Le Vingtième Siècle: La Vie Électrique
Par traité débattu et signé, moyennant une série de primes fortement ascendantes augmentant par chaque année gagnée, il s'engagea à faire vivre son malade et à lui rendre pour le moins les apparences de la santé moyenne au bout de la troisième année. Le malade se remettait entièrement entre ses mains et s'engageait, sous peine d'un énorme dédit, à suivre complètement et intégralement le traitement institué. La Héronnière, après avoir vécu quelque temps dans une couveuse inventée par le docteur-ingénieur Sulfatin, assez semblable à celle dans laquelle on élève, pendant les premiers mois, les enfants trop précoces, commença lentement à renaître; Sulfatin lui avait donné d'abord pour gouvernante une ancienne infirmière en chef d'hôpital qui le traitait comme un enfant, l'alimentait au biberon, le promenait dans une petite voiture sous les arbres du parc Philox-Lorris et rentrait le coucher lorsque le bercement du véhicule l'avait endormi. Lorsqu'il put remuer et marcher sans trop de difficultés, Sulfatin lui fit abandonner la petite voiture et permit quelques sorties. C'était déjà un joli résultat.
«Si ce diable de Sulfatin me prolonge vingt ans, je suis absolument ruiné! gémissait parfois La Héronnière.
—Soyez tranquille, disait Sulfatin; dans cinq ou six ans, lorsque vous serez suffisamment rétabli, je vous permettrai de rentrer un peu dans les affaires, légèrement, à petites doses mesurées, et vous rattraperez les primes que vous aurez à me payer... Mais, vous savez, obéissance absolue, ou je vous abandonne en touchant le dédit, le fameux dédit!
—Oui! oui! oui!»
Et M. La Héronnière, effrayé, subissait, sans se permettre la moindre observation, la direction de l'ingénieur médical.
M. Philox Lorris, «le grand chef», lorsqu'il organisa le Voyage de fiançailles de son fils, en donnant pour compagnons aux jeunes fiancés cet étrange docteur Sulfatin, flanqué de son malade, eut une longue conférence avec Sulfatin et lui donna de minutieuses instructions:
«En deux mots, mon ami, votre rôle vis-à-vis de ces deux fiancés est très simple! Ce qu'il me faut, c'est qu'ils reviennent brouillés ou, pour le moins, que cet étourneau de Georges perde en route ses illusions sur le compte de sa fiancée. Vous le savez, parbleu, un amoureux est un hypnotisé et un illusionné; eh bien! réveillons-le, désillusionnons-le!... Quelques bonnes projections d'ombre sur l'objet brillant et l'étincellement cesse... Vous comprenez, n'est-ce pas? que j'ai d'autres vues pour mon fils: Mlle la sénatrice Coupard, de la Sarthe, ou la doctoresse Bardoz... Et même, ce qui arrangerait complètement les choses, si vous étiez adroit, vous l'épouseriez, vous, cette demoiselle,—je me chargerais de la dot,—ou vous la feriez épouser à La Héronnière... Il commence à être présentable, La Héronnière! Entendu, n'est-ce pas? En même temps, comme vous avez votre malade avec vous, songez aux expériences pour notre grande affaire, que tous ces tracas pour ces jeunes gens ne doivent pas nous faire oublier.
—Entendu, compris!» répondit Sulfatin.
Comme on le voit, si Philox Lorris avait eu l'air d'accorder à son fils la fiancée de son choix, il n'en avait pas moins conservé une arrière-pensée et il espérait bien, en fin de compte, que, le Voyage de fiançailles terminé de la bonne façon par un refroidissement et une rupture, le sang des Lorris, vicié par un ancêtre artiste, aurait l'occasion de se revivifier par l'alliance de son fils avec une doctoresse. Pour être bien certain d'amener une brouille entre les deux fiancés, il mettait auprès d'eux un homme sûr qui trouverait le moyen de désillusionner le jeune Lorris, de lui faire sentir les ennuis de ce mariage frivole.
VI
Le Parc national d'Armorique barré à l'industrie et interdit aux innovations de la science. —Une diligence!—La vie d'autrefois dans le décor de jadis.—L'auberge du grand Saint-Yves, à Kernoël.—Où se découvre un nouveau Sulfatin.
Les vagues de l'Océan battent doucement en caresse le sable étincelant et doré d'une crique étroite, bordée de belles roches, escarpées par endroits, sur lesquelles se mamelonnent des masses de verdures suspendues parfois jusqu'au-dessus des flots. Il fait beau, tout sourit aujourd'hui, le soleil brille, le murmure du flot, comme une douce et lente chanson, s'élève parmi les roches où l'écume floconne.
Au fond de la crique, près de quelques barques hissées sur la grève, se voient quelques vieilles maisons de pêcheurs, couvertes d'un chaume roux, par-dessus lesquelles, au sommet de l'escarpement rocheux, trois ou quatre menhirs, fantômes des temps lointains, dressent dans le ciel leurs têtes grises et moussues. Au loin, sur le bord d'une petite rivière capricieuse et cascadante, un gros bourg cache à demi ses maisons sous les ombrages des chênes, des aulnes et des châtaigniers que perce une belle flèche d'église, élancée et ajourée. Un calme profond règne sur la région tout entière; d'un bout de l'horizon à l'autre, aussi loin que l'œil peut voir par-dessus les lignes de collines bleuâtres où surgissent aussi d'autres clochers çà et là, nulle trace d'usines ou d'établissements industriels, gâtant tous les coins de nature, polluant de leurs déjections infâmes les eaux des rivières, salissant tout au loin, en haut comme en bas, et jusqu'aux nuages du ciel; pas de tubes coupant le paysage d'une ligne ennuyeuse et rigide, point de ces hauts bâtiments indiquant des secteurs d'électricité, point d'embarcadères aériens, et pas la moindre circulation d'aéronefs dans l'azur.
Où sommes-nous donc? Avons-nous reculé de cent cinquante ans en arrière, ou sommes-nous dans une partie du monde si lointaine et si oubliée que le progrès n'y a pas encore pénétré?
Non pas! Nous sommes en France, sur la mer de Bretagne, dans un coin détaché des anciens départements du Morbihan et du Finistère, formant, sous le nom de Parc national d'Armorique, un territoire soumis à un régime particulier.
Bien particulier, en effet. De par une loi d'intérêt social, votée il y a une cinquantaine d'années, le Parc national a été dans toute son étendue soustrait au grand mouvement scientifique et industriel qui commençait alors à bouleverser si rapidement et à transformer radicalement la surface de la terre, les mœurs, les caractères et les besoins, les habitudes et la vie de la fourmilière humaine.
De par cette loi préservatrice qui a si sagement, au milieu de ce bouleversement universel, dans cette course haletante vers le progrès, songé à garder intact un coin du vieux monde où les hommes puissent respirer, le Parc national d'Armorique est une terre interdite à toutes les innovations de la science, barrée à l'industrie. Au poteau marquant sa frontière, le progrès s'arrête et ne passe pas; il semble que l'horloge des temps soit détraquée; à quelques lieues des villes où règne et triomphe en toute intensité notre civilisation scientifique, nous nous trouvons reportés en plein Moyen âge, au tranquille et somnolent 19e siècle.
Dans ce Parc national, où se perpétue l'immense calme de la vie provinciale de jadis, tous les énervés, tous les surmenés de la vie électrique, tous les cérébraux fourbus et anémiés viennent se retremper, chercher le repos réparateur, oublier les écrasantes préoccupations du cabinet de travail, de l'usine ou du laboratoire, loin de tout engin ou appareil absorbant et énervant, sans Télés, sans phonos, sans tubes, sous un ciel vide de toute circulation.
Comment les fiancés Georges Lorris et Estelle Lacombe, avec Sulfatin et son malade La Héronnière, sont-ils ici, au lieu d'étudier en ce moment, suivant les instructions de Philox Lorris, les hauts fourneaux électriques du bassin de la Loire ou les volcans artificiels d'Auvergne?
Georges Lorris, dès qu'il eut installé Estelle dans un fauteuil d'osier, plia soigneusement les instructions de Philox Lorris, les mit dans sa poche et s'en alla dire deux mots au mécanicien. Aussitôt l'aéronef, qui avait pris la direction du Sud, vira légèrement sur tribord et pointa droit vers l'Ouest. Sans doute Sulfatin, qui tâtait le pouls à son malade, ne s'en aperçut pas, car il ne fit aucune observation. Le temps était superbe, l'atmosphère, d'une limpidité parfaite, permettait à l'œil de fouiller jusqu'en ses moindres détails l'immense panorama qui semblait avec une vertigineuse rapidité se dérouler sous l'aéronef: chaînes de collines, plaines jaunes et vertes, capricieusement découpées par les méandres des rivières, forêts étalées en larges taches d'un vert sombre, villages, villes, bourgs de plaisance, groupements de villas élégantes, faubourg de quelque riche cité devinée dans le lointain à sa couronne de véhicules aériens, agglomérations industrielles, noires usines aux formes étranges, enveloppées d'une atmosphère d'épaisses fumées dont la coloration suffit parfois à indiquer le genre d'industrie exploité...
On suivit quelque temps, à 600 mètres au-dessus, le tube de Paris-Brest, on croisa plusieurs aéronefs ou omnibus de Bretagne, et Sulfatin, qui contemplait le paysage avec une lorgnette, ne dit rien; on passa au-dessus des villes de Laval, de Vitré, de Rennes, signalées pourtant à haute voix par Georges, sans qu'il fit aucune observation.
Ce fut Estelle, plongée comme dans un rêve charmant, qui tout à coup quitta le bras de Georges.
«Mon Dieu, fit-elle, je n'y songeais pas, tant j'étais heureuse, mais nous n'allons pas à Saint-Étienne?
—Étudier les hauts fourneaux électriques, forges, laminoirs, établissements industriels et volcans artificiels, etc., répondit Georges en souriant; non, Estelle, nous n'y allons pas!...
—Mais les instructions de M. Philox Lorris?
—Je ne me sens pas en train en ce moment pour ce genre d'occupations... Je serais obligé de faire une trop dure violence à mon esprit, qui est aujourd'hui entièrement fermé aux beautés de la science et de l'industrie...
—Pourtant...
—Voudriez-vous me voir devenir un second La Héronnière? Je désire pour quelque temps, pour le plus longtemps possible, ignorer toutes ces choses, à moins que vous ne teniez vous-même à vous plonger dans ces douceurs; je souhaite ne plus entendre parler d'usines, de hauts fourneaux, d'électricité, de tubes, de toutes ces merveilles modernes qui nous font la vie si bousculée et si fiévreuse!...»
L'aéronef atterrit au dernier débarcadère aérien, à la limite du Parc national, sans que Sulfatin soulevât la moindre objection. Il était six heures du soir lorsque les voyageurs touchèrent le sol; immédiatement, Georges Lorris emmena tout son monde vers un véhicule bizarre, à caisse jaune, traîné par deux vigoureux petits chevaux.
«Oh! c'est une diligence! s'écria Estelle; j'en ai vu dans les vieux tableaux! Il y en a encore! Nous allons voyager en diligence, quel bonheur!
Jusqu'à Kernoël, un pays délicieux, vous verrez! Vous n'êtes pas au bout de vos étonnements! Dans le Parc national de Bretagne, vous n'allez plus retrouver rien de ce que vous connaissez... Ce qui me surprend, c'est que notre ami Sulfatin ne dise rien et ne réclame pas contre ces accrocs au programme... Son silence me stupéfie; mais ces savants sont si distraits, que Sulfatin se croit peut-être en aérocab!»
Deux heures de route par des chemins charmants, où rien ne rappelait le décor de la civilisation moderne: petits villages tranquilles à toits de chaume, calvaires de granit à personnages sculptés, groupés au pied de la croix, auberges indiquées par des touffes de gui, troupeaux de porcs gardés par de vieux bergers à silhouettes fantastiques, apparitions vraiment surprenantes qui semblaient surgir du fond du passé, ou se détacher de vieilles peintures de musées, voilà tout ce que le regard apercevait, défilant sur le côté de la route. Estelle, penchée au carreau de la diligence, croyait rêver. Sur le pas des portes, dans les villages, des femmes faisaient tourner des rouets, de vrais rouets, comme on n'en voit plus que dans les vieilles images; bien mieux, sur les talus des routes, des femmes, assises dans l'herbe, filaient l'antique quenouille!
«Quand on songe, dit Sulfatin, aux grandes usines de Rouen, où quarante mille balles de laine entrent tous les matins pour se faire laver, carder, teindre, tisser et en sortent, le soir, transformées en camisoles, gilets, bas, châles et capuchons!»
Sulfatin n'était pas si distrait qu'on le pensait. Georges le regarda très surpris. Comment! il savait où l'on allait et il ne réclamait pas!
A toutes les auberges de la route, suivant l'antique usage, le postillon s'arrêtait, échangeant quelques mots avec les servantes accourues sur la porte, et prenait une grande bolée de cidre avec un petit verre d'eau-de-vie. Enfin, après bien des changements de décors plus charmants et plus surannés les uns que les autres, le conducteur, du bout de son fouet, indiqua aux voyageurs une flèche d'église qui se dressait en haut d'une colline.
