui qui frappait devait savoir que le maréchal avait quelque motif de se tenir clos en son logis; car loin de s'en étonner, il fit entendre d'une voix prudente:

—C'est nous, Chauvelot et Bourdois.

Et après une petite pause:

—Je viens comme c'était convenu. Ne crains pas qu'on nous voie entrer. Ils sont encore tous autour de la femme de cette nuit... Ouvre.

À ces paroles qui, jusque-là peu compromettantes, pouvaient le perdre en se prolongeant, le maréchal était devenu livide et tout pantelant d'angoisse.

On frappa encore.

Puis une autre voix prononça:

—Inutile de cogner, va! il a décampé.

—Pas possible! N'avait-il pas été dit que ce serait moi qui, en prenant un cheval à Angers, irait vendre la chose aux francs (récéleurs) de Laval ou de Mayenne?

—Oui, mais il y est allé lui-même, idée de nous faire sauter notre part! Allons, nous sommes volés. Faut nous résigner, grogna la seconde voix.

Les deux causeurs s'éloignèrent.

Malgré lui, un petit soupir de satisfaction échappa au maréchal. Ce qu'ils avaient dit n'était pas des plus catholiques, mais, en somme, il n'accusait rien de si grave qu'il fût impossible de l'expliquer. Donc, à peu près rassuré, il attendit Meuzelin qu'il voyait s'avancer pour lui répéter sa question.

Seulement, lui aussi, l'agent, avait entendu le dialogue et sa prodigieuse sagacité y avait puisé une inspiration soudaine. Il venait bien, à la vérité, pour renouveler sa question, mais il y ajouta quelques mots dont l'effet fut foudroyant sur le misérable quand il l'entendit lui dire:

—Où as-tu mis les boucles d'oreilles que tu as retirées des oreilles de la tête que tu as coupée cette nuit?

Et, en montrant l'enclume, Meuzelin ajouta:

—Sous le billot de ton enclume, n'est-ce pas?

Le maréchal eut un soubresaut convulsif: puis, après un sourd rauquement de rage désespérée, il tomba évanoui.

Quand il reprit ses sens, il était solidement garrotté, et Fichet était en train de lui verser un broc d'eau dans le cou en disant à son camarade Lambert:

—Rien n'est plus mieux officiant pour l'évaporation de la connaissance que l'eau sur la colonne vénérable.

En revenant à lui, le premier regard du maréchal se tourna vers l'enclume. Elle avait été déplacée. Une épaisse dalle, qui servait d'assise au billot, apparaissait montrant, au milieu de sa surface un petit trou carré qui servait de cachette.

Après le billot, les yeux alarmés de l'artisan cherchèrent Meuzelin. Il lui était masqué par Vasseur et Barnabé qui, devant lui, étaient occupés à examiner un objet que leur montrait le policier en disant:

—Au bas mot, elles valent trois mille livres.

Ils se retournèrent à la voix de Fichet leur faisant part que le prisonnier avait repris ses sens.

—Il s'est cicatrisé de son délabrement, annonça-t-il.

Alors Meuzelin vint au maréchal, tenant dans le creux de la main une paire de boucles d'oreilles qu'il mit sous les yeux de son homme en demandant:

—Veux-tu maintenant avouer où tu as caché la tête que tu as dépouillée de ces bijoux?

Le gueux sembla hésiter.

L'agent appuya sur la chanterelle en articulant:

—À moins que tu ne tiennes à être guillotiné avant un mois.

—Si je parle, aurai-je la vie sauve? prononça le maréchal d'une voix brève.

—Heu! heu! fit Meuzelin. Elle vaudra cher à racheter ta vie... Il faudra que tu en contes bien long.

Tout frémissant de la peur que son marché ne fût pas accepté, le prisonnier dut trouver bien longue la minute pendant laquelle l'agent le tint sur le gril en ayant l'air de se consulter.

—Tu diras bien tout et tout? insista-t-il.

—Oui, tout et tout. Car dès que j'aurai commencé, le mieux sera pour moi de défiler mon chapelet jusqu'au bout, attendu que si je ne vous faisais pas pincer toute la bande et le chef, je serais un homme mort... Ils me tueraient.

—Et ton chef est le Beau-François? demanda Meuzelin à tout hasard.

Le prisonnier eut un sourire de mépris.

—Ah! oui, fit-il, ce grand bellâtre qui, depuis deux jours, est venu travailler dans le pays avec une trentaine d'hommes? Oh! il n'en a pas pour longtemps. Coupe-et-Tranche lui apprendra, avant peu, à ne pas venir rogner la portion des autres.

Alors, revenant à ce qui l'intéressait bien plus:

—Si je parle, aurai-je la vie sauve? répéta-t-il.

—Allons! c'est marché conclu! dit enfin le policier.

Soit pour prouver son empressement soit qu'il craignît que Meuzelin se rétractât, le prisonnier se hâta de dire:

—La tête est enterrée au pied du pommier de ma cour. Je l'ai mise là, ce matin, un peu avant le jour, mais mon intention était, la nuit prochaine, de la brûler au feu de ma forge.

L'agent fit signe à Lambert et Fichet de lui délier les bras et, quand il le vit libre:

—Viens la déterrer devant nous, commanda-t-il.

XIV

Comme l'avait dit le maréchal, au milieu de sa cour s'élevait un vieux pommier dont la tête énorme et feuillue ombrageait un banc de pierre placé à son pied.

Fichet avait pris, dans la forge, une bêche que Meuzelin fit donner au prisonnier en lui disant:

—Mets-toi à l'œuvre en te gardant bien de toute atteinte qui pourrait défigurer le visage.

Le maréchal se posa devant une place où nul n'aurait pu soupçonner le dépôt sinistre, tant l'endroit avait été soigneusement nivelé. Après s'être servi de la bêche pour enlever la croûte du sol durci par son piétinement de la nuit, il s'agenouilla et, avec ses mains, se remit à retirer la terre devenue friable.

—Voilà! dit-il bientôt en montrant une masse de cheveux noirs qui venait d'apparaître au fond du trou.

Alors, saisissant la chevelure qu'il tira sans grand effort, il amena au jour la tête, qu'il posa à bout de bras sur le banc de pierre.

L'assassinat ne datant encore que de quelques heures, la décomposition n'avait pas eu le temps d'accomplir son œuvre sur le visage, à qui la rigidité de la mort avait conservé son expression dernière... et cette expression était hautaine et calme, ne trahissant en rien la terreur qu'aurait dû inspirer à la victime, au moment suprême, la fin tragique qui la menaçait. Si brusque qu'avait été le dénouement, cette femme avait pu, pourtant, voir venir la mort et elle lui avait bravement fait face.

—Une jeune et jolie femme, souffla Vasseur en examinant le visage.

—Et aussi une maîtresse femme, ajouta le policier, dont l'attention avait été attirée par la physionomie altière de la face.

Curieux de détails, il demanda au maréchal:

—Tu étais là quand elle a été assassinée?

Celui-ci parut avoir la franchise récalcitrante; ce qui fit que Meuzelin, d'un ton qui sentait la menace, lui rafraîchit la mémoire:

—N'oublie pas que ta vie vaut cher, dit-il. Si tu veux la racheter, je t'ai prévenu qu'il ne faudrait pas ménager ta langue.

Il était bien aventuré le cou du maréchal, à présent que la tête était déterrée. Il y alla donc, comme on dit, bon jeu bon argent.

—J'assistais si bien à l'assassinat, avoua-t-il, que je suis un de ceux qui avaient été nommés par Coupe-et-Tranche pour la fusiller.

—Coupe-et-Tranche conduisait donc l'attaque?

—Non, mais il l'avait préparée de longue date, et, d'avance, il avait désigné à son lieutenant les rôles que chacun aurait à jouer.

Meuzelin revint à la morte et demanda:

—En se voyant perdue, la voyageuse n'a pas crié, demandé grâce, prononcé quelques mots?

—Si elle a parlé.

—Un appel à pitié?

—Du tout. Elle n'a prononcé qu'une courte phrase qui était incompréhensible pour nous.

—Laquelle?

—Au moment où nous la couchions en joue, elle a dit comme ça: «C'était bien la peine de revenir!»

—Ah! fit le policier tout décontenancé, car il avait espéré que cette phrase, inintelligible pour les autres, s'éclaircirait pour lui.

Un souvenir lui passa subitement en tête.

—Mais, fit-il vivement, il se trouvait une autre voyageuse dans le coupé—une comtesse de Méralec, m'a-t-on dit. Qu'a-t-elle fait, qu'a-t-elle dit pendant cette scène de meurtre?

—Elle a fait la diablesse et a hurlé: Grâce! dans son coupé dont elle ne pouvait sortir, attendu que, de chaque côté, on lui tenait la portière. Puis, finalement, je crois bien qu'elle s'est évanouie.

—Elle est jolie, cette comtesse? demanda Vasseur.

Le maréchal haussa les épaules.

—Ça, je n'en sais rien. Cette nuit, il faisait noir comme dans un four. Je n'ai pu la voir.

Une objection vint à l'esprit du lieutenant:

—Mais, dit-il, puisqu'il faisait tant obscur, comment a-t-on pu reconnaître la femme qui devait être votre victime?

Le maréchal recommença son haussement d'épaules.

—Tu m'en demandes trop, citoyen. La seule chose que je puisse dire, c'est qu'on me l'a amenée au bout de mon fusil et que j'ai fait feu.

—Et c'est toi qui lui a tranché la tête?

—Dame! les autres ne savaient comment s'y prendre et il fallait exécuter l'ordre de Coupe-et-Tranche. Alors je me suis servi de la hachette de Chauvelot, un des deux qui sont venus tout à l'heure frapper à ma porte.

—Les autres t'ont regardé faire? continua Vasseur.

—Ils se sont contentés de dire: Part à trois! au sujet des boucles d'oreilles.

Si Meuzelin avait laissé le lieutenant continuer l'interrogatoire, c'était qu'il était occupé, avec Fil-à-Beurre, à enfermer la tête de la victime dans un panier couvert.

Après avoir repoussé le couvercle du panier sur le lugubre contenu, il se retourna en disant:

—Fichet et Lambert, reficelez-moi cet aimable garçon, et en route.

—Vous m'emmenez? fit le maréchal tellement atterré qu'il se laissa lier sans résistance.

Meuzelin se mit à rire.

—Croyais-tu que nous allions te donner la clef des champs? Au fond, c'est dans ton intérêt. Ne nous as-tu pas conté que Coupe-et-Tranche te ferait tuer au plus petit soupçon de trahison? Eh bien, nous allons te mettre à l'abri de cette mort violente en te cachant dans la prison d'Angers.

