Le voleur
— Vous voilà enfin! dit-il à Roger. Il y a un grand mois que je n'ai eu le plaisir de vous voir. Monsieur est de vos amis, je présume?
Roger-la-Honte me présente; Paternoster se déclare enchanté et continue:
— J'espère que votre santé est bonne. Et les affaires? Difficiles, hein? Tout le monde se plaint un peu. Mais je parie que vous avez trouvé moyen de faire quelque chose?
Je l'examine, pendant qu'il parle. Une face glabre, sans couleur, un grand nez, des yeux verdâtres de chat malfaisant diminués, semble-t-il, par de gros sourcils poivre et sel qui se rejoignent et barrent le front, une bouche qui paraît avoir été fendue d'un coup de canif, des cheveux gris, légèrement bouclés, qui rappellent les perruques des tabellions d'opéra-comique. Mais la plume d'oie traditionnelle serait mal venue à se ficher dans ces cheveux-là, et les lunettes d'or n'iraient pas du tout sur ce grand nez; ce n'est pas là une tête à faire rire, une figure de cabotin; c'est la volonté, tenace et muette, maîtresse d'elle- même, qui a mis sa marque sur ce visage et cette tête, si laide qu'elle soit, est une tête d'homme. L'ossature est puissante; et les lèvres, qui se crispent pour laisser filtrer l'ironie, pourraient s'ouvrir, si elles le voulaient, pour lancer d'effrayants coups de gueule.
— Nous avons fait quelque chose, en effet, dit Roger-la-Honte en ouvrant son sac de voyage et en déposant sur le bureau le paquet de titres que nous apportons de Bruxelles; vous allez nous donner votre avis là-dessus; et si vous ne nous offrez pas deux cent mille francs séance tenante, j'irai dire partout que vous ne vous y connaissez pas.
— On ne vous croirait pas, ricane Paternoster. Donnez-vous donc la peine de vous asseoir… Oh! Oh! mais vous n'exagérez pas trop; c'est une belle affaire. À vue de nez et au cours moyen, il y a là plus de quatre cent mille francs. Malheureusement…
— Ah! dit Roger-la-Honte avec un geste désespéré, voilà que ça commence!…
— Attendez donc que ce soit fini pour vous plaindre, interrompt Paternoster qui continue à feuilleter les valeurs, de ses longs doigts maigres. Vous êtes toujours pressé… Malheureusement, vous avez été faire ce coup-là en Belgique.
— Qui vous l'a dit? demande Roger-la-Honte.
— Ce sont ces papiers eux-mêmes qui me l'apprennent. Ce sont là des placements de Belge. Jamais un Français, à l'heure actuelle, ne garnirait son portefeuille de cette façon-là. Des tas de valeurs industrielles!
— Elles sont souvent excellentes, dis-je.
— Je ne le nie pas. Je les choisirais de préférence, pour mon compte, si j'avais de l'argent à placer. Mais mes clients ne raisonnent pas comme moi. Il leur faut des fonds d'États, ou des valeurs garanties par les États; le reste ne représente rien à leurs yeux; ils n'ont pas confiance; et le genre d'affaires que je traite ne peut être basé que sur la confiance. Voilà pourquoi je me tue à vous dire de faire, autant que possible, vos coups en France. Voilà un bon pays! Vous n'y trouvez pas, on presque pas, de valeurs industrielles aux mains des particuliers; l'instabilité des institutions politiques leur interdit ce genre d'achats. Ils ne possèdent guère que de la Rente ou des Chemins de fer. Excellent pays pour les voleurs! La peur y a discipliné les capitaux.
— Oui, dit Roger-la-Honte. Mais quand on vous apporte du Crédit foncier ou des emprunts de Villes, vous n'en voulez pas.
— Naturellement! Ce n'est pas garanti, au moins officiellement, par l'État; par conséquent, ça ne vaut rien pour mes clients. Ils changeront peut-être d'avis un jour, mais pas avant longtemps, je crois; c'est aussi l'opinion du ministre de Perse, et le premier secrétaire de l'ambassade Ottomane en tombait d'accord avec moi, pas plus tard qu'hier soir.
— Je vois, dis-je, que vous placez votre papier en Orient.
— Pour la plus grande partie, répond Paternoster, et même en Extrême-Orient; le Japon y a pris goût depuis quelques années et la Chine donne de belles espérances. Voyez, Monsieur, comme le Progrès choisit, pour sa marche en avant, les voies les plus inattendues! L'Asiatique qui se rend acquéreur d'un de ces titres qui rapportent à peine 3 pour cent à l'Européen, touche, lui, 10 ou 12 pour cent, étant donné le prix auquel il achète. Il découvre instantanément toute la grandeur de la civilisation occidentale et les rapports des Blancs et des Jaunes deviennent tous les jours plus fraternels. Ce n'est pas tout. L'Asiatique, enrichi grâce à vous, comprend qu'il n'a aucun intérêt à rêver la ruine des puissances européennes; et, au lieu de se préparer à nous faire courir ce fameux Péril jaune si joliment portraituré par l'Empereur d'Allemagne, il nous souhaite, après ses prières du soir, toutes les prospérités imaginables. Ah! vous faites le bonheur de bien du monde, sans vous en douter. Et tant de gens éprouvent le besoin de crier haro sur les voleurs! C'est drôle qu'on se sente obligé, à la fin du XIXe siècle, de prêcher la tolérance…
— Et les personnes qui achètent ces titres n'ont aucune difficulté à en toucher les intérêts?
— Aucune; on se garde bien de leur causer le moindre ennui. Cela amènerait des complications qu'il est nécessaire d'éviter dans l'intérêt de l'harmonie universelle, répond Paternoster avec un sourire patriarcal. Pour les valeurs au porteur, cela passe comme une lettre à la poste; pour les valeurs nominatives, nous opérons, avant livraison, un petit travail de lavage ou de grattage, quelque peu superficiel, mais qui suffit très bien. J'ai deux de mes clercs qui sont très habiles, pour ça; il est vrai qu'ils ont conquis leurs grades à Oxford; l'un d'eux, celui qui vous a reçus, est le troisième fils d'un lord; si ses deux frères, dont la santé est très mauvaise, viennent à mourir, comme c'est probable, il sera Pair d'Angleterre avant peu… Ah! oui, continue Paternoster en poursuivant son examen des papiers, bien des gens dont les actions ou les obligations ont été dérobées seraient fort étonnés d'apprendre que les coupons continuent à en être touchés régulièrement par un général persan, un grand seigneur japonais, un kaïmakan d'Asie Mineure ou un mandarin à bouton de cristal. C'est pourtant la vérité… C'est deux cent mille francs, je crois, que vous demandiez pour ça?
Nous faisons, Roger-la-Honte et moi, un signe affirmatif.
— C'est une grosse somme, assure Paternoster en hochant la tête. Quand on pense, ajoute-t-il en posant la main sur la pile de valeurs, que ces papiers représentent autant d'argent, autant de travail, autant de misère!… Mais vous ne vous souciez guère de cela. Vous n'êtes pas sentimentaux. Vous volez tout le monde, et allez donc! au hasard de la fourchette. Il doit y avoir cependant de l'argent bien répugnant, même à voler… Eh! bien, mes amis, ces papiers représentent autre chose encore; ils représentent notre univers civilisé. Le monde actuel, voyez-vous, du petit au grand, c'est une Société anonyme. Des actionnaires ignorants et dupés; des conseils d'administration qui se croisent les bras et émargent; des hommes de paille qui évoluent on ne sait pourquoi; et toutes les ficelles qui font mouvoir les pantins tenues par des mains occultes…
— Voilà un beau discours, dit Roger-la-Honte. Monsieur Paternoster, il faut poser votre candidature aux prochaines élections générales. Mais que nous offrez-vous?
— Diable! votre ton est sec, ricane Paternoster. Mais vous avez sans doute le droit de parler haut. Vous devez être riches?
— Nous? Non. Nous volons, hélas! simplement pour nous mettre en mesure de voler.
— Je vois ça. Comme les fonctionnaires recueillent des taxes avec le produit desquelles on les paye pour qu'ils récoltent de nouveaux impôts… La chaîne sans fin de l'exploitation roulant sur la poulie folle de la sottise humaine… Eh! bien, Messieurs, voici ce que je vous propose: je garde la Rente, les Chemins de fer et le Suez, je vous rends toutes les valeurs industrielles, et je vous donne cinquante mille francs.
— Vous plaisantez, dit Roger-la-Honte; cinquante mille francs, c'est ridicule. Et, quant aux valeurs industrielles, que voulez- vous que nous en fassions?
— Renvoyez-les à leur propriétaire, répond Paternoster. Figurez- vous que vous êtes des potentats et que vous faites remise d'une partie de ses taxes à l'un de vos fidèles sujets; la clémence convient à la grandeur et le vol est un impôt direct, perçu indirectement par les gouvernements. Il y aurait beaucoup à dire là-dessus. En tous cas, de tous les impôts, le vol est celui que les civilisés payent le plus douloureusement, mais le plus consciemment… Oui, renvoyez-les à leur propriétaire. Ce ne sera pas la première fois que les larrons auront rendu service aux honnêtes gens. On a dit que la propriété, c'est le vol; quelle confusion! La propriété n'est pas le vol; c'est bien pis; c'est l'immobilisation des forces. Le peu d'élasticité dont elle jouit, elle le doit aux fripons. Le voleur a articulé la propriété, et l'honnête homme est son bâtard.
— Avez-vous réfléchi en parlant? demande Roger. Vous me semblez bien autoritaire, à votre tour.
— Que voulez-vous? Les hommes d'argent le sont tous, aujourd'hui. Les agioteurs et courtiers-marrons s'appellent les Napoléon de la finance; et un coulissier anglais se fait de quotidiennes réclames illustrées qui le représentent vêtu de la redingote grise et coiffé du petit chapeau… Cependant, si vous vouliez être raisonnables…
— Nous ne demandons pas mieux.
— Nous allons voir. Eh! bien, je consens à garder les valeurs industrielles, quoiqu'elles ne puissent pas me servir à grand'chose. Et, pour le tout, je vous offre… Attention! je vais citer un chiffre, et il faudra me répondre oui ou non. Vous me connaissez, monsieur Roger-la-Honte, bien que j'aie le plaisir de voir monsieur votre ami pour la première fois; vous savez que je ne reviens jamais sur un chiffre donné définitivement… Pour le tout, je vous offre trois mille livres sterling.
— Qu'en penses-tu? me demande Roger.
— Fais comme tu voudras.
— C'est bon, dit Roger; nous acceptons. Mais nous nous vengerons.
Prenez garde à votre caisse.
— La voilà, ma caisse, dit Paternoster en nous montrant un sac noir, la bag anglaise, longue et peu profonde, qui se balance sans trêve aux mains des trafiquants de la cité; elle ne me quitte pas; je l'emporte et je la remporte avec moi; vous serez malins si vous venez la prendre… Après tout, vous auriez tort de m'en vouloir. Je ne peux réellement pas vous offrir un sou de plus, et je hais toutes les discussions d'argent. Si c'était possible, pour la vente des titres volés, je préconiserais l'arbitration; pas obligatoire, pourtant… Voyons, je vais vous donner cinq cents livres en billets et un chèque pour le reste.
Nous acquiesçons d'un sourire et Paternoster, après nous avoir compté les banknotes, se met en devoir de remplir le chèque.
— Voilà, dit-il en nous le tendant. Avez-vous l'air content, mon Dieu! Moi, si j'étais voleur, voulez-vous que je vous dise ce qui me ferait surtout plaisir? Ce serait de penser que chacun de mes larcins démolit les calculs des statisticiens, fausse leurs évaluations soi-disant rigoureuses de la richesse des nations…
Il nous reconduit jusqu'à la porte et se déclare pénétré de l'espoir qu'il nous reverra avant peu.
— Ah! sapristi, j'oubliais! s'écrie-t-il comme nous le quittons. Un de mes ex-confrères, un notaire du centre de la France, m'a signalé l'autre jour un joli coup qu'il y aura à faire dans sa ville d'ici un mois ou deux. Je vous ferai signe, dès le moment venu. C'est une bonne affaire et je veux vous la réserver. Je ne vous demanderai que dix pour cent pour le tuyau; il faut que j'en rende au moins cinq au confrère, ainsi… Gentil, hein?… Au revoir…
Nous descendons l'escalier en silence. Notre cab nous attend devant la maison; nous y montons et Roger donne au cab l'adresse d'un hôtel du West-End.
— Malgré tout, dis-je quand nous nous levons de table, vers neuf heures, je ne sais pas si nous aurions trouvé mieux que ce que nous a donné Paternoster.
— Non, dit Roger; il ne manque pas, à Londres, de gens exerçant le même métier que lui; mais c'est crapule et compagnie. Paternoster est encore le plus honnête… À présent, si tu veux, nous allons faire une visite à Broussaille.
— C'est une excellente idée.
Nous voilà partis. Le cab file tout le long de Piccadilly, descend Brompton Road et s'arrête à Kensington, devant une des petites maisons qui bordent un square quadrangulaire. Nous descendons et Roger fait, à plusieurs reprises, résonner le marteau de cuivre qui pend à la porte. Mais cette porte, personne ne vient l'ouvrir; la maison semble inhabitée. Les stores sont tirés à toutes les fenêtres, que n'éclaire aucune lumière.
— Bizarre! dit Roger. Broussaille a dû sortir et la bonne a profité de son absence pour aller se promener de son côté. Voilà une maison bien tenue! Je parie que Broussaille est à l'»Empire.» Allons-y.
Nous y allons. Nous y sommes; et il y a même dix minutes que nous parcourons le promenoir sans que Roger-la-Honte ait pu apercevoir sa soeur.
— Vous n'avez pas vu Broussaille? demande-t-il à toutes les femmes.
— Non, répondent-elles; nous ne l'avons pas vue.
Une grande rousse qui vient d'entrer se dirige vers nous en souriant.
— Je suis sûre que tu cherches ta soeur, dit-elle à Roger.
— Oui. Sais-tu où elle est?
— Je ne sais pas où elle est, mais je sais avec qui elle est. Je l'ai rencontrée tout à l'heure avec une dame de Paris.
— Comment est-elle, cette dame?
— C'est une brune, assez jolie, pas toute jeune, très bien mise.
— Grande?
— Moins que moi, mais assez forte.
— Bon! Je sais qui c'est. Merci.
— Écoute un peu, dit la grande rousse en le retenant par le bras.
Tu vas apprendre du nouveau; je ne te dis que ça!
— Quel nouveau? Quoi?
— Ah! je ne veux rien te raconter; tu verras; il n'y aurait plus de surprise, murmure la grande rousse en s'éloignant.
— Je me demande ce qu'elle veut dire, s'écrie Roger en descendant l'escalier. Mais nous le saurons bientôt, Broussaille est à deux pas d'ici, à l'hôtel Pathis; j'en suis certain; Ida ne descend jamais autre part.
— Ida, c'est la dame de Paris?
— Oui; une sage-femme très chic; elle vient assez souvent ici; elle a toute une clientèle de ladies; tu comprends, c'est ici comme en France…
— Oui, on ne parvient pas toujours à interner Cupidon dans un cul- de-sac, et alors…
— Alors, on envoie un télégramme à Ida qui a toujours son aiguille, landerirette, au bout du doigt, comme Mimi Pinson. Du reste, elle peut rester fille, toujours comme Mimi Pinson, car c'est une bonne fille.
Nous attendons une minute à peine au bureau de l'hôtel: une servante, qui a été nous annoncer, revient nous chercher en courant. Nous montons au second étage et nous sommes introduits dans un petit salon où, devant une table couverte encore des reliefs du dîner, deux femmes sont assises qui se lèvent à notre approche. La plus jeune saute au cou de Roger-la-Honte qui l'embrasse avec effusion. Dès qu'il parvient à se dégager, il va serrer la main que lui tend la dame brune, à laquelle il me présente. Elle m'accueille fort aimablement, se déclare ravie et sonne pour demander du Champagne.
— Quelle mauvaise idée vous avez eue de ne pas venir vous faire inviter à dîner, dit-elle; nous nous sommes ennuyées à mourir, toutes seules.
— Il aurait fallu deviner ta présence à Londres, répond Roger; et d'ailleurs, mon ami Randal n'aurait pas osé.
— Vraiment! s'écrie Ida; êtes-vous timide à ce point-là, Monsieur?
— Beaucoup plus encore, dis-je; ainsi, je n'aurai jamais l'audace de vous dire combien vous êtes charmante.
— À la bonne heure, dit Broussaille; je vois que vous avez des défauts qu'il est plus prudent de ne pas corriger.
— Tu n'es pas honteuse de parler de prudence à ton âge? demande
Ida en rougissant un peu.
Le fait est qu'elle n'est pas mal du tout; pas de la première jeunesse, bien entendu; vingt-neuf ans qui en valent trente-trois, sans aucun doute; mais il n'a pas trop plu sur sa marchandise. Je la regarde, pendant qu'on dessert la table et qu'on apporte le champagne. Oui, une belle brune, coiffée en femme fatale, avec de longs cils qui voilent mal les sensualités impétueuses que recèlent les yeux, très noirs et cernés d'une ombre bleuâtre; le front un peu blanc et les pommettes un peu rouges; la peau d'un éclat très vif avec comme un léger nuage cendré, par-dessous; beaucoup du ton des photographies peintes, peut-être. Cette femme- là est une viveuse, mais une laborieuse aussi; elle se couche tard, mais se lève tôt; elle s'amuse, mais elle travaille; elle mène cette existence en partie double, si fréquente chez les Parisiennes, qui leur donne l'attrait spécial des fleurs artificielles, moins fraîches que les autres sans doute, mais qui ne savent pas se faner. Une belle gorge; des dents de loup; une mignonne fossette au menton.
— Je vous préviens que Broussaille va être jalouse, me dit-elle; vous ne regardez que moi.
— Ah! dis-je, je me livrais à l'éternelle comparaison entre la grâce des blondes et la majesté des brunes. Mais mademoiselle Broussaille n'y perdra rien pour avoir attendu.
— Mademoiselle est restée au couvent, dit Broussaille, et il faut l'y laisser; appelez-moi Broussaille tout court, ou je ne vous pardonne pas d'avoir commencé vos comparaisons par les brunes.
Je tiens à me faire pardonner; je l'appelle Broussaille et je la tutoierai même, si cela lui fait plaisir. Elle est très jolie, cette petite cocotte; elle a tout le charme d'un jeune faon, d'un gracieux petit animal, la souplesse et la rondeur chaude d'une caille; de grands yeux bleus, très naïfs, et quelque chose d'anglais dans la physionomie: comme la lèvre supérieure légèrement aspirée par les narines; ce n'est pas vilain du tout. Une peau fraîche et satinée sur laquelle glissent les ombres; et ses cheveux, surtout, ses magnifiques cheveux chaudron dont la masse, relevée très haut sur la nuque nacrée, met au visage d'enfant une auréole soyeuse et bouclée qui laisse seulement apercevoir, comme une fraise un peu pâle piquée d'une goutte de rosée, le lobe endiamanté des oreilles.
C'est une créature de plaisir, une nature fruste sur laquelle la ridicule éducation du couvent a glissé comme glisse la pluie sur une coupole; un tempérament d'instinctive pour laquelle la joie de vivre existe mais qui possède, si rudimentairement que ce soit, le sentiment des souffrances et des besoins des autres, la divination de l'humanité. C'est une simple et une jolie.
C'est une petite bête, aussi. Du moins, son frère le déclare sans hésitation. À la troisième bouteille de Champagne, Roger-la-Honte a voulu savoir quelle était la nouvelle qu'il devait apprendre, suivant la prédiction faite par la grande rousse, à l'Empire; et il a demandé aussi des renseignements sur l'aspect mystérieux de la maison de Kensington. Là-dessus, Broussaille s'est troublée visiblement, a semblé chercher un encouragement dans les regards d'Ida, et a fini par raconter une pitoyable histoire. Il y a trois mois environ, elle a acheté à un Juif pour trois cents livres de bijoux qu'elle a payés avec des billets à quatre-vingt-dix jours, portant intérêt; de plus, elle a donné au Juif, qui avait promis de renouveler les billets pendant un an au moins, une garantie sur ses meubles. L'échéance des trois premiers mois tombait avant- hier; le Juif a refusé de renouveler les effets et, comme Broussaille, prise au dépourvu, ne se trouvait point en mesure de le payer sur-le-champ, il a enlevé le mobilier.
— Tu vois si j'ai du malheur, murmure-t-elle avec des larmes dans les yeux; il n'y a même plus une chaise chez moi… Ah! c'est horrible…
— Ne la gronde pas, Roger, implore Ida. Elle est un peu étourdie, tu sais; mais elle m'a juré ses grands dieux qu'elle ne ferait plus des sottises pareilles.
— Non, sanglote Broussaille; non, je ne le ferai plus jamais. Ne me gronde pas…
Mais Roger n'en a pas la moindre envie. Il rit à gorge déployée.
— Ah! ah! C'est vraiment drôle! Je ne me serais jamais douté de ça, par exemple! Dis donc, Randal, te rappelles-tu comme je me démanchais le poignet, tout à l'heure, à frapper à la porte? Ce qu'elle aurait ri si elle avait pu nous voir! Heureusement que nous ne revenons pas les mains vides, hein? Allons, Broussaille, viens m'embrasser et ne pleure plus. Demain, nous irons te commander un mobilier…
— Ah! dit Broussaille dont les larmes se sèchent comme par enchantement, je t'en coûte, de l'argent! Et tu as tant de mal à le gagner! Ça ne fait rien, va; je te rendrai tout en bloc un de ces jours, et tu pourras aller à Venise… Quand je pense qu'avec ce que tu vas dépenser demain pour les meubles tu aurais pu y aller, je suis furieuse contre moi.
— Est-elle gentille! murmure Ida. On la mangerait…
— C'est bon, dit Roger. Ne parlons plus de ça. J'irai à Venise une autre fois… Passe-moi cette bouteille, là-bas… Mais quant à ton Juif, continue-t-il en faisant sauter le bouchon, je lui raccourcirai le nez et je lui allongerai les oreilles, pas plus tard que la nuit prochaine. Je suis sûr que ses bijoux ne valaient pas trois mille francs. C'est le père Binocar, au moins? Oui. Eh! bien, il payera la différence. S'il ose se montrer dans les rues d'ici un mois, il aura du toupet…
— Ah! s'écrie Ida, fais attention. Ne va pas trop loin; un mauvais coup est si vite donné! Et ça coûte plus cher que ça ne vaut. Il faut tellement se surveiller dans l'existence!
— Tu as raison, répond Roger; mais si tu mettais tes préceptes en pratique, tu n'aurais pas de l'eau à boire.
— Peut-être; il faut prêcher la prudence et jouer d'audace.
— De l'audace, dis-je, il vous en faut pas mal, à vous; le jeu que vous jouez n'est pas sans dangers…
— Oh! vous savez, quand on est adroite… Il n'y a guère à craindre que les dénonciations des médecins.
— Ils vous dénoncent? demande Broussaille.
— Je te crois, ma petite! Chaque fois qu'ils peuvent, Nous leur faisons concurrence, tu comprends; ils voudraient se réserver le monopole des avortements… Et pour ce qu'ils font! C'est du propre. En voilà, des charcutiers sans conscience! C'est honteux, la façon dont ils estropient les femmes.
— Et la Justice, dis-je, ne tient guère la balance égale entre eux et vous.
— Dites que c'est dérisoire. Qu'une malheureuse sage-femme ait délivré, par pitié souvent et hors de toute raison d'intérêt, une jeune fille pauvre d'un enfant qui l'aurait toute sa vie empêchée de gagner son pain, et on l'arrête sur des ouï-dire, et on la condamne sans preuves; qu'un médecin ait envoyé au cimetière, par sa maladresse de bête brute, des vingtaines de femmes, qu'il ait cinquante plaintes déposées contre lui, et l'on refuse de le poursuivre, et le gouvernement lui donne une situation officielle. Ne me dites pas que j'exagère; je citerais des noms si je voulais.
— On pourrait les accuser d'autre chose encore, ces soi-disant savants de la Faculté. C'est le prestige abrutissant de leur science charlatanesque qui est arrivé à donner aux êtres la peur de l'existence, ce souci du lendemain qui avilit, cette résignation égoïste et dégradante; c'est la cruauté de leur science impitoyable et sanglante qui incite les êtres à tuer leurs petits. C'est la science, la science des économistes et des vivisecteurs, des imbéciles et des assassins, qui est en train de dépeupler la France. — On cherche des remèdes, dit Roger; on parle d'un impôt sur les célibataires.
— Pourquoi pas, dis-je, une loi décrétant que l'âge de la nubilité est abaissé de deux ans? Ce serait moins ridicule.
