Le trésor des humbles
VI
RUYSBROECK L'ADMIRABLE
Un grand nombre d'œuvres sont plus régulièrement belles que ce livre de Ruysbroeck l'Admirable. Un grand nombre de mystiques sont plus efficaces et plus opportuns : Swedenborg et Novalis, entre plusieurs. Il est fort probable que ses écrits ne répondent que rarement aux besoins d'aujourd'hui. D'un autre côté, je connais peu d'auteurs plus maladroits que lui ; il s'égare par moments en d'étranges puérilités ; et les vingt premiers chapitres de l'Ornement des Noces spirituelles, bien qu'ils soient une préparation peut-être nécessaire, ne renferment guère que de tièdes et pieux lieux communs. Il n'a extérieurement aucun ordre, aucune logique scolastique. Il se répète souvent, et semble parfois se contredire. Il joint l'ignorance d'un enfant à la science de quelqu'un qui serait revenu de la mort. Il a une syntaxe tétanique qui m'a mis plus d'une fois en sueur. Il introduit une image et l'oublie. Il emploie même un certain nombre d'images irréalisables ; et ce phénomène, anormal dans une œuvre de bonne foi, ne peut s'expliquer que par sa gaucherie ou sa hâte extraordinaire. Il ignore la plupart des artifices de la parole et ne peut parler que de l'ineffable. Il ignore presque toutes les habitudes, les habiletés et les ressources de la pensée philosophique ; et il est astreint à ne penser qu'à l'incogitable. Lorsqu'il nous parle de son petit jardin monacal, il a de la peine à nous dire suffisamment ce qui s'y passe ; il écrit alors comme un enfant. Il entreprend de nous apprendre ce qui se passe en Dieu, et il écrit des pages que Platon n'aurait pu écrire. Il y a de toutes parts une disproportion monstrueuse entre la science et l'ignorance, entre la force et le désir. Il ne faut pas s'attendre à une œuvre littéraire ; vous n'apercevrez autre chose que le vol convulsif d'un aigle ivre, aveugle et ensanglanté au-dessus de cimes neigeuses. J'ajouterai un dernier mot en manière d'avertissement fraternel. Il m'est arrivé de lire des œuvres qui passent pour fort abstruses : Les Disciples à Saïs et les Fragments, de Novalis, par exemple ; les Biographia litteraria et l'Ami, de Samuel Taylor Coleridge ; le Timée, de Platon ; les Ennéades, de Plotin ; les Noms divins, de Saint Denys l'Aréopagite ; l'Aurora, du grand mystique allemand Jacob Bœhme, avec qui notre auteur a plus d'une analogie. Je n'ose pas dire que les œuvres de Ruysbroeck soient plus abstruses que ces œuvres, mais on leur pardonne moins volontiers leur abstrusion, parce qu'il s'agit ici d'un inconnu en qui nous n'avons pas confiance dès l'abord. Il me semblait indispensable de prévenir honnêtement les oisifs sur le seuil de ce temple sans architecture ; car cette traduction n'a été entreprise que pour la satisfaction de quelques platoniciens. Je crois que tous ceux qui n'ont pas vécu dans l'intimité de Platon et des néo-platoniciens d'Alexandrie, n'iront pas bien avant dans cette lecture. Ils croiront entrer dans le vide ; ils auront la sensation d'une chute uniforme dans un abîme sans fond, entre des rochers noirs et lisses. Il n'y a dans ce livre ni air ni lumière ordinaires, et c'est un séjour spirituel insupportable à ceux qui ne s'y sont pas préparés. Il ne faut pas y entrer par curiosité littéraire ; il n'y a guère de bibelots, et les botanistes de l'image n'y trouveront pas plus de fleurs que sur les banquises du pôle. Je leur dis que c'est un désert illimité, où ils mourront de soif. Ils y trouveront fort peu de phrases que l'on puisse prendre en mains pour les admirer à la manière des littérateurs ; ce sont des jets de flammes ou des blocs de glace. N'allez pas chercher des roses en Islande. Il se peut que quelque corolle attende entre deux icebergs, et il y a, en effet, des explosions singulières, des expressions inconnues, des similitudes