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Le Vingtième Siècle: La Vie Électrique

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The Project Gutenberg eBook of Le Vingtième Siècle: La Vie Électrique

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Title: Le Vingtième Siècle: La Vie Électrique

Author: Albert Robida

Release date: January 28, 2011 [eBook #35103]

Language: French

Credits: Produced by Bruce Albrecht, Claudine Corbasson, and the
Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE VINGTIÈME SIÈCLE: LA VIE ÉLECTRIQUE ***

Au lecteur


Le vingtième siècle

LA VIE ÉLECTRIQUE

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CORBEIL.—IMPRIMERIE CRÉTÉ-DE L'ARBRE

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A mon ami ANGELO MARIANI.

A. ROBIDA


I

L'accident du grand réservoir d'électricité N.—Un dégel factice.—Le grand Philox Lorris expose à son fils son moyen pour combattre en lui un fâcheux atavisme.—Admonestations téléphonoscopiques interrompues.

DANS l'après-midi du 12 décembre 1955, à la suite d'un petit accident dont la cause est restée inconnue, une violente tempête électrique, une tournade, suivant le terme consacré, se déchaîna sur tout l'Ouest de l'Europe et amena, au milieu du trouble et des profondes perturbations à la vie générale, bien de l'inattendu pour certaines personnes que nous présenterons plus loin.

Des neiges étaient tombées en grande quantité depuis deux semaines, recouvrant toute la France, sauf une petite zone dans le Midi, d'un épais tapis blanc magnifique, mais fort gênant. Suivant l'usage, le Ministère des Voies et Communications aériennes et terriennes ordonna un dégel factice et le poste du grand réservoir d'électricité N (de l'Ardèche), chargé de l'opération, parvint, en moins de cinq heures, à débarrasser tout le Nord-Ouest du continent de cette neige, le deuil blanc de la nature que portaient tristement jadis, pendant des semaines et des mois, les horizons déjà tant attristés par les brumes livides de l'hiver.

La science moderne a mis tout récemment aux mains de l'homme de puissants moyens d'action pour l'aider dans sa lutte contre les éléments, contre la dure saison, contre cet hiver dont il fallait naguère subir avec résignation toutes les rigueurs, en se serrant et se calfeutrant chez soi, au coin de son feu. Aujourd'hui, les Observatoires ne se contentent plus d'enregistrer passivement les variations atmosphériques; outillés pour la lutte contre les variations intempestives, ils agissent et ils corrigent autant que faire se peut les désordres de la nature.

Quand les aquilons farouches nous soufflent le froid des banquises polaires, nos électriciens dirigent contre les courants aériens du Nord des contre-courants plus forts qui les englobent en un noyau de cyclone factice et les emmènent se réchauffer au-dessus des Saharas d'Afrique ou d'Asie, qu'ils fécondent en passant par des pluies torrentielles. Ainsi ont été reconquis à l'agriculture les Saharas divers d'Afrique, d'Asie et d'Océanie; ainsi ont été fécondés les sables de Nubie et les brûlantes Arabies. De même, lorsque le soleil d'été surchauffe nos plaines et fait bouillir douloureusement le sang et la cervelle des pauvres humains, paysans ou citadins, des courants factices viennent établir entre nous et les mers glaciales une circulation atmosphérique rafraîchissante.

Les fantaisies de l'atmosphère, si nuisibles ou si désastreuses parfois, l'homme ne les subit plus comme une fatalité contre laquelle aucune lutte n'est possible. L'homme n'est plus l'humble insecte, timide, effaré, sans défense devant le déchaînement des forces brutales de la Nature, courbant la tête sous le joug et supportant tristement aussi bien l'horreur régulière des interminables hivers que les bouleversements tempêtueux et les cyclones.

Les rôles sont renversés, c'est à la Nature domptée aujourd'hui de se plier sous la volonté réfléchie de l'homme, qui sait modifier à sa guise, suivant les nécessités, l'éternel roulement des saisons et, selon les besoins divers des contrées, donner à chaque région ce qu'elle demande, la portion de chaleur qu'il lui faut, la part de fraîcheur après laquelle elle soupire ou les ondées rafraîchissantes réclamées par un sol trop desséché! L'homme ne veut plus grelotter sans nécessité ou cuire dans son jus inutilement.

L'homme a régularisé aussi les saisons et les a mieux distribuées. Il a capté les pluies au moyen d'appareils électriques et recueilli pour ainsi dire à la main les nuages chargés d'humidité, les ondées menaçantes qui s'en allaient ici ruiner les moissons,—pour les conduire là-bas vers des contrées où la terre calcinée, où l'agriculture altérée imploraient ces pluies comme un bienfait.

Cette merveilleuse conquête de la science moderne, vieille à peine d'une quinzaine d'années en 1953, a déjà sur bien des points changé la face du globe; elle a rendu à la vie des zones devenues presque inhabitables, des déserts de roches effritées ou de sables arides, sur lesquels la créature végétait misérablement entre la soif et la faim.

Allez voir renaître la vieille Nubie ou les steppes brûlants de la Perse, semés de débris qui furent des capitales de nations éteintes. Les mamelles naguère desséchées de l'Asie, vénérable mère des peuples, redonnent du lait aux fils de l'homme!

 
 
Les pluies régularisées.
Appareils de captation électrique des courants atmosphériques.

C'est la conquête définitive de l'Électricité, du moteur mystérieux des mondes qui a permis à l'homme de changer ce qui paraissait immuable, de toucher à l'antique ordre des choses, de reprendre en sous-œuvre la Création, de modifier ce que l'on croyait devoir rester éternellement en dehors et au-dessus de la Main humaine!

L'Électricité, c'est la Grande Esclave. Respiration de l'univers, fluide courant à travers les veines de la Terre, ou errant dans les espaces en fulgurants zigzags rayant les immensités de l'éther, l'Électricité a été saisie, enchaînée et domptée.

C'est elle maintenant qui fait ce que lui ordonne l'homme, naguère terrifié devant les manifestations de sa puissance incompréhensible; c'est elle qui va, humble et soumise, où il lui commande d'aller; c'est elle qui travaille et qui peine pour lui.

Elle est l'inépuisable foyer, elle est la lumière et la force; sa puissance captive est employée à faire marcher aussi bien l'énorme accumulation de machines colosses de nos millions d'usines, que les plus délicats et subtils mécanismes. Elle porte instantanément la voix d'un bout du monde à l'autre, elle supprime les limites de la vision, elle véhicule dans l'atmosphère l'homme, son maître, la lourde créature, jadis ridiculement attachée au sol comme un insecte incomplet.

Enfin, si elle est outil, flambeau, porte-voix intercontinental, interocéanique et bientôt interastral, et mille choses encore, elle est arme aussi, arme terrible, terrifiant engin de bataille...

Mais l'Esclave que nous avons su forcer à nous rendre tant et de si variés services n'est pas si bien domptée, si bien rivée à ses chaînes qu'elle n'ait encore parfois ses révoltes. Avec elle, il faut veiller, toujours veiller, car la moindre erreur, la plus petite négligence ou inattention peut lui fournir l'occasion qu'elle ne laissera pas échapper d'une sournoise attaque ou même d'un de ces brusques réveils qui font éclater les catastrophes.

Précisément, en ce jour de décembre, l'un de ces accidents, causé par un oubli, par une seconde de distraction d'un employé quelconque, venait de se produire malheureusement, dans l'opération de dégel menée avec tant de rapidité par le poste central électrique 17; juste au moment où tout était heureusement terminé, une fuite se produisit au grand Réservoir avec une telle soudaineté que le personnel ne put préserver que deux secteurs sur douze, et qu'une perte énorme, une formidable déflagration s'ensuivit. C'était une tournade qui commençait, une de ces tempêtes électriques à ravages terribles comme il s'en déchaîne quelques-unes tous les ans dans les centres électriques, déjouant toutes les prévoyances et toutes les précautions.

L'ACCIDENT DU POSTE ÉLECTRIQUE 17.

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Il faut bien nous y habituer, ainsi qu'aux mille accidents graves ou minces auxquels nous sommes exposés en évoluant à travers les extrêmes complications de notre civilisation ultra-scientifique. La tournade fusant du poste 17 suivit d'abord une ligne capricieuse tout le long de laquelle un certain nombre de personnes qui téléphonaient furent foudroyées ou paralysées; puis, le courant fou, attirant à lui avec une force irrésistible les électricités latentes, prit un rapide mouvement giratoire à la manière des cyclones naturels, produisant encore nombre d'accidents dans les régions par lui traversées et jetant dans la vie générale une perturbation désastreuse, qui se fût terminée bientôt par quelque violent petit cataclysme régional si, dès la première minute, les appareils de captation des régions menacées n'avaient été mis en batterie. Mais les électriciens veillaient et, comme d'habitude, après quelques désastres plus ou moins graves, la tournade devait avorter et le courant fou serait capté et canalisé avant l'explosion finale.

A Paris, dans une somptueuse demeure du XLIIe arrondissement, sur les hauteurs de Sannois, un père était en train de sermonner véhémentement son fils lorsque éclata la tournade. Ce père n'était rien moins que le fameux Philoxène Lorris, le grand inventeur, l'illustre et universel savant, le plus gros bonnet de tous les gros bonnets des industries scientifiques.

Nous sommes, avec Philoxène Lorris, bien loin de ce bon et timide savant à lunettes d'antan. Grand, gros, rougeaud, barbu, Philoxène Lorris est un homme aux allures décidées, au geste prompt et net, à la voix rude. Fils de petits bourgeois vivotant ou plutôt végétant en paix de leurs 40,000 livres de rente, il s'est fait lui-même. Sorti premier de l'École polytechnique d'abord et ensuite de International scientific industrie Institut, il refusa d'accepter les offres d'un groupe de financiers qui lui proposaient de l'entreprendre—suivant le terme consacré—et se mit carrément de lui-même pour dix ans en quatre mille actions de 5,000 francs chacune, lesquelles, sur sa réputation, furent toutes enlevées le jour même de l'émission.

Avec les quelques millions de la Société, Philoxène Lorris fonda aussitôt une grande usine pour l'exploitation d'une affaire importante étudiée et mijotée par lui avec amour et dont les bénéfices furent si considérables que, sur la grosse part qu'il s'était réservée par l'acte de fondation, il fut à même de racheter toutes les actions de la commandite avant la fin de la quatrième année. Ses affaires prirent dès lors un essor prodigieux; il monta un laboratoire d'études, admirablement organisé, s'entoura de collaborateurs de premier ordre et lança coup sur coup une douzaine d'affaires énormes, basées sur ses inventions et découvertes.

Honneurs, gloire, argent, tout arrivait à la fois à l'heureux Philoxène Lorris. De l'argent, il en fallait pour ses immenses entreprises, pour ses agences innombrables, pour ses usines, ses laboratoires, ses observatoires, ses établissements d'essais. Les entreprises en exploitation fournissaient, et très largement, les fonds nécessaires pour les entreprises à l'étude. Quant aux honneurs, Philoxène Lorris était loin de les dédaigner; il fut bientôt membre de toutes les Académies, de tous les Instituts, dignitaire de tous les ordres, aussi bien de la vieille Europe, de la très mûre Amérique, que de la jeune Océanie.

La grande entreprise des Tubes en papier métallisé (Tubic-Pneumatic-Way) de Paris-Pékin valut à Philoxène Lorris le titre de mandarin à bouton d'émeraude en Chine et celui de duc de Tiflis en Transcaucasie. Il était déjà comte Lorris dans la noblesse créée aux États-Unis d'Amérique, baron en Danubie et autre chose encore ailleurs, et, bien qu'il fût surtout fier d'être Philoxène Lorris, il n'oubliait jamais d'aligner, à l'occasion, l'interminable série de ses titres, parce que cela faisait admirablement sur les prospectus.

Bien que plongé jusqu'au cou dans ses études et ses affaires, Philoxène Lorris, à force d'activité, trouvait le temps de jouir de la vie et de donner à son exubérante nature toutes les vraies satisfactions que l'existence peut offrir à l'homme bien portant jouissant d'un corps sain, d'un cerveau sagement équilibré. S'étant marié entre deux découvertes ou inventions, il avait un fils, Georges Lorris, celui que, le jour de la tournade, nous le trouvons en train de sermonner.

M. Philox Lorris mis en actions.

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Georges Lorris est un beau garçon de vingt-sept ou vingt-huit ans, grand et solide comme son père, à la figure décidée, ayant comme signe particulier de fortes moustaches blondes. Il arpente la chambre de long en large et répond parfois d'une voix agréable et gaie aux admonestations de son père.

Celui-ci n'est pas là de sa personne, il est bien loin, à trois cents lieues, dans la maison de l'ingénieur chef de ses Mines de vanadium des montagnes de la Catalogne, mais il apparaît dans la plaque de cristal du téléphonoscope, cette admirable invention, amélioration capitale du simple téléphonographe, portée récemment au dernier degré de perfection par Philoxène Lorris lui-même.

Cette invention permet non seulement de converser à de longues distances, avec toute personne reliée électriquement au réseau de fils courant le monde, mais encore de voir cet interlocuteur dans son cadre particulier, dans son home lointain. Heureuse suppression de l'absence, qui fait le bonheur des familles souvent éparpillées par le monde, à notre époque affairée, et cependant toujours réunies le soir au centre commun, si elles veulent,—dînant ensemble à des tables différentes, bien espacées, mais formant cependant presque une table de famille.

Dans la plaque du télé, abréviation habituelle du nom de l'instrument, Philoxène Lorris apparaît, arpentant aussi sa chambre, un cigare aux dents et les mains derrière le dos. Il parle.