— Ah! oui, dit Ida, quel troupeau d'ânes, ces législateurs qui ne savent même plus nous montrer comment on meurt pour vingt-cinq francs! Dire qu'ils ne se rendent même pas compte que le seul moyen d'arrêter ce mouvement de dépopulation, c'est de donner à la femme la liberté pleine et entière depuis l'âge de seize ans, comme ici, et d'autoriser la recherche de la paternité.
— Lorsque la femme sera libre en France, dit Roger, la France cessera d'être la France — la France qu'elle est. — Les législateurs qui nous font voir comment on vit pour vingt-cinq francs n'en doutent point, sois-en certaine. Conclusion…
— Conclusion: il faut continuer. Eh bien, on continuera; jusqu'à ce que ça finisse. Ce qui est consolant, c'est qu'à mesure que le nombre des naissances diminue, celui des médecins augmente. Ils sont tant, qu'ils ne savent plus où donner du scalpel. On m'a assuré qu'ils encombrent les ports de la Manche. On les embarque sur les navires qui vont à Terre-Neuve, à condition qu'ils aideront à saler et à découper le poisson.
— Au moins, là, leurs bistouris servent à quelque chose.
— À empoisonner la morue. Je fais gras le Vendredi Saint, depuis que j'ai appris ça.
— Rien que ça de luxe! dit Broussaille. Madame ne se refuse plus rien. On voit bien que les affaires marchent. Eh! bien, moi, je pense que les riches qui tuent leurs gosses mériteraient qu'on leur coupât le cou; et quant aux pauvres qui en font autant, je pense qu'il faut qu'ils soient rudement lâches pour aimer mieux assassiner leurs petits que de faire rendre gorge aux gredins qui leur enlèvent les moyens de les élever.
— Tu as raison; pourtant, il faut dire la vérité: les filles pauvres, si grande que soit leur misère, se résolvent difficilement à l'acte qui coûte si peu aux dames des classes dirigeantes. Si elles n'étaient point traquées comme elles le sont, les malheureuses, mises en surveillance, dès qu'on s'aperçoit de leur grossesse, par les mouchards payés ou amateurs qui pullulent en France et qui veillent à ce qu'elles payent l'impôt sur l'amour; si elles n'étaient point affolées par les formalités légales, que nécessite la conscription, et qui doivent stigmatiser leur vie à elles et l'existence de leurs enfants, elles auraient bien rarement recours aux manoeuvres abortives. Quant à la bourgeoisie — c'est la bourgeoisie avorteuse.
— À tous les points de vue, dis-je; elle ne mérite pas d'autre nom. C'est la bourgeoisie avorteuse.
— Bravo! crie Roger-la-Honte. Vilipendons la bourgeoisie! Nous en avons bien le droit, je crois, nous qui sommes obligés d'en vivre.
— Ah! dit Ida, on n'en dira jamais ce qu'il en faudrait dire… Oh! à propos, Roger, j'ai revu ma cliente… Tu sais bien, la petite femme du monde que j'avais mise en rapports avec Canonnier et qui lui a donné de si bons tuyaux. Elle est venue me voir le jour où je suis partie pour Londres, et m'a dit de faire mon possible pour lui ramener quelqu'un. Si tu venais, hein? Nous partirions ensemble demain soir.
— Attends un peu, répond Roger; il faut que je réfléchisse… Et toujours pas de nouvelles de Canonnier?
— Non; depuis plus de deux ans. Tout ce qu'on, a su c'est qu'il s'était échappé de Cayenne, il y a six mois… On dit qu'il est en Amérique… C'est sa fille qui a eu de la chance! Adoptée par cette famille de magistrats… Je l'ai vue au Bois et au théâtre, plusieurs fois, à côté de sa mère adoptive. Mon cher, on dirait une princesse.
— C'est tout naturel, dit Roger; son père est le roi des voleurs… Ma foi, ma petite Ida, j'en suis désolé, mais je ne peux pas aller à Paris. J'ai promis à un camarade de lui donner un coup de main pour une affaire, en Suisse, et ça va venir ces jours-ci. Tout à fait désolé… Mais, tiens! pourquoi n'irais-tu pas, toi Randal?
— Oui, pourquoi? demande Ida en se tournant vers moi.
Je n'ai pas de raison à donner, et il est décidé que j'irai. Je manque d'expérience? Ça ne fait rien. C'est en forgeant qu'on devient forgeron. Je viendrai chercher Ida demain soir et nous prendrons le train ensemble, pour la Ville-Lumière. Nous nous levons, Roger et moi.
— Comment! s'écrie Ida; vous partez déjà? Et il n'est que deux heures du matin! Pour qui va t'on nous prendre?
Mais ses objurgations n'ont aucun succès; et nous nous retirons après lui avoir souhaité une bonne nuit, ainsi qu'à Broussaille, dont le lit fut emporté par l'inexorable Juif et à qui elle a offert l'hospitalité.
S'il avait pensé, cet Hébreu malfaisant, qu'il mettait définitivement sur la paille la soeur de Roger-la-Honte, il pourra bientôt s'apercevoir de son erreur. Broussaille et Ida sont venues nous voir aujourd'hui, vers une heure; nos souhaits n'avaient point été vains et elles avaient parfaitement dormi. Nous avons déjeuné ensemble; après quoi, nous avons couru les magasins, pendant toute l'après-midi, afin de procurer à la jolie blonde le mobilier indispensable. Ça demande beaucoup plus de temps qu'on ne croirait, ces choses-là. Nous avions employé la matinée, Roger et moi, à déposer la plus grande partie de notre argent dans une banque sérieuse; et comme je me suis souvenu, heureusement, des vingt mille francs promis avant-hier à Issacar, je les lui ai envoyés. Qu'ils lui servent, à cet excellent Issacar! Je lui souhaite bonne chance — et à moi aussi.
Car je ne sais pas ce qui m'attend après tout; et je trouverai peut-être autre chose que des roses, dans le chemin que j'ai choisi.
Voilà Ces tristes réflexions auxquelles je me livre, tout à fait malgré moi, dans le train qui m'éloigne de Londres. Ida est assise en face de moi; mais son babil ne parvient guère à me distraire; je lui trouve une expression de gaîté un peu forcée, quelque chose de trop enfantin dans les gestes…
— Comme vous avez l'air songeur! me dit-elle, sur le bateau; auriez-vous déjà gagné le spleen, en Angleterre?
— J'espère que non; mais je me laissais aller à des méditations philosophiques; je me demandais comment la Société actuelle ferait pour se maintenir, sans voleurs et sans putains.
— Oh! dit Ida, voilà une grande question! Voulez-vous que je vous donne mon avis? C'est qu'elle ne se maintiendrait pas cinq minutes.
La traversée est belle et courte. À Calais, nous nous trouvons seuls dans notre compartiment.
— Avez-vous un domicile à Paris? me demande Ida.
— Non, je n'en ai plus; mais ne vous inquiétez pas de moi; je descendrai au premier hôtel venu.
— Quel enfantillage! Vous y serez horriblement mal. Venez donc chez moi; la place ne manque pas et je vous invite en camarade.
Je me défends, pour la forme.
— Laissez-vous donc faire, dit Ida; vous ne serez pas dérangé; je n'ai pas de pensionnaire en ce moment. Et c'est si gentil, chez moi! J'ai un salon… on se croirait chez un dentiste américain, Si saint Vincent de Paul vivait encore, je suis sûre qu'il viendrait me faire une visite.
Je ne veux pas être plus difficile que saint Vincent de Paul, et je promets de me laisser faire.
— À la bonne heure, dit-elle; je savais bien que vous finiriez par entendre raison. Ah! que je serais contente d'être arrivée! On a si froid, à voyager la nuit… les nuits sont glaciales… J'ai pourtant mon grand manteau…
— Ah! moi qui oubliais… J'ai justement un boa dans ma valise.
— Un boa?
— Oui… Le voilà.
— Vraiment, il est beau. Mais comment?… Oh! que je suis sotte!… Vous m'en faites cadeau?… Un boa volé, je n'oserai jamais le mettre… Tant pis, je le mets tout de même. Quelle horreur! Mais nécessité n'a pas de loi; j'ai tellement froid! Touchez le bout de mon nez, pour voir; il est glacé… Mettez-vous à côté de moi, pour me réchauffer un peu. Je suis si frileuse!… Plus près. Tout près…
Peut-on être frileuse à ce point-là!…
VIII — L'ART DE SE FAIRE CINQUANTE MILLE FRANCS DE RENTE SANS ÉLEVER DE LAPINS
Souvent, la femme est la perte du voleur. Voilà une profonde vérité que me rappelle Ida, quelques instants avant l'arrivée de la femme du monde.
— Pas toutes les femmes, bien entendu. Le vol n'est pas un sacerdoce, comme le journalisme, et un homme ne peut pas, sous prétexte qu'il a les doigts crochus, se condamner à vivre en chartreux. De femmes comme Broussaille, par exemple, ou comme moi, vous n'avez rien à redouter, ou bien peu; nous sommes des soeurs plutôt qu'autre chose. Mais de ces dames de la haute, vous avez tout à craindre; ce sont des détraquées, énervées par le milieu factice dans lequel elles vivent, qui, se jettent à votre tête dès que vous leur avez laissé deviner votre secret et qui vous font payer cher, après, des faiblesses qui ne leur coûtent rien.
— Est-ce que tu crois vraiment, Ida, qu'elles s'enflamment aussi facilement pour les criminels?
— Si je le crois! Ah! Seigneur! Mais j'en suis sûre, mon ami; j'ai vu tant de choses, à ce sujet-là, et j'ai reçu tant de confessions! Écoute, si tu pouvais écrire sur ton chapeau: «Je suis un voleur» en lettres visibles seulement pour l'éternel féminin, et si tu allais ensuite faire un tour au Bois et sur le boulevard, les facteurs gémiraient le lendemain matin sous le poids des déclarations d'amour qu'ils auraient à t'apporter!
— Et les ténors pourraient plier bagage.
— tes ténors sont bien démodés. Plus l'atmosphère qu'on respire est artificielle, plus on est attiré vers les réalités brutales; il y a quinze ans, on rêvait de Capoul; aujourd'hui, on a soif de Cartouche. Un voleur, Madame! Un vrai voleur! Un criminel qui puisse vous rassasier du piment du vice authentique, quand on est lasse jusqu'à la nausée des simulacres fades de la dépravation — et dont il soit facile de se débarrasser, dés que le coeur vous en dit.
— Qu'est-ce que le coeur vient faire là?
— Ce qu'il fait partout ailleurs, à présent, pas grand'chose… Si je te parle ainsi, continue Ida, crois bien que ce n'est point par jalousie. Nous sommes deux camarades et, s'il nous arrive de nous souvenir que nous sommes de sexes différents, nous n'en restons pas moins camarades. J'aime ma liberté plus que tout au monde, et j'ai assez d'amitié pour toi pour désirer vivement que tu conserves la tienne. C'est pourquoi je veux te mettre en garde contre les dangers auxquels tu peux te trouver exposé. Ne reste pas à Paris; viens-y lorsqu'il te plaira ou quand tes affaires t'y appelleront, mais n'y demeure pas. Tu as de l'argent plein tes poches; tu es, comme tous les voleurs, toujours prêt à le dépenser à pleines mains; tu es bien élevé, attrayant; il t'arriverait avant peu quelque vilaine histoire… Je te dis la mauvaise aventure, mais c'est la bonne.
— Je n'en doute pas; Mais, sois tranquille: si jamais je suis pris, on pourra chercher la femme.
— Hélas! dit Ida, elle ne sera peut-être pas difficile à trouver, J'ai connu des hommes rudement forts, et qui se disaient sûrs d'eux-mêmes, à qui elle a coûté bien cher. Si j'avais le temps, je te raconterais l'histoire de Canonnier; ce sera pour une autre fois. À propos, je t'ai dit qu'il avait travaillé avec la petite femme que tu vas voir tout à l'heure. Tu sais ce qu'il lui donnait pour sa part? 33 pour cent sur le produit net. Pas un sou de plus. D'ailleurs, c'est le prix. Elle essayera sûrement de te demander davantage, mais refuse carrément. Méfie-toi d'elle, car c'est une enjôleuse bien qu'elle n'ait pas plus de cervelle qu'un oiseau, et si tu la laisses faire, tes bénéfices avec elle ne seront pas grands. Elle n'est ni méchante ni perfide, mais c'est un bourreau d'argent. — Quelle est sa position sociale?
— Ah! ça, mon petit, permets-moi de ne pas te l'apprendre. J'ai confiance en toi, mais je ne dis jamais ce que j'ai promis de garder secret. C'est une femme dont le mari occupe une haute situation, et qui évolue dans le monde chic; voilà tout…
Une servante entre, dit quelques mots à Ida et se retire.
— Elle est là, me dit Ida. Viens avec moi; je vais te présenter à elle et vous laisser ensemble tramer vos noirs complots.
Et, trois minutes après, nous sommes seuls dans le salon, la femme du monde et moi.
— Monsieur, me dit-elle, on a bien raison de dire qu'on est au bord du précipice dès qu'on a un pied au fond… Non, c'est le contraire! Mais je suis sûre que vous m'avez comprise. Ah! l'on a bien raison, Monsieur!
Je hoche la tête d'un air attristé, mais convaincu.
— Pourtant, continue-t-elle, si l'on connaissait les causes qui attirent les gens auprès de ce précipice; si l'on savait les tentations, les entraînements… et quelquefois, les raisons grandes et généreuses, ah! l'on serait moins prompt à porter des jugements…
— Certainement, Madame, dis-je d'un ton péremptoire, on serait beaucoup moins prompt!
— Ah! Monsieur, si vous saviez quel plaisir j'éprouve à vous entendre parler ainsi! Mon père, qui avait été magistrat, tenait le même langage que vous; je ne puis pas me souvenir de lui sans pleurer, quand je suis toute seule. Mais le monde est si méchant, aujourd'hui… Vous savez, Monsieur, pourquoi j'ai demandé à faire votre connaissance. Ne me le dites pas! C'est tellement affreux… Comme c'est vrai, ce que vous me disiez tout à l'heure à propos du précipice! On s'approche sans défiance, on avance le pied, et crac!… Il ne faudrait pas s'aventurer sur le bord, me direz- vous? Ah! Monsieur, que je voudrais ne l'avoir jamais fait!… Il faut que je vous dise comment j'ai été amenée à mal faire; après ça, vous n'aurez jamais le courage de me condamner. Voici exactement comment cela s'est passé. Mon oncle, un frère de mon père, s'était trouvé subitement dans une situation très embarrassée. Il vint me voir et me dit: «Renée»… — je m'appelle Renée, Monsieur; désignez-moi par ce nom quand vous aurez à parler de moi à Ida, vous me ferez plaisir; même, appelez-moi Renée maintenant, si vous voulez. Mon nom est assez difficile à prononcer bien; mon mari n'a jamais pu y réussir. Dites-le, pour voir?
— Renée.
— Oui, très bien, c'est tout à fait cela. Bref, mon oncle me dit: «Renée, il faut me tirer de là.» Monsieur, j'ai mes défauts, je ne le cache pas. Mais la famille, pour moi, c'est sacré. J'ai toujours admiré cette jeune fille qui suivait son vieux père aveugle… Voyons, il y avait un si beau tableau là-dessus, au Salon! Cette jeune fille… Ah! c'est une Grecque; vous voyez que je commence à me souvenir; attendez, je vais me rappeler tout… Non, je ne peux pas… Ça ne fait rien… Ah! c'était si joli; ce tableau! J'ai rêvé devant pendant une demi-heure. On voyait l'Acropole, dans le fond. C'est admirable, l'Acropole; tout le monde le dit. C'est dommage que les Anglais aient tout abîmé. Quels sauvages, ces Anglais! J'en ai connu un, l'année dernière, qui m'a griffée tout le milieu du dos… Est-ce que vous aimez la peinture de Bouguereau?
— Madame, dis-je en réprimant une grimace, je l'aime énormément.
— Moi, j'en raffole. Bouguereau, c'est le peintre de l'âme; voilà mon avis. Lui seul peut nous consoler de la mort de Cabanel. Je suis bien contente que nous ayons les mêmes goûts… Bref, quand ma tante, la soeur de ma mère, m'eut avoué dans quelle situation elle se trouvait, la pauvre femme; quand elle m'eut dit: «Renée, il faut me tirer de là», je n'hésitai point à lui déclarer que j'allais tenter l'impossible. Mais, que faire? Demander de l'argent à mon mari, il n'y fallait pas songer; d'abord, il s'agissait d'une grosse somme; puis, il n'est pas en très bons termes avec ma famille. Je crois devoir vous dire, Monsieur, quelles idées me vinrent successivement…
Elle parle, elle parle! Une voix mal soutenue, fébrile, qui passe sans transition du ton aigu aux inflexions doucereuses, incisive, et insinuante, impatiente et cajoleuse, où l'émotion sursaute tandis que grince l'indifférence agacée, et où semble implorer une angoisse qui se raillerait elle-même. Quelque chose qui sautille sans cesse sur les yeux et sur les lèvres; un rire trop fréquent et trop sec, qui ponctue la parole rapide. Des gestes hâtivement ébauchés, heurtés, gracieux quand même, qui disent toute la nervosité et toute la lassitude ennuyée des filles de ce monde artificiel, machiné, truqué, où l'argent est tout, où la vie n'est qu'une mascarade opulente et stupide. Cette femme, une jolie petite brune aux traits fins et aux beaux grands yeux, n'est qu'un pantin articulé par l'énervement que cause l'éternel besoin d'argent, mis en mouvement par le perpétuel désir de la toilette, et agité par l'incessante inquiétude. Et je l'écoute me raconter ses inutiles et audacieux mensonges, cette marionnette dont un costume du matin très simple, trop simple, d'une fausse simplicité, moule les formes, et qui s'est fait coiffer par Virot d'une capote minuscule, naïve comme une fleur et ouvragée comme un bijou.
— Oui, Monsieur, oui, j'ai pensé à cela; à aller voler dans les magasins! Croiriez-vous des choses pareilles?
— Sans difficulté; la kleptomanie est à la mode. Vous auriez été, Madame, en fort bonne compagnie à côté de ces grandes dames, voleuses titrées, dont les noms figurent journellement sur les rapports de police. Mais je pense que vous auriez eu du mal à réaliser, par ce procédé, la grosse somme dont vous aviez besoin pour…
— Ah! dit-elle en faisant la moue, je crois que vous vous moquez de moi. Ce n'est pas gentil. Vous voyez, je vous dis tout, comme à un confesseur… Mais vous ne comprenez pas dans quel état d'affolement nous nous trouvons quand le manque d'argent nous harcèle.
— Je vous demande pardon, Madame. J'admets très bien qu'une femme, même mariée, puisse se trouver dans des passes…
— À en faire? Oh! certainement. Mais, voyez-vous, ça ne vaut pas le mal qu'on se donne. Il y a de bonnes occasions quelquefois, je ne dis pas; mais elles sont rares. Quant aux liaisons sérieuses, il n'y faut plus compter; les hommes sont devenus tellement inconstants! Autrefois, il y avait des attachements vrais, profonds, qui duraient toute une existence; une femme mariée pouvait vivre, à cette époque-là. Mais aujourd'hui…
— Aujourd'hui, la morale est en actions; l'amour aussi. Il faut s'y faire…
— On s'y fait trop. Et la concurrence est énorme. On n'a même plus le mérite de l'audace, ou de l'originalité, à ne pas reculer devant ces outrages qu'on dit les derniers, pour faire croire que ça s'arrête là. Et il faut vivre, et s'habiller, et briller; et rester au zénith tout le temps. Pas moyen de s'éclipser un instant; car, quelle raison donner au monde? Son mari? Ça ne compte plus… Ah! si l'on avait des enfants, encore! Mais on n'en a plus. Que voulez-vous, Monsieur? On ne peut pas. Une jeune fille, tenue dans sa famille comme elle l'est en France, veut avoir à juste titre, lorsqu'elle se marie, quelques années de liberté. Donc, pas la servitude des enfants. On s'arrange pour ça. Et après, quand on voudrait en avoir, il est trop tard… Ah! vous pouvez le demander à Ida: elle m'a vue pleurer bien des fois, allez, quand elle me disait qu'il n'y avait pas de remède… J'ai eu bien du chagrin, dans ce salon où nous sommes… Il est vrai que j'y ai eu une grande joie. Vous savez sans doute comment Ida m'a mise en rapports avec M. Canonnier. Elle a dû vous le dire? Oui. C'était justement au moment où j'étais si tourmentée; mon couturier, ma modiste et ma lingère s'étaient ligués contre moi, m'obsédaient de leurs réclamations et faisaient de mon existence un enfer, ainsi que je vous le disais tout à l'heure… Non, non… Je voulais dire que mon oncle… ou plutôt ma tante… Enfin, vous savez que les fournisseurs choisissent toujours ces moments-là. Ils n'en font pas d'autres. Ils menaçaient d'aller porter leurs notes à mon mari. Je, ne savais à quel saint me vouer. Un Russe, qui m'avait promis monts et merveilles, m'avait manqué de parole. Un Russe, Monsieur!… Après ça, il fallait tirer l'échelle… Ida, à qui j'avais fait part de mes ennuis, m'avait déjà presque décidée à… utiliser mes relations. Je connais tant de monde, Monsieur! Des gens qui ont des fortunes chez eux, soit à Paris, soit à la campagne, et des moindres mouvements desquels je suis toujours instruite. Oui, Ida m'avait presque décidée, et M. Canonnier m'a convaincue; écoutez, Monsieur: on peut dire de lui ce qu'on veut, mais c'est un homme supérieur. Une intelligence, un tact, une façon si originale de voir les choses… et ce pouvoir extraordinaire de vous amener à les envisager comme lui! Je n'aurais jamais cru, je l'avoue, qu'un voleur pût être un aussi parfait gentleman. Il m'a fait revenir de bien des préjugés. N'attribuez qu'à l'honneur de sa connaissance le peu d'étonnement que j'ai eu à me trouver, en votre présence, devant un homme aussi distingué. Je m'incline profondément.
— Comme on voit bien, continue-t-elle, que nous vivons à une époque de progrès! Je suis persuadée, Monsieur, que vous avez reçu une excellente éducation. Je suis discrète et n'aime pas à poser de questions, mais quelque chose me dit que vous sortez de Polytechnique; il me semble vous voir avec un chapeau à cornes et l'épée au côté. Et dire que vous avez peut-être une pince- monseigneur dans votre poche! C'est à faire trembler… Mais votre profession est tellement romanesque! Comme elle me plairait, si j'étais homme! Vous devez avoir eu des tas d'aventures? Racontez- m'en une, je vous en prie. J'adore ça.
— J'en suis désolé, Madame, mais je ne saurais trouver dans l'histoire de mon existence aucun épisode d'un intérêt captivant. Les événements dont j'ai été le témoin ou l'acteur sont plutôt sombres que pittoresques. Si je vous en misais le récit, vous auriez certainement des cauchemars; et je ne voudrais pour rien au monde vous faire passer une mauvaise nuit.
— Je prends note de vos intentions, répond Renée en souriant. Mais vous ne me surprenez pas; les voleurs sont la modestie même. M. Canonnier était comme vous; il n'a jamais rien voulu me raconter. À part ça, il était charmant. Il se montrait plein de reconnaissance pour les renseignements que je lui fournissais; il est vrai que mes tuyaux sont toujours excellents. Il me donnait 50 pour cent sur le produit des opérations. Ce n'est peut-être pas énorme; mais il paraît que c'est le prix.
— Non, Madame, dis-je froidement, car je me souviens des avertissements que m'a donnés Ida. Non, Madame, ce n'est pas le prix. Le prix est 33 pour cent. Aucun voleur sérieux ne vous proposera davantage. Je m'étonne même que Canonnier ait pu vous offrir ce que vous dites, car je sais qu'il se faisait un point d'honneur de ne jamais dépasser le chiffre que je vous cite. Vos souvenirs, sans doute, doivent mal vous servir.
— C'est bien possible, murmure-t-elle avec une petite grimace. C'est déjà si lointain et j'ai si peu de tête! je croyais bien, pourtant… Vous dites 33. C'est si peu!… Moi, je disais 50. Eh! bien, coupons la poire en deux, ou à peu près. Donnez-moi 45 pour cent.
— Je regrette infiniment de ne pouvoir le faire. Madame. Mais je ne puis vous donner ni 40, ni même 35 pour cent. Le tiers du produit, mais pas plus.
— Hélas! dit Renée, vous êtes impitoyable. Si vous saviez combien j'ai besoin d'argent! La vie est si chère! La toilette nous ruine, et les hommes sont tellement difficiles… Ils ne se rendent pas compte… Je serais honteuse de vous dire ce que mon mari me donne tous les mois; c'est misérable… Et les autres!… Et ils veulent avoir des femmes soignées, bien habillées, avec des dessous savants, fleurs et bonbons… Je me suis à peine vêtue pour venir ici, Monsieur; un costume de trottin, qui ne vaut pas vingt-cinq louis; mais les dessous, c'est obligatoire. Et, tenez…
À deux mains, d'un geste habile et charmant, elle a relevé sa jupe; et des vagues de soie, frangées d'une mousse de dentelles, viennent déferler sur ses jambes fines. Ah! la délicieuse poupée!…
Attention! Pas de bêtises — ou les 33 pour cent vont augmenter.