C'était la toute petite ville de Kernoël, assise dans le cadre d'or des genêts, au bord d'une petite rivière qui s'en allait trouver la mer à une demi-lieue. Clic, clac! avec un grand bruit de ferraille secouée et de claquements de fouet, la diligence traversa la ville au grand galop de ses chevaux. Jolie petite ville, à la mode de jadis en son cadre de remparts ébréchés et moussus, ombragés de grands arbres, avec une belle église grise et jaune en haut de la colline, étendant son ombre protectrice sur un fouillis de vieux toits, avec des rues tortueuses et des files serrées de maisons à pignons ardoisés, dont toutes les poutres sont soutenues par de bonnes figures de saints barbus, par des animaux bizarres, ou se terminent par de grosses têtes qui font au passant les plus comiques grimaces.
O étonnement! il y a même des réverbères suspendus au-dessus des carrefours! Des réverbères qu'un bonhomme descend en tirant sur la corde, et qu'il allume gravement avec un bout de chandelle qu'il porte dans une petite lanterne. C'est véritablement inimaginable! Toute la population est en l'air sur le passage de la diligence, les boutiquiers sont bien vite sur les portes, les bonnes femmes se mettent aux fenêtres. Nos voyageurs admirent les costumes de ces bonnes gens. Foin des modes modernes, les naturels de ce pays s'en moquent autant que des idées nouvelles. Ils sont restés fidèles aux vieux costumes de leurs ancêtres. Les hommes ont les bragou-brass et les guêtres, la veste brodée et le grand chapeau. Les femmes portent les corsages bleus ou rouges à larges entournures de velours, les jupes droites à plis lourds, les belles collerettes blanches et les coiffes à grandes ailes. C'est superbe, et l'on ne voit plus cela qu'ici ou dans les opéras.
La diligence s'arrêta sur la grande place, à l'auberge du Grand Saint-Yves, flanquée à droite du Cheval-Rouge et à gauche de l'Écu-de-Bretagne. Une plantureuse hôtesse, très empressée, et des servantes à la figure réjouie reçurent les voyageurs à la descente de la diligence. On leur donna de vastes chambres éclairées d'un côté sur la rue et de l'autre sur une cour pittoresque, entourée de bâtiments divers à grands pavillons et tourelles d'escalier, d'écuries, de remises aux vieux piliers de bois et encombrée de véhicules, omnibus, cabriolets et autres antiques guimbardes.
Estelle avait deux chambres, une petite pour Grettly et, pour elle, une immense pièce à poutres apparentes, à grande cheminée et à meubles antiques. De naïves lithographies du Moyen âge, retraçant les malheurs de Geneviève de Brabant, ornaient les murs tapissés d'un papier à grandes fleurs.
Dès le lendemain, une existence nouvelle commença pour nos voyageurs. C'était le jour du marché, qui se tenait sur la place, devant le Grand Saint-Yves; ils furent réveillés par le bruit et assistèrent de leurs fenêtres au défilé des voitures de légumes, des ânes chargés de paniers de pommes de terre, de choux et d'oignons, des fermiers menant des cochons roses dans de petites charrettes, des paysannes guidant avec une gaule des troupes d'oies cancanantes.
Estelle et Georges, suivis de Grettly, furent bientôt sur la place à tourner autour des paysans et des marchandes, des laitières, des petites bourgeoises de la ville marchandant une botte de carottes ou une paire de canards. Sulfatin et son malade les rejoignirent. Toutes ces petites scènes de la rue semblaient extrêmement curieuses à ces ultra-civilisés; ils faisaient de longues stations devant une laitière mesurant son lait, devant le rémouleur ambulant repassant les couteaux des paysans, devant le maréchal ferrant en train de remettre un fer à un cheval, spectacle nouveau et plein d'intérêt pour ces chevaucheurs d'aéronefs.
Après un déjeuner qui menaçait de ne plus finir, car de la cuisine aux bonnes fumées odorantes surgissaient constamment des servantes avec des plats nouveaux, les voyageurs gagnèrent la rivière et descendirent vers la mer par un sentier des plus irréguliers menant à des champs de roseaux, à de petites criques de sable jaune sous les arbres, où résonnait le battoir des lavandières en corsages bleus, à côté de ponts de bois cahotants, jetés de roche en roche, sous les vieux moulins moussus dont les grandes roues verdies, tournant lentement avec le courant, versaient comme des ruissellements d'étincelles.
Grettly était aux anges. Elle retrouvait la vraie nature sans aucune trace de ces fils électriques tendus comme un immense filet aux mailles mille fois entre-croisées sur le reste de la terre. De temps en temps, elle levait la tête, surprise et charmée de ne plus voir le ciel sillonné de nos véhicules aériens à grande vitesse.
Elle jetait des regards d'envie aux Bretonnes qui marchaient pieds nus sur la rive, et son bonheur eût été complet s'il lui eût été permis de retirer ses souliers, ainsi qu'elle faisait, pour ne pas les user, au temps de son enfance, dans la montagne.
Au moins, il n'était pas besoin de pantoufles isolatrices, et l'on n'avait point à redouter les dangereuses fantaisies de l'Électricité!
Certes, M. Philox Lorris eût marqué un vif mécontentement s'il avait pu voir, dans l'après-midi de ce jour et tous les jours suivants pendant une quinzaine, sur la plage de Kernoël, Georges Lorris étendu sur le sable à côté d'Estelle Lacombe, à l'ombre d'un rocher ou d'un bateau, ou couché dans l'herbe, plus haut, à marée haute, au pied des menhirs, avec Estelle près de lui, passant ces douces journées en causeries d'une intimité charmante, ou lisant—horreur! au lieu des Annales de la Chimie ou de la Revue polytechnique,—quelque volume de vers ou quelque recueil de légendes et traditions bretonnes!
Enfin, sujet d'étonnement non moins grand, Sulfatin était là aussi, la pipe à la bouche, lançant en l'air des nuages de fumée, pendant que son malade Adrien La Héronnière ramassait des coquillages ou faisait des bouquets de fleurettes avec Grettly. La Héronnière n'était plus tout à fait le lamentable surmené qu'on avait été obligé de nicher pendant trois mois dans une couveuse mécanique; il allait très bien, le traitement de l'ingénieur médical Sulfatin faisait merveille et surtout le régime suivi au Parc national.
Le tête-à-tête du Voyage de fiançailles est bien loin d'avoir produit la brouille que Philox Lorris jugeait inévitable. Au contraire. Les deux jeunes gens passent de bien douces journées en longues causeries, à se faire de mutuelles confidences, à se révéler plus complètement, pour ainsi dire, l'un à l'autre et à reconnaître dans leurs goûts, leurs pensées, leurs espoirs, une conformité qui permet d'augurer pour l'union projetée un long avenir de bonheur.
Dans une belle vieille église remplie de naïves statuettes religieuses, avec des petits navires en ex-voto suspendus aux voûtes gothiques, ils ont assisté à la messe et aux vêpres au milieu d'une population revêtue des costumes des grands jours. Après les vêpres, on danse sur la place; sur une estrade faite de planches posées sur des tonneaux, des joueurs de biniou soufflent dans leurs instruments aux sons aigrelets. Bretons et Bretonnes, formant d'immenses rondes, tournent et sautent en chantant de vieux airs simples et naïfs.
Bonheur de revivre aux temps primitifs,
D'écouter des chants joyeux ou plaintifs...
Georges et Estelle, entraînés par le courant sympathique de ces bonnes vieilles mœurs, se joignirent aux rondes avec quelques étrangers en train de faire une cure de repos, et Sulfatin lui-même parut s'y mettre de bon cœur. Son malade regardait, n'osant se risquer: Grettly le poussa dans la ronde et lui fit faire quelques tours, après lesquels il s'en alla tomber, essoufflé, sur un banc de bois, près des tonneaux de cidre, parmi les gens que la danse altérait.
Estelle est tout à fait heureuse. Tous les deux jours, le facteur lui apporte une lettre de sa mère. Le facteur! On ne connaît guère plus ce fonctionnaire maintenant, excepté dans le Parc national d'Armorique. Partout ailleurs, on préfère téléphonoscoper, ou pour le moins téléphoner; les messages importants sont envoyés en clichés phonographiques arrivant par les tubes pneumatiques; il n'y a donc plus que les parfaits ignorants du fond des campagnes qui écrivent encore. Estelle seule connaît les émotions de l'heure du courrier, car Georges Lorris ne reçoit pas de lettres. Il a écrit à son père après quelques jours passés à Kernoël, mais Philox Lorris n'a pas répondu. Peut-être n'a-t-il pas encore eu le temps d'ouvrir la lettre.
Sulfatin reçoit aussi sa correspondance, non pas des lettres, mais de véritables colis apportés par la diligence, des paquets de phonogrammes qu'il se fait lire par le phonographe apporté dans son bagage. Il répond de la même façon, c'est-à-dire qu'il parle ses réponses et envoie ensuite les clichés phonographiques par colis. Cette correspondance est ainsi expédiée rapidement et Sulfatin est ensuite maître de tout son temps.
A la grande surprise de Georges, l'imperturbable Sulfatin continuait à ne rien dire, à ne pas protester contre le séjour dans ce pays arriéré de Kernoël. Il oubliait complètement les instructions de M. Philox Lorris; un Sulfatin nouveau s'était révélé, un Sulfatin gai, aimable et charmant. Il ne cherchait aucunement à troubler les joies paisibles de ces bonnes journées et ne s'efforçait point de susciter, ce qui n'eût pas été facile d'ailleurs, des motifs de brouille, ainsi que le lui avait pourtant si expressément recommandé Philox Lorris. Étrange! étrange!
Georges, qui s'était préparé à soutenir de violents combats contre le sévère Sulfatin, se réjouissait de n'avoir pas eu même à commencer la lutte. Seul, le malade de Sulfatin, Adrien La Héronnière, devant qui Philox Lorris ne s'était pas gêné de parler quand il avait expliqué ses intentions à Sulfatin, seul La Héronnière se creusait la tête pour chercher à deviner le motif d'une si complète infraction aux instructions de son grand Patron. Bien que toute opération mentale, tout enchaînement d'idées un peu compliqué fût encore une dure fatigue pour lui, La Héronnière s'efforçait de réfléchir là-dessus, mais il n'y gagnait que de terribles migraines et des admonestations de Sulfatin.
Vers le quinzième jour, Sulfatin changea tout à coup: il parut moins gai, presque inquiet. Sous prétexte que l'on commençait à s'ennuyer à Kernoël dans un paysage trop connu, il proposa de partir vers Ploudescan, à l'autre extrémité du Parc national. Georges, pour le satisfaire, y consentit volontiers. On quitta donc Kernoël. Empilés dans un mauvais omnibus, secoués sur des chemins rocailleux, entretenus avec négligence, les voyageurs durent faire quinze longues lieues.
C'était une autre Bretagne, une Bretagne plus rude et plus sévère qui se révélait à eux, avec ses landes mélancoliques malgré la parure des genêts, avec ses horizons aux lignes austères, ses sites rocailleux et ses falaises chauves.
Ploudescan était bien loin de posséder les agréments de Kernoël. C'était un simple village aux rudes maisons de granit, couvertes en chaume, au bord de la mer sur des roches sombres, dans un paysage d'une grandiose austérité. Il s'y trouvait seulement une auberge passable, fréquentée par les photo-peintres qui viennent braquer chaque été leurs appareils sur les rochers et récifs de la tempétueuse baie de Ploudescan, et nous donnent ainsi, en groupant avec art les habitants de Ploudescan, leurs modèles, dans des scènes ingénieusement trouvées, sur des fonds appropriés, les magnifiques photo-tableaux que nous admirons aux différents Salons.
Georges et Estelle entreprirent, à Ploudescan, une série de petites promenades. Sulfatin ne les accompagnait pas toujours, il était de plus en plus préoccupé, il s'absentait maintenant assez souvent et laissait son malade aux soins de Grettly.
Où allait-il pendant ces absences mystérieuses?
Nous allons le dire et révéler, quoiqu'il nous en coûte, les faiblesses de Sulfatin, cet homme si remarquable d'ailleurs et que nous pouvions croire d'un modèle nouveau. Ploudescan est situé sur la limite du Parc national; à trois quarts de lieue se trouve Kerloch, station de Tubes, pourvu de toutes les facilités que nous assure la science moderne. Tous les jours, Sulfatin s'en allait à Kerloch et accaparait, pour une heure ou deux, l'un des Télés de la station.
Pénétrons avec lui dans la cabine du téléphonoscope qui permet n'importe où et n'importe quand de retrouver les êtres aimés restés au logis, de revoir l'usine ou le bureau qu'on a laissés au loin... Chaque jour, Sulfatin demande la communication, soit avec Paris, 375, rue Diane-de-Poitiers, quartier de Saint-Germain-en-Laye, soit avec Paris, Molière-Palace, loge de Mlle Sylvia. A Saint-Germain, la correspondante de Sulfatin est également Mlle Sylvia; le 375 de la rue Diane-de-Poitiers, élégant petit hôtel tout neuf, a l'honneur d'abriter la célèbre artiste Sylvia, la tragédienne-médium, étoile de Molière-Palace, qui fait courir depuis six mois tout Paris à l'ancien Théâtre-Français.