inouïes, mais elles ne paieront pas le temps perdu à les venir cueillir de si loin. Il faut, avant d'entrer ici, être dans un état philosophique aussi différent de l'état ordinaire que l'état de veille diffère du sommeil ; et Porphyre, dans ses Principes de la théorie des intelligibles, semble avoir écrit l'avertissement le plus propre à être mis en tête de cette œuvre : « Par l'intelligence, on dit beaucoup de choses du principe qui est supérieur à l'intelligence. Mais on en a l'intuition bien mieux par une absence de pensée que par la pensée. Il en est de cette idée comme de celle du sommeil, dont on parle jusqu'à un certain point à l'état de veille, mais dont on n'acquiert la connaissance et la perception que par le sommeil. En effet, le semblable n'est connu que par le semblable, et la condition de toute connaissance est que le sujet devienne semblable à l'objet. » Je le répète, il est bien difficile de comprendre ceci sans préparation ; et je crois que, malgré nos études préparatoires, une grande partie de ce mysticisme nous paraîtra purement théorique, et que la plupart de ces expériences de psychologie surnaturelle ne nous seront accessibles qu'en qualité de spectateurs. L'imagination philosophique est une faculté d'éducation très lente. Nous sommes ici, tout à coup, aux confins de la pensée humaine et bien au delà du cercle polaire de l'esprit. Il y fait extraordinairement froid ; il y fait extraordinairement sombre, et cependant, vous n'y trouverez autre chose que des flammes et de la lumière. Mais à ceux qui arrivent, sans avoir exercé leur âme à ces perceptions nouvelles, cette lumière et ces flammes sont aussi obscures et aussi froides que si elles étaient peintes. Il s'agit ici de la plus exacte des sciences. Il s'agit de parcourir les caps les plus âpres et les plus inhabitables du divin « Connais-toi toi-même » et le soleil de minuit règne sur la mer houleuse où la psychologie de l'homme se mêle à la psychologie de Dieu. Il importe de s'en souvenir sans cesse ; il s'agit ici d'une science très profonde, et il ne s'agit pas d'un songe. Les songes ne sont pas unanimes ; les songes n'ont pas de racines, tandis que la fleur incandescente de la métaphysique divine, épanouie ici, a ses racines mystérieuses dans la Perse et dans l'Inde, dans l'Égypte et la Grèce. Et cependant, elle semble inconsciente comme une fleur et ignore ses racines. Malheureusement, il nous est à peu près impossible de nous mettre dans la position de l'âme qui, sans effort, a conçu cette science ; nous ne pouvons l'apercevoir ab intra et la reproduire en nous-mêmes. Il nous manque ce qu'Emerson appellerait la même « spontanéité centrale ». Nous ne pouvons plus transformer ces idées en notre propre substance ; et, tout au plus, nous est-il possible d'en approuver, du dehors, les prodigieuses expériences, qui ne sont à la portée que d'un très petit nombre d'âmes dans la durée d'un système planétaire. « Il n'est pas légitime, dit Plotin, de s'enquérir d'où provient cette science intuitive, comme si c'était une chose dépendant du lieu et du mouvement ; car cela n'approche pas d'ici, ni ne part de là, pour aller ailleurs ; mais cela apparaît ou n'apparaît pas. En sorte qu'il ne faut pas le poursuivre dans l'intention d'en découvrir les sources secrètes, mais il faut attendre en silence jusqu'à ce que cela brille soudainement sur nous, en nous préparant au spectacle sacré, comme l'œil attend patiemment le lever du soleil. » Et ailleurs il ajoute : « Ce n'est pas par l'imagination ni par le raisonnement, obligé de tirer lui-même ses principes d'ailleurs, que nous nous représentons les intelligibles (c'est-à-dire ce qui est là-haut) : c'est par la faculté que nous avons de les contempler, faculté qui nous permet d'en parler ici-bas. Nous les voyons donc en éveillant