— Vous avez vu? Élégant, n'est-ce pas? Mais si je vous disais ce que ça coûte…
Elle s'est levée, tapote sa robe à petits coups, baissant ses yeux noirs que, brusquement, elle darde audacieusement dans les miens.
— Alors, toujours 33? Toujours? Oui?… Et on dit, dans les romans, que les voleurs sont généreux!… Mais, soit; commençons sur ce pied-là; nous verrons après. Nous serons bons amis, j'en suis sûre. Nous ferons passer toutes nos communications par Ida, n'est-ce pas? J'ai toute confiance en vous et je suis convaincue que vous ne me compromettrez jamais. D'ailleurs, Ida m'en a assurée. C'est tellement affreux, voyez-vous, d'être compromise! Je risquerais tout pour éviter ça… Il y a un coup à faire à Paris, actuellement, et deux villas à dévaliser aux environs, vers la fin du mois; je reviendrai après-demain pour vous donner les indications. Ah! l'argent; l'argent! Il me faut cinquante mille francs avant trois mois… Il me les faut absolument… Penser que je paye mes dettes avec l'argent des autres!
— C'est la vie. Et penser que les autres en font sans doute autant de leur côté…
— C'est la vie. Mais vous allez me prendre pour une abominable égoïste; ce que je dis est horrible…
— C'est très humain. L'exploitation est universelle et réciproque; et croyez-bien, chère Madame, que si je pouvais vous offrir décemment moins de 33 pour cent…
— C'est très inhumain!
Elle me tend la main, et sort avec un petit salut charmant, un grand frou-frou, laissant comme un sillage de grâce derrière elle — très jolie, très crâne. Ah! les femmes.! Les hardies, les fières voleuses! Voleuses de tout ce qu'on veut, et de tout ce qu'on ne voudrait pas. Elles en ont un fameux mépris des règles, et des morales, et des lois, et des conventions, quand leur chair les brûle, quand l'amour de leur beauté les tenaille, quand leurs passions sont en jeu…
— Eh! bien, me demande Ida qui est venue me rejoindre, qu'en penses-tu, de la petite femme? Gentille, hein? Mais quelle inconscience!… Ah! mon cher, elle n'est pas la seule. Et le luxe de leurs toilettes, qui leur fait perdre la tête, la tourne aussi à bien d'autres. Il n'y a plus que l'argent aujourd'hui, et il donne la fièvre à tout le monde; si les femmes sont folles, les hommes ont besoin d'une douche. C'est à se demander où nous allons.
— Au tonnerre de Dieu, dis-je, si ça peut signifier quelque chose; et pas ailleurs. Je ne vois point pourquoi nous n'aurions pas la fin que nous méritons, nous, les Barbares de la Décadence.
— C'était l'avis de Canonnier; il disait aussi que la couturière, la lingère et la modiste sont d'excellents agents de révolution, et que les masses se démoralisent plus facilement par les chiffons et la parfumerie que par les écrits incendiaires et les explosions de dynamite.
— C'est une opinion. En attendant, car il faut bien vivre, j'espère que la petite femme n'oubliera pas de venir nous voir après-demain.
— Elle! dit Ida en riant, elle viendrait plutôt sur la tête… Tu ne sais pas ce que c'est qu'une femme qui a besoin d'argent et qui a découvert le moyen d'en avoir. Tu peux être assuré qu'elle prendra toutes les mesures nécessaires pour te rendre la besogne facile, car elle a plus d'intérêt que toi-même à ce que tu ne sois pas pincé; que deviendrait-elle, la malheureuse, si elle n'avait plus personne sous la main pour forcer les tiroirs de ses amis et connaissances? Sois tranquille, les indications qu'elle te donnera seront excellentes.
Elles l'ont été, en effet. Le coup à faire à Paris était d'une simplicité enfantine; ce n'a été qu'un jeu pour moi; le métier commence à m'entrer dans les doigts, comme on dit. Quant aux deux villas, Roger-la-Honte ayant amené à mon aide trois camarades de forte encolure, nous avons eu le plaisir d'opérer leur déménagement complet en moins de temps qu'il n'en aurait fallu à Bailly. «Je suis capitonné.» Et je suis très content, aussi, que ces trois expéditions m'aient permis de placer entre les petites mains de Renée les cinquante mille francs qu'elle désirait, et même un peu davantage.
— Vous voyez, lui ai-je dit en lui remettant la somme, que ce n'est pas seulement la vertu, à présent, qui est récompensée.
— Naturellement, m'a-t-elle répondu; les temps sont changés, heureusement. Autrefois, les mauvais offices que je rends à mes amis ne m'auraient rapporté que trente deniers. Cela tient sans doute à ce que le cas était beaucoup moins fréquent alors qu'aujourd'hui. J'entendais dire à mon mari, l'autre jour, que les prix, comme les liquides, tendent vers leur niveau, il est très fort en économie politique.
Ah! la petite poupée… Je donnerais bien quelque chose pour pouvoir assister à ses triomphes mondains, pour la voir faire la belle, parée et pomponnée comme une princesse de féerie, gracieuse, légère et narquoise comme un jeune oiseau et lissant ses plumes volées au milieu de ses pareilles, peut-être, ou de ses victimes…
Souhaits ridicules, désirs dangereux, ils passent rapidement, par bonheur, car des idées semblables sont malsaines pour un voleur, ainsi que le disait très justement Ida; ce n'est pas la peine de commencer par être fripon pour devenir dupe. Quand on travaille, ma mère me l'a appris jadis, on ne songe point à mal faire; et le travail ne me manque pas. Si j'ai de bons renseignements, Roger- la-Honte en a aussi de son côté; et le hasard ne nous sert pas mal. J'inclinerais à croire que la Providence néglige souvent les ivrognes pour s'occuper des voleurs. Il est vrai qu'il ne faut pas se ménager; mais, en se donnant le mal nécessaire, on arrive à des résultats. Aide-toi, le ciel t'aidera. Il faut s'aider en diverses langues et sous des cieux différents; passer de Belgique en Suisse, d'Allemagne en Hollande et d'Angleterre en France. Le vol doit être international, ou ne pas être. Il y a longtemps que Henri Heine l'a dit: Il n'y a plus en Europe des nations, mais seulement des partis. Nous faisons tous nos efforts pour donner raison à Henri Heine; et nous avons pris le parti de vivre sur le commun. Je suis — pour employer, en la modifiant un peu, une expression de Talleyrand — je suis un déloyal Européen.
«Pourtant, me dis-je quelquefois à moi-même, pourtant, mon gaillard, si tu n'avais pas eu un petit capital pour commencer tes opérations, pour t'insinuer dans la société des gens qui t'ont aidé de leurs conseils et de leur exemple, où en serais-tu à l'heure qu'il est?» Question grave dont la réponse, si je voulais la donner, serait fort probablement une glorification du capital — qui pourrait se transformer rapidement, par un simple artifice de rhétorique, en une condamnation formelle. — Mais je ne me donne guère de réponse. Je me réjouis seulement de n'avoir pas été réduit, pour vivre, à me livrer à des soustractions infimes, à donner un pendant à la lamentable histoire de Claude Gueux. Je n'ai jamais volé mon pain — dans le sens strict du mot — et me voici propriétaire, ou peu s'en faut.
J'ai acquis en effet, par un long bail, la possession d'une gentille petite maison, dans un quartier tranquille de Londres. La vie que j'avais menée jusque-là ne me convenait pas beaucoup; hôtels, boarding-houses, clubs, etc., ne me plaisaient qu'à moitié. Et la société de mes confrères, bien que fort agréable quand l'ouvrage donne, m'inspirait un certain ennui, par les temps de chômage. Je suis certainement bien loin d'en penser du mal; mais, au risque de détruire maintes illusions, je dois le dire avec franchise, quoique avec peine: les vices des canailles ne valent pas mieux que ceux des honnêtes gens.
C'est une circonstance assez singulière qui m'a conduit à louer cette petite maison. Je passais un soir, vers minuit, dans une rue déserte, lorsque j'aperçus une forme noire accroupie sur les marches d'un bâtiment; quelque pauvre vieille femme, sans argent et sans gîte, qui s'était résignée à passer là sa nuit. Le spectacle n'est pas rare, à Londres. Mais, ce soir-là, il pleuvait à verse, le temps était affreux; et la forme noire était lamentable, avec le piteux lambeau de châle qui tremblotait sur les épaules maigres, avec le grand chapeau détrempé par la pluie et dont les plumes ébarbées et pendantes donnaient l'idée des queues d'une famille de rats plongée dans l'affliction. J'offris quelque argent à la pauvresse; elle grelottait et sa figure hâve faisait mal à voir. Je l'emmenai jusqu'à l'un de ces palais du gin, au bout de la rue, qui flamboient comme des phares perfides de naufrageurs au milieu de la noirceur de la misère; je lui fis servir une boisson chaude. Elle me raconta sa vie. Elle n'avait guère plus de quarante-cinq ans, bien qu'elle en parût soixante au moins. Elle avait été bien élevée, savait le français et l'allemand, et avait été plusieurs années institutrice dans une famille noble, qu'elle avait quittée pour se marier. Son mari l'avait abandonnée après dix ans d'une existence qui avait été pour elle un martyre; et elle avait été obligée de se placer comme housekeeper, et même comme servante, afin d'élever l'enfant qu'il lui avait laissé. Cet enfant, qu'une maison de commerce avait employé dès sa sortie de l'école, avait mal tourné, vers l'âge de dix-huit ans, au moment où l'augmentation de son salaire lui aurait permis d'adoucir le sort de sa mère; il avait commis un faux et avait quitté l'Angleterre avec le produit de son escroquerie. Annie — c'est le nom de la pauvresse — était à cette époque en service chez un clergyman réputé pour son ardeur philanthropique. Ce vénérable ecclésiastique, en apprenant par les journaux ce qui s'était passé, mit Annie à la porte de chez lui. Il fit plus. Dieu poursuivant l'iniquité des pères sur les enfants jusqu'à la troisième et quatrième génération, il pensa que l'homme, créé à son image, ne pouvait pas faire moins que de poursuivre le crime du fils sur la mère jusqu'à ce qu'elle eût rendu l'âme dont elle faisait un aussi triste usage. Il lui refusa donc un certificat et, avec cette ténacité courageuse particulière aux gens vertueux, se mit à épier les démarches de la malheureuse à la recherche d'une situation, et l'empêcha d'en obtenir une. Elle avait donc été obligée de vivre comme elle avait pu — misérablement, à tous les points de vue.
— Et votre fils, demandai-je, vous n'en avez plus eu de nouvelles?
— Si, répondit-elle en baissant la tête; ce malheureux garçon a continué à se mal conduire en France, où il était parti. Il a été condamné, il y a dix-huit mois, à plusieurs années de prison… Ah! Monsieur, je suis si malheureuse de ne pouvoir rien lui envoyer!… Je voudrais être morte…
— Tenez, dis-je, voici encore un peu d'argent. Soyez ici après- demain, à. dix heures, et peut-être trouverai-je moyen de vous donner une occupation, bien que vous n'ayez pas de certificat. Ne vous désolez pas, ma brave femme. Et si votre clergyman vient me mettre en garde contre votre manque de respectabilité, comme il en a l'habitude, je lui offrirai un lavement de vitriol, pour le mettre à son aise.
C'est donc Annie qui a la charge de la maison que mon aventure avec elle m'a donné l'idée de louer. Elle ne boit pas plus qu'un dixième d'Anglaise; elle fait de la pâtisserie comme une Allemande; elle est économe comme une Française; et dévouée comme un terre-neuve. Je l'ai stylée admirablement et je ne crains nullement qu'elle commette une maladresse. Elle s'est pas mal requinquée, depuis qu'elle est à mon service; ah! dame, les rides et les stigmates que la souffrance a gravés dans la chair sont indélébiles; mais la charpente s'est redressée, l'ossature a repris de l'aplomb. Telle qu'elle est, débarrassée de la viande, elle ferait un beau squelette.
Mon service n'est pas bien dur, car je suis souvent absent et je vis en garçon — pas en vieux garçon. — Annie a donc du temps de reste. Elle l'emploie, d'abord, pour envoyer au fils prisonnier, là-bas, tout ce que permettent les règlements; puis, afin de mettre de côté pour lui, quand il sortira de Centrale, le plus d'argent possible. Elle découpe, sur des photographies, portraits de grandes dames, de beautés professionnelles, les têtes admirées du public, et les accommode adroitement à des corps de Lédas s'abandonnant au cygne, de Dianes au bain, de Danaés sous la pluie d'or. Elle est devenue fort habile à ces petits ouvrages, très demandés par certaines maisons de Saint-John's Wood. Elle m'a montré l'autre jour une princesse du sang, un peu plate d'ordinaire, très excitante, vraiment, en Vénus Callipyge.
Si Annie a des loisirs, je n'en manque pas, moi non plus. Bien des gens se figurent que les voleurs sont toujours occupés à voler. Il n'y a pas d'erreur plus grossière; mais c'est toujours la vieille histoire. «Il faut que je vous dise, écrit Bussy-Rabutin à sa cousine, ce que M. de Turenne m'a conté avoir ouï dire au feu prince d'Orange: que les jeunes filles croyaient que les hommes étaient toujours en état; et que les moines croyaient que les gens de guerre avaient toujours, à l'armée, l'épée à la main.» — «Le conte du prince d'Orange m'a réjouie, répond la marquise. Je crois, ma foi, qu'il disait vrai, et que la plupart des filles se flattent. Pour les moines, je ne pensais pas tout à fait comme eux; mais il ne s'en fallait guère. Vous m'avez fait plaisir de me désabuser.» J'espère, moi aussi, faire plaisir aux honnêtes gens en leur apprenant que les voleurs n'ont pas sans cesse à la main la fausse clef ou la lanterne sourde.
Et à quoi s'occupent-ils donc? À différentes choses, quelquefois fort inattendues. Moi, par exemple, je m'instruis. Je m'instruis, de la même façon que le premier bourgeois venu, en oubliant des choses que je sais et en apprenant des choses que j'ignore. On peut continuer comme ça longtemps. Je m'amuse, aussi, autant que je peux. Très souvent, des demoiselles viennent me voir. Jolies? Ailleurs, je ne sais pas; mais chez moi, elles le sont suffisamment. Elles ont tout ce qu'elles désirent; et la femme est toujours belle quand elle est heureuse… Et puis, Issacar avait raison; on n'a pas à s'occuper des toilettes.
N'ai-je jamais éprouvé le dégoût de cette existence? la lassitude de cette vie? N'ai-je jamais eu d'aspirations plus élevées? Si, quelquefois…
Ce soir, même, je pense fort tristement à ce que des hommes d'une moralité plus haute que la mienne pourraient appeler leur avenir, quand Annie vient m'apporter un télégramme, «Tenez-vous prêt pour demain.» Qu'est-ce que cela veut dire?
Cette dépêche vient de l'étranger; elle vient de France… Et je me rappelle, tout d'un coup, un fait survenu il y a un mois environ, que j'avais totalement oublié et dont j'aurais dû me souvenir, pourtant.
Un soir, j'étais seul chez moi après le départ d'une petite amie très gentille, mais dont l'accent badois commençait à me fatiguer, une de ces blondes fades qui ont toujours l'air d'être en train de sécher. Je lisais un roman, l'un de ces bons romans anglais, tellement assommants, mais où le sentiment de la famille, éteint partout ailleurs, se conserve d'une façon si curieuse; lorsque j'entendis résonner le marteau de la porte d'entrée. Un instant après, la voix d'Annie protestant contre l'invasion de mon domicile parvint jusqu'à moi et un pas lourd fit craquer les marches de l'escalier. Je me levais du divan sur lequel j'étais étendu lorsque la porte du salon s'ouvrit à moitié; et, par l'entrebâillement, je vis passer une tête bronzée et une main qui faisait des gestes.
Quelle était cette main? Quelle était cette tête?
IX — DE QUELQUES QUADRUPÈDES ET DE CERTAINS BIPÈDES
Cette tête et cette main étaient l'inaliénable propriété de l'abbé Lamargelle. Je n'avais pas eu le temps de revenir de ma stupéfaction qu'il était devant moi, saluant, avec l'expression énigmatique de sa puissante figure osseuse et olivâtre, encadrée de cheveux noirs, ornée d'un grand nez aquilin, coupée d'une large bouche fortement tendue sur les dents, et obscurcie plutôt qu'éclairée par l'éclat sombre des yeux couleur d'ébène. Oui, c'était bien l'abbé Lamargelle.
— Hé! bonjour, cher Monsieur, me dit-il de sa voix profonde. Comment vous portez-vous? Vous avez l'air bien étonné. Voyons, parlez donc un peu; demandez-moi: «Homme noir, d'où sortez-vous?»
— Ma foi, monsieur l'abbé, répondis-je, j'en ai fortement envie. J'avoue que je ne m'attendais guère au plaisir de vous voir ce soir…
— Je m'en doutais bien. Aussi, pour faire durer moins longtemps votre surprise toute naturelle, je n'ai tenu aucun compte des protestations de votre servante qui s'obstinait à vouloir m'annoncer à vous, et je suis monté directement ici; j'ai même pris la précaution, afin de vous épargner une émotion trop vive, de vous faire un petit signe amical en entr'ouvrant la porte.
— Je ne saurais trop vous remercier de vos attentions, monsieur l'abbé. Asseyez-vous donc, je vous prie; et apprenez-moi à quel heureux hasard je dois honneur de votre visite.
— Le hasard n'est pour rien dans l'affaire, répondit l'abbé qui se mit à secouer la tête, pendant que je me demandais pourquoi il était venu me voir et, surtout, comment il avait pu arriver à découvrir mon adresse. Non, pour rien, absolument. Ma visite était préméditée depuis longtemps et j'attendais une occasion propice…
— Que vous a fourni le mariage ou l'enterrement d'un de vos paroissiens?
— Je n'ai ni paroissiens ni paroisse. Je suis prêtre libre, vous le savez. C'est peut-être en cette qualité que j'ai pris, cher Monsieur, la liberté de m'intéresser à vous…
— Vraiment? Je vous sais gré de m'en avertir. Et serait-il indiscret de vous demander de quelle sorte est l'intérêt que vous voulez bien me porter?
— Il est des plus vastes. Rien ne me fait un plus grand plaisir, par exemple, que de vous voir installé ici aussi confortablement, vous avez des livres, ces compagnons qui ne trompent pas; un piano, instrument qui ne mérite pas toujours le ridicule dont on l'abreuve; et peut-être, même, fumez-vous?
— Quelquefois. J'ai là d'excellents cigares… Permettez…
— Merci, dit l'abbé en allumant un londrès. Ils sont excellents, en effet… Et vous avez bien, j'imagine, quelque occupation sérieuse?
— Une occupation sérieuse, comme vous dites… des plus sérieuses; mais qui me laisse des loisirs, ajoutai-je du ton le plus naturel tandis que l'abbé fixait sur moi ses yeux perçants.
— Ah! ah! s'écria-t-il en anglais. — car il parle couramment plusieurs langues, et même le portugais — ah! ah! j'en suis enchanté, en vérité. Le temps ne vous a pas manqué, par conséquent, pour vous rappeler notre entrevue à la gare du Nord, à Paris, le jour où vous êtes parti pour la Belgique?
— Ce n'est pas le temps qui m'a fait défaut, certainement; mais, jusqu ici, je l'avoue, je n'avais gardé aucun souvenir de cet incident.
— C'est dommage; la rencontre n'avait pas été absolument fortuite. Malgré tout, vous n'avez point oublié, j'espère, que je vous ai parlé, ce matin-là, de cette malheureuse famille Montareuil…
Je ne répondis pas; sa visite, dès le début, m'avait semblée des plus louches et je voyais clairement, maintenant, où il voulait en venir. Si je me laissais intimider, j'étais perdu. Il fallait l'arrêter au premier mot agressif et, au deuxième, lui montrer l'escalier — ou le jeter par la fenêtre.
— Cette malheureuse famille, continua-t-il, si durement éprouvée! Vous rappelez-vous, cher Monsieur, l'importance du vol dont Mme Montareuil a été la victime? Et dire que rien n'a pu mettre sur la trace du coupable… À Paris, à l'heure qu'il est, on n'a encore aucune indication… Il est vrai que si l'on poussait jusqu'à Londres…
— Monsieur l'abbé, dis-je, j'ai peine à comprendre pourquoi vous vous obstinez à me parler de choses et de gens qui ne m'intéressent en aucune façon. Je ne pense pas que vous veniez me réciter les faits-divers de l'année dernière par simple amour de l'art; et j'ose croire que votre visite a un motif. Permettez-moi de le deviner. On vous avait promis de vous verser, lors de la conclusion du mariage que l'événement regrettable auquel vous faites allusion a empêché, une commission que vous n'avez pas touchée, naturellement. Le dépit vous a conduit à échafauder des histoires à dormir debout, que vous avez sans doute fini par prendre au sérieux; et vous avez espéré me faire partager votre crédulité. Je dois vous déclarer que je n'ai aucun goût pour les fables. Et puis, écoutez: j'ai un piano, comme vous le remarquiez il n'y a qu'un instant — mais je ne chante pas. — Vous comprenez?
— Très facilement. Je suis au courant des moindres sous-entendus de notre belle langue, et aucune de ses finesses ne m'est étrangère. Mais vous vous méprenez sur mes sentiments. Soyez tranquille; je ne viens pas vous assassiner avec un fer sacré. J'avais l'intention, pour vous exposer ce que j'ai à vous dire, d'observer une gradation conforme aux usages; j'irai plus brutalement au fait, puisque vous semblez le désirer. Vous êtes un voleur. — Ne protestez pas; c'est un métier pas comme un autre. — Je disais: vous êtes un voleur… Moi aussi.
— Vous…?
— Pourquoi pas? Croyez-vous avoir le monopole du cambriolage? À la vérité, je ne vous fais pas, sur ce terrain pour lequel vous avez une préférence exclusive, une concurrence fort redoutable; bien que j'aie mis la main à la pâte, plus d'une fois. J'emploie aussi d'autres procédés; je suis un éclectique, voyez-vous. Mais il me faut beaucoup d'argent…
— Pourrais-je vous demander pourquoi?
— Tant que vous voudrez; mais je vous préviens que je ne vous répondrai pas; j'aime mieux ça que de vous raconter des histoires, et je tiens à garder secrets les motifs de mes actes… Voyons, ne faites donc pas cette figure-là. Je suis un confrère, je vous dis. Et, d'ailleurs, qu'avez-vous à craindre de moi, ici? En admettant que vous me fassiez des aveux que je ne vous demande pas, car votre existence m'est connue depuis a jusqu'à z, comment me serait-il possible de m'en servir contre vous? Si j'avais voulu vous dénoncer, vous admettrez que j'aurais pu le faire sans me mettre en peine de vous rendre une visite. Mais finissons-en; votre méfiance à mon égard est enfantine, et je veux l'ignorer… Vous me demandez pourquoi il me faut beaucoup d'argent? Pour arriver à un but que je désire atteindre, ou simplement pour devenir riche.
— Bon, dis-je, je supposerai que vous voulez devenir riche: et que votre passion de l'argent vous empêche d'hésiter à compromettre le caractère sacré dont vous êtes revêtu.
— Oh! répondit l'abbé en riant, ma passion ne me ferme pas les yeux à ce point-là. Je fais fort attention à ne pas le compromettre, ce caractère, sacré pour tant d'imbéciles; c'est le meilleur atout, dans mon jeu. Et la franchise avec laquelle je vous fais mes confidences devrait être pour vous le meilleur garant de ma bonne foi.
— Mon Dieu, dis-je, je ne vois point pourquoi je ne vous croirais pas, après tout. L'Église n'a jamais beaucoup pratiqué le mépris qu'elle affecte pour les richesses…
— Et elle ne s'est jamais fait d'illusions sur leur source. Sans aller trop loin, n'est-ce pas Bourdaloue qui a dit qu'en remontant aux origines des grandes fortunes, on trouverait des choses à faire trembler? Relativement, Bourdaloue est bien près de nous; mais quelle distance, pourtant, de son époque à la nôtre! Quelle descente dans l'infamie, du Roi-Soleil au Roi Prudhomme! Je vais vous citer un simple fait dont le caractère symbolique ne vous échappera pas: la maison dans laquelle Fénelon écrivit Télémaque, sur la Petite Place, à Versailles, est aujourd'hui un lupanar.
— J'espère, dis-je, qu'on aura placé une plaque commémorative sur le bâtiment.