«Mais enfin, mon cher, dit-il, j'ai eu beau chauffer et surchauffer ton cerveau pour faire de toi ce que moi, Philoxène Lorris, j'étais en droit d'attendre et de réclamer, c'est-à-dire un produit de haute culture, un Lorris supérieur, affiné, perfectionné, voilà tout ce que tu m'offres pour fils à moi: un Georges Lorris, gentil garçon, j'en conviens, intelligent, je ne dis pas le contraire, mais voilà tout... simple lieutenant d'artillerie chimique à... Quel âge as-tu?

—Vingt-sept ans, hélas! répondit Georges avec un sourire en se tournant vers la plaque du téléphonoscope.

—Je ne ris pas, tâche un peu d'être sérieux, fit avec vivacité Philoxène Lorris en tirant avec énergie quelques bouffées de son cigare.

LA TOURNADE ÉTAIT DANS SON PLEIN.

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—Ton cigare est éteint, dit le fils; je ne t'offre pas d'allumettes, tu es trop loin...

—Enfin, reprit le père, à ton âge, j'avais déjà lancé mes premières grandes affaires, j'étais déjà le fameux Philox Lorris, et toi, tu te contentes d'être un fils à papa, tu te laisses tranquillement couler au fil de la vie... Qu'es-tu par toi-même? Lauréat de rien du tout, sorti des grandes écoles dans les numéros modestes et, pour le quart d'heure, simple lieutenant dans l'artillerie chimique...

—Hélas! voilà tout, fit le jeune homme, pendant que son père, dans la plaque du téléphonoscope, tournait rageusement le dos et s'en allait au bout de sa chambre; mais est-ce ma faute si tu as tout découvert ou inventé, et tout arrangé?... je suis venu trop tard dans un monde trop bien outillé, trop bien machiné, tu ne nous as rien laissé à trouver, à nous autres!

—Allons donc! Nous n'en sommes qu'aux premiers balbutiements de la science, le siècle prochain se moquera de nous... Mais ne nous égarons pas... Georges, mon garçon, j'en suis désolé, mais, tel que te voilà, tu ne me parais guère préparé à reprendre, maintenant que tes années de service obligatoire sont faites, la suite de mes travaux, c'est-à-dire à diriger mon grand laboratoire, le laboratoire Philox Lorris, à la réputation universelle, et les deux cents usines ou entreprises qui exploitent mes découvertes.

—Veux-tu donc te retirer des affaires?

—Jamais! s'écria le père avec énergie, mais j'entendais t'associer sérieusement à mes travaux, marcher avec toi à la découverte, chercher avec toi, creuser, trouver... Qu'est-ce que j'ai fait auprès de ce que je voudrais faire si j'avais deux moi pour penser et agir... Mais, mon bon ami, tu ne peux pas être ce second moi... C'est déplorable!... Hélas! je ne me suis pas préoccupé jadis des influences ataviques, je ne me suis pas suffisamment renseigné jadis!... O jeunesse! Moi, no 1 d'International scientific industrie Institut, j'ai été léger! Car, mon pauvre garçon, je suis obligé d'avouer que ce n'est pas tout à fait ta faute si tu n'as point la cervelle suffisamment scientifique; c'est parbleu bien la faute de ta mère... ou plutôt d'un ancêtre de ta mère... J'ai fait mon enquête un peu tard, j'en conviens, et c'est là que je suis coupable. J'ai fait mon enquête et j'ai découvert dans la famille de ta mère...

—Quoi donc? dit Georges Lorris intrigué.

—A trois générations seulement en arrière... une mauvaise note, un vice, une tare...

—Une tare?

—Oui, son arrière-grand-père, c'est-à-dire ton trisaïeul à toi, fut, il y a 115 ans, vers 1840, un...

—Un quoi? Que vas-tu m'apprendre? Tu me fais peur!

—Un artiste!» fit piteusement Philox Lorris en tombant dans un fauteuil.

Georges Lorris ne put s'empêcher de rire avec irrévérence, et, devant ce rire, son père bondit furieusement dans le téléphonoscope.

L'ANCÊTRE FRIVOLE.

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«Oui! un artiste! s'écria-t-il, et encore un artiste idéaliste, nébuleux, romantique, comme ils disaient alors, un rêveur, un futiliste, un éplucheur de fadaises!... Tu penses bien que je me suis renseigné... Pour connaître toute l'étendue de mon malheur, j'ai consulté nos grands artistes actuels, les photo-peintres de l'Institut... Je sais ce qu'il était, ton trisaïeul! N'aie pas peur, il n'aurait pas inventé la trigonométrie, ton trisaïeul!... Il n'eut à sa disposition qu'une cervelle légère et vaporeuse évidemment, comme la tienne, dépourvue des circonvolutions sérieuses, comme la tienne, car c'est de lui que tu tiens cette inaptitude aux sciences positives que je te reproche. O atavisme! voilà de tes coups! Comment annihiler l'influence de ce trisaïeul qui revit en toi? Comment le tuer, ce scélérat? Car tu penses bien que je vais lutter et le tuer...

—Comment tuer un trisaïeul mort depuis plus de cent ans? fit Georges Lorris en souriant; tu sais que je vais défendre mon ancêtre, pour lequel je ne professe pas le même superbe dédain que toi...

—Je veux le détruire, moralement bien entendu, puisque le scélérat qui vient ruiner mes plans est hors de ma portée; mais je veux combattre son influence malheureuse et la dominer... Tu penses bien, mon garçon, que je ne vais pas t'abandonner, pauvre enfant plus malchanceux que coupable, abandonner ma race!... Certes non!... Je ne puis pas te refaire, hélas! je ne peux pas te remettre, comme j'y avais songé, pour cinq ou six ans, à Intensive scientific Institut...

—Merci, fit Georges avec effroi, j'aime mieux autre chose...

—J'ai autre chose, et mieux, car tu ne sortirais pas beaucoup plus fort...

—Voyons ce meilleur plan?

—Voici! Je te marie! Je nous sauve par le mariage!

—Le mariage! s'écria Georges stupéfait.

—Attends! un mariage étudié, raisonné, où j'aurai mis toutes les chances de notre côté! Il me faut quatre petits-enfants, de sexe quelconque—garçons si possible, j'aimerais mieux—enfin, quatre rejetons de l'arbre Philox-Lorris: un chimiste, un naturaliste, un médecin, un mécanicien, qui se compléteront l'un par l'autre et perpétueront la dynastie scientifique Philox-Lorris... Je considère la génération intermédiaire comme ratée...

—Merci!

—Absolument ratée! C'est une non-valeur, un resté pour compte. Je laisse donc de côté cette génération intermédiaire, et je m'arrange pour durer jusqu'au moment de passer la main à mes petits-enfants. Voilà mon plan! Je vais donc te marier...

—Peut-on savoir avec qui?

—Ça ne te regarde pas. Je ne sais pas encore moi-même. Il me faut une vraie cervelle scientifique, assez mûre, autant que possible, pour avoir la tête débarrassée de toute idée futile!...»

Georges se disposait à répondre lorsque se produisit la première secousse électrique due à l'accident du réservoir 17. Georges tomba dans son fauteuil et leva vivement les jambes pour éviter le contact du plancher qui transmettait de nouvelles secousses. Son père n'avait pas bronché.

«Écervelé! lui cria-t-il, tu n'as pas tes semelles isolatrices et tu évolues comme cela dans une maison où l'électricité court partout dans un réseau de fils entre-croisés et circule comme le sang dans les veines d'un homme!... Mets-les donc et fais attention. C'est une fuite qui vient de se produire quelque part, et l'on ne sait pas jusqu'où peuvent aller les accidents... Allons, je n'ai pas le temps, je te laisse; d'ailleurs, voilà nos communications embrouillées...»

En effet, l'image très nette dans la plaque du Télé s'affaiblissait soudain, ses contours se perdaient dans le vague, et bientôt ce ne fut plus qu'une série de taches tremblotantes et confuses.

GEORGES LORRIS, LIEUTENANT DANS L'ARTILLERIE CHIMIQUE.

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II

Le courant fou.—Le désastre de l'Aéronautic-Club de Touraine.—Où l'on fait téléphonoscopiquement connaissance avec la famille Lacombe, des Phares alpins.

La tournade était dans son plein; les accidents causés par la terrible puissance du courant fou, par ces effroyables forces naturelles emmagasinées, concentrées et mesurées par l'homme, échappées soudain à sa main directrice, libres maintenant de tout frein, se multipliaient sur une région représentant à peu près le cinquième de l'Europe. Depuis une heure, toutes les communications électriques se trouvant coupées, on peut juger de la perturbation apportée à la marche du monde et aux affaires. La circulation aérienne était également interrompue, le ciel s'était vidé presque instantanément de tout véhicule aérien, l'ouragan avait le champ libre pour dérouler dans l'atmosphère ses spirales dangereuses. Mais, bien qu'au premier signal de leurs électromètres toutes les aéronefs se fussent garées au plus vite, quelques sinistres s'étaient produits. Plusieurs aérocabs rencontrés par la trombe au moment où elle fusait du réservoir furent littéralement pulvérisés au-dessus de Lyon; il n'en tomba point miette sur le sol et des aéronefs surprises çà et là sans avoir eu le temps de s'envelopper d'un nuage de gaz isolateur, dont le rôle est analogue à celui de l'huile dans les tempêtes maritimes, s'abattirent désemparées avec leur personnel tué ou blessé.

Le plus terrible sinistre eut lieu entre Orléans et Tours. L'Aéronautic-Club de Touraine donnait, ce jour-là, ses grandes régates annuelles. Mille ou douze cents véhicules aériens, de toutes formes et de toutes dimensions, suivaient avec intérêt les péripéties de la grande course du prix d'honneur, où vingt-huit aéroflèches se trouvaient engagées. Tous les regards suivant les coureurs, dans la plupart des véhicules on ne s'aperçut pas que l'aiguille de l'électromètre s'était mise à tourner follement, et, parmi les hourras et les cris des parieurs, on n'entendit même pas la sonnerie d'alarme.

Quand on vit le danger, il y eut dans la foule des aéronefs une bousculade fantastique pour chercher un abri à terre. Le millier de véhicules s'abattit à toute vitesse en une masse confuse et enchevêtrée où les accidents d'abordage furent nombreux et souvent graves. La tournade, arrivant en foudre, balaya tout ce qui n'eut pas le temps de fuir; il y eut des aéronefs désemparées, emportées dans le tourbillon et précipitées en quelques secondes à cinquante lieues de là; par bonheur, dans ce désastre, les grandes aéronefs portant les membres de l'Aéronautic-Club et leurs familles étaient pourvues du nouvel appareil réunissant l'électromètre et les tubes de gaz isolateur à une soupape automatique; l'appareil s'ouvrit de lui-même dès que l'aiguille marqua danger et les aéronefs, enveloppées dans un nuage protecteur, fortement secouées seulement, purent regagner l'embarcadère du club.

Si nous revenons à Paris, à l'hôtel Philox Lorris, nous trouvons, au «plein» de la tournade, le quartier de Sannois dans un désarroi facile à imaginer: de terrifiants éclairs jaillissent de partout et, dans le lointain, roulent d'effroyables explosions qui vont se répercutant encore d'écho en écho, s'affaiblissant peu à peu, pour revenir soudain et éclater avec plus de violence.

Georges Lorris, en chaussons et gantelets isolateurs, regarde de la fenêtre de sa chambre le spectacle du ciel convulsé. Il n'y a rien à faire qu'à attendre, dans une prudente inaction, que le courant fou soit capté.

SURPRIS PAR L'OURAGAN.

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Tout à coup, après un crescendo de décharges électriques et de roulements accompagnés d'éclairs prodigieux, en nappe et en zigzags, la nature sembla pousser comme un immense soupir de soulagement, et le calme se fit instantanément. Les héroïques ingénieurs et employés du poste 28, à Amiens, venaient de réussir à crever la tournade et à canaliser le courant fou. Le sous-ingénieur en chef et treize hommes succombaient victimes de leur dévouement, mais tout était fini, on n'avait plus de désastres à craindre.

Le danger avait disparu, mais non les dernières traces de la grande perturbation. Sur la plaque du téléphonoscope de Georges Lorris, comme sur tous les Télés de la région, passèrent avec une fabuleuse vitesse des milliers d'images confuses et des sons apportés de partout remplirent les maisons de rumeurs semblables au rugissement d'une nouvelle et plus farouche tempête. Il est facile de se figurer cette assourdissante rumeur, ce sont les bruits de la vie sur une surface de 1,600 lieues carrées, les bruits recueillis partout par l'ensemble des appareils, condensés en un bruit général, reportés et rendus en bloc par chacun de ces appareils avec une intensité effroyable!

«MADEMOISELLE!» CRIA GEORGES D'UNE VOIX FORTE.

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Au cours de la tournade, quelques graves désordres s'étaient naturellement produits au poste central des Télés; sur les lignes, des fils avaient été fondus et amalgamés. Ces petits accidents ne font courir aucun danger à personne, à condition, bien entendu, que l'on ne touche pas aux appareils. Georges Lorris, ayant pris un livre à illustrations photographiques, s'installa patiemment dans un fauteuil pour laisser finir la crise des Télés. Ce ne fut pas long. Au bout de vingt minutes, la rumeur s'éteignit subitement. Le bureau central venait d'établir un fil de fuite; mais, en attendant que les avaries fussent réparées, ce qui allait demander encore au moins deux ou trois heures de travaux, chaque appareil recevait au hasard une communication quelconque qui ne pouvait s'interrompre avant que tout fût remis en ordre.