en nous, ici-bas, la même puissance que nous devons éveiller en nous quand nous sommes dans le monde intelligible. Nous ressemblons à un homme qui, gravissant le sommet d'un rocher, apercevrait, par son regard, les objets invisibles pour ceux qui ne sont pas montés avec lui ». Mais, bien que tous les êtres, depuis la pierre et la plante, jusqu'à l'homme, soient des contemplations, ce sont des contemplations inconscientes, et il nous est bien difficile de retrouver en nous quelque souvenir de l'activité antérieure de la faculté morte. Nous sommes semblables ici à l'œil dans l'image néo-platonicienne : « Il s'éloigne de la lumière pour voir les ténèbres, et, par cela même, il ne voit pas ; car il ne peut voir les ténèbres avec la lumière, et cependant, sans elle, il ne voit pas ; de cette manière, en ne voyant pas, il voit les ténèbres autant qu'il est naturellement capable de les voir. »
Je sais le jugement que la plupart des hommes porteront sur ce livre. Ils y verront l'œuvre d'un moine halluciné, d'un solitaire hagard et d'un ermite ivre de jeûne et consumé de fièvre. Ils y verront un rêve extravagant et noir, traversé de grands éclairs, et rien de plus. C'est l'idée ordinaire que l'on se fait des mystiques ; et on oublie trop souvent que toute certitude est en eux seuls. Au surplus, s'il est vrai comme on l'a dit, que tout homme est un Shakespeare dans ses songes, il faudrait se demander si tout homme, dans sa vie, n'est pas un mystique informulé, mille fois plus transcendental que tous ceux qui se sont circonscrits par la parole. Quelle est l'action de l'homme dont le dernier mobile n'est pas mystique? Et l'œil de l'amant ou de la mère, par exemple, n'est-il pas mille fois plus abstrus, plus impénétrable et plus mystique que ce livre, pauvre et explicable, après tout, comme tous les livres, qui ne sont jamais que des mystères morts, dont l'horizon ne se renouvelle plus? Si nous ne comprenons pas ceci, c'est peut-être que nous ne comprenons plus rien. Mais, pour en revenir à notre auteur, quelques-uns reconnaîtront sans peine que, loin d'être affolé par la faim, la solitude et la fièvre, ce moine possédait, au contraire, un des plus sages, des plus exacts et des plus subtils organes philosophiques qui aient jamais existé. Il vivait, nous dit-on, en sa cabane de Groenendael, au milieu de la forêt de Soignes. C'était à l'entrée de l'un des siècles les plus sauvages du moyen âge : le quatorzième. Il ignorait le grec et peut-être le latin. Il était seul et pauvre. Et cependant, au fond de cette obscure forêt brabançonne, son âme, ignorante et simple, reçoit, sans qu'elle le sache, les aveuglants reflets de tous les sommets solitaires et mystérieux de la pensée humaine. Il sait, à son insu, le platonisme de la Grèce ; il sait le soufisme de la Perse, le brahmanisme de l'Inde et le bouddhisme du Thibet ; et son ignorance merveilleuse retrouve la sagesse de siècles ensevelis et prévoit la science de siècles qui ne sont pas nés. Je pourrais citer des pages entières de Platon, de Plotin, de Porphyre, des livres Zends, des Gnostiques et de la Kabbale, dont la substance presque divine se retrouve, intacte, dans les écrits de l'humble prêtre flamand. Il y a ici d'étranges coïncidences et des unanimités inquiétantes. Il y a plus ; il semble, par moments, avoir exactement supposé la plupart de ses prédécesseurs inconnus ; et de même que Plotin commence son austère voyage au carrefour où Platon effrayé s'est arrêté et s'est agenouillé, on pourrait dire que Ruysbroeck a réveillé, après un repos de plusieurs siècles, non pas ce genre de pensée, car ce genre de pensée ne sommeille jamais, mais ce genre de parole qui s'était endormi sur les montagnes où Plotin ébloui l'avait abandonné en se mettant les mains sur les yeux, comme devant un immense incendie.