— Je l'ignore; mais si l'on a scellé la plaque dont vous parlez, soyez sûr qu'on l'a mise au-dessous du gros numéro. Nous sommes à l'époque des chiffres, qui ont leur éloquence, paraît-il. Et je crois qu'ils l'ont, en effet.
— Ils ont l'éloquence de Guizot: Enrichissez-vous!
Ce qui m'étonne, moi, c'est qu'avec un pareil mot d'ordre, nos contemporains croient encore avoir besoin d'une religion et d'une morale.
— Les sentiments religieux, dit l'abbé, ne sont pas incompatibles avec les tendances actuelles; loin de là. Je me suis même demandé plus d'une fois, en disant ma messe, si la fièvre du vol, la rage de l'exploitation, ne finiraient pas par créer une folie religieuse spéciale. Le repentir, une des colonnes du christianisme, qui semble faire des mamours à l'homme et lui dire: «Tu peux mal agir, à condition que tu fasses semblant de regretter tes méfaits», est une excellente invention, merveille de lâcheté et d'hypocrisie, admirablement adaptée aux besoins modernes. Je ne vous tracerai point, n'est-ce pas? un parallèle entre cet engageant repentir chrétien et l'effroyable Remords de l'antiquité. Ce serait déshonorer le Remords… Quant à la morale, il n'y en a jamais eu qu'une. Ce n'est pas celle qui dit à l'homme: «Sois bon», ou «sois pur», ou «sois ceci, ou cela»; c'est celle qui lui dit simplement: «Sois!» Voilà la morale. Elle n'a rien à voir avec, la Société actuelle. La morale ne saurait être publique, quoi qu'en dise le Code… Vous voulez peut-être parler de la moralité? C'est un succédané pitoyable. Telle qu'elle est, pourtant, elle a plané assez haut, jadis. Mais on l'a fait descendre si bas! La moralité, c'est comme l'écho; elle devient muette quand on s'en rapproche. Ce n'est pas une chose sérieuse… En somme, de toute espèce de foi, on ne garde plus que ce qui peut s'accommoder aux vils besoins du jour, des débris sans nom qui servent à étayer le piédestal du Veau d'or. Certainement, il eut été plus propre de se défaire franchement de ces vieilles croyances divines ou humaines, qui n'ont point été sans grandeur, au bout du compte. Au lieu d'être découpées en quartiers sur l'étal des simoniaques, au lieu d'agoniser dans la fétide atmosphère des prétoires, elles auraient fini dans l'embrasement majestueux d'une gloire dernière — comme ces vieux rois du Nord qui se plaçaient, mourants, dans un navire aux voiles ouvertes qu'on lançait sur la mer, et où s'allumait l'incendie.
— Vous ne parlez pas mal, pour un voleur; le jour où l'on créera une chaire d'éloquence sacrée à Mazas…
— Un voleur! murmura l'abbé, les yeux perdus dans le vague et comme se parlant à lui-même… Oui, aujourd'hui, le caractère est un poids qui vous entraîne, au lieu d'être un flotteur. Je ne suis pas le seul… Les types sont à présent presque tous puissants, mais incomplets… Disproportion de l'homme avec lui-même beaucoup plus qu'avec le milieu ambiant… Il faudrait pourtant trouver quelque chose… Avez-vous songé, continua-t-il d'une voix forte, comme s'il revenait à lui tout d'un coup, mais avec encore la brume du rêve devant les yeux, avez-vous songé que tout acte criminel est une fenêtre ouverte sur la Société? Que connaîtrait- on du monde, sans les malfaiteurs? Je crois qu'un acte, quelqu'il soit, ne peut être mauvais. L'acte! Oui, agir ce qu'on rêve. Le secret du bonheur, c'est le courage.
— Je pense, en effet, que le rôle du criminel est généralement mal apprécié…
— Je vous crois! s'écria l'abbé en ricanant. Les économistes assurent tous que la misère actuelle vient de la surproduction; que le manque de travail, qui enlève à tant de gens la possibilité de vivre, est causé par la surabondance des produits. Et l'on se plaint du voleur! Mais chaque fois qu'il vole ou qu'il détruit quelque chose, un bijou, un chapeau, un objet d'art ou une culotte, c'est du travail qu'il donne à ses semblables. Il rétablit l'équilibre des choses, faussé par le capitaliste, dans la mesure de ses moyens. Production excédant la consommation! Surproduction! Mais le voleur ne se contente point de consommer; il gaspille. Et on lui jette la pierre!… Quelle inconséquence!
— Et quant aux billets de banque qu'il retire des secrétaires où ils moisissent, quant à l'argent enfoui qu'il déterre, je me demande comment on peut lui reprocher de remettre ces espèces dans la circulation, pour le bénéfice général.
— On le fait pourtant, dit l'abbé; et d'ici peu de temps, si vous voulez m'en croire, il n'y aura pas d'homme plus, accablé que vous de malédictions par certaines gens que je connais. J'ai été mis au courant de votre habileté à enfreindre le deuxième commandement, et je vous ai préparé une petite expédition…
— Pourquoi ne pas vous la réserver à vous-même?
— Je ne peux pas. Si c'était possible, croyez bien… Mais il faut opérer dans une ville de province où je suis connu comme le loup blanc; je serais sûrement reconnu, soit en arrivant, soit en route; et l'on ne manquerait pas de s'étonner de mon apparition subite et de mon départ intempestif. C'est un coup facile, certain et lucratif.
— En France?
— Oui. La France a déjà trente milliards à l'étranger; quelques centaines de mille francs de plus qui passeront la frontière ne feront pas grande différence.
— En effet. Un vol de titres?
— Pour la plus grande part. Vous ne connaissez donc pas mieux votre pays? La France n'est ni religieuse, ni athée, ni révolutionnaire, ni militaire, ni même bourgeoise. Elle est en actions.
— Et pour quand?
— Ah! ça, je ne sais pas encore. Il faut attendre; peut-être quinze jours, peut-être un mois, peut-être plus. Dès que je serai fixé, je vous enverrai un télégramme pour vous dire de vous tenir prêt; et le lendemain, vous recevrez une seconde dépêche qui vous apprendra quel train il faudra prendre et vous indiquera l'endroit où vous me rencontrerez. Puis-je compter sur vous?
— Oui. Vous ne voulez pas que je vous donne ma parole d'honneur?
— Non. Je préfère que vous me donniez un renseignement. Combien remettez-vous aux gens qui vous fournissent des tuyaux?
— Trente-trois pour cent; jamais un sou de plus.
— Bon. Vous ferez une exception en ma faveur: vous me donnerez cinquante pour cent… N'ayez pas peur, vous n'y perdrez rien; au contraire. C'est moi qui vendrai les titres, et j'en retirerai le double de ce qu'ils vous rapporteraient à vous. Même, à l'occasion, si vous avez des négociations difficiles à conduire… À propos, vous ne faites jamais aucun mauvais coup ici, en Angleterre?
— Jamais. D'abord, parce que l'hospitalité anglaise est la moins tracassière des hospitalités; et ensuite, parce qu'on paye trop cher…
— Oui; je connais leurs atroces statuts criminels, les meilleurs du monde, disent les middle classes anglaises, parce qu'ils écrasent l'individu et le convainquent de son rien en face de la loi et de la société. Peut-être la bourgeoisie britannique payera- t-elle cher, un jour, sa férocité à l'égard des malfaiteurs.
— C'est probable; les septembriseurs n'étaient qu'une poignée; et quels moutons, à côté des milliers de terribles et magnifiques bêtes fauves qui composent la mob anglaise! Pour moi, j'ai toujours pensé que si l'affreux système pénitentiaire anglais avait été appliqué sur le Continent, la révolution sociale y aurait éclaté depuis vingt ans… Tenez, il y a à Londres un musée que je n'ai pas visité; c'est Bethnal-Green Museum. Le sol en est recouvert d'une mosaïque exécutée, vous apprend une pancarte, par les femmes condamnées au hard labour; il m'a semblé voir les traces des doigts sanglants de ces malheureuses sur chacun des fragments de pierre, et j'ai pensé que c'était avec leurs larmes qu'elles les avaient joints ensemble. Je n'ai pas osé marcher là- dessus.
— Hélas! dit l'abbé en se levant; honte et douleur en haut et en bas, sottise partout… Quel monde, mon Dieu!
Au moment où il allait me quitter, je me décidai à lui poser une question que j'avais eu souvent envie de faire à d'autres, à Paris, depuis de longs mois, mais que je n'avais jamais eu le courage de poser à personne.
— Dites-moi, demandai-je, n'avez-vous pas eu de nouvelles de mon oncle?
— Oui et non, répondit-il d'un air un peu embarrassé. J'ai appris que votre oncle avait éprouvé, ces temps derniers, des pertes d'argent, peu considérables étant donnée sa fortune, mais qui l'avaient néanmoins décidé à liquider ses affaires. Je ne puis vous dire exactement ce qu'il fait en ce moment. Je crois, pour employer une expression vulgaire, qu'il fait la noce, la bête et sale noce. C'est triste; mais que voulez-vous? Certains hommes s'efforcent d'être pires qu'ils ne peuvent.
— J'avais eu plusieurs fois l'intention de prendre des renseignements à son sujet, dis-je; je vois que j'ai aussi bien fait de m'en dispenser. Et ma cousine, ajoutai-je… ma cousine Charlotte?…
L'embarras de l'abbé parut augmenter.
— Je ne sais rien, finit-il par répondre sans me regarder; mais tout est sans doute pour le mieux; oui, tout doit être pour le mieux. Ne prenez point de renseignements, c'est préférable; n'en prenez pas…
C'est de cette fin de conversation, surtout, que je me souviens aujourd'hui, en relisant la dépêche qu'Annie m'a apportée. Certes, il vaut mieux que je ne prenne point de renseignements, que je ne cherche pas à connaître la vérité.
Je l'ai devinée, cette vérité que l'abbé n'a pas osé m'avouer, car il est au courant, certainement, de mes relations avec ma cousine. Charlotte est mariée. Elle est mariée, et tout est fini entre nous, pour jamais… Je ne puis pas dire ce que j'avais pensé, je ne puis pas dire ce que j'avais espéré. Je ne sais pas. Ce sont des songes que j'ai faits, toujours des songes et toujours les mêmes songes. Il me semble que j'ai vécu dans un rêve; que j'ai traversé comme un halluciné toute l'horreur des réalités brutales, et que je suis condamné maintenant à exister au hasard, seul, sans espoir et sans but, jusqu'à ce que vienne le réveil…
Le réveil, il n'est peut-être pas loin. N'est-ce pas un piège que me tend l'abbé en m'appelant à Paris? Qui me dit qu'il ne va pas me trahir?… Hé! qu'il me vende, si ça lui plaît! Que m'importe? Un peu plus tôt, un peu plus tard… et je ne veux pas flancher.
Je jette le télégramme sur une table. J'en recevrai un autre demain matin, sans doute.
Non, ce n'a pas été pour ce matin. Alors, il faut que j'attende toute la journée…
Je vais passer mon après-midi au Jardin Zoologique, pour tuer le temps. Ce sont surtout les bêtes fauves qui m'intéressent. Ah! les belles et malheureuses créatures! La tristesse de leurs regards qui poursuivent, à travers les barreaux des cages, insouciants de la curiosité ridicule des foules, des visions d'action et de liberté, de longues paresses et de chasses terribles, d'affûts patients et de sanglants festins, de luttes amoureuses et de ruts assouvis… visions de choses qui ne seront jamais plus, de choses dont le souvenir éveille des colères farouches qui ne s'achèvent même pas, tellement ils savent, ces animaux martyrs, qu'il leur faudra mourir là, dans cette prison où ils sentent s'énerver de jour en jour l'énorme force qu'il leur est interdit de dépenser.
Douloureux spectacle que celui de ces êtres énergiques et cruels condamnés à mâcher des rêves d'indépendance sous l'oeil liquéfié des castrats. Leurs yeux, à eux… Les yeux des lions, dédaigneux et couleur des sables, projetant des lueurs obliques entre les paupières mi-closes; les yeux d'ambre pâle des tigres, qui savent regarder intérieurement; les yeux rouges et glacés des ours, qui semblent faits d'un jeu de neige et de beaucoup de sang; les yeux qui ont toujours vécu des loups, d'une intensité poignante; les yeux imprécis des panthères, des yeux de courtisanes, allongés, cernés et mobiles, pleins de trahisons et de caresses; les yeux philanthropiques des hyènes, aux prunelles religieuses… Ah! quelle terrible angoisse, et que de mépris dans ces yeux aux reflets métalliques!
Des voleurs et des brigands, tous ces galériens; c'est pour cela qu'ils sont au bagne. Parce qu'ils mangeaient les autres bêtes, les bêtes qui ne sont point cruelles et n'aiment pas les orgies sanglantes, les bonnes bêtes que l'homme a voulu délivrer de leurs oppresseurs. Et elles sont heureuses, les bonnes bêtes, depuis qu'il s'est mis à tuer les fauves et à les enfermer dans des cages. Elles sont très heureuses. Le collier fait ployer leur cou et les harnais labourent leurs épaules meurtries; et leur chair vivante, pantelante et rendue muette saigne sous le surin des saltimbanques de la science, dans l'ombre des laboratoires immondes. Demain, elles seront plus heureuses, encore. Je le crois.
À mesure que l'homme s'éloigne de la vie naturelle, la distance s'étend entre lui et les animaux. Non pas qu'il les dédaigne davantage, qu'il les sente plus inférieurs à lui. Ils lui paraissent supérieurs, au contraire. Ils lui font honte. Ils sont une injure vivante à son progrès factice, un sarcasme de sa civilisation d'assassin. Et sa férocité contre eux s'accroît, férocité vile qu'il couvre du prétexte actuel à toutes les bassesses — la nécessité scientifique…
Je trouve, en rentrant chez moi, la dépêche que j'attendais. Il faut que je sois demain, à deux heures, sur le terre-plein de la Bourse, à droite. C'est bien; j'y serai.
Il n'est même que deux heures moins cinq lorsque je fais mon apparition à l'endroit indiqué. À quoi employer ces cinq minutes? À comparer la Banque d'Angleterre, gardée par un polichinelle à manteau rouge, à chapeau pointu, à la Banque de France défendue par des sentinelles aux fusils chargés. Et aussi à placer mentalement la Bourse de Paris, bastionnée de cafés et flanquée de lupanars, en face du Royal Exchange avec la statue de la reine à cheval, devant et, derrière, l'effigie de Peabody assise, les jambes en l'air, sur la chaise percée de la philanthropie. Parallèles qui ne sont pas sans profondeur… Mais je n'aperçois pas l'abbé…
Deux heures viennent seulement de sonner, il est vrai. Je jette un coup d'oeil sur les citoyens qui s'agitent sous le péristyle de la Bourse et sur les marches; et les réflexions que j'ai faites hier au sujet des bêtes me reviennent en mémoire. Les gouvernements, en débarrassant les peuples qu'ils dirigent des bandits qui les détroussaient, n'ont-ils point agi un peu comme l'homme qui a délivré les bonnes bêtes de la tyrannie des carnassiers? Ma foi, si l'on cherchait à découvrir les causes par la simple étude des effets qu'elles produisent, on serait forcé d'admettre qu'en supprimant le voleur de grands chemins, les gouvernements n'ont eu d'autre souci que de permettre aux gens d'accumuler leurs épargnes pour les porter aux banques spoliatrices et aux entreprises frauduleuses; et qu'en abolissant la piraterie, ils n'ont voulu que laisser la mer libre pour les évolutions des flottes qui vont appuyer les déprédations des aigrefins et les tentatives malhonnêtes des financiers… Mais il est deux heures cinq. L'abbé est en retard… Attendons encore…
Le fait est, malgré la réputation qu'on s'efforce de leur faire, qu'ils n'ont pas l'air de voleurs, ces agioteurs qui pérorent bruyamment et gesticulent. Ils n'ont rien du fauve, certainement. Ils me font plutôt l'effet de valets repus ou de bardaches maigres. Mais peut-être ne sais-je pas découvrir, sur leurs figures, des caractères spéciaux qu'un criminaliste de profession distinguerait à première vue. Ah! je voudrais bien connaître un criminaliste…
— Ça viendra! dit la Voix.
X — LES VOYAGES FORMENT LA JEUNESSE
Tout d'un coup, j'aperçois l'abbé. Il arrive à petits pas, sous les arbres, son bréviaire à la main.
— Je vous y prends, dit-il en m'abordant avec un solennel salut ecclésiastique; vous profitez de ce que je suis en retard de cinq minutes pour vous livrer à des observations pleines d'amertume sur les honnêtes cens qui fourmillent en ces lieux. Je vous voyais de loin et, réellement, votre figure me faisait plaisir; on vous aurait pris pour un psychologue.
— Ne m'insultez pas, lui dis-je en lui serrant la main, ou je mets immédiatement à l'épreuve votre talent de moraliste et je vous demande votre opinion sur ce monument et sur ceux qui le fréquentent.
— La Bourse est une institution, comme l'Église, comme la Caserne; on ne saurait donc la décrier sans se poser en perturbateur. Les charlatans qui y règnent sont d'abominables gredins; mais il est impossible d'en dire du mal, tellement leurs dupes les dépassent en infamie. Le jeu est une tentative à laquelle on se livre afin d'avoir quelque chose pour rien; mais il vaut mieux ne pas le juger, car sa base est justement celle sur laquelle repose le principe des gouvernements. Je ne suis point un moraliste et je n'accuserai pas les intègres trafiquants qui nous entourent de manquer de morale; d'ailleurs, ils en ont une… Problème: étant donné un monde de malfaiteurs, retirer la formule de l'honnêteté de leur action combinée. Le Code a l'audace de fournir la solution. Cette solution, que nul n'est censé ignorer, est cachée dans les plis du drapeau, là-haut, au-dessus de l'horloge; et ces estimables personnes, comme vous voyez, combattent sous ce labarum.
— Voilà un langage que vous n'avez pas dû tenir souvent aux agioteurs que vous avez pu connaître.
— Pas une seule fois; ils m'auraient répondu que j'avais raison, et auraient haussé les épaules dès que j'aurais eu le dos tourné. Je me garde bien de dire toujours ce que je pense; rien n'est plus ridicule que d'avoir raison maladroitement ou de mauvaise grâce. Il faut hurler avec les loups et, surtout lorsqu'on est voleur ou escroc, porter habit de deux paroisses. Cela ne vous interdit point l'ironie, et vous pouvez l'employer d'autant plus facilement que, généralement, elle n'est pas entendue. À l'heure actuelle, c'est à peine si l'on commence à comprendre celle de Sénèque, par exemple, ou celle de l'Ecclésiaste… Voyons, il fait beau, allons faire un tour au Bois; je vous expliquerai la petite affaire chemin faisant; et nous ne dînerons pas trop tard, car il faut que vous partiez à huit heures… Tenez, voici un cocher qui a l'air de nous attendre…
Il s'en faut de peu que je ne parte pas, le soir.
Quand j'arrive à la gare, deux trains sont sur la voie, attelés à des locomotives sous pression. Je me dirige vers le premier; mais la vue d'un grand fourgon, couvert d'une bâche noire étiquetée: «Panorama», me fait craindre de m'être trompé; et je me replie sur le second convoi.
— Votre billet? me demande un employé; vous allez à N.? C'est le train là-bas, en tête. Vite! Dépêchez-vous; il va partir.
— C'est que je n'avais jamais vu des wagons de marchandises attachés aux express…
— Il y a des cas, répond l'employé en ouvrant la portière d'un compartiment dans lequel il me pousse.
J'ai à peine eu le temps de m'asseoir que le train se met en mouvement. J'aurais préféré être seul, mais j'ai des compagnons de route. Deux voyageurs sont assis, en face l'un de l'autre, à côté de la portière du fond. Le premier est un gros monsieur d'aspect jovial, aux petits yeux fureteurs, aux favoris opulents, à l'abdomen fleuri d'une belle chaîne à breloques; un de ces bons bourgeois, obèses et sages, qu'on aime à voir se promener, humant l'air qui leur appartient, une main tenant la canne derrière le dos, l'autre cramponnée au revers de la jaquette dont un ruban rouge enjolive la boutonnière, la tête en arrière, le ventre en avant. Le ruban rouge ne manque pas à celui-là; il s'étale, large de deux doigts, en une rosette négligée mais savante qui montre juste le rien d'impertinence qui convient à la bonhomie; et son propriétaire, l'air fort satisfait de soi-même et convaincu de sa haute supériorité, fredonne, le chapeau rond sur l'oreille, tandis que la main gauche, plongée dans le gousset, fait tinter les pièces de monnaie.
Le second voyageur est un Monsieur d'aspect morose, au teint jaunâtre, aux yeux inquiets, aux lèvres blêmes, avec une barbe de parent pauvre. Il est tout de noir habillé, pantalon noir, redingote noire, pardessus noir, et coiffé d'un chapeau haut de forme. Il évoque l'idée d'un de ces fonctionnaires de troisième ordre, résignés et tristes, destinés à croupir dans ces emplois subalternes dont les titulaires sont qualifiés par les puissances, dans les discours du Jour de l'An, de «modestes et utiles serviteurs de l'État.» Non, il n'a point l'air gai, le pauvre homme. Qui sait? Peut-être se rend-il à un enterrement, en province; à l'un de ces enterrements pénibles qui ne laissent pas derrière eux la consolation d'un héritage. Affligeante perspective! En tout cas, le voilà tout prêt à prendre part au service funèbre; et si les chapeliers de la ville où il se rend comptent sur le prix du crêpe qu'ils lui vendront pour éviter la faillite, ils ont tort, car son chapeau arbore déjà le grand deuil.
Je m'installe dans mon coin, me flattant du doux espoir que mes deux compagnons n'auront point l'idée saugrenue de chercher à entrer en conversation avec moi.
Vaine espérance! Le Monsieur jovial m'en convainc très rapidement.
— Joli temps pour voyager! me dit-il avec un sourire: il ne fait pas trop chaud, il ne fait pas trop froid; on ferait le tour du monde, par un temps pareil. Ne trouvez-vous pas, Monsieur?
— Oui, beau temps… très beau, dis-je avec un accent britannique très prononcé; le temps du voyage autour le monde, juste ainsi.
— Monsieur est étranger? Ah! ah! vraiment… Anglais, sans doute? J'ai vu beaucoup d'Anglais, dans ma vie. J'ai été à Boulogne, une fois, pendant un mois; il y a tant d'Anglais, à Boulogne!
— Je suis pas du tout un Anglais, dis-je, car je vois poindre un récit des nombreuses aventures du Monsieur jovial avec les fils de la perfide Albion; je n'aime pas les Anglais; je suis un Américain.
— Ah! diable! j'aurais dû m'en douter; vous avez tout à fait le type américain; je me rappelle avoir vu un portrait de Washington… Vous lui ressemblez étonnamment. La France aime beaucoup les États-Unis. Du reste, sans Lafayette… Et vous détestez les Anglais? Comme je vous comprends! Ah! si nous avions encore le Canada!
— Oui, dis-je, Canada… Québec, Toronto, Montréal…
— Parfaitement, approuve le Monsieur jovial qui voit qu'il n'y a décidément pas grand'chose à tirer de moi et prend le parti de m'abandonner à mon malheureux sort.
— Ne trouvez-vous pas, Monsieur, demande-t-il en se tournant vers le Monsieur triste, qu'il y a quelque chose de très flatteur pour nous dans cet empressement des étrangers à visiter la France?
— Si, certainement, répond le Monsieur triste d'une voix lugubre.
— C'est que, voyez-vous, notre pays est toujours à l'avant-garde du progrès; la France est la reine de la civilisation. On peut dire ce qu'on veut, mais c'est un fait; la civilisation a une reine, et cette reine, c'est la France. N'êtes-vous pas de mon avis?
— Si, certainement, répond le Monsieur triste d'une voix lugubre.
— Le monde, Monsieur, est émerveillé de la façon dont nous avons su nous relever de nos désastres de 1870. Quelle page dans nos annales, que l'histoire de la troisième République! Et qui sait ce que l'avenir nous réserve! Ah! M. Thiers avait bien raison de dire que la victoire serait au plus sage… Ne pensez-vous pas comme moi?
— Si, certainement, répond le Monsieur triste d'une voix lugubre.
— Vous me direz peut-être qu'il y a de temps à autre quelques tiraillements intérieurs. Mais ces petites zizanies prouvent notre grande vitalité. Il faut faire la part de l'exubérance nationale. Cette opinion n'est-elle pas la vôtre?
— Si, certainement, répond le Monsieur triste d'une voix lugubre.
— Je suis fort heureux que nos idées concordent, continue le Monsieur jovial. Votre approbation m'est d'un bon présage. Car je dois vous apprendre que je suis sur le point de poser ma candidature à un siège législatif rendu vacant par la mort d'un député. Mon programme est des plus simples. Je me présente aux suffrages des électeurs comme socialiste-conservateur.
— Oh! oh! fait le Monsieur triste.
