Le Vingtième Siècle: La Vie Électrique
Pardonnez! pardonnez! fait le diplomate, pas de guerre! La république de Costa-Rica, pour assurer le maintien de la paix avec la Danubie... Les négociations sont pendantes, nous n'en sommes pas encore aux ultimatums!... pour assurer le maintien de la paix...
—Désire acquérir une ample provision de nos explosifs inédits, continue Philox...
—C'est bien cela.
—Ainsi que les engins de notre création, destinés à porter, en cas de besoin, ces explosifs aux endroits les plus favorables pour endommager le plus sérieusement possible l'ennemi...
—Précisément.
—Vous avez assisté aux essais de nos produits nouveaux, vous avez entrevu—de loin—les engins dont nous gardons le secret, et vous désirez acquérir engins et produits. Vous avez transmis à votre gouvernement nos conditions; ces conditions ne varieront pas. Certains de la supériorité de nos produits sur tout ce qui s'est fait jusqu'à ce jour, nous n'abaisserons pas nos prétentions: c'est à prendre ou à laisser!
—Cependant...
—Rien du tout... Dites oui, dites non, mais concluons...
—Une simple observation... La république de Costa-Rica fera tous les sacrifices... pour l'amour de la paix... Mais, en consentant à ces lourds sacrifices, elle désirerait avoir, pour conduire les armées chargées d'expérimenter vos nouveaux engins, l'homme qui les a conçus... vous-même, illustre savant!
—Moi! s'exclama Philox Lorris; croyez-vous que j'aie le temps? Et puis, je suis ici ingénieur général de l'artillerie, je ne puis prendre du service à l'étranger...
«NOUS DÉSIRONS ACQUÉRIR, POUR ASSURER LE MAINTIEN DE LA PAIX, QUELQUES ENGINS ET EXPLOSIFS...»
Image plus grande—Oh! service provisoire! L'autorisation serait facile à obtenir, en payant même un fort dédit à votre gouvernement! Vous voyez à quel prix nous mettons votre précieux concours!
—Messieurs, c'est inutile, d'autres affaires me réclament...
—Donnez-nous au moins l'un de vos collaborateurs, M. Sulfatin, par exemple...
—J'ai besoin de Sulfatin; je pourrais vous donner quelques-uns de mes ingénieurs, mais pour un temps seulement... Mais je me réserve le droit d'exploiter mes engins et produits comme il me conviendra et de livrer à toutes puissances, même à la Danubie, ce qu'elles me demanderont...
—A la Danubie! les mêmes produits qu'à nous!
—C'est également pour le maintien de la paix...
—Oh! mais, rien de fait!
—Soit, je ne vous cache pas que la Danubie a, ces jours derniers, accepté toutes mes conditions et pris livraison de ces engins que vous refusez d'acquérir... Elle sera seule pourvue!
—Elle a pris livraison!... Nous acceptons alors...
—C'est ce que vous avez de mieux à faire; il ne reste qu'à régler le mode de paiement et les sûretés.
—Voulez-vous des hypothèques sur palais gouvernementaux?
—Non, je préfère recevoir de régulières délégations sur produits des douanes et octrois...»
Si l'affaire de fourniture des engins perfectionnés et produits chimiques nouveaux aux deux belligérants actuels et dans l'avenir à tous belligérants quelconques pendant un certain temps était d'une colossale importance, la seconde affaire, d'un caractère absolument différent, n'avait pas de moins gigantesques proportions. Inclinons-nous devant la souveraine puissance de la science! Si, impassible comme le destin, elle fournit à l'homme les plus formidables moyens de destruction; si elle met entre ses mains, avec la liberté d'en abuser, les forces mêmes de la nature, elle donne aussi libéralement les moyens de combattre la destruction naturelle; elle fournit aussi abondamment des armes puissantes pour le grand combat de la vie contre la mort!
Cette fois, Philox Lorris n'a plus affaire à des soldats, à des généraux ayant hâte d'expérimenter sur les champs de bataille ses nouvelles combinaisons chimiques; il s'agit d'une affaire de médicaments nouveaux, et pourtant ce ne sont pas des médecins qui discutent avec lui dans le grand laboratoire, mais des hommes politiques.
Il est vrai que, parmi ces hommes politiques, il y a Son Excellence le ministre de l'Hygiène publique, un avocat célèbre, un des maîtres de la tribune française, ayant déjà fait partie, depuis vingt ans, de cent quarante-neuf combinaisons ministérielles, avec les portefeuilles les plus divers, depuis celui de la Guerre, celui de l'Industrie ou celui des Cultes jusqu'au ministère des Communications aériennes; en somme, un homme d'une compétence universelle.
«Hélas! messieurs, dit Philox Lorris, la science moderne est quelque peu responsable du mauvais état de la santé générale; l'existence hâtive, enflammée, horriblement occupée et énervée, la vie électrique, nous devons le reconnaître, a surmené la race et produit une sorte d'affaissement universel.
—Surexcitation cérébrale! dit le ministre.
—Plus de muscles, fit Sulfatin avec mépris. Le cerveau seul travaillant absorbe l'afflux vital aux dépens du reste de l'organisme, qui s'atrophie et se détériore; l'homme futur, si nous n'y mettons ordre, ne sera plus qu'un énorme cerveau sous un crâne semblable à un dôme monté sur les pattes les plus grêles!
—Donc, reprit Philox, surmenage; conséquence: affaiblissement! De là, défense de plus en plus difficile contre les maladies qui nous assiègent. Premier point: la place est affaiblie.—Deuxième point: les ennemis qui l'assiègent se montrent de plus en plus nombreux et de plus en plus dangereux!
—Les maladies nouvelles! fit le ministre.
—Vous l'avez dit! Lorsqu'on a cherché à susciter à des microbes dangereux des microbes ennemis chargés de les détruire, ces microbes développés sont devenus à leur tour des ennemis pour la pauvre race humaine et ont donné naissance à des maladies inconnues, déroutant pour un instant les hommes de science qui ont le plus étudié la toxicologie microbienne...
—Et, permettez-moi de vous le dire, messieurs, fit le ministre, les méfaits de la chimie sont pour beaucoup dans notre triste état de santé à tous...
—Comment! les méfaits?...
—Disons, pour ne pas offenser la science, les inconvénients de la chimie trop sue, trop pratiquée, c'est-à-dire la chimie appliquée à tout, à la fabrication scientifique en grand des denrées alimentaires, liquides ou solides, de tout ce qui se mange et se boit, à l'imitation de tous les produits naturels et sincères, ou à leur sophistication... Hélas! tout est faux, tout est feint, tout est fabriqué, imité, sophistiqué, adultéré, et nous sommes, en un mot, tous empoisonnés par tous les Borgias de notre industrie trop savante!
—Hélas! dit un député, qui était un ex-bon vivant, actuellement ravagé par une incurable maladie d'estomac.
—Sans compter mille autres causes, comme le nervosisme général produit par l'électricité ambiante, par le fluide qui circule partout autour de nous et qui nous pénètre—les maladies industrielles frappant les hommes employés à telle ou telle industrie dangereuse et se répandant aussi autour des usines, puis l'effrayante agglomération des grouillantes fourmilières humaines de plus en plus serrées sur notre pauvre univers trop étroit...
—Les continents, l'Amérique, l'Europe, l'Afrique bondées, l'Asie débordant de Chinois, dit un des hommes politiques, sont comme d'immenses radeaux flottant sur les eaux et chargés à sombrer de passagers affamés, prêts à s'entre-dévorer entre eux!...
—Malgré l'application en grand à l'agriculture de la chimie modificatrice du vieil humus usé et l'excitation électrique des champs assurant la germination et la pousse rapides.
—Ah! si nous n'avions pas, pour y déverser notre trop-plein dans un avenir très prochain, ce sixième continent en construction, sous la direction d'un homme au génie créateur, le grand ingénieur Philippe Ponto, là-bas, dans l'immense et jusqu'ici tout à fait inutile océan Pacifique! Quelle œuvre, messieurs, quelle œuvre!
—Revenons à notre affaire, reprit Philox Lorris, voyant que la conversation menaçait de s'égarer; les trop grandes agglomérations humaines et l'énorme développement de l'industrie ont amené un assez triste état de choses. Notre atmosphère est souillée et polluée, il faut s'élever dans nos aéronefs à une très grande hauteur pour trouver un air à peu près pur,—vous savez que nous avons encore, à 600 mètres au-dessus du sol, 49,656 microbes et bacilles quelconques par mètre cube d'air.—Nos fleuves charrient de véritables purées des plus dangereux bacilles; dans nos rivières pullulent les ferments pathogènes; les établissements de pisciculture ont beau repeupler régulièrement tous les cinq ou six ans fleuves et rivières, les poissons n'y vivent plus! Le poisson d'eau douce ne se rencontre plus que dans les ruisselets et les mares au fond des campagnes lointaines. Ce n'est pas tout, hélas! Il y a encore une autre cause à notre triste dépérissement; elle tient aux mœurs modernes et aux universelles et impérieuses nécessités pécuniaires, tourment de notre civilisation horriblement coûteuse. Cette cause, c'est le mariage par sélection à l'envers. Comme philosophes, nous nous élevons contre ce funeste travers et, comme pères, nous nous laissons aller à pratiquer aussi pour nos fils cette sélection à l'envers. Que recherche-t-on généralement quand l'heure est venue de se marier et de fonder une famille? Quelles fiancées font prime? Les orphelines, c'est-à-dire les jeunes personnes dont les parents n'ont pu dépasser la faible moyenne de la vie humaine, ou, à défaut d'orphelines, celles dont les parents sont au moins souffreteux et caducs, ce qui permet de compter sur la réalisation rapide des fameuses espérances, miroir aux alouettes des fiancés, supplément de dot généralement apprécié! Fatal calcul! Le manque de vitalité, la faiblesse d'endurance, se transmettent dans les descendants et cette sélection à l'envers amène un dépérissement de plus en plus rapide de la race... Que peuvent tous les congrès de médecins, de physiologistes et d'hygiénistes contre ces causes multiples? Vous avez beau, monsieur le ministre de l'Hygiène publique, faire passer à certains jours des iodures et des toniques par les tubes des compagnies d'alimentation, ce qui ne peut se faire seulement que dans les villes assez importantes pour que ces compagnies aient pu s'établir, la santé générale, dans les grands comme dans les petits centres, reste mauvaise...
—Sans compter, ajouta Sulfatin, en ce qui nous concerne, cette dangereuse épidémie de migranite, qui, malgré les efforts du corps médical, a désolé nos régions... et qui dure encore, attaquant même les animaux!
—L'affaire de la migranite sera tirée au clair par la commission de médecins chargée de l'étudier dans ses effets et de remonter à ses causes, dit un des hommes politiques; dès à présent, il est permis de soupçonner qu'elle est due à la malveillance d'une nation étrangère qui, par des moyens que nous sommes sur le point de découvrir, par des courants électriques chargés de miasmes soigneusement préparés, nous a envoyé cette maladie inconnue, fabriquée de toutes pièces pour ainsi dire, maladie d'abord bénigne et seulement gênante, mais devenue rapidement, en certains cas, suivant les terrains où elle éclatait, maligne et désastreuse! Mais ceci doit rester entre nous, messieurs, c'est de la politique, c'est l'affaire du gouvernement de prendre, un jour, telles mesures de représailles qu'il jugera convenables.
—Déplorable! s'exclama un des messieurs, situation inquiétante! Il n'y a plus de sécurité pour les nations avec ces continuels progrès de la science! Le ministère de la Guerre accable le budget, il réclame sans cesse des crédits supplémentaires pour création de nouveaux engins pour croisières aériennes de surveillance... S'il nous faut maintenant nous défendre contre des invasions de miasmes, au risque de paraître blasphémer, je me permettrai de déplorer ces incessants et désolants progrès de la science...
—Ne blasphémez pas! la science poursuit toujours sa marche en avant, s'écria Philox Lorris; au point de vue militaire, nous sommes en train de clore l'ère barbare des explosifs et des produits chimiques aux effets de plus en plus effroyables... Le dernier mot du progrès de ce côté vient d'être dit, et c'est, messieurs, la maison Philox Lorris qui l'a prononcé. On ne pourra trouver mieux que les engins et produits que nous mettons actuellement en circulation... La collision entre la république de Costa-Rica d'Amérique et la Danubie vous le démontrera. Je suis heureux de cette occasion de les expérimenter... Vous allez voir, messieurs, une belle guerre! Mes explosifs sont réellement supérieurs à tout comme effet et comme facilité d'emploi. Tenez, je me fais fort, avec une simple pilule de mon produit, de faire sauter très proprement une ville à 20 kilomètres d'ici... Facilité, simplicité, propreté! Pfuit! c'est fait! L'explosif idéal vraiment!... C'est, je vous le répète, le dernier mot du progrès! Hâtons-nous de le prononcer et cherchons autre chose...