Et, dans la plaque du Télé, les figures, cessant de passer dans une confusion falotte, se précisèrent peu à peu, le défilé se ralentit, puis tout à coup une image nette et précise s'encadra dans l'appareil et ne changea plus.

C'était une chambre au mobilier très simple, une petite chambre aux boiseries claires, meublée seulement de quelques chaises et d'une table chargée de livres et de cahiers, avec une corbeille à ouvrage devant la cheminée. Réfugiée dans un angle, presque agenouillée, une jeune fille semblait encore en proie à la plus profonde terreur. Elle avait les mains sur les yeux et ne les retirait que pour les porter sur ses oreilles dans un geste d'affolement.

Georges Lorris ne vit d'abord qu'une taille svelte et gracieuse, de jolies mains délicates et de beaux cheveux blonds, un peu en désordre. Il parla tout de suite pour tirer l'inconnue de sa prostration:

«Mademoiselle! mademoiselle!» fit-il assez doucement.

Mais la jeune fille, les mains sur les oreilles et la tête pleine encore des terribles rumeurs qui venaient à peine de cesser, ne sembla point entendre.

«Mademoiselle!» cria Georges d'une voix forte.

La jeune fille, tournant la tête sans baisser ses mains et sans bouger, regarda, d'un air effaré, vers le Télé de sa chambre.

«Le danger est passé, mademoiselle; remettez-vous, reprit doucement Georges; m'entendez-vous?»

Elle fit un signe de tête sans répondre autrement.

«Vous n'avez plus rien à craindre, la tournade est passée...

—Vous êtes sûr que cela ne va pas revenir? fit la jeune fille d'une voix si tremblante que Georges Lorris comprit à peine.

—C'est tout à fait fini, tout est rentré dans l'ordre, on n'entend plus rien de ce fracas de tout à l'heure qui semble vous avoir si fort épouvantée...

—Ah! monsieur, comme j'ai eu peur, s'écria la jeune fille, osant à peine se redresser; comme j'ai eu peur!

—Mais vous n'aviez pas vos pantoufles isolatrices! dit Georges, qui, dans le mouvement que fit la jeune fille, s'aperçut qu'elle était chaussée seulement de petits souliers.

—Non, répondit-elle, mes isolatrices sont dans une pièce au-dessous; je n'ai pas osé aller les chercher...

—Malheureuse enfant, mais vous pouviez être foudroyée si votre maison s'était trouvée sur le passage direct du courant fou; ne commettez jamais pareille imprudence! Les accidents aussi sérieux que cette tournade sont rares, mais enfin il faut se tenir constamment sur ses gardes et conserver à notre portée, contre les accidents, petits ou grands, qui se peuvent produire, les préservatifs que la science nous met entre les mains... ou aux pieds, contre les dangers qu'elle a créés!...

Des sons apportés de partout remplirent les maisons.

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—Elle eût mieux fait, la science, de ne pas tant multiplier les causes de danger, fit la jeune fille avec une petite moue.

—Je vous avouerai que c'est mon avis! fit Georges Lorris en souriant. Je vois, mademoiselle, que vous commencez à vous rassurer; allez, je vous en prie, prendre vos pantoufles isolatrices.

—Il y a donc encore du danger?

—Non, mais cette bourrasque électrique a jeté partout un tel désordre qu'il peut s'ensuivre quelques petits accidents consécutifs: fils avariés, poches ou dépôts d'électricité laissés par la tournade sur quelques points, se vidant tout à coup, etc... La prudence est indispensable pendant une heure ou deux encore...

—Je cours chercher mes isolatrices!» s'écria la jeune fille.

La jeune fille revint, au bout de deux minutes, chaussée de ses pantoufles protectrices par-dessus ses petits souliers. Son premier regard, en rentrant dans sa chambre, fut pour la plaque du Télé; elle parut surprise d'y revoir encore Georges Lorris.

«Mademoiselle, dit celui-ci, qui comprit son étonnement, je dois vous prévenir que la tournade a quelque peu embrouillé les Télés; au poste central, pendant que l'on recherche les fuites, qu'on rétablit les fils perdus, on a donné à tous les appareils, pendant les travaux, une communication quelconque; ce ne sera pas bien long, tranquillisez-vous... Permettez-moi de me présenter: Georges Lorris, de Paris..., ingénieur comme tout le monde...

—Estelle Lacombe, de Lauterbrunnen-Station (Suisse), ingénieure aussi, ou du moins presque, car mon père, inspecteur des Phares alpins, me destine à entrer dans son administration...

—Je suis heureux, mademoiselle, de cette communication de hasard qui m'a permis au moins de vous rassurer un peu, car vous avez eu grand'peur, n'est-ce pas?

LE PHARE DE LAUTERBRUNNEN.

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—Oh oui! Je suis seule à la maison, avec Grettly, notre bonne, encore plus peureuse que moi... Elle est depuis deux heures dans un coin de la cuisine, la tête sous un châle, et ne veut pas bouger... Mon père est en tournée d'inspection et ma mère est partie par le tube de midi quinze pour quelques achats à Paris... Pourvu, mon Dieu, qu'il ne leur soit pas arrivé d'accident! Ma mère devait rentrer à cinq heures dix-sept, et il est déjà sept heures trente-cinq...

—Mademoiselle, les tubes ont supprimé tout départ pendant l'ouragan électrique; mais les trains en retard vont partir, et madame votre mère ne sera certainement pas bien longtemps à rentrer...»

GRETTLY EST DEPUIS DEUX HEURES LA TÊTE SOUS UN CHALE DANS UN COIN.
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Mlle Estelle Lacombe semblait encore à peine rassurée, le moindre bruit la faisait tressaillir, et de temps en temps elle allait regarder le ciel avec inquiétude à une fenêtre qui semblait donner sur une profonde vallée alpestre. Georges Lorris, pour la tranquilliser, entra dans de grandes explications sur les tournades, sur leurs causes, sur les accidents qu'elles produisent, analogues parfois à ceux des tremblements de terre naturels. Comme elle ne répondait rien et restait toujours pâle et agitée, il parla longtemps et lui fit une véritable conférence, lui démontrant que ces tournades devenaient de moins en moins fréquentes, en raison des précautions minutieuses prises par le personnel électricien, et de moins en moins terribles en leurs effets, grâce aux progrès de la science, aux perfectionnements apportés tous les jours aux appareils de captation des fuites de fluide.

«Mais vous savez cela tout aussi bien que moi, puisque vous êtes ingénieure comme moi, fit-il, s'arrêtant enfin dans ses discours, qui lui semblaient quelque peu entachés de pédanterie.

—Mais non, monsieur, j'ai encore un dernier examen à passer avant d'obtenir mon brevet et... faut-il vous l'avouer, j'ai déjà été retoquée deux fois. Je continue à suivre par phonographe les cours de l'Université de Zurich, je me prépare à me représenter une troisième fois, et je travaille, et je pâlis sur mes cahiers, mais sans avancer beaucoup, il me semble... Hélas! je ne mords pas très facilement à tout cela, et il me faut mon grade pour entrer dans l'administration des Phares alpins, comme mon père... C'est ma carrière qui est en jeu!... Pourtant, j'ai très bien compris ce que vous m'avez dit; je vais prendre quelques notes, pendant que c'est encore frais, car demain tout sera un peu brouillé dans ma tête!»

Pendant que la jeune fille, un peu rassurée, cherchait dans l'amoncellement de livres, de cahiers, de clichés phonographiques qui couvrait sa table de travail et griffonnait quelques lignes sur un carnet, Georges Lorris la regardait et ne pouvait s'empêcher de remarquer la grâce de ses attitudes et l'élégance naturelle de toute sa personne, dans sa toilette d'un goût simple et modeste. Quand elle relevait la tête, il admirait la délicatesse et la régularité de ses traits, la courbure gracieuse du nez, les yeux profonds et purs, et le front large sur lequel de magnifiques torsades blondes faisaient comme un casque d'or.

 
 
 
LAUTERBRUNNEN-STATION.

Estelle Lacombe était la fille unique d'un fonctionnaire de l'administration des Phares alpins de la section helvétique. Depuis le grand essor de la navigation aérienne, il a fallu éclairer à des altitudes différentes nos montagnes, nos alpes diverses et les signaler aux navigateurs de l'atmosphère. Nos monts d'Auvergne, la chaîne des Pyrénées, le massif des Alpes, ont ainsi à différentes hauteurs des séries de phares et de feux. L'altitude de 500 mètres est indiquée partout par des feux de couleur, espacés de kilomètre en kilomètre; il en est de même pour les altitudes supérieures, de 500 mètres en 500 mètres; des phares tournants signalent les cols, les passages et les ouvertures de vallées; enfin, plus haut, sur tous les pics et toutes les pointes étincellent des phares de première classe, brillantes étoiles perdues dans la pâle région des neiges et que l'homme des plaines confond parmi les constellations célestes.

M. Lacombe, inspecteur régional des phares alpins, habitait depuis huit ans Lauterbrunnen-Station, un joli chalet établi au sommet de la montée de Lauterbrunnen, sur le côté du phare, à 1,000 mètres au-dessus de la belle vallée, juste en face de la cascade du Staubach. Ingénieur d'un certain mérite et fonctionnaire consciencieux, M. Lacombe était fort occupé. Toutes ses journées et souvent ses soirées étaient prises par ses tournées d'inspection, ses rapports, ses surveillances de travaux aux phares de sa région. Mme Lacombe, Parisienne de naissance, assez mondaine avant son mariage, se considérait comme en exil dans ce magnifique site de Lauterbrunnen-Station, où s'était fondé, à 1,000 mètres au-dessus de l'ancien Lauterbrunnen, un village neuf, avec annexe aérienne pour les cures d'air, c'est-à-dire un casino ascendant à 700 ou 800 mètres plus haut l'après-midi et redescendant ensuite après le coucher du soleil.

A Lauterbrunnen-Station, pendant l'été, dans ce chalet suspendu comme un balcon au flanc de la montagne, l'hiver dans un chalet aussi confortable en bas, à Interlaken, Mme Lacombe s'ennuyait et regrettait l'immense et tumultueux Paris.

Pourtant, les distractions ne manquaient pas. Il passait chaque jour un nombre considérable d'aéronefs ou de yachts; le véloce aérien London-Roma-Cairo, passant quatre fois par vingt-quatre heures, déposait toujours quelques voyageurs faisant leur petit tour d'Europe; de plus, le casino aérien de Lauterbrunnen, très fréquenté pendant les mois d'été, donnait chaque semaine à ses malades une grande fête et chaque soir un concert ou une représentation dramatique par Télé. Mme Lacombe s'ennuyait cependant et saisissait toutes les occasions et prétextes possibles pour reprendre l'air de son cher Paris.

Fatiguée de ne participer que par Télé aux petites réunions chez ses amies restées Parisiennes, elle prenait, de temps en temps, le train du tube électro-pneumatique ou le véloce aérien pour se retrouver une après-midi dans le mouvement mondain, pour se montrer à quelques six o'clock élégants, où, tout en prenant les anti-anémiques à la mode, on passe en revue tous les petits potins du jour, on s'imprègne de toutes les médisances et calomnies qui sont dans l'air. Ou bien Mme Lacombe s'en allait un peu boursicoter, tâcher de mettre à flot son budget trop souvent chargé d'excédents de dépenses, par quelques bénéfices réalisés à la Bourse. L'agente de change qui la guidait se trompait souvent et le budget de ménage s'équilibrait à grand'peine. M. Lacombe n'avait pour tout revenu que ses appointements, 35,000 francs et le logement, juste de quoi vivoter à la campagne, en se contraignant à une sévère économie. Dure nécessité, d'autant plus que Mme Lacombe aimait aussi à magasiner, et qu'au lieu de se faire montrer par Télé, sans se déranger, les étoffes ou les confections dont elle et sa fille pouvaient avoir besoin, elle préférait courir les grands magasins de Paris et vite filer en tube ou en véloce aérien pour la moindre occasion, pour une idée de ruban qui lui passait par la tête.

Cette modeste situation se fût améliorée si Mme Lacombe avait eu ses brevets. Par malheur, au temps de sa jeunesse, en 1930, les exigences de la vie étant moindres, son éducation avait été négligée. Elle n'était pas ingénieure; ne possédant que ses diplômes de bachelière ès lettres et ès sciences, elle n'avait pu entrer dans les Phares avec son mari.

LES COURS PAR TÉLÉPHONOSCOPE.

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Trop bien éclairé sur les difficultés de la vie, M. Lacombe avait voulu pour sa fille une instruction complète. Il la destinait à l'administration. A vingt-quatre ans, lorsqu'elle aurait fini ses études et serait pourvue de ses diplômes, elle entrerait comme ingénieure surnuméraire à 6,000 francs, avec certitude d'arriver un jour, vers la quarantaine, à l'inspectorat. Alors, qu'elle restât célibataire ou qu'elle épousât un fonctionnaire comme elle, sa vie était assurée.

Estelle, depuis l'âge de douze ans, suivait les cours de l'Institut de Zurich, sans quitter sa famille, uniquement par Télé. Précieux avantage pour les familles éloignées de tout centre, qui ne sont plus forcées d'interner leurs enfants dans les lycées ou collèges régionaux. Estelle avait donc fait toutes ses classes par Télé, sans sortir de chez elle, sans bouger de Lauterbrunnen. Elle suivait aussi de la même façon les cours de l'École centrale d'électricité de Paris et prenait, en outre, des répétitions par phonogrammes de quelques maîtres renommés.

Par malheur, elle n'avait pu passer ses examens par Télé, les règlements surannés s'y opposant, et, devant les maîtres examinateurs, une timidité qu'elle tenait un peu de son père lui avait nui.

LES PANTOUFLES ISOLATRICES.