Puis comme, en parlant, il s'était assuré que les deux soldats l'avaient solidement garrotté, il commanda de le porter dans la voiture.

Il fallait rebrousser chemin. C'était dur pour Vasseur qui n'était plus qu'à quelques lieues de Gervaise; mais il se résigna en pensant que c'était affaire de quatre ou cinq heures, juste le temps de conduire le bandit sous les verrous.

—Demain, vous la verrez, lui promit Meuzelin à qui, pendant le voyage qu'il venait d'accomplir en compagnie, il avait fait confidence de son amour.

Le lieutenant et ses hommes remontèrent en selle, et, après que Barnabé eut soigneusement refermé la porte de la maréchalerie, on se mit en route. Vasseur marchait en tête, escorté par Fil-à-Beurre jouant de ses longues jambes. De droite et de gauche, Fichet et Lambert escortaient la voiture que conduisait Meuzelin assis sur la banquette de devant. Au fond du véhicule, le prisonnier était étendu sur la paille, à côté du panier contenant la tête.

On n'était pas à plus de cent toises du village de Monciel, que le maréchal, tremblant d'angoisse, éprouva le besoin de remonter son moral qui voyait l'avenir en noir.

—Vous m'avez promis que j'aurais la vie sauve, dit-il au policier dont le silence l'inquiétait.

—Oui, j'ai promis... à condition que tu dirais la vérité.

—Aussi l'ai-je dite entière.

—Heu! heu! en es-tu bien sûr? lâcha l'agent d'un ton de doute.

En branlant la tête d'un air indifférent, il continua à mots traînés:

—Après tout, c'est ton affaire! Du moment que peu t'importe d'avoir le cou coupé, je comprends que tu ne vides pas le fond de ton sac.

Il y eut une crise de désespoir chez le maréchal. Après en avoir tant dit, cela ne comptait pas! Aussi sa voix frémissait-elle de peur quand il s'écria:

—Mais vous le connaissez, le fond de mon sac!

—Alors ton sac possède un double fond où sont enfermés quelques aveux que tu ne juges pas utile d'en faire sortir.

Cela dit, l'agent prit un ton tout bonhomme, tout amical pour poursuivre:

—C'eût été, pourtant, bien agréable pour toi, pendant qu'on aurait guillotiné tes camarades, de te trouver libre comme l'air, ayant même en poche une somme d'argent assez rondelette pour te permettre d'aller t'établir au loin... Vois-tu d'ici la vie heureuse que tu aurais menée?

—Vrai! vrai! répéta convulsivement le prisonnier se raccrochant à l'espérance.

—Absolument comme je te l'affirme, articula l'agent.

Ensuite, brusquement, il demanda:

—Sais-tu comment on m'appelle?

—Non.

—Je me nomme Meuzelin.

À défaut de sa personne, le nom du policier célèbre devait être connu dans les bandes, pour lesquelles il sonnait comme la menace d'une catastrophe suspendue sur elles, car il y eut un effarement complet chez le prisonnier quand il s'écria:

—Meuzelin! Alors je suis perdu!

—Mais non, imbécile! Parle et je te jure que tout ce que je viens de te promettre sera tenu.

Il y eut un silence, puis le maréchal demanda d'un ton décidé:

—Que voulez-vous savoir?

—Conte-moi, bien en détail, quelle était la femme assassinée. Dans quel but on l'a tuée. Pourquoi on avait intérêt à faire disparaître sa tête.

Et Meuzelin, se renversant sur la lanière en cuir qui servait de dossier à sa banquette, tendit l'oreille aux aveux de son compagnon de voiture.

Au bout de deux heures, quand Vasseur et Barnabé qui, tout en causant, avaient un peu forcé leur marche, ne furent plus qu'à quelques portées de fusil du faubourg d'Angers, ils s'arrêtèrent pour attendre la charrette que l'allure lente du cheval poussif, qui la traînait, avait laissée fort en arrière. Elle apparaissait au loin, toujours escortée par Fichet et Lambert.

Bien qu'on ne fût pas en service, le lieutenant n'en maugréa pas moins à la vue de ses soldats chevauchant de chaque côté de la voiture.

—À eux deux, ils n'ont pas même la cervelle d'une linotte. Ils devraient savoir que leur poste est derrière le véhicule. Ce qui leur permet de surveiller à la fois les côtés et le fond. Postés comme ils le sont, rien n'empêche le prisonnier de s'évader par l'arrière de la charrette.

—Oh! oh! fit Fil-à-Beurre; je crois, lieutenant que vous comptez sans notre ami Meuzelin. Il doit ouvrir un œil vigilant sur le misérable qui, de plus, est mieux ficelé qu'une andouille.

Barnabé achevait quand Vasseur partit d'un franc rire.

—Tu tombes mal à dire que Meuzelin doit ouvrir un œil! Il m'a plutôt l'air de fermer les deux yeux.

En effet, la distance raccourcie permettait de voir l'agent qui, renversé sur le dossier de son siège, dormait comme un bienheureux. Sa tête ballottait de droite et de gauche à chaque cahot de la charrette que son cheval conduisait, la bride sur le cou, en pleines ornières de la route.

—Il faut que son sommeil soit diantrement dur pour résister à un bercement pareil. Si, comme tu le disais, le prisonnier n'était garrotté solidement, il l'aurait bel, avec mes deux soldats sur les côtés et Meuzelin dormant, à prendre la poudre d'escampette, dit Vasseur.

Alors, revenant sur leurs pas, le lieutenant et l'échalas furent au-devant de la voiture.

À la voix du lieutenant qui l'appelait, Meuzelin ouvrit les yeux, se secoua et se leva de son siège en disant:

—Il paraît que j'ai fait mon petit ronron. Je vais marcher un peu, ça me réveillera tout à fait.

Et il mit pied à terre.

En dégageant le devant de la voiture, l'agent avait permis à Vasseur, du haut de son cheval, de plonger ses regards sous la toile qui bâchait la charrette.

—Sacrebleu! jura-t-il. Votre prisonnier n'est plus là! annonça le lieutenant.

L'agent se hissa sur le marchepied, avança la tête sous la bâche et, de sa voix toujours paisible, répondit:

—C'est ma foi vrai!

En même temps, Fil-à-Beurre avait escaladé l'autre marchepied, et, avançant son long bras dans la voiture, il en retirait un paquet de cordes en disant:

—Il était donc bien mal attaché?

Cette supposition blessa l'amour-propre de Fichet, qui avait garrotté le maréchal au départ.

—Que je vous fiche mon billet qu'une mère elle n'aurait pas mieux harnaché qui qui lui aurait mangé sa fille, articula-t-il d'un ton froissé.

Cependant Fil-à-Beurre avait examiné les cordes.

—Elles ont été coupées, annonça-t-il.

La découverte fut un baume pour l'orgueil ulcéré de Fichet qui, s'apaisant, débita:

—Aussi les bras me tombaient des mains de ce que comment qu'il aurait pu se désencombrer des nœuds que je lui avais contractés.

Meuzelin, descendu du marchepied de la voiture, s'était rapproché de Vasseur, qui l'observait en silence, s'étonnant qu'un tel finaud se fût laissé jouer.

Les deux hommes se regardèrent dans les yeux. Alors le lieutenant comprit aussitôt et demanda tout bas:

—C'est toi qui l'as fait fuir?

—Oui, dit le policier.

—Pourquoi?

D'un coup d'œil, l'agent s'assura qu'il ne pouvait être entendu des autres, et vivement souffla:

—Il s'agissait de sauver Gervaise.

—Elle court donc un danger? demanda Vasseur en pâlissant.

Mais au lieu de répondre, l'agent se tourna vers les autres en s'écriant de la voix d'un homme impatienté de les voir s'appesantir sur sa faute:

—Quand nous resterons là à nous ébahir! Eh bien, quoi? Notre scélérat était pincé. Il a usé du droit de tout prisonnier, il a pris la fuite. Nous n'allons pas coucher ici, j'imagine. Allons, en route pour Angers.

Le lieutenant, tout rêveur, restait immobile en selle, semblant se consulter. Meuzelin, qui s'apprêtait à monter en voiture, l'aperçut ainsi méditant; il marcha vivement à lui:

—Lieutenant, dit-il, vous pensez à me quitter.

—Oui, je veux aller à Saint-Florent-le-Vieil, où je sais qu'habite Gervaise.

—Quoi faire?

—Défendre Gervaise contre ce danger qui, dis-tu, la menace.

—Oui, mais ce danger, il vous faudrait d'abord le connaître. Vous ne pouvez l'apprendre que par moi et il m'est impossible de vous en souffler mot.

La voix de Meuzelin se fit grave, quand il reprit:

—Écoutez-moi bien, lieutenant. Je vous jure qu'à vouloir agir seul, non seulement vous courrez danger de mort, mais, infailliblement, vous causerez celle de la jeune fille qui sera sacrifiée sans pitié comme l'a été la malheureuse femme de cette nuit.

Vasseur le regarda surpris.

—La mort de cette femme se rattache-t-elle à quelque mystère qui concerne Gervaise? demanda-t-il.

—Oui, la pauvre enfant se trouve englobée, à son insu, dans une affaire sinistre, de si complète façon, qu'il lui serait impossible de prouver son innocence si moi... moi seul, vous m'entendez... je ne viens à son aide.

Et d'un accent qui, pour ainsi dire, priait:

—Voyons, poursuivit l'agent, laissez-vous convaincre, lieutenant, bien qu'il me soit impossible de vous en dire plus, car l'œuvre à laquelle je me suis voué me ferme la bouche. Ayez confiance en moi. Je vous rendrai Gervaise.

—Quand? demanda Vasseur ébranlé.

—Cela dépend d'événements qui vont se produire. Mettons un mois.

—Un mois d'attente! un long mois pendant lequel l'impatience me torturera dans l'inaction!

—L'inaction! répéta Meuzelin avec un sourire. Oh! que non pas! Je compte, ce mois durant, vous donner assez d'occupation pour que vous ne trouviez pas le temps long.

—Alors tu m'associes à tes projets?

—Parbleu! et je vous y mettrai jusqu'au cou.

Et, ensuite, du coin de l'œil, désignant Fil-à-Beurre qui, en les voyant causer à voix basse, se tenait à l'écart:

—Ainsi que l'ami Barnabé si le cœur lui en dit, ajouta le policier.

—Et le cœur lui en dira, sois-en certain. Pour Gervaise, il sera capable de tout, affirma le lieutenant.