Mais l'organisme de leur pensée diffère étrangement. Platon et Plotin sont avant tout les princes de la dialectique. Ils arrivent au mysticisme par la science du raisonnement. Ils font usage de leur âme discursive et semblent se défier de leur âme intuitive ou contemplative. Le raisonnement se contemple dans le miroir du raisonnement et s'efforce de demeurer indifférent à l'intrusion de tous les autres reflets. Il continue son cours comme un fleuve d'eau douce au milieu de la mer, avec le pressentiment d'une absorption prochaine. Ici, nous retrouvons au contraire les habitudes de la pensée asiatique ; l'âme intuitive règne seule au-dessus de l'épuration discursive des idées par les mots. Les fers du rêve sont tombés. Est-ce moins sûr? Nul ne saurait le dire. Le miroir de l'intelligence humaine est entièrement inconnu dans ce livre ; mais il existe un autre miroir, plus sombre et plus profond, que nous recélons au plus intime de notre être ; aucun détail ne s'y voit distinctement et les mots ne peuvent se tenir à sa surface ; l'intelligence le briserait si elle y reflétait un instant sa lumière profane ; mais autre chose s'y montre par moments ; est-ce l'âme? est-ce Dieu lui-même? ou l'un et l'autre à la fois? On ne le saura jamais ; et cependant ces apparitions presque invisibles sont les uniques et effectives souveraines de la vie du plus incrédule et du plus aveugle d'entre nous. Ici, vous n'apercevrez autre chose que les miroitements obscurs de ce miroir ; et comme son trésor est inépuisable, ces miroitements ne ressemblent à aucun de ceux que nous avons éprouvés en nous-mêmes ; et, malgré tout, leur certitude paraît extraordinaire. Et c'est pourquoi je ne sais rien de plus effrayant que ce livre de bonne foi. Il n'y a pas au monde une notion psychologique, une expérience métaphysique, une intuition mystique, si abstruses, si profondes et si inattendues qu'elles puissent être, qu'il ne nous soit possible, s'il le faut, de reproduire et de faire vivre un instant en nous-mêmes, afin de nous assurer de leur identité humaine ; mais ici, nous sommes semblables au père aveugle qui ne peut plus se rappeler le visage de ses enfants. Aucune de ces pensées n'a l'aspect filial ou fraternel d'une pensée de la terre ; nous semblons avoir perdu l'expérience de Dieu et cependant tout nous affirme que nous ne sommes pas entrés dans la maison des songes. Faut-il s'écrier avec Novalis que le temps n'est plus où l'esprit de Dieu était compréhensible et que le sens du monde est à jamais perdu? Qu'autrefois tout était apparition de l'Esprit, mais qu'aujourd'hui nous n'apercevons que des reflets morts que nous ne comprenons plus, et que nous vivons uniquement sur les fruits de temps meilleurs?
Je crois qu'il faut s'avouer humblement que la clef de ce livre ne se trouve pas sur les routes ordinaires de l'esprit humain. Cette clef n'est pas destinée à des portes terrestres et il faut la mériter en s'éloignant autant que possible de la terre. Un seul guide se rencontre encore en ces carrefours solitaires et peut nous donner les dernières indications vers ces mystérieuses îles de feu et ces Islandes de l'abstraction et de l'amour ; c'est Plotin qui s'est efforcé d'analyser, par l'intelligence humaine, la faculté divine qui règne ici. Il a éprouvé, ce que nous appelons d'un mot qui n'explique rien, les mêmes extases, qui ne sont, au fond, que le commencement de la découverte complète de notre être ; et au milieu de leurs troubles et de leurs ténèbres, il n'a pas fermé un instant l'œil interrogateur du psychologue qui cherche à se rendre compte des phénomènes les plus insolites de son âme. Il est ainsi le dernier môle d'où nous puissions comprendre un peu les vagues et l'horizon de cette mer obscure. Il s'efforce de prolonger les sentiers de l'intelligence ordinaire, jusqu'au cœur de ces dévastations, et c'est pourquoi il faut y revenir sans cesse ; car il est le seul mystique analytique. A ceux que tenteraient ces prodigieuses excursions, je veux donner ici une des pages où il a essayé d'expliquer l'organisme de cette faculté divine de l'introspection.