— Ni plus ni moins, continue le Monsieur jovial. Je suis socialiste en ce sens que j'ai tout un système de théories à mettre en application, et je suis conservateur en ce sens que je m'oppose à toute transformation brutale des institutions actuelles. Voyez-vous, où je veux en venir?
— Pas très bien, avoue le Monsieur triste.
— C'est que je n'ai point l'honneur d'être connu de vous. Je suis philanthrope, Monsieur. Un philanthrope, n'est-ce pas? c'est celui qui aime les hommes. Moi, j'aime les hommes; je les adore. Je n'ai aucun mérite à cela, je le sais, et je ne souffrirais pas qu'on m'en loue. Cet amour de l'humanité est naturel chez moi; sans lui, je ne pourrais pas vivre. J'aime tous les hommes, quels qu'ils soient et d'où qu'ils viennent. Tenez, cet étranger qui dort dans son coin, continue-t-il plus bas, cet Américain dont le pays fait preuve d'une si noire ingratitude envers nous; car enfin, sans Lafayette… Eh! bien, vous me croirez si vous voulez, je l'aime! Ne trouvez-vous pas cela merveilleux?
— Si, certainement, répond le Monsieur triste d'une voix lugubre, tandis que je songe à cette philanthropie qui, en passant ses béquilles sous les bras des malheureux, les rend incurablement infirmes.
— Croyez-moi, Monsieur, la philanthropie doit devenir la pierre angulaire de notre civilisation. Certes, le progrès est grand et incessant; il faudrait être aveugle pour le nier. Le peuple devient de plus en plus raisonnable. Vous savez avec quelle admirable facilité il a accepté la substitution de la machine au travail manuel, sans demander à retirer aucun bénéfice de ce changement dans les conditions de la production. Il y avait, dans cette complaisance de sa part, une indication dont on n'a pas su tirer parti. On devait profiter de cette excellente disposition des masses, qui continue à se manifester, pour faire quelque chose en leur faveur.
— Oui, dit le Monsieur triste; on devrait bien faire quelque chose; il y a tant de misère!
— On exagère beaucoup, répond le Monsieur jovial. La plus grande, partie des pauvres ne doit son indigence qu'à elle-même. Si ses gens-là vivaient frugalement; se nourrissaient de légumes et de pain bis; s'abreuvaient d'eau; suivaient, en un mot, les règles d'une saine tempérance, leur misère n'existerait pas ou serait, du moins, fort supportable. Mais ils veulent vivre en richards, manger de la viande, boire du vin, et même de l'alcool. L'alcool, Monsieur! Ils en boivent tant que les distillateurs sont obligés de le sophistiquer outrageusement pour suffire à la consommation, et que les classes dirigeantes éprouvent la plus grande difficulté à s'en procurer de pur, même à des prix très élevés… Malgré tout, je suis d'avis qu'il faudrait faire quelque chose pour le peuple. Ce qui manque au Parlement français, Monsieur, ce n'est pas la bonne volonté; ce sont les hommes spéciaux. Savez-vous qu'il n'y a pas à la Chambre un seul philanthrope, un seul vrai philanthrope? N'est-ce point effrayant?
— Si, certainement, répond le Monsieur triste d'une voix lugubre.
— Ce qui fait défaut à la Chambre, Monsieur, c'est un philanthrope qui indiquerait le moyen de donner à chacun…
— Du pain? demande le Monsieur triste. Ah! ce serait si beau!
— Non, Monsieur; pas du pain. L'homme ne vit pas seulement de pain; on l'oublie trop… Un philanthrope qui indiquerait le moyen de donner à chacun le salaire dû à ses mérites et qui établirait ainsi, d'un bout à l'autre de l'échelle sociale, l'harmonie la plus fraternelle. Il faudrait commencer par diviser les citoyens français en deux catégories: dans l'une, ceux qui payent les impôts directs; dans l'autre, ceux qui ne payent que les impôts indirects. Les premiers sont des gens respectables, propriétaires, possédants, qu'il convient de laisser jouir en paix de tous les privilèges dont ils sont dignes. Les seconds, par le fait même de leur indigence, sont suspects et sujets à caution. Ceux-là, il faudrait les soumettre d'abord, sans distinction d'âge ni de sexe, aux mensurations anthropométriques; les mesurer, les toiser, les photographier; soyez tranquille, les gens qui ont la conscience nette ne redoutent point ces choses-là. Après quoi, l'on ferait un triage; d'un côté, les bons; de l'autre, les mauvais, Ces derniers, écume de la population, racaille indigne de toute pitié, ouvriers sans ouvrage, employés sans travail, gibier de potence toujours porté à mal faire, danger permanent pour le bon fonctionnement de la Société, seraient retirés une fois pour toutes de la circulation. On les enfermerait dans de grands Ateliers de Bienfaisance établis, soit en France, soit aux colonies; la question est à étudier, mais je pencherais vers le dernier parti; il y a assez longtemps que les étrangers nous demandent quand nous nous déciderons à envoyer une demi-douzaine de colons défricher les solitudes que nous ne nous lassons point de conquérir. Quoi qu'il en soit, le grand point serait d'exiger, des individus qu'on placerait ainsi sous la bienfaisante tutelle administrative, un travail des plus sérieux. Rien d'analogue, bien entendu, à ce labeur dérisoire avec lequel on charme les loisirs des détenus des maisons de force; ces gaillards-là ne font rien, Monsieur, ou presque rien. Ils se tournent les pouces toute la journée. J'en sais quelque chose. J'ai eu autrefois l'entreprise d'une Maison centrale; mon argent ne me rapportait pas 20 pour cent. Ah! s'il avait été permis de garder les prisonniers à l'atelier dix-huit heures par jour, comme cela devrait être, les bénéfices auraient été plus avouables. Mais c'est défendu. Sentimentalité bête qui déshonore la philanthropie. Car, comment voulez-vous que des condamnés qui ne travaillent pas assidûment se repentent de leurs crimes et reviennent au bien? Et que désire un philanthrope, sinon le relèvement du niveau de la moralité?… Un philanthrope, je vous le demande, ne fait-il point passer cette considération avant toutes les autres?
— Si, certainement, répond le Monsieur triste d'une voix lugubre.
— Il est bien clair qu'il se trouverait des mauvaises têtes qui refuseraient de se soumettre au régime salutaire que je vous expose. Ces têtes, Monsieur, il faudrait les faire tomber! Sans pitié. Il est nécessaire d'arracher l'ivraie, car elle étoufferait le bon grain. Savez-vous, Monsieur, quelle est la principale cause de cette démoralisation dont on se plaint un peu trop, peut-être, mais qui pourtant nous menace? C'est qu'on applique trop rarement la peine de mort. Un chef d'État conscient de ses devoirs ne devrait jamais faire grâce, Monsieur! Il y va du salut de la Société. Ne pensez-vous point qu'on ne guillotine pas assez?
Le Monsieur triste ne répond pas.
— Autant l'on aurait fait preuve de sévérité envers les méchants, continue le Monsieur jovial au bout d'un instant, autant il faudrait se montrer paternel pour les autres. La bonté est obligatoire aujourd'hui. Sa nécessité nous est démontrée mathématiquement. Mathématiquement, Monsieur! Il conviendrait d'assurer d'agréables délassements aux gens pauvres mais honnêtes, et de leur faciliter l'accès à la propriété.
— Ah! oui, dit le Monsieur triste. Justement! Que chacun d'eux puisse avoir une petite maison, un jardin; un jardin où les enfants pourraient jouer. C'est si joli, les arbres, les fleurs!…
— Pas du tout! s'écrie le Monsieur jovial. Une maison! Un jardin! Jamais de la vie! Qu'ils mettent de l'argent de côté, oui; mais qu'ils achètent des valeurs, avec leurs épargnes; de petites valeurs, des coupures de vingt-cinq francs, par exemple, qu'il faudrait créer à leur usage; ils en toucheraient les intérêts, s'il y avait lieu. Mais que le capital qu'ils économisent ne soit jamais représenté par une propriété réelle dont ils auraient la jouissance exclusive. Du papier, rien que du papier; autrement, ils deviendraient trop exigeants.
— Je ne comprends pas bien, déclare le Monsieur triste.
— Permettez-moi de vous donner un exemple. Les mineurs du bassin de la Loire possèdent presque tous la petite maison et le jardin dont vous parlez; ils y vivent bien, ne se refusent pas grand'chose. Monsieur, il n'y a pas d'êtres plus insatiables et plus tyranniques envers leurs patrons. Ils ne sont jamais contents, bien qu'ils soient parvenus à arracher des salaires exorbitants, et vont mettre sur la paille, un de ces jours, les capitalistes qui les emploient. Les mineurs des départements du Nord, au contraire, habitent des tanières infectes, vivent de pommes de terre avariées, croupissent dans la plus abjecte destitution; eh! bien, ils ne se plaignent pas, ou d'une façon si timide que c'en est ridicule; savez-vous pourquoi? Parce que l'habitude de la misère les oblige à la résignation. Et il est inutile de vous dire si les actions des mines qu'ils exploitent valent de l'or en barre! Donnez-leur le bien-être de leurs confrères du Centre, et ils deviendront aussi intraitables. Ces gens-là sont ainsi faits: plus ils sont heureux, plus ils veulent l'être. Dans des conditions pareilles, ce serait jouer un jeu de dupes, et même agir contre leurs intérêts, que de leur accorder l'aisance réelle que vous rêvez pour eux. Non; qu'ils possèdent du papier, s'ils en ont les moyens, du papier dont les capitalistes puissent hausser ou baisser la valeur à leur gré. Et puis, nous sommes à l'époque du papier. On fait tout, à présent, avec du papier.
— On fait même de bien mauvais livres, dit le Monsieur triste en hochant la tête.
— Il n'y a point de mauvais livres, répond le Monsieur jovial. Il y a des livres; et il n'y en a pas assez. Je vous disais qu'il faudrait assurer des délassements aux classes inférieures. Eh! bien, il n'y a qu'un délassement qu'on puisse raisonnablement leur permettre. C'est la lecture. La République a créé l'instruction obligatoire. Croyez-vous que ce soit sans intention?
— Je serais porté à croire, hasarde le Monsieur triste, que l'instruction obligatoire a uniquement servi à former une race de malfaiteurs extrêmement dangereux.
— Quelques malfaiteurs, je ne dis pas. Et encore! Mais, à côté de ça, quel bien n'a-t-elle pas produit! L'instruction donne la patience, mon cher Monsieur. Elle donne une patience d'ange aux déshérités. Croyez-vous que si les Français d'aujourd'hui ne savaient pas lire, ils supporteraient ce qu'ils endurent? Quelle plaisanterie! Ce qu'il faut, maintenant, c'est répandre habilement, encore davantage, le goût de la lecture. Qu'ils lisent; qu'ils lisent n'importe quoi! Pendant qu'ils liront, ils ne songeront point à agir, à mal faire. La lecture vaut encore mieux que les courses, Monsieur, pour tenir en bride les mauvais instincts. Quand on a perdu sa chemise au jeu, il faut s'arrêter; on n'a pas besoin de chemise, pour lire. Il faudrait créer des bibliothèques partout, dans les moindres hameaux; les bourgeois, s'ils avaient le sens commun, se cotiseraient pour ça; et l'on rendrait la lecture obligatoire, comme l'instruction, comme le service militaire. L'école, la caserne, la bibliothèque; voilà la trilogie… Du papier, Monsieur, du papier!…
Le Monsieur triste ferme les yeux et semble vouloir s'endormir. Le Monsieur jovial en fait autant. Moi, je songe aux dernières phrases de ce Mauvais Samaritain. Au fond, il n'a pas tort, ce gredin. Au Moyen-Âge, la cathédrale; aujourd'hui, la bibliothèque. «Ceci a tué cela» — toujours pour tuer l'initiative individuelle. — Du papier pour dévorer les épargnes des pauvres; du papier pour boire leur énergie…
Le train file rapidement, s'arrête à des stations quelconques où clignotent des becs de gaz, où veillent des lanternes rouges, où sifflent des locomotives, et repart à toute vitesse dans la nuit… je finis par m'endormir, moi aussi.
Une exclamation du Monsieur jovial me réveille.
— Ah! sacredié! s'écrie-t-il, ma montre s'est arrêtée… Si je ne craignais de vous déranger, Monsieur, continue-t-il en se tournant vers moi, je vous demanderais de me dire l'heure.
Je tire majestueusement de mon gousset un chronomètre superbe que j'ai volé en Suisse, il y a trois mois.
— Il est dix minutes passé onze heures, dis-je.
— Je vous remercie infiniment. Nous disons: onze heures dix… Nous serons à N. dans un quart d'heure… Vous avez là une bien belle montre, Monsieur.
Oui. J'en ai beaucoup comme ça. Elles me reviennent à six sous le kilo, à peu près… Je me le demande: quelle idée peut bien se faire du voleur le bourgeois trivial? À ces gens qui vont par bandes, tout ce qui sort du troupeau doit paraître horrible, comme tout semble jaune à ceux qui ont la jaunisse. S'ils pouvaient savoir ce que je suis, cet homme triste sauterait par la portière du wagon pour se sauver plus vite et cet homme jovial aurait une attaque d'apoplexie.
Le train ralentit sa vitesse, entre en gare, s'arrête. Je saute rapidement sur le quai.
Me voilà dans la ville; une ville de province, mal éclairée, aux maisons closes, et où je n'ai jamais mis les pieds. Il s'agit de me souvenir des indications que m'a données l'abbé. Voyons un peu.
Vous suivrez, en sortant de la gare, une grande avenue plantée d'arbres; je suis la grande avenue, plantée d'arbres. Vous prendrez la quatrième rue à gauche; je prends la quatrième rue à gauche. Vous prendrez ensuite la troisième rue à droite, une rue en pente; je descends cette troisième rue. Vous vous trouverez ensuite sur une grande place, la place des Tribunaux, que vous reconnaîtrez facilement à deux grands bâtiments contigus, le Palais de Justice et la Prison. M'y voici, tout justement. Vous traverserez cette place en laissant le Palais de Justice derrière vous, et vous vous engagerez dans une large rue dont l'entrée est ornée de deux grandes bornes cerclées de fer. Je traverse la place, j'aperçois les deux bornes, et je pénètre dans la rue en la fouillant rapidement du regard. Personne; personne en arrière, non plus; pas une lumière aux fenêtres. Le numéro 7? Le voici. Je monte les marches du perron, la clef à la main. Comment l'abbé Lamargelle s'est-il procuré cette clef? Je l'ignore; mais je suis très content qu'il me l'ait remise hier soir; il me suffit ainsi, au lieu de me livrer à une effraction, de l'enfoncer doucement dans la serrure, de la tourner plus doucement encore, et…
Et j'entre tranquillement, comme chez moi, en légitime propriétaire. Avant de refermer complètement la porte, cependant, j'attends quelques instants, l'oreille au guet, dans l'immobilité la plus absolue. Deux sûretés valent mieux qu'une; bien que ce soit là une précaution inutile. Il n'y a personne dans cette maison, j'en suis sûr.
Un bâtiment occupé n'a pas du tout la même odeur qu'une maison que ses habitants ont quittée, serait-ce seulement depuis deux heures. La différence est énorme, bien que les honnêtes gens ne s'en aperçoivent pas; leur sensibilité olfactive est tellement émoussée! Mais, sous la pression de la nécessité, le sens de l'odorat se développe chez le malfaiteur, acquiert une finesse remarquable et lui assure la notion des odeurs, des particules impalpables des corps, dont le commun des mortels ne soupçonne même pas l'existence. Le voleur, enfant de la nature, sait flairer la présence de ses contemporains civilisés. Mille indices, imperceptibles à la Vertu planant sur les plus hauts sommets, sont facilement déchiffrables pour le crime habitué à ramper bestialement dans la poussière d'ici-bas. Le vice a ses petites compensations.
Non, il n'y a personne ici, et je n'ai pas besoin de me gêner. Je tire ma lanterne de mon sac et je l'allume. Je suis dans un vestibule spacieux, au plafond élevé, digne antichambre d'une maison sans doute meublée dans le style sobre et sévère, mais riche, cher encore à la bourgeoisie provinciale. Plusieurs portes font de grandes taches sombres sur le revêtement de marbre blanc. J'en tourne les boutons; elles sont toutes fermées. Fort bien. Ce n'est pas là que j'ai à faire.
Je monte l'escalier, un escalier large, à la rampe de fer ouvragé, et je m'arrête sur le palier du premier étage, dallé noir et blanc, comme le vestibule. C'est là que se trouve le cabinet de Monsieur. En face, à droite ou à gauche? L'abbé a négligé de m'en instruire. À droite, probablement. Essayons. D'un coup de pince, j'ouvre la porte; et un regard à l'intérieur me fait voir que j'ai deviné juste. J'entre.
C'est une grande pièce, d'aspect rigide, au beau plancher de vieux chêne, aux hautes fenêtres. Deux bibliothèques dont l'une, très grande, occupe tout un pan de mur; des sièges de cuir vert sombre, hostiles aux conversations frivoles; des tableaux, portraits de famille, je crois, qui semblent reculer d'horreur au fond de leurs cadres d'or; et, au milieu du cabinet, un énorme et superbe secrétaire Louis XVI, fleuri d'une garniture merveilleusement ciselée.
— C'est ce secrétaire-là qui contient le magot, m'a dit l'abbé. Si vous y trouvez, comme c'est probable, les bijoux de Madame et de Mademoiselle, il sera inutile de rien chercher ailleurs. Faites attention, car il y a des tiroirs à double-fond; ne manquez pas de touiller partout.
C'est fait. J'ai fouillé partout et ma récolte est terminée; si l'on veut perdre son temps, on peut venir glaner derrière moi. Le beau secrétaire est dans un piteux état, par exemple; son bois précieux est déshonoré de larges plaies et de profondes entailles, flétri des meurtrissures du ciseau et des éraflures de la pince; les tiroirs gisent à terre, avec leurs serrures arrachées, leurs secrets découverts au grand détriment des bijoux de ces dames et de certaines actions du canal de Suez, qui iront dire bonjour à celles du Khédive, bientôt, dans le pays de Beaconsfield. Elles vont dormir dans mon sac, en attendant; à côté de quelques titres de rente française dont le chiffre ferait loucher Paternoster; en face d'un lot assez considérable d'autres valeurs; et immédiatement au-dessous d'un joli paquet de billets de banque dont l'abbé Lamargelle n'entendra jamais parler. Il avait raison, pourtant; c'est une bonne affaire. Je n'ai pas mal employé ma soirée; vraiment, cela vaut bien mieux que d'aller au café. Ce qui m'ennuie, c'est d'avoir tracassé ainsi un meuble aussi magnifique; je suis assez disposé à me traiter de Vandale. Allons, un peu de philosophie! Forcer une serrure, c'est briser une idole.
Quelle heure est-il? À peine deux heures. Et je ne puis sortir d'ici que pour prendre le premier train pour Paris, qui part à six heures cinq. Que faire, en attendant? Rester dans cette pièce est imprudent. Je sais bien que je n'ai pas à craindre le retour du maître de céans. Il est allé en pèlerinage à Notre-Dame de je ne sais quoi, avec sa famille et ses serviteurs, à la façon des patriarches; il ne reviendra qu'après-demain soir… Pourtant…
Je prends le parti de descendre au rez-de-chaussée; si quelqu'un entrait, j'aurais beaucoup plus de facilité à prendre la clef des champs. J'ouvre la première porte à gauche, dans le vestibule; Une salle à manger. Pourvu qu'il y ait quelque chose dans le buffet! Je meurs de faim. Je découvre des biscuits et une bouteille de vin.; Ce n'est pas beaucoup, mais à la guerre comme à la guerre. Après tout, ce vin et ces biscuits conviennent parfaitement à mon estomac — et ces couverts de vermeil iront très bien dans mon sac. — Je mange, je bois; et je laisse l'assiette sur le buffet et la bouteille sur la table. Il y a des voleurs qui remettent tout en ordre, dans les maisons qu'ils visitent. Moi, jamais. Je fais un sale métier, c'est vrai; mais j'ai une excuse: je le fais salement. Lorsque les personnes dévotes, mais imprudentes, qui habitent cette maison rentreront chez elles, l'aspect seul de cette bouteille leur révélera ce qui s'est passé et les plongera d'emblée dans une affliction profonde. Ah! j'ai déjà fait pleurer bien des gens! À ce propos, comment se fait-il que la science n'ait pas encore trouvé le moyen d'utiliser les larmes?…
Là-dessus, j'éteins ma lanterne et je m'endors — pas trop profondément.
Un bruit de pas et de voix, dans la rue, me tire brusquement de mon sommeil. Attention! Que se passe-t-il?… Tout d'un coup, l'idée que l'abbé m'a trahi, m'a tendu un piège pour me faire arrêter, me traverse le cerveau. Je me lève, je m'avance à tâtons vers le vestibule, prêt à m'échapper, tête baissée, dès qu'on ouvrira la porte… Mais les voix s'éloignent, le bruit des pas s'éteint. Qu'est-ce que j'ai été penser?
Je regagne ma chaise, dans les ténèbres, et je cherche à me rendormir. J'y parviens; j'y parviens trop… Je dors à poings fermés, et je fais un songe affreux. Je rêve qu'on cloue un cercueil, à côté de moi, et que des masses de gens sont là, aux figures blafardes et farouches, qui piétinent et dansent une danse macabre. Par un brusque effort de la volonté qui veille encore en moi, je m'arrache au sommeil et je me mets sur mes pieds.
Est-ce que je rêve encore? On dirait que c'est mon rêve qui continue. J'entends des coups sourds, monotones qu'on frappe dans le lointain; je les entends; je ne me trompe pas, je pense; et le bruit que font les gens qui passent continuellement dans la rue n'est pas une illusion, pourtant!… L'aube du jour commence à filtrer à travers les lames des persiennes. Je puis voir l'heure à ma montre: cinq heures un quart. Pourquoi ce brouhaha qui parvient jusqu'à mes oreilles? Si j'osais regarder par la fenêtre… Ah! que je suis sot! C'est jour de marché, probablement; les croquants se lèvent de bonne heure. Quel bête de rêve j'ai fait!… Cinq heures et demie. Il me faut à peine vingt minutes pour gagner la gare, et je ferais mieux d'attendre encore… Si je sortais, tout de même?
Je sors. Je ferme la porte doucement derrière moi; je descends vivement le perron par l'escalier de gauche; je me retourne et je me dirige vers la grande place. Elle est noire de monde cette place!
Elle est noire de monde et quelque chose s'élève au milieu, quelque chose que je n'ai pas vu cette nuit. On dirait deux grandes poutres… deux grandes poutres au sommet desquelles se silhouette un triangle — un triangle aux reflets d'acier…
Je suis mêlé à la foule, à présent, — la foule anxieuse qui halète, là, devant la guillotine. — Les gendarmes à cheval mettent sabre au clair et tous les regards se dirigent vers la porte de la prison, là-bas, qui vient de s'ouvrir à deux battants. Un homme paraît sur le seuil, les mains liées derrière le dos, les pieds entravés, les yeux dilatés par l'horreur, la bouche ouverte pour un cri — plus pâle que la chemise au col échancré que le vent plaque sur son thorax. — Il avance, porté, plutôt que soutenu, par les deux aides de l'exécuteur; les regards invinciblement tendus vers la machine affreuse, par-dessus le crucifix que tient un prêtre. Et, à côté, à petits pas, très blême, marche un homme vêtu de noir, au chapeau haut de forme — le bourreau — le Monsieur triste de la nuit dernière.
Les aides ont couché le patient sur la planche qui bascule; le bourreau presse un bouton; le couteau tombe; un jet de sang… Ha! l'horrible et dégoûtante abomination…
Devant moi, une femme se trouve mal, bat l'air de ses bras, va tomber à la renverse. Je la soutiens; j'aide à la transporter, de l'autre côté de la place, chez un pharmacien dont la boutique s'est ouverte de bonne heure, aujourd'hui. Puis, je reprends le chemin que j'ai suivi hier soir; le train entre en gare comme j'arrive à la station et, cinq minutes plus tard, je suis en route pour Paris.