—Eh! eh! ricana le policier, je lui fournirai, s'il en est ainsi, une bien belle occasion, en cas d'insuccès, de se faire scier entre deux planches... c'est un passe-temps que se donnent les faux chouans lorsqu'ils ont fait un prisonnier d'importance.

—Oh! oh! fit moqueusement Vasseur, je ne m'imagine pas Fil-à-Beurre devenu un prisonnier d'importance.

Le policier secoua la tête et demanda:

—Croyez-vous que moi, s'ils me tenaient, les bandits me scieraient entre deux planches?

—Oui, toi qu'ils ne connaissent pas, mais dont ils se répètent le nom avec effroi, s'ils te tenaient après avoir appris ton identité, ta place serait entre les deux planches.

—Eh bien, c'est justement cette place-là que j'ai l'intention d'offrir à ce bon Fil-à-Beurre, dit tout gentiment le policier.

Mais se reprenant aussitôt:

—En cas d'insuccès bien entendu, je le répète, appuya-t-il.

Puis, comme il lisait dans les yeux de Vasseur une sorte d'étonnement de mépris en l'entendant annoncer son projet de se soustraire au danger en y exposant un autre, l'agent se hâta d'ajouter:

—Soyez tranquille, lieutenant, il y aura du nanan pour tout le monde. Moi, à ce moment-là, je serai entré dans la peau d'un autre... peau qui, si elle ne me couvre pas bien, me mènera à cuire à petit feu doux dans un four... encore un divertissement des bandits.

—Et moi, quelle sera ma part de nanan, suivant le rôle que tu me destines?

—Ou les deux planches, ou le four, ou la pendaison par les pieds... Songez donc que vous êtes Vasseur, le destructeur de leurs amis d'Orgères! Les citoyens bandits vous serviront en conséquence.

Vasseur se mit à rire.

—Là, fit le policier, à présent que vous connaissez le revers de la médaille, voulez-vous que nous nous associons pour sauver Gervaise?

Promettre à l'amoureux le salut de la jeune fille, c'était lui dicter sa réponse.

—Je te suivrai où tu me conduiras, déclara-t-il.

—Alors, retournons à Angers, dit Meuzelin en se dirigeant vers la voiture.

Mais, à son troisième pas, il s'arrêta pour revenir au lieutenant.

—À propos, demanda-t-il, Barnabé sait-il écrire?

—Mieux qu'un notaire, affirma Vasseur.

Sur cette réponse, Meuzelin gagna la voiture, et quand il y fut monté, il cria:

—En route!

En vingt minutes, on atteignit Angers.

C'était précisément dans le faubourg par lequel ils faisaient leur entrée que se trouvait la maison de poste où relayait la diligence. Comme en beaucoup d'endroits, cette maison de poste était la boîte aux cancans, potins et racontars sur tout ce qui se passait dans la ville ou à dix lieues à la ronde.

À l'arrivée de Meuzelin et des siens, une dizaine de bavards, auxquels était mêlé le maître de poste, péroraient sur le tragique événement de la nuit précédente.

—Descendons là, proposa le policier.

À cette époque, où le peu de sûreté des routes forçait les voyageurs à se réunir pour leur défense commune, il n'y avait rien d'étonnant dans cette descente à l'auberge de la petite troupe de cinq individus.

Le maître de poste était des premiers cités parmi les aubergistes les plus empressés à tenir en règle leur livre d'inscription des voyageurs. Son premier soin fut de conduire les arrivants à la salle qui servait de bureau au service de la diligence, pour prendre, sur son registre, leurs noms, prénoms et qualité. Cette pièce était encombrée de paniers, caisses ou malles que les diligences avaient apportées à leur dernier passage ou devaient enlever à leur prochain départ.

Aubergiste et voyageurs avaient été suivis par le groupe des curieux, tous impatients que la formalité fût remplie pour pouvoir questionner à l'aise ces nouveaux venus, qui arrivaient par la route d'Ingrande et qui, ayant passé sur le lieu du crime, devaient abonder en détails sur l'attaque de la diligence.

Donc, le maître de poste-aubergiste, ayant pris un des deux gros registres placés sur son bureau, procéda à l'interrogatoire des frais débarqués, dont il inscrivit en même temps les déclarations.

Ce fut d'abord le citoyen Rameau, gros marchand en grain de Chartres, voyageant pour achats avec ses trois garçons fariniers.

Et, à l'appui de son dire, Vasseur produisit les papiers bien en règle que la commune de Chartres, instruite de son expédition secrète à la poursuite du Beau-François, s'était empressée de lui délivrer.

Les deux soldats et Barnabé se trouvant couverts par la déclaration du lieutenant, il ne restait plus qu'à inscrire Meuzelin.

—Eh! là-bas, citoyen, c'est à ton tour, lui cria l'aubergiste en le voyant occupé à lire les adresses que portaient les caisses et malles déposées dans le bureau.

Le policier vint à l'appel et déclara se nommer Baptiste Beulard, marchand de cotonnades, venu dans le pays pour faire ses achats.

Et, pour prouver son identité, Meuzelin montra un passeport des mieux en règle, délivré à Paris.

En écrivant son dernier mot, le maître de poste lâcha cette phrase:

—Cette fois encore, le commissaire de police en sera pour ses frais de curiosité.

—Est-ce qu'il guette quelqu'un au passage? demanda Meuzelin qui avait dressé l'oreille.

—Oui, deux hommes qu'on cherche partout.

—Des malfaiteurs?

—Oh! non pas! C'est un agent de police et un lieutenant de gendarmerie qui ont disparu. On les cherche partout pour les envoyer au général Labor, qui les réclame pour l'aider en sa prochaine expédition.

—Peut-être que, pour le moment, ces deux hommes ont mieux à faire, avança le policier en lançant un coup d'œil à Vasseur.

L'inscription achevée, le champ était donné aux curieux. Le plus pressé se hâta de demander:

—Vous venez d'Ingrande? Vous avez dû passer à l'endroit de l'attaque? Que dit-on sur le crime de cette nuit? Sur la femme sans tête? A-t-on découvert quelle est cette femme?

—Mais, fit Meuzelin étonné, il me semble que l'endroit où l'on peut avoir la chance d'être renseigné sur la victime, c'est ici?

—À Angers? fit le chœur des curieux.

—Non, non, ici même, on a relayé la diligence, appuya Meuzelin.

En regardant le maître de poste dans les yeux, il continua:

—Car on affirme que c'est ici que cette femme a monté en voiture.

Si tranquillement que, pour tout le monde, le maître de poste eût soutenu le regard de l'agent, il dut y avoir, dans ses yeux, quelque indice qui intrigua Meuzelin, car il reprit en insistant:

—Oui, c'est de ce bureau qu'est partie l'inconnue.

—C'est bien facile à vérifier, dit l'aubergiste en étendant la main sur le second des registres placés devant lui.

Il se mit à feuilleter en poursuivant:

—S'il en est ainsi, le départ de la voyageuse doit être inscrit.

Quand il eut trouvé la page, il posa le doigt à la place voulue en ajoutant:

—Nulle femme n'est montée dans la diligence qui a relayé cette nuit.

Meuzelin ne se tint pas pour battu.

—Pourtant, dit-il, le postillon Fourchu, qui a conduit le relai d'Angers au village de Monciel, a déposé qu'à l'arrivée à votre maison de poste, le coupé ne contenait qu'une femme, et qu'elles s'y trouvaient deux au départ.

—Le postillon Fourchu se sera trompé, articula sèchement le maître de poste, que l'insistance de l'agent semblait impatienter.

Mais se ravisant:

—Du reste, reprit-il, que Fourchu présente sa feuille de route. S'il en est comme il le prétend, la voyageuse a dû y être inscrite par moi à sa montée en voiture.

—Malheureusement, cette feuille lui a été enlevée par les bandits.

Le maître de poste haussa les épaules en disant:

—C'était le seul moyen de contrôle.

—Oh! le seul, non pas! dit vivement le policier. Il en est encore un autre.

—Quel autre moyen?

—Rien n'est plus facile que de constater l'endroit où la victime a pris la voiture. On n'a qu'à interroger l'autre voyageuse du coupé, venant de Paris, qui, elle, est arrivée saine et sauve à bon port. C'est une comtesse de Méralec, habitant le château de Brivière, m'a dit Fourchu.

L'aubergiste se frappa le front en homme tout joyeux de se voir tiré d'embarras.

—Parbleu! s'écria-t-il, vous avez raison!

Alors, désignant du doigt un coin de la salle où étaient entassées une dizaine de malles et de caisses, il reprit:

—J'ai justement là une occasion d'entrer en rapport avec cette comtesse. À son départ de Paris, elle avait tant de bagages qu'il a fallu en laisser une partie, qu'on devait lui expédier deux heures après par la diligence de Poitiers. En passant ici, cette voiture a déposé toutes les malles en me chargeant de les faire bifurquer sur Ingrande par la première occasion.

Et le maître de poste, s'adressant aux curieux, termina en disant:

—Avant peu, les amis, nous aurons des renseignements précis, car c'est moi-même qui irai porter ces bagages à la comtesse de Méralec, et, par la même occasion, je l'interrogerai sur la femme inconnue.

Satisfaits par cette promesse, les curieux se retirèrent accompagnés par le maître de poste qui, bavard par excellence, leur fit la conduite jusqu'à la rue où, plus de deux minutes, il resta jouant toujours de la langue.

Cependant, les compagnons étaient restés seuls dans la salle.

—Barnabé, as-tu jamais volé? demanda Meuzelin à Fil-à-Beurre.

Avant que l'échalas pût ajouter un mot au brusque haut-le-corps que lui avait causé la question, l'agent continua:

—Il y a commencement à tout, mon garçon. Débute donc par voler, à ton choix, une de ces caisses, que tu iras cacher sous la paille de ma voiture.

Fil-à-Beurre allait monter sur ses grands chevaux. Le policier arrêta net son éclat d'indignation en ajoutant:

—Je te le demande au nom de Gervaise.

—Oh! alors! fit Barnabé.

Et, sans hésiter, il marcha vers les caisses, en prit une de moyenne grandeur et, sortant par la cour, il se dirigea vers le hangar sous lequel la voiture était remisée.

Le policier l'avait suivi des yeux.

—Maintenant, se dit-il, je crois être en mesure de parer aux âneries que va commettre l'idiot qu'on appelle le général Labor.

Et, en souriant:

—Tout de même, pensa-t-il, le traquenard que lui tend Coupe-et-Tranche est bien imaginé... Tout me prouve que, cette fois, le maréchal m'a bien avoué la vérité.

