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Le trésor des humbles

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VIII
NOVALIS[1]

[1] Fragment de la préface à la traduction des Disciples à Saïs.

« Les hommes marchent par des chemins divers ; qui les suit et les compare verra naître d'étranges figures », dit notre auteur. J'ai choisi trois de ces hommes dont les routes nous mènent sur trois cimes différentes. J'ai vu miroiter à l'horizon des œuvres de Ruysbroeck les pics les plus bleuâtres de l'âme, tandis qu'en celles d'Emerson les sommets plus humbles du cœur humain s'arrondissaient irrégulièrement. Ici, nous nous trouvons sur les crêtes aiguës et souvent dangereuses du cerveau ; mais il y a des retraites pleines d'une ombre délicieuse entre les inégalités verdoyantes de ces crêtes, et l'atmosphère y est d'un inaltérable cristal.

Il est admirable de voir combien les voies de l'âme humaine divergent vers l'inaccessible. Il faut suivre un moment les traces des trois âmes que je viens de nommer. Elles sont allées, chacune de son côté, bien au delà des cercles sûrs de la conscience ordinaire, et chacune d'elles a rencontré des vérités qui ne se ressemblent pas et que nous devons cependant accueillir comme des sœurs prodigues et retrouvées. Une vérité cachée est ce qui nous fait vivre. Nous sommes ses esclaves inconscients et muets, et nous nous trouvons enchaînés tant qu'elle n'a point paru. Mais si l'un de ces êtres extraordinaires, qui sont les antennes de l'âme humaine innombrablement une, la soupçonne un instant, en tâtonnant dans les ténèbres, les derniers d'entre nous, par je ne sais quel contre-coup subit et inexplicable, se sentent libérés de quelque chose ; une vérité nouvelle plus haute, plus pure et plus mystérieuse prend la place de celle qui s'est vue découverte et qui fuit sans retour, et l'âme de tous, sans que rien le trahisse au dehors, inaugure une ère plus sereine et célèbre de profondes fêtes où nous ne prenons qu'une part tardive et très lointaine. Et je crois que c'est de la sorte qu'elle monte et s'en va vers un but qu'elle est seule à connaître.

Tout ce que l'on peut dire n'est rien en soi. Mettez dans un plateau de la balance toutes les paroles des grands sages, et dans l'autre plateau la sagesse inconsciente de cet enfant qui passe, et vous verrez que ce que Platon, Marc-Aurèle, Schopenhauer et Pascal nous ont révélé ne soulèvera pas d'une ligne les grands trésors de l'inconscience, car l'enfant qui se tait est mille fois plus sage que Marc-Aurèle qui parle. Et, cependant, si Marc-Aurèle n'avait pas écrit les douze livres de ses Méditations, une partie des trésors ignorés que notre enfant renferme ne serait pas la même. Il n'est peut-être pas possible de parler clairement de ces choses, mais ceux qui savent s'interroger assez profondément et vivre, ne fût-ce que le temps d'un éclair, selon leur être intégral, sentent que cela est. Il se peut que l'on découvre un jour les raisons pour lesquelles, si Platon, Swedenborg ou Plotin n'avaient pas existé, l'âme du paysan qui ne les a pas lus et n'en a jamais entendu parler ne serait pas ce qu'elle est infailliblement aujourd'hui. Mais quoi qu'il en puisse être, aucune pensée ne se perdit jamais pour aucune âme, et qui dira les parties de nous-mêmes qui ne vivent que grâce à des pensées qui ne furent jamais exprimées? Notre conscience a plus d'un degré, et les plus sages ne s'inquiètent que de notre conscience à peu près inconsciente parce qu'elle est sur le point de devenir divine. Augmenter cette conscience transcendantale semble avoir été toujours le désir inconnu et suprême des hommes. Il importe peu qu'ils l'ignorent, car ils ignorent tout, et cependant ils agissent en leur âme aussi sagement que les plus sages. Il est vrai que la plupart des hommes ne doivent vivre un moment qu'à l'instant où ils meurent. En attendant, cette conscience ne s'augmente qu'en augmentant l'inexplicable autour de nous. Nous cherchons à connaître pour apprendre à ne pas connaître. Nous ne nous grandissons qu'en grandissant les mystères qui nous accablent, et nous sommes des esclaves qui ne peuvent entretenir en eux le désir de vivre qu'à condition d'alourdir, sans se décourager jamais, le poids sans pitié de leurs chaînes…

L'histoire de ces chaînes merveilleuses est l'unique histoire de nous-mêmes ; car nous ne sommes qu'un mystère, et ce que nous savons n'est pas intéressant. Elle n'est pas longue jusqu'ici ; elle tient en quelques pages, et l'on dirait que les meilleurs ont eu peur d'y songer. Combien peu osèrent s'avancer jusqu'aux extrémités de la pensée humaine! et dites-nous les noms de ceux qui y restèrent quelques heures… Plus d'un nous l'a promise et quelques autres l'entreprirent un moment, mais peu après ils perdaient tour à tour la force qu'il faut pour vivre ici, ils retombaient du côté de la vie extérieure et dans les champs connus de la raison humaine, « et tout flottait de nouveau, comme autrefois, devant leurs yeux ».