Bien entendu, courir est une manière de parler, les théâtres, même avec les plus grands succès, étant souvent presque vides, maintenant qu'avec le Télé on peut suivre les représentations de n'importe quelle scène sans bouger de chez soi, sans sortir de table même, si l'on veut, si bien qu'on a été amené à réduire considérablement les salles et qu'on parle même de les supprimer complètement, ce qui apportera une notable diminution aux frais des entreprises théâtrales et permettra d'abaisser encore le prix des abonnements pour le théâtre à domicile. Sylvia, la tragédienne-médium, a, en six mois, amené quatre cent mille abonnés téléphonoscopiques au Molière-Palace, qui réalise des bénéfices fantastiques, malgré le faible prix de l'abonnement.
Précédemment, Molière-Palace languissait quelque peu, malgré ses tentatives plus ou moins heureuses, malgré ses changements de genre; il avait eu beau donner de resplendissants ballets et réunir un superbe ensemble de ballerines di primo cartello et de mimes extrêmement remarquables, il avait eu beau engager les clowns les plus extravagants, le public le délaissait de plus en plus, lorsque le directeur de Molière-Palace vit un jour, par hasard, Mlle Sylvia, sujet extraordinairement doué sous le rapport de la médiumnité, dans une évocation de Racine sur la scène d'un petit théâtre spirite. En écoutant Mlle Sylvia dire des vers de Phèdre avec l'organe de Racine lui-même, évoqué pour la circonstance, le directeur de Molière-Palace entrevit le parti à tirer de la tragédienne-médium et l'engagea aussitôt.
Avec sa tragédienne-médium, devenue tout de suite étoile de première grandeur, Molière-Palace revint au genre qui avait, plusieurs siècles auparavant, fait sa fortune et sa gloire, au théâtre classique, mais en introduisant dans les vieux drames, dans les antiques tragédies, d'importants changements, en les corsant par des attractions nouvelles. Tous les événements qui se narraient d'un mot au cours de ces vieilles pièces, tout ce qui était récit, tout ce qui se passait simplement à la cantonade, était mis en scène et fournissait des tableaux souvent bien plus intéressants que la pièce elle-même, qui n'était plus que l'assaisonnement. Quand la pièce ne fournissait pas suffisamment, on trouvait tout de même le moyen de la bourrer d'attractions. On vit ainsi, sur la scène transformée de l'antique et jadis trop solennelle maison de Molière, des combats d'animaux féroces, des sièges, des tournois, des batailles navales, des courses de taureaux, des chasses avec du vrai gibier.
De plus, la tragédienne-médium, évoquant tour à tour les esprits des grands artistes d'autrefois, apporta dans l'interprétation des grands rôles tragiques une extraordinaire variété d'effets. Ce n'était pas seulement Sylvia, c'était la Clairon, c'était Adrienne Lecouvreur, c'était Mlle Georges, c'était Rachel ou Sarah Bernhardt apparaissant, revenant sur le théâtre de leurs anciens succès, retrouvant leurs voix éteintes depuis cent ou deux cents ans, pour redire encore, dans leur manière personnelle, les grandes tirades qui avaient enflammé les spectateurs de naguère. Rien de plus empoignant, de plus tragique même, que le changement à vue qui se produisait lorsque la tragédienne Sylvia, grande femme, d'apparence robuste, massive même, très calme et très bourgeoise d'allures quand le fluide ne rayonnait pas, après avoir quelque temps assez froidement occupé la scène, se trouvait soudain, avec une contraction amenée par un simple effort de volonté, transfigurée comme sous la secousse d'une pile électrique par l'esprit qui entrait en elle et chassait pour ainsi dire sa personnalité, par l'esprit de l'artiste depuis longtemps disparue qui reparaissait soudain sur les planches foulées autrefois, théâtre de ses anciens succès, qui volait à l'artiste vivante son âme ou l'annihilait, pour se substituer à elle et retrouver ainsi quelques heures d'une existence nouvelle.
Parfois, aux grands jours, c'était l'esprit des auteurs eux-mêmes que Sylvia évoquait, et l'on avait cette étonnante surprise d'entendre vraiment Racine, Corneille, Voltaire, Hugo, disant eux-mêmes leurs vers et introduisant parfois dans leurs sublimes ouvrages des variantes tombées dans l'oubli ou des changements marqués au sceau d'un génie progressant encore outre-tombe.
De bonne famille bourgeoise, la tragédienne-médium était, hors du théâtre, une femme très simple, vivant tranquillement avec ses parents, commerçants retirés des affaires, qui ne s'étaient jamais senti aucune puissance évocatrice ou suggestionniste. Sylvia était un phénomène, sa puissante médiumnité était pourtant d'origine ancestrale, car elle lui venait d'un arrière-grand-oncle que ses étranges facultés, son goût pour l'occultisme et les sciences de l'au-delà, laissées jadis de côté ou abandonnées aux plus insignes charlatans, avaient fait enfermer comme fou!
Un soir, assis en sommeillant devant son Télé, Sulfatin l'a vue débuter dans la doña Sol du grand Hugo et le coup de foudre l'a frappé, véritable coup de foudre, car, oubliant qu'il suivait la représentation de loin, par téléphonoscope, Sulfatin, à un moment, emporté par une idée soudaine, absolument scientifique, croyez-le bien, voulut se précipiter vers l'actrice et brisa la plaque du Télé.
Cette idée, c'était celle-ci: Que ne pourrait-il, s'il pouvait tourner au profit de la science l'étonnante puissance de l'actrice-médium, s'il pouvait, grâce à elle, évoquer les génies des siècles lointains, les puissants cerveaux endormis dans la tombe, les faire parler, retrouver les secrets perdus, percer les mystères des sciences obscurcies de l'antiquité! Qui sait? après le repos absolu, goûté pendant des centaines d'années au fond des tombeaux, ces génies réveillés, mis au courant des progrès modernes, ne trouveraient-ils pas tout à coup des merveilles auxquelles nos cerveaux, accoutumés à certaines idées, entraînés par d'autres courants, ne pouvaient penser?
En conséquence, entourant ses plans d'un profond mystère, il se fit présenter chez les parents de la tragédienne-médium et demanda la main de Sylvia. Le mariage traînait un peu, Sylvia se montrant, en présence de Sulfatin, d'humeur très irrégulière, tantôt aimable, tantôt inquiète; un jour consentant presque au mariage projeté, et reprenant sa parole le lendemain, sans donner de motif.
Au moment du départ pour le Voyage de fiançailles, tout le temps de Sylvia étant pris par les répétitions d'une pièce nouvelle à grand spectacle, Sulfatin dut se contenter d'une correspondance par clichés phonographiques; mais maintenant il lui fallait chaque jour une entrevue par Télé avec la grande artiste. Oui, vraiment, l'absence avait développé chez lui un défaut qu'il ne se connaissait pas auparavant: il devenait jaloux, violemment jaloux, au nom de la science, et, songeant qu'un autre pouvait avoir la même idée que lui et se faire agréer en son absence, il regrettait amèrement de n'avoir pas disposé dans le petit hôtel les ingénieux et invisibles appareils photo-phonographiques qui rendent, en certains cas, la surveillance si facile.
C'est ainsi que, peu à peu, il en vint à courir trois ou quatre fois par jour au Télé de la station de Kerloch, à prendre communication avec l'hôtel de la tragédienne-médium ou avec sa loge et même à passer là-bas une partie de ses soirées à suivre les représentations de Molière-Palace. Pendant ce temps, La Héronnière restait un peu abandonné, mais Estelle et Grettly étaient là pour veiller sur le malade.
Un soir que tout le monde, moins Sulfatin, était réuni dans la grande salle de l'auberge de Kerloch, où quelques joyeux photo-peintres déroulaient leurs théories sur l'art, agrémentées de plaisanteries, La Héronnière, qui semblait plongé depuis longtemps dans un laborieux et douloureux travail de réflexion, se frappa le front tout à coup et gloussa dans l'oreille de Georges:
«J'y suis! je devine pourquoi le docteur Sulfatin, ayant pour instructions précises d'amener, par n'importe quels moyens, une brouille entre vous et votre fiancée, laisse complètement de côté ses instructions... Il est déjà le second de Philox Lorris; eh bien! en vous écartant... ou plutôt en vous aidant à vous écarter vous-même des laboratoires et des grandes affaires... pas votre goût, hein! les grandes affaires... il a... qu'est-ce que je disais? je ne me rappelle plus... ah! oui... il a l'espoir... il compte rester le seul successeur possible de Philox Lorris... Combinaison très canaille... mais habile... Hein! avez-vous compris? Voilà!»
La Héronnière n'en pouvait plus après cet effort du cerveau, un violent mal de tête le terrassait. Grettly le conduisit coucher avec une tasse de camomille.
VII
Ordre d'appel.—Mobilisation des forces aériennes, sous-marines et terriennes du XIIe corps. —Comment le 8e chimistes se distingua dans la défense de Châteaulin.—Explosifs et asphyxiants.—Le bouclier de fumée.
Cependant Philox Lorris, se reposant entièrement sur le traître Sulfatin, s'était replongé dans ses travaux et n'avait pas même songé un instant aux fiancés, pendant une dizaine de jours. Lorsque enfin, dans un intervalle de ses travaux, le souvenir lui en revint, il se rappela soudain la lettre reçue quelques jours auparavant.
Il avait si peu l'habitude de ce mode arriéré de correspondance, que cette lettre, jetée dans un coin, était restée oubliée. Il eut même beaucoup de peine à la retrouver. Quand il vit que Georges avait changé l'itinéraire et que, tout en promettant de faire un petit tour aux volcans artificiels d'Auvergne en revenant, il avait préféré s'en aller perdre son temps dans des promenades sans but et sans utilité en Bretagne, M. Philox Lorris fut très en colère et, tout de suite, il demanda des éclaircissements à Sulfatin. La réponse par phonogramme arriva bientôt. L'hypocrite Sulfatin rejetait toute la faute sur Georges, qui s'obstinait à repousser ses avis et ses bons conseils.
Philox patienta un peu, puis il adressa à Sulfatin un phonogramme débitant ces simples mots:
«Et cette brouille, où en sommes-nous? Ça ne va pas assez vite!»
Sulfatin répondit par le cliché d'une conversation de Georges et d'Estelle, recueillie par un petit phonographe qu'il avait adroitement dissimulé sous le feuillage en laissant les deux jeunes gens en tête à tête sous la tonnelle de l'auberge.
Cette conversation montrait suffisamment à Philox Lorris que la brouille attendue était encore bien loin, si elle devait jamais venir!
«Oh! cet ancêtre qui reparaît toujours! se dit Philox Lorris. Que faire? Puisque Sulfatin n'y suffit pas, il faut que je m'en mêle et que je tâche de les gêner un peu!...»
Philox Lorris, ayant beaucoup de choses à faire, allait très vite en besogne et sans barguigner dans tout ce qu'il entreprenait, et Georges s'en aperçut bientôt.
Un matin, comme il était en train de préparer une promenade avec partie de pêche dans les roches pour l'après-déjeuner, il reçut, par un exprès venu de Kerloch, un petit paquet et un fort colis. Le petit paquet contenait deux phonogrammes, l'un portant l'estampille Philox Lorris et l'autre le cachet du ministère de la Guerre.
Aussitôt portés au phonographe, voici ce que dirent les clichés:
Premier phonogramme:
«Artillerie chimique de ton corps d'armée mobilisée pour manœuvres; envoie ordre appel reçu pour toi... Désolé du dérangement apporté à ton délicieux Voyage de fiançailles.»
Deuxième phonogramme:
MINISTÈRE DE LA GUERRE
XIIe CORPS D'ARMÉE.—RÉSERVE
Essai de mobilisation et manœuvres extraordinaires de 1956.
Artillerie chimique et corps médical offensif, torpilleurs à vapeurs délétères, pompistes et torpédistes aériens sont convoqués du 12 au 19 août.
ORDRE D'APPEL
Le capitaine Georges Lorris, de la 17e batterie du 8e régiment d'artillerie chimique, se rendra le 12 août, à cinq heures du matin, à Châteaulin, au Dépôt chimique militaire, pour prendre le commandement de sa batterie.
«Allons, bon! fit Georges contrarié, un appel!... Qu'est-ce que cela veut dire? Cet appel n'était que pour l'année prochaine!... Mais je me doute, c'est l'ingénieur général d'artillerie chimique Philox Lorris qui l'a fait avancer pour gêner un peu le pauvre capitaine Georges Lorris dans son Voyage de fiançailles... Allons, je parie maintenant que ce colis renferme mon uniforme... Juste!
—Quel malheur! dit Estelle, voilà notre pauvre voyage fini...
—Bah! fit Sulfatin, c'est à Châteaulin qu'ont lieu les manœuvres? Eh bien! mais Châteaulin est près d'ici, à deux pas du Parc national: nous assisterons aux manœuvres... Nous cherchions des distractions, en voici, et nous aurons le plaisir de contempler le brillant capitaine Lorris en uniforme, à la tête de sa batterie...