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III

Les tourments d'une aspirante ingénieure.—Les cours par Télé.—Une fidèle cliente de Babel-Magasins.—L'ahurie Grettly circulant parmi les engins.—Le Téléjournal.

Maintenant que la jeune fille était à peu près rassurée, Georges Lorris aurait très bien pu prendre congé; mais, sans chercher à se rendre compte des motifs qui le retenaient, il resta près du Télé à causer avec elle. Ils parlaient sciences appliquées, instruction, électricité, morale nouvelle et politique scientifique... Estelle Lacombe, quand elle sut que le hasard l'avait mise en présence téléphonoscopique du fils de ce grand Philox, prit naïvement devant Georges une attitude d'élève, ce qui fit bien rire le jeune homme.

«Je suis le fils de l'illustre Philox, comme vous dites, fit-il, mais je ne suis moi-même qu'un bien pauvre disciple; et, puisque vous voulez bien me faire confidence de vos insuccès, sachez donc que tout à l'heure, au moment où la tournade éclata, mon père était en train de m'administrer ce qui s'appelle un rebrousse-fil de vraiment premier ordre, c'est-à-dire un joli petit savon, et de me reprocher mon insuffisance scientifique... et c'était mérité, trop mérité, je le reconnais!...

—Oh! non, non; ce que le grand Philox Lorris peut traiter de faiblesse scientifique, pour moi c'est encore la force, la force écrasante... Ah! si je pouvais arriver seulement au premier grade d'ingénieure!

—Vous vous empresseriez de dire: ouf! et de laisser là vos livres,» dit Georges en riant.

La jeune fille sourit sans répondre et remua machinalement la montagne de cahiers et de livres qui couvrait son bureau.

«Mademoiselle, si cela peut vous servir, je vous enverrai quelques-uns de mes cahiers et les phonogrammes de quelques conférences de mon père aux ingénieurs de son laboratoire...

—Que de remerciements, monsieur!..... J'essayerai de comprendre, je ferai tous mes efforts...»

Brusquement une sonnerie tinta et le Télé s'obscurcit. L'image de la jeune fille disparut. Georges demeura seul dans sa chambre. Au poste central des Télés, les avaries causées par la tournade étant réparées, le jeu normal des appareils reprenait et la communication provisoire cessait partout.

Georges, consultant sa montre, vit que le temps avait coulé vite pendant sa conversation et que l'heure de se rendre au laboratoire était arrivée. Il pressa un bouton, la porte de sa chambre s'ouvrit d'elle-même, un ascenseur parut; il se jeta dedans et fut transporté en un quart de minute à l'embarcadère supérieur, un très haut belvédère sur le toit, abritant l'entrée principale de la maison.

La loge du concierge, placée maintenant, dans toutes les habitations, en raison de la circulation aérienne, à la porte supérieure, sur la plate-forme embarcadère, était, chez Philox Lorris, remplacée, ainsi que le concierge lui-même, par un poste électrique où tous les services se trouvaient assurés par un système de boutons à presser.

UN AÉROCAB SORTIT DE LA REMISE AÉRIENNE.

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Un aérocab, sorti tout seul de la remise aérienne et filant sur une tringle de fer, attendait déjà Georges à l'embarcadère. Le jeune homme, avant de sauter dedans, jeta un regard sur l'immense Paris étendu devant lui dans la vallée de la Seine, à perte de vue, jusque vers Fontainebleau rattrapé par le faubourg du Sud. La vie aérienne suspendue pendant l'ouragan électrique reprenait son cours; le ciel était sillonné déjà de véhicules de toutes sortes, aéronefs-omnibus se suivant à la file et cherchant à rattraper leur retard, aéroflèches des lignes de province ou de l'étranger, lancées à toute vitesse, aérocabs, aérocars fourmillant autour des stations de Tubes où les trains retenus devaient se suivre presque sans intervalles. Dans l'Ouest s'avançait majestueusement, estompé dans la brume lointaine, un gigantesque aéro-paquebot de l'Amérique du Sud qui avait failli se trouver pris dans la tournade et ajouter un chapitre de plus à l'histoire des grands sinistres.

«Allons travailler!» dit enfin Georges en dégageant de sa tringle l'aérocab, qui fila bientôt vers un des laboratoires Philox Lorris, établis avec les usines d'essai, sur un terrain de 40 hectares dans la plaine de Gonesse.

Pendant ce temps, à Lauterbrunnen-Station, Estelle Lacombe, demeurée seule, laissait bien vite ses cahiers et courait à sa fenêtre pour interroger anxieusement l'horizon. Pendant l'ouragan, n'était-il rien arrivé à sa mère dans sa course à Paris, ou à son père dans sa tournée d'inspection? Tout était tranquille dans la montagne; le Casino aérien, redescendu à Lauterbrunnen-Station au premier signal d'alarme, remontait doucement aux couches supérieures, pour donner à ses hôtes le spectacle du coucher du soleil derrière les cimes neigeuses de l'Oberland.

Estelle ne resta pas longtemps dans l'inquiétude: un aérocab venant d'Interlaken parut tout à coup, et la jeune fille, avec le secours d'une lorgnette, reconnut sa mère penchée à la portière et pressant le mécanicien. Mais aussitôt une sonnerie du Télé fit retourner Estelle, qui jeta un cri de joie en reconnaissant son père sur la plaque.

M. Lacombe, dans une logette de phare, de l'air d'un homme très pressé, se hâta de parler:

«Eh bien! fillette, tout s'est bien passé? Rien de cassé par cette diablesse de tournade, hein? Heureux! Je t'embrasse! J'étais inquiet... Où est maman?

—Maman revient! Elle arrive de Paris...

—Encore! fit M. Lacombe. A Paris! pendant cette tourmente! Quelle inquiétude, si j'avais su!

—La voici...

—Je n'ai pas le temps! Gronde-la pour moi! Je suis resté en panne pendant la tournade au phare 189, à Bellinzona; je serai à la maison vers neuf heures; ne m'attendez pas pour dîner...»

Drinn! Il avait déjà disparu. Au même moment, Mme Lacombe mettait le pied sur le balcon et payait précipitamment son aérocab. La porte du balcon s'ouvrit et la bonne dame, chargée de paquets, s'écroula dans un fauteuil.

«Ouf! ma chérie, comme j'ai eu peur! Tu sais que j'ai vu plusieurs accidents...

—Je viens de communiquer avec papa, répondit Estelle en embrassant sa mère; il est au 189, à Bellinzona; il va bien, pas d'accident... Et toi, maman?

MONDAINE PAR TÉLÉ.

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—Oh! moi, mon enfant, je suis mourante! Quelle tempête! Quelle affreuse tournade! Tu verras les détails dans le Téléjournal de ce soir... C'est effrayant! Tu sais que, tout bien réfléchi, je n'ai pas changé le chapeau rose... Figure-toi que j'étais à Babel-Magasins quand elle a éclaté, cette tournade; j'y suis restée trois heures, affolée, mon enfant, littéralement affolée!... J'en ai profité pour voir ce qu'ils avaient de nouveau dans les demi-soies à 14 fr. 50... Il est tombé devant Babel-Magasins des débris d'aéronefs, il y a eu tant d'accidents!... Et puis, dans les dentelles pour manchettes ou collerettes, j'ai trouvé quelque chose de délicieux... et de très avantageux!... Oui, mon enfant, j'ai vu, de mes yeux vu, de la plate-forme de Babel-Magasins, un abordage d'aéronefs au milieu des éclairs quand le fluide a passé... Ce fut horrible... Voyons, n'ai-je pas oublié quelque paquet? Non, tout est bien là... Et j'étais inquiète, ma pauvre chérie; je me suis précipitée dans la salle des Télés dès que je l'ai pu, pour te voir et te faire une foule de recommandations, mais les Télés étaient détraqués... Quelle administration! Quelle mécanique ridicule! Et on appelle ça la science! J'arrive, je veux prendre une communication. Drinn! J'aperçois un intérieur de caserne avec un major en train de faire la théorie des pompes à mitraille à ses hommes... Oh! je suis ferrée là-dessus maintenant... et des jurons, mon enfant, des jurons affreux, parce qu'il y avait un des hommes... une espèce de moule...—bon, voilà que je parle comme le major maintenant!—qui ne saisissait pas le mécanisme... Oh! dans les vingt-quatre Télés du magasin, rien que des scènes semblables, des communications qu'on ne pouvait pas couper... Quelle administration!

EMPLETTES PAR TÉLÉ.

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—Oui, je sais, dit Estelle; on a donné provisoirement, pendant le travail nécessité par les avaries, une communication quelconque à tous les abonnés.

—Et ici, mon enfant, j'espère que tu n'es pas tombée sur une communication désagréable.

—Non, maman, au contraire!... C'est-à-dire, fit Estelle en rougissant, que nous avions communication avec un jeune homme très comme il faut...»

—A ces mots, Mme Lacombe sursauta.

«Un jeune homme, parle, tu m'inquiètes! Mon Dieu! quelle administration ridicule que celle des Télés! Sont-ils inconvenants parfois avec leurs erreurs ou leurs accidents! On voit bien que leurs employées sont de jeunes linottes qui ne songent qu'à bavarder, à médire, à se moquer des abonnés, à rire des petits secrets qu'elles peuvent surprendre!... Un jeune homme!... Oh! je me plaindrai!

—Attends, maman!... c'était le fils de Philox Lorris!

—Le fils de Philox Lorris! s'écria Mme Lacombe; tu ne t'es pas sauvée, n'est-ce pas? tu lui as parlé?

—Oui, maman.

—J'aurais mieux aimé le grand Philox Lorris lui-même; mais enfin j'espère que tu n'as pas baissé la tête comme une petite sotte, ainsi que tu le fais devant ces messieurs des examens?

Mme LACOMBE METTAIT LE PIED SUR LE BALCON.

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—J'avais très peur, maman, la tournade m'avait terrifiée... il m'a rassurée...

—Je suppose que tu as montré pourtant, par quelques mots spirituels, mais techniques, sur la tournade électrique, que tu étais ferrée sur tes sciences, que tu avais tes diplômes...

—Je ne sais trop ce que j'ai pu dire... mais ce monsieur a été très aimable; il a vu mon insuffisance, au contraire, car il doit m'envoyer des notes, des phonogrammes de conférences de son père.

—De son père! de l'illustre Philox Lorris! Quelle heureuse chance! Ces Télés ont quelquefois du bon avec leurs erreurs... je le reconnais tout de même... Il t'enverra des phonogrammes, je ferai une petite visite de remerciements, je parlerai de ton père qui croupit dans un poste secondaire aux Phares alpins... J'obtiendrai une recommandation du grand Philox Lorris et ton père aura de l'avancement... Je me charge de tout, embrasse-moi!»

Drinn! Drinn! C'était le Télé. Dans la plaque apparut encore M. Lacombe.

«Ta mère est revenue! Ah! bon, te voilà, Aurélie? J'étais inquiet; au revoir, très pressé; ne m'attendez pas pour dîner, je serai ici à neuf heures et demie...»

Drinn! Drinn! M. Lacombe avait disparu.

Nous ne savons si l'incident amené par la tournade troubla le sommeil d'Estelle, mais sa mère fit, cette nuit-là, de beaux rêves où MM. Philox Lorris père et fils tenaient une place importante. Mme Lacombe était en train, aussitôt levée, de se faire encore une fois raconter par sa fille les détails de sa conversation de la veille avec le fils du grand Philox Lorris, lorsque l'aéro-galère du tube amenant des touristes d'Interlaken apporta un colis tubal adressé de Paris à Mlle Estelle Lacombe.

Il contenait une vingtaine de phonogrammes de conférences de Philox et de leçons d'un maître célèbre qui avait été le professeur de Georges Lorris. Le jeune homme avait tenu sa promesse.

«Je vais prendre le tube de midi pour faire une petite visite à Philox Lorris! s'écria Mme Lacombe joyeuse. C'est mon rêve qui se réalise, j'ai rêvé que j'allais voir le grand inventeur, qu'il me promenait dans son laboratoire en me donnant gracieusement toutes sortes d'explications, et qu'enfin il m'amenait devant sa dernière invention, une machine très compliquée... «Ça, madame, me disait-il, c'est un appareil à élever électriquement les appointements; permettez-moi de vous en faire hommage pour monsieur votre mari...»

—Toujours ton dada! fit M. Lacombe en riant.

—Crois-tu qu'il soit agréable de vivre de privations de chapeaux roses comme j'en ai vu un hier à Babel-Magasins?... Je vais l'acheter en passant pour aller chez Philox Lorris!

PETITES OPÉRATIONS DE BOURSE.

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—Du tout, je m'y oppose formellement, dit M. Lacombe, pas au chapeau rose, tu le feras venir si tu veux, mais à la visite chez Philox Lorris... Attendons un peu; quand Estelle passera son examen, si, grâce aux leçons envoyées par M. Lorris, elle obtient son grade d'ingénieure, il sera temps de songer à une petite visite de remerciement... par Télé... pour ne pas importuner.

—Tiens, tu n'arriveras jamais à rien!» déclara Mme Lacombe.