En vérité, c'est qu'il est difficile d'interroger son âme et de reconnaître sa petite voix d'enfant au milieu des clameurs inutiles qui l'entourent. Et, cependant, que les autres efforts de l'esprit importent peu quand on y songe, et comme notre vie ordinaire se passe loin de nous! On dirait que là-bas n'apparaissent que nos semblables des heures vides, distraites et stériles ; mais, ici, c'est le seul point fixe de notre être et le lieu même de la vie. Il faut s'y réfugier sans cesse. Nous savons tout le reste avant qu'on nous l'ait dit ; mais, ici, nous apprenons bien plus que tout ce qu'on peut dire ; et c'est au moment où la phrase s'arrête et où les mots se cachent, que notre regard inquiété rencontre tout à coup, à travers les années et les siècles, un autre regard qui l'attendait patiemment sur le chemin de Dieu. Les paupières clignent en même temps, les yeux se mouillent de la rosée douce et terrible d'un mystère identique, et nous savons que nous ne sommes plus seuls sur la route sans fin…

Mais quels livres nous parlent de ce lieu de la vie? Les métaphysiques vont à peine jusqu'aux frontières, et celles-ci dépassées, en vérité que reste-t-il? Quelques mystiques qui semblent fous, parce qu'ils représenteraient probablement la nature même de la pensée de l'homme, s'il avait le loisir ou la force d'être un homme véritable. Parce que nous aimons avant tout les maîtres de la raison ordinaire : Kant, Spinoza, Schopenhauer et quelques autres, ce n'est pas un motif pour repousser les maîtres d'une raison différente qui est une raison fraternelle, elle aussi, et qui sera peut-être notre raison future. En attendant, ils nous ont dit des choses qui nous étaient indispensables. Ouvrez le plus profond des moralistes ou des psychologues ordinaires, il vous parlera de l'amour, de la haine, de l'orgueil et des autres passions de notre cœur ; et ces choses peuvent nous plaire un instant, comme des fleurs détachées de leur tige. Mais notre vie réelle et invariable se passe à mille lieues de l'amour et à cent mille lieues de l'orgueil. Nous possédons un moi plus profond et plus inépuisable que le moi des passions ou de la raison pure. Il ne s'agit pas de nous dire ce que nous éprouvons lorsque notre maîtresse nous abandonne. Elle s'en va aujourd'hui ; nos yeux pleurent, mais notre âme ne pleure pas. Il se peut qu'elle apprenne l'événement et qu'elle le transforme en lumière, car tout ce qui tombe en elle irradie. Il se peut aussi qu'elle l'ignore ; et dès lors à quoi sert d'en parler? Il faut laisser ces petites choses à ceux qui ne sentent pas que la vie est profonde. Si j'ai lu La Rochefoucauld ou Stendhal ce matin, croyez-vous que j'aie acquis des pensées qui me fassent homme davantage et que les anges dont il faut s'approcher jour et nuit me trouveront plus beau? Tout ce qui ne va pas au-delà de la sagesse expérimentale et quotidienne ne nous appartient pas et n'est pas digne de notre âme. Tout ce qu'on peut apprendre sans angoisse nous diminue. Je sourirai péniblement si vous parvenez à me prouver que je fus égoïste jusque dans le sacrifice de mon bonheur et de ma vie ; mais qu'est-ce que l'égoïsme au regard de tant d'autres choses toutes-puissantes que je sens vivre en moi d'une vie indicible? Ce n'est pas sur le seuil des passions que se trouvent les lois pures de notre être. Il arrive un moment où les phénomènes de la conscience habituelle, qu'on pourrait appeler la conscience passionnelle ou la conscience des relations du premier degré, ne nous profitent plus et n'atteignent plus notre vie. J'accorde que cette conscience soit souvent intéressante par quelque côté, et qu'il soit nécessaire d'en connaître les plis. Mais c'est une plante de la surface, et ses racines ont peur du grand feu central de notre être. Je puis commettre un crime sans que le moindre souffle incline la plus petite flamme de ce feu ; et, d'un autre côté, un regard échangé, une pensée qui ne parvient pas à éclore, une minute qui passe sans rien dire, peut l'agiter en tourbillons terribles au fond de ses retraites et le faire déborder sur ma vie. Notre âme ne juge pas comme nous ; c'est une chose capricieuse et cachée. Elle peut être atteinte par un souffle et ignorer une tempête. Il faut chercher ce qui l'atteint ; tout est là, car c'est là que nous sommes.