—Mais nos opérations, à nous autres de l'artillerie chimique, n'ont rien de pittoresque.
—Cela ne fait rien, dit Estelle, nous irons voir les manœuvres.
—S'il n'y a pas de danger, fit observer la prudente Grettly.
—Si vous êtes là, ma chère Estelle, je prendrai mes ennuis en patience et je tâcherai que ma batterie se distingue dans ces combats pour rire,» dit Georges en riant.
Il fut convenu que Georges partirait le soir même, à dix heures, pour Kerloch, d'où un train de tube devait le conduire à Châteaulin.
La charmante Estelle et Grettly, accompagnées de Sulfatin, ainsi que La Héronnière, très fatigué de l'usure cérébrale dans l'effort qu'il avait fallu pour deviner les plans de Sulfatin, gagneraient Châteaulin le lendemain dans la matinée.
Les armées d'aujourd'hui sont des organismes extraordinairement compliqués, dont tous les rouages et ressorts doivent marcher avec une sûreté et une précision absolues. Pour que la machine fonctionne convenablement, il faut que tous les éléments qui la constituent, tous les accessoires divers s'emboîtent avec la plus grande régularité, sans à-coup ni frottement.
Il le faut bien, hélas! et maintenant plus que jamais! Le Progrès, qui, d'après les suppositions de nos bons rêveurs des siècles passés, devait, dans sa marche triomphale à travers les civilisations, tout améliorer, hommes et institutions, et faire à jamais régner la Paix universelle, le Progrès ayant multiplié les contacts entre les nations, ainsi que les conflits d'intérêts, a multiplié de même les causes et les occasions de guerre.
Les mœurs, les habitudes, les idées d'aujourd'hui, enfin, diffèrent des idées d'autrefois autant que le monde politique, en sa constitution actuelle, diffère du monde politique de jadis.—Qu'était-ce que la petite Europe du 19e siècle, régentant les continents de par la puissance que lui fournissaient ses sciences—à l'état embryonnaire pourtant, mais dont elle seule monopolisait la possession? L'Europe seule comptait. Maintenant, la Science, s'étant comme un flot d'inondation répandue à peu près également sur toute la surface du globe, a mis tous les peuples au même niveau, ou à peu près, aussi bien les vieilles nations méprisées de l'Asie que les peuples tout jeunes nés de quelques douzaines d'émigrants ou d'un noyau de convicts et d'outlaws dans les solitudes lointaines des Océans. Maintenant, tout l'univers compte, car il possède les mêmes explosifs, les mêmes engins perfectionnés, les mêmes moyens pour l'attaque et la défense.
Les idées n'ont pas moins changé, ô rêveurs de l'universel embrassement entre les peuples, doux utopistes, innocents et naïfs historiens, qui flétrissiez les violences d'autrefois, aussi bien les guerres de conquêtes entreprises par quelque prince ambitieux en vue d'arrondir ses États avec quelques méchantes bribes de provinces, que les guerres allumées par la vanité des nations, sans motifs intéressés, uniquement pour établir la suprématie d'une race sur une autre.
O doux rêveurs! ô poètes! il s'agit bien maintenant de ces vétilles, querelles de princes ou querelles de peuples, petites guerres de monarques se disputant, dans le tohu-bohu du Moyen âge, la possession de quelque maigre duché, troubles intérieurs de nationalités en train de se constituer, ou même grandes guerres entreprises pour l'établissement ou la conservation d'un certain équilibre entre les nations!
Fadaises que tout cela! Ces luttes, ces querelles sanglantes que vous flétrissiez si vigoureusement, c'était tout de même la manifestation d'un confus idéalisme régnant sur les cerveaux; les plus enragés guerroyeurs ne parlant que de droit, toujours on croyait ou l'on prétendait combattre pour le droit ou la liberté ou même la fraternité des peuples, en ce temps-là! Aujourd'hui, c'est le règne du Réalisme dominateur! Nous faisons la guerre autant et même plus qu'autrefois, non point pour des idées creuses ou des rêveries, mais, au contraire, en vue de quelque avantage sérieux et palpable, de quelque profit important.
L'industrie d'une nation périclite-t-elle parce qu'une autre nation voisine ou éloignée possède les moyens fournis par la nature ou l'industrie de produire à meilleur compte? Une guerre va décider à qui doit rester le marché, par la destruction des centres industriels du vaincu ou par quelque bon traité imposé à coups de torpilles.
Notre commerce a-t-il besoin de débouchés pour le trop-plein de ses produits? Bellone, avec ses puissants engins, se chargera d'en ouvrir. Les traités de commerce ainsi imposés ne durent pas longtemps, soit; mais, en attendant, ils font la richesse d'une génération, et, quand ceux-ci seront déchirés, nous trouverons bien d'autres occasions!
Lors du triomphe de la Science et de la grande mise en exploitation industrielle des continents, certaines nations n'ont pu supporter les frais d'établissement et se sont trop fortement obérées. Les nations débitrices se moquèrent d'abord très gentiment de leurs créanciers ruinés; mais les créances existent toujours, elles sont tombées, par rachat des titres, entre bonnes mains, entre les puissantes tenailles de nations qui savent se faire payer manu militari, ou, ce qui est encore plus malin, par une saisie de tous les revenus de l'État en faillite, et convertir les royaumes obérés en bonnes fermes productives.
Ainsi va désormais le monde, aussi bien en cette vieille Europe, dont la division territoriale change assez souvent, que dans l'Amérique, subdivisée en un certain nombre de coupures plutôt qu'en nations, où les changements sont encore moins rares, ou que dans l'Asie, plus compacte, envahie par l'âpre et prolifique race chinoise.
Ainsi donc, dans notre civilisation ultra-scientifique, toujours environnée de périls latents, une nation doit, suivant le vieil adage, plus vrai encore que jadis, rester toujours sur le pied de guerre pour avoir la paix et se garder sévèrement, à terre, sur mer et dans l'atmosphère.
Que de précautions, que de soins, que d'ordre pour tenir la machine militaire prête à fournir toute son énergie, à toute heure, à toute minute, au premier signe, sur un simple bouton pressé dans le cabinet du ministre de la Guerre!
Mais on y arrive.
Tout est prévu, combiné, arrangé. Notre organisation militaire d'aujourd'hui est un chef-d'œuvre de mécanique qui semble dû aux génies combinés de Vaucanson, de Napoléon et d'Edison.
Les habitants de Châteaulin s'éveillaient à peine, le 12 août, lorsqu'à cinq heures sonnant aux cadrans électriques officiels, une centaine d'officiers de réserve de tous grades, débarqués des tubes ou venus par aéronefs, se présentèrent au Dépôt chimique, où les attendait le colonel du 8e chimistes.
Georges était là, revêtu de l'uniforme élégant et sévère de son corps: vareuse marron sombre à brandebourgs, culotte noire et bottes, casque à visière et mentonnière mobiles se baissant au moment des opérations chimiques. Un réservoir d'oxygène à tube mobile, un revolver à air comprimé et un sabre complètent l'équipement.
Le sabre est une tradition, un dernier vestige de l'ancien armement du Moyen âge; on ne se sert guère, sur les champs de bataille modernes, de ces instruments encombrants, d'un maniement compliqué et de si peu d'effet.
Par Bellone! nous avons aujourd'hui mieux que ces glaives, bons tout au plus à découper les gigots en garnison.
Nous avons beaucoup mieux, certes, avec notre joli catalogue d'explosifs variés, qui commencent, il est vrai, à se démoder un peu. Ne possédons-nous pas la série des gaz asphyxiants ou paralysants, commodes à envoyer par tubes à petites distances ou par obus légers, simples bonbonnes facilement dirigées à 30 ou 40 kilomètres de nos canons électriques! Et l'artillerie miasmatique du corps médical offensif! Elle est en train de s'organiser, mais ses redoutables boîtes à miasmes et ses obus à microbes variés commencent à être appréciés.
Ah oui! nous avons mieux que l'antique coupe-choux, mieux que tous les instruments perforants ou contondants qui, pendant tant de siècles, furent les principaux outils des batailles! Quelques esprits, chagrins contempteurs du progrès, osent les regretter et prétendent que ces merveilles de la science, appliquées à la guerre, ont tué la vaillance et supprimé cette belle poussée du cœur qui jetait les hommes en avant sur l'ennemi, dans la lutte ardente et loyale. D'après eux, feu le courage militaire, inutile et impuissant désormais, se trouve remplacé par une résignation fataliste, par la passivité des cibles...
Mais foin de ces vains regrets et vive le progrès!
A 5 h. 15, le 8e chimistes se complétait avec ses réservistes amenés par train spécial du grand tube de Bretagne, bifurquant à Morlaix; ils recevaient leurs uniformes et leur équipement, plus sept jours de boulettes de viande concentrée, et à 5 h. 48, sur un coup de sifflet, les vingt batteries du 8e chimistes, étincelantes sous le soleil levant, s'alignaient sur le champ de manœuvres, devant le dépôt.
A 5 h. 51, les pompistes du corps médical offensif, en quatre sections, arrivaient à leur tour et presque en même temps paraissaient, à 200 mètres dans le ciel, les torpédistes aériens sortant de leur dépôt.
Le général commandant parut à six heures précises, à la tête d'un brillant état-major, et parcourut rapidement le front des troupes.
Il réunit les officiers supérieurs pour leur communiquer le programme des manœuvres et leur donner des ordres.
Un ennemi, représenté par une première portion du corps d'armée, partie la veille, était supposé avoir pris Brest, en glissant dans le port une nuée de Goubets de toutes tailles,—ces terribles et difficilement saisissables torpilleurs sous-marins inventés vers la fin du siècle dernier, qui font de toute guerre maritime une succession de surprises,—et en faisant sauter toutes les défenses qui eussent pu s'opposer au débarquement de ses forces.
Dans sa marche sur Rennes, il menaçait Châteaulin par son aile droite et cherchait à le déborder par son escadre aérienne.
On devait donc exécuter toutes les opérations nécessaires pour défendre Châteaulin, puis chercher à couper les escadrilles aériennes et les torpédistes roulants lancés en avant par l'ennemi, couvrir certaines zones de vapeurs délétères, reprendre, coûte que coûte, les positions, villes, villages ou hameaux enlevés, et enfin rejeter l'ennemi à la côte ou dans les zones supposées rendues inhabitables par le corps médical offensif. Tel était le plan des opérations de défense, exposé en tous ses détails à ses officiers par le général commandant, un de nos plus brillants ingénieurs militaires.
A 6 h. 15, les opérations commençaient.
Héliog. & Imp. Lemercier, Paris.
Feu le Courage militaire
remplacé par la résignation fataliste des Cibles.
Image plus grandeLa mobilisation avait donc demandé une heure quinze minutes, ce qui était un beau résultat, le précédent essai ayant pris une heure dix-huit minutes.
Les officiers de l'escadre aérienne, faisant virer leurs hélicoptères, regagnèrent rapidement leurs postes; on vit aussi une nuée d'éclaireurs torpédistes à marche accélérée s'élancer en avant, en décrivant une sorte d'éventail dans le ciel, et disparaître bientôt, perdus dans les lointaines vapeurs. Derrière, les grosses aéronefs, sur une seule et immense ligne dont les intervalles s'élargissaient de plus en plus, de façon à embrasser le plus possible d'horizon, marchaient plus lentement, toutes prêtes à pivoter sur un point au premier signal, dès que l'escadrille ennemie serait aperçue.
Les forces terriennes, pendant ce temps-là, s'étaient ébranlées aussi; un train spécial du tube transporta quelques bataillons de mitrailleuses jusqu'au trentième kilomètre, où le tube était censé coupé par des éclaireurs ennemis.
Le premier contact était pris; les éclaireurs torpédistes aériens ou bicyclistes terriens repoussés, l'ennemi fut signalé en train de se concentrer à 16 kilomètres de là. Aussitôt les bombardes roulantes électriques, arrivant par les routes de terre à 10 h. 45, commencèrent l'attaque en refoulant les bombardes ennemies.
Toute la journée fut employée en manœuvres aussi savantes d'un côté que de l'autre. L'ennemi avait eu le temps de se couvrir en semant des torpilles à blanc qui, dans une guerre, eussent causé des pertes énormes. Il fallait donc avancer prudemment, les éventer autant que possible et tourner les obstacles. Les mitrailleurs, divisés en petites sections, se faufilaient en profitant de tous les mouvements de terrain, portant leurs petits réservoirs à bras, les officiers et sous-officiers en avant, fouillant l'horizon avec leurs lorgnettes et calculant les distances. Dès qu'une section arrivait à bonne portée, c'est-à-dire à 4 kilomètres d'un ennemi visible, chaque homme vissait son tube-fusil aux embouchures mobiles du réservoir et on ouvrait le feu.