—Il nous va donc falloir encore une fois réformer notre matériel et notre approvisionnement? Vous m'épouvantez! Et notre budget déjà si terriblement lourd!
—Monsieur le ministre des Finances, c'est le progrès! Mais tranquillisez-vous. Je me fais fort de vous trouver mieux, beaucoup mieux que tout cela, avant deux ans!
—Comment! Mais alors il nous faudra encore recommencer dans deux ans?
—Sans doute!... Mais attendez et ne maudissez pas la science! Je vous disais que l'ère des explosifs touchait à sa fin... Nous avons eu l'ère du fer, le temps des chevaliers enfermés dans leurs carapaces, chargeant, la lance en avant, ou tapant comme des sourds, à coups de masses d'armes, de pommes de lourdes épées; ensuite, l'ère de la poudre, le temps des canons lançant d'abord assez maladroitement boulets et obus; puis l'ère des explosifs divers, des produits chimiques meurtriers et des engins perfectionnés, portant la destruction à des distances de plus en plus longues; ce temps-là touche à sa fin, la guerre chimique est usée à son tour! Faut-il vous révéler le sujet de mes recherches actuelles, l'affaire à laquelle je vais exclusivement me consacrer dès que nous aurons réglé celle qui fait l'objet de notre réunion? Le temps me semble venu de faire la guerre médicale! Plus d'explosifs, des miasmes! Nous avons déjà commencé, vous le savez, puisque nous comptons dans nos armées un corps médical offensif, pourvu d'une petite artillerie à miasmes délétères; mais ce n'est qu'un essai, un timide essai!... Notre corps médical offensif n'a encore servi à rien de bien sérieux... Et pourtant, l'avenir est là, messieurs! De tous côtés, les savants cherchent; l'affaire de la migranite, cette indisposition à laquelle personne n'a pu échapper, en est une preuve: la migranite nous a été envoyée par une nation étrangère... Avant peu, on ne se battra pas autrement qu'à coups de miasmes! Je vais poursuivre mes recherches dans le plus grand secret, et, avant deux ans, je transforme définitivement l'art de la guerre! Plus d'armées, ou du moins n'en aura-t-on que juste ce qu'il faut pour recueillir les fruits de l'action du corps médical offensif! Supposons-nous en état de guerre avec une nation quelconque: je couvre cette nation de miasmes choisis, je répands telle ou telle combinaison de maladie qu'il me plaît, et l'armée auxiliaire du corps médical n'a qu'à se présenter et à imposer à cette nation couchée sur le flanc, tout entière malade, les conditions de la paix... C'est simple, c'est facile et c'est humanitaire! Messieurs, j'en suis certain d'avance, ce n'est pas comme chimiste, c'est comme philanthrope que l'avenir m'appréciera...
—Mais cette diffusion des miasmes de l'autre côté de la frontière n'est pas sans danger pour nous...
—Pardon, général! J'ai eu préalablement le soin de couvrir notre frontière d'un rideau de gaz isolateur, impénétrable à ces miasmes, autant pour empêcher le retour de nos miasmes que pour arrêter ceux de l'ennemi... Je ne me dissimule pas les difficultés, mais c'est une affaire de temps: avant deux ans, j'aurai trouvé les procédés et paré à toutes les difficultés, l'affaire sera mûre et nous entrerons dans la période de la réalisation... Vous voyez que la science transforme encore une fois la guerre et que, d'effroyablement barbare dans ses effets, elle la rend tout à coup douce et humanitaire. Lorsque les corps médicaux offensifs seuls seront aux prises, vous ne verrez plus ces effroyables hécatombes d'êtres jeunes et valides dont l'ère de la poudre et l'ère des explosifs nous donnaient l'horrible spectacle à chaque collision de peuples. Quel est l'objectif d'un général au jour d'une bataille? C'est de mettre le plus possible d'ennemis hors d'état de nuire à ses troupes ou de s'opposer à sa marche en avant, n'est-ce pas? Il fallait, jusqu'à présent, se livrer pour cela à de féroces tueries, par le canon, les explosifs, les produits chimiques, les gaz asphyxiants, etc... Eh bien! lorsque je serai maître de tous mes procédés, toutes les armées que l'ennemi lancera sur nous, je me chargerai de les coucher sur le sol, intoxiquées, malades autant que je le voudrai et, pour quelque temps, incapables de lever le doigt! La science, à force de perfectionner la guerre, la rend humanitaire, je maintiens le mot! Au lieu d'hommes, dans la fleur de leur vigueur et de leur santé, couchés par centaines de mille dans un sanglant écrabouillement, la guerre, par les corps médicaux offensifs, ne laissera sur le carreau que les valétudinaires, les affaiblis, les organismes grevés de mauvaises hypothèques, qui n'auront pu supporter l'effet des miasmes! Ainsi la guerre, éliminant les êtres faibles et maladifs, tournera finalement au profit de la race... Une nation vaincue sur le champ de bataille se trouvera, en compensation, purifiée, j'ose le dire! Ai-je raison de qualifier de bienfaisante et d'humanitaire cette future forme de la guerre? N'ai-je pas, en définitive, le droit de me proclamer un véritable bienfaiteur de l'humanité, puisque avec la guerre purement médicale que j'inaugure je terrasse à jamais l'antique barbarie? Maintenant, donnez-moi deux ans encore ou dix-huit mois, le temps de porter au point de perfection les engins spéciaux que je rêve, de surmonter les dernières difficultés et de réunir des approvisionnements de gaz toxiques suffisamment étudiés, préparés et dosés... et revenons pour l'instant à notre affaire...
—Du grand MÉDICAMENT NATIONAL! acheva Sulfatin.
—National! appuya Philox Lorris, c'est un médicament national que je veux lancer et pour lequel je sollicite l'appui du gouvernement! Mon grand médicament microbicide, dépuratif, régénérateur, réunit toutes les qualités, concentrées et portées à leur maximum, des mille produits divers plus ou moins bienfaisants, exploités par la pharmacie; il est destiné à les remplacer tous... L'État, qui veille surtout et sur tous, qui s'occupe du citoyen souvent plus que celui-ci ne voudrait, qui le prend dès l'instant de sa naissance pour l'inscrire sur ses registres, qui l'instruit, qui dirige une grande partie de ses actions et l'ennuie très souvent, il faut l'avouer, qui s'occupe même de ses vices, puisqu'il lui fournit son alcool et son tabac, l'État a pour devoir de s'occuper de sa santé... Pourquoi n'aurait-il pas le monopole des médicaments, comme il avait jadis celui des allumettes, quand il y avait des allumettes, et comme il a encore celui du tabac? Oui, c'est un monopole nouveau que je vous propose de créer, pour exploiter avec moi mon grand médicament national...
—Mais êtes-vous absolument certain de l'efficacité de votre médicament national?...
—Si j'en suis certain!... Attendez! Sulfatin, qu'on fasse venir votre malade La Héronnière. C'est sur lui que nous avons expérimenté... Vous avez tous connu Adrien La Héronnière, notre très éminent concitoyen, arrivé au dernier degré de l'anémie physique et morale, tellement archi-usé qu'aucun médecin ne voulait l'entreprendre, malgré l'énormité des primes proposées, en raison de l'indemnité payable en cas de non-réussite... Mon collaborateur Sulfatin l'a entrepris, et vous allez voir ce qu'il a fait en dix-huit mois de ce valétudinaire à bout de souffle... M. La Héronnière est en bon état de réparation; avant peu, il sera comme neuf!...
—Très bien, mais c'est que nous avons à compter avec l'opposition dans les Chambres, dit un des hommes politiques, et la création d'un nouveau monopole soulèvera peut-être de fortes objections...
—Allons donc! Avec un exposé des motifs bien fait: état morbide de la nation bien démontré, l'ennemi signalé; l'anémie et la déchéance physique qu'elle entraîne, la terrible anémie s'abattant sur un organisme déjà envahi par cent variétés de microbes divers... Puis chant de victoire, le remède est trouvé, c'est le grand médicament national de l'illustre savant et philanthrope Philox Lorris! Le grand médicament national foudroie tous les bacilles, vibrions et bactéries, il terrasse la terrible anémie, il relève le tempérament national, rétablit les fonctions de tous les organismes fêlés, combat victorieusement l'atrophie musculaire, la sénilité prématurée, etc.. Et le monopole est voté à quatre cents voix de majorité. Et nous avons, en même temps que le profit matériel, la gloire et la joie de rendre réellement force et santé à l'homme moderne, si horriblement surmené!!!»
III
Estelle Lacombe assiste à une dispute conjugale.—Bienfaits de la science appliquée aux scènes de ménage.—Autres beautés du phonographe.—La petite surprise de Sulfatin.
Estelle, qui passait toutes ses journées dans la maison Philox Lorris, ne voyait pas souvent Mme Lorris, occupée sans doute à son fameux livre de haute philosophie. Elle était au courant de la situation du ménage et savait qu'il y avait toujours eu, presque depuis leur mariage, divergence d'idées entre Mme Lorris et le savant à l'esprit impérieux et systématique. On voyait rarement ensemble M. et Mme Lorris, même à la salle à manger, l'illustre inventeur oubliant facilement l'heure des repas au milieu de ses immenses occupations.
Un jour qu'Estelle était occupée à rechercher un document dans une des nombreuses bibliothèques de l'hôtel Philox Lorris, où les livres et les collections s'accumulaient dans toutes les pièces, à tous les étages, garnissant tous les coins et recoins, envahissant jusqu'aux couloirs, elle entendit tout à coup comme une dispute s'élever dans une petite pièce ouvrant sur le grand salon, où pourtant elle n'avait vu personne lorsqu'elle l'avait traversée.
Elle reconnut les voix de M. et Mme Lorris se succédant après de courts intervalles de silence. Mme Lorris semblait faire de vifs reproches à son mari, puis la pauvre dame se taisait, sans doute en proie à une vive émotion, et, après un instant, la voix grondeuse de Philox Lorris s'élevait à son tour, parfois sur un ton de colère.
Estelle, très embarrassée, toussa, remua des chaises pour indiquer sa présence; mais, dans le feu de la colère sans doute, M. et Mme Lorris n'y prirent garde et continuèrent leur échange d'aménités conjugales.
Que faire? Pour quitter la place, il fallait de toute nécessité qu'Estelle traversât le petit salon, théâtre de cette querelle de ménage. Elle n'osait se montrer et s'exposer aux regards irrités du terrible Philox Lorris; il lui fallait donc bien rester là et, contre son gré, continuer à saisir quelques bribes de l'altercation.
«Je vous déclare encore une fois, disait Mme Lorris, que vous êtes insupportable, extraordinairement insupportable! Quelle existence m'avez-vous faite, je vous le demande? Vous avez toujours été l'être le plus désagréable du monde, avec vos idées particulières et vos systèmes!... J'exècre votre science, si c'est elle qui vous fait ce caractère; je me moque de vos laboratoires, de votre chimie, de votre physique et je me soucie très peu de vos inventions et découvertes. Oui, monsieur, je m'en flatte, notre fils Georges ne sera pas le hérisson de savant que vous êtes, il tient trop de moi...»
Un instant de silence suivit cette blasphématoire déclaration, puis la voix de Philox Lorris se fit entendre.
«..... Je désire n'être pas contrecarré toujours dans mes plans et mes idées... Croyez-vous que j'aie le temps de discuter sur des fadaises de ménage, sur les futilités auxquelles l'esprit féminin se complaît...
«Vous vous plaignez toujours, vous dites que, sans cesse plongé dans mes expériences, je ne songe pas assez à vous offrir quelques distractions... Je ne veux pas discuter ce point... Pourtant, vous êtes maîtresse de votre temps et je ne vous empêche en aucune façon de le gaspiller comme il vous plaît... Vous demandez des distractions, des soirées, des fêtes mondaines, eh bien! en voici... J'ai horreur de tout cela, mais enfin vous allez être satisfaite; je donne, nous donnons une grande soirée artistique, musicale, scientifique même... Oui, madame, scientifique aussi; cette partie du programme me regarde; pour le reste, je compte absolument sur vous...»
Nouveau silence, puis quelques phrases de Mme Lorris qui n'arrivent pas distinctement à l'oreille d'Estelle.
«Cette science, madame, sur laquelle vos faibles sarcasmes viennent s'émousser, ces travaux dont votre esprit irrémédiablement frivole ne peut même soupçonner l'importance, ont créé notre situation... Ces préoccupations que vous me reprochez, ces jours et ces nuits passés dans les laboratoires à l'âpre poursuite de l'inconnu, de l'introuvé, ces prises de corps avec tous les éléments, ces luttes violentes avec la nature pour lui arracher ses secrets, tout cela, finalement, a créé la puissante maison Philox Lorris... Et vous, quelle part avez-vous prise à ces gigantesques efforts? Vous n'avez qu'à jouir du fruit de ces énormes labeurs, et vous...