 
 
M. LACOMBE, INSPECTEUR DES PHARES ALPINS.

L'entrée de la servante Grettly apportant le déjeuner coupa court au sermon que Mme Lacombe se préparait, suivant une habitude quotidienne, à servir à son mari avant son départ pour son bureau. La pauvre servante, à peine remise de sa frayeur de la veille, vivait dans un état d'ahurissement perpétuel. Dans nos villes, les braves gens de la campagne, fils de la terre ne connaissant que la terre, cervelles dures, réfractaires aux idées scientifiques, les ignorants contraints d'évoluer dans une civilisation extraordinairement compliquée qui exige de tous une telle somme de connaissances, vont ainsi perpétuellement de la stupéfaction à la frayeur. Tourmentés, effarés, ces enfants de la simple nature ne cherchent pas à comprendre cette machinerie fantastique de la vie des villes; ils ne songent qu'à se garer et à regagner le plus vite possible leur trou au fond d'un hameau encore oublié par le progrès. L'ahurie Grettly, une épaisse et lourde campagnarde à tresses en filasse, vivait ainsi dans une terreur de tous les instants, ne comprenant rien à rien, se rencognant le plus possible dans sa cuisine et n'osant toucher à aucun de tous ces appareils, de toutes ces inventions qui font de l'électricité domptée l'humble servante de l'homme. Comme elle cassa une ou deux tasses en circulant autour de la table, le plus loin possible des appareils divers, dans sa peur de frôler en passant les boutons électriques ou le Téléjournal, gazette phonographique du soir et du matin, ce fut sur elle que tombèrent les flots d'éloquence indignée de Mme Lacombe.

Puis, sur une pression de M. Lacombe, pour achever la diversion, le Téléjournal fonctionna et l'appareil commença le bulletin politique dont M. Lacombe aimait à accompagner son café au lait.

«Si tout porte à croire que les difficultés pendantes pour la liquidation des anciens emprunts de la république de Costa-Rica ne pourront se résoudre diplomatiquement et que Bellone seule parviendra à tirer au clair ces comptes embrouillés, nous devons, au contraire, constater que notre politique intérieure est tout à l'apaisement et à la concorde.

«Grâce à l'entrée dans la combinaison, avec le portefeuille de l'Intérieur, de Mme Louise Muche (de la Seine), leader du parti féminin qui apporte l'appoint des 45 voix féminines de la Chambre, le ministère de la conciliation est sûr d'une importante majorité...»

LA FAMILLE LACOMBE A TABLE.

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Dans l'après-midi de ce jour, comme Estelle était plongée dans les leçons de Philox Lorris,—sans y trouver beaucoup d'agrément d'ailleurs, cela se voyait à la manière dont elle pressait son front dans sa main gauche pendant qu'elle essayait de prendre des notes—la sonnerie du Télé, retentissant à son oreille, la tira soudain de cette pénible occupation.

Son phonographe était en train de débiter une conférence de Philox Lorris; la voix nette du savant expliquait avec de longs développements ses expériences sur l'accélération et l'amélioration des cultures par l'électrisation des champs ensemencés. Estelle mit l'appareil au cran d'arrêt et coupa le discours juste au milieu d'un calcul. Elle courut au Télé et ce fut le fils de Philox qui se montra.

Georges Lorris, debout devant son appareil personnel, là-bas à Paris, s'inclina devant la jeune fille.

«Puis-je vous demander, mademoiselle, dit-il, si vous êtes complètement remise de la petite secousse d'hier? Je vous ai vue si effrayée...

—Vous êtes trop bon, monsieur, répondit Estelle rougissant un peu; je conviens que je ne me suis pas montrée très brave hier, mais, grâce à vous, ma peur s'est vite dissipée... Je vous dois bien d'autres remerciements: j'ai reçu les phonogrammes et, vous le voyez, j'étais en train de...

—De subir une petite conférence de mon père, acheva Georges en riant; je vous souhaite bon courage, mademoiselle...»

PAS DE DIPLOMES.

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IV

Comment le grand Philox Lorris reçoit ses visiteurs.—Mlle Lacombe rate une fois de plus ses examens.—Demande en mariage inattendue.—Les théories de Philox Lorris sur l'atavisme.—La doctoresse Sophie Bardoz et la sénatrice Coupard, de la Sarthe.

Tantôt pour se rendre compte des progrès d'Estelle Lacombe, ou pour lui envoyer de nouveaux phonogrammes pédagogiques, tantôt pour prendre des nouvelles de sa santé et de celle de madame sa mère, Georges Lorris prit assez souvent communication par Télé avec le chalet de Lauterbrunnen-Station. Ce devint peu à peu pour lui une douce habitude; il lui fallut bientôt, toutes les après-midi, comme compensation à ses heures d'étude et de travail au laboratoire, une causerie de quelques minutes avec l'élève ingénieure de là-bas.

Estelle faisait de notables progrès grâce à ses conseils et à tous les documents qu'il lui envoyait. Pour Estelle, le fils de Philox Lorris, que son père, sévère et difficile, traitait sans façon de mazette scientifique, était un géant de science. D'ailleurs, quand une question embarrassait la jeune fille, Georges Lorris, muni d'un petit phonographe, trouvait le moyen, dans le cours de la conversation à table, d'amener son père à résoudre cette question et le phonogramme obtenu par surprise partait pour Lauterbrunnen-Station.

Malgré l'opposition de son mari, Mme Lacombe, entre deux courses à la Bourse des dames, où elle venait de réaliser 2,000 francs de bénéfices, et aux Babel-Magasins, où elle en avait dépensé 2,005 pour quelques achats indispensables, s'en vint, un jour, faire visite à M. Philox Lorris, sous prétexte de lui apporter ses remerciements.

Sous la loggia d'attente, au débarcadère aérien, elle trouva une série de timbres avec tous les noms des habitants de la maison: M. Philox Lorris, Madame, M. Georges Lorris, M. Sulfatin, secrétaire général particulier de M. Philox Lorris, etc. Elle remarqua, tout en admirant l'installation, que ces noms n'étaient pas, comme d'usage, suivis de la mention: sorti, ou à la maison ou empêché, ce qui fait gagner du temps aux visiteurs et supprime des démarches inutiles.

«C'est que ce n'est plus distingué, se dit-elle, c'est devenu bourgeois et commun, je ferai supprimer cela aussi chez nous.»

La bonne dame appuya sur le timbre du maître de la maison, et aussitôt la porte s'ouvrit; elle n'eut qu'à entrer dans un ascenseur qui se présenta devant la porte et à descendre lorsque l'ascenseur s'arrêta. Une autre porte s'ouvrit d'elle-même, et elle se trouva dans une grande pièce aux lambris garnis du haut en bas de grandes épures coloriées ou de photographies d'appareils extrêmement compliqués. Au milieu se trouvait une grande table entourée de quelques fauteuils. Mme Lacombe n'avait encore vu personne, aucun serviteur ne s'était présenté. Étonnée, elle prit un fauteuil et attendit.

«Que désirez-vous?» dit une voix comme elle commençait à s'impatienter.

C'était un phonographe occupant le milieu de la table qui parlait.

«Veuillez me dire votre nom et l'objet de votre visite?» ajouta le phonographe.

C'était la voix de Philox Lorris, Mme Lacombe la connaissait par les phonogrammes de conférences envoyés à Estelle. Elle fut interloquée par cette façon de recevoir les visiteurs.

«En voilà un sans-gêne, par exemple! s'écria-t-elle; ne pas daigner se déranger soi-même, faire recevoir par un phonographe les gens qui ont pris la peine de se déranger en personne... je trouve cela un peu faible comme politesse. Enfin!

—Je suis en Écosse, très occupé par une importante affaire, poursuivit le phonographe, mais ayez l'obligeance de parler...»

VISITE DE Mme LACOMBE A L'HOTEL PHILOX LORRIS.

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Mme Lacombe ignorait que Philox Lorris était toujours en Écosse ou ailleurs d'abord, pour toutes les visites, mais qu'un fil lui transmettait dans son cabinet le nom du visiteur. Alors, s'il lui plaisait de le recevoir, il pressait un bouton, le phonographe de la salle de réception invitait l'arrivant à prendre telle porte, tel ascenseur et ensuite tel couloir et encore telle porte qui s'ouvrirait d'elle-même.

«Je suis Mme Lacombe. Mon mari, inspecteur des phares alpins, m'a chargée de vous présenter tous ses remerciements... de vifs remerciements...»

Mme Lacombe balbutiait; la chère dame, pourtant bien rarement prise à court, ne trouvait plus rien à dire à ce phonographe. Elle se proposait de gagner Philox Lorris par ses manières élégantes, par le charme de sa conversation, mais elle n'était pas préparée à cette entrevue avec un phono.

«CONTINUEZ, J'ÉCOUTE!» DIT LE PHONOGRAPHE.

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«Oui, vous êtes en Écosse comme moi, je m'en doute! dit-elle en se levant fortement dépitée; vous êtes un ours, monsieur, je l'avais déjà entendu dire et je m'en aperçois, un triple ours et un impoli, avec votre phonographe; si vous croyez que je vais prendre la peine de causer avec votre machine...

—Continuez, j'écoute! dit le phonographe.

—Il écoute! fit Mme Lacombe, on n'a pas idée de ça; croyez-vous que j'aie fait deux cents lieues pour avoir le plaisir de faire la conversation avec vous, monsieur le phonographe? Tu peux écouter, mon bonhomme! Je m'en vais? Oui, Philox Lorris est un ours; mais son fils, M. Georges Lorris, est un charmant garçon qui ne lui ressemble guère heureusement!... Il doit tenir ça de sa maman; la pauvre dame n'a sans doute pas beaucoup d'agrément avec son savant de mari; j'ai entendu vaguement parler de bisbilles de ménage... Évidemment, avec ses phonographes, c'est cet ours de mari qui avait tous les torts.

—C'est tout? dit le phonographe; c'est très bien, j'ai enregistré...

—Ah! mon Dieu! s'écria Mme Lacombe soudain effrayée, il a enregistré; Qu'ai-je fait?... Je n'y pensais pas, il parlait, mais en même temps il enregistrait! Ce phonographe va répéter ce que j'ai dit! C'est une trahison!... Mon Dieu, que faire? Comment effacer? Oh! l'abominable machine! Comment la tromper?... Aoh! je volais vous dire... Je suis une dame anglaise, mistress Arabella Hogson, de Birmingham, venue pour apporter un témoignage d'admiration à l'illustre Philox Lorris...»

«AH! MON DIEU!... IL A MON PORTRAIT MAINTENANT!»

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Mme Lacombe fouilla fébrilement dans le petit sac qu'elle tenait à la main, elle en tira une tapisserie de pantoufles qu'elle venait d'acheter pour M. Lacombe et la déposa sur le phonographe.

«Tenez, c'est une paire de pantoufles que j'ai brodées moi-même pour le grand homme... Vous n'oublierez pas mon nom, mistress... Ah! mon Dieu, fit-elle, en voilà bien d'une autre, il y a un petit objectif au phono, le visiteur est photographié! Il a mon portrait maintenant... Tant pis, je me sauve!»

Elle se dirigea vers la porte, mais elle revint vite.

«J'allais mettre le comble à mon impolitesse, partir sans prendre congé; que penserait-on de moi?... Heureuse et fière d'avoir eu un instant de conversation avec l'illustre Philox Lorris, malgré les interruptions d'une dame anglaise très ennuyeuse, son humble servante met toutes ses civilités aux pieds du grand homme! prononça-t-elle en se penchant vers le phonographe.

—J'ai bien l'honneur de vous saluer,» répondit l'appareil.

Mme Lacombe, bien qu'elle ne se démontât pas facilement, rentra tout émue à Lauterbrunnen et ne se vanta pas de sa visite.

Quelque temps après, Estelle passa son dernier examen pour l'obtention du grade d'ingénieure. Elle avait confiance maintenant, elle se trouvait bien préparée, bien ferrée sur toutes les parties du programme, grâce aux conseils de Georges Lorris et à toutes les notes qu'il lui avait communiquées. Elle partit donc avec tranquillité pour Zurich, se présenta comme tous les candidats et candidates à l'Université et, forte des bonnes notes obtenues à l'examen écrit, affronta l'examen oral sans trop de battements de cœurs cette fois.

Aux premières questions tombant du haut des imposantes cravates blanches de ses juges, l'aplomb inhabituel et tout factice de Mlle Estelle l'abandonna tout à coup; elle rougit, pâlit, regarda en l'air, puis à terre en hésitant... Enfin, par un violent effort de volonté, elle parvint à retrouver assez de sang-froid pour répondre. Mais toutes ces matières qu'elle avait étudiées avec tant de conscience se brouillaient maintenant dans sa tête; elle confondit tout ce qu'elle savait pourtant si bien et répondit complètement de travers. Quelle catastrophe! le fruit de tant de travail était perdu! Des zéros et des boules noires sur toute la ligne, voilà ce qu'elle obtint à cet examen décisif.

Sa désolation fut grande; dans son trouble, elle oublia que sa mère, certaine de son triomphe, devait la venir chercher à Zurich; elle prit bien vite son aérocab et, à peine rentrée, courut se renfermer dans sa chambre pour pleurer à l'aise, après avoir chargé le phonographe du salon d'apprendre à ses parents son échec.

Elle était ainsi plongée dans son chagrin depuis une demi-heure, lorsque la sonnerie d'appel du téléphonoscope retentit à son oreille. Elle mit la main en hésitant sur le bouton d'arrêt.

«Qui est-ce? se dit-elle en s'essuyant les yeux; tant pis si ce sont des amis qui viennent s'informer du résultat de mon examen, je ne reçois pas, je les renvoie à maman.

—Allô! allô! Georges Lorris,» dit l'appareil.

Estelle pressa le bouton, Georges Lorris apparut dans la plaque.

«Eh bien? dit-il, comment! des larmes, mademoiselle, vous pleurez?... Cet examen?

—Manqué! s'écria-t-elle, essayant de sourire, encore manqué!

—Ces bourreaux d'examinateurs vous ont donc demandé des choses extraordinaires?