L'artillerie chimique, à 10 kilomètres en arrière de la ligne d'attaque, tirait sur les points que les éclaireurs à hélicoptères venaient leur signaler. L'artillerie tirait au jugé, bien entendu, en se repérant sur la carte, le but, toujours placé à 12 ou 15 kilomètres pour le moins, restant forcément invisible pour elle. Dans une vraie guerre, elle eût couvert les points indiqués par les éclaireurs de ses terribles explosifs ou d'obus à vapeurs délétères.
L'escadre aérienne resta invisible pendant toute la journée. Vers le soir, le corps de défense remporta quelques avantages marqués, mais on s'aperçut que l'ennemi avait adroitement dissimulé un mouvement tournant sur la droite et qu'en somme cette première journée lui était favorable.
Cependant le général commandant avait laissé une réserve de cinq batteries du 8e chimistes avec le bataillon médical offensif tout entier à Châteaulin pour couvrir la ville, et nous allons voir que cette sage précaution ne fut pas inutile. La batterie de Georges Lorris faisait partie de cette réserve. Le jeune homme put recevoir sa fiancée et ses amis, et les installer dans un bon hôtel en belle situation sur la colline dominant tout le cours de la rivière. Il offrit à déjeuner à Estelle au campement des chimistes, un vrai déjeuner militaire, où les convives n'avaient pour sièges que des caisses de torpilles et d'explosifs divers.
Dans l'après-midi, voyant qu'il pouvait disposer d'un peu de temps après une revue du matériel, il prit une aéronef et mena ses amis voir l'engagement; mais, comme on ne put approcher trop près de peur de tomber dans les mains de l'ennemi, on ne vit pas grand'chose; à peine, sur l'immense terrain découvert, quelques groupes d'individus minuscules filant le long des haies et, çà et là, quelques flocons de fumée aussitôt dissipée dans l'air.
Comme on ne soupçonnait nul péril, Georges alla dîner à l'hôtel où il avait logé ses amis; il passa gaiement la soirée avec eux, puis s'en fut rejoindre ses hommes à leur baraquement. Mais la nuit devait être troublée: entre trois et quatre heures du matin, Châteaulin endormi fut réveillé en sursaut par de violentes détonations. C'était l'ennemi qui, ayant réussi dans son mouvement tournant, essayait de surprendre la ville; heureusement, les grand'gardes venaient de l'arrêter à 8 kilomètres. On avait le temps de préparer la défense.
Et, sous les yeux des voyageurs de l'hôtel éveillés par la canonnade, sous les yeux d'Estelle, souriant à son fiancé qui passe à la tête de sa batterie, devant la pauvre Grettly, qui croit que c'est pour de vrai, les chimistes, visières baissées, avec les tubes d'ordonnance communiquant à leurs réservoirs portatifs d'oxygène, établissent des batteries sur le monticule, à l'abri d'un rideau d'arbres. En vingt minutes, tous les appareils sont montés, les tubes et tuyaux vissés. Georges, monté sur son hélicoptère, est allé reconnaître l'ennemi et, grâce à ses indications reportées sur la carte et soigneusement vérifiées, les appareils sont pointés sur diverses directions.
Pendant que les aéronefs de réserve se portent en avant, les sections de torpédistes ont semé de torpilles les points menacés, et les chimistes commencent à tirer. La situation reste bonne; l'ennemi, se heurtant à tous les obstacles qu'on sème sur son chemin, fait d'abord peu de progrès; mais, vers les sept heures, il réussit, en profitant d'un pli de terrain, à s'avancer de quelques kilomètres en enveloppant certains postes aventurés.
Pour gagner du temps et laisser aux secours le temps d'arriver, Georges, qui a le commandement en sa qualité d'officier le plus ancien en grade, fait couvrir tout le périmètre de la défense de boîtes à fumée. Ces boîtes, éclatant à 100 mètres en l'air, répandent des flots de fumée noirâtre et nauséabonde, qu'en cas de guerre les chimistes eussent rendue absolument asphyxiante. Châteaulin, où l'atmosphère reste pure, est enveloppé d'un cercle de brouillard opaque qui le rend invisible à l'ennemi déconcerté.
Les batteries chimiques de la défense continuent à tirer; puis, à l'abri de la fumée, des torpédistes se glissent jusqu'à l'ennemi, et enfin le bataillon médical, avec sa batterie particulière, prend l'offensive à son tour. Il se porte en avant et envoie sur les points repérés quelques boîtes inoffensives, simplement nauséabondes aujourd'hui et provoquant des toux désagréables, lesquelles boîtes, dans une guerre, eussent porté sur les points de concentration de l'ennemi, sur les villages occupés, les miasmes les plus dangereux.
Châteaulin est sauvé; pendant que l'ennemi tâtonne dans le brouillard, se heurte aux torpilles ou tourne les points supposés rendus infranchissables par les miasmes, les secours arrivent.
Nous n'avons pas l'intention de suivre pas à pas ces manœuvres si intéressantes; Georges Lorris, qui avait eu l'idée du bouclier de fumée, fut très chaudement félicité le lendemain par le général, puis, comme sa batterie avait soutenu presque tout l'effort du combat pendant un jour et une nuit, et qu'un certain nombre d'hommes, n'ayant pas eu le temps de renouveler leur provision d'oxygène, étaient indisposés par suite de la manipulation des produits, elle fut, pendant tout le reste des opérations, mise en réserve, ce qui permit à Georges de consacrer un peu plus de temps à sa fiancée.
L'escadre aérienne, après avoir attaqué et dispersé au-dessus de Rennes les aéronefs ennemies, revenait avec des aéronefs prisonnières, apportant son concours aux forces terriennes. Le corps de défense, grâce aux savantes combinaisons du général, reconquit vite le terrain perdu et, dès le troisième jour des manœuvres, la situation de l'ennemi devint assez critique. Toutes les journées étaient employées en combats ou en conférences par le général lui-même ou par quelques ingénieurs de l'état-major. Parfois, au milieu d'une bataille, lorsqu'une circonstance se présentait qui pouvait servir à l'instruction des officiers, un signal arrêtait brusquement les deux armées, les clouant sur leurs positions respectives, et, de chaque côté, les officiers réunis écoutaient la conférence du général, émettaient des opinions ou proposaient des plans. Puis, sur un signal, l'action reprenait au point où on l'avait arrêtée.
Bientôt, l'armée ennemie, malgré ses efforts, se vit rejetée dans un canton montagneux et acculée à la mer. Une partie de son escadre aérienne avait été faite prisonnière, le reste tenta vainement d'enlever une partie du corps menacé, pour le porter nuitamment sur une meilleure position; mais les aéronefs veillaient, leurs jets de lumière électrique fouillant le ciel firent découvrir la tentative.
L'heure suprême avait sonné. Après un travail de toute une nuit pour le placement des batteries, à l'aube du sixième jour les chimistes et le corps médical offensif couvrirent la région occupée par l'ennemi de boîtes à fumée et d'obus à miasmes. L'ennemi riposta aussi vigoureusement qu'il put; mais ses boîtes, sur le périmètre très étendu de l'attaque, ne produisaient pas grand effet; il fut bientôt évident que, dans une action véritable, l'ennemi, noyé dans les gaz asphyxiants des chimistes et sous les vapeurs délétères à effet rapide du corps médical offensif, eût été bien vite et définitivement mis hors de combat. Les deux corps d'armée, attaque et défense, réunis le soir du septième jour à Châteaulin, furent passés en revue par les généraux, sous les flots de lumière électrique, félicités pour leurs belles opérations, et les réservistes, immédiatement congédiés, regagnèrent leurs foyers.
Seuls restèrent les officiers ayant à passer des examens pour l'obtention d'un grade supérieur ou à soutenir des thèses pour le doctorat ès sciences militaires. Le général se montra charmant pour Georges Lorris.
«Capitaine, lui dit-il, je serais heureux de vous proposer pour le grade de commandant, mais il vous faut le doctorat auparavant; donc, si vos occupations au laboratoire de monsieur votre père vous en laissent le temps, travaillez, piochez ferme et, aux examens de printemps, vous pourrez vous présenter avec toutes les chances...
—Mon général, je vous remercie, mais je suis en train de préparer autre chose.
—Quoi donc?
—Mon mariage, et je dois, mon général, remettre les rêves ambitieux à plus tard... Permettez-moi de vous présenter ma future...»
Après une journée de repos, les fiancés se décidèrent au retour, sur les instances de Sulfatin qui, dédaigneux des beautés de la bataille, avait passé ses journées au Télé de l'hôtel, à Châteaulin, à communiquer avec Molière-Palace, en confiant son malade aux soins de Grettly.
DEUXIÈME PARTIE
I
Préparatifs d'installation.—La féodalité de l'or.—Quelques figures de l'aristocratie nouvelle.—La nouvelle architecture du fer, du pyrogranit, du carton, du verre.—Les photo-picto-mécaniciens et les progrès du grand art.—Messieurs les ingénieurs culinaires.
«Êtes-vous brouillés? demanda Philox Lorris, lorsque son fils se présenta devant lui au retour du Voyage de fiançailles.
—Pas le moins du monde; au contraire, je...
—Ta ta ta! Vous ne vous êtes pas éprouvés sérieusement, vous êtes restés tous les deux, toi surtout, la bouche en cœur, à soupirer des gentillesses; ce n'est pas ainsi qu'on éprouve celle dont on veut faire la compagne de sa vie... Ce n'est pas loyal, je trouve que tu as manqué tout à fait de bonne foi...
—Comment! j'ai manqué de bonne foi?
—Certainement! Et ta fiancée aussi, de son côté! Tu n'es pas autrement bâti que tous les autres hommes, parbleu! et ta fiancée ne diffère pas du reste du genre féminin. Tu devais te montrer comme tu seras pendant le reste de ta vie—ainsi du reste que tous les hommes occupés—rude, distrait, grincheux souvent, emporté, violent même..... Nous sommes tous comme cela dans la vie; elle est si courte, la vie; une fois mariés, est-ce qu'on a du temps à perdre en manières?
—J'ai pourtant bien l'intention de ne pas me montrer aussi désagréable que cela...
—Certainement, parbleu! des bonnes intentions, ça ne prend pas de temps, on en a tant que l'on veut... mais les rapports journaliers, la vie enfin... C'est là que je t'attends! De même une fiancée, pour que le Voyage de fiançailles constitue un essai vraiment loyal de la vie conjugale, devrait tout de suite se montrer futile, légère, contrariante, souvent revêche, portée à la domination, etc., etc., enfin, telle qu'elle sera plus tard dans le ménage. Alors, on se juge franchement, et l'on décide en parfaite connaissance de cause si la vie commune est possible: «Attention! Quand je serai la femme de ce monsieur, je l'aurai toujours devant moi!—Bigre! Quand je serai le mari de cette dame, songeons-y, ce sera à perpétuité...» Voilà les sages réflexions que les personnes raisonnables doivent faire!»
Georges se mit à rire.
«Est-ce que tu me peindrais l'éminente doctoresse Bardoz et la sénatrice Coupard, de la Sarthe, avec les mêmes couleurs? demanda-t-il à son père.
—Pas tout à fait! Si je les ai distinguées, c'est qu'elles sont de vraies exceptions... Et puis elles seraient si occupées elles-mêmes! Enfin! concluons! Tu persistes vraiment?
—Je persiste à voir le bonheur de ma vie dans l'union avec...
—Bon! bon! pas de phrases! C'est ton ancêtre l'artiste, le poète qui te travaille... Laisse-le dormir! Nous verrons; mais avant de donner mon consentement définitif, je veux étudier ta fiancée... Tu connais mes principes: pas de femme inoccupée. Je propose à Mlle Lacombe d'entrer à mon grand laboratoire, section des recherches; elle travaillera sous mes yeux, à côté de toi... Ne crains rien, pas de surmenage, un petit travail doux! Et, entre temps, vous monterez votre maison et nous causerons ménage quand le nid sera achevé.»
Georges, comptant bien abréger le plus vite possible cette dernière période d'épreuves, se déclara satisfait de l'arrangement et porta la proposition de son père à Estelle. Tout fut vite entendu. D'ailleurs, Philox Lorris n'eut qu'un mot à dire aux Phares alpins pour faire passer M. Lacombe aux bureaux de Paris de cette administration: les parents d'Estelle purent venir habiter Paris, au grand plaisir de Mme Lacombe, qui voyait ainsi se réaliser un de ses rêves.
Georges Lorris et Estelle s'occupaient de leur installation future avec Mme Lacombe, mais sur les idées de Philox Lorris. Celui-ci négocia en quelques jours l'achat pour son fils, au centre de l'ancien Paris, sur les hauteurs de Passy, d'un petit hôtel que désirait céder, pour s'installer dans un vaste domaine dans le Midi, un banquier milliardaire d'Australie qui venait de réaliser dans les bourses du Nouveau Monde un krach fabuleusement fructueux et qui voulait, avec l'immense fortune récoltée dans sa magnifique opération, fonder, assez loin des désagréables criailleries des anciens actionnaires et dans un pays plus aristocratique que la terre australienne, une puissante famille seigneuriale.
Ce richissime ex-banquier, Arthur Pigott, traitant M. Philox Lorris en homme digne de le comprendre, exposa ses plans avec tranquillité quand il fit visiter son petit hôtel à son acheteur.