—Oui, monsieur, notre fils Georges tient de moi, et je l'en félicite... Il ne sera pas un savant morose et maniaque se racornissant parmi les cornues et tous les ingrédients de votre diabolique cuisine scientifique! Pauvre cher enfant! Peut-être bien, comme vous le lui reprochez sans cesse, l'âme de mon arrière-grand-père, qui fut un artiste et sans doute un homme vraiment digne de vivre, appréciant la vie, aimant surtout ses beaux côtés, revit-elle en lui... Je me permets d'avoir d'autres idées que les vôtres.»
Estelle n'en entendit pas davantage: la porte du petit salon, entre-bâillée, s'ouvrit brusquement. Toute confuse de son indiscrétion forcée, Estelle laissa s'écrouler une pile de volumes et se plongea la tête dans les comptes rendus de l'Académie des Sciences.
«Eh bien! Estelle?...» dit la personne qui venait d'entrer.
Estelle releva la tête avec une joie mêlée de surprise. Le survenant n'était pas le terrible Philox Lorris, c'était Georges, son fiancé. Pourtant, malgré l'arrivée de Georges, qui ne semblait nullement ému, la querelle continuait dans la pièce à côté. Estelle, très embarrassée et n'osant parler, montra du doigt la porte.
Georges éclata de rire.
«Ne craignez rien, fit-il, c'est une petite explication entre mon père et ma mère, une simple escarmouche, ils sont toujours en divergence de vues et d'opinions...
—Je n'ose pas passer devant eux pour m'en aller, dit tout bas Estelle; je suis bloquée ici depuis quelques instants, entendant bien malgré moi...
—Vous n'osez pas passer devant eux? Mais avec moi vous ne craignez rien; venez donc et voyez!
—Oh! non... je ne veux pas...
—Mais si, venez!...»
Il fit passer devant lui Estelle, qui s'arrêta stupéfaite au milieu de la pièce. Il y avait de quoi: les voix de M. et Mme Lorris continuaient la discussion commencée et pourtant la pièce était vide!
Georges, d'un geste, montra deux phonographes placés sur la table, au milieu d'un fouillis de livres et d'instruments...
«Voilà, dit-il, mes parents se chamaillent un petit peu par l'intermédiaire de leurs phonographes... Laissons-les, cela n'a pas grand inconvénient, et je vais vous expliquer...
—Ils se disputent par phonographes! s'écria Estelle, heureuse et soulagée.
—Mon Dieu, oui! Admirez les bienfaits de la science! Vous n'ignorez pas qu'une certaine mésintelligence règne malheureusement entre mes parents, cela date de loin!... Vous connaissez mon père, un savant terrible, autoritaire, systématique... De plus, toujours absorbé par ses travaux et ses entreprises, il est d'une humeur assez difficile parfois... Ma mère est d'un caractère tout opposé, elle a des goûts tout différents; de là, des heurts, des chocs, depuis le lendemain de leur mariage, paraît-il... Le grand mot de mon père, quand il est bien hors de lui, à la fin de toutes les querelles, c'est: «Madame Philox Lorris! Tenez! vous n'êtes... qu'une femme du monde!!!» Ma mère tient bon; alors que tout plie devant l'autorité du savant, elle entend garder sur tout ses opinions particulières... Et tous les jours, par suite de ces divergences de vues de mes parents, il y a discussion, querelle...
—Hélas! fit Estelle tristement.
—Heureusement, ajouta Georges, grâce à cette science que ma mère s'obstine à ne pas vénérer, l'inconvénient est moindre que vous ne supposez, on se dispute par phonographe! Quand mon père a sur le cœur quelque chose qui l'étouffe, une semonce, une scène à faire, il saisit vite son phonographe et se soulage en le chargeant de transmettre récriminations, admonestations, reproches amers et autres douceurs. Pas d'objections, pas de répliques qui gâteraient tout, le phono reçoit tout, mon père le fait porter ici dans cette pièce ainsi consacrée aux scènes de ménage, et il se remet, l'esprit rasséréné, à ses travaux. De son côté, ma mère, lorsqu'elle se croit quelque grief contre son mari, lorsqu'elle a quelque observation à lui faire, emploie le même procédé et, tout à son aise, confie aussi le sermon à son phonographe... Elle est tranquille après, le nuage est passé, le ciel se découvre; quand on se retrouve à table aux repas, il n'est question de rien, on ne se douterait aucunement que M. et Mme Philox Lorris viennent de se chamailler... Et je soupçonne que, depuis longtemps, chacun d'eux a cessé d'écouter ce que le phonographe de l'autre a été chargé de lui faire savoir! Les phonographes prêchent dans le désert... Mon père envoie son phono, ma mère arrive avec le sien, fait marcher les appareils et s'en va... Personne n'écoute le duo! Mon père, pour éviter des pertes de temps, a fait adapter à ces appareils des récepteurs qui enregistrent les réponses aux messages, mais il se garde bien d'entendre ces messages; il a ainsi les clichés de tous les sermons conjugaux depuis plus de vingt ans, une belle collection, je vous assure, classée dans un cartonnier!...»
M. PHILOX LORRIS CHARGE SON PHONOGRAPHE DE TRANSMETTRE REPROCHES, ADMONESTATIONS ET RÉCRIMINATIONS.
Image plus grandeLes phonographes, pendant ces explications, s'étaient tus; la querelle avait pris fin...
«Je vous soupçonne, ma chère Estelle, fit Georges, de garder encore contre la science les mêmes préventions que ma mère. Vous voyez pourtant qu'elle a du bon!... Grâce à elle, on peut vivre en parfaite mauvaise intelligence sans s'arracher quotidiennement les yeux!... Si vous voulez, quand nous serons mariés, lorsque nous aurons à nous disputer, nous prendrons aussi des phonographes?
—C'est entendu,» répondit Estelle en riant.
Estelle, ayant trouvé le document qu'elle cherchait, laissait la pièce consacrée aux scènes de ménage et regagnait le hall du secrétariat.
«Ma chère Estelle, lui dit Georges, vous venez de voir une des plus heureuses applications du phonographe; il y en a d'autres encore: ainsi, ma mère a pu me faire entendre le premier cri jeté par moi à mon arrivée sur cette terre et recueilli phonographiquement par mon père... Ainsi nous avons le premier vagissement de l'enfant surpris à la naissance en cliché phonographique, de même que nous pouvons garder de la même façon, pour les réentendre toujours, à volonté, les derniers mots d'un parent, les dernières recommandations d'un ancêtre à son lit de mort... Le hasard m'a mis, ces jours-ci, à même d'apprécier une autre application toute différente, mais aussi heureuse... Il faut que je vous conte cela... Vous savez que notre ami Sulfatin, l'homme de bronze, nous donnait, depuis quelque temps, des inquiétudes par ses surprenantes distractions? J'ai la clef du mystère, je connais la cause de ces distractions: Sulfatin se dérange tout simplement; la science n'a plus son cœur tout entier!
—En Bretagne, déjà, M. La Héronnière s'en était aperçu.
—Mais c'est bien autre chose, maintenant! Figurez-vous que, l'autre jour, j'allais entrer, pour un renseignement à demander, dans le petit bureau spécial où Sulfatin s'enferme pour méditer quand il a quelque grosse difficulté à vaincre, lorsque j'entendis une voix de femme qui disait: «Mon Sulfatin, je t'adore et n'adorerai jamais que toi!...» Jugez de mon effarement! Par la porte entre-bâillée, ma foi, je risquai un coup d'œil indiscret et je ne vis pas de dame: c'était un phonographe qui parlait sur la table de travail de Sulfatin.
—Et vous vous êtes sauvé?
—Non, je suis entré. Sulfatin, comme réveillé en sursaut, a bien vite arrêté son phonographe et m'a dit gravement: «Encore l'Académie des sciences de Chicago qui me communique quelques objections relatives à nos dernières applications de l'électricité... Ces savants américains sont des ânes!» Vous pensez si j'ai dû me retenir pour garder mon sérieux; ils ont une jolie voix, ses savants américains! Eh bien! nous allons rire un peu, si vous voulez me suivre jusqu'au cabinet de Sulfatin; je crois que je lui ai préparé une petite surprise...
—Qu'avez-vous fait?»
Georges s'arrêta sur le seuil du laboratoire.
«Quand j'y songe, j'ai peut-être été un peu loin...
—Comment cela?
—Ma foi, je dois vous l'avouer, j'ai manqué de délicatesse; pendant que Sulfatin avait le dos tourné, je lui ai volé le cliché phonographique du savant américain, et...
—Et?
—Et je l'ai fait reproduire à cent cinquante exemplaires, que j'ai placés dans les phonographes du laboratoire de physique, reliés par un fil; j'ai tout préparé, c'est très simple; tout à l'heure, Sulfatin, en s'asseyant dans son fauteuil, établira le courant et cent cinquante phonographes lui répéteront ce que disait l'autre jour le savant américain...
—Mon Dieu! pauvre M. Sulfatin; qu'avez-vous fait? Vite, enlevez ce fil...»
Georges hésitait.
«Vous croyez que j'ai été un peu trop loin?..... Mais il est trop tard, voici Sulfatin!»
Dans le grand laboratoire où, devant des installations diverses, parmi des appareils de toutes tailles, aux formes les plus étranges, au milieu d'un formidable encombrement de livres, de papiers, de cornues et d'instruments, travaillent une quinzaine de graves savants, plus ou moins barbus, mais tous chauves, enfoncés dans les méditations ou suivant, attentifs, des expériences en train, Sulfatin venait d'entrer, marchant lentement, la main gauche derrière le dos et se tapotant le bout du nez de l'index de la main droite, ce qui était chez lui signe de profonde méditation.
Il alla, sans que personne levât la tête, jusqu'à son coin particulier et lentement tira son fauteuil. Il fut quelque temps à prendre sa place, il remuait sur la grande table des papiers et des appareils. Georges, voyant qu'il tardait à s'asseoir, allait s'élancer et couper le fil pour arrêter sa mauvaise plaisanterie, mais tout à coup Sulfatin, toujours d'un air préoccupé, se laissa tomber sur son siège.
Ce fut comme un coup de théâtre.
Drinn! drinn! drinn!
Cette sonnerie électrique à tous les phonographes fit lever la tête à tout le monde. Sulfatin regarda d'un air stupéfait le petit phonographe placé sur sa table. La sonnerie s'arrêta et immédiatement tous les phonographes parlèrent avec ensemble:
«Sulfatin! mon ami, tu es charmant et délicieux! je t'adore et je jure de n'adorer jamais que toi!!! Sulfatin! mon ami, tu es charmant et délicieux! je t'adore et je jure... Sulfatin! mon ami, tu es charmant et délicieux...»
Les phonographes ne s'arrêtaient plus et, dès qu'ils arrivaient à l'exclamation finale, accentuée avec énergie, reprenaient le commencement de la phrase, doucement modulé!
Tous les savants s'étaient dérangés de leurs méditations ou avaient quitté leurs expériences; debout, aussi ahuris que pouvait l'être Sulfatin, ils regardaient alternativement leur collègue et les phonographes indiscrets. Enfin, quelques-uns, les plus vieux, éclatèrent de rire en jetant un coup d'œil malicieux à Sulfatin, tandis que les autres rougissaient, se renfrognaient tout de suite et fronçaient les sourcils, l'air indigné et presque personnellement offensés.
«Sulfatin! mon ami, tu es charmant et dé...»
Les phonographes s'arrêtèrent, Sulfatin venait de couper le fil.
Profitant du trouble général, Georges et Estelle refermèrent la porte sans avoir été aperçus; ils se sauvaient pendant que retentissait encore dans la salle un brouhaha d'exclamations et de protestations. Des oh!—des ah!—des: C'est un peu fort!—C'est scandaleux!—Quelles turpitudes!...—Vous compromettez la science française!
«Pauvre M. Sulfatin! fit Estelle.
—Bah! il trouvera une explication!... répondit Georges, et vous voyez, ma chère Estelle, que le phonographe a du bon; il enregistre les serments que l'on peut se faire répéter éternellement ou faire entendre, comme un reproche, s'il y a lieu, à l'infidèle; il ne laisse pas se perdre et s'envoler la musique délicieuse de la voix de la bien-aimée et il la rend à notre oreille charmée dès que nous le désirons... Savez-vous, ma chère Estelle, que j'ai pris quelques clichés de votre voix sans que vous vous en doutiez et que, de temps en temps, le soir, je me donne le plaisir de les mettre au phonographe?
IV
Grande soirée artistique et scientifique à l'hôtel Philox Lorris.—Où l'on a la joie d'entendre les phonogrammes des grands artistes de jadis.—Quelques invités.—Première distraction de Sulfatin.—Les phonographes malades.