—Mais non, fit-elle, et j'en suis d'autant plus furieuse contre moi!... Les questions étaient difficiles, mais je pouvais répondre, je savais... grâce à vous...

—Eh bien?

—Eh bien! ma déplorable timidité m'a perdue; devant mes juges, je me suis troublée, embrouillée, j'ai tout confondu... et j'ai été écrasée sous les boules noires...

ELLE RÉPONDIT COMPLÈTEMENT DE TRAVERS.

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—Ne pleurez pas, vous vous présenterez une autre fois et vous serez plus heureuse. Voyons, Estelle, ne pleurez pas... je ne veux pas... je ne puis vous voir pleurer!... Voyons donc, je vous en prie, Estelle, ma chère petite Estelle...

—Comment! ma chère petite Estelle? s'écria une voix derrière la jeune fille; je vous trouve bien familier, monsieur Georges Lorris!»

C'était Mme Lacombe, qui, n'ayant pas rencontré Estelle à Zurich, venait de rentrer en proie aux plus vives inquiétudes et d'apprendre la triste nouvelle par le phono du salon.

Georges Lorris resta un instant interdit. Il connaissait Mme Lacombe, ayant déjà eu plusieurs fois, depuis la tournade, l'occasion de causer avec elle.

«Madame, fit-il, je voyais Mlle Estelle si désolée de son échec, j'essayais de la consoler, et la vive amitié que j'ai conçue pour elle depuis l'heureux hasard... Enfin, elle pleurait, elle se lamentait, et je ne pouvais voir couler ses larmes sans...

—Je vous suis très obligée, dit sèchement Mme Lacombe, nous avons subi un petit échec, nous travaillerons et nous nous représenterons, voilà tout... Je me charge de consoler ma fille moi-même... Monsieur, je vous présente mes civilités...

—Madame! s'écria Georges Lorris, je vous en conjure, ne vous fâchez pas... Un seul mot, je vous prie... j'ai l'honneur de vous demander la main de Mlle Estelle!

—La main d'Estelle! s'écria Mme Lacombe en se laissant tomber dans un fauteuil.

—Si vous voulez bien me l'accorder, ajouta le jeune homme, et si Mlle Estelle ne... Excusez le manque de formes de ma demande, ce sont les circonstances... le chagrin de Mlle Estelle m'a tout à fait troublé. Je vous en prie, Estelle, ne me découragez pas...

Monsieur, fit Mme Lacombe avec dignité, je ferai part de votre demande si honorable pour nous à mon mari, et M. Lacombe vous fera connaître sa réponse; quant à moi, je ne puis que vous dire que mon vote vous est acquis... et il compte!»

On voit, à cette brusque demande en mariage, que Georges Lorris était un homme de décision rapide. Il ne ressentait, une heure auparavant, aucune velléité matrimoniale précise. Il trouvait depuis quelque temps un vrai plaisir à ces entrevues téléphonoscopiques avec la jeune étudiante, sans chercher à se rendre compte des sentiments qui lui en faisaient trouver l'habitude si douce. La vue des larmes d'Estelle lui avait subitement révélé l'état de son cœur, et, sans hésiter, il avait pris la résolution de lier sa vie à la sienne. Il avait vingt-sept ans, il était libre de ses actes et il était plus que suffisamment riche pour deux.

Il ne se dissimulait pas que des difficultés pouvaient se présenter du côté de sa famille à lui. Son père avait d'autres idées. Précisément, le jour de la tournade, Philox Lorris lui avait développé son plan matrimonial: trouver une doctoresse pourvue des plus hauts diplômes, une vraie cervelle scientifique, une femme sérieuse et assez mûre pour avoir la tête débarrassée de tout vestige d'idée futile... Georges frissonnait en se rappelant les expressions de Philox Lorris. Brr...! Rien que cette menace suffisait pour le décider à brusquer la situation.

Le soir, lorsque M. Lacombe rentra pour le dîner, Georges Lorris, arrivé par le tube pneumatique d'Interlaken, débarqua d'aérocab à Lauterbrunnen-Station presque en même temps que lui. Mme Lacombe avait à peine eu le temps de prévenir son mari.

Mlle LA DOCTORESSE BARDOZ.

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«Mon ami, la journée est solennelle! avait-elle dit à son mari, en prenant sa figure des grands jours; tu ne sais pas ce qui arrive à Estelle? Prépare-toi à entendre quelque chose de grave... Ne cherche pas à deviner... Prépare-toi seulement...

—Je m'en doute, répondit M. Lacombe. J'ai demandé la communication pour savoir le résultat de son examen, et vous ne m'avez pas répondu... Elle est refusée, parbleu, encore refusée!

—Il s'agit bien de ces vétilles! fit Mme Lacombe avec un superbe haussement d'épaules. Dieu merci, elle ne sera pas ingénieure; non, elle ne le sera pas! Voilà: on nous demande notre fille en mariage; moi, j'ai dit oui, et, quand j'ai dit oui, j'espère que M. Lacombe ne dira pas non!

—Mais qui?

LA SERVANTE GRETTLY.

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—Mon gendre, dit Mme Lacombe avec emphase, s'appelle M. Georges Lorris, fils unique de l'illustre Philox Lorris!»

M. Lacombe, à ce nom, se laissa tomber sur une chaise. C'était le coup de théâtre que méditait Mme Lacombe. Contente de l'effet produit, elle s'assit en face de son mari.

«Oui, M. Georges Lorris adore notre fille, je m'en doutais, vois-tu, et Estelle l'aime aussi.

—Tu rêves! Le fils de Philox Lorris! Songe à la distance qui existe entre nous et le grand Philox Lorris!... entre notre situation modeste, et...

—Modeste, j'en conviens, mais à qui la faute, monsieur?

GEORGES REMONTA EN AÉROCAB VERS ONZE HEURES.

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«Et puis assez de Philox, le grand Philox, l'illustre Philox, l'immense et vertigineux Philox, ce n'est pas lui qu'Estelle épouse!... C'est un jeune homme moins immense, mais plus aimable.

—Mais la dot? lui as-tu dit qu'Estelle...

—Une dot! Nous nous occupons bien de ces misères... Quel bourgeois tu fais!»

L'arrivée de Georges Lorris interrompit l'entretien. Il n'était jamais venu à Lauterbrunnen-Station. Jusqu'à présent, le jeune homme avait communiqué avec le chalet Lacombe uniquement par Télé. Il était un peu ému, il allait se trouver réellement en présence d'Estelle. Qu'allait-elle dire? Il lui venait des craintes; si, par malheur, elle n'avait pas le cœur libre, si elle allait le repousser!

Il fut bientôt rassuré. L'accueil de Mme Lacombe lui montra que tout allait bien, et lorsque enfin Estelle parut toute confuse et pâle d'émotion, une douce pression de main fut la réponse à la question muette que posaient les yeux inquiets du jeune homme.

Il passa une soirée charmante au chalet Lacombe, et, quand il remonta en aérocab, vers onze heures, pour regagner le tube d'Interlaken, les larges rayons de lumière électrique du phare éclairant fantastiquement les montagnes, perçant l'obscurité des vallées et faisant étinceler comme des escarboucles les énormes pics, et luire les glaciers ainsi que des coulées de diamants, lui semblaient, comme des promesses d'avenir lumineux, éclairer devant lui une longue existence de bonheur.

Bien entendu, Philox Lorris bondit de colère et d'étonnement, lorsque, le lendemain matin, son fils lui fit part de sa détermination en sollicitant son consentement. Philox eut un violent accès d'éloquence rageuse. Eh quoi! son fils n'attendait pas qu'il lui eût découvert la doctoresse en toutes sciences, la femme scientifique, la fiancée sérieuse et mûre qu'il lui avait promise! Eh quoi! il allait déranger tous ses plans, ruiner toutes ses espérances avec ce sot mariage...

«La sélection! la sélection! Tu méconnais la grande loi de la sélection... Ce n'est pourtant pas d'aujourd'hui que la science a donné raison aux vieilles idées d'autrefois et reconnu que la sélection était la base de toutes les aristocraties... En notre temps de démocratie à outrance, on a tout de même été forcé d'en rabattre et de s'incliner devant la force de la vérité... Mon garçon, les anciennes aristocraties avaient raison de se montrer hostiles à la mésalliance!

«Il a bien fallu le reconnaître, oui, de toute évidence, les races de rudes soldats et de fiers chevaliers des âges révolus, en s'entre-croisant et s'alliant toujours entre elles, fortifiaient les hautes qualités de vaillance qui les distinguaient et légitimaient leur belle fierté, et aussi ces prétentions qu'on leur reproche à la domination sur des sangs moins purs.

«Oui, la décadence a commencé, pour ces vieilles races, le jour où le sang des fiers barons s'est mélangé avec le sang des enrichis, et ce sont les mésalliances réitérées qui ont tué la noblesse! Démonstration scientifique très facile: Prenons un descendant de Roland le paladin, fils de trente générations de superbes chevaliers... Que ce fils des preux épouse une fille de traitant, et voilà soudain cette crème du sang des preux annihilée dans le fruit de cette union, noyée par un afflux de sang très différent!... Voilà que, par l'atavisme, l'âme d'ancêtres maternels, petits boutiquiers ou gens de finance, braves revendeurs d'épiceries ou maltôtiers concussionnaires, va renaître dans le corps de ce descendant du paladin Roland!... Que recouvrira maintenant le pennon du paladin?... Allez-y voir! quelque chose de bon peut-être, quelque chose de douteux ou de médiocre! Pauvre Roland, quelle grimace il fera là-haut!... Vois-tu, on ne saurait trop se préoccuper de ces questions... Il faut toujours songer à ses descendants et ne pas les exposer à loger dans leurs corps des âmes dont on ne voudrait pas pour soi... Nous sommes aujourd'hui, nous autres, une aristocratie, l'aristocratie de la science! Songeons aussi à fonder, par une sélection bien étudiée, une race vraiment supérieure! Je ne veux pas, dans ma famille, de renaissances ancestrales désagréables. Je ne veux pas m'exposer à voir renaître, dans un petit-fils à moi, Philox Lorris, l'âme d'un grand-papa du côté maternel, qui aura été un brave homme peut-être, mais un simple brave homme! Les recherches sur l'atavisme l'ont établi, et la photographie, depuis un siècle, nous a fourni des documents tout à fait probants quant aux ressemblances physiques: l'enfant qui naît reproduit toujours un type familial plus ou moins lointain—absolument et trait pour trait souvent—souvent aussi mélangé de traits divers pris à plusieurs autres types dans l'une ou dans l'autre famille!... Eh bien! il en est de même pour les qualités intellectuelles: on les tient aussi d'un ancêtre ou de plusieurs... Il y a comme un capital spirituel dans une race, réservoir pour la descendance; la nature puise au hasard dans ce capital pour remplir ce petit crâne qui naît... Elle en met plus ou moins, tant mieux si elle a fait bonne mesure, tant pis si elle a été chiche; c'est au hasard de la fourchette, tant pis si nous n'avons que des rogatons! dans tous les cas, elle ne peut puiser que dans ce capital amassé par les ancêtres et augmenté peu à peu par les générations!...

«C'est donc à nous de bien choisir nos alliances, pour apporter à notre race un supplément de qualités, pour mettre nos descendants à même de puiser dans un capital intellectuel plus considérable... Écoute, tu connais les Bardoz; ce nom représente, du côté du père, trois générations de mathématiciens des plus distingués; du côté de la mère, un astronome et un grand chirurgien, plus un grand-oncle qui avait du génie, puisque c'est lui qui a inventé les tubes électriques pneumatiques remplaçant les chemins de fer de nos ancêtres... Une belle famille, n'est-ce pas? Eh bien! il y a une demoiselle Bardoz, trente-neuf ans, doctoresse en médecine, doctoresse en droit, archi-doctoresse ès sciences sociales, mathématicienne de premier ordre, une des lumières de l'économie politique et en même temps brillante sommité médicale! Je te la destinais. Je voyais en elle la compensation indispensable à ta légèreté...»

RECHERCHES SUR L'ATAVISME.—LUTTE D'INFLUENCES ANCESTRALES.

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Georges Lorris eut un geste d'effroi et tenta d'interrompre la conférence de son père. Il entreprit un portrait d'Estelle Lacombe.

«Mlle Bardoz ne te plaît pas, continua Philox Lorris, sans faire attention à l'interruption; soit, j'en ai une autre: Mlle Coupard, de la Sarthe, trente-sept ans seulement, femme politique des plus remarquables, future ministresse, fille de Jules Coupard, de la Sarthe, l'homme d'État de la Révolution de 1935, dictateur élu pendant trois quinquennats consécutifs, petite-fille de l'illustre orateur, Léon Coupard, de la Sarthe, qui fit partie de dix-huit ministères... Union de la haute science et de la haute politique, ainsi les plus belles ambitions sont permises à nos descendants... Arriver à prendre en mains la direction des peuples, à influer sur les destinées de l'humanité par la science ou la politique, voilà ce que nous pouvons rêver!...

—Voilà celle que j'épouserai, et pas d'autre, ni la sénatrice Coupard, de la Sarthe, ni la doctoresse Bardoz, déclara Georges, en mettant une photographie d'Estelle entre les mains de son père: c'est Mlle Estelle Lacombe, de Lauterbrunnen-Station... Elle n'est pas doctoresse ni femme politique, mais...

LA SÉNATRICE COUPARD, DE LA SARTHE.

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—Attends donc, je connais ce nom, dit Philox Lorris; il est venu l'autre jour une dame Lacombe, qui m'a dit un tas de choses que je n'ai pas bien comprises, qui m'a traité d'ours, parlant à mon phonographe, et qui, finalement, m'a fait hommage d'une paire de pantoufles brodées par elle... Attends, mon appareil l'a photographiée comme tous les visiteurs, pendant qu'elle exposait l'objet de sa visite... Tiens, la voici; connais-tu cette dame?