«Votre vieille aristocratie territoriale est morte d'inanition, illustre monsieur, ou elle achève de s'éteindre, dit-il ; soufflons donc dessus et remplaçons-la, car il faut la remplacer, c'est le vœu de la nature; vous savez bien qu'une aristocratie a son rôle dans la vie sociale et qu'on n'en a pas plutôt jeté une à terre,—vos révolutions l'ont prouvé—qu'une autre apparaît. A l'origine de toutes les grandes et hautes familles, monsieur, que voyez-vous? Un fondateur malin, plus riche et, par conséquent, plus puissant que ses voisins! Je dédaigne de rechercher comment il a ramassé cette fortune: il l'a, c'est le principal!... Les historiens passent assez légèrement là-dessus comme détail négligeable...
—Des chevauchées la lance au poing en pays ennemi, fit M. Philox Lorris, la conquête de quelque territoire; autrement dit, l'expulsion violente ou l'oppression des occupants, venus jadis de la même façon.
—Autrement dit des rapines de soudards, de brutales rapines, continua M. Pigott, hideuses violences des temps barbares! Eh bien! qu'on nie encore le progrès! J'ose prétendre que, plus tard, les historiens qui regarderont à l'origine de la noble famille fondée par moi en mon duché sur la Dordogne, où j'aurai, j'espère, le plaisir de vous avoir à mes grandes chasses, distingueront autre chose! Pas de violences, pas de soudards brutaux! Ils pourront dire: L'ancêtre Pigott, le fondateur, fut tout autre chose qu'un vulgaire Montmorency; ce fut un doux malin, un combattant de l'intelligence qui sut prélever sur des créatures inférieures la dîme de l'intelligence.....
—Deux ou trois cent mille actions de 5,000 francs, n'est-ce pas, dans vos dernières affaires?
—Plus quelques petites choses, pour compenser les frais très sérieux... Je reprends! Voici ce qu'ils diront, les historiens: Il sut prélever la dîme de l'intelligence et vint, apportant la richesse en notre belle province, fonder une illustre maison, planter l'arbre seigneurial dont les rameaux s'étendent aujourd'hui si largement, abritant nos têtes sous leur ombre, et contribuer puissamment au relèvement des principes d'autorité et des saines idées de hiérarchie sociale trop longtemps ébranlées par nos révolutions..... Voilà! ainsi se fonde la nouvelle aristocratie!»
Et M. Pigott avait raison.
Sur les ruines bientôt déblayées de l'ancien monde, une aristocratie nouvelle se fonde. Que devient l'ancienne? Les vieilles races en décadence semblent fondre et disparaître de jour en jour avec plus de rapidité. Nous voyons leurs descendants appauvris, éloignés par la défiance des masses des affaires publiques, peu aptes à la pratique des sciences, impropres aux grandes affaires industrielles et commerciales, tirer la langue dans leurs châteaux délabrés, qu'ils ne peuvent entretenir et réparer, ou végéter dans de misérables petites places sans ouvertures d'avenir.
Leurs terres, leurs châteaux, et leurs noms mêmes avec, s'en vont à la nouvelle aristocratie, aux seigneurs des nouvelles couches, aux Crésus de la Bourse, enrichis par l'épargne des autres, aux notabilités de la grande industrie ou de la productive politique, et, à côté de ces illustres débris heureux d'obtenir de maigres emplois en des bureaux de ministère ou d'usine, où le sang actif des anciens chevaucheurs croupit dans une stagnation lamentable, nous voyons tels grands industriels, gigantesques coffres-forts, planter le drapeau de Plutus sur les anciens domaines de l'ex-noblesse, reconstituer peu à peu les vastes fiefs d'autrefois sur des bases plus solides.
Quelques exemples, en outre de celui fourni par le milliardaire Pigott:
Le célèbre marquis Marius Capourlès, fondateur d'une centaine d'usines, organisateur de syndicats accaparant toutes les féculeries et distilleries d'une immense région. Avec ses bénéfices, dont il sait à peine le compte, Marius Capourlès a peu à peu aggloméré un noyau de vastes domaines comprenant l'étendue d'un département et récemment érigés en marquisat. Ajoutons bien vite que, parmi les simples petits commis d'une de ses agences, Marius Capourlès compte un duc authentique, descendant des rois de Sicile et de Jérusalem, et trois ou quatre pauvres diables couverts de blasons, dont les pères ont eu terres et châteaux, gardé, casque en tête, des marches de frontières et arrosé de leur sang tous les champs de bataille de l'ancienne France.
M. Jules Pommard est non moins célèbre que le marquis Marius. Lancé sur le terrain giboyeux de la politique, M. Jules Pommard n'est pas de ceux qui restent bredouilles. Il a eu des hauts et des bas; accusé jadis de trafics et de malversations, mais amnistié par le succès, il s'est, après avoir purgé quelques petites condamnations, taillé dans sa province un véritable petit royaume où il tient tout, dirige tout, commande à tous et plane sur tous du haut de sa sereine majesté d'homme arrivé, qu'encadre noblement un grand château historique ayant fait partie du domaine royal, château dont il compte bien faire porter le nom à ses héritiers.
Voici une illustration plus haute encore, M. Malbousquet, autre grand industriel, roi du fer et prince de la fonte, maître et possesseur de formidables établissements métallurgiques, propriétaire de tubes et de nombreuses lignes d'aéronefs, à la tête de trois cent mille ouvriers et du plus titanique outillage qu'il soit possible de rêver, immense réunion d'engins terrifiants, grinçant, tournant, virant, frappant, hurlant effroyablement en des usines monstres, colossales cités de fer aux architectures étranges, où les marteaux-pilons géants s'élèvent comme d'extraordinaires monuments mobiles et féroces, parmi des ouragans de vacarmes métalliques et des tourbillons d'âcres fumées, au-dessus de rouges fournaises attisées par des cohues d'hommes hâves et demi-nus, roussis, grillés et charbonneux.
Le maître de ce royaume, véritablement infernal, n'a garde de l'habiter; il domine de loin, il commande et dirige, loin de l'infernal mouvement, loin des rivières de fonte incandescente et des hauts fourneaux soufflant des haleines de feu; il règne sur ses esclaves de chair et de fer du fond d'un somptueux cabinet relié par Télé au cabinet de l'ingénieur-directeur des usines, dans un castel resplendissant, grand comme Chambord et Coucy réunis, élevé à coups de millions dans un site charmant, avec un fleuve à ses pieds, filant vers la mer, et de belles forêts, sévèrement gardées, se déroulant aux divers horizons.
A perte de vue, tout ici appartient à M. Malbousquet, déjà comte romain, devenu duc tout récemment, par la grâce du milliard; dans cette terre, érigée pour lui en duché par les Chambres, tout est à lui, le sol et aussi les gens, tenus et bridés par mille liens.
C'est pourtant le domaine actuel du roi du fer, le grand centre métallurgique qui fut, en 1922, le principal foyer de la révolution sociale et qui vit, lors du triomphe momentané des doctrines collectivistes, le plus complet bouleversement.
Ici, pendant qu'une effroyable lutte éclatait à Paris, pendant que se déroulaient des scènes de sauvagerie épouvantables, où le peuple énervé et halluciné, dans l'impossibilité de réaliser les rêves insensés des révoltés et des utopistes, des naïfs farouches et des hâbleurs, accumulait ruines sur ruines et se ruait à la folie furieuse et à l'effondrement universel, pendant ce déchaînement de tous les délires, dans le grand centre métallurgique saisi au nom de la collectivité, s'appliquaient à peu près pacifiquement les théories socialistes.
Les meneurs, au jour du triomphe, avaient ici trouvé un organisme bien complet, en bon état de fonctionnement, et ils avaient pensé que tout devait continuer à marcher comme par le passé et même beaucoup mieux, simplement par la bonne volonté de tous, moyennant la simple suppression des directeurs et des actionnaires, et le partage égal entre tous du produit intégral du travail de tous.
Le programme était simple, clair, à la portée des moins larges intelligences, mais l'application, au grand étonnement de chacun, donna lieu pourtant, dès la première heure, à de rudes frottements. L'égalité des droits décrétée—la Sainte Égalité—pouvait-elle s'accommoder de l'inégalité des fonctions et des travaux? On laissait les ingénieurs à leurs travaux forcément, parce que le simple manœuvre ne pouvait songer à prendre leur place; mais les autres, bureaucrates, contremaîtres, chefs ouvriers, ne devaient-ils pas rentrer dans le rang? Comment procéder à la distribution du travail, avec toutes ces inégalités, qui semblaient apparaître pour la première fois aux yeux de tous? Personne ne voulait plus du travail rude, du travail dangereux; chacun, naturellement, réclama le travail le plus facile et le plus doux, les postes les plus tranquilles.
Dès le premier jour, les heurts violents se produisirent, les discussions éclatèrent et s'envenimèrent très vite. Au milieu des tiraillements, des désordres et même des grèves de certaines spécialités, les usines marchèrent quelque temps cahin-caha, dévorant les stocks de minerais amassés et les fonds saisis dans les caisses. Puis, brusquement, tout s'arrêta, les machines poussèrent leur dernier râle, les hauts fourneaux s'éteignirent, tout tomba dans une confusion épouvantable.
Le collectivisme mourait de son triomphe. Tant bien que mal, l'organisme qu'il avait trouvé en fonctions avait encore marché quelques semaines, produisant—suivant les comptes rigoureusement tenus par les bureaux—tout à perte, pour diverses causes, par suite de l'immense gâchis d'abord, du labeur mal conduit et mollement soutenu pendant les heures de travail diminuées de moitié,—et laissant, au lieu de fabuleux bénéfices à répartir, comme tous l'espéraient, un déficit à combler, gouffre énorme, s'élargissant d'heure en heure.
Six mois d'anarchie épouvantable, avec la tristesse amère des beaux rêves écroulés, les lugubres désespoirs, les colères impuissantes, avec la ruine, la fureur et la faim partout!
Le grand centre industriel resta comme un immense tas de ferrailles inutiles, autour duquel peu à peu la solitude se faisait et que les affamés abandonnaient en colonnes lamentables.
Quand, après bien d'autres catastrophes, l'anarchie de Paris, s'éteignant peu à peu dans le sang des sectes socialistes qui s'entre-dévoraient, fut écrasée définitivement par un retour du bon sens, puissamment aidé par la force passée aux mains des meneurs satisfaits, gorgés des dépouilles de l'ancienne société, il n'y avait plus de désordres à réprimer dans le royaume du fer, il n'y avait plus que des ruines.
Édouard Malbousquet, jeune alors, ex-petit ingénieur des usines, riche de quelques petits bénéfices recueillis dans l'eau trouble de la révolution sociale, eut alors l'habileté de grouper quelques amis parmi les nouveaux capitalistes éclos dans la tourmente et de racheter, pour un morceau de pain jeté aux actionnaires survivants, ces tristes ruines inutiles, et de tout recommencer.
Le résultat, le voici: tout en haut, le puissant seigneur suzerain; tout en bas, la tourbe des humbles vassaux; d'un côté, une haute personnalité politique, financière et industrielle, comblée de richesses, de titres et d'honneurs; et, de l'autre, la noire fourmilière des travailleurs du fer, revenus au travail avec de la misère et de cruelles désillusions en plus.
Notre haute civilisation scientifique, l'excès du machinisme, l'industrialisme écrasant l'homme sous l'engin ou changeant cet homme, non pas en machine même, mais en simple fragment de rouage de machine, ont donc, en définitive, abouti à ramener le monde en arrière et à créer au-dessus des masses travailleuses une nouvelle féodalité, aussi puissante, aussi orgueilleuse et aussi rude en sa domination que l'ancienne, si ce n'est plus!
Serfs des enfers industriels rivés aux plus dures besognes, petits employés cloués à leur pupitre, petits ingénieurs, rouages un peu plus fins de la grande machine, petits commerçants, laminés et broyés par les gigantesques syndicats, paysans cultivant, suivant les nouvelles méthodes scientifiques, la terre des nouveaux seigneurs, dites-nous si le sort des manants du Moyen âge, des siècles où l'on avait au moins le temps de respirer, était plus rude que le vôtre?
Certes, la main humaine, même recouverte du gantelet de fer des hauts barons, le poing de la féodalité de fer était moins lourd que le marteau-pilon d'aujourd'hui, symbole écrasant de la nouvelle féodalité de l'or!...
Le petit hôtel acheté par M. Philox Lorris, à l'un de ces potentats de la finance et de l'industrie, avoisiné par d'autres hôtels d'un luxe babylonien, résidences urbaines appartenant à de non moins notables seigneurs, allait donc être transformé complètement pour le fils du grand ingénieur; toutes les innovations, toutes les applications de la science moderne devaient y faire régner un confort scientifique absolument digne du siècle éclairé où nous avons le bonheur de vivre et du grand Philox Lorris lui-même.
Il y avait naturellement très peu de jardins, un simple cadre de verdure, sertissant les différents bâtiments,—l'espace est si mesuré à Paris!—mais on s'était rattrapé sur les terrasses, les petites plates-formes et les balcons suspendus, transformés en véritables forêts, en forêts vues par le gros bout de la lorgnette, avec des arbres nains japonais suivant la mode actuelle.