M. Philox Lorris se préparait à donner la grande soirée artistique, musicale et scientifique dont la seule annonce avait surexcité la curiosité de tous les mondes. Devant une assemblée choisie, réunissant le Tout-Paris académique et le Tout-Paris politique, toutes les notabilités de la science et des Parlements, devant les chefs de partis, les ministres, devant le chef de cabinet, l'illustre Arsène des Marettes, à la parole puissante, il compte, après la partie artistique, exposer, dans une rapide revue des nouveautés scientifiques, ses inventions récentes et jeter tout à coup l'idée du grand médicament national, intéresser les ministres, enlever les sympathies du monde parlementaire, lancer tous les journaux, représentés à cette soirée par leurs principaux rédacteurs et leurs reporters, sur cette immense, philanthropique et patriotique entreprise de la régénération d'une race fatiguée et surmenée, d'un peuple de pâles énervés, par le prodigieux coup de soleil revivifiant du grand médicament microcidide, dépuratif, tonique, anti-anémique et national, agissant à la fois sur les organismes par inoculation et par ingestion!
Tel est le but de Philox Lorris. Après le concert, dans une conférence avec exemples et expériences, Philox Lorris exposera lui-même sa grande affaire; le coup de théâtre sera l'apparition du malade de Sulfatin, M. Adrien La Héronnière, que tout le monde a connu, que l'on a vu, quelques mois auparavant, tombé au dernier degré de l'avachissement et de la décadence physique. Aucun soupçon de supercherie ne peut naître dans l'esprit de personne, celui qui fournit la preuve vivante et éclatante des assertions de l'inventeur, le sujet enfin, n'est pas un pauvre diable quelconque et anonyme. Tout le monde a déploré la perte de cette haute intelligence sombrée presque dans une sénilité prématurée, et l'on va voir reparaître M. La Héronnière restauré de la plus complète façon au physique comme au moral, réparé physiquement et intellectuellement, redevenu déjà presque ce qu'il était autrefois!...
M. Philox Lorris s'est déchargé du soin des divertissements frivoles, de la partie artistique sur Mme Lorris, assistée de Georges et d'Estelle Lacombe.
«A vous le grand ministère de la futilité, leur a-t-il dit gracieusement, à vous toutes ces babioles; seulement, j'entends que ce soit bien et je vous ouvre pour cela un crédit illimité.»
Georges, ayant carte blanche, ne lésina pas.
Il ne se contenta pas des simples petits phonogrammes suffisant aux soirées de la petite bourgeoisie, des clichés musicaux ordinaires, des collections de «Chanteurs assortis», de «Voix d'or», que l'on vend par boîtes de douze chez les marchands, comme on vend, pour soirées plus sérieuses, des boîtes de «douze tragédiens célèbres», «douze avocats célèbres», etc.
Il consulta quelques-uns des maestros illustres du jour, et il réunit à grands frais les phonogrammes des plus admirables chanteurs et des cantatrices les plus triomphantes d'Europe ou d'Amérique, dans leurs morceaux les plus fameux, et, ne se contentant pas des artistes contemporains, il se procura des phonogrammes des artistes d'autrefois, étoiles éteintes, astres perdus. Il obtint même du musée du Conservatoire des clichés de voix d'or du siècle dernier, lyriques et dramatiques, recueillis lors de l'invention du phonographe. C'est ainsi que les invités de Philox Lorris devaient entendre Adelina Patti dans ses plus exquises créations, et Sarah Bernhardt détaillant perle à perle les vers d'Hugo, ou rugissant les cris de passion farouche des drames de Sardou. Et combien d'autres parmi les grandes artistes d'autrefois, Mmes Miolan-Carvalho, Krauss, Christine Nilsson, Thérésa, Richard, etc...
Quelques marchands peu scrupuleux essayèrent bien de placer des morceaux de Talma et de Rachel, de Duprez et de la Malibran; mais Georges avait sa liste avec chronologie bien établie et il ne se laissa pas prendre à ces clichés frauduleux de voix éteintes bien avant le phonographe, petites tromperies constituant de véritables faux phonographiques, auxquelles tant de bourgeois et de dilettanti de salon se laissent prendre.
Le grand soir arrivé, tout le quartier de l'hôtel Philox Lorris s'illumina, dès la tombée de la nuit, de la plus prestigieuse explosion de feux électriques dessinant comme une couronne de comètes flamboyantes autour et au-dessus du vaste ensemble de bâtiments de l'hôtel et des laboratoires. Cela formait ainsi au-dessus du quartier comme une réduction des anneaux de la planète Saturne. Bientôt ces flots de lumière furent traversés par des arrivées d'aérocabs de haute allure, aux élégantes proportions, amenant des invités de tous les points de l'horizon, de véhicules aériens des formes les plus nouvelles... Dans la foule, le service d'ordre était admirablement fait par des gardes civiques à hélicoptères, circulant constamment autour des débarcadères, maintenant à distance les aéronefs non munies de cartes.
Le flot des notabilités de tous les mondes, en uniformes divers ou revêtues de l'habit, des dames en superbes toilettes endiamantées, se répandit du débarcadère aérien dans les salons par les élégants praticables, remplaçant les ascenseurs pour ce jour-là.
Il nous suffit de jeter indiscrètement les yeux sur le carnet d'une reporteuse du grand journal téléphonique l'Epoque, que nous rencontrons dès l'entrée, pour avoir les noms des principaux personnages que nous aurons l'honneur de croiser dans les salons de M. Philox Lorris.
Déjà sont arrivés, entre autres illustrations:
Mme Ponto, la cheffesse du grand parti féminin, actuellement députée du XXXIIIe arrondissement de Paris.
M. Ponto, le banquier milliardaire, organisateur de tant de colossales entreprises, comme le grand Tube transatlantique franco-américain et le Parc européen d'Italie.
M. Philippe Ponto, l'illustre constructeur du sixième continent, en ce moment à Paris pour des achats considérables de fers et fontes devant renforcer l'ossature des immenses territoires créés en soudant l'un à l'autre, à travers les bras de mer desséchés, les archipels polynésiens.
M. Arsène des Marettes, député du XXXIXe arrondissement, l'homme d'État, le grand orateur qui tient entre ses mains les ficelles de toutes les combinaisons ministérielles.
L'INVASION ASIATIQUE—CONCENTRATION DES 18 ARMÉES TARTARES EN DANUBIE SOUS LES ORDRES DU MANDARIN INGÉNIEUR EN CHEF
Image plus grandeLe vieux feld-maréchal Zagovicz, ex-généralissime des forces européennes qui repoussèrent, en 1941, la grande invasion chinoise et anéantirent, après dix-huit mois de combats dans les grandes plaines de Bessarabie et de Roumanie, les deux armées de sept cent mille Célestes chacune, pourvues d'un matériel de guerre bien supérieur à ce que nous possédions alors et conduites à la conquête de la pauvre Europe par des mandarins asiatiques et américains.
Ce vieux débris des guerres d'autrefois est encore admirablement conservé malgré ses quatre-vingt-cinq ans et domine de sa haute taille, toujours droite, les grêles figures de nos ingénieurs généraux, toujours penchés sur les livres.
Le célébrissime Albertus Palla, photo-picto-mécanicien, membre de l'Institut, l'immense artiste qui obtint au dernier Salon un si grand succès avec son tableau animé la Mort de César, où l'on voit les personnages se mouvoir et les poignards se lever et s'abaisser, pendant que les yeux des meurtriers roulent avec une expression de férocité qui semble le dernier mot de la vérité dans l'art.
Son Excellence M. Arthur Lévy, duc de Béthanie, ambassadeur de Sa Majesté Alphonse V, roi de Jérusalem, qui a quitté tout simplement son splendide chalet de Beyrouth, malgré les attractions de cette ravissante ville de bains en cette semaine des régates aériennes.
M. Ludovic Bonnard-Pacha, ancien syndic de la faillite de la Porte ottomane, directeur général de la Société des casinos du Bosphore.
Quelques-uns des huit cents fauteuils de l'Académie française, c'est-à-dire les plus illustres parmi les illustres de nos académiciens et académiciennes.
Le journaliste le plus considérable, celui dont les rois et les présidents sollicitent la protection ou la bienveillance en montant sur le trône, le rédacteur en chef de l'Epoque, M. Hector Piquefol, qui vient de se battre en duel avec l'archiduc héritier de Danubie, à cause de certains articles où il le morigénait vertement sur sa conduite,—et qui traite en ce moment avec le conseil des ministres récalcitrant du royaume de Bulgarie, pour le mariage du jeune prince royal.
L'honorable Mlle Coupard, de la Sarthe, sénatrice.
L'éminente Mlle la doctoresse Bardoz.
Un groupe nombreux d'anciens présidents de républiques sud-américaines et des îles, retirés après fortune faite, parmi lesquels Son Excellence le général Ménélas, qui abdiqua le fauteuil d'une république des Antilles après avoir réalisé tous les fonds d'un emprunt d'État émis en Europe. Le bon général, dans la haute estime qu'il professe pour notre pays, n'a pas voulu manger ses revenus ailleurs qu'à Paris.
Quelques monarques de différentes provenances, en retraite volontaire ou forcée.
Quelques milliardaires internationaux: MM. Jéroboam Dupont, de Chicago; Antoine Gobson, de Melbourne; Célestin Caillod, de Genève, le richissime propriétaire de quelques principautés gérées encore par des rois et princes devenus simplement ses employés et appointés suivant leur rang et l'illustration de leur famille, etc., etc.
M. Jacques Loizel, un des représentants de la nouvelle féodalité financière et industrielle, l'aventureux business-man qui, après avoir eu, en quelques affaires montées avec la fougue de sa jeunesse, 800,000 actionnaires ruinés sous lui,—mais lui avec,—fit preuve, lors de son retour aux grandes affaires,—après qu'il eut purgé en un voyage à l'étranger quelques petites condamnations, et laissé refroidir son ardeur trop imprudente,—d'un si lumineux génie pour l'organisation et le maniement des syndicats sur les matières premières, qu'il récupéra pour lui seul en quelques années les millions perdus dans les spéculations trop audacieusement mal conçues de sa première jeunesse.
Le grand socialiste Évariste Fagard, le Jean de Leyde de Roubaix lors du grand essai de socialisme de 1922, revenu à de plus saines idées après fortune faite dans le grand bouleversement, et qui vit aujourd'hui de ses modestes petites rentes, en sage un peu désillusionné, abritant sa philosophie dans un charmant petit castel du Calvados, où, comme un patriarche respecté, il vit entouré de sa nombreuse famille et de ses nombreux fermiers ou ingénieurs agricoles, regardant avec un sourire bienveillant, mais légèrement ironique, se dérouler l'éternel défilé des erreurs humaines.
Quelques débris de l'ancienne noblesse, personnages insignifiants, mais que M. Philox Lorris tient à traiter avec bienveillance et qu'il honore assez souvent d'invitations à ses réceptions ou dîners, en raison des souvenirs qu'ils représentent et bien qu'ils n'occupent point des situations très élevées dans le monde nouveau, où ils ne sont généralement que très minces employés de ministères ou très subalternes ingénieurs sans grand avenir.
M. Jean Guilledaine, savant de premier ordre, ingénieur médical de la maison Philox Lorris, principal collaborateur de M. Philox Lorris dans ses recherches de bactériologie et microbiologie, dans la découverte, parmi tous les représentants de l'innombrable famille de bacilles, vibrions et bactéries, du microbe de la santé, et dans les études relatives à sa propagation par bouillon de culture et inoculations.
La foule des invités s'était répandue dans les différents salons de l'hôtel et jusque dans les halls où l'on avait à examiner quelques-unes des récentes inventions de la maison. Pour offrir quelques menues distractions à ses invités avant le commencement de la partie musicale, M. Philox Lorris faisait passer dans le Télé du grand hall des clichés téléphonoscopiques, pris jadis, des événements importants arrivés depuis le perfectionnement des appareils; ces scènes historiques, catastrophes, orateurs à la tribune aux grandes séances, épisodes de révolutions ou scènes de batailles, intéressèrent vivement; puis, les salons étant pleins, la partie musicale commença.
Plus de musiciens, plus d'orchestre dans les salons de notre temps pour les concerts ou pour les bals: économie de place, économie d'argent. Avec un abonnement à l'une des diverses compagnies musicales qui ont actuellement la vogue, on reçoit par les fils sa provision musicale, soit en vieux airs des maîtres d'autrefois, en grands morceaux d'opéras anciens et modernes, soit en musique de danse, en valses et quadrilles des Métra, Strauss et Waldteufel de jadis ou des maîtres d'aujourd'hui.
Les appareils remplaçant l'orchestre et amenant la musique à domicile sont très simples et parfaitement construits; ils peuvent se régler, c'est-à-dire que l'on peut modérer leur intensité ou les mettre à grande marche, suivant que l'on aime la musique vague et lointaine, celle qui fait rêver quand on a le temps de rêver, ou le vacarme musical qui vous étourdit assez douloureusement d'abord, mais vous vide violemment la tête, en un clin d'œil, de toutes les préoccupations de notre existence affairée.