Un journal que j'ai acheté m'apprend le nom et l'histoire du malheureux dont l'exécution, dit-il, a été fixée à ce matin. Un pauvre hère, chassé, pour avoir pris part à une grève, d'une verrerie où il travaillait, et qui n'avait pu, depuis, trouver d'ouvrage nulle part. Exaspéré par la misère et affolé par la faim, il s'était introduit, un soir, dans la maison d'une vieille femme. La vieille femme, à son entrée, avait eu une crise de nerfs, était tombée de son lit, s'était fendue le crâne sur le carreau de la chambre; et l'homme s'était enfui, atterré, emportant une pièce de deux francs qui traînait sur une table. On l'avait arrêté le lendemain, jugé, condamné. Il n'avait point tué la vieille femme, ne l'avait même pas touchée; les débats l'avaient démontré. Mais le réquisitoire de l'avocat général avait affirmé l'assassinat, l'assassinat prémédité, et avait demandé, au nom de la Société outragée, un châtiment exemplaire. Douze jurés bourgeois avaient rendu un verdict implacable, et la Cour avait prononcé la sentence de mort…
Et c'est pour exécuter cette sentence qu'on avait envoyé de Paris, hier soir, les bois de justice honteusement cachés sous la grande bâche noire aux étiquettes menteuses — menteuses comme le réquisitoire de l'avocat général. — C'est pour exécuter cette sentence qu'on avait fait prendre le train express au bourreau, à ce misérable monsieur triste qui désire que tous les hommes aient du pain, que les enfants puissent jouer dans des jardins, et qui trouve beaux les arbres et jolies les fleurs… c'est pour exécuter la sentence qui condamne à mort cet affamé à qui l'on avait arraché son gagne-pain, à qui l'on refusait du travail, et qui a volé quarante sous.
Cependant, à bien prendre, si l'on était obligé de donner de l'ouvrage à tous ceux qui n'en ont pas, qu'adviendrait-il? La production, qui dépasse déjà de beaucoup la consommation, s'accroîtrait d'une façon déplorable; et que ferait-on de tous ces produits? Qu'en ferait-on, en vérité?… D'autre part, si l'on permettait à chaque meurt-de-faim de s'approprier une pièce de quarante sous, où irait-on? Calculez un peu et vous serez effrayé. Car, relativement, les pièces de deux francs sont en bien petit nombre, et il y a tant d'affamés!… Le mieux, en face d'une pareille situation, est encore de s'en tenir à la Loi, qui ne dit pas du tout que l'homme a droit au pain et au travail, et qui défend de prendre les pièces de quarante sous. Et cette loi, il faut l'appliquer avec vigueur, sans pitié, et même sans bonne foi. Il y va du salut de la Société.
Oui, plus j'y réfléchis, plus je trouve que le monsieur jovial avait raison. On ne guillotine pas assez… — on ne guillotine pas assez les gens comme lui.
XI — CHEVEUX, BARBES ET POSTICHES
Je trouve l'abbé Lamargelle chez lui, rue du Bac, au deuxième étage d'une grande vieille maison grise, d'aspect méprisant. J'ai été introduit par la servante dans un vaste cabinet de travail dont les fenêtres donnent sur un jardin, et l'abbé a fait son apparition un instant après.
— Alors, tout s'est bien passé? Tant mieux… Voyons, je vais faire un peu de place ici, dit-il en débarrassant à la hâte une table encombrée de livres et de papiers, tandis que j'ouvre mon sac. Là! Mettons tous nos trésors là-dessus… Les valeurs… les bijoux… Pas de billets de banque, naturellement; je pensais bien que vous n'en trouveriez point… Et qu'est-ce que c'est que ça? Des couverts?
— Ah! oui; un petit cadeau que j'ai à faire, dis-je, car je pense subitement à présenter à Ida ces dépouilles opimes de la bourgeoisie.
— Vous avez bien raison; les petits cadeaux entretiennent l'amitié. Maintenant, faisons notre compte approximativement.
Le compte est terminé, et l'abbé se frotte les mains.
— Bonne opération, hein? Ah! rendez-moi la clef de la maison, sac à papier! Il faut que je la renvoie ce soir… Merci. Je vais m'occuper de réaliser le montant de ces titres et de ces bijoux et dans quatre jours, c'est-à-dire samedi, vous reviendrez me voir et nous partagerons en frères. Nous aurons même le plaisir de lire dans les gazettes, ce jour-là, le récit de votre voyage en province, ou tout au moins de ses conséquences.
— Récit qui donnera à plus d'un jeune homme pauvre l'idée de commencer son roman en marchant sur les traces du voleur inconnu.
— Quoi! s'écrie l'abbé. Vous en êtes là! Vous prenez au sérieux les jérémiades des personnes bien pensantes qui déplorent que les journaux publient les comptes-rendus des crimes? Mais ces personnes-là sont enchantées que les feuilles publiques racontent en détail les forfaits de toute nature et impriment au jour le jour des romans-feuilletons sanguinaires. Les journaux, amis du pouvoir, savent bien ce qu'ils font, allez! Leurs comptes-rendus ne donnent guère d'idées dangereuses, mais ils satisfont des instincts qui continuent à dormir, nourrissent de rêves des imaginations affamées d'actes. Il ne faut pas oublier que les crimes de droit commun, accomplis par des malfaiteurs isolés, sont des soupapes de sûreté au mécontentement général; et que le récit émouvant d'un beau crime apaise maintes colères et tue dans l'oeuf bien des actions que la Société redoute.
— Votre façon d'envisager les choses est très subtile, dis-je; je vais donc vous apprendre ce que j'ai vu ce matin, au point du jour, et vous demander conseil.
Et je raconte à l'abbé mon voyage avec le bourreau, l'exécution à laquelle j'ai assisté, et je lui fais part des réflexions que m'ont suggérées ces événements.
— Oui, dis-je en terminant, je souhaite le renversement d'un état social qui permet de pareilles horreurs, qui ne s'appuie que sur la prison et l'échafaud, et dans lequel sont possibles le vol et l'assassinat. Je sais qu'il y a des gens qui pensent comme moi, des révolutionnaires qui rêvent de balayer cet univers putréfié et de faire luire à l'horizon l'aube d'une ère nouvelle. Je veux me joindre à eux. Peut-être pourrai-je…
L'abbé m'interrompt.
— Écoutez-moi, dit-il. Autrefois, quand on était las et dégoûté du monde, on entrait au couvent; et, lorsqu'on avait du bon sens, on y restait. Aujourd'hui, quand on est las et dégoûté du monde, on entre dans la révolution; et, lorsqu'on est intelligent, on en sort. Faites ce que vous voudrez. Je n'empêcherai jamais personne d'agir à sa guise. Mais vous vous souviendrez sans doute de ce que je viens de vous dire.
Voilà trois semaines, déjà, que je fréquente les «milieux socialistes» — 30 centimes le bock — et je commence à me demander si l'abbé n'avait pas raison. Je n'avais point attaché grande importance à son avis, cependant; j'avais laissé de côté toutes les idées préconçues; j'avais écarté tous les préjugés qui dorment au fond du bourgeois le plus dévoyé, et j'étais prêt à recevoir la bonne nouvelle. Hélas! cette bonne nouvelle n'est pas bonne, et elle n'est pas nouvelle non plus.
Je me suis initié aux mystères du socialisme, le seul, le vrai — le socialisme scientifique — et j'ai contemplé ses prophètes. J'ai vu ceux de 48 avec leurs barbes, ceux de 71 avec leurs cheveux, et tous les autres avec leur salive.
J'ai assisté à des réunions où ils ont démontré au bon peuple que la Société collectiviste existe en germe au sein de la Société capitaliste; qu'il suffit donc de conquérir les pouvoirs publics pour que tout marche comme sur des roulettes; et que le Quatrième État, représenté par eux, prophètes, tiendra bientôt la queue de la poêle… Et j'ai pensé que ce serait encore mieux s'il n'y avait point de poêle, et si personne ne consentait à se laisser frire dedans… Je leur ai entendu proclamer l'existence des lois d'airain, et aussi la nécessité d'égaliser les salaires, à travail égal, entre l'homme et la femme… Et j'ai pensé que le Code bourgeois, au moins, avait la pudeur d'ignorer le travail de la femme… Je leur ai entendu recommander le calme et le sang-froid, le silence devant les provocations gouvernementales, le respect de la légalité… Et le bon peuple, la «matière électorale», a applaudi. Alors, ils ont déclaré que l'idée de grève générale était une idée réactionnaire. Et le bon peuple a applaudi encore plus fort.
J'ai parlé avec quelques-uns d'entre eux, aussi; des députés, des journalistes, des rien du tout. Un professeur qui a quitté la chaire pour la tribune, au grand bénéfice de la chaire; pédant plein d'enflure, boursouflé de vanité, les bajoues gonflées du jujube de la rhétorique. Un autre, croque-mort expansif, grand- prêtre de l'église de Karl Marx, orateur nasillard et publiciste à filandres. Un autre, laissé pour compte du suffrage universel, bête comme une oie avec une figure intelligente — chose terrible! — et qui ne songe qu'à dénoncer les gens qui ne sont pas de son avis. Un autre… et combien d'autres?… Tous les autres.
J'ai lu leur littérature — l'art d'accommoder les restes du Capital. — On y tranche, règle, décide et dogmatise à plaisir… L'égoïsme naïf, l'ambition basse, la stupidité incurable et la jalousie la plus vile soulignent les phrases, semblent poisser les pages. Lit-on ça? Presque plus, paraît-il. De tout ce qu'ont griffonné ces théoriciens de l'enrégimentation, il ne restera pas assez de papier, quand le moment sera venu, pour bourrer un fusil.
Ah! c'est à se demander comment l'idée de cette caserne collectiviste a jamais pu germer dans le cerveau d'un homme.
— Un homme! s'écrie un être maigre et blafard qui m'entend prononcer ce dernier mot en pénétrant dans le café, au moment où j'en sors. Savez-vous seulement ce que c'est qu'un homme? Mais permettez-moi de vous offrir…
Oui, oui, je sais… la permission de payer. Eh bien, qu'est-ce qu'un homme?
— Un homme, c'est une machine qui, au rebours des autres, renouvelle sans cesse toutes ses parties. Le socialisme scientifique…
Je n'écoute pas l'être blafard; je le regarde. Une figure chafouine, rageuse, l'air d'un furet envieux du moyen de défense accordé au putois. Transfuge de la bourgeoisie qui pensait trouver la pâtée, comme d'autres, dans l'auge socialiste, et s'est aperçu, comme d'autres, qu'elle est souvent vide. Raté fielleux qui laisse apercevoir, entre ses dents jaunes, une âme à la Fouquier- Tinville, et qui bat sa femme pour se venger de ses insuccès. Il est vrai qu'elle peine pour le nourrir. À travail égal… Mais l'être blafard s'aperçoit de mon inattention.
— Écoutez-moi attentivement, dit-il; c'est très important si vous voulez savoir pourquoi le socialisme scientifique ne peut considérer l'homme que comme une machine… La nourriture d'un adulte, ainsi que je vous le disais, est environ égale en puissance à un demi-kilogramme de charbon de terre; lequel demi- kilo est à son tour égal à un cinquième de cheval-vapeur pendant vingt-quatre heures. Comme un cheval-vapeur est équivalent à la force de vingt-quatre hommes, la journée moyenne de travail d'un homme ordinaire monte à un cinquième de l'énergie potentielle emmagasinée dans la nourriture que consomme cet homme et qui est équivalente, vous venez de le voir, à un demi-kilo de charbon. Que deviennent les quatre autres cinquièmes?…
Je ne sais pas, je ne sais pas! Je ne veux pas le savoir. Qu'ils deviennent tout ce qu'ils pourront — pourvu que je sorte d'ici et que je n'y remette jamais les pieds!
Un soir, j'ai rencontré un socialiste.
C'est un ouvrier laborieux, sobre, calme, qui se donne beaucoup de mal pour subvenir aux besoins de sa famille et élever ses enfants. Il serait fort heureux que la vie fût moins pénible pour tous, surtout pour ceux qui travaillent aussi durement que lui, et que la misère cessât d'exister. Je crois qu'il ferait tout pour cela, ce brave homme; mais je pense aussi qu'il n'a qu'une confiance médiocre dans les procédés recommandés par les pontifes de la révolution légale.
— En conscience, lui ai-je demandé, à qui croyez-vous que puisse être utile la propagande socialiste? Profite-t-elle aux malheureux?
— Non, sûrement. Car, depuis qu'il est de mode d'exposer les théories socialistes, je ne vois pas que la condition des déshérités se soit améliorée; elle a empiré, plutôt.
— Eh! bien, pour prendre un instant au sérieux les arguments de vos frères-ennemis les anarchistes, croyez-vous que cette propagande profite au gouvernement?
— Non, sûrement. Le gouvernement, si mauvais qu'il soit, se déciderait sans doute à faire quelques concessions aux misérables, par simple politique, s'il n'était pas harassé par les colporteurs des doctrines collectivistes; et il serait plus solide encore qu'il ne l'est.
— À qui profite-t-elle donc, alors, cette propagande?
Il a réfléchi un instant et m'a répondu.
— Au mouchard.
XII — L'IDÉE MARCHE
Une lettre de Roger-la-Honte m'a appelé à Rouen; il s'agissait d'une taxe extraordinaire à prélever sur un capital déterminé. Nous avons opéré la saisie pendant la nuit, afin de ne déranger personne, et nous sommes partis ensemble pour l'Angleterre. Je suis très content d'être revenu à Londres. L'Anarchie est un peu persécutée en ce moment et ses grands hommes se sont réfugiés sur le sol britannique. Ces théoriciens, ces faiseurs de systèmes qui ont si souvent déjà, dans leurs diverses publications, tracé la voie de l'humanité, ont sûrement une vision nette des choses, la prescience de l'avenir; ils connaissent le secret du Futur, et peut-être…
Mais pourquoi pas? Pourquoi me refuseraient-ils le secours de leur expérience? Pourquoi ne voudraient-ils pas m'indiquer la route qu'il faut suivre? Car ils ne doivent pas se payer de mots, ceux- là; et s'ils parlent, ce doit être pour dire quelque chose. Si j'allais les voir?… Oui, mais ils sont tant… Ils sont tant qu'il faut choisir.
J'ai fait mon choix: Balon, le psychologue anarchiste, que sa Célébralité soldatesque a rendu si célèbre; et Talmasco, dont le dernier livre a fait tant de bruit. Chez Balon, pour commencer.
Il me reçoit fort aimablement. Son abord n'est pas des plus sympathiques, pourtant; il donne plutôt l'impression d'un pince- maille agité, d'un fesse-mathieu perplexe, d'un de ces parents pauvres qui meurent de privations sur les cent mille francs qui bourrent leur paillasse, d'un vilain tondeur d'oeufs. Mais ses manières sont tellement accueillantes! Il me met tout de suite à mon aise; de telle façon, même, que je suis obligé de me déclarer un peu confus.
— La confusion! dit Balon en souriant. Je ne connais que ça; c'est quand on prend une chose pour une autre. Ça arrive tous les jours. Ainsi, pour ne vous citer qu'un fait, on me confond à chaque instant, moi, Balon le psychologue, avec M. Talon le sociologue. Qu'y voulez-vous faire?… Que les gens continuent, si cela les amuse. Je ne suis, moi — et je tiens à le dire bien haut, car je prise avant tout la modestie — qu'un homme de science. Je m'occupe exclusivement des causalités, des modalités, des cérébralités, des mentalités, des…
Oui, oui, je ne l'ignore pas. C'est même étonnant qu'un écrivain puisse s'intéresser à tant d'aussi belles choses. Quelle cervelle il doit avoir, ce Balon! Et je ne crois pas trouver une meilleure occasion de lui présenter mes félicitations au sujet de sa Cérébralité soldatesque.
— Ne m'étouffez pas sous les compliments, répond-il. Contentez- vous de dire que c'est une oeuvre. Un chef-d'oeuvre, si vous voulez; et n'en parlons plus. Ah! messieurs les militaires ont passé de mauvais quarts d'heure à l'époque où a paru mon livre. Les militaires! Des pillards sanguinaires, tous!… Des bouchers! D'horribles bouchers!…
Des bouchers! Brrr!!!… Il faut l'entendre prononcer ce mot-là. Comme on voit bien qu'il a l'horreur de la viande! Comme on le devine, comme on le sent — et comme on n'a pas tort! — Car Balon n'est pas seulement un psychologue et un homme de science; c'est encore un végétarien. Les légumes et les oeufs constituent ses aliments: le lait est sa boisson. Bénédictin de la Cause, anachorète de la Sociale, moine du Progrès, confesseur de la Foi vivifiante, il n'a nul besoin de fouetter ses convictions avec des excitants vulgaires et de piquer sa pensée libre de l'aiguillon des stimulants équivoques. L'ébullition d'un potage aux herbes lui donne la note exacte de l'effervescence des désirs libertaires; des oeufs brouillés symbolisent pour lui l'état présent de la Société, dédaigneuse de l'harmonie nécessaire; des salsifis, blancs au-dedans et noirs dehors, lui représentent le caractère de l'homme dont la bonté native ne fait point de doute pour lui; il retrouve, dans le va-et-vient d'une queue de panais agitée par le vent, tous les frémissements de l'âme moderne; et c'est dans du lait écrémé, image de la science, imparfaite, hélas! qu'il cherche à étancher sa soif de progrès et de liberté.
Vie frugale, méthode de travail simplifiée, voilà le système de Balon. Simplifiée! Que dis-je? Réduite à sa plus simple expression. Car Balon a un procédé à lui. Je le connais, mais n'attendez point que je vous en fasse part. Le libraire qui lui fournit à forfait les vieux journaux qu'il découpe, et l'épicier qui lui vend sa gomme arabique ne vous en diraient pas davantage.
Aussi, ça tient, ce que fait Balon. C'est épais et solide. Il n'a rien inventé, je l'accorde. Mais il vous présente les choses d'une façon tellement inattendue! C'est presque l'histoire de l'oeuf de Colomb. Omne ex ovo. Quel oeuf!
Balon est un pondeur. Il a déjà fait, des parasites de la Société, plusieurs vigoureuses peintures — à la colle. — De plus, c'est un couveur; il mijote quelque chose qui ne sera pas, comme on dit, dans un sac. Il prouvera victorieusement, une fois de plus, que l'Idée marche. Certains écumeurs ne seront pas contents, peut- être. Qu'ils tremblent des aujourd'hui, comme ils l'ont fait si souvent déjà — car c'est l'effroi des exploiteurs et la terreur des soudards, cet homme de science refusé au conseil de révision, ce psychologue qui dissèque les âmes aussi froidement qu'il découpe son papier, qu'un verre de vin fait pâlir et qui cane devant un bifteck!
Balon est convaincu de l'excellence des théories anarchistes. Il me le déclare hautement. Certaines de ses phrases respirent la bataille, semblent saupoudrées de salpêtre. Balon, lui, à force de s'abreuver de laitage, a pris, plutôt, une odeur d'érable; il fleure la crèche, il sent la nourrice sur lieux…
Pas de blague! Cette nourrice-là, si sèche qu'elle paraisse, allaitera les générations futures; et c'est à ses mamelles bienfaisantes que viendront boire les hommes de demain. Ah! Balon, biberon de vérité, homme de science, alma mater!…
Je voudrais vous le faire connaître, au physique, comme je vous l'ai présenté au moral. Mais, voila, c'est bien difficile; et je ne sais pas trop comment dire: Petit, noueux, des genoux qui font des avances et des épaules qui demandent l'aumône, un nez en patère et des oreilles en champignons, des cerceaux de vestiaire en guise de bras, des pieds à rebords et plats comme des égouttoirs à pépins — il me donne l'idée d'un porte-manteau rabougri, d'un porte-manteau pour culs-de-jatte.
Comme j'ai eu raison de me raccrocher à lui, d'avoir foi en son expérience! Il m'a fait voir des choses que je ne soupçonnais pas; non, je n'aurais jamais cru les doctrines anarchistes aussi compliquées…
— Ne doutez pas du succès définitif, me dit-il en m'accompagnant jusqu'à la porte. L'étude des causalités des mentalités actuelles, basée sur la comparaison raisonnée des modalités des cérébralités, m'a profondément persuadé de la fatalité du triomphe de l'Idée. Quant à prévoir certaines éventualités, dans un délai plus ou moins bref, ce m'est impossible; il faudrait me livrer à des travaux considérables, et le temps me manque. Je ne suis qu'un homme de science, souvenez-vous-en. Je puis donc vous dire avec certitude où nous irons, mais je ne puis vous indiquer avec la même précision la meilleure route à suivre.
C'est malheureux. C'est justement ce que je voulais savoir… Enfin, malgré tout, c'est très beau, ce que m'a dit Balon. Et puis, il parle si bien! Presque aussi bien qu'il écrit. La modalité, la causalité, la céré…céri… Oh! c'est très beau.
Je ne serais pas fâché, cependant, si Talmasco se montrait plus explicite. Il faudra que je lui pose des questions catégoriques, dès que j'arriverai chez lui.
Tiens! j'y suis.
Sa femme vient m'ouvrir et m'introduit. Et, une minute après, Talmasco apparaît en personne. Je lui pose des questions catégoriques.
— Vous faites bien, me dit-il, de venir me trouver. Je ne dois pas vous cacher que l'Anarchie traverse une crise en ce moment; mais cette crise, croyez-le, ne sera que passagère…
Talmasco, qui pourtant est un libertaire déterminé, a plutôt l'allure d'un bourgeois bien élevé; son existence, paraît-il, est aussi des plus bourgeoises. Son geste hésitant, sans ampleur, lui donne l'aspect, quand il parle, d'un nageur inexpérimenté. Il a la voix de ces chantres d'une chapelle romaine qui n'entonnent leur premier cantique qu'après avoir fait trancher certaines difficultés d'organe par la main de praticiens spéciaux.
— L'Anarchie a eu le tort de mal comprendre jusqu'ici, continue-t- il, le grand principe de la fraternité. Avec la solidarité pour base, voyez-vous, l'Idée eût été invincible et nous n'aurions point assisté, ainsi que cela est arrivé trop souvent, à des spectacles plutôt regrettables. Je parle de la solidarité la plus large, non pas seulement entre nous, libertaires, mais entre nous et certains groupements socialistes que nos théories ont déjà séduits. Ah! si nous avions pu nous entendre, tout ce que nous aurions pu faire dans les syndicats ouvriers!… C'est si beau, si grand, si puissant, la fraternité! Ce sentiment-là… Mais on sonne; permettez-moi d'aller ouvrir.
Talmasco descend. Tout à coup, j'entends un cri; des cris: un bruit de lutte dans le corridor. Qu'y a-t-il?… Mme Talmasco et moi nous nous précipitons… Mais Talmasco remonte déjà l'escalier, le col arraché, la cravate pendante et le nez en sang. Il explique ce qui s'est passé. Des compagnons, qui lui en veulent sans qu'il sache trop pourquoi, sont venus le demander sous un prétexte et, brusquement sans éclaircissements préalables, lui ont sauté à la gorge. Il a pu s'en débarrasser et les mettre à la porte sans leur faire de mal.
— Des compagnons trop pressés et qui ne raisonnent pas, déclare Talmasco en épongeant son nez meurtri. Ils ont tort, mais que voulez-vous? On ne peut pas leur garder rancune de leur impatience. S'ils ne souffraient pas autant, ils réfléchiraient un peu plus. D'ailleurs, ceci vient à point nommé à l'appui de ma thèse. Si ces compagnons avaient une notion suffisante de l'idée de fraternité, ils comprendraient qu'au lieu de perdre notre temps à nous quereller entre nous, nous aurions tout intérêt à nous unir et à chercher à grossir nos forces contre l'ennemi commun. La fraternité, malheureusement, est un sentiment assez complexe, malgré sa simplicité apparente…
On sonne encore. Cette fois, c'est Mme°Talmasco qui va ouvrir.
— Peut-être aussi, continue Talmasco, n'avons-nous point mis, nous autres théoriciens, toute la patience désirable…
Mais, sitôt la porte ouverte, en bas, un vacarme terrible éclate. Une bordée d'injures atroces fracasse l'escalier. Ce sont les compagnes des compagnons qui viennent insulter Mme°Talmasco, lui reprocher ceci, cela, et un tas d'et caetera. Le propriétaire n'a que le temps d'accourir et de pousser la porte sur le nez des furies, qui continuent à hurler dans la rue. Mme°Talmasco remonte, tout en larmes.
— Bah! ce n'est rien, dit Talmasco; un simple malentendu. Les compagnons se figurent, parce que nous savons tenir à peu près une plume, que nous ne cherchons qu'à prendre de l'autorité sur eux. Ils ont raison de se montrer jaloux de leur indépendance, c'est certain. Cependant, ils devraient se rendre compte que nous sommes en pleine période de lutte, que le mouvement révolutionnaire ne demande qu'à prendre une extension énorme, et que l'union est éminemment nécessaire. Ah! la fraternité! c'est si beau! C'est tellement sublime!… Ce doit être l'auréole des temps nouveaux…
La voix monotone, féminine, continue à chantonner, sans clef de la, scandée par les sanglots et les soupirs de Mme Talmasco, qui persiste à pleurer dans un coin. C'est assez pénible. Je me lève et Talmasco me dit, au moment où je le quitte.
— Le mot d'ordre de l'Anarchie doit être: Bonne volonté et
Fraternité.
Oui, oui… certainement… évidemment… Mais, mais, mais…
Un soir, j'ai rencontré un anarchiste.