Ainsi, et pour en revenir à cette conscience ordinaire qui règne à de grandes distances de notre âme, je sais plus d'un esprit que la merveilleuse peinture de la jalousie d'Othello, par exemple, n'étonne plus. Elle est définitive dans les premiers cercles de l'homme. Elle demeure admirable, pourvu que l'on ait soin de n'ouvrir ni portes ni fenêtres, sans quoi l'image tomberait en poussière au vent de tout l'inconnu qui attend au dehors. Nous écoutons le dialogue du More et de Desdémone comme une chose parfaite, mais sans pouvoir nous empêcher de songer à des choses plus profondes. Que le guerrier d'Afrique soit trompé ou non par la noble Vénitienne, il a une autre vie. Il doit se passer dans son âme et autour de son être, au moment même de ses soupçons les plus misérables et de ses colères les plus brutales, des événements mille fois plus sublimes, que ses rugissements ne peuvent point troubler, et à travers les agitations superficielles de la jalousie se poursuit une existence inaltérable que le génie de l'homme n'a montrée jusqu'ici qu'en passant.

Est-ce de là que naît la tristesse qui monte des chefs-d'œuvre? Les poètes ne purent les écrire qu'à la condition de fermer leurs yeux aux horizons terribles et d'imposer silence aux voix trop graves et trop nombreuses de leur âme. S'ils ne l'avaient pas fait, ils eussent perdu courage. Rien n'est plus triste et plus décevant qu'un chef-d'œuvre, parce que rien ne montre mieux l'impuissance de l'homme à prendre conscience de sa grandeur et de sa dignité. Et si une voix ne nous avertissait que les plus belles choses ne sont rien au regard de tout ce que nous sommes, rien ne nous diminuerait davantage.

« L'âme, dit Emerson, est supérieure à ce qu'on peut savoir d'elle et plus sage qu'aucune de ses œuvres. Le grand poète nous fait sentir notre propre valeur, et alors nous estimons moins ce qu'il a réalisé. La meilleure chose qu'il nous apprenne, c'est le dédain de tout ce qu'il a fait. Shakespeare nous emporte en un si sublime courant d'intelligente activité, qu'il nous suggère l'idée d'une richesse à côté de laquelle la sienne semble pauvre, et alors nous sentons que l'œuvre sublime qu'il a créée, et qu'à d'autres moments nous élevons à la hauteur d'une poésie existant par elle-même, n'appartient pas plus profondément à la nature réelle des choses que l'ombre fugitive du passant sur un rocher. »

Les cris sublimes des grands poèmes et des grandes tragédies ne sont autre chose que des cris mystiques qui n'appartiennent pas à la vie extérieure de ces poèmes ou de ces tragédies. Ils jaillissent un instant de la vie intérieure et nous font espérer je ne sais quoi d'inattendu et que nous attendons cependant avec tant d'impatience! jusqu'à ce que les passions trop connues les recouvrent encore de leur neige… C'est en ces moments-là que l'humanité s'est mise un instant en présence d'elle-même, comme un homme en présence d'un ange. Or il importe qu'elle se mette le plus souvent possible en présence d'elle-même pour savoir ce qu'elle est. Si quelque être d'un autre monde descendait parmi nous et nous demandait les fleurs suprêmes de notre âme et les titres de noblesse de la terre, que lui donnerions-nous? Quelques-uns apporteraient les philosophes sans savoir ce qu'ils font. J'ai oublié quel autre a répondu qu'il offrirait Othello, le Roi Lear et Hamlet. Eh bien, non, nous ne sommes pas cela! et je crois que notre âme irait mourir de honte au fond de notre chair, parce qu'elle n'ignore pas que ses trésors visibles ne sont pas faits pour être ouverts aux yeux des étrangers et ne contiennent que des pierreries fausses. Le plus humble d'entre nous, aux instants solitaires où il sait ce qu'il faut que l'on sache, se sent le droit de se faire représenter par autre chose qu'un chef-d'œuvre. Nous sommes des êtres invisibles. Nous n'aurions rien à dire à l'envoyé céleste ni rien à lui faire voir, et nos plus belles choses nous paraîtraient subitement pareilles à ces pauvres reliques familiales qui nous semblaient si précieuses au fond de leur tiroir et qui deviennent si misérables lorsqu'on les sort un instant de leur ombre pour les montrer à quelque indifférent. Nous sommes des êtres invisibles qui ne vivent qu'en eux-mêmes, et le visiteur attentif s'en irait sans se douter jamais de ce qu'il eût pu voir, à moins qu'en ce moment notre âme indulgente n'intervienne. Elle fuit si volontiers devant les petites choses, et l'on a tant de peine à la retrouver dans la vie, qu'on a peur de l'appeler à l'aide. Et, cependant, elle est toujours présente et jamais ne se trompe ni ne trompe une fois qu'elle est mise en demeure. Elle montrerait à l'émissaire inattendu les mains jointes de l'homme, ses yeux si pleins de songes qui n'ont même pas de nom et ses lèvres qui ne peuvent rien dire ; et peut-être que l'autre, s'il est digne de comprendre, n'oserait plus interroger…