Par exemple, il faut, autant que possible, avoir soin de placer l'appareil hors de portée, pour ne pas permettre à quelque invité distrait de mettre, ainsi qu'il arrive quelquefois, le doigt sur l'appareil au cran maximum, au moment inopportun, ce qui produit, au milieu des conversations du salon, une secousse désagréable.
On abuse un peu de la musique; quelques passionnés font jouer leurs phonographes musicaux pendant les repas, moment consacré généralement à l'audition des journaux téléphoniques, et des raffinés vont même jusqu'à se faire bercer la nuit par la musique, le phonographe de la compagnie mis au cran de sourdine.
Cette consommation effrénée n'a rien de surprenant. Après tout, à quelques exceptions près, les gens énervés de notre époque sont beaucoup plus sensibles à la musique que leurs pères aux nerfs plus calmes, gens sains, assez dédaigneux des vains bruits, et ils vibrent aujourd'hui, à la moindre note, comme les grenouilles de Galvani sous la pile électrique.
M. Philox Lorris ne se serait pas contenté du concert envoyé téléphoniquement par les compagnies musicales; il offrit à ses abonnés l'ouverture d'un célèbre opéra allemand de 1938, cliché pour Télé à la première représentation, avec le maître—mort couvert de gloire en 1950—conduisant l'orchestre. Pendant cette exécution par Télé de l'œuvre du petit-fils de Richard Wagner, Estelle Lacombe, qui s'était assise dans un coin, à côté de Georges, lui pressa soudain le bras.
«Ah, mon Dieu! dit-elle, écoutez donc?
—Quoi? fit Georges, cette algébrique et hermétique musique?
—Vous ne vous apercevez pas?
—Il faut l'avoir entendue trente-cinq fois au moins pour commencer à comprendre...
—Je l'ai entendue hier, moi, j'ai essayé le cliché pour voir...
—Gourmande!
—Eh bien! aujourd'hui, c'est très différent... Il y a quelque chose... cette musique grince, les notes ont l'air de s'accrocher... Je vous assure que ce n'est pas comme hier!
—Qu'est-ce que ça fait? on ne s'en aperçoit pas; moi-même, je croyais que c'était une des beautés de la partition; écoutez, pour ne pas applaudir tout haut, on se pâme.
—N'importe, je suis inquiète... M. Sulfatin avait les clichés; qu'en a-t-il pu faire? Il est si distrait depuis quelques jours... Je vais à sa recherche!»
Lorsque les dernières notes de l'ouverture de l'opéra célèbre se furent éteintes sous un formidable roulement d'applaudissements, l'ingénieur, chargé de la partie musicale fit passer au Télé un air de Faust, par une cantatrice célèbre de l'Opéra français de Yokohama. La cantatrice elle-même apparut dans le téléphonoscope, saisie par le cliché, il y a quelque dix ans, à l'époque de ses grands succès, un peu minaudière peut-être en détaillant ses premières notes, mais fort jolie.
ADDUCTION ET DISTRIBUTION DU FEU CENTRAL.—TRANSFORMATION DE L'AGRICULTURE, EMPLOIS INDUSTRIELS ET DE MÉNAGE
Image plus grandeAprès quelques notes écoutées dans un silence étonné, un murmure s'éleva soudain et couvrit sa voix: la cantatrice était horriblement enrouée, le morceau se déroulait avec une succession de couacs plus atroces les uns que les autres; au lieu de la remarquable artiste à l'organe délicieux, c'était un rhume de cerveau qui chantait! Et dans le Télé, elle souriait toujours, épanouie et triomphante comme jadis!
Vite, l'ingénieur, sur un signe de Philox Lorris, coupa le morceau de Faust et fit passer dans le Télé le grand air de Lucia par Mme Adelina Patti. Rien qu'à la vue du rossignol italien du 19e siècle, les murmures s'arrêtèrent et, pendant cinq minutes, les dilettanti en pâmoison modulèrent des bravi et des brava en se renversant au fond de leurs fauteuils, dans une délectation anticipée. Drinn! drinn! La Patti lance les premières notes de son morceau... Un mouvement se produit, on se regarde sans rien dire encore... Le morceau continue... Plus de doute: ainsi que la première cantatrice, la Patti est abominablement enrhumée, les notes s'arrêtent dans sa gorge ou sortent altérées par un lamentable enrouement... Ce n'est pas un simple chat que le rossignol a dans la gorge, c'est toute une bande de matous vocalisant ou miaoulisant sur tous les tons possibles! Quelle stupeur! Les invités effarés se regardent, on chuchote, on rit tout bas, pendant que, sur la plaque du Télé, Lucia, souriante et gracieuse, continue imperturbablement sa cantilène enchifrenée!
Philox Lorris, préoccupé de sa grande affaire, ne s'aperçut pas tout de suite de l'accident; quand il comprit, aux murmures de l'assemblée, que le concert ne marchait pas, il fit passer au troisième numéro du programme. C'était le chanteur Faure, du siècle dernier. Aux premières notes, on fut fixé sur le pauvre Faure: il était aussi enrhumé que la Patti ou que l'étoile de l'Opéra de Yokohama. Qu'est-ce que cela voulait dire? On passa aux comédiens. Hélas! Mounet-Sully, le puissant tragique d'autrefois, paraissant dans le monologue d'Hamlet, était complètement aphone; Coquelin cadet, dans un des plus réjouissants morceaux de son répertoire, ne s'entendait pas davantage! Et ainsi des autres. Étrange! Quelle était cette plaisanterie?
Était-ce une mystification?
Furieux, M. Philox Lorris fit arrêter le Télé et se leva pour chercher son fils.
Georges et Estelle, de leur côté, demandaient partout Sulfatin. Philox Lorris les arrêta dans un petit salon.
«Voyons, dit-il, vous étiez chargés de la partie musicale; que signifie tout ceci? Je donne carte blanche pour l'argent, je veux les premiers artistes d'hier et d'aujourd'hui, et vous ne me donnez que des gens enrhumés?
—Je n'y comprends rien! dit Georges; nous avions des clichés de premier ordre, cela va sans dire! C'est tout à fait inouï et incompréhensible...
—D'autant plus, ajouta Estelle, que, je dois vous l'avouer, je me suis permis hier de les essayer au Télé de Mme Lorris: c'était admirable, il n'y avait nulle apparence d'enrouement...
—Vous avez essayé le cliché Patti?
—Je l'avoue...
—Et pas de rhume?
—Tout le morceau était ravissant!... J'ai remis les clichés à M. Sulfatin, et je cherche M. Sulfatin pour lui demander...»
Georges, qui, pendant cette explication, avait gagné le cabinet de Sulfatin, revint vivement avec quelques clichés à la main.
«J'y suis, dit-il, j'ai le mot de l'énigme. Sulfatin a laissé passer la nuit à nos phonogrammes musicaux en plein air, sous sa véranda... En voici quelques-uns oubliés encore; la nuit a été fraîche, tous nos phonogrammes sont enrhumés, tous nos clichés perdus!
—Animal de Sulfatin! s'écria Philox Lorris, voilà mon concert gâché! C'est stupide! Ma soirée sombre dans le ridicule! Toute la presse va raconter notre mésaventure! La maison Philox Lorris ne manque pas d'ennemis, ils vont s'esclaffer... Que faire?...
—Si j'osais... fit Estelle, avec timidité.
—Quoi? osez! dépêchez-vous!
—Eh bien! M. Georges a pris en double, pour me les offrir, les clichés de quelques-uns des meilleurs morceaux du programme, ceux que j'ai essayés hier... Je cours les chercher, ceux-là n'ont pas passé par les mains de M. Sulfatin, ils sont certainement parfaits...
—Courez, petite, courez! vous me sauvez la vie! s'écria M. Philox Lorris. Oh! la musique! bruit prétentieux, tintamarre absurde! comme j'ai raison de me défier de toi! Si l'on me reprend jamais à donner des concerts, je veux être écorché vif!»
Il retourna bien vite au grand salon et fit toutes ses excuses à ses invités, rejetant la faute sur l'erreur d'un aide de laboratoire; puis, Estelle étant arrivée avec ses clichés particuliers, il la pria de se charger elle-même de les faire passer au téléphonoscope.
Estelle avait raison, ses clichés étaient excellents, la Patti n'était pas enrhumée, Faure n'avait aucun enrouement, chanteurs et cantatrices pouvaient donner toute l'ampleur de leur voix et faire résonner magnifiquement les sublimes harmonies des maîtres. A chaque diva célèbre, à chaque ténor illustre qui paraissait dans le Télé, un frisson de plaisir secouait les rangs des invités et des dames s'évanouissaient presque dans leurs fauteuils.
Encore une fois, Sulfatin avait eu une distraction, lui qui n'en avait jamais. Pour un homme d'un nouveau modèle, inédit et perfectionné, à l'abri de toutes les imperfections que nous lèguent nos ancêtres en nous lançant sur la terre, il faut avouer que le secrétaire de Philox Lorris baissait considérablement; à tout prendre, l'aïeul artiste de son fils Georges faisait moins de dommages dans la cervelle de ce dernier: la formule chimique d'où l'on avait fait éclore Sulfatin n'était sans doute pas encore assez parfaite. Philox Lorris, absolument furieux, se promit d'adresser une verte semonce à son secrétaire.
DÉCOUVERTE DU BACILLE DE LA SANTÉ.—PROJECTION DE SES LUTTES AVEC LES DIFFÉRENTS MICROBES.
Image plus grandeV
M. le député Arsène des Marettes, chef du parti masculin.—La Ligue de l'émancipation de l'homme.—Encore Sulfatin!—M. Arsène des Marettes songe à son grand ouvrage.
Parmi toutes ces notabilités de la politique, de la finance et de la science que M. Philox Lorris comptait intéresser à ses idées, il était un homme tout-puissant par son influence et sa situation, qu'il était important surtout de convertir. C'était le député Arsène des Marettes, tombeur ou soutien des ministères, le grand leader de la Chambre, le grand chef du parti masculin opposé au parti féminin, l'homme d'État qui, depuis l'admission de la femme aux droits politiques, s'efforce d'élever une barrière aux prétentions féminines, de mettre une digue aux empiètements de la femme, et qui vient tout récemment de créer pour cela la Ligue de l'émancipation de l'homme.
Cette tentative, d'une véritable urgence, a tout naturellement suscité à la Chambre une violente interpellation de Mlle Muche, députée du quartier de Clignancourt, soutenue par les plus distinguées oratrices du parti féminin et par quelques députés transfuges, trahissant par faiblesse honteuse la noble cause masculine.
Mais M. des Marettes s'y attendait, il était préparé. Courageusement, pour défendre son œuvre, il a fait tête à l'orage, dans le tumulte d'une séance comme on n'en a guère vu depuis les grandes journées de la dernière Révolution; il est monté quatre fois à la tribune, malgré les plus furibondes clameurs, malgré quelques paires de gifles et un certain nombre d'égratignures reçues des plus farouches députées, et il a enlevé, avec 350 voix de majorité, un ordre du jour approuvant l'attitude de stricte neutralité observée par le gouvernement dans la question.
Le grand orateur est sorti de la lutte en meilleure situation que jamais et rien ne semble désormais pouvoir se faire à la Chambre et dans le pays en dehors de lui.
De la sympathie ou tout au moins de la neutralité de M. Arsène des Marettes dépend le succès des deux grosses affaires de la maison Philox Lorris: l'adoption du monopole du grand médicament national d'abord, et ensuite la contre-partie, la guerre miasmatique mise à l'étude, la transformation complète de notre système militaire, de l'armée et du matériel, et l'organisation en grand de corps médicaux offensifs.
M. Philox Lorris est certain du triomphe final de ses idées; mais, pour arriver vite, il doit gagner à ses vues M. Arsène des Marettes. Aussi toutes les attentions du savant sont pour l'illustre homme d'État. Dès qu'il a vu qu'Arsène des Marettes commençait à en avoir assez de la musique et à somnoler, bercé malgré lui par les grands airs d'opéra téléphonoscopés, M. Philox Lorris a entraîné le député vers un petit salon réservé, pour causer un peu sérieusement, pendant le défilé des futilités de la partie artistique du programme.
«Je suis très intrigué, cher maître, dit le député, et je me demande à quelles nouvelles révélations scientifiques étonnantes nous devons nous attendre de votre part; le bruit court que vous allez encore une fois bouleverser la science...
—J'ai, en effet, quelques petites nouveautés à exposer tout à l'heure dans une courte conférence, avec expériences à l'appui; mais c'est justement parce que mes nouveautés ont un caractère à la fois humanitaire et politique que je ne suis pas fâché de cette occasion d'en causer un peu avec vous avant ma conférence... Je serais singulièrement flatté de conquérir là-dessus l'approbation d'un homme d'État tel que vous...
—Vos découvertes nouvelles ont un caractère humanitaire et politique, dites-vous?