C'est un trimardeur, qui ne fait pas grand'chose, boit un peu, crie pas mal, ne s'inquiète guère de sa famille et n'a nul souci de ses enfants. Il serait fort heureux que la vie fût moins pénible pour ceux qui aiment le travail, moins vide pour ceux qui ne l'aiment pas, et que la misère cessât d'exister. Je crois qu'il ferait tout pour cela, ce vagabond; mais je pense aussi qu'il n'a aucune confiance dans les moyens d'action préconisés par les apôtres de la révolution illégale.
— En conscience, lui ai-je demandé, à qui croyez-vous que puisse être utile la propagande anarchiste? Profite-t-elle aux malheureux?
— Non, sûrement. Car, depuis qu'il est de mode d'exposer les théories anarchistes, je ne vois pas que la condition des déshérités se soit améliorée; elle a empiré, plutôt.
— Eh! bien, pour prendre un instant au sérieux les arguments de vos frères-ennemis les socialistes, croyez-vous que cette propagande profite au gouvernement?
— Non, sûrement. L'idée d'autorité a été battue en brèche sans aucun résultat. Un petit nombre d'individus ont cessé de croire à la divinité de l'État, mais les masses terrorisées se sont rapprochées de l'idole; de sorte que, tout compte fait, la puissance gouvernementale n'a été ni accrue ni diminuée.
— À qui profite-t-elle donc, alors, cette propagande? '
Il a réfléchi un instant et m'a répondu:
— Au mouchard.
XIII — RENCONTRES HEUREUSES ET MALHEUREUSES
Alors c'est cela, le spectre rouge; c'est cela, le monstre qui doit dévorer la Société capitaliste!
Ce socialisme, qui change le travailleur, étroitement mais profondément conscient de son rôle et de ses intérêts, en un idéaliste politique follement glorieux de sa science de pacotille; qui lui inculque la vanité et la patience; qui l'aveugle des splendeurs futures du Quart-État, existant par lui-même et transportable, d'un seul coup, au pouvoir.
Cette anarchie, qui codifie des truismes agonisant dans les rues, qui passionne des lieux-communs plus usés que les vieilles lunes, qui spécule sur l'avenir comme si l'immédiat ne suffisait pas, comme si la notion du futur était nécessaire à l'acte — comme si Hercule, qui combattit Cacus dans les ténèbres, avait eu besoin d'y voir clair pour terrasser le brigand.
Pépinières d'exploiteurs, séminaires de dupes, magasins d'accessoires de la maison Vidocq…
Des gouvernements aussi, entreprises anonymes de captation, comme l'autre, despotismes tempérés par le chantage; des gouvernements auxquels le gouverné reproche sans trêve, comme à l'autre, leur immoralité; mais jamais sa propre misère morale. La Révolution prend l'aspect d'une Némésis assagie et bavarde, établie et vaguement patentée, qui ne songe plus à régler des comptes, mais qui fait des calculs et qui a troqué le flambeau de la liberté contre une lanterne à réclame. En haut, des papes, trônant devant le fantôme de Karl Marx ou le spectre de Bakounine, qui pontifient, jugent et radotent! des conclaves de théoriciens, de doctrinaires! d'échafaudeurs de systèmes, pisse-froids de la casuistique révolutionnaire, qui préconisent l'enrégimentation — car tous les groupements humains sont à base d'avilissement et de servitude; — en bas, les foules, imbues d'idées de l'autre monde, toujours disposées à prêter leurs épaules aux ambitieux les plus grotesques pour les aider à se hisser dans ce char de l'État qui n'est plus qu'une roulotte de saltimbanques funèbres; les foules, bêtes, serviles, pudibondes, cyniques, envieuses, lâches, cruelles — et vertueuses, éternellement vertueuses!
Ah! comme on comprend le beau rire de la toute-puissante armée bureaucratique devant l'Individualité, comme on comprend la victoire définitive de la formule administrative, et le triomphe du rond-de-cuir! Et l'on songe, aussi, aux enseignements des philosophes du XVIIIe siècle, à ce respect de la Loi qu'ils prêchèrent, à leur culte du pouvoir absolu de l'État, à leur glorification du citoyen… Le citoyen — cette chose publique — a remplacé l'homme. La souveraineté illimitée de l'État peut passer des mains de la royauté aux mains de la bourgeoisie, de celles de la bourgeoisie à celles du socialisme; elle continuera à exister. Elle deviendra plus atroce, même; car elle augmente en se dégradant. Quel dogme!… Mais quelle chose terrible que de concevoir, un instant, la possibilité de son abolition, et de s'imaginer obligé de penser, d'agir et de vivre par soi-même!
Par le fait de la soumission à l'autorité infinie de l'État, l'activité morale ayant cessé avec l'existence de l'Individu, tous les progrès accomplis par le cerveau humain se retournent contre l'homme et deviennent des fléaux; tous les pas de l'humanité vers le bonheur sont des pas vers l'esclavage et le suicide. Les outils forcés autrefois deviennent des buts, de moyens qu'ils étaient. Ce ne sont plus des instruments de libération, mais des primes à toutes les spoliations, à toutes les corruptions. Et il arrive que la machine administrative, qui a tué l'Individu, devienne plus intelligente, moins égoïste et plus libérale que les troupeaux de serfs énervés qu'elle régit!
On a tellement écrasé le sentiment de la personnalité qu'on est parvenu à forcer l'être même qui se révolte contre une injustice à s'en prendre à la Société, chose vague, intangible, invulnérable, inexistante par elle-même, au lieu de s'attaquer au coquin qui a causé ses griefs. On a réussi à faire de la haine virile la haine déclamatoire… Ah! si les détroussés des entreprises financières, les victimes de l'arbitraire gouvernemental avaient pris le parti d'agir contre les auteurs, en chair et en os, de leurs misères, il n'y aurait pas eu, après ce désastre cette iniquité, et cette infamie après cette ruine. La vendetta n'est pas toujours une mauvaise chose, après tout, ni même une chose immorale; et devant l'approbation universelle qui aurait salué, par exemple, l'exécution d'un forban de l'agio, le maquis serait devenu inutile… Mais ce sont les institutions, aujourd'hui, qui sont coupables de tout; on a oublié qu'elles n'existent que par les hommes. Et plus personne n'est responsable, nulle part, ni en politique ni ailleurs… Ah! elle est tentante, certes, la conquête des pouvoirs publics!
Ces socialistes, ces anarchistes!… Aucun qui agisse en socialiste; pas un qui vive en anarchiste… Tout ça finira dans le purin bourgeois. Que Prudhomme montre les dents, et ces sans- patrie feront des saluts au drapeau; ces sans-respect prendront leur conscience à pleines mains pour jurer leur innocence; ces sans-Dieu décrocheront et raccrocheront, avec des gestes de revendeurs louches, tous les jésus-christs de Bonnat.
Allons, la Bourgeoisie peut dormir tranquille; elle aura encore de beaux jours…
Je n'irai pas faire part de mes désillusions à l'abbé, pour sûr; il se moquerait de moi, sans aucun doute. De quoi ai-je été me mêler là? Est-ce que cela me regarde, moi, ce que peuvent dire et penser les futurs rénovateurs de la Société? «Toutes les affaires qui ne sont pas nos affaires personnelles sont les affaires de l'État.» C'est Royer-Collard qui a dit ça; et il avait bien raison.
Mais j'irai à Paris tout de même, pour me distraire; il me semble que j'ai des lois d'airain qui me compriment le cerveau, et l'air de Londres est malsain pour ces maladies-là. C'est entendu; je prends le train ce soir. «L'idée marche», disent les anarchistes. Moi aussi.
— Comment! c'est toi! s'écrie Ida que j'ai été voir, presque en arrivant. En voilà, une surprise! Figure-toi que j'avais l'intention d'aller te faire une visite à Londres, dans deux ou trois jours.
— Vraiment? Et en quel honneur?
— Es-tu modeste! Fais au moins semblant de croire que j'avais rêvé de toi, et embrasse-moi.
Je m'exécute, et Ida continue:
— La vérité, c'est que j'avais quelque chose à te dire, quelque chose de très important.
— Ah! je devine: tu as revu la petite femme du monde…
— Renée? Non. Je l'ai bien vue deux ou trois fois, en passant; mais il n'y a rien à faire avec elle pour le moment. Comme elle a payé toutes ses dettes, elle peut avoir du crédit pendant un bon bout de temps; et puis son mari a fait un héritage, je crois… Non, ce n'est pas d'elle que je voulais te parler. J'avais l'intention de te demander un conseil.
— Ida, ne fais pas cela; tu t'en repentirais.
— Naturellement; et ça ne m'empêcherait pas de continuer. Es-tu sérieux? Oui? Eh! bien, écoute, j'ai reçu hier une lettre de Canonnier. Il est aux États-Unis…
— Après s'être échappé de Cayenne; je sais ça. Mais en dehors de ce détail, j'ignore tout sur Canonnier. Pourquoi a-il été condamné aux travaux forcés, d'abord?
— Condamné! s'écrie Ida; il n'a jamais été condamné aux travaux forcés.
— Et il était au bagne?
— Oui. Mais pas comme condamné; en qualité de relégué. Tu ne connais donc pas la loi de relégation?
— Si, dis-je. C'est un des chefs-d'oeuvre de la République; si elle n'avait pas créé le Pari Mutuel, ce serait le seul.
— Alors, tu sais que, lorsqu'un homme a encouru deux condamnations, le tribunal a le droit de prononcer la relégation, sans autre forme de procès, et de l'envoyer finir ses jours à Cayenne ou à la Nouvelle-Calédonie.
— Certainement. La chose est charmante. Une pareille mesure, en si parfait désaccord avec les règles les plus élémentaires de l'équité, ne pouvait être votée qu'à une époque de haute moralité, et par des hommes dont l'intégrité est au-dessus de tout soupçon. Vois-tu Ida, la Société bourgeoise me fait l'effet de traiter le voleur, clair de lune de l'honnête homme actuel, comme le précepteur du Dauphin traitait autrefois le compagnon d'études de son royal élève; elle lui donne la fessée quand l'autre n'est pas sage.
— Il n'y a rien de tel que l'exemple… À dire vrai, cette loi est immonde. Je ne cherche pas à disculper Canonnier; c'est un voleur de premier ordre; Dieu seul, s'il existe, connaît le nombre de ses larcins. Pourtant, il n'avait subi qu'une condamnation pas sérieuse et il y avait déjà fort longtemps, lorsqu'il fut soupçonné d'avoir commis un vol perpétré au Havre, dans une villa appartenant à un des gros seigneurs de la République, Ce n'était pas de l'argent qui avait été enlevé, ni des valeurs, mais des papiers politiques de la plus haute importance, paraît-il. Canonnier était bien l'auteur du vol; il avait dérobé les documents et les avait expédiés à un de ses amis, attorney à New- York. Mais on n'avait aucune preuve de sa culpabilité et l'on n'osa point l'arrêter. On se contenta de le filer sérieusement.
— Il n'avait qu'à quitter la France.
— C'est ce qu'il voulut faire. Il partit pour Bordeaux et s'y logea dans un hôtel quelconque, en attendant le départ du bateau qu'il voulait prendre. Le soir même de son arrivée, comme il rentrait après avoir passé la soirée au théâtre, il fut mis en état d'arrestation; on l'accusa d'avoir dérobé l'argenterie de l'hôtel; on fouilla ses bagages; et l'on y trouva, en effet, quelques douzaines de couverts…
— Que les argousins y avaient déposés pendant son absence.
L'invention n'est pas neuve.
— Ce qui ne l'est pas non plus, ce sont les propositions insidieuses et les menaces qui lui furent faites. Il ferma l'oreille aux propositions, et les menaces furent exécutées. Il fut condamné, pour le vol, à je ne sais plus combien de mois de prison, et la relégation s'ensuivit. Voici bientôt quatre ans de cela…
— Et tu dis que tu as reçu hier une lettre de lui?
— Oui; il m'apprend qu'il sera en France d'ici deux mois environ, et me charge d'une commission bien délicate et bien ennuyeuse. Tu sais qu'il a une fille?
—Je l'ai entendu dire, à toi ou à Roger-la-Honte.
— Elle a dix-neuf ans, à peu près; elle s'appelle Hélène…
— N'a-t-elle pas été adoptée par la femme d'un magistrat?
— Pas tout à fait. Voici les choses: il y a une vingtaine d'années, Canonnier, qui n'en avait guère que vingt-cinq, rencontra par hasard, dans un jardin public, une jeune fille qui venait d'entrer, comme gouvernante, an service de M. de Bois- Créault, le fameux procureur-général du commencement de la République. C'était une petite provinciale, bébête mais très jolie. Canonnier s'amusa à lui faire la cour, en obtint des rendez-vous dont il ne pût gâter l'innocence, et finit par en devenir sérieusement amoureux. La petite, qui se sentait vivement désirée, parlait mariage et restait sourde à toute autre chose. Canonnier, qui faisait alors ses premières armes dans l'armée du crime, bien qu'il se fût qualifié voyageur de commerce, trouvait sans doute dans cette intrigue banale une dérivation à l'énervement qui accompagne les débuts dans votre profession. Et puis, vraiment, il était amoureux. Au fond, il ne nourrissait aucun parti pris contre les unions légitimes; il en aurait conclu trois aussi facilement qu'une seule, le même jour. Le mariage se fit donc, avec l'assentiment de la famille de Bois-Créault, qui garda la jeune femme à son service, même après qu'elle eut mis au monde une petite fille.
— Et Canonnier, que faisait-il pendant ce temps-là?
— Il était censé voyager beaucoup, surtout à l'étranger. Il voyait sa femme de temps à autre, assez souvent durant les premières années, assez rarement depuis. Quant à l'enfant, qui avait été mise en nourrice d'abord, puis en pension, il a toujours subvenu largement à tous les frais.
— Mais, depuis son arrestation?
— Deux jours avant qu'on le mît en prison, sa femme mourut subitement de la rupture d'un anévrisme. Hélène, que Mme de Bois- Créault avait invitée à passer ses vacances chez elle, se trouvait auprès de sa mère quand ce malheur survint et put assister à ses derniers moments. Mme de Bois-Créault, émue de compassion, se résolut à garder la jeune fille auprès d'elle. Ah! l'on dira ce qu on voudra, continue Ida avec un grand geste, mais il y a encore de braves gens! C'est magnifique, ce qu'ils ont fait-là, les Bois- Créault. Grâce à leur intervention, aucune publicité ne fut donnée au procès de Canonnier; il fut jugé, condamné et relégué à huis clos, pour ainsi dire. Hélène ignora donc le sort de son père, le croit mort ou disparu. Elle ne sait rien de lui, l'a vu seulement de loin en loin. L'aime-t-elle? Canonnier l'affirme et prétend, de son côté, que sa fille est son adoration et qu'il veut, un jour, en faire une reine; moi, je ne sais pas…
— J'ai entendu dire que Canonnier était riche.
— Très riche. Sa fortune est en Amérique. Mais il ne possède pas que de l'argent; il a aussi beaucoup de papiers politiques, dans le genre de ceux qu'il a dérobés au Havre; il n'a pas volé autre chose pendant toute une année. Il m'a dit que ces documents vaudraient avant peu, en France, beaucoup plus que leur pesant de billets de banque.
— Il n'avait pas tort; et il voyait loin… Mais tu disais qu'Hélène vit avec la famille de Bois-Créault…
— Certainement. Mme de Bois-Créault la traite comme sa propre fille; une mère ne serait pas plus dévouée, plus pleine d'attentions pour son enfant. Je les ai vues maintes fois ensemble, à la messe de Saint Philippe du Roule ou aux premières. Mon cher, moi qui connais les choses, j'étais émue plus que je ne saurais dire; les larmes m'en venaient aux yeux. Hélène est si jolie, et Mme de Bois-Créault a l'air d'une femme si supérieure! Une figure qui respire la franchise, la dignité et la bonté. Ah! oui, c'est une vraie femme! Je suis sûre qu'elle aurait adopté Hélène si la chose était possible, si Canonnier était mort.
— Elle n'a pas d'enfants, probablement?
— Si. Un fils, M. Armand de Bois-Créault. Un jeune homme de vingt- cinq ans, environ.
— Que fait-il?
— Rien. Il est officier de réserve. Je crois qu'il ne songe guère qu'à s'amuser; on voit souvent son nom dans les journaux mondains.
— Ils sont riches, ces Bois-Créault?
—Oh! oui; surtout depuis trois ans. Ils ont fait un gros héritage, je crois. On prétend que le fils jette l'argent à pleines mains…
— Et le père ne met pas le holà? J'aurais pensé qu'un ancien magistrat…
— Tu ne connais pas ces gens-là, répond Ida en souriant. M. de Bois-Créault est un homme d'étude qui passe son temps dans la retraite la plus austère. Il ne sait que ce qu'on veut bien lui apprendre, et ce n'est pas la mère qui irait l'instruire des fredaines de son fils. On le voit rarement dans le monde et, même chez lui, il n'apparaît aux réceptions données par sa femme que pour de courts instants. Il ne se plaît que dans son cabinet.
— Cherche-t-il la pierre philosophale?
— Non; il n'en a pas besoin. Il achève un gros ouvrage de jurisprudence, ou quelque chose dans ce genre-là; une oeuvre qui fera sensation, paraît-il. Ça s'appelle: «Du réquisitoire à travers les âges.» Les journaux ont déjà dit plusieurs fois qu'on en attendait la publication avec impatience. Mais, des travaux pareils, ça ne s'improvise pas, tu comprends.
— Heureusement… Et quelle est la commission dont te charge
Canonnier?
— Tu ne l'imaginerais jamais. Il me demande de faire parvenir à sa fille une lettre dans laquelle il lui annonce son prochain retour et la prie de se tenir prête à quitter ses bienfaiteurs et à venir le rejoindre, dès qu'il lui en donnera avis.
— Et tu ne sais pas comment faire tenir la lettre à Hélène?
— Ah! ma foi, si; ce n'est pas là ce qui m'embarrasse; un domestique, une ouvreuse au théâtre, un bedeau à l'église, pourvu que je leur graisse la patte, lui remettront tout ce que je voudrai. Mais tu ne vois pas ce qu'il y a d'abominable dans ce que fait Canonnier? Engager sa fille à payer de la plus noire ingratitude les bienfaits d'une famille qui l'a accueillie d'une façon si cordiale! Lui conseiller de quitter cette maison qu'on lui a ouverte si généreusement comme on s'échapperait d'une geôle! L'inviter à briser son propre avenir et aussi, sans doute, le coeur de sa mère adoptive!… Et pourquoi? Pour la lancer dans une carrière d'aventures, pour lui préparer une existence faite de tous les hasards… Ah! c'est indigne!… Je sais bien que, pour Canonnier, tous les sentiments ordinaires, sont nuls et non avenus; mais, c'est égal, s'il était ici je lui dirais ce que je pense… Voyons; tu as du bon sens, tu sais juger les choses; que me conseilles-tu de faire?
— Il faut faire, dis-je, ce que te demande Canonnier.
— Mais…
— Il faut le faire sans hésitation. J'ignore les motifs qui le font agir; mais il a des raisons sérieuses, sois-en sûre. Du reste, Hélène prendra le parti qui lui conviendra; rien ne la force à obéir à son père.
— C'est bon, dit Ida. Elle aura la lettre avant demain soir. Mais si cela tourne mal, je saurai à qui m'en prendre… Allons déjeuner; je t'en veux à mort, car tu n'as pas de coeur, et si quelques douzaines d'huîtres ne nous séparent pas l'un de l'autre, je ne réponds pas de moi…
— Qu'est-ce que tu vas faire à présent? me demande Ida après déjeuner.
— Un petit tour sur le boulevard; et si tu n'as rien de mieux à faire…
— Si. J'attends quelqu'un tantôt. L'obstétrique avant tout. Je te souhaite beaucoup d'amusement. D'ailleurs, je vais te dire…
Elle va chercher des cartes, les bat et me les fait couper plusieurs fois.
— Eh! bien, non, mon petit, tu ne t'amuseras pas beaucoup cette après-midi. Tu rencontreras un jeune homme triste et un homme de robe, et tu causeras d'affaires avec eux… ils te proposeront un travail d'écriture…
— Ah! les misérables! Ne m'en dis pas plus long!… Je me sauve.
Je viendrai t'enlever ce soir à sept heures.
Allez donc vous moquer des prédictions et rire des cartomanciennes! Il n'y a pas cinq minutes que je me promène sur le boulevard, quand j'aperçois-le jeune homme triste. En croirai- je mes yeux? Il est accompagné de l'homme de robe. Philosophe, juge ou professeur, je ne sais pas; mais homme de robe, c'est certain, bien que la robe s'écourte en redingote noire, en redingote à la papa. Ah! homme de robe, tu as une bien vilaine figure, mon ami, avec ton nez camus, tes yeux couleur d'eau de Seine et ta grande barbe noire!
Quant au jeune homme triste, il n'y a pas à s'y tromper, c'est Édouard Montareuil en personne. Il vient à moi la main tendue, se dit très heureux de me rencontrer, me demande de mes nouvelles et, après que je lui ai rendu la pareille, me présente l'homme de robe.
— Monsieur le professeur Machin, criminaliste.
Saluts, poignées de mains, petite conversation météorologique; après quoi nous disparaissons tous les trois, fort dignement, dans les profondeurs d'un café.
Et comment se porte Mme Montareuil? Pas trop mal, bien qu'elle soit toujours en proie, depuis ce malheureux événement — vous savez — à une profonde tristesse. Son fils la partage-t-il cette mélancolie? Mon Dieu! oui; il ne s'en défend pas. Le coup l'a profondément touché; il ne s'est pas marié; il porte sa virilité en écharpe. N'a-t-il point essayé de réagir? Si; il a fait des tentatives héroïques, mais sans grand succès. Cependant, comme le chagrin, même le mieux fondé, ne doit pas condamner l'homme à l'inertie; comme il faut payer à ses semblables le tribut de son activité, Édouard Montareuil s'est décidé à agir vigoureusement, à se lancer à corps perdu dans le tourbillon des entreprises modernes. Il a fondé une Revue.
— La «Revue Pénitentiaire.» N'en avez-vous pas vu le premier numéro, qui a paru le mois dernier? Il a été fort bien accueilli.
Je suis obligé d'avouer que j'étais à l'étranger, vivant en barbare, très en dehors, hélas! du mouvement intellectuel français.
— Ah! Monsieur, déclare le criminaliste, vous avez beaucoup perdu. L'apparition de la «Revue Pénitentiaire» a été l'événement du mois. C'est un gros succès.
J'en doute un peu, car enfin… Mais Montareuil me démontre que j'ai le plus grand tort. Même au point de vue pécuniaire, sa Revue est un succès; grâce à certaines influences qu'il a su mettre en jeu, tous les employés et gardiens des prisons de France et de Navarre ont été obligés de s'y abonner et, le mois prochain, tous les gardes-chiourmes des bagnes seront contraints de les imiter. N'est-ce pas une excellente manière de fournir à ces dévoués serviteurs de l'État le passe-temps intellectuel qu'ils méritent?
J'en frémis. Et quel moyen de répression, aussi, contre les pauvres diables qui gémissent sous leur trique! Si les prisonniers ou les forçats font mine de se mal conduire, on ne les menacera plus de les fourrer au cachot. On leur dira: «Si vous n'êtes pas sages, nous vous condamnerons à lire la Revue que lisent vos gardiens.» Ah! les malheureux! Leur sort n'est déjà pas gai, mais… Le criminaliste interrompt mes réflexions.
— Nous nous sommes aussi préoccupés, dit-il, de la condition des détenus. Nous sommes convaincus qu'une lecture saine et agréable aiderait beaucoup à leur relèvement. C'est pourquoi nous demandons qu'on les autorise à prélever sur leur masse, pendant leur incarcération, la somme nécessaire à un abonnement annuel à la Revue.
— C'est presque une affaire faite, dit Montareuil; de hauts fonctionnaires du ministère nous ont promis leur concours, en principe; ce n'est plus qu'une question de commission à débattre.
— N'allez pas croire, surtout, dit le criminaliste, que la Revue n'est point lue à l'air libre. Au contraire. On la discute partout, et elle est fort goûtée dans les milieux les plus divers. On admire surtout notre façon paternelle, bien que sévère, d'envisager le malfaiteur. Que voulez-vous, Monsieur? Un criminel est un invalide moral; c'est un pauvre hère à l'intellect chétif, assez aveugle pour ne point voir la sublime beauté de la civilisation moderne. Il fait partie, pour ainsi dire, d'une race spéciale et tout à fait inférieure. Eh! bien, je suis certain qu'à l'aide d'un mélange savamment combiné de bienveillance et de rigueur, on arriverait en très peu de temps à transformer cette race.
Alors, quoi? Je serais obligé de m'établir banquier — de fabriquer des serrures à secret, de vendre des chaînes de sûreté?