XV

Quelles révélations Meuzelin avait-il tirées du maréchal pour qu'il eût ainsi laissé fuir le scélérat en récompense de ses aveux? Quand il se savait attendu par le général Labor, au lieu de se rendre à son devoir, pourquoi, non seulement y manquait-il, mais encore retenait-il Vasseur qui, lui aussi, était réclamé par Labor? Avec ses quatre compagnons, le policier comptait-il arriver à meilleure fin que le général avec toutes ses troupes? Enfin, était-il sincère quand, pour mieux vaincre la résistance du lieutenant, il avait affirmé qu'il s'agissait du salut de Gervaise?

Pour obtenir une réponse à toutes ces questions, nous laisserons s'écouler les trois semaines pendant lesquelles le général Labor avait fait rechercher partout le lieutenant et le policier disparus, et nous en reviendrons en ce moment où Fil-à-Beurre venait d'être amené, par le Marcassin, en présence du général Labor, dans le boudoir de la comtesse de Méralec.

Disons d'abord comment il se faisait que Barnabé était arrivé à être introduit dans le château de la Brivière par le Marcassin.

La métairie exploitée par Cardeuc, autrement dit le Marcassin, était située entre le château de Brivière et le village de Saint-Florent-le-Vieil. D'une contenance d'environ soixante arpents, elle s'étendait jusqu'à la Loire, dont était elle séparée par la route de halage.

Il était deux heures et, après le dîner des hommes de la métairie qui venait de se terminer, chacun s'était éloigné, laissant seul le Marcassin. Encore assis au haut bout de la table, sa place habituelle durant les repas, il réfléchissait profondément:

—Tout va bien et tout ira mieux encore tant que nous n'aurons affaire qu'à l'âne bâté qui s'appelle le général Labor, murmurait-il avec ces petits rauquements brefs qui, chez lui, équivalaient aux saccades d'un rire.

Il fut tiré de ses réflexions par l'entrée d'un garçon de la ferme, qui annonça:

—Il vient d'arriver un homme qui te demande.

—Quel genre d'homme? demanda le métayer, dont l'œil s'emplit de méfiance.

—Un grand escogriffe, un peu moins gras que le coupant d'une faux. Il prétend que tu le connais.

—Il n'a pas dit son nom?

—Je ne le lui ai pas demandé. Ce qui fait croire que tu dois le connaître, c'est qu'il te ramène la voiture dans laquelle tu es parti à ton dernier voyage et que tu as laissée en route.

—Va chercher cet homme, commanda Marcassin. Comme le valet allait s'éloigner, son maître le rappela:

—À propos, dit-il, tous nos gens de la plaine sont-ils rentrés?

—Pas un seul.

—Pourquoi? gronda le métayer brusquement.

—Le petit gars de Loirière, qu'ils ont expédié et qui est parvenu à passer, m'a expliqué la chose. Il paraît que le retour leur est coupé par des postes de douze ou quinze soldats, échelonnés de façon à pouvoir se secourir, qui surveillent la plaine. Il faut donc que nos hommes attendent la nuit pour s'éparpiller. Alors, un à un, ils franchiront la ligne.

—Oui, mais le fourgon?

—Il leur faudra l'abandonner dans le bois de Segré, après l'avoir vidé de son contenu, qu'on enterrera en attendant l'heure propice pour aller le chercher.

Ce moyen ne semblait pas être du goût du Marcassin, qui reprit:

—Il faut faire déguerpir ces troupes.

—Pas à main armée, j'imagine.

—Non, mais en les lançant sur une fausse piste. Il réfléchit un peu, puis, en ricanant:

—Une belle occasion de faire d'une pierre deux coups, s'écria-t-il. Où est la bande du Beau-François?

En prononçant ce nom, le Marcassin fut pris de rage et serra ses énormes poings:

—Sans ces maudites troupes du gouvernement, qui nous empêchent de régler nos affaires entre nous, comme j'en aurais eu vite fini avec le Beau-François et les siens! articula-t-il avec fureur...

Ensuite, revenant à son idée:

—Il faudrait lui lâcher les soldats sur le dos. Où se tient-il à cette heure, le bélître?

—À la ferme de Poncet, entre Loirière et la Cornouaille. Il a obtenu l'hospitalité de Poncet par la terreur. Le fermier croit avoir affaire à Coupe-et-Tranche!

—Tonnerre! rugit le métayer.

Soudain, il s'apaisa en disant:

—Il faut d'abord s'occuper de l'homme qui est là. Cours me le chercher.

Une minute après, la maigre silhouette de Fil-à-Beurre s'encadra dans la baie de la porte ouverte.

—C'est moi. Est-ce que tu ne me reconnais pas, citoyen? demanda-t-il avec son plus innocent sourire.

Barnabé était de ces gens qu'il suffit d'avoir vu une seule fois pour ne les oublier jamais.

—Tu es l'homme qui, il y a environ un mois, pas loin du Mans, à l'auberge de la Biche-Blanche, m'a rendu le service d'abattre d'un coup de fusil le cheval emporté d'une charrette après laquelle je courais... Tu vois que j'ai de la mémoire? dit le métayer.

—Oh! oh! de la mémoire, ça te plaît à dire, lâcha Barnabé en faisant une moue de doute.

—Tu dis cela parce que je suis parti si vite que j'ai oublié ma charrette sur la route, répliqua le Marcassin.

—Aussi je te la ramène. Ton nom de Cardeuc et celui de ton village étant inscrits dessus, je n'ai eu qu'à demander ma route... et me voici.

Le métayer ne brillait pas par la confiance. Il n'était pas précisément un gobe-mouche.

—Et tu as mis un mois à venir, mon gars? ricana-t-il. Mazette! tu n'es pas vif. Une tortue n'aurait mis qu'une semaine.

Fil-à-Beurre, au lieu de relever la gouaillerie, répliqua d'un ton des plus sérieux:

—Et encore ai-je failli être plus longtemps.

—Parce que?

—Parce que, pendant trois semaines, je n'ai pu quitter le refuge que j'avais trouvé chez un paysan à douze lieues d'ici. Il paraît qu'un Beau-François tenait la campagne avec sa bande... Je ne me souciais pas d'être volé.

—Bast? fit Cardeuc, pour une vieille charrette et une mauvaise bourrique que tu as pu y atteler.

—Une bourrique qui vaut encore ses soixante-cinq livres, appuya Fil-à-Beurre.

—On te les remboursera, mon garçon.

—Non, ce sera à déduire, dit simplement Barnabé.

—Déduire sur quoi? fit le Marcassin surpris.

—Vrai! tu ne sais pas pourquoi?

—Nullement.

Fil-à-Beurre éclata de rire, puis il s'écria railleusement:

—Tu vois bien que tu n'as pas la mémoire dont tu te vantes.

Et après une petite pause pour donner à Cardeuc le temps de se souvenir, il reprit:

—Tu ne te rappelles donc pas avoir oublié autre chose à l'auberge de la Biche-Blanche?

—Non. Quoi donc?

—Certain pot à salaisons dont le contenu n'est pas du lard.

Le Marcassin avait fait son deuil du trésor que lui avait volé le Beau-François. Son étonnement fut énorme à la nouvelle que lui donnait Barnabé.

—Et tu me le rapportes! s'écria-t-il sincèrement ébahi de cet acte de probité.

—Oui. J'ai supposé qu'il était à toi lorsque, en le trouvant, je me suis rappelé un détail. Quand je te suivais au moment où tu visitais la chambre de je ne sais qui, tu t'es écrié: Disparue! puis, après avoir regardé dans un coin de la chambre, tu as ajouté: Et l'or aussi! D'où il est résulté que quand j'ai déniché le trésor, je me suis dit qu'il devait être à toi.

Et, opiniâtre à vouloir rendre ses comptes, Barnabé reprit:

—Tu vois bien que les soixante-cinq livres du prix du cheval sont à déduire, puisque je les ai prises sur le tas.

Après quoi, se campant devant le Marcassin, il demanda tout triomphant:

—À présent, dis-moi si j'ai eu raison de rester tapi pendant trois semaines par peur du Beau-François, qui aurait remis la main sur le magot.

Ensuite, avec un accent de rancune:

—Ah! s'écria-t-il, m'a-t-il flanqué des venettes, ce sacripant-là!... Si jamais je puis les lui rendre!

Une idée soudaine vint au métayer.

—Libre à toi, mon gars, dit-il.

—Vrai de vrai?

—Je puis te mettre à même de faire passer un mauvais quart d'heure à ton homme.

—Sans courir de danger? Car, vois-tu, la bravoure, ce n'est pas mon fort.

—D'autres attraperont les coups pour toi.

—À ce prix-là, je m'expose, déclara Barnabé. Voyons, que dois-je faire?

—Tu vas d'abord me suivre au château de Brivière. Nous causerons chemin faisant.

Si Cardeuc, à ce moment, ne s'était retourné pour prendre son chapeau, il aurait surpris l'éclair de joie qui venait d'illuminer le regard de Fil-à-Beurre.

Le Marcassin était un particulier dont la confiance était difficile à obtenir; mais pouvait-il la refuser à un être assez idiot pour lui rapporter un pot plein d'or qu'il aurait pu garder, car, dans les idées du métayer, un aussi honnête homme ne pouvait être qu'un franc imbécile.

Il commença, avec l'aide de Barnabé, par faire entrer la voiture dans la cour. Puis il conduisit le cheval à l'écurie, emporta le pot plein d'or dans une chambre, dont il ferma la porte, et, après en avoir mis la clef dans sa poche, il dit en se mettant en marche:

—À présent, mon garçon, je vais te conduire au château de Brivière où, si tu fais bien ce que je te commanderai, on taillera pour toi de jolies croupières au Beau-François.

—Ah! c'est que, vois-tu, citoyen, ma rancune contre ce géant ne date pas d'hier. Elle remonte à certaine nuit où le coquin, qui venait de s'évader des prisons de Chartres, m'a volé ma veste, après m'avoir assommé près du village de Mégin.

—Tu connais donc le village de Mégin, toi? dit brusquement Cardeuc, dont le regard soupçonneux s'attacha sur Fil-à-Beurre.

Mais il y allait tout naïvement, ce bon Barnabé, dont la mine niaise indiquait un bavard confiant qui ne demande qu'à conter ses petites affaires.

—Si je connais le village de Mégin! s'écria-t-il. Je serais bien ingrat d'avoir oublié son nom, car, si je ne suis pas mort de l'assommade du Beau-François, c'est parce que j'ai été recueilli et soigné dans la maison d'un habitant de Mégin. Quand je dis un habitant, c'est une erreur, car il n'habitait guère le village, ce maquignon, nommé Augé, qui était toujours par les chemins pour son commerce.