Il n'y a pas que Paris qui soit étroit et resserré, on se sent tellement pressé aujourd'hui sur notre globe archi-plein, dans le coude à coude des continents bondés, qu'il faut tâcher de gagner un peu de place, de toutes les façons possibles, par d'ingénieux subterfuges.
Voulez-vous des forêts ombreuses avec de vieux chênes aux ramures puissantes, tordant leurs racines comme un nid de serpents et lançant au loin de grosses branches à l'épais feuillage? Voulez-vous des pins fantastiques, hérissés de pointes et cramponnés à des blocs de rochers moussus? Voulez-vous des arbres exotiques, des fourrés étranges, dominés par des baobabs monstrueux?
En voici sur votre balcon, dans de jolis bacs de faïence japonaise, voici sur votre véranda la forêt vivante en réduction, les géants nains, les arbres centenaires, les colosses végétaux, maintenus, par l'art inouï du jardinier de Yeddo, à des proportions de plantes d'appartement.
C'est la forêt minuscule, mais c'est la forêt tout de même, avec ses fourrés touffus, ses dessous tapissés de bruyères naines, avec ses profondeurs mystérieuses, qui vous donnent le vertige et le frisson des solitudes, avec ses rochers, ses ravins même, au-dessus desquels se dressent de vieux troncs dépouillés, tordus et déchiquetés par les siècles, ravagés par les ouragans; ce sont de vastes paysages factices, absolument illusionnants, devant lesquels, en y mettant un atome de bonne volonté, on peut chercher la poésie du rêve, tout comme si l'on errait dans les quelques coins de nature sauvage qui nous restent, éparpillés çà et là par le monde et sur le point de disparaître à jamais.
Ne cherchez pas d'autres feuillées à Paris, en dehors de ces futaies factices et des maigres jardinets entretenus à grand'peine autour des maisons riches.
Le sol de Paris n'en peut guère produire, puisqu'il n'existe plus, puisque la vraie terre y a disparu ou à peu près, remplacée par un lacis embrouillé de tunnels, de canalisations diverses, de tubes métropolitains réunissant les quartiers, de tubes d'expansion au dehors, d'égouts, de caniveaux, de conduits pour les innombrables fils des divers Télés et des services électriques divers, force, lumière, théâtre, musique, etc., entre-croisés à travers un massif de béton et de pierrailles, où les racines des pauvres diables d'arbres que leur malheur a exilés dans ce conglomérat rocailleux, saturé de fluides divers, ne peuvent, même en s'allongeant et s'échevelant outre mesure, puiser qu'une bien maigre nourriture.
Mais si la villa parisienne de Georges Lorris ne pouvait guère montrer d'autres verdures que les arbres comprimés et rabougris de ces forêts d'appartement, elle possédait une annexe un peu plus loin, dans les montagnes du Limousin, à trente-cinq minutes de tube et deux heures d'aéronef à peine, une maison de campagne, petite, mais commode, agréablement placée dans un fort beau paysage, à mi-côte d'une colline rocheuse, avec des arbres de proportions naturelles et des coins de véritables bois sous ses fenêtres.
Par une heureuse idée de l'architecte, la partie supérieure de la maison, sorte de tourelle carrée dominant le corps de bâtiment principal, était mobile et pouvait monter, faisant cage d'ascenseur, jusqu'à la crête de la colline voisine et stationner ainsi, pendant les belles journées, à 80 mètres au-dessus de la maison.
De là, le pays se découvrait plus vaste, pittoresque et tourmenté, coupé de ravins, sillonné de rivières, et montrait au loin, sur des roches isolées ou sur les différentes croupes de collines, cinq ou six ruines de vieux châteaux et seulement, l'industrie étant encore peu développée dans la région, une vingtaine de groupes d'usines fumeuses à l'horizon.
Pour revenir à l'hôtel parisien abandonné par le banquier milliardaire comme trop simple et ne convenant plus à sa haute situation, il n'en était pas moins un somptueux petit bijou d'architecture moderne en délicieuse situation.
On jouissait d'une vue admirable et très étendue des loggias du grand salon du sixième étage au-dessus du sol, c'est-à-dire du premier, comme on a l'habitude de dire, maintenant que l'entrée principale d'une maison est sur les toits, à l'embarcadère aérien. De cette loggia, ainsi que des miradors vitrés suspendus aux façades, on apercevait tout Paris, l'immense agglomération quasi-internationale de 11 millions d'habitants qui fait battre sur les rives de la Seine le cœur de l'Europe et presque le cœur du monde, en raison des nombreuses colonies asiatiques, africaines ou américaines fixées dans nos murs; on planait au-dessus des plus anciens quartiers, ceux de la vieille Lutèce, bouleversés par les embellissements et les transformations, par delà lesquels d'autres quartiers plus beaux, les quartiers modernes, si étonnamment développés déjà, projetaient au loin d'immenses boulevards en construction.
Là-bas, derrière les hauts fourneaux, les grandes cheminées et les coupoles de réservoirs électriques du grand musée industriel des Tuileries, se dressent, au centre du berceau de Lutèce, flottant entre les deux bras de la Seine,—de la vieille Lutèce agrandie et transformée, allongée, grossie, gonflée et hypertrophiée—les tours de Notre-Dame, la vieille cathédrale, surmontées d'un transparent édifice en fer, simple carcasse aérienne de style ogival comme l'église, portant, à 80 mètres au-dessus de la plate-forme des tours, une seconde plate-forme avec bureau central d'aéronefs omnibus, commissariat, restaurant et salle de concert de musique religieuse. La tour Saint-Jacques se montre non loin de là, surmontée, elle aussi, à 50 mètres, d'un immense cadran électrique et d'une seconde plate-forme autour de laquelle voltigent, à différentes hauteurs, les aérocabs d'une station.
Des édifices aériens pointent très nombreux au-dessus des cent mille embarcadères des maisons, au-dessus des toits où s'étalent, de cime en cime, de gigantesques réclames pour mille produits divers. On distingue d'abord les embarcadères des grandes lignes d'aéronefs omnibus, les wharfs d'aéronefs transatlantiques,—ces constructions de toutes les formes et de tous les styles, monumentales, mais très légères, portées sur de transparentes armatures de fer,—le grand embarcadère central des Tubes, plus massif, projetant dans toutes les directions des tubes, portés parfois sur de longues arcatures de fer ou traversant en tunnels les collines chargées de maisons,—puis bien d'autres édifices divers, plus ou moins turriformes: phares de quartier, commissariats et postes aériens pour la surveillance de l'atmosphère, si difficile pendant la nuit, malgré les flots de lumière électrique répandus par les phares, embarcadères de grands établissements ou de magasins.
Quelques quartiers apparaissent voilés par un treillis serré et embrouillé de fils électriques qui semblent les envelopper d'une gigantesque toile d'araignée. Trop de fils! Ces réseaux courant en tous sens sont, à certains endroits, un obstacle à la circulation aérienne; bien des accidents ont été causés par eux aux heures nocturnes, malgré l'éclat des phares et des lampadaires de toits, et l'on a vu maintes fois des passagers d'aérocabs foudroyés au passage, ou blessés et presque décapités par la rencontre d'un fil inaperçu.
Tout près de l'hôtel Lorris se montre le plus ancien de ces légers édifices escaladant les nuées construit jadis par un ingénieur qui pressentait la grande circulation aérienne de notre temps, l'antique et bien vénérable tour Eiffel, élevée au siècle dernier, un peu rouillée et déversée.
Cette vieille tour a reçu récemment, au cours d'une complète restauration bien nécessaire, de considérables adjonctions; ses deux étages inférieurs sont enserrés dans de magnifiques et décoratives plates-formes d'une contenance de plusieurs hectares, organisées en jardins d'hiver, supportées par deux ceintures d'arcs de fer d'un grand style. Comme pendant, de l'autre côté du fleuve, montent et se perdent, dans l'atmosphère des coupoles, les terrasses et les pointes de Nuage-Palace, le grand hôtel international aux architectures étranges, construit au sommet de l'ancien Arc de Triomphe, par une société financière qui a, par toutes ces splendeurs, ruiné deux séries d'actionnaires, mais qui, sur l'Arc de Triomphe à elle vendu par l'État en un moment de gêne après notre douzième révolution, a superposé de véritables merveilles.
Plus loin, au-dessus du bois de Boulogne, découpé en petits squares, s'élève Carton-Ville, un quartier ainsi baptisé à cause de ses élégantes et vastes maisons de rapport entièrement construites en pâte de papier aggloméré, rendue plus solide que l'acier et plus résistante que la pierre aux intempéries des saisons, avec des épaisseurs bien moindres, ce qui économise la place. L'avenir est là; dans la construction moderne, on n'emploie plus beaucoup les lourds matériaux d'autrefois: la pierre est à peu près dédaignée, le Pyrogranit en tient lieu dans les constructions monumentales, disposé en cubes fondus d'une bien autre résistance que la pierre et appliqué de mille façons à la décoration des façades. On n'a plus recours au fer que dans certains cas, lorsqu'on a besoin de supports solides, colonnes ou colonnettes, et partout maintenant le carton-pâte est employé concurremment avec les plaques de verre, murailles transparentes, qui laissent les pièces d'apparat des maisons se pénétrer de lumière.
Les grands magasins, certains établissements, comme les banques, sont maintenant construits entièrement en plaques de verre; l'industrie est même parvenue à fondre d'une seule pièce des cubes de 10 mètres de côté, à cloisons intérieures pour bureaux, et des belvédères également d'une seule pièce.
De son petit hôtel si merveilleusement situé, M. Philox Lorris veut faire un modèle d'arrangement intérieur; le chef de son bureau d'ingénieurs-constructeurs est à l'œuvre. Georges Lorris donne ses idées et ses plans, qui sont un peu les idées et les plans d'Estelle et, par conséquent, ceux de Mme Lacombe; mais son père les met imperturbablement de côté ou les modifie si complètement que Georges ne les reconnaît plus. N'importe, ce sera bien.
L'embarcadère, à 12 mètres au-dessus du toit, est tout en verre, supporté par une gracieuse et artistique arcature de fer. Une coupole, surmontée d'un phare électrique, abrite quatre ascenseurs desservant les appartements particuliers de Monsieur et de Madame, les appartements de réception et l'aile des laboratoires et cabinets de travail. Sur l'un des côtés de la plate-forme de l'embarcadère débouche le grand ascenseur de service, près de la remise des aéronefs, haute tour rectangulaire sur un angle de la maison, ayant place pour dix véhicules superposés, avec les ouvertures de ses dix étages sur un des côtés.
Les salons de réception sont tout à fait somptueux; le précédent propriétaire en avait fait une galerie de photo-peinture. M. Philox Lorris a remplacé les tableaux partis par quatre grands panneaux décoratifs: l'Eau, l'Air, le Feu, l'Électricité, panneaux animés, vivants pour ainsi dire, et non froides peintures.
Dans chacune de ces grandes décorations, par un procédé tout nouveau, autour de la statue allégorique de l'élément représenté, cet élément lui-même joue son rôle. Sur le panneau consacré à l'Élément humide, l'eau ruisselle et cascade véritablement sur un fond de rochers et de coquillages, animé par des échantillons des plus remarquables habitants de l'onde, des poissons vrais ou faux, vrais pour les races de petite taille et, dans le lointain, représentations minuscules, à mouvements automatiques bien réglés, des plus formidables espèces.
Le panneau consacré au Feu est le pendant naturel de l'Eau. Le feu est allégoriquement représenté par une figure à buste de femme sur un corps de salamandre à longue queue contournée; autour de cette figure des flammes véritables, mais sans chaleur, dessinent d'étincelantes volutes et, dans le fond, un volcan en éruption laisse couler des rivières de lave flamboyante dont on peut à volonté varier les couleurs. On devine quel magnifique thème les deux autres éléments, l'Air et l'Électricité, ont pu fournir à l'artiste décorateur; dans le panneau de l'Air, au milieu de magnifiques effets de nuage, produits, avec l'inépuisable variété de la nature elle-même, par un procédé particulier, passent les habitants de l'atmosphère, de charmantes réductions d'aéronefs aux contours atténués par les vapeurs, absolument comme dans la nature. Tout ce panneau est admirablement réglé: les aspects changent à volonté, on a de ravissants levers et couchers de soleil, et même de superbes effets de véritables nuits constellées d'étoiles, réduction de notre ciel nocturne aux chemins azurés, poudrés de sable d'or, comme disent les poètes.
Quant à l'Électricité, l'artiste mécanicien a tiré un bon effet décoratif des si curieux appareils producteurs et transmetteurs, et M. Philox Lorris a mis la grande plaque de Télé comme motif central au-dessus de la figure allégorique.
Nous voyons donc ici vraiment l'art de l'avenir. Après la peinture d'autrefois, les timides essais artistiques des Raphaël, Titien, Rubens, David, Delacroix, Carolus Duran et autres primitifs, nous avons eu la photo-peinture, qui représentait déjà un immense progrès; les photo-peintres d'aujourd'hui seront dépassés par les photo-picto-mécaniciens de demain. Ainsi l'art va toujours progressant.