« Dans l'intuition intellectuelle, dit-il, l'intelligence voit les objets intelligibles, au moyen de la lumière que répand sur eux le Premier, et, en voyant ces objets, elle voit réellement la lumière intelligible. Mais, comme elle accorde son attention aux objets éclairés, elle ne voit pas bien nettement le principe qui les éclaire ; si, au contraire, elle oublie les objets qu'elle voit pour ne contempler que la clarté qui les rend visibles, elle voit la lumière même et le principe de la lumière. Mais ce n'est pas hors d'elle-même que l'intelligence contemple la lumière intelligible. Elle ressemble alors à l'œil qui, sans considérer une lumière extérieure et étrangère, avant même de l'apercevoir, est soudain frappé par une clarté qui lui est propre, ou par un rayon qui jaillit de lui-même et lui apparaît au milieu des ténèbres ; il en est de même quand l'œil, pour ne rien voir des autres objets, ferme ses paupières et tire de lui-même sa lumière, ou que, pressé par la main, il aperçoit la lumière qu'il a en lui. Alors, sans rien voir d'extérieur, il voit ; il voit même plus qu'à tout autre moment, car il voit la lumière. Les autres objets qu'il voyait auparavant, tout en étant lumineux, n'étaient pas la lumière même. De même, quand l'intelligence ferme l'œil en quelque sorte aux autres objets, qu'elle se concentre en elle-même, en ne voyant rien, elle voit non une lumière étrangère qui brille dans des formes étrangères, mais sa propre lumière qui, tout à coup, rayonne intérieurement d'une pure clarté.
» Il faut, nous dit-il encore, que l'âme qui étudie Dieu s'en forme une idée en cherchant à le connaître ; il faut ensuite que, sachant à quelle grande chose elle veut s'unir, et persuadée qu'elle trouvera la béatitude dans cette union, elle se plonge dans les profondeurs de la divinité, jusqu'à ce que, au lieu de se contempler, de contempler le monde intelligible, elle devienne elle-même un objet de contemplation et brille de la clarté des conceptions qui ont là-haut leur source. »
C'est à peu près tout ce que la sagesse humaine peut nous dire ici ; c'est à peu près tout ce que le prince des métaphysiques transcendantales a pu exprimer ; quant aux autres explications, il faut que nous les trouvions en nous-mêmes dans les profondeurs où toute explication s'anéantit dans son expression. Car ce n'est pas seulement au ciel et sur la terre, c'est surtout en nous-mêmes qu'il y a plus de choses que n'en peuvent contenir toutes les philosophies, et dès que nous ne sommes plus obligés de formuler ce qu'il y a de mystérieux en nous, nous sommes plus profonds que tout ce qui a été écrit, et plus grands que tout ce qui existe.
Maintenant, si j'ai traduit ceci, c'est uniquement parce que je crois que les écrits des mystiques sont les plus purs diamants du prodigieux trésor de l'humanité ; bien qu'une traduction soit peut-être inutile, car l'expérience semble prouver qu'il importe assez peu que le mystère de l'incarnation d'une pensée s'accomplisse dans la lumière ou dans les ténèbres ; il suffit qu'il ait eu lieu. Mais, quoi qu'il en puisse être, les vérités mystiques ont sur les vérités ordinaires un privilège étrange ; elle ne peuvent ni vieillir ni mourir. Il n'y a pas une vérité qui ne soit, un matin, descendue sur ce monde, admirable de force et de jeunesse et couverte de la fraîche et merveilleuse rosée propre aux choses qui n'ont pas encore été dites ; parcourez aujourd'hui les infirmeries de l'âme humaine où toutes viennent mourir tous les jours, vous n'y trouverez jamais une seule pensée mystique. Elle ont l'immunité des anges de Swedenborg qui avancent continuellement vers le printemps de leur jeunesse, en sorte que les anges les plus vieux paraissent les plus jeunes ; et qu'elles viennent de l'Inde, de la Grèce ou du Nord, elles n'ont ni patrie ni anniversaire et partout où