Au nom d'Augé, le métayer n'avait pas bronché, mais son regard avait, encore une fois, examiné en dessous la figure de l'échalas.

—Mais, objecta-t-il, si ce maquignon n'était jamais à son domicile, comment as tu été recueilli et soigné par lui?

—Oh! non, pas par lui... mais par sa fille, appelée Gervaise, et une vieille bonne qui habitaient la maison.

Et, avec un enthousiasme de reconnaissance, Fil-à-Beurre s'écria:

—Si tu connaissais Gervaise! si tu savais comme elle est bonne! Demain, elle me demanderait ma vie que mon dévouement n'hésiterait pas une minute.

Bien qu'il parût fort indifférent à l'explosion de la gratitude de l'échalas, Cardeuc en lui-même, l'entendit avec satisfaction.

—Bon à savoir! pensa-t-il. Par Gervaise, je ferai de ce Jeannot ce qu'il me plaira.

Cependant Barnabé avait continué tout tristement:

—Je l'ai belle à parler de mon dévouement et à l'offrir, à présent que je ne sais plus où est Gervaise, car elle a brusquement disparu de ce village de Mégin, où, j'avais reçu d'elle ces bons soins qui m'ont rendu la santé.

—Bast! bast! fit le Marcassin, tu la retrouveras peut-être. Il n'y a que les montagnes qui ne se rencontrent pas.

Quand le Marcassin avait emporté sa nièce de la Saunerie, il avait vu le Beau-François poursuivi par quatre hommes qui s'étaient lancés sur sa trace, et il avait cru que le Chauffeur, tombé aux mains de ses ennemis, était infailliblement perdu. Il n'avait donc pas dû en être ainsi, puisque le Beau-François, à cette heure, battait la plaine entre Laval et Angers. Un point restait obscur pour le Marcassin. Il chercha à l'éclaircir en ramenant la conversation sur le trésor de Doublet, qu'il avait été contraint d'abandonner pour pouvoir fuir plus prestement lorsqu'il avait emporté sa nièce de la Saunerie.

—Dis donc, fit-il, où as-tu trouvé mon magot que tu m'as rapporté?

—Bien par hasard, citoyen, va! À l'auberge de la Biche-Blanche, après que j'ai eu mangé un peu de pain et de fromage, ma bourse s'est trouvée à sec. Quand il s'est agi de me loger gratis pour la nuit, l'aubergiste m'a flanqué impitoyablement à la porte. J'allais coucher à la belle étoile lorsque non loin de l'auberge j'ai avisé une masure en ruines. C'était un refuge pour passer une nuit. À peine entré, mon pied heurta un obstacle qui fit entendre un bruit métallique... Je me baissai au clair de la lune, je reconnus le pot plein d'or. Alors je pensai à toi, que j'avais entendu parler de ton or disparu. Aussitôt je me suis dit que celui qui te l'avait dérobé allait venir le reprendre dans la ruine où il l'avait déposé. Sans perdre de temps, j'ai décampé avec le trésor, que je suis allé enterrer dans un petit bois voisin, après en avoir préalablement retiré quelques pièces. Avec cet argent, j'ai fait la lieue qui me séparait du Mans où, en pleine nuit, à l'auberge, j'ai acheté d'un roulier une rosse qu'il parlait de faire abattre.

Un peu avant le jour, je ramenais ma bête à la voiture abandonnée sur la route. Ton nom et ton village étaient inscrits sur un des côtés de la charrette. J'y ai caché sous la paille ton pot déterré, et en route pour venir te le rapporter.

—On n'est pas plus bête! pensa le Marcassin en pensant à cette restitution qui, sans qu'il y prît garde, le rendait crédule à tout ce que venait de lui débiter l'échalas, d'un ton qui n'entendait pas la moindre malice.

Tout au projet qu'il ruminait, il marchait en se disant:

—Honnête, bavard et stupide, voilà un garçon qui va joliment me servir pour amener le général à débarrasser la plaine des postes de soldats qui cernent les miens afin de les lancer sur le dos du Beau-François.

Alors, arrêtant sa marche, il dit à Fil-à-Beurre.

—Faut-il au moins, mon garçon, t'apprendre ce que nous allons faire au château de Brivière.

—Que m'importe! Tu m'as promis qu'on taillerait des croupières au Beau-François contre qui j'ai une longue dent. Ça me suffit.

—Oui, mais pour arriver à ce résultat, tu as un rôle à jouer. T'en sens-tu capable? As-tu de la mémoire?

—Apprends-moi ce que j'aurai à dire et je ne manquerai pas d'un seul mot.

—Bon! dit Cardeuc. Sache donc que ton cher ami François et ses coquins sont bien tranquillement établis dans une ferme dont le propriétaire les cache par terreur. Il faut faire en sorte que les troupes qui battent la plaine surprennent la bande... Comprends-tu?

—Oui, mais quel sera mon rôle?

—Tu seras un paysan, accouru à Ingrande, et que, de là, on a envoyé à Brivière pour annoncer au général Labor, qui se trouve au château, que les Chauffeurs viennent d'attaquer la ferme située entre Loirière et la Cornouaille...

—C'est donc dans cette ferme que se cache le Beau-François?

—Précisément. Tu ajouteras que le fermier, son fils et une servante ont été chauffés et que la servante seule a survécu à la torture... N'oublie rien de ces détails qui rendront le général furieux.

—Alors il expédiera ses troupes?

—Qui pinceront le Beau-François, et, tout aussitôt, le fusilleront contre le mur de la ferme.

—Ainsi soit-il! lâcha Barnabé avec une voix haineuse. Quelle bon débarras!

—Oh! oui, bon débarras! Grâce à toi, le pays sera enfin délivré des bandits qui le dévastent.

—Délivré? Pas tout à fait, dit Barnabé qui hocha la tête.

—Pourquoi ton «Pas tout à fait?» demanda le métayer en le regardant avec la surprise d'un homme qui ne comprend pas.

—En venant ici, sur la route, j'ai entendu parler d'un certain Coupe-et-Tranche, avança l'échalas.

Cardeuc éclata de rire à cette réponse.

—Tu crois donc à Coupe-et-Tranche? s'écria-t-il. Sache donc, dadais crédule, que Coupe-et-Tranche n'existe pas; il a été inventé par le Beau-François pour avoir le champ libre pendant qu'on s'acharne à la poursuite d'un être imaginaire.

—Tiens! tiens! mais ce n'est pas déjà si bête, lâcha Barnabé au moment où ils entraient dans la cour du château.

Cardeuc conduisit le squelette au pied d'un escalier et le quitta en lui faisant cette recommandation:

—Pendant que je vais t'annoncer, repasse bien ta leçon.

—Sois tranquille! promit Fil-à-Beurre.

Etait-ce bien sa leçon qu'il repassait quand, les yeux fixés sur le métayer qui s'éloignait, il murmura avec un sourire:

—Empaumé, le Marcassin!

Puis, en faisant une moue mécontente:

—Ç'a été tout de même dur de lui rendre tant de beaux louis d'or, maugréa-t-il.

Sur ce, il poussa un énorme soupir de résignation en ajoutant:

—Enfin, c'était la consigne.

Ensuite il parut s'absorber en une réflexion qui lui fit murmurer:

—Comment diable m'y prendre pour que le général Labor lise mon écriture?

Tout cela devait concerner une mission bien périlleuse, car l'échalas se secoua pour se débarrasser d'un petit frisson, et il grommela entre ses dents:

—Joue serré, mon brave Barnabé, car ta maigre carcasse, à laquelle tu tiens, est en jeu à cette heure.

La main du métayer qui se posait sur son épaule le rappela à lui.

—Suis-moi. Le général t'attend dans le boudoir de madame la comtesse de Méralec, annonça Cardeuc.

Et, une minute après, le squelette se trouvait en présence de la belle veuve et du général Labor auquel, sur la demande de son nom, il répondait:

—Barnabé Gobin, surnommé Fil-à-Beurre, à cause de mon embonpoint.

XVI

Derrière Fil-à-Beurre, était entré le Marcassin, qui avait été se placer dans un coin du boudoir, semblant attendre pour reconduire celui qu'il avait amené.

La nouvelle, d'abord annoncée par le métayer, avait d'autant plus mis le général en fureur, qu'il ne pouvait la satisfaire par une série de jurons, que la présence de la comtesse lui étranglait dans la gorge.

—Dis-tu bien la vérité? demanda-t-il avec une humeur de dogue quand, mot pour mot, Barnabé eut répété la leçon que le métayer lui avait faite.

—Tellement la vérité que si, en ce moment, vous cerniez la ferme, vous trouveriez les sacripants en train de fêter le vin du malheureux fermier.

La comtesse avait écouté le récit de Fil-à-Beurre avec les signes de la plus profonde commisération. Au conseil que donnait Barnabé, elle s'écria vivement:

—Oui, oui, général, envoyez immédiatement des troupes qui surprendront ces misérables.

Mais Labor haussa les épaules en disant:

—À quoi bon? Le temps que mettraient mes soldats à se rendre à la Cornouaille permettrait aux bandits de déguerpir.

—N'avez-vous pas de cavalerie? insista la veuve.

—Oui, mais en ce moment, elle bat l'estrade sur la route de Laval, surveillant, espacée dans la plaine, le retour des brigands qui, cette nuit, ont enlevé les écus du gouvernement. Tout individu suspect qui sera arrêté doit être immédiatement passé par les armes.

—La capture assurée des vingt-cinq ou trente scélérats que vous cerneriez dans la ferme de la Cornouaille ne vaut-elle pas la chasse au gibier fort problématique qu'exécute en ce moment votre cavalerie? articula madame de Méralec, du ton d'une jolie femme froissée d'éprouver un refus.

Labor fut ébranlé en sa résistance.

—Songez-y donc, comtesse, le plus urgent n'est-il pas de reconquérir le bien de l'État? allégua-t-il.

Cette fois la veuve eut un mouvement d'impatience nerveuse.

—Et qui vous dit que les gens que vous allez laisser s'échapper à Cornouaille ne sont pas les mêmes qui ont exécuté le vol de la nuit dernière? prononça-t-elle, d'une voix brève et mécontente.

—Croyez-vous? fit Labor hésitant.

Madame de Méralec se leva d'un bond, marcha au général, le prit par le bras et, le conduisant à la table, sur laquelle, à côté du billet de Meuzelin, que la veuve y avait jeté, se trouvaient du papier et des plumes, elle lui dit de son organe le plus séduisant:

—Mettez-vous là, général et, au lieu de perdre le temps à des si et des mais, écrivez un ordre que portera l'ordonnance qui vous a accompagné ici.