—C'est la mère d'Estelle, fit Georges Lorris en examinant la petite carte.

—Très bien, je m'explique tout; elle a même ajouté que tu étais un aimable jeune homme... Je comprends sa préférence! Eh bien! je ne donne pas mon consentement. Tu épouseras Mlle Bardoz!

—J'épouserai Mlle Estelle Lacombe!

—Voyons, épouse au moins Mlle Coupard, de la Sarthe!

—J'épouserai Mlle Estelle Lacombe.

—Va-t'en au diable!!!»

«C'EST LA MÈRE D'ESTELLE,»
FIT GEORGES.

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V

Séduisant programme de Voyage de fiançailles.—L'ingénieur médical Sulfatin et son malade.—Tout aux affaires.—Le pauvre et fragile animal humain d'aujourd'hui.

Georges Lorris n'était pas homme à se décourager pour un refus bien prévu. Il renouvela tous les jours ses instances, subit tous les jours un assaut de Philox Lorris, qui s'obstinait à lui jeter à la tête ces deux séduisantes incarnations de la femme moderne, Mlles la sénatrice Coupard, de la Sarthe, et la doctoresse Bardoz.

Cependant, Mme Philox Lorris, ayant vu la famille Lacombe et s'étant trouvée tout de suite séduite par le charme d'Estelle, avait pris le parti de son fils. Disons bien vite que, si sa petite enquête n'avait pas tourné à l'avantage de la famille Lacombe, elle eût été désolée de se trouver de l'avis de son grand homme de mari... pour la première fois.

Il fallut quatre ou cinq mois de luttes intestines assez violentes et de combats renouvelés chaque jour pour amener M. Philox Lorris à abandonner Mlles Bardoz et Coupard, de la Sarthe, et à consentir enfin au Voyage de fiançailles.

FIANCÉS PARTANT POUR LE VOYAGE DE FIANÇAILLES.

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Le Voyage de fiançailles, sage coutume que nos aïeux n'ont pas connue, a remplacé, depuis une trentaine d'années, le voyage de noces d'autrefois. Ce voyage de noces, entrepris par les jeunes mariés de jadis après la cérémonie et le repas traditionnels, ne pouvait servir à rien d'utile. Il venait trop tard. Si les jeunes époux, tout à l'heure presque inconnus l'un à l'autre, découvraient après la noce, dans ce long et fatigant tête-à-tête du voyage, qu'ils s'étaient illusionnés mutuellement et que leurs goûts, leurs idées, leurs caractères vrais ne concordaient qu'imparfaitement, il n'y avait nul remède à ce douloureux malentendu, nul autre que le divorce, et, quand on ne se décidait pas à recourir à cette amputation qui ne pouvait se faire sans douleur ou tout au moins sans dérangement, il fallait se résigner à porter toute la vie la lourde chaîne des forçats du mariage.

Aujourd'hui, quand un mariage est décidé, quand tout est arrangé, contrat préparé, mais non signé, les futurs, après un petit lunch réunissant seulement les plus proches parents, partent pour ce qu'on appelle le Voyage de fiançailles, accompagnés seulement d'un oncle ou d'un ami de bonne volonté. Ils vont, libres de toute crainte, avec leur mentor discret, faire leur petit tour d'Europe ou d'Amérique, courant les villes ou se portant, suivant leurs goûts, vers les curiosités naturelles des lacs et des montagnes.

Chacun s'en va de son côté.

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Dans le tracas du voyage, des courses de montagne, des parties sur les lacs ou des promenades aériennes, à l'hôtel, aux tables d'hôte, les jeunes fiancés ont le temps et la facilité de s'étudier et de se bien connaître.

C'est alors, en ce quasi tête-à-tête de plusieurs semaines, que les vrais caractères se révèlent, que les vraies qualités s'aperçoivent, que les petits défauts se devinent et les grands aussi, quand il y en a. Et alors, si l'épreuve a révélé aux fiancés quelques incompatibilités, on ne s'obstine pas. Un seul mot de l'un d'eux en débarquant suffit—avec une petite signification par huissier pour la régularité—et, sans discussion, sans brouille, le projet d'union est abandonné, le contrat préparé est déchiré et chacun s'en va de son côté, libre et tranquille, soupirant largement, avec soulagement, avec le sentiment d'avoir échappé à un grand danger, et prêt à recommencer l'épreuve avec un autre ou une autre.

La statistique nous apprend que, l'an dernier, en 1954, en France, 22 1/2 pour 100 seulement des Voyages de fiançailles aboutirent au résultat négatif, 77 1/2 ont fini par le mariage définitif. La morale a gagné à ce changement de coutumes; grâce aux Voyages de fiançailles, le chiffre des divorces a baissé considérablement.

«Soit, dit enfin Philox Lorris, fatigué de lutter et pris d'ailleurs par les soucis d'une importante invention nouvelle; soit, faites toujours votre Voyage de fiançailles, puisque tu le veux, mais rappelle-toi que ça n'engage à rien... nous verrons après.»

Georges Lorris ne se fit pas répéter deux fois la permission; il courut à Lauterbrunnen-Station et, les démarches nécessaires faites, les arrangements pris, il fixa lui-même le jour du départ.

L'ÉPREUVE A RÉVÉLÉ QUELQUES INCOMPATIBILITÉS.

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«Nous verrons après,» a murmuré Philox Lorris en donnant son consentement, et un sourire sardonique a passé sur sa figure. Ce savant pessimiste est persuadé—hélas! son expérience personnelle le lui a donné à croire—qu'il n'y a pas d'affection qui résiste aux mille ennuis du voyage en tête à tête, pour ces deux jeunes gens presque inconnus encore l'un à l'autre. Il se rappelle son voyage de noces à lui, car, en ce temps-là, l'usage n'était pas encore adopté de faire voyager les fiancés. Il est revenu brouillé avec Mme Philox Lorris, après quinze jours d'excursion seulement, mais trop tard pour s'en aller sans cérémonie chacun de son côté, M. le maire et M. le curé y ayant passé. En débarquant du tube, M. et Mme Philox Lorris mirent les avoués en campagne pour obtenir le divorce par consentement mutuel. Mais cela nécessitait une foule de pas et de démarches, de dérangements, de rendez-vous chez les hommes de loi, de séances dans les greffes et chez les juges, et le volcanique Philox, pressé par ses inventions et découvertes, n'avait pas de temps à gâcher aussi absurdement.

Ayant terminé ses travaux de perfectionnement des appareils aviateurs, il fondait d'immenses ateliers de construction d'aéronefs et d'aéropaquebots en celluloïd rendu incombustible, avec membrure d'aluminium, et jetait dans la circulation, avec un succès prodigieux, l'Aérofléchette, qu'il avait inventée, ou plutôt dont il avait trouvé le principe, étant encore sur les bancs des écoles, en se livrant, les jours de congé, sur son aéroflèche de collégien, à de vertigineuses courses de fond. Ce véhicule, d'une si parfaite sécurité et d'une si facile manœuvre qu'on peut sans danger le mettre entre les mains des enfants pour leur faire donner leurs premiers coups d'aile, fit la fortune non pas seulement de Philox Lorris, mais aussi d'une foule de fabricants de tous pays, qui lancèrent aussitôt des quantités d'appareils aviateurs à peu près semblables et quelque peu entachés de contrefaçon.

Mais l'inventeur songeait à bien autre chose qu'à leur faire des procès. Et le temps pour cela, grand Dieu! Philox Lorris, appliquant ses facultés à des travaux d'un autre genre, était en train de monter une grande affaire d'éditions phonographiques.

L'AÉROFLÉCHETTE: PREMIERS COUPS D'AILE.

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O Bibliophonophiles! vous les connaissez ces phono-livres Philox Lorris, ces clichés de chevet si souvent écoutés, et que nous aimons tous à reprendre aux bonnes soirées d'hiver, aux heures de repos comme aux nuits d'insomnie! Tous les érudits gardent précieusement dans leurs Phonoclichothèques ces superbes éditions des chefs-d'œuvre de toutes les littératures, d'une diction admirable et pure, clichés avec tant de perfection, d'après les auteurs eux-mêmes, pour les contemporains, ou, pour les œuvres d'autrefois, d'après les artistes, les conférenciers, les liseurs les plus célèbres. Philox lançait alors son Histoire universelle en douze clichés, sa célèbre Anthologie poétique de dix mille morceaux phonographiés, contenus en une boîte portée sur une colonne antique et surmontée d'un buste d'Homère, de Dante, de Hugo ou de Lamartine, au choix. Il lançait un Grand Dictionnaire mécanico-phonographique, dont il se vendit trois millions d'exemplaires en dix ans, et un Manuel du bachot en quatre mille leçons phonographiées, sans préjudice de sa bibliothèque de romans modernes, clichés garantis trois mois pour la vente, ou servis à raison d'un volume par jour aux abonnés, par la Librairie phonographique qu'il avait fondée en commandite.

Anthologie des poètes en 10,000 pièces phonographiées.

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Ainsi occupé, l'esprit accaparé par mille entreprises diverses en sus de ses recherches et travaux en cours, Philox Lorris ne pouvait guère fréquenter le Palais de justice. C'est à peine s'il pouvait voler à la science le temps de conférer téléphoniquement pendant deux minutes tous les quinze jours avec son avocat.

Le divorce traînant, Philox fit quelques concessions, il se montra un peu plus gracieux à la maison et se raccommoda avec Mme Lorris pour avoir l'esprit libre et pouvoir se consacrer plus complètement à son laboratoire.

Quand il disposa d'un peu plus de temps, toutes les affaires industrielles lancées par lui pouvant se passer de sa direction, les hostilités recommencèrent; mais d'autres préoccupations de recherches et de découvertes nouvelles le reprirent, et l'instance en divorce traîna encore. Le ménage alla ainsi de brouilles en raccommodements jusqu'au jour où Philox s'aperçut que ces brouilles tournaient, en définitive, au profit de la science, puisque les discussions habituelles avec Mme Lorris étaient comme des coups de fouet pour son esprit, qui l'empêchaient de s'affadir dans la mollesse et la tranquillité, et qui surexcitaient ses nerfs.

«Nous verrons, se disait donc Philox Lorris, fort de son expérience personnelle; du voyage résulteront des ennuis, les ennuis produiront de petits chocs, les petits chocs des désillusions, les désillusions de grandes brouilles! «Je m'arrangerai, d'ailleurs, pour faire naître ces ennuis et ces petits chocs... Nous allons bien voir!»

Il se chargea de tous les préparatifs du voyage. Au lieu de mettre son aéroyacht de voyage à la disposition des fiancés, il leur donna une simple aéronef d'un confortable plus sommaire et il choisit lui-même les compagnons des deux jeunes gens. Georges Lorris, tout entier à ses espérances, heureux de voir son père s'amadouer, ne fit aucune objection et accepta toutes ces dispositions.

Le déjeuner de fiançailles eut lieu à l'hôtel Lorris. M. et Mme Lacombe arrivèrent avec Estelle par un train de tube du matin. Philox se montra rempli d'attentions pour Mme Lacombe, qui restait un peu gênée par le souvenir de sa conversation avec le phonographe de l'illustre savant.

«Vous voyez, chère madame, lui dit-il, que j'ai eu soin de mettre les pantoufles que vous avez eu l'amabilité de m'offrir, vous savez, le jour où certaine dame anglaise s'en vint me traiter de vilain ours... Mais je confonds peut-être, est-ce bien la dame anglaise qui...

UN ÉRUDIT DANS SA PHONOCLICHOTHÈQUE.

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—C'était la dame anglaise, dit vivement Mme Lacombe; et je vous prie de croire que, dans l'ascenseur qui nous a transportées à l'embarcadère, j'ai vertement relevé l'inconvenance de cette insulaire!

Bagages pour voyages de fiançailles.

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—Je n'en doute pas et je vous en offre tous mes remerciements.»

Philox Lorris avait tracé le plan du Voyage de fiançailles; au dessert, il remit ce programme à son fils.

«Mes chers enfants, dit-il, tout a été préparé par mes soins pour vous rendre ce voyage agréable et profitable; vous trouverez dans vos bagages tous les livres et instruments nécessaires, sextants, cartes, guides, statistiques, questionnaires, compas, éprouvettes, etc. Voici le programme, rempli, comme vous allez le voir, de vraies attractions:

«Visite des hauts fourneaux électriques, forges et laminoirs de Saint-Étienne; études et rapports sur les diverses améliorations apportées depuis une dizaine d'années, etc.

«Visite du grand réservoir central d'électricité d'Auvergne; en établir un relevé complet, plan, coupe et élévation, avec notices explicatives détaillées; étudier le système de volcans artificiels adjoint à ce grand réservoir, développer des considérations sur l'avenir des grandes exploitations de la force électrique, etc.

«Étude, dans l'ancien bassin houiller de Flandre, des établissements de la grande Entreprise de transformation électrique du mouvement planétaire en force motrice transportable à distance et distribuable en quantités infinitésimales; établissements qui se fondèrent lors de l'épuisement des houillères et sauvèrent les industries de la région d'une ruine complète, etc... Trouver quelques applications nouvelles si possible ou quelques simplifications aux procédés, etc...

«Que dites-vous de cela? Vous ai-je préparé un voyage charmant? dit Philox Lorris en tendant cet attrayant programme avec un carnet de chèques à son fils.

Superbe!» répondit le jeune homme en mettant programme et carnet dans sa poche.