Est-il besoin de dire que le laboratoire-cabinet de travail de Monsieur et celui de Madame, aménagés par les soins de M. Philox Lorris, qui n'a pas craint de sacrifier une bonne demi-heure à en tracer de sa main le plan détaillé, sont pourvus de tous les instruments et appareils perfectionnés indispensables pour les hautes études?
Mme Lacombe, qui suivait les travaux d'installation avec un intérêt que l'on comprend, pendant que sa fille était occupée au grand laboratoire Philox Lorris, ne ménageait ni son admiration lorsqu'elle la croyait légitimement méritée, ni ses critiques quand il y avait lieu. Mais il ne lui était pas très facile de faire part de ses observations au père de son futur gendre. M. Philox Lorris, horriblement avare de son temps, avait chargé un simple phonographe de recevoir ses observations, auxquelles ce même phonographe répondait seulement le lendemain... quand il daignait répondre.
«Ma première opinion sur cet original de Philox Lorris était la bonne! se disait Mme Lacombe, en se gardant bien cependant de penser tout haut; ce Philox Lorris est un ours! Enfin, ce n'est pas lui que nous épousons. Sa pauvre femme est une martyre; heureusement, Georges est doux et charmant, ma fille sera heureuse!»
Une chose inquiétait Mme Lacombe: elle ne voyait pas de cuisine dans cette maison si bien montée; elle se hasarda un jour à en témoigner son étonnement au phono du savant.
La réponse vint le lendemain.
«Une cuisine! s'écria le phono, y pensez-vous, chère madame? C'est bon pour les rétrogrades et tardigrades réfractaires au progrès! D'ici vingt ans, il n'y aura plus de maisons à cuisines que dans les malheureux hameaux perdus au fond des campagnes! L'économie sociale bien entendue proscrit les petites cuisines particulières où l'élaboration des petits plats est forcément et de toutes façons plus dispendieuse que l'élaboration en grand des mêmes plats dans une cuisine centrale. Il n'y aura pas plus de cuisine chez mon fils que chez moi. Nous sommes abonnés à la Grande Compagnie d'alimentation et les repas nous arrivent tout préparés par une série de tubes et tuyaux spéciaux. On n'a donc à s'occuper de rien. Économie de temps, ce qui est précieux, et, de plus, très notable économie d'argent!
—Merci! fit Mme Lacombe, vous me traiterez de tardigrade si vous voulez, mais je préfère notre petite cuisine de ménage, où je puis combiner des petites douceurs agréables quand il me plaît! Votre cuisine de la Grande Compagnie d'alimentation, tenez, ce n'est jamais que de la confection!
—Je vous assure, dit le phono, qui semblait avoir prévu des objections, que la cuisine est succulente et que les menus sont très variés. Ce ne sont pas de vulgaires marmitons, madame, ou d'ignorants cordons bleus qui préparent nos repas, ce sont des cuisiniers instruits, diplômés, des ingénieurs culinaires ayant poussé très loin leurs études! Ils sont sous la direction d'un comité d'hygiénistes des plus distingués, qui savent ordonner nos repas selon les lois d'une bonne hygiène et nous fournir une alimentation rationnelle... Au lieu de plats combinés par des chefs sans responsabilité médicale, au hasard de l'inspiration, à tort et à travers, la Compagnie fournit la nourriture qui convient à la saison, aux circonstances, rafraîchissante ou tonifiante, abondante en viandes fortes ou en légumes quand elle le juge bon pour la santé générale... Et l'on a constaté, parmi les abonnés, une forte amélioration des gouttes, gastralgies, dyspepsies, etc.»
Le phono s'arrêta, semblant attendre des objections que Mme Lacombe, qui se défiait, se garda bien de formuler.
Après un instant, le phono continua avec une nuance d'ironie dans la voix:
«Dans tous les cas, il est honteux pour des gens de notre époque de se montrer trop préoccupés des satisfactions de l'estomac! Cet insignifiant organe ne doit pas primer et opprimer le cerveau, l'organe roi, madame! D'ailleurs, ces questions sont sans importance; vous savez bien que, de nos jours, on n'a plus d'appétit!»
Mme Lacombe soupira:
«Bon! il est avare, je m'en doutais!»
Ce fut aussi M. Philox Lorris qui se chargea d'engager le personnel nécessaire. Mme Lacombe fut terriblement surprise quand elle sut que ce personnel devait se composer seulement d'un concierge, d'un mécanicien breveté et d'un aide-mécanicien. Pas plus de femme de chambre ou de valet de chambre que de cuisinière.
«Heureusement ma fille aura Grettly!» pensa-t-elle.
M. Philox Lorris avait chargé son phono de recevoir les candidatures des gens.
Ce fut un véritable défilé pendant quelques jours. L'appareil enregistrait les déclarations, photographiait les candidats. M. Philox Lorris, de cette façon, put fixer ses choix sans bavardages oiseux et sans perte de temps. Il eut à écarter de nombreux candidats ne pouvant justifier d'études complètes et bons à servir seulement dans la petite bourgeoisie, moins exigeante sur les titres; il lui fallut même repousser aussi des polytechniciens dont certaines circonstances avaient entravé la carrière:
«Quels sont vos titres? demandait le phonographe aux candidats; parlez et veuillez remettre vos brevets.»
Le concierge engagé avait, ainsi que sa femme, outre les meilleures références, les brevets des baccalauréats ès sciences; quant aux mécaniciens, ils sortaient dans les bons numéros de l'École centrale. On pouvait leur remettre en toute confiance la direction des forces électriques de la maison.
C'est ainsi que fut organisée la maison destinée aux deux jeunes gens. Malgré les hauts cris de Mme Lacombe, Philox Lorris tint bon et fit accepter son programme sans y apporter aucune modification. Il sut fournir la maison de tous les perfectionnements que la mécanique a de nos jours apportés dans la vie habituelle, perfectionnements qui permettent de se passer des bonnes, des domestiques et du nombreux personnel que nos aïeux devaient entretenir autour d'eux.
II
Les grandes affaires en train.—Conflit Costa-Rica-Danubien.—L'ère des explosifs va être close.—La guerre humanitaire.—Triste état de la santé publique.—Trop de microbes.—Le grand médicament national.
M. Philox Lorris ne voulait pas de femmes inoccupées. C'est un principe d'ailleurs généralement adopté. Devant la femme égale de l'homme, ayant reçu la même instruction, électrice, éligible, ayant les mêmes droits politiques et sociaux que l'homme depuis plus de trente ans, toutes les carrières jadis fermées se sont ouvertes. C'est un progrès immense, bien que certaines femmes à l'esprit réactionnaire, et justement Mme Philox Lorris est du nombre, prétendent y avoir perdu. Mais, hélas! toutes les carrières libérales, si encombrées déjà lorsque les hommes seuls pouvaient s'y lancer, le sont bien davantage maintenant que les femmes peuvent être notairesses, avocates, doctoresses, ingénieures, etc. Grâce aux vigoureuses campagnes menées par les cheffesses du parti féminin, nous avons maintenant des mairesses et même quelques sous-préfètes, et l'on vient de voir dans le dernier cabinet une ministresse! On le voit, une des carrières les plus belles et les plus productives en bénéfices, celle qui nourrit le mieux son homme, comme on disait autrefois, nourrit aussi la femme—l'industrie politique, petite et grande, côté opposition ou côté gouvernement, compte déjà de nombreuses notabilités féminines.
La femme travaille donc à côté de l'homme, comme l'homme, autant que l'homme, au bureau, au magasin, à l'usine, à la Bourse!... Par ce temps d'industrialisme et d'électrisme, quand la vie est devenue si déplorablement coûteuse, tous, hommes et femmes, s'occupent fiévreusement d'affaires. La femme qui ne trouve pas l'emploi de ses facultés dans l'industrie de son mari doit se créer à côté une autre industrie: elle ouvre un magasin, fonde un journal ou une banque, se démène et se surmène comme lui à travers la grande bataille des intérêts, au milieu des concurrences surexcitées.
Que deviennent le ménage intérieur et les enfants dans ce tourbillon? Les soucis du ménage sont allégés considérablement par les compagnies d'alimentation qui nourrissent les familles par abonnement; pour le reste, on a des femmes à gages, d'une éducation moins soignée ou d'ambition moindre, qui s'en chargent. Quant aux enfants, qui sont un embarras considérable pour des gens si occupés, les écoles, puis les collèges les reçoivent dès l'âge le plus tendre et l'on n'a que le souci des trimestres à payer, ce qui est déjà bien suffisant.
Mme Philox Lorris faisait exception à la règle, elle était restée complètement étrangère aux entreprises de son mari, n'avait jamais paru à ses laboratoires ni à ses bureaux et ne s'était lancée dans aucune entreprise particulière. Elle avait même dédaigné jusqu'à la politique, où pourtant la situation de son mari eût pu lui servir de marchepied initial. Elle ne sortait pas beaucoup; le bruit courait qu'elle s'occupait de sciences philosophiques et qu'au fond de son cabinet elle méditait les problèmes métaphysiques, attelée à un grand ouvrage de haute philosophie.
On aimait à se représenter ainsi la femme du plus illustre représentant de la science moderne, enfoncée dans ses recherches, au milieu des livres, lancée dans les chemins de l'inconnu, dans la forêt des hypothèses, à travers le lacis embroussaillé des erreurs, à la recherche des hautes vérités morales, comme son mari à la poursuite des grandes lois physiques.
Philox Lorris avait assigné une place à Estelle Lacombe au grand laboratoire, dans la section des recherches, la plus importante; les ingénieurs de cette section des recherches forment, pour ainsi dire, l'état-major du savant et travaillent sous ses yeux, avec lui; ce sont pour la plupart des gloires de la science, des savants vieillis dans les laboratoires, dès longtemps célèbres et pâlissant encore avec joie parmi les livres et les instruments, ou des jeunes gens dont Philox Lorris a deviné le génie naissant et que le maître illustre lance, pleins d'ardeur, sur les pistes inexplorées, sur toutes les voies pouvant conduire à la découverte des secrets de la nature.
Que faisait la pauvre Estelle, avec son médiocre bagage de science, au milieu de ces sommités scientifiques? C'est que les questions à l'ordre du jour dans le laboratoire, les sujets à l'étude sont bien autrement ardus, compliqués et difficiles que les questions et les sujets qui l'ont le plus tracassée au temps où elle piochait ses examens pour le brevet d'ingénieure! Au cours des discussions qu'elle entendait, lorsqu'elle essayait de monter jusqu'à la compréhension, même superficielle, des problèmes soulevés, il lui semblait que sa tête allait éclater.
Estelle avait d'abord été adjointe à quelques dames attachées à la section des recherches, savantes non moins éminentes, dans leurs diverses spécialités, que leurs confrères barbus. L'une de ces dames, sortie jadis de l'École polytechnique, section féminine, avec le no 1, avait d'abord paru s'intéresser à la jeune fille, à qui elle supposait, en raison de son entrée au grand Labo, des facultés transcendantes. Mais le fond de la science d'Estelle lui était bien vite apparu et alors elle avait, avec une moue de mépris, tourné le dos à cette représentante de l'antique et douloureuse futilité féminine.
Estelle devint donc le secrétaire de l'ingénieur-secrétaire-général de Philox Lorris, de Sulfatin, bras droit de l'illustre savant, et cela lui plut davantage, d'abord parce que Sulfatin, qui lui montrait une certaine condescendance, ne l'intimidait plus, et surtout parce que cela la rapprochait de Georges Lorris. Alors elle passa ses journées dans le grand hall du secrétariat, prête à prendre des notes, à transmettre à l'occasion quelques ordres, ou à recevoir dans les phonos les recommandations de Philox Lorris destinées à être communiquées, comme des ordres du jour, à ses innombrables chefs de service. Philox Lorris jouait toujours du phonographe: de cette façon, c'était toujours et partout, même dans les plus lointaines usines, la voix du grand chef qui se faisait entendre et entretenait l'ardeur de ses collaborateurs.
C'est en cette qualité de secrétaire adjointe qu'elle assista maintes fois aux discussions de Sulfatin et de Philox Lorris, aux conférences avec de très hautes personnalités, conférences et discussions relatives à trois grandes, à trois immenses affaires, très différentes l'une de l'autre, qui occupaient alors presque exclusivement les méditations de Philox Lorris.
Pour être initié aux préoccupations du savant, il nous suffit d'assister indiscrètement à quelques-unes de ses conférences. Voici aujourd'hui, dans le grand hall du secrétariat, discutant avec Philox, des messieurs aux figures basanées, aux chevelures crépues, aux barbes d'un noir luisant, des militaires revêtus d'uniformes étrangers. Ce sont des diplomates de Costa-Rica, avec une commission de généraux, qui traitent une affaire de fourniture d'engins et produits. Écoutons Philox Lorris, en train de résumer la question avec la concision d'un homme qui tient à ne jamais gaspiller le quart d'une minute.
«En deux mots, messieurs, dit Philox Lorris en coupant la parole à un diplomate loquace, la république de Costa-Rica, pour sa guerre avec la Danubie...