Labor alanguit son œil en coulisse, exhiba son sourire le plus aimable, fit sa bouche en cœur et se plaça sur le siège devant la table en modulant:

—On avait bien raison de dire sous l'ancien régime: «Ce que femme veut, Dieu le veut.»

—Surtout quand ce que veut la femme est pour la meilleure gloire d'un ami, répliqua la comtesse dont le regard se fit affectueux.

—Je suis donc votre ami? souffla Labor à l'oreille de la jolie femme qui, en ce moment, penchée vers la table, approchait devant lui, le papier et la plume.

À cette demande, madame de Méralec ne répondit pas, mais le hasard fit que sa chevelure vînt sur les lèvres du général.

Puis, se redressant, la veuve se tint debout près de Labor, son doigt mignon tendu vers le papier en disant:

—Écrivez, mon cher général.

Le mot de «cher» émoustilla le soldat. D'une main hâtive, il prit la plume, la trempa dans l'encre et la pointa sur le papier. Mais avant la première lettre du premier mot, il s'arrêta soudain:

—Eh bien? fit la veuve étonnée.

Ce qui immobilisait la main de Labor était bien naturel. Le général était un intrépide soldat que sa valeur, à cette époque où l'on montait vite en grade, avait signalé à un avancement mérité; mais, on le sait, son instruction était des plus bornées. Il savait lire. Quant à écrire, l'ancien garçon boucher s'en tirait de façon burlesque. De grosses lettres bossues, bancales, crochues, arrivaient à tracer des mots dont l'orthographe faisait dresser d'horreur les cheveux de qui était appelé à les lire. Aussi, Labor, chaque fois qu'il avait à écrire, s'en tirait-il en empruntant la main d'un de ses aides de camp.

Là, sous les yeux de la comtesse dont il avait entrepris la conquête, le soldat, si épaisse que fût sa vanité, eut conscience qu'il allait être ridicule et sa main était restée inerte.

—Eh bien? répéta la veuve.

—C'est que, cette nuit, je me suis un peu foulé le poignet. J'avais oublié ce mal qui, tout au plus me permettrait de signer mon nom, dit-il pour excuse.

Puis, sur un ton de prière:

—Si vous écriviez pour moi, comtesse?

—Oh! y pensez-vous, général! Une écriture de femme à vos soldats! s'écria la veuve.

En montrant le billet de Meuzelin qui était sur la table, elle continua railleusement:

—Ce serait donner raison à ceux qui, déjà, vous comparent à Hercule aux pieds d'Omphale.

Devant ce refus, le général promena autour du boudoir un regard désespéré qui finit par s'arrêter sur le Marcassin, muet et immobile dans son coin.

—Sais-tu écrire, toi? demanda-t-il.

—Mon général, je ne sais que tracer ma croix au bas d'un acte, avoua le métayer.

—C'est la vérité, fit la comtesse.

Labor joua la comédie de se serrer le poignet en grommelant:

—Maudite foulure!

Puis, en s'adressant à Fil-à-Beurre.

—Et toi, sécot?

—Dame! général, je sais écrire sans savoir écrire, répondit Barnabé en garçon prudent qui ne veut pas se compromettre.

—Oui ou non, bélître!

—C'est-à-dire, général, que je sais bien écrire à mon oncle, qui est marchand de lapins empaillés; mais quant à ce qui est d'écrire à des militaires, je ne peux pas dire, vu que je leur ai jamais écrit.

Labor n'était pas fâché de déverser sa mauvaise humeur sur quelqu'un. Il alla au squelette qu'il se mit à secouer en disant d'un ton furieux:

—Est-ce que tu te fiches de moi avec tes stupidités? Sache qu'un général et un imbécile, ça fait deux.

—Deux généraux? demanda Fil-à-Beurre avec une naïveté qui voulait se renseigner.

D'une violente poussée, Labor l'amena devant la table et, lui montrant le papier:

—Mets-toi là et écris ce que je vais te dicter, ordonna-t-il avec un accent qui sonnait la menace.

En se hâtant d'appuyer sa main sur l'épaule de l'échalas, qui tentait de se relever de sa chaise, il gronda furibond:

—Ou je te fais fusiller.

—Oh? du moment que vous m'en priez, dit Fil-à-Beurre devenu souple.

Et, sous la dictée du général, il écrivit l'ordre.

—Bien! fit Labor; à présent, décampe de la chaise que je signe.

Tout en regardant la comtesse, qui avait été se rasseoir un peu plus loin de la table, il ajouta:

—Que je signe... si mon poignet me le permet.

—Allez bien doucement, conseilla madame de Méralec.

Feignant de tenir la plume péniblement, Labor se pencha vers la table pour signer.

Soudain, il se redressa, la figure empreinte d'une énorme surprise, et, sans mot dire, il promena son regard ébaubi du papier à la comtesse et à Barnabé.

—Qu'avez-vous donc, général? demanda la veuve à la vue de cette pantomime.

Labor n'était pas, pour le quart d'heure, à la galanterie. Au lieu de répondre à la comtesse, il marcha droit à Barnabé et se campa devant lui les bras croisés...

—Sais-tu que tu t'es fait bien attendre! articula-t-il d'un ton sévère:

Tandis que Barnabé le regardait bouche béante, la mine stupéfaite, en homme qui tombe des nues, il poursuivit d'une voix qui s'irritait:

—Assez de comédie! Ne joue pas plus longtemps la bête. Pourquoi ne m'avoir pas dit tout de suite qui tu es?

—Mais je vous l'ai dit, général. «Barnabé Gobin, surnommé Fil-à-Beurre.» Ne vous en souvient-il plus? ajouta l'échalas.

—Attends! fit Labor.

Il retourna à la table, prit l'ordre écrit par le squelette, ainsi que la lettre qui se trouvait à côté, et, un papier déplié dans chaque main, il vint les mettre sous le nez de Fil-à-Beurre en demandant:

—Oserais-tu nier que ces deux écrits soient de la même écriture?

—Oh! c'est à s'y méprendre, avoua Barnabé en proie à la plus profonde surprise. C'est vraiment à croire que les deux billets sont de moi... Je ne...

Labor lui coupa la parole d'un geste de main, et, le front rembruni, l'œil irrité:

—Assez, maître Meuzelin! dit-il.

—Gobin, général, Barnabé Gobin... et non pas Meuzelin, appuya tout naïvement l'échalas.

Au nom de Meuzelin, madame de Méralec s'était levée, surprise, les yeux sur Barnabé.

—Quoi! fit-elle, c'est là ce Meuzelin dont vous m'avez parlé, général? en me disant que vous ne le connaissiez pas de vue.

—Oui, Meuzelin, le célèbre policier, affirma Labor.

Mais Barnabé, ses grands bras en l'air, s'agitait en protestant de toutes ses forces et en croyant à un fort détraquement du cerveau du général.

—Voilà que je suis policier, à présent! Qu'est-ce qui lui prend? Où va-t-il chercher ces inventions-là?

Tout en gesticulant, il s'était rapproché du coin où se tenait le Marcassin, qu'il prit en témoignage:

—Hein! beugla-t-il, tu l'entends, citoyen? Parle. Est-ce que je suis un nommé Meuzelin?

—Dis donc que oui, imbécile! lui souffla vivement le métayer.

Pour le coup, Barnabé en demeura stupéfait. Sa face exprimait si bien l'hébétement de l'homme qui ne comprend rien à ce qu'on exige de lui, que Cardeuc, pour s'en débarrasser, le fit pivoter sur ses talons et le repoussa du côté du général. Mais, en lui faisant exécuter ce mouvement, il lui souffla encore:

—Dis oui. Je me charge de tout.

Au même moment, le général, qui avait échangé quelques mots à voix basse avec la comtesse, se retourna en prononçant:

—Meuzelin.

—Mon général? lâcha Fil-à-Beurre.

Labor éclata d'un énorme rire.

—Hein! fit-il en raillant, dis-moi donc, à présent, que tu n'es pas Meuzelin. Tu viens de te trahir en répondant à ton nom.

—Dame! mon général, ça paraît tant vous faire plaisir que je m'appelle Meuzelin, débita Barnabé d'une voix niaise.

Et, en même temps, il adressait au Marcassin un regard qui, bien clairement, lui disait que c'était pour obéir à son conseil qu'il s'embarquait sur cette galère.

—Ah! d'abord, parons au plus pressé, dit le général en se souvenant de l'ordre à envoyer.

Il vint se remettre devant la table et, bien lentement, comme si son poignet le faisait vraiment souffrir d'une foulure, il apposa sa signature au bas de l'ordre.

Il en résulta un petit silence pendant lequel la comtesse, après avoir examiné le visage en franc benêt de Fil-à-Beurre, qui se tenait tout effarouché au milieu du boudoir, tourna vers son métayer des yeux interrogateurs qui lui demandaient s'il était bien possible que ce jocrisse, qu'il avait amené, fût le policier célèbre dont on vantait l'audace et l'habileté. Mais cette sorte de question muette échappa à Cardeuc, tout attentif à surveiller Barnabé en caressant les rudes crins qui lui servaient de barbe.

Sa signature donnée, Labor se leva, son papier à la main, en disant:

—Il faut que cet ordre soit porté sur l'heure.

Barnabé tendit une main empressée.

—Donnez, mon général, je m'en charge, s'écria-t-il.

—Oh! que nenni! mon maître, ricana Labor. J'ai eu trop de mal à te trouver pour te laisser ainsi t'envoler.

Ensuite, s'adressant à la veuve, il lui demanda la permission de porter lui-même l'ordre à son cavalier d'ordonnance, auquel il avait quelques instructions particulières à donner. Sur l'autorisation accordée par madame de Méralec, il gagna la sortie du boudoir en disant:

—Suis-moi, Meuzelin.

De l'air d'un homme résigné à subir un rôle qu'on lui impose, Fil-à-Beurre emboîta le pas à Labor.

La porte s'était à peine refermée sur eux que la veuve demandait vivement à son métayer:

—Ce n'est pas Meuzelin?

—Vous avez pourtant, madame la comtesse, vu le général le reconnaître, dit Cardeuc.

—Oui, mais toi?

Avant que le Marcassin pût répondre, la porte se rouvrit. C'était Gervaise qui arrivait, la figure animée, l'œil plein de joie. Elle avait à la bouche des paroles que la présence de son oncle, qu'elle ne s'attendait pas à trouver dans le boudoir, arrêta brusquement sur ses lèvres.