—Vous allez en juger! D'abord, mon cher député, ayez l'obligeance de regarder un peu là-bas à votre droite.
—Ces appareils compliqués?
—Oui. Au centre, parmi tous ces alambics, ces tubes coudés, ces tuyaux, ces ballons de cuivre, vous distinguez cette espèce de réservoir où tout aboutit?...
—Parfaitement, fit M. des Marettes en se levant pour frapper du doigt sur l'appareil.
—Ne touchez pas, fit négligemment Philox Lorris; il y a là dedans assez de ferments pathogènes pour infecter d'un seul coup une zone de 40 kilomètres de diamètre...»
M. Arsène des Marettes fit un bond en arrière.
«Si les dames et les messieurs en train d'écouter notre Télé-concert, reprit Philox Lorris, pouvaient se douter qu'il suffirait d'une légère imprudence pour déterminer ici tout à coup l'explosion de la plus redoutable épidémie, j'imagine que leur attention aux roulades des cantatrices en souffrirait; mais nous ne leur dirons que tout à l'heure... Il y a ici, dans cet appareil, des miasmes divers cultivés, amenés par des mélanges et amalgames, combinaisons et préparations, au plus haut degré de virulence et concentrés par des procédés particuliers, le tout dans un but que je vais vous révéler bientôt... Maintenant, cher ami, ayez l'obligeance de regarder à votre gauche...
—Ces appareils aussi compliqués que ceux de droite?
—Oui! Cet ensemble d'alambics, de tubes, de ballons, de tuyaux...
—Il y a un réservoir aussi au milieu!
«IL Y A ICI ASSEZ DE FERMENTS PATHOGÈNES POUR INFECTER UNE ZONE DE 40 KILOMÈTRES!»
Image plus grande—Tout juste! Considérez ce réservoir!
—Encore plus dangereux que l'autre, peut-être?
—Au contraire, mon cher député, au contraire! A droite, c'est la maladie, c'est l'arsenal offensif, ce sont les miasmes les plus délétères que je suis prêt, au premier signal de guerre, à porter chez l'ennemi pour la défense de notre patrie! A gauche, c'est la santé, c'est l'arsenal défensif, c'est le bienfaisant médicament qui nous défend contre les atteintes de la maladie, qui répare les dégâts de notre organisme et l'universelle usure causée par les surmenages outranciers de notre vie électrique!
—J'aime mieux ça! fit Arsène des Marettes en souriant.
—Vous savez, reprit Philox Lorris, combien nous gémissions tous de l'usure corporelle si rapide en notre siècle haletant? Plus de jambes!
—Hélas!
—Plus de muscles!
—Hélas!
—Plus d'estomac!
—Trois fois hélas! C'est bien mon cas!
—Le cerveau seul fonctionne passablement encore.
—Parbleu! Quel âge me donnez-vous? demanda piteusement Arsène des Marettes.
—Entre soixante-douze et soixante-dix-huit, mais je pense que vous avez beaucoup moins!
—Je vais sur cinquante-trois ans!
—Nous sommes tous vénérables aujourd'hui dès la quarantaine; mais tranquillisez-vous, il y a là dedans de quoi vous remettre presque à neuf... Vous commencez maintenant à pressentir l'importance des communications que j'ai à vous faire, n'est-ce pas? Mais j'ai besoin de mon collaborateur Sulfatin et de son sujet, un ex-surmené que vous avez jadis connu et que vous allez revoir avec quelque étonnement, j'ose le dire! Permettez que j'aille le chercher...»
NOS FLEUVES ET NOTRE ATMOSPHÈRE.—MULTIPLICATION DES FERMENTS PATHOGÈNES, DES DIFFÉRENTS MICROBES ET BACILLES
Image plus grandeSulfatin avait disparu dès le commencement du concert. Philox Lorris, qui aurait bien voulu en faire autant, le tapage musical ne l'intéressant nullement, ne s'en était pas inquiété. Sans doute, Sulfatin avait préféré causer dans quelque coin avec des gens plus sérieux que les amateurs de musique. Quelques groupes d'invités, pour la plupart illustrations scientifiques françaises ou étrangères, se livraient çà et là, dans les petits salons, à de graves discussions en attendant la partie scientifique de la fête, mais il n'y avait pas de Sulfatin avec eux.
Où pouvait-il être? Ne serait-il pas monté prendre l'air sur la plate-forme? M. Philox Lorris s'informa. Sulfatin, peu contemplatif, n'était pas allé admirer l'illumination électrique de l'hôtel portant ses jets de lumière, au loin dans les profondeurs célestes, par-dessus la couronne stellaire des mille phares parisiens.
«J'y suis, se dit Philox Lorris, où avais-je la tête? Parbleu! Sulfatin avait une heure à lui; au lieu de rester à bâiller au concert, ce digne ami, il est allé travailler...»
Le compartiment du grand hall où se trouvait le laboratoire personnel de Sulfatin avait été réservé; on avait entassé là tous les appareils qui eussent pu gêner la foule. Philox Lorris y courut et frappa vivement à la porte, pensant que Sulfatin s'y était enfermé. Pas de réponse. Machinalement, M. Lorris mit le doigt sur le bouton de la serrure et la porte, non fermée, s'ouvrit sans bruit.
Dans l'encombrement des appareils, Philox Lorris n'aperçut pas d'abord son collaborateur; à son grand étonnement, il entendit une voix de femme parlant vivement sur un ton de colère; puis la voix de Sulfatin s'éleva non moins furieuse.
«Qui diable mon Sulfatin peut-il invectiver ainsi? pensa Philox Lorris stupéfait et hésitant un instant à avancer, partagé qu'il était entre la curiosité et la crainte d'être indiscret.
—Et d'abord, mon bon, disait la voix de femme, je vous dirai que vous commencez à m'ennuyer en m'appelant à tout instant au téléphonoscope; c'est bien assez déjà de vous voir arriver tous les jours avec votre mine de savant renfrogné... Avec ça que votre conversation est amusante!... Tenez, j'en ai assez!
—Je n'ai pas la mine d'un de ces idiots qui tournent autour de vous au Molière-Palace... répliquait Sulfatin; mais pas tant de raisons... Vous allez me dire tout de suite qui était ce monsieur qui vient de filer? Je veux le savoir!
—Je vous dis que j'en ai assez de vos scènes incessantes! J'en ai assez, enfin, de votre surveillance par Télé ou par phonographe! Savez-vous que vous m'insultez avec toutes vos machines qui notent mes faits et gestes; je ne veux plus supporter ces façons! On rit de moi au théâtre!
—Je ne ris pas, moi!
—Je ne puis faire un pas chez moi, recevoir quelqu'un, causer avec des amis, sans que des appareils subrepticement braqués sur moi ne me photographient, ne phonoclichent mes faits et gestes... et alors, quand vous avez vos clichés, quand vos phonographes répètent ce qui s'est dit ici, ce sont des bouderies ou des scènes à n'en plus finir! J'en ai assez!...
—Encore une fois, qui était ce monsieur?
—C'était mon pédicure!... mon bottier!... mon notaire!... mon oncle!... mon grand-père!... mon neveu!... mon coiffeur!... s'écria la dame avec volubilité.
—Ne vous moquez pas de moi... Voyons, je vous en supplie, Sylvia, ma chère Sylvia! rappelez-vous...»
M. Philox Lorris, avançant doucement, aperçut alors Sulfatin: il était seul, criant et gesticulant devant la grande plaque du Télé, dans laquelle on distinguait une dame paraissant non moins émue que lui, une forte et plantureuse brune dans laquelle le savant reconnut l'étoile du Molière-Palace, Sylvia, la tragédienne-médium, qu'il avait vue quelquefois dans ses grands rôles des classiques arrangés.
«Eh bien! eh bien! se dit M. Philox Lorris, c'est donc vrai ce qu'on m'a dit. Sulfatin se dérange! Qui l'eût dit! Qui l'eût cru!»
Mais Sulfatin faiblissait maintenant, sa voix s'adoucissait; plus de colère dans ses paroles, seulement un accent de reproche.
«Je vous demande seulement de m'expliquer... Mon Dieu, vous devriez comprendre... Sylvia, je vous prie, rappelez-vous ce que vous me disiez naguère, ce que vous m'avez juré...»
La dame du Télé eut un accès de rire nerveux.
«Ce que j'ai juré? serments de théâtre, monsieur, s'il faut vous le dire pour en finir avec toutes vos scènes de jalousie, serments de théâtre! Ça ne compte pas!
—Ça ne compte pas! s'écria Sulfatin rugissant de fureur. Coquine!!!»
Un grand bruit de cristal brisé fit bondir M. Philox Lorris, l'image de Sylvia disparut, la plaque du Télé éclata en morceaux. Sulfatin venait de lancer une chaise à travers le Télé et piétinait maintenant sur les débris.
«Coquine! Gueuse! Ah! ça ne compte pas!... Tiens! attrape!»
Philox Lorris se précipita sur son collaborateur:
«Sulfatin! que faites-vous? Voyons, Sulfatin, j'en rougis pour vous! C'est une honte!»
Sulfatin s'arrêta brusquement. Ses traits contractés par la fureur se détendirent et il resta tout penaud devant Philox Lorris.
«Un accident, dit-il; je crois que j'ai eu une rage de dents... il faudra que j'aille chez le dentiste.
—Vous ne savez pas ce que vous faites! Vous laissez mes phonogrammes musicaux se détériorer sur votre balcon; et maintenant, vous cassez les appareils... Vous allez bien! Mais il n'est pas question de cela, mon ami; reprenez vos esprits et songeons à notre grande affaire... Où est Adrien La Héronnière?
—Je ne sais pas, balbutia Sulfatin, en passant la main sur son front, je ne l'ai pas vu.
—Mais sa présence est nécessaire, s'écria Philox Lorris, il nous le faut pour la démonstration de l'infaillibilité de notre produit... Est-ce désolant d'être aussi mal secondé que je le suis! Mon fils est un niais sentimental, il n'aura jamais l'étoffe d'un savant passable... je renonce à l'espoir de voir jaillir en lui l'étincelle... Et voilà que vous, Sulfatin, vous que je croyais un second moi-même, vous vous occupez aussi de niaiseries! Voyons, qu'avez-vous fait de La Héronnière? Qu'avez-vous fait de votre ex-malade?
—Je vais voir, je vais m'informer...
—Dépêchez-vous et revenez bien vite avec lui dans mon cabinet... M. Arsène des Marettes nous attend... Vite, voici la partie musicale qui tire à sa fin, je vais dire à Georges d'ajouter quelques morceaux.»
Pendant ce temps, pendant que Philox Lorris courait à la poursuite de Sulfatin, pendant la scène du Télé, M. Arsène des Marettes, resté seul, s'était légèrement assoupi dans son fauteuil. L'illustre homme d'État était fatigué, il venait de travailler fortement, pendant les vacances de la Chambre, d'abord à une édition phonographiée de ses discours, pour laquelle il avait dû revoir un à un les phonogrammes originaux afin de modifier çà et là une intonation ou de perfectionner un mouvement oratoire; puis à un grand ouvrage qu'il avait en train depuis de bien longues années, lequel grand ouvrage, outre l'énorme érudition qu'il exigeait, outre une quantité inouïe de recherches historiques, d'études documentaires, demandait à être longuement et fortement pensé, à être creusé en de profondes et solitaires méditations.
Cet ouvrage, d'un intérêt immense et universel, destiné à une
Bibliothèque des Sciences sociales, portait ce titre magnifique:
HISTOIRE DES DÉSAGRÉMENTS
causés a l'homme par la femme
depuis l'age de pierre jusqu'a nos jours
ÉTUDE SUR L'ÉTERNEL FÉMININ A TRAVERS LES SIÈCLES
subdivisée en plusieurs parties
- Livre Ier.—Les fautes lointaines et leurs funestes conséquences.
- Livre II.—Tyrannie hypocrite et domination ouverte.
- Livre III.—Développement général des tendances dominatrices dans la vie privée.
- Livre IV.—Les époques troublées et leurs vraies causes. Siècles frivoles et sanglants.
- Livre V.—Les reines du monde.
- Livre VI.—Grandissement néfaste de la puissance féminine depuis l'accession de la femme aux fonctions publiques.
Est-il, nous le demandons, un sujet plus vaste et plus passionnant, qui soulève les plus importants problèmes et touche davantage aux éternelles préoccupations de la race humaine? Cet ouvrage, qui prend l'homme à ses débuts et nous montre les longues et douloureuses conséquences de ses premières fautes, doit bouleverser toutes les notions de l'histoire. En réalité, M. Arsène des Marettes entend créer une nouvelle école historique, moins sèche, moins politique, plus réaliste et plus simple.