nous les rencontrons, elles semblent immobiles et actuelles comme Dieu même. Une œuvre ne vieillit qu'en proportion de son antimysticisme ; et c'est pourquoi ce livre ne porte aucune date. Je sais qu'il est anormalement noir, mais je crois qu'un auteur sincère et de bonne foi n'est jamais obscur au sens éternel de ce mot, parce qu'il se comprend toujours lui-même et infiniment au delà de ce qu'il dit. Les idées artificielles seules s'élèvent en de réelles ténèbres et ne prospèrent qu'aux époques littéraires et dans la mauvaise foi de siècles trop conscients, lorsque la pensée de l'écrivain demeure en deçà de ce qu'il exprime. Là, c'était l'ombre féconde d'une forêt et ici c'est l'obscurité d'un caveau, où n'éclosent que de sombres parasites. Il faut tenir compte aussi de ce monde inconnu que ses phrases devaient éclairer à travers les doubles et pauvres vitres de corne des mots et des pensées. Les mots, ainsi qu'on l'a fait remarquer, ont été inventés pour les usages ordinaires de la vie, et ils sont malheureux, inquiets et étonnés comme des vagabonds autour d'un trône, lorsque de temps en temps, quelque âme royale les mène ailleurs. Et, d'un autre côté, la pensée est-elle jamais l'image exacte du je ne sais quoi qui l'a fait naître, et n'est-ce pas toujours l'ombre d'une lutte que nous voyons en elle, semblable à celle de Jacob avec l'ange, et confuse en proportion de la taille de l'âme et de l'ange? Malheur à nous, dit Carlyle, si nous n'avons en nous que ce que nous pouvons exprimer et faire voir! Je sais qu'il y a sur ces pages, l'ombre portée d'objets que nous ne nous rappelons pas avoir vus, dont le moine ne s'arrête pas à élucider l'usage, et que nous ne reconnaîtrons que lorsque nous verrons les objets eux-mêmes de l'autre côté de la vie ; mais, en attendant, cela nous a fait regarder au loin, et c'est beaucoup. Je sais encore que maintes de ses phrases flottent à peu près comme de transparents glaçons sur l'incolore mer du silence, mais elles existent ; elles ont été séparées des eaux, et c'est assez. Je sais enfin, que les étranges plantes qu'il a cultivées sur les cimes de l'esprit sont entourées de nuages spéciaux, mais ces nuages n'offensent que ceux qui regardent d'en bas, et si l'on a le courage de monter, on s'aperçoit qu'ils sont l'atmosphère même de ces plantes, et la seule où elles pussent éclore à l'abri de l'inexistence. Car c'est une végétation si subtile, qu'elle se distingue à peine du silence où elle a puisé ses sucs et où elle semble encline à se dissoudre. Toute cette œuvre, d'ailleurs, est comme un verre grossissant, appliqué sur la ténèbre et le silence ; et parfois on ne discerne pas immédiatement l'extrémité des idées qui y trempent encore. C'est de l'invisible qui transparaît par moments, et il faut évidemment quelque attention à guetter ses retours. Ce livre n'est pas trop loin de nous ; il est probablement au centre même de notre humanité ; mais c'est nous qui sommes trop loin de ce livre ; et s'il nous paraît décourageant comme le désert, si la désolation de l'amour divin y semble terrible et la soif des sommets insupportable, ce n'est pas l'œuvre qui est trop ancienne, mais nous, qui sommes trop vieux peut-être, et tristes et sans courage, comme des vieillards autour d'un enfant ; et c'est un autre mystique, Plotin, le grand mystique païen qui a probablement raison contre nous, lorsqu'il dit à ceux qui se plaignent de ne rien voir sur les hauteurs de l'introspection : « Il faut d'abord rendre l'organe de la vision analogue et semblable à l'objet qu'il doit contempler. Jamais l'œil n'eût aperçu le soleil, s'il n'avait d'abord pris la forme du soleil ; de même l'âme ne saurait voir la beauté, si d'abord elle ne devenait belle elle-même, et tout homme doit commencer par se rendre beau et divin pour obtenir la vue du beau et de la divinité. »