Immédiatement, la veuve devina une confidence à recevoir de la jeune fille. Elle n'eut pas besoin de congédier Cardeuc, car, profitant de l'arrivée de sa nièce, il gagna à son tour la porte en disant de sa voix gouailleuse:

—Je vais voir ce que le général fait de son Meuzelin.

—Mais tu ne m'as pas encore répondu au sujet de cet homme, insista la veuve.

Le dévoué serviteur avait son parler franc avec la comtesse. Arrivé au seuil du boudoir, il se retourna pour dire:

—Le général a tenu obstinément à trouver une fêve dans son gâteau. C'est son affaire.

Et il sortit.

Gervaise n'avait pas entendu un mot de ce qui venait d'être dit. La joie qui lui faisait doucement battre le cœur l'avait rendue distraite aux deux phrases échangées.

La jolie veuve ne la laissa pas languir.

—Allons, mignonne, dit-elle affectueusement, fais-moi la confidence qui a l'air de t'étouffer.

Gervaise, il faut le croire, étouffait vraiment, car tout aussitôt, en rougissant, elle prononça d'une voix heureuse:

—Je l'ai revu, madame la comtesse.

—Revu qui? appuya la veuve en feignant, pour s'amuser, de ne pas comprendre.

—Vous savez bien... la personne qui... que... commença Gervaise, qui s'arrêta sans oser continuer.

En voyant madame de Méralec ne pas venir au secours de son embarras, elle prit son courage à deux mains et balbutia:

—Mon amoureux!

—Ah! oui, ton amoureux que tu croyais perdu... Eh bien, que te disais-je? Que jamais un amoureux ne se perd. Un jour ou l'autre, on le voit reparaître, dit la comtesse en souriant. Où et quand as-tu revu le tien?

—Tout à l'heure, dans le parc, en longeant le petit mur qui conduit à la faisanderie.

—Il avait donc franchi la clôture?

—Oh! non. Je suivais l'allée quand, tout à coup, j'ai entendu prononcer mon nom au-dessus de moi. Alors j'ai levé les yeux et j'ai aperçu sa tête qui dépassait le mur.

La comtesse eut un sourire moqueur.

—Ah! çà, dit-elle, ton amoureux est donc un géant? Si peu élevé que soit le mur en cet endroit, il faut être d'une jolie taille pour le dépasser de la tête.

—Il était à cheval et avait fait avancer sa bête le long de la muraille.

—Bon! ça s'explique. Eh bien, ma gentille, tu dois être à présent renseignée sur ton amoureux, car j'aime à croire que tu lui as demandé son nom et sa profession?

—Non, fit Gervaise.

—Non? Alors qu'avez-vous donc dit pendant l'entrevue?

—Rien, avoua la jeune fille.

—Comment, rien? La joie vous avait-elle paralysé la langue? railla madame de Méralec.

—Nous n'avons pas eu le temps de rien dire.

—Pourquoi?

—Parce qu'il avait à peine prononcé mon nom que, de l'autre côté du mur, s'est élevée la voix d'une personne qui, elle, était à pied.

—Que disait ce trouble-fête? Il criait?

—Nullement. Sa voix était affectueuse et gaie... et même ce qu'il a dit m'a fait plaisir, confessa Gervaise.

—Ah bah! fit la veuve. Peut-on savoir, ma bellote, en quoi les paroles de ce survenant t'ont fait plaisir?

—En ce qu'elle m'ont donné l'espérance de revoir bientôt mon amoureux tout à mon aise, répondit bien naïvement la jeune fille.

—Où donc dois-tu le revoir, mon enfant? demanda la veuve un peu étonnée.

—Ici même, au château!

—Chez moi? fit la comtesse dont la surprise se doubla. D'où te vient cette croyance?...

—Je vous le répète, de ce qu'a dit la voix.

—Et qu'a-t-elle dit?

—Mon amoureux avait à peine prononcé mon nom que voilà, tout à coup, la voix du survenant qui s'écrie: «Ah! je vous y prends, cher ami, à enfreindre une consigne qui, pourtant, ne vous demandait que deux jours de patience. Ne vous ai-je pas promis que, dans deux jours, nous serons installés au château?...

—Installés au château, répéta la veuve dont le front s'assombrit. Tu es bien certaine d'avoir entendu cela?

—Si certaine que je m'aperçois que j'ai oublié deux mots de la phrase qui m'ont même bien intriguée.

—Quels deux mots?

—La voix a dit: Nous serons installés en maîtres dans le château.

Madame de Méralec se redressa, inquiète et pensive, sur son siège, et répéta:

—En maîtres?

Au bout d'une minute de silence, le sourire reparut sur ses lèvres.

—Et puis, Gervaise? demanda-t-elle.

—C'est tout.

—De sorte, ma chère fille, que tu n'es pas plus renseignée qu'auparavant sur ton amoureux?

Gervaise secoua la tête de façon joyeuse et prononça:

—Oh! que si! Je sais quelle est sa profession.

—Puisqu'il ne t'a rien dit.

—Oui, mais l'autre a dit pour lui.

Et, tout heureuse de sa découverte, la jeune fille continua d'une voix gaie:

—Quand ils sont partis, il faut croire que mon amoureux s'en allait à contre-cœur, car l'autre lui a dit pour le consoler: «Encore un peu de patience, mon cher lieutenant.» Donc mon amoureux est militaire.

Elle finissait quand le fracas des lourdes bottes de cavalier du général retentit à la porte du boudoir. Seulement, Labor, avant d'entrer, se soulageait d'une colère furieuse par d'énergiques jurons. Par malheur, son exaspération ne lui faisait pas bien étouffer ses éclats de voix, car on l'entendait rugir:

—Mille millions de tripes du diable! sacré tonnerre de charogne en putréfaction!

Puis il entra se croyant calmé.

—Qu'avez-vous donc, général? À vos yeux et à votre teint enflammés, on croirait presque que vous êtes un peu contrarié, demanda affectueusement la veuve.

—J'ai que ce pendard efflanqué, ce maudit desséché de Meuzelin, vient de me glisser entre les doigts, tonna le général. Il m'avait d'abord suivi d'assez bonne grâce; mais pendant que je remettais l'ordre et donnais des instructions à mon ordonnance, le drôle a détalé... et, dame! il a de longues jambes de cerf maigre qui vous retirent l'envie de le poursuivre.

Et le général, bien naïvement, ajouta en s'écriant, furieux:

—Quand je pense que le ministre de la police l'a attaché à ma personne!!! Ah! il s'y attache bien, l'animal?

Il allait ouvrir l'écluse à ses jurons, quand la châtelaine l'arrêta par un tout sec:

—Général!

En même temps, elle lui indiqua du regard Gervaise qui, depuis la brusque apparition de Labor, se tenait, muette et immobile, près du siège de sa maîtresse, ne sachant plus comment s'en aller.

Cependant la comtesse disait à Gervaise:

—Ma gentille, tu vas descendre à la cuisine pour avertir que le général reste à dîner et qu'on avise en conséquence.

Et, s'adressant à Labor:

—N'est-ce pas, général?

—Mais, comtesse, vraiment, je crains d'abuser... commença le soldat.

—Ta! ta! ta! fit gracieusement la comtesse qui congédia Gervaise en ajoutant: Va, ma belle!

Puis, quand la porte se fut refermée sur la jeune fille, madame de Méralec continua:

—Une fois pour toute, cher ami, qu'il soit bien convenu que les cérémonies seront bannies entre nous. Je veux que, chez moi, vous vous regardiez comme chez vous.

À ces derniers mots, Labor fit ses yeux désolés, posa la main sur son cœur, aspira tout le vent possible dans sa poitrine et poussa un: Hélas! de force à faire tourner un moulin et à attendrir un rocher.

Ensuite, faisant ses yeux blancs, la main en pigeon vole, la bouche en cul-de-poule, il débita d'une voix qui flûtait:

—Pourquoi cette recommandation de me regarder ici comme chez moi, n'est-elle pas, pour moi, une douce réalité?

Tout aussitôt, en voyant les traits de la veuve tourner au sévère à cette déclaration par trop incongrue, il s'empressa d'y joindre le corollaire:

—Comme époux légitime, bien entendu.

De sévère, le visage de madame de Méralec se fit attendri. Elle secoua tristement sa tête charmante, et, à son tour, elle soupira:

—Hélas!

—Vous refusez! fit le général avec l'accent d'une stupéfaction sincère; car il ne pouvait admettre que femme fût au monde qui refusât de s'appeler madame Labor.

Son ébahissement s'atténua quand il entendit madame de Méralec qui, à peu de chose près, lui répétait sa phrase:

—Pourquoi ce désir de votre part ne peut-il être pour moi une douce réalité!

—Mais, insista Labor, n'êtes-vous pas veuve, c'est-à-dire libre?

—Oui, fit la comtesse, mais une veuve qui ne peut se remarier. Ne connaissez-vous donc pas ma position, général? J'ai là, dans ce meuble, un acte de notoriété, signé par quatre témoins qui déclarent que, sous leurs yeux mon mari, le comte de Méralec, a été mortellement frappé à la défense du pont de Constance... mais ce n'est qu'un acte de notoriété. Le cadavre de mon époux, tombé à l'eau, ne s'est pas retrouvé. Donc mon veuvage n'a pu être établi par un acte de décès qui atteste, en toutes formalités, le décès du comte. Que demain je veuille me remarier, on sera en droit, faute de cet acte légal que je ne saurais produire, de me demander s'il ne se peut pas que le comte de Méralec soit encore de ce monde. Et quand je montrerai mon acte de notoriété, on m'objectera que plus d'un mari a profité de ce qu'on le disait mort pour ne pas rentrer sous le toit conjugal.

Tout en écoutant, le général faisait mine fort penaude à cette confidence, qui démolissait tous ses plans. Le soldat avait ses défauts, mais il possédait aussi ses qualités. Il n'était pas cupide d'argent. La veuve jouissait d'une fortune immense et il l'aurait acceptée avec la main de la comtesse; mais, en somme, sa nature brutale ne convoitait que la jolie femme. Aussi madame de Méralec n'avait pas encore achevé son aveu que la fatuité monstrueuse du général, qui lui persuadait que la veuve était folle de son individu, lui avait déjà offert une consolation.

—Après tout, pensa-t-il, elle sera une fort belle maîtresse qui me posera devant les autres femmes.

Madame de Méralec, gracieuse, souriante, s'était approchée de lui, et d'une voix caressante:

—Cela dit, général, reprit-elle, je n'en conserve pas moins l'espérance que vous voudrez bien accepter mon dîner de ce soir.