Estelle n'osa rien dire; mais, au fond du cœur, elle trouva les attractions un peu faibles. La courageuse Mme Lacombe seule hasarda quelques observations.

«Est-ce bien un Voyage de fiançailles? fit-elle; il me semblait qu'une bonne petite excursion au Parc européen d'Italie, à Gênes, Venezia la Bella, Rome, Naples, Sorrente, Palerme, en poussant, de ville d'eaux en ville d'eaux, jusqu'à Constantinople, par Tunis, le Caire, etc., eût mieux fait l'affaire.

On est fatigué de voir cela par Télé, répondit le grand Philox, tandis qu'on revient, d'un bon voyage d'études, bourré d'idées nouvelles...

«Tenez, demandez à Mme Lorris; nous avons fait notre voyage de noces dans les centres industriels d'Amérique, allant d'usine en usine; je suis sûr, bien qu'elle n'ait pas adopté la carrière scientifique et n'ait pas voulu s'associer à mes travaux, que Mme Lorris n'en a pas moins rapporté de Chicago les meilleurs souvenirs...»

Le déjeuner ne traîna pas, M. Philox Lorris étant pressé de retourner à son laboratoire. Il ne monta même pas à l'embarcadère pour assister au départ des fiancés et se contenta de remettre à son fils un cliché phonographique.

«Tiens, voici mes souhaits de bon voyage, mes effusions paternelles et mes dernières recommandations; je les ai préparées en me débarbouillant ce matin; au revoir!»

Les fiancés ne partaient pas seuls. Les compagnons exigés par les convenances étaient le secrétaire général particulier de Philox Lorris, M. Sulfatin, et un grand industriel, M. Adrien La Héronnière, autrefois associé aux grandes entreprises de Philox, actuellement retiré des affaires pour cause de santé.

UNE LIBRAIRIE PHONOGRAPHIQUE.

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Pendant que les voyageurs s'installent dans l'aéronef, il convient de présenter ces deux personnages. Le secrétaire Sulfatin est un grand, fort et solide gaillard, marquant environ trente-cinq ou trente-six ans, large d'épaules, bâti carrément, un peu rugueux de manières et de physionomie inélégante, mais extrêmement intelligente, avec des yeux extraordinaires, vifs, perçants, d'un éclat de lumière électrique. Ce nom de Sulfatin peut sembler bizarre, mais on ne lui en connaît pas d'autre.

Il y a une mystérieuse légende sur le secrétaire général de Philox Lorris. D'après ces on dit, acceptés pour vérités dans le monde savant, Sulfatin n'a ni père ni mère, sans être orphelin pour cela, car il n'en a jamais eu, jamais!... Sulfatin n'est pas né dans les conditions normales—actuelles du moins—de l'humanité; Sulfatin, en un mot, est une création; un laboratoire de chimie a entendu ses premiers vagissements, un bocal a été son berceau! Il est né, il y a une quarantaine d'années, des combinaisons chimiques d'un docteur fantastique, au cerveau enflammé par des idées étranges, parfois géniales, mort fou, après avoir épuisé sa fortune et son cerveau en recherches sur les grands problèmes de la nature. De toutes les découvertes de l'immense génie sombré si malheureusement dans l'aliénation mentale avant d'avoir pu conduire à bonne fin ses recherches et ses miraculeuses expériences, il ne reste que la résurrection d'une ammonite comestible disparue depuis l'époque tertiaire, et cultivée maintenant sur nos côtes par grands bancs, qui font une sérieuse concurrence aux établissements ostréicoles de Cancale et d'Arcachon; un essai d'ichtyosaure, qui n'a vécu que six semaines, et dont le squelette est conservé au Muséum, et enfin Sulfatin, échantillon produit artificiellement de l'homme naturel, primordial, exempt des déformations intellectuelles amenées au cours d'une longue suite de générations.

L'HOTEL DE PHILOX LORRIS.

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Le docteur ayant emporté son secret dans la tombe, personne ne sait au juste ce qu'il y a de vrai dans la mystérieuse origine attribuée à Sulfatin. En tout cas, les observateurs qui l'ont suivi depuis son enfance n'ont jamais pu découvrir en lui aucune trace de ces penchants, de ces idées préconçues, de ces préférences d'instinct que nous apportons en venant au monde, que nous tenons d'ancêtres lointains et qui germent dans notre cerveau et se développent d'eux-mêmes. L'esprit de Sulfatin, cerveau neuf, terrain absolument vierge, se développait régulièrement et logiquement, suivant ses observations personnelles. Extrêmement intelligent, manifestant une véritable fringale, pour ainsi dire, d'étude et de science, Sulfatin, ayant toujours vécu dans un milieu scientifique, devint peu à peu un ingénieur médical de premier ordre. Et, si l'esprit progressait sans cesse, le corps aussi se développait admirablement, défiant toute attaque des microbes innombrables et de toute nature parmi lesquels nous sommes condamnés à évoluer. Cet organisme tout neuf, sans aucune tare ni défectuosité physiologique atavique, ne donnait à peu près aucune prise aux maladies qui nous guettent tous et trouvent, hélas! trop souvent le terrain préparé.

L'autre compagnon de voyage, M. Adrien La Héronnière, n'est pas taillé sur le modèle de Sulfatin, le pauvre hère! Regardez cet homme chétif et maigre, long plutôt que grand, aux yeux caves abrités sous un lorgnon, aux joues creuses sous un front immense, au crâne rond et lisse semblable à un œuf d'autruche posé dans une espèce de coton rare et filandreux, tout ce qui reste de la chevelure, relié par quelques mèches à une barbe rare et blanche. Cette tête bizarre tremble et oscille constamment dans le faux-col qui soutient le menton, elle se relie à un corps lamentable et macabre, ayant l'apparence d'un squelette habillé dont on s'étonne de ne pas entendre claquer et cliqueter les os au moindre souffle.

Pauvre débris humain, hélas! triste invalide civil, carcasse ridée, broyée, triturée, concassée et décortiquée pour ainsi dire, par tous les féroces engrenages, les courroies infernales, les rouages à l'allure frénétique de cette terrible machinerie de la vie moderne.

Vous donnerez par politesse à ce pauvre monsieur un peu moins de soixante-dix ans, pensant le rajeunir, et, en réalité, ce vénérable aïeul n'en a que quarante-cinq!

M. Adrien La Héronnière.

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Oui, Adrien La Héronnière est l'image parfaite, c'est-à-dire poussée jusqu'à une exagération idéale, de l'homme de notre époque anémiée, énervée; c'est l'homme d'à présent, c'est le triste et fragile animal humain, que l'outrance vraiment électrique de notre existence haletante et enfiévrée use si vite, lorsqu'il n'a pas la possibilité ou la volonté de donner, de temps en temps, un repos à son esprit tordu par une tension excessive et continuelle, et d'aller retremper son corps et son âme chaque année dans un bain de nature réparateur, dans un repos complet, loin de Paris, ce tortionnaire impitoyable des cervelles, loin des centres d'affaires, loin de ses usines, de ses bureaux, de ses magasins, loin de la politique et surtout loin de ces tyranniques agents sociaux, qui nous font la vie si énervante et si dure, de tous les Télés, de tous les phonos, de tous ces engins sans pitié, pistons et moteurs de l'absorbante vie électrique au milieu de laquelle nous vivons, courons, volons et haletons, emportés dans un formidable et fulgurant tourbillon!

La profonde et lamentable déchéance physique des races trop affinées apparaît nettement chez cet infortuné bipède, qui n'a presque plus l'apparence humaine. Des échantillons semblables du Roi de la création se rencontrent aujourd'hui par milliers dans nos grandes villes, dans les centres d'affaires où la vie moderne, avec ses terribles exigences, ravage les organismes énervés dès la naissance et surexcités intellectuellement ensuite par la culture à outrance du cerveau, par la série ininterrompue d'examens torturants, qui se poursuit, du commencement à la fin, de l'entrée à la sortie, dans presque toutes les carrières, pour l'obtention des innombrables brevets et diplômes indispensables.

Les tentatives de rénovation par la gymnastique, par les exercices physiques, logiquement ordonnés et conduits, entreprises au siècle dernier, n'ont pas réussi. Après quelques succès relatifs et une certaine vogue au commencement, gymnastique et entraînement raisonné ont été abandonnés, le temps accaparé par les études ou dévoré par le travail manquant d'abord et les forces ensuite.

Les générations, de plus en plus débilitées par le travail cérébral excessif, par le surmenage intellectuel imposé par les circonstances, surmenage auquel personne ne pouvait se soustraire, ont bientôt cessé la lutte; elles ont renoncé à ce contrepoids si nécessaire des exercices corporels, et se sont laissé abattre peu à peu par l'anémie et coucher l'une après l'autre sur le champ de bataille, épuisées avant l'âge.

On rêve affaires.

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Les médecins, effrayés par cette dégénérescence impossible à enrayer, ont, il est vrai, lorsqu'il a fallu renoncer à la lutte par les exercices physiques, essayé d'un autre moyen et tenté quelques essais de reconstitution des races trop affinées par des croisements intelligents, unissant quelques fils de cérébraux usés à de solides campagnardes découvertes à grand'peine au fond de quelque village écarté, ou quelques pâles et frêles descendantes d'ultra-civilisés à de grossiers portefaix nègres sachant à peine lire et écrire, cueillis dans les ports du Congo ou des lacs africains.

Mais, pour que ces tentatives de reconstitution eussent quelque action sur l'avenir de la race, il faudrait l'ingérence de l'État et une réglementation obligatoire des mariages. Une reconstitution imposée par décret, entreprise en grand et poursuivie avec méthode pendant plusieurs générations donnerait certainement de bons résultats; par malheur, les circonstances politiques n'ont point, malgré l'urgence, permis jusqu'ici au gouvernement d'entrer courageusement dans cette voie et d'assumer ces nouvelles responsabilités.

Nous ne sommes pas mûrs pour cette idée, nous admettons qu'un gouvernement dispose à son gré de l'existence des citoyens et sème par le monde les cadavres des gouvernés, nous ne concevons pas encore un gouvernement véritablement père de famille, se préoccupant, au contraire, des hommes à naître et songeant à leur assurer par de sages mesures, autant que possible, un organisme sain et robuste.

Voilà dans ce funèbre épouvantail à moineaux, dans le flageolant Adrien La Héronnière, le descendant des gaillards robustes que nous dépeignent les vieux historiens, le fils des Gaulois endurcis à toutes les luttes et bravant, à demi nus, toutes les intempéries, le fils des Francs gigantesques, des rudes Normands, des soudards vigoureux du Moyen âge qui évoluaient sous des carapaces de fer et maniaient des armes d'un poids formidable! Le petit-fils, hélas! ressemble moins à ces ancêtres à la chair dure et au sang chaud, qu'à un grotesque macaque tremblant de sénilité!

LE SURMENÉ DANS LA COUVEUSE.

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Pauvre La Héronnière! Soumis depuis ses plus tendres années à la plus intensive culture, il eut, au jour de son dix-septième printemps, un diplôme de docteur en toutes sciences et son grade d'ingénieur. O joie! il sortait avec un des premiers numéros d'International scientific Industrie Institut, et, muni des meilleures armes intellectuelles, se jetait dans la mêlée avec la volonté d'arriver le plus vite possible à la fortune.

Aujourd'hui que le coût de la vie est monté si fabuleusement, quand le petit rentier qui possède un million peut à peine vivoter de son revenu dans un coin retiré de campagne, songez à ce que le mot «fortune» peut représenter de millions!

Hypnotisé par l'éclat de ce mot magique, notre La Héronnière se jeta dans l'engrenage; corps, âme et pensée, tout en lui fut aux affaires. Attaché au laboratoire de Philox Lorris, il devint bientôt, de collaborateur de ses hautes recherches, associé à quelques-unes de ses grandes entreprises.

Pendant des années, il ne connut pas le repos. A notre époque, si le corps a le repos des nuits—après les longues veillées, bien entendu,—l'esprit enfiévré ne peut s'arrêter et, machine trop bien lancée, il continue le travail pendant le sommeil. On rêve affaires, on dort un sommeil cahoté dans le perpétuel cauchemar du travail, des entreprises en cours, des besognes projetées...

«Plus tard! Je n'ai pas le temps!... Plus tard!... Quand j'aurai fait fortune!» se disait La Héronnière lorsque des aspirations au calme lui venaient par hasard.

A plus tard les distractions! à plus tard le mariage! La Héronnière se plongeait davantage dans l'étude et le travail pour arriver plus vite à son but.

Mais lorsqu'il toucha enfin ce but: la fortune, la brillante fortune, qui devait lui permettre toutes les joies si longtemps repoussées, l'opulent Adrien La Héronnière était un quadragénaire sénile, sans dents, sans appétit, sans cheveux, sans estomac, échiné jusqu'à la doublure, usé jusqu'à la corde, capable tout au plus, avec bien des précautions, de végéter encore quelques années au fond d'un fauteuil, dans un avachissement complet du corps, aux dernières lueurs d'un esprit vacillant qu'un souffle peut éteindre. Ce fut en vain que les sommités de la Faculté, appelées à la rescousse, essayèrent, par les plus vigoureux toniques, de redonner un peu de vigueur à ce vieillard prématuré, de galvaniser cet infortuné millionnaire; tous les systèmes essayés ne produisirent guère que des mieux passagers et ne réussirent qu'à enrayer un tout petit peu l'affaiblissement.

C'est alors que Sulfatin, ingénieur médical des plus éminents, esprit audacieux cherchant l'au delà de toutes les idées et de tous les systèmes connus, entreprit de reprendre en sous-œuvre l'organisme prêt à s'écrouler et de rebâtir l'homme complètement à neuf.

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