Il faut nous attendre à de véritables révélations, à un bouleversement complet des vieilles idées traditionnellement admises! La lumière de l'histoire va éclairer enfin bien des causes obscures ou restées inaperçues jusqu'ici et faire apparaître les peuples et les races sous leur vrai jour. Ce gigantesque ouvrage soulèvera, le jour de son apparition, les plus violentes polémiques, M. Arsène des Marettes s'y attend bien; mais il est armé pour la lutte et il soutiendra vaillamment ce qu'il croit être le bon combat. Déjà, sur de vagues indiscrétions, le parti féminin, très remuant à la Chambre et dans le pays, attaque en toute occasion M. des Marettes; celui-ci a déjà porté un premier coup au parti en créant la Ligue pour l'émancipation de l'homme, et il s'est juré de lancer son Histoire des désagréments causés à l'homme par la femme avant les élections prochaines.
Hélas! on le devine aisément, M. Arsène des Marettes a souffert. Le chef de la ligue revendicatrice des droits masculins est une victime!
Jadis, au temps de sa lointaine jeunesse, M. des Marettes a été marié. Jadis, il y a trente-deux ans, il a eu quelques graves désagréments avec Mme des Marettes, épouse frivole et capricieuse, volage même, dit-on. A la suite de pénibles dissentiments, M. et Mme des Marettes, un beau matin, abandonnèrent, chacun de son côté, le domicile conjugal, sans s'être donné le mot. M. des Marettes partit à droite, Mme des Marettes à gauche.
Ce fut le commencement d'une ère de douce tranquillité. M. Arsène des Marettes put reprendre ses esprits, revenir à ses chères études et consacrer tous ses instants à la lutte par la parole et par la plume contre toutes les tyrannies.
Pendant quelque temps, les deux époux se sont parfois rencontrés dans les salons, en voyage, aux bains de mer; après un échange de regards courroucés, chacun d'eux tournait vivement les talons. Puis Mme des Marettes disparut et M. des Marettes, à son grand soulagement, n'en entendit plus parler.
Étendu dans un large fauteuil, l'auteur de l'Histoire des désagréments causés à l'homme somnole en songeant à ce livre qui couronnera sa carrière et posera définitivement sa gloire sur de larges assises. Il voit, dans une rêverie évocatrice, le défilé des grandes figures féminines de tous les temps, de ces femmes dont la beauté ou l'intelligence pernicieuse influèrent trop souvent sur le cours des événements, sur le destin des empires, de ces femmes qui furent toutes, suivant M. des Marettes, en tous pays et à toutes les époques, par leurs défauts ou même par leurs qualités, plus ou moins funestes au repos des peuples!
Regardez! C'est l'aurore des temps. C'est Ève d'abord, la première, dont il est inutile de rappeler la faute aux incalculables conséquences, Ève marchant, blonde et souriante, en tête d'un cortège d'apparitions étincelantes et fulgurantes: Sémiramis, Hélène, Cléopâtre, et bien d'autres; des reines, des princesses, des épouses tyranniques, tourments de paisibles monarques, des fiancées jalouses bouleversant les États de malheureux princes inoffensifs, de terribles reines mérovingiennes, d'altières duchesses du Moyen âge amenant ou portant la ruine et la dévastation de province en province, des favorites enfin qui, par leurs intrigues ou simplement par le jeu de leurs jolis yeux, doucement voilés de cils blonds, lancent les peuples les uns contre les autres!...
Et, parmi ces figures historiques, d'autres femmes de toutes les époques, bourgeoises de condition modeste, qui, dans le cercle restreint de la vie privée, à défaut de peuples à tracasser, de destins de nations à bouleverser, ont dû se contenter de gouverner plus ou moins despotiquement leur ménage...
Ah, grand Dieu! ces tyrannies minuscules qui s'exercent sur cet infime théâtre, contenues entre les quatre murs d'un appartement et non répandues entre les frontières d'un vaste royaume, ce sont peut-être les plus dures, celles dont le joug pèse le plus lourdement, sans repos, sans trêve, toujours... Ce pauvre Arsène des Marettes ne le sait que trop par expérience!
Phénomène étrange, toutes ces apparitions, impératrices ou favorites, grandes dames ou bourgeoises, depuis Hélène jusqu'à la Pompadour, elles ont toutes la figure de Mme des Marettes, telle qu'elle était lors de sa fugue il y a trente-deux ans, telle que se la rappelle son vindicatif époux! Ève elle-même, la première de toutes, c'est déjà Mme des Marettes, qui fut une fort jolie blonde d'ailleurs, aux yeux pleins de langueur; l'orgueilleuse Sémiramis, c'est Mme des Marettes cherchant à imposer cruellement son autorité; Frédégonde, c'est la coléreuse petite Mme des Marettes s'escrimant du bec et des ongles et cassant jadis les assiettes du ménage; Marguerite de Bourgogne, c'est encore Mme des Marettes; Marie Stuart, qui avait le mot piquant et qui, ses maris manquant, ennuya fort Élisabeth d'Angleterre, c'est Mme des Marettes lançant à son époux, dès la lune de miel, changée en lune de vinaigre, des mots désagréables; Catherine de Médicis, la terrible dame aux poisons savants, aux élixirs de courte vie, c'est Mme des Marettes, servant un jour aux invités de son mari, de graves magistrats, des carafes d'Hunyadi-Janos avec le vin!...
Toutes, toutes, jusqu'aux derniers rangs du défilé, ont les traits de la terrible Mme des Marettes..... C'est toujours la même, toujours la figure blonde inoubliable qui hante depuis si longtemps les rêves et les cauchemars de M. Arsène des Marettes.
Mêlant ainsi ses petits souvenirs personnels, toujours cuisants, aux réminiscences historiques, M. Arsène des Marettes voit défiler, pour ainsi dire, tous les chapitres de son œuvre maintenant si avancée, la partie historique et la partie philosophique, où, de déduction en déduction, de constatation en constatation, avec sa pénétrante analyse, il nous montre ce phénomène psychologique qui a déjà préoccupé les penseurs: la femme restant toujours la femme, toujours identique à elle-même, toujours pareille, en tous lieux et en tous temps, à tous les âges et sous tous les climats, alors que l'homme présente tant de variétés de caractère, suivant les races, les époques et les milieux.
Et M. des Marettes est satisfait, et il est heureux, et il songe à l'effet que la grande Histoire des désagréments causés à l'homme va produire, aux bienfaits qui en découleront, aux idées de révoltes masculines qu'elle va réveiller.
Tout à coup, la sonnerie du Télé, cet éternel drinn-drinn que nous entendons retentir à toute minute, qui ne nous laisse aucun repos, qui toujours nous rappelle que nous faisons partie d'une vaste machine électrique traversée par des millions de fils, la sonnerie du Télé tira M. des Marettes de sa rêverie historico-philosophique.
Il sursauta sur son fauteuil, allongea le bras et, machinalement, appuya sur le bouton du récepteur.
«Allô! allô! dit une voix, M. le député Arsène des Marettes est-il à la soirée de M. Philox Lorris? Il est prié de venir à l'appareil...»
C'était justement lui qu'on demandait. Le grand historien se réveilla tout à fait et répondit immédiatement:
«Allô! allô! me voici! Qui me demande?»
La plaque du Télé s'éclaira subitement et, après quelques secondes d'un balancement papillotant, une image se forma. C'était une dame assise dans le cabinet de travail de M. des Marettes, là-bas, en son austère retraite, sur les hauteurs du quartier de Montmorency (XXXIIe arrondissement), une dame d'un certain âge, assez forte, aux traits accentués, aux sourcils très fournis dessinant un arc noir au-dessus d'un nez à courbure aquiline.
M. Arsène des Marettes se laissa retomber comme pétrifié dans son fauteuil. Il l'avait reconnue tout de suite, malgré les années, malgré les changements apportés par l'âge: c'était la femme de son rêve, toujours la même, l'éternelle ennemie, Elle enfin, Mme des Marettes!
Elle était blonde jadis, elle était plus svelte, plus souriante; n'importe, il la reconnaissait d'instinct, après les trente-deux années d'absence, dans la majestueuse dame, un peu épaissie, à l'expression un peu alourdie mais toujours dominatrice, qui était devant lui.
«Eh bien! oui, cher monsieur des Marettes, c'est moi, dit la dame; vous voyez que j'ai bon caractère, c'est moi qui reviens la première, en laissant de côté mes légitimes griefs; le moment est venu d'oublier nos légers dissentiments de l'autre jour...»
L'autre jour, c'était trente-deux ans auparavant. M. des Marettes le pensa, mais il n'eut pas la force de le faire remarquer.
«Je suis heureuse de voir votre émotion à ma vue, mon ami, continua la dame, cette émotion prouve en faveur de votre cœur... Je vois que vous ne m'avez pas oubliée tout à fait, n'est-ce pas?
—Oh! non, murmura M. des Marettes.
—Quel long malentendu et quelle douloureuse erreur fut la vôtre!... mais je suppose que dans la solitude vous vous êtes amélioré...»
M. des Marettes soupira.
«J'espère que vous avez fini par reconnaître vos torts, mon ami, n'en parlons plus, je suis prête à passer l'éponge sur tout cela; j'oublie, mon ami, j'oublie et je reprends ma place au foyer... Ah! je comprends votre émotion; remettez-vous, Arsène; vous êtes en soirée, présentez mes meilleurs compliments à M. et Mme Philox Lorris. Allez!... Pendant ce temps-là, je vais m'installer!...»
La communication cessa, Mme des Marettes disparut.
M. Arsène des Marettes resta un moment sans voix et sans souffle dans son fauteuil comme un homme foudroyé. Enfin, il soupira, releva la tête et fit un geste de résignation.
«Allons. Elle est revenue, soit!... Après tout, mon livre finissait un peu mollement, c'était faiblot! Auprès de Mme des Marettes, l'inspiration va venir... Seigneur, va-t-elle me tourmenter! Mais tout est pour le mieux; ma conclusion, la dernière partie de mon Histoire des désagréments causés à l'homme par la femme, depuis l'âge de pierre jusqu'à nos jours, c'est le morceau le plus important; il faut, Mme des Marettes aidant, que ce soit quelque chose de foudroyant!»
VI
M. Philox Lorris développe ses plans.—La santé obligatoire par le grand Médicament national.—Deuxième distraction de Sulfatin.—Le réservoir à miasmes.
Sulfatin, ayant enfin retrouvé son ex-malade Adrien La Héronnière dans la salle de billard, en train de faire une partie avec sa garde, la grosse Grettly, rejoignit M. Philox Lorris au milieu d'un groupe d'invités sérieux qui avaient délaissé le concert. Il y avait là Mlle Bardoz, la savante doctoresse, et Mlle la sénatrice Coupard, de la Sarthe, qui discutaient certains points de science avec Philox Lorris.
«Je te laisse avec ces demoiselles, dit tout bas Philox Lorris à son fils; tu vas voir ce que de vraies femmes, dont l'esprit n'est pas simplement un moulin à fadaises... Il est encore temps... il est encore temps; tu sais, tu peux préférer l'une ou l'autre... n'importe laquelle!
—Merci!»
Adrien La Héronnière était bien changé depuis quelques mois; sous l'action du fameux médicament national essayé sur lui par l'ingénieur Sulfatin, suivant les instructions de Philox Lorris, il avait remonté rapidement la pente descendue. Tombé au dernier degré de l'avachissement, on l'avait vu reprendre peu à peu toutes les apparences de la vigueur et de la santé. Le fluide vital, tout à fait évaporé précédemment, semblait bien revenu. Adrien La Héronnière, placé naguère comme une larve humaine dans la couveuse de Sulfatin, couché ensuite comme un pantin cassé dans un fauteuil roulant, était redevenu un homme; il marchait, agissait et pensait comme un citoyen en possession de toutes ses facultés.
Philox Lorris voulait faire admirer à M. des Marettes et à ses invités ces résultats vraiment merveilleux; il voulait leur montrer cette ruine humaine solidement réparée. Mais Adrien La Héronnière, qui avait retrouvé avec la vigueur de son intelligence son grand sens des affaires, discutait déjà chaudement avec Sulfatin.
«Mon cher ami, je suis guéri, c'est une affaire entendue; mais, si je consens à vous payer immédiatement, en résiliant notre traité, les formidables sommes stipulées à une époque où je ne jouissais pas de tous mes moyens et où je ne pouvais guère discuter vos conditions, il me semble juste de réclamer en compensation ma part dans l'affaire du grand Médicament national...
—Du tout, déclara Sulfatin; notre traité subsiste, je ne résilie pas, vous me payerez à leur date les annuités stipulées... D'ailleurs, mon cher, vous vous abusez, vous n'êtes réparé qu'à la surface et pour un temps, le traitement doit continuer...
—Permettez... si je demande à résilier?
—Soit, mais vous payez les annuités et le dédit...
—Alors, je ne résilie pas, mais je vous fais un procès pour avoir essayé sur moi des médicaments sur le bon effet desquels vous ne pouviez être fixé...
—Puisque ces médicaments vous ont remis sur pied...