Ce mot de «dîner» fut comme le coup de trompe appelant la meute à la curée, car, après un léger coup frappé à la porte, il fit apparaître un cadet de haut appétit.

C'était Pitard, le vorace convive qui, entre deux plats, caressait un gigot de dix livres, sans que ce supplément lui fît perdre une bouchée de tous les mets du menu offert aux invités. De ce qu'il avait dîné la veille chez la comtesse, Pitard se regardait comme convié à perpétuité, et il arrivait le bec enfariné, les narines encore frémissantes des parfums de la cuisine où il avait été faire un tour avant de se présenter.

—Je venais déposer mes hommages aux pieds de madame la comtesse, annonça-t-il.

—Et vous avez bien choisi l'heure pour les déposer, car, dans vingt minutes, nous allons nous mettre à table. J'espère, Pitard que vous ne me ferez pas l'affront de refuser mon modeste dîner, débita la veuve avec un sérieux imperturbable.

Le pique-assiettte s'inclina profondément.

—Ce sera pour obéir à madame la comtesse, déclara-t-il d'un ton mielleux.

—Alors, asseyez-vous là, mon excellent Pitard, et attendons, en compagnie, l'annonce de mon maître-d'hôtel, invita la veuve en lui montrant un siège.

Au lieu de s'asseoir, Pitard hésita et finit par dire:

—C'est que je ne suis pas venu seul.

—Serais-je assez heureuse pour que vous ayez eu la bonne idée de m'amener un autre convive?

—C'est mon collègue à la commune; vous savez bien, madame, le citoyen Croutot.

—Ah! oui, ce troisième témoin qui s'est fait un peu prier pour signer, il y a un mois, mon constat d'identité, se rappela la comtesse.

Elle parut se consulter, puis elle reprit:

—Eh bien, Pitard, aller chercher le citoyen Croutot.

Le citoyen Croutot devait attendre dans la pièce voisine, car, tout aussitôt, il apparut derrière Pitard qui rentrait. Le petit homme, depuis le jour où il s'était, pour la première fois, trouvé en présence de madame de Méralec, semblait, comme on dit, avoir mis de l'eau dans son vin. Il avait quitté son air de roquet hargneux et lui qui, à la dernière entrevue, avait tant affecté, à l'égard de la veuve, d'user du tutoiement républicain, s'inclina des plus respectueux en disant d'une voix humble:

—Je prie madame la comtesse d'agréer mes devoirs.

L'avorton, on le voit, tant raidichon et si important d'habitude, changeait du tout au tout avec ceux qui lui demandaient, à l'oreille, des nouvelles de «la pauvre Julie qui aimait tant à aller sur l'eau». Ce secret, paraît-il, le rendait plus souple qu'un gant. Autant, son œil, autrefois, était impudent et railleur, autant, à l'heure présente, il se montrait sombre et inquiet. Il était évident que Croutot devait vivre sous le coup d'une préoccupation constante, dont la cause s'était produite depuis peu et qui, sans doute, lui avait fait suivre Pitard chez madame de Méralec.

—Vous êtes des nôtres à dîner, citoyen Croutot? demanda la veuve.

—Impossible, madame la comtesse, je suis attendu chez moi, dit le nain qui semblait avoir hâte de partir.

Lisant alors sur le visage de madame de Méralec qu'elle se demandait, après son refus, pourquoi il s'était présenté au château, il s'empressa d'ajouter:

—Je venais ici m'acquitter d'une commission de la part de mon frère, que madame la comtesse a vu, il y a bientôt près d'un mois.

La comtesse paraissait chercher en ses souvenirs. Croutot vint à son aide en disant:

—À propos de caisses et de malles qu'il est venu vous apporter à la Brivière.

—Oui, je me rappelle cela, fit la veuve. Ces caisses étaient arrivées derrière moi par les messageries suivantes, et elles avaient été déposées au bureau d'Angers, avec charge pour le maître de poste de les diriger sur le château. Le maître de poste a tenu à exécuter lui-même la corvée.

—C'est mon frère.

—Ah! il est le maître de poste d'Angers. Eh bien, de quelle commission vous a-t-il chargé pour moi? demanda la comtesse avec une sorte d'hésitation.

—De m'informer si vous avez bien reçu le nombre exact de caisses que vous attendiez.

—Oui, fit la veuve avec un peu d'embarras.

—En êtes-vous bien certaine, madame? appuya Croutot.

La comtesse eut un sourire.

—Certaine, dit-elle, pas tout à fait. En partant d'Allemagne, je me suis fait suivre d'une vraie montagne de bagages. La plupart de ces caisses sont encore empilées ici sans avoir été ouvertes par moi. Ce n'est qu'à la suite d'une visite sérieuse que je pourrais vous répondre.

Après cette explication, que Croutot avait écoutée en secouant lentement la tête, madame de Méralec demanda avec une pointe d'inquiétude dans la voix:

—Mais à quel propos cette question?

—Vos bagages étaient rangés dans un coin du bureau de poste. Mon frère les a fait charger sur une voiture sans plus s'occuper d'autre chose, et il vous a amené ici et livré quinze caisses. De retour à Angers, mon frère alors a songé à une chose à laquelle il aurait dû penser tout d'abord, c'est-à-dire à consulter son livre d'inscription.

—Et il a vu que j'avais une caisse en trop... que son vrai propriétaire, probablement, lui réclame à cor et à cri, avança la comtesse en riant.

—Au contraire, articula lentement Croutot.

Le sourire de la veuve disparut aussitôt.

—J'ai une caisse en moins? fit-elle vivement.

—Oui, madame, car vous avez reçu quinze caisses et le registre en accuse seize... Donc, il en manque une... Si mon frère a tant tardé à vous avertir, c'est qu'il espérait que cette caisse, adressée par erreur à un autre, lui serait retournée. C'est en ne voyant rien revenir qu'il m'a écrit pour me charger de la commission de m'informer près de vous si l'erreur n'aurait pas été commise ici en comptant les bagages apportés. Mon frère cesserait d'être inquiet du moment que vous reconnaîtriez que rien ne vous manque.

Une caisse de plus ou une caisse de moins, qu'importait au général dont l'estomac faisait rage? Était-ce bien au moment où le dîner venait d'être annoncé qu'il fallait s'occuper de pareilles questions? À la pensée que le potage refroidissait, le général lâcha deux: Hum! hum! destinés à rappeler la comtesse à choses plus sérieuses. Pour lui faire écho, Pitard fit grincer, l'une contre l'autre, ses robustes mâchoires, avec un fracas plein d'éloquence.

Cet appel de ses invités fut compris par la veuve, qui termina avec Croutot en disant:

—Ce n'est que demain, quand j'aurai tout examiné en détail, que je pourrai vous faire une réponse certaine.

Et, se remettant à rire:

—En somme, fit-elle, votre frère a grand tort de se mettre martel en tête... Pour une caisse en moins de chiffons et de falbalas, je ne mourrai pas!

Croutot la regarda dans les yeux. Il avait aux lèvres une phrase que la présence du général l'empêcha de prononcer. Après une courte hésitation, le petit homme s'inclina devant la veuve en disant d'une voix qu'on aurait pu croire prêchant la prudence:

—Mon devoir, madame la comtesse, était de vous avertir.

Sur ce, après un autre salut au général, dont les yeux furibonds lui reprochaient le dîner en retard, Croutot partit.

—Enfin, se dit avec satisfaction Labor quand il se vit attablé devant son assiettée de potage à la purée de gibier.

Mais le soldat gourmand avait compté sans l'obsession d'une idée tenace qui s'était logée en sa cervelle. Dès la première cuillerée, il resta, l'œil fixé, la cuillère immobile, se demandant toujours:

—Pourquoi cet animal de Meuzelin s'est-il enfui?

Il avait beau faire, l'obsession le tenait tant et si bien que les meilleurs plats passaient devant lui sans qu'il en profitât autrement que par quelques rares bouchées sans saveur.

Si quelqu'un pouvait le rappeler au sentiment de la situation présente, c'était à coup sûr la maîtresse de la maison dont il fêtait si mal la cuisine. Mais la comtesse, aidée par le silence du général, s'était, elle aussi, laissée tomber en une méditation profonde. De sa conversation avec Gervaise un détail lui était revenu en mémoire, et opiniâtre à vouloir lui trouver une réponse, elle ne cessait de se poser cette question:

—Que voulait donc dire l'ami de l'amoureux de Gervaise, quand il lui affirmait que, bientôt, ils seraient installés en maîtres au château?

Et ses lèvres frémissantes redisaient:

—En maîtres! en maîtres!

De sorte que l'excellent Pitard, à qui la distraction des deux convives laissait le champ libre, s'en donnait à pleines mâchoires, vidant les plats, torchant les assiettes que les domestiques enlevaient pleines de devant le général et la veuve pour les lui apporter, opérant en silence de peur que le moindre bruit, en tirant les songeurs de leur rêverie, ne les amenât, en mangeant, à lui faire tort de leurs parts. Tout doucettement, sans gloriole ni fausse modestie, l'ogre arriva à se loger dans la panse le dîner préparé pour trois couverts.

Comme, alors qu'il avalait sa dernière bouchée, la pendule sonna l'heure où, chez un paysan du village, on allait s'attabler devant une plantureuse soupe aux choux, il s'échappa à la sourdine après un dernier regard jeté sur la nappe pour bien s'assurer s'il ne laissait rien qu'il pût se mettre sous la dent.

Il disparaissait quand Labor revint à lui. En même temps que sa présence d'esprit, il retrouva son appétit féroce. À la vue de la table nette, l'affamé, sans se rendre compte du temps écoulé, s'écria tout bourru:

—Vos gens, comtesse, sont bien lambins à nous servir... Est-ce qu'il y a le feu aux cuisines?

Cette voix sonore tira la comtesse de sa torpeur.

Avant qu'elle pût répondre, éclata, tout à coup, le fracas d'une sonnerie militaire et, dans la cour, retentit le vacarme de chevaux nombreux faisant claquer leurs fers sur le pavé.

—Qu'est-ce que ce tintamarre? fit le général en se levant de sa chaise pour aller à la fenêtre.

Mais il rencontra sur son passage un individu qui venait d'entrer.

—Tonnerre! hurla Labor en reconnaissant son homme. C'est donc enfin toi, Meuzelin de malheur!

Sans s'effaroucher le moindrement de sa colère, Meuzelin, ou plutôt Fil-à-Beurre, annonça:

—Général, voici vos hussards qui arrivent de leur expédition.

—Qui a commandé à ces animaux-là de venir me rejoindre au château? beugla Labor exaspéré.

—Moi, dit tranquillement Barnabé.

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