Mais s'il lui fallait d'autres preuves, elle le mènerait parmi ceux dont les œuvres touchent presque au silence. Elle ouvrirait la porte des domaines où quelques-uns l'aimèrent pour elle-même, sans s'inquiéter des petits gestes de son corps. Ils monteraient tous deux sur les hauts plateaux solitaires où la conscience s'élève d'un degré et où tous ceux qui ont l'inquiétude d'eux-mêmes rôdent attentivement autour de l'anneau monstrueux qui relie le monde apparent à nos mondes supérieurs. Elle irait avec lui aux limites de l'homme ; car c'est à l'endroit où l'homme semble sur le point de finir que probablement il commence ; et ses parties essentielles et inépuisables ne se trouvent que dans l'invisible, où il faut qu'il se guette sans cesse. C'est sur ces hauteurs seules qu'il y a des pensées que l'âme peut avouer et des idées qui lui ressemblent et qui sont aussi impérieuses qu'elle-même. C'est là que l'humanité a régné un instant, et ces pics faiblement éclairés sont peut-être les seules lueurs qui signalent la terre dans les espaces spirituels. Leurs reflets ont vraiment la couleur de notre âme. Nous sentons que les passions de l'esprit et du cœur, aux yeux d'une intelligence étrangère, ressembleraient à des querelles de clochers ; mais dans leurs œuvres, les hommes dont je parle sont sortis du petit village des passions, et ils ont dit des choses qui peuvent intéresser ceux qui ne sont pas de la paroisse terrestre. Il ne faut pas que notre humanité s'agite exclusivement au fond de soi comme un troupeau de taupes. Il importe qu'elle vive comme si un jour elle devait rendre compte de sa vie à des frères aînés. L'esprit replié sur lui-même n'est qu'une célébrité locale qui fait sourire le voyageur. Il y a autre chose que l'esprit, et ce n'est pas l'esprit qui nous allie à l'univers. Il est temps qu'on ne le confonde plus avec l'âme. Il ne s'agit pas de ce qui se passe entre nous, mais de ce qui a lieu en nous, au-dessus des passions et de la raison. Si je n'offre à l'intelligence étrangère que La Rochefoucauld, Lichtenberg, Meredith ou Stendhal, elle me regardera comme je regarde, au fond d'une ville morte, le bourgeois sans espoir qui me parle de sa rue, de son mariage ou de son industrie. Quel ange demandera à Titus pourquoi il n'a pas épousé Bérénice et pourquoi Andromaque s'est promise à Pyrrhus? Que représente Bérénice, si je la compare à ce qu'il y a d'invisible dans la mendiante qui m'arrête ou la prostituée qui me fait signe? Une parole mystique peut seule, par moments, représenter un être humain ; mais notre âme n'est pas dans ces autres régions sans ombres et sans abîmes ; et vous-mêmes, vous y arrêtez-vous aux heures graves où la vie s'appesantit sur votre épaule? L'homme n'est pas dans ces choses, et cependant ces choses sont parfaites. Mais il faut n'en parler qu'entre soi, et il est convenable de s'en taire si quelque visiteur frappe le soir à notre porte. Mais si ce même visiteur me surprend au moment où mon âme cherche la clef de ses trésors les plus proches dans Pascal, Emerson ou Hello, ou, d'un autre côté, dans quelques-uns de ceux qui eurent l'inquiétude de la beauté très pure, je ne fermerai pas le livre en rougissant ; et peut être que lui-même y prendra quelque idée d'un être fraternel condamné au silence, ou saura, tout au moins, que nous ne fûmes pas tous des habitants satisfaits de la terre.

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