—Vous deviez les essayer sur d'autres auparavant; en somme, j'étais un sujet pour vous, sur lequel vous opériez tranquillement, et au lieu d'être payé pour servir à vos expériences, je payais... Cela me semble abusif. Nous plaiderons!... Je ne suis pas le premier venu, je suis un malade connu, j'ai une notoriété, l'effet pour le lancement de votre produit est donc bien plus considérable, je veux entrer tout à fait dans l'affaire ou bien nous plaiderons!
—En attendant, dit Sulfatin impatienté, comme, de par notre traité, vous êtes encore sous ma direction, vous allez venir ou je vous fais avaler d'autres médicaments et je vous remets dans l'état où vous étiez lorsque je vous ai entrepris... C'est mon droit... je vous réintègre dans votre couveuse, vous n'étiez pas gênant, là... Je me suis engagé par notre traité à vous faire durer; je vous ferai seulement durer, voilà tout!
—Voyons! ne discutons pas, dit Philox Lorris impatienté; M. La Héronnière sera de l'affaire, j'y consens, c'est entendu... D'ailleurs, voici M. des Marettes qui s'ennuie...»
En effet, dans le petit salon, M. des Marettes se promenait de long en large d'un air agité, en murmurant des phrases indistinctes:
«... Irréductible esprit de domination... servi par un charme dangereux, pernicieux... profonde astuce cachée sous un vernis de fausse douceur... Femme, créature artificielle et artificieuse...
Ah! ah! fit M. Lorris, je n'ai pas besoin de vous demander des explications, grand homme; je reconnais le portrait, vous travaillez à un discours destiné à battre en brèche les prétentions du parti féminin...»
M. des Marettes passa la main sur son front.
«Je vous demande pardon, messieurs, je m'oubliais... Nous disions donc?
—Nous disions, reprit Philox Lorris, que j'avais à vous présenter un homme que vous avez connu, il y a peu de mois, tombé, par l'excessif surmenage moderne, dans une lamentable sénilité... Regardez-le aujourd'hui!»
Philox Lorris amena l'ex-malade en pleine lumière.
«Ce cher La Héronnière! s'écria M. des Marettes, est-il possible! Est-ce bien vous?
—C'est bien moi, répondit l'ex-malade en souriant; vous pouvez en croire vos yeux, je vous assure...»
Et La Héronnière se frappa vigoureusement sur la poitrine.
«Le coffre est bon, je vous l'affirme, l'estomac digne de tous éloges, et je ne dirai rien du cerveau, par pure modestie!
—Vous tenez sur vos jambes? on le croirait vraiment, ma foi! Vous n'êtes donc plus en enfance?
—Comme vous voyez, mon bon ami!
—Il revient de loin; nous l'avions pris à son dernier souffle pour que l'exemple fût plus probant! dit Philox Lorris. Ah! nous avons eu de la peine, il nous a fallu d'abord le garder dans une couveuse et le mettre peu à peu en état de recevoir nos inoculations... Maintenant, vous pouvez regarder, toucher, faire mouvoir M. de La Héronnière, il n'y a pas de supercherie; voyez, il est solide, il remue, il parle... Allons donc, La Héronnière, remuez donc! Soulevez-moi ce fauteuil... Voyez, il jonglerait avec ce divan! Bien; maintenant passons aux facultés intellectuelles, à la mémoire... Quel était avant-hier le cours du 2 0/0?... Bien, bien, assez! M. des Marettes est convaincu... Maintenant que vous avez vu le résultat, nous allons vous expliquer comment il a été obtenu... Sulfatin, passez-moi ces petits flacons là-bas... Pas par là, c'est l'appareil aux miasmes; faites donc attention, mon ami!... Ne touchez donc pas aux robinets, vous êtes terriblement distrait, savez-vous!...»
Sulfatin, en effet, n'était pas encore complètement revenu de son trouble de tout à l'heure; lui, jadis l'homme froid et mesuré par excellence, il était agité, fronçait les sourcils par moments et se promenait d'un pas saccadé.
«Voici donc, reprit M. Philox Lorris lorsque Sulfatin lui eut remis les deux flacons, voici donc le grand médicament que j'aspire à dénommer national; dans ce minuscule flacon est le liquide pour les inoculations microbicides, et dans cette fiole le même liquide, considérablement dilué et mélangé à différentes préparations qui en font le plus puissant des élixirs... Une inoculation tous les mois du vaccin microbicide, deux gouttes matin et soir de l'élixir, voici le traitement très simple par lequel je me charge de faire d'un peuple d'anémiques, de surmenés, de nervosiaques, un peuple solide, équilibré, sain, dans les veines duquel circulera un torrent de sang nouveau, chargé de globules rouges et dépouillé de tous bacilles, vibrions ou microbes! Mais il me faut l'appui d'hommes politiques éminents, d'hommes d'État comme vous, monsieur le député; il me faut l'intervention gouvernementale, l'autorité de l'État, pour que ma grande découverte produise les résultats que j'en attends... Permettez-moi de vous exposer en deux mots l'idée que je vais développer tout à l'heure dans ma conférence...
—Exposez! dit le député.
—Une loi dont vous êtes le promoteur, monsieur le député, une loi que votre entraînante éloquence fait voter par toutes les fractions du Parlement, rend mon grand Médicament national obligatoire en garantissant à la maison Philox Lorris, sous le contrôle du gouvernement, le monopole de la fabrication et de l'exploitation... Inutile de dire, monsieur le député, que des avantages sont réservés aux amis de l'entreprise qui l'ont soutenue de leur haute influence... Je reprends!... Nous organisons par tout le pays des services d'inoculation et de vente... Chaque Français, une fois par mois, est vacciné avec le liquide microbicide et il emporte un flacon du médicament. L'obligation n'a rien de vexatoire, tant de choses sont obligatoires aujourd'hui; l'État peut bien intervenir une fois de plus et imposer sa direction lorsque l'intérêt public est si évident... Par cette loi bienfaisante et vraiment de salut public, c'est tout simplement la santé obligatoire que vous nous décrétez! Êtes-vous conquis, mon cher député?
—Je m'incline et j'admire, répondit M. des Marettes; dans quatre jours, à la rentrée des Chambres, je dépose une proposition... Mais quelle est cette étrange odeur?
—Je vous remettrai un croquis du projet de loi... Oui, vous avez raison, quelle singulière odeur!... Sulfatin... Grands dieux! vous avez touché aux tuyaux... voyez donc, malheureux, il y a une fuite!
—Une fuite!... Où cela? demanda M. des Marettes.
—Au réservoir de droite, celui des miasmes pour le corps médical offensif... mon autre grande affaire.
—Sapristi de sapristi! gémit M. des Marettes renversant les chaises pour gagner la porte, vite, mon aérocab... Je suis attendu chez moi... Je ne me sens pas bien!...»
Sulfatin et Philox Lorris s'étaient précipités et tous deux cherchaient à découvrir le point de fuite des miasmes; ce fut Philox Lorris qui le trouva. Un tuyau que Sulfatin, dans sa préoccupation, avait un peu dérangé, laissait fuser un mince filet de vapeurs délétères. M. Philox Lorris et Sulfatin, la sueur au front, s'efforcèrent de réparer la légère et imperceptible avarie, ce n'était pas grand'chose et ce fut bientôt fait, mais il était temps; s'ils avaient tardé, d'épouvantables malheurs eussent été la conséquence de la fatale distraction de Sulfatin.
Mais l'air effaré de M. des Marettes, qui s'efforçait de percer la foule pour gagner un ascenseur, avait jeté l'émoi parmi les invités et interrompu un morceau en exécution. Quelques personnes se levèrent dans le clan des gens sérieux que la musique ne passionnait pas; à leur tête, accoururent la doctoresse Bardoz et la sénatrice Coupard, de la Sarthe.
«Qu'est-ce qu'il y a, cher maître? demanda la doctoresse; seriez-vous malade? Quelle odeur singulière!
—Tranquillisez-vous, il n'y a plus de danger, dit Philox Lorris, mais la tête me tourne. N'ébruitez pas l'accident... Vite, que tout le monde, le plus tôt possible, se mette au lit... C'est le plus sûr...
—N'alarmez personne, dit Sulfatin, il n'y aura rien de grave, la fuite est trouvée et bouchée... Ah! je ne me sens pas bien!
—Quel accident? quelle fuite? firent quelques voix effrayées.
—Le réservoir aux miasmes! gémit M. des Marettes, qui revenait s'écrouler sur un divan.
—Du calme! s'écria Philox Lorris en se serrant le front, ce ne sera rien, nous aurons une légère épidémie!... une toute petite épidémie! Aïe! la tête!
—Une épidémie!!!»
Déjà le désarroi avait gagné le grand hall, le concert était abandonné, on se pressait, on se bousculait pour savoir ce qui venait d'arriver. Sur ce mot épidémie! tout le monde pâlit et quelques personnes furent sur le point de s'évanouir.
Une toute petite épidémie! Je réponds de tout, la fuite était insignifiante...
—Je ne me sens pas bien non plus, dit Mlle la doctoresse Bardoz en se tâtant le pouls.
—Du calme! du calme!»
En moins de cinq minutes, le petit salon où s'était produit l'accident fut plein de gens qui accouraient, s'informaient, entouraient les malades et, peu après, tombaient eux-mêmes indisposés... Ce fut bientôt un concert de plaintes indignées contre M. Lorris. Des invités, pâles et affadis, gisaient sans force sur tous les meubles; d'autres, au contraire, agités et surexcités, semblaient en proie à de véritables attaques de nerfs. M. Philox Lorris, très atteint, n'avait pas la force de faire évacuer le petit salon, particulièrement dangereux, ni même de faire ouvrir les fenêtres pour laisser échapper les miasmes; ce fut M. La Héronnière qui, voyant les gens continuer à s'accumuler dans la pièce infectée, eut la pensée de les ouvrir toutes grandes.
La Héronnière s'interrogeait inquiet et se tâtait le pouls; mais, seul de tous ceux qui se trouvaient là, il était indemne et ne ressentait pas le plus petit malaise. Cependant l'ex-malade, rassuré pour lui-même, prit peur tout de même en songeant que son médecin était atteint, et il s'en vint offrir son aide et ses soins à Sulfatin.
«Vous m'affirmiez que mon traitement n'était pas terminé, lui dit-il, n'allez pas me faire la mauvaise farce de me laisser en plan! C'est moi qui vous soigne, maintenant; je devrais vous réclamer des honoraires ou une déduction sur mon compte!... Comment se fait-il que je n'aie rien quand tous ceux qui sont là sont atteints?
—Vous pouvez braver les miasmes grâce aux inoculations que vous avez subies, répondit Sulfatin d'une voix entrecoupée... Faites évacuer l'hôtel, les personnes qui ne sont pas entrées dans cette pièce auront... une petite migraine tout au plus...»
Ainsi La Héronnière continuait à être une réclame vivante et venait ajouter le poids d'une nouvelle expérience à la belle théorie des inoculations obligatoires que Philox Lorris avait développée à M. des Marettes. Jusqu'à présent, on était sûr que le remède de Sulfatin guérissait; on pouvait être certain maintenant que son inoculation rendait réfractaire aux millions de microbes que l'accident survenu au laboratoire Philox Lorris allait répandre dans l'atmosphère.
VII
La catastrophe de l'hôtel Philox Lorris.—Trente-trois martyrs de la science.—Naissance d'une maladie nouvelle absolument inédite.—Le grand ouvrage de Mme Lorris.—Où l'illustre savant se trouve cruellement embarrassé.
L'hôtel Philox Lorris est converti en ambulance. Trente-quatre personnes sont entrées dans le salon aux miasmes, trente-trois sont malades. Seul, Adrien La Héronnière n'a rien ressenti. Les autres invités de M. Philox Lorris ont pu rentrer chez eux avec une très légère indisposition qui s'est dissipée rapidement dans la journée du lendemain.
Les malades sont restés à l'hôtel, les dames dans les chambres particulières, les hommes dans les salons de réception, subdivisés par des cloisons mobiles en petites salles d'hôpital. La maladie n'a rien de grave heureusement, mais elle présente une singulière variété de symptômes qui tiennent tous en partie d'autres maladies connues.
Par suite d'une heureuse chance, Georges Lorris, Estelle et Mme Lorris se trouvaient à une autre extrémité de l'hôtel quand l'épidémie a éclaté, ils n'ont donc ressenti qu'un simple malaise, un mal de tête, accompagné de vertiges. Ils ont pu prendre la direction de l'ambulance et donner tous leurs soins aux malades. Dans la même salle, M. Philox Lorris, Sulfatin et M. des Marettes sont couchés en proie à une fièvre assez violente. Comme ils ont absorbé les vapeurs délétères plus longtemps que les autres, ils sont les plus atteints.
M. Philox Lorris et Sulfatin passent leur temps à se quereller. L'illustre savant, excité par la fièvre, accable son collaborateur de ses sarcasmes et de sa colère.