— Je viens de vous dire, continue le criminaliste, que le malfaiteur est un invalide moral; c'est aussi un invalide physique. N'en doutez pas, Monsieur; tout criminel présente des caractères anatomiques particuliers. Il y a un «type criminel.» Certaines gens ont dit que chacun porte en soi tous les éléments du crime; autant vaudrait répéter la fameuse phrase sur «le pourceau qui sommeille.» Rien de plus insultant pour le haut degré de culture auquel est parvenue l'humanité. C'est affirmer que les actes répréhensibles sont commandés par le milieu extérieur, ce qui ne soutient pas l'examen. Car enfin, Monsieur, où sont, dans l'admirable société actuelle, les causes qui pourraient provoquer des agissements délictueux? Où sont-elles, s'il vous plaît? vous ne répondez pas, et vous avez raison. Ces causes n'existent point; je ne dis pas que tout soit pour le mieux, mais, tout est aussi bien que possible; et la marche du progrès est incessante… Non, les actes sont dus à la conformation anatomique…
— Je vois, dis-je, que vous êtes un disciple de Lombroso, et je vous en fais mon compliment. Mais ce grand homme n'a-t-il pas dit qu'une certaine partie des malfaiteurs, celle qui peut se dire l'aristocratie du crime, offre une large capacité cérébrale, et souvent même ces lignes harmoniques et fines qui sont particulières aux hommes distingués?
— Certes, il l'a dit; mais je ne sais point s'il n'a pas été un peu loin. Quoiqu'il en soit, restez persuadé que, malgré tout, il y a des signes qui ne trompent pas et qu'un oeil exercé peut toujours facilement reconnaître. Ainsi, vous. Monsieur — permettez-moi de faire une supposition invraisemblable — vous voudriez commettre des actes répréhensibles que vous ne le pourriez point. Savez-vous pourquoi? demande le criminaliste en reculant sa chaise et en regardant sous la table. Parce que vous n'avez pas le pied préhensile… Non, ne vous déchaussez pas; je suis sûr de ce que j'avance. Pas de criminel sans pied préhensile. Et si vous aviez le pied préhensile, vous ne pourriez point porter des bottines aussi pointues. Voilà, Monsieur. Ah! la science est une belle chose et notre époque est une fière époque! Le XIXe siècle a donné la solution de tous les problèmes…
C'est presque juste. La seule question qui reste à résoudre, aujourd'hui, c'est celle du Voleur; il est vrai qu'elle les contient toutes, les questions.
— Nous vous parlons là, me dit Montareuil, de choses qui ne doivent pas vous être très familières. En votre qualité d'ingénieur — car j'ai appris avec plaisir que vous êtes ingénieur…
— Oui, dis-je, je suis ingénieur. Ingénieur civil. Mais ne croyez pas que mes occupations professionnelles me ferment les yeux à ce qui se passe dans d'autres sphères. Et, d'ailleurs, puisque M. le professeur Machin parlait tout à l'heure de la grandeur de la science, ne pensez-vous pas que toutes ses branches, si différentes que paraissent leurs directions, convergent en somme vers un même but? J'en suis profondément convaincu, quant à moi. Combien de fois ne m'est-il pas arrivé, en surveillant l'établissement des écluses qui règlent le cours des rivières, de comparer les flots impétueux et désordonnés du fleuve à l'esprit humain sans guide et sans frein, et l'écluse elle-même aux lois sages, aux bienfaisantes mesures qui en renferment l'activité dans de justes bornes et en réfrènent les emportements. Oui, j'ai souvent songé aux rapports étroits…
— Vraiment! s'écrie le criminaliste. Ah! c'est merveilleux! La façon dont vous concevez et dont vous exprimez les choses est aussi grandiose que neuve. Cette comparaison entre les flots tumultueux et les dérèglements de l'esprit humain… Ah! c'est superbe… Permettez-moi Monsieur, de vous féliciter… Mais, j'y pense, continue-t-il en se tournant vers Montareuil, ne pourriez- vous pas engager monsieur votre ami à nous donner un article, si court soit-il, pour le prochain numéro de la Revue? Un article dans lequel il développerait les belles idées dont il vient de nous offrir un aperçu si captivant?
— En effet, répond Montareuil. Pourquoi, mon cher Randal, n'écririez-vous pas un article pour nous? Vous y resteriez ingénieur tout en devenant moraliste; et ce serait si intéressant!
Je manque d'éclater de rire — ou de tomber à la renverse. — Moi, rédacteur à la «Revue Pénitentiaire»! Non, c'est trop drôle! Il ne manquerait plus que Roger-la-Honte pour faire le Courrier de Londres et Canonnier pour envoyer des Correspondances d'Amérique… Mais le criminaliste et Montareuil ont les yeux fixés sur moi; ils attendent ma décision avec anxiété. Si j'acceptais? Oui, je vais accepter. Il y aura dans ma collaboration à la Revue une belle dose d'ironie, qui ne me déplaît pas du tout; et si je suis jamais poissé sur le tas — ce qu'on rigolera!
— Eh! bien, dis-je, puisque vous semblez le désirer…
— Ah! merci! merci! s'écrient en choeur Montareuil et le criminaliste.
Ils me serrent chacun une main, avec effusion; et le criminaliste me demande en souriant:
— N'aurais-je pas tort de supposer que vous prendrez pour texte de votre article la belle similitude dont vous vous êtes servi tout à l'heure? «L'écluse et la morale», quel titre! Ou bien encore: «De l'écluse, envisagée comme oeuvre d'art, comme symbole, et comme obstacle opposé par la science…» Je crois que ce serait un peu long…
— Peut-être. Du reste, je ne demanderai pas l'inspiration de mon travail aux voix fluviales; je préfère la trouver dans les voies ferrées.
— Ah! dit le criminaliste, les chemins de fer!… Voilà quelque chose d'inattendu! Je suis sûr, Monsieur, que vous ferez un chef- d'oeuvre. Le prochain numéro de la Revue sera d'un intérêt supérieur. J'y publie, pour mon compte, une étude qui attirera l'attention; c'est l'Esquisse d'un Code rationnel et obligatoire de Moralité pour développer l'Idéal public. Je n ai plus qu'à en tracer les dernières lignes.
Alors, pourquoi ne va-t-il pas les écrire tout de suite?
Il y va. Il se retire après de nombreux compliments et de grandes protestations d'amitié. Montareuil m'apprend qu'il voudrait avoir ma copie dans cinq ou six jours. Il l'aura. Sur cette assurance, nous sortons tous deux du café et, trois minutes après, il me quitte. Il sait que Paris est menacé d'une épidémie de coqueluche, et il va se faire inoculer. Je lui souhaite un bon coup de seringue.
La «Revue Pénitentiaire» a paru; et mon article a fait sensation. Je l'avais intitulé: «De l'influence des tunnels sur la moralité publique.» J'y étudiais l'action heureuse exercée sur l'esprit de l'homme par le passage soudain de la lumière aux ténèbres; j'y montrais comme cette brusque transition force l'être à rentrer en soi, à se replier sur lui-même, à réfléchir; et quels bienfaisants résultats peuvent souvent être provoqués par ces méditations aussi subites que forcées. J'y citais quelques anecdotes; l'une, entre autres, d'un criminel invétéré qui, à ma connaissance, avait pris le parti de revenir au bien en passant sous le tunnel du Père- Lachaise. Je sautais sans embarras du plus petit au plus grand, et je présentais un exposé comparatif de la moralité des différents peuples, que je plaçais en regard d'un tableau indiquant la fréquence ou la rareté des oeuvres d'art souterraines sur leurs réseaux ferrés. J'attribuais la criminalité relativement restreinte de Londres à l'usage constant fait par les Anglais du Metropolitan Railway. Je démontrais que le manque de conscience qu'on peut si souvent, hélas! reprocher aux Belges, ne saurait, être imputé qu'à la disposition plate du pays qu'ils habitent et qui ne permet guère les tunnels. Je prouvais que la haute moralité de la Suisse, contrée accidentée, provient simplement de ce que les trains, à des intervalles rapprochés, s'y enfoncent sous terre, reparaissent au jour et s'engouffrent de nouveau dans les excavations béantes à la base des majestueuses montagnes. J'exposais ainsi un des mille moyens par lesquels la science, même dans ses applications les moins idéales, arrive à améliorer la moralité des nations. Je préconisais la création immédiate d'un métropolitain souterrain à Paris. Je disais beaucoup de mal des passages à niveau, qui n'inspirent aux voyageurs que des pensées frivoles. Et, pour faire voir que je ne manque de logique que lorsqu'il me plaît, je finissais par un éloge pompeux du maître Lombroso, où je mettais en pleine lumière son plus grand titre de gloire: sa tranquille audace à donner doctoralement l'explication du crime sans prendre la peine de le définir. «Imitons-le, disais- je en terminant. Le crime est le crime, quoi qu'en puissent dire des sophistes peut-être intéressés; et, comme Lombroso, il faut en laisser la définition à la mûre expérience des gendarmes, ces anges-gardiens de la civilisation.»
En vérité, cette étude, qui est mon début littéraire, a fait beaucoup de bruit. Elle m'a valu de nombreuses lettres, toutes flatteuses. Une seule est blessante pour mon amour-propre d'auteur. Elle est d'une petite dame qui m'apprend qu'elle éprouve généralement des sensations plus agréables que morales sous les tunnels, lorsqu'elle voyage sans son mari et qu'un Monsieur sympathique s'est installé dans son wagon. Quelque hystérique…
Mon article m'a procuré aussi le plaisir d'une visite; celle de Jules Mouratet, un de mes camarades de collège, que j'avais perdu de vue depuis longtemps déjà, et que je croyais employé au ministère des Finances. Mais il a fait du chemin, depuis; il me l'apprend lui-même. Il n'est plus employé, mais fonctionnaire — haut fonctionnaire. — Il est à la tête de la Direction des Douzièmes Provisoires, une nouvelle Direction que le gouvernement s'est récemment décidé à créer au ministère des Finances, en raison de l'habitude prise par les Chambres de ne voter les budgets annuels qu'avec un retard de quatre ou cinq mois. Ah! il a de la chance, Mouratet! Le voilà, à son âge, Directeur des Douzièmes Provisoires; et, même, il sera bientôt député, car toute l'administration française, me dit-il à l'oreille, n'est qu'une immense agence électorale, et l'expérience qu'il a acquise dans ses fonctions rend sa présence indispensable au Parlement, lors de la discussion du budget. Lui seul pourra dire avec certitude, chaque année, s'il convient d'en reculer le vote jusqu'à la Trinité, ou simplement jusqu'à Pâques. Heureux gaillard!
Nous dînons ensemble au cabaret, en garçons, bien qu'il soit marié.
— Oui, mon cher, depuis plus de trois ans. Avec une petite femme charmante, jolie, instruite, spirituelle, et dévouée, dévouée! Un caniche, mon cher! Et adroite, avec ça… on dirait une fée… Elle sait tirer parti de tout; elle ferait rendre vingt francs à une pièce de cent sous… On me le dit quelquefois: «Votre intérieur est ravissant, et Mme Mouratet est une des femmes les mieux habillées de Paris.» C'est vrai, mais je ne sais pas comment elle peut s'y prendre… Cela tient du prodige, absolument.
— Vois-tu, dis-je — car nous avons repris tout de suite le bon tutoiement du collège — vois-tu, les femmes ont des secrets à elles. Il y a des grâces d'état, et de sexe.
— Tout ce que je sais, répond Mouratet, c'est que le mariage m'a porté bonheur; tout me réussit, depuis que j'ai convolé en justes noces. Certes, il y a trois ans, je n'aurais jamais espéré avoir à l'heure qu'il est la situation que j'occupe.
— Le fait est que tu es déjà, et que tu vas devenir sous peu encore davantage, un des piliers de la République.
— Ah! dit Mouratet, on lui reproche bien des choses, à cette pauvre République! Mais n'est-ce pas encore le meilleur régime? N'est-ce pas le gouvernement par tous et pour tous? On va même jusqu'à l'accuser d'austérité. Calomnie pure! Il n'y a pas d'homme occupant une position dans le gouvernement qui ne fasse tous ses efforts pour grouper autour de lui l'élite intellectuelle de la nation. La République française est la République athénienne… Mais, à propos, ne m'a-t-on pas dit que tu vivais beaucoup à l'étranger?
— On a eu raison. De grands travaux dont j'ai fourni les plans ou auxquels je m'intéresse… Je ne viens en France que de loin en loin.
— C'est cela. Ma foi, sans ton article dans cette Revue de Montareuil, je n'aurais pas su où aller te chercher. C'est très beau, ton idée d'allier la littérature à la science; tu dis bien justement dans ton étude qu'il n'y a pas d'incompatibilité entre elles. C'est une de ces pensées qui redeviennent neuves, tellement on les a oubliées. Car, vois les grands artistes de la Renaissance. Léonard de Vinci, par exemple… Ah! la peinture! Ma femme en est folle. Elle passe des après-midi entières dans les galeries, chez Durand-Ruel et ailleurs. Quand elle revient, elle est moulue, brisée, comme si elle avait éprouvé les plus grandes fatigues physiques. Les nerfs, tu comprends… Ah! ces natures sensitives…
— La névrose est la maladie de l'époque. Mais j'espère que la santé de ta femme ne t'inquiète pas?
— Pas du tout. Elle se porte à merveille. D'ailleurs, il faut que tu en juges, car je ne veux point te laisser vivre en ermite pendant les quelques semaines que tu consens à passer à Paris. Ma femme reçoit quelques amis tous les mercredis soir; elle sera enchantée de faire ta connaissance. Viens donc après-demain.
J'ai bien envie de refuser, sous des prétextes quelconques; j'aime mieux aller au Cirque qu'en soirée. Mais Mouratet insiste; il revient même à la charge quand il me quitte.
— Alors, c est entendu; à après-demain?
— Oui, à après-demain.
Je tiens parole. Et me voilà montant, vers les dix heures du soir, l'escalier d'une somptueuse maison du boulevard Malesherbes.
Je ne suis pas plutôt annoncé que Mouratet vient m'accueillir et me présente à sa femme. Je m'incline devant la maîtresse de la maison en prononçant la phrase de circonstance, et j'ai à peine eu le temps de relever le front qu'un éclat de rire me répond.
— Mon Dieu, Monsieur, que votre étude dans la «Revue Pénitentiaire» m'a donc amusée! C'est bien vilain de ma part, car, le sujet était grave, mais vos idées sont tellement originales! Je suis ravie de vous connaître, Monsieur, et mon mari ne pouvait me faire un plus grand plaisir que de vous engager à nous venir voir… Les amitiés de collège sont les meilleures… Je serai si heureuse de pouvoir discuter avec vous certains sujets… Vous ne m'en voudrez pas de n'avoir pu prendre votre article tout à fait au sérieux? Mon mari m'en a déjà grondée, mais… Nous en parlerons tout à l'heure, si vous voulez bien…
Je m'incline, sans pouvoir trouver une parole, tandis que Renée — car c'est elle — va recevoir une dame, parée comme une châsse, qui vient de faire son entrée.
Eh! bien, elle peut se vanter d'avoir de l'aplomb, la petite poupée! Ce n'est ni le sang-froid ni la présence d'esprit qui lui manque, et j'aurais laissé percer mon embarras plus visiblement qu'elle, à sa place. Son rire, peut-être nerveux et involontaire après tout, a sauvé là situation; me permet d'expliquer mon trouble et mon mutisme, si l'on s'en est aperçu. Mais Mouratet n'a rien remarqué.
— Comment trouves-tu ma femme? me demande-t-il en me conduisant dans son cabinet transformé en fumoir. Un peu enfant, hein?
— Absolument charmante; très spirituelle et très gaie. Je n'aime rien tant que la gaîté.
— Alors, vous vous entendrez facilement. C'est un vrai pinson. Parfois légèrement capricieuse et bizarre, mais très franche, et le coeur sur la main…
Et la main dans la poche de tout le monde. Ah! mon pauvre Mouratet, je comprends que tout t'ait réussi depuis ton mariage, et que tu occupes aujourd'hui une aussi belle situation. «La faveur l'a pu faire autant que le mérite.» Et puis, de quoi te plaindrais-tu, au bout du compte, prébendé de la démocratie imbécile, acolyte de la bande qui taille dans la galette populaire avec le couteau du père Coupe-toujours? Tu ne mérites même pas qu'on s'occupe de toi. C'est elle qui est intéressante, cette petite Renée qui tire si joliment sa révérence aux conventions dont elle se moque, qui fait la nique à la morale derrière le dos vert des moralistes, et qui passe à travers le parchemin jauni des lois les plus sacrées avec la grâce et la légèreté d'une écuyère lancée au galop, quittant la selle d'un élan facile, et retombant avec souplesse sur la croupe de sa monture, après avoir crevé le cerceau de papier.
Est-ce amusant, une soirée chez Mouratet? Comme ci, comme ça. C'est assez panaché. Les personnalités les plus diverses se coudoient dans les deux salons. Leur énumération serait fastidieuse; cependant, je regretterais de ne pas citer un vieux général et son jeune aide de camp, des diplomates exotiques, une femme de lettres, un pianiste croate, un quart d'agent de change, la moitié d'un couple titré en Portugal et une princesse russe tout entière, un journaliste méridional et un poète belge, des députés et des fonctionnaires flanqués de leurs épouses légitimes, un agitateur irlandais, une veuve et trois divorcées, un partisan du bimétallisme, et un nombre respectable d'Israélites. Un peu le genre de société qu'on sera forcé de fréquenter, le jour de Jugement dernier, dans la vallée de Josaphat… Elle n'est pas mal, décidément, l'élite intellectuelle de la nation; elle est fort grecque, la République athénienne.
Ah! cette République, qui n'est même pas une monarchie! Ah! cette
Athènes, qui n'est même pas une Corinthe!… Quelle dèche, mon
Empereur!
Je voudrais bien parler à Renée. Justement, elle vient de se débarrasser de la troisième divorcée, et je l'aperçois qui me fait signe.
— Mettez-vous là, dit-elle en me laissant une place à côté d'elle; le pianiste croate va faire un peu de musique, et nous ferons semblant de l'écouter tout en causant. On croira que nous discutons son génie; il faudra lever les yeux au plafond, de temps en temps. Comme ça, tenez… N'est-ce pas qu'elle est bien, ma pose d'extase?… Oh! je me demande comment je ne suis pas morte de rire, tout à l'heure. Si j'avais connu votre nom, au moins!… Mais, prise à l'improviste, comme ça… C'est tellement drôle!… On payerait cher pour avoir tous les jours une surprise pareille; ça vous remue de fond en comble… Et si vous aviez pu voir la tête que vous faisiez!… C'est impayable. Si vous saviez ce que ça m'amuse, de connaître votre genre réel d'occupations et de vous voir ici!… Et mon mari qui vous croit ingénieur! Quelle farce! Non, l'on ne voit pas ça au Palais-Royal…
— Moi non plus, dis-je, je ne pensais guère avoir le plaisir de vous retrouver ce soir en madame Mouratet. Je m'y attendais si peu que je m'étais préparé pour une occasion possible et que j'avais glissé un rossignol dans la poche de mon habit.
— Vrai? demande Renée en éclatant de rire. On n'imagine pas des choses pareilles. À qui se fier, je vous le demande?… Ah! le pianiste croate a fini; attendez-moi un instant; il faut que j'aille le remercier et lui demander un autre morceau; la «Marche des Monts Carpates.»
Elle revient une minute après, légère et jolie dans la ravissante toilette mauve qui fait valoir son charme de Parisienne.
— Ça y est. Je lui ai dit qu'il était le Strauss de demain. Pourquoi pas l'Offenbach d'hier?… Écoutez, j'ai beaucoup de choses à vous dire, mais ce n'est guère possible à présent. Il faudra revenir me voir. Mais venez à mes five o'clock; je suis beaucoup plus libre et nous pourrons causer à notre aise. Tenez, venez après-demain, et arrivez à quatre heures; nous aurons une heure entière à nous. Et si vous voulez me faire un grand plaisir, ajoute-t-elle plus bas, apportez une pince-monseigneur. J'en entends parler depuis si longtemps, et je n'en ai jamais vu. Je voudrais tant en voir une!… Pour la peine, je vous ferai une surprise. J'inviterai les trois personnes que vous avez dévalisées sur mes indications, et je vous présenterai à elles. Croyez-vous qu'il y aura de quoi rire!… Non, vraiment, il n'y a plus moyen de s'embêter une minute, à présent… Ah! si: voici le poète belge qui se prépare, à déclamer l'»Ode au Béguinage.» Regardez-le là- bas, devant la cheminée.
Ah! ces poètes pare-étincelles!… Je me demande pourquoi on ne le décore pas tout de suite, celui-là. Peut-être qu'il nous laisserait tranquilles, après. Bon, voici la femme de lettres qui veut me parler. Abandonnez-moi au bourreau… Et à après-demain; surtout, n'oubliez pas la pince…
Pourquoi l'oublierais-je? A-t-elle fait plus de mal, à tout prendre, que le cachet du Directeur des Douzièmes Provisoires? C'est peu probable. Mais les larrons à décrets se réservent le monopole de l'extorsion; ils le tiennent des mains souveraines du Peuple. Le Peuple, citoyens! Et nous oserions, nous, les voleurs à fausses clefs, sans investiture et sans mandat, exister à côté d'eux, leur faire concurrence… manger l'herbe d'autrui!… quelle audace! — et quel tollé, si tous les honnêtes gens qui m'entourent pouvaient, tout d'un coup, apprendre ce que je suis! — Je me figure surtout la vertueuse indignation de Mouratet, ce Mouratet qui vit au milieu du luxe payé par sa femme, avec de l'argent auquel Vespasien aurait trouvé une odeur. Mais Mouratet ignore tout! Ce n'est pas une raison, car la bêtise seule est sans excuse; pourtant…
Pourtant, Mouratet se donne du mal, lui aussi, pour subvenir aux dépenses du ménage; il fraye avec les coquins mis en carte par le suffrage universel, coquette avec les agioteurs véreux qui font les affaires de la France. Le bénéfice qu'il a retiré, jusqu'ici, de ces tristes pantalonnades, n'est pas énorme, je le veux bien. Mais l'en blâmerai-je? Dieu m'en garde. Il ne faut point juger de la valeur d'un procédé sur la mesquinerie de ses résultats. Il arrive à tout le monde d'obtenir moins qu'on n'espérait. J'ai volé cent sous.
J'ai apporté la pince; et Renée m'a présenté aux trois personnes auxquelles son amitié a été si funeste. Nous avons bien ri, tous les deux. Elle m'a présenté, aussi, à d'autres personnes, femmes de représentants du peuple et de fonctionnaires, généralement, avec lesquelles j'ai bien ri, tout seul — sans jamais pouvoir parvenir à causer, après. — Ces dames ne sont point farouches; il n'est pas fort difficile de leur passer la main sous le menton. Mais on aurait tort d'attribuer la fragilité de leurs moeurs à la légèreté de leur nature, à leur vénalité foncière, au désir de vengeance qu'excite en elles l'inconstance de leurs conjoints. C'est plutôt le poids de l'existence qui pèse sur elles qui les entraîne à des actes qui, à vrai dire, répugnent de moins en moins à la majorité des consciences féminines. C'est assez difficile à expliquer; mais on dirait qu'elles sont lasses, physiquement, des infamies continuelles auxquelles elles doivent leur bien-être, et leurs maris leur fortune; qu'elles ont besoin de se révolter, sexuellement, contre la servitude de l'ignominie morale que leur impose leur condition sociale. On dirait que leurs hanches se gonflent d'indignation sous les robes que leur offrirent des époux dont elles ont sondé l'âme; que leurs seins crèvent de honte l'étoffe des corsages payés par l'argent des misérables; que leurs flancs tressaillent de dégoût au contact des êtres qui les vendraient elles-mêmes, s'ils l'osaient, comme ils vendent tout le reste; et qu'elles ont soif d'oublier, fût-ce pour une heure, dans les bras de gens qui n'appartiennent point à leur sinistre monde, les caresses de ces prostitués.
— Vous pourriez bien avoir raison, me dit Renée à qui j'expose un jour mes idées à ce sujet. Il est certain, par exemple, que Mme Courbassol qui, je crois, vous a laissé voir la couleur de son corset, pourrait se servir de vos explications pour donner la clef de ses défaillances… Mais croyez-vous que ce soit charitable, de venir me parler de choses pareilles? Si vous alliez me faire rêver à quelqu'un… à quelqu'un de très opposé, par son caractère et ses actes, aux gens auxquels je sois liée…
Halte-là! Renée est charmante; c'est une bonne petite camarade, mais je crois qu'il serait dangereux, avec elle, de dépasser la camaraderie. Il ne faut pas me laisser tenter par des pensées qui commencent à m'assaillir; et le seul remède est la fuite, comme le dit l'axiome si vrai de Bussy-Rabutin, volé par Napoléon. Il ne faut pas oublier trop longtemps, non plus, que je suis un voleur.
Voici bientôt deux mois que je me suis endormi dans les délices de Capoue — délices peu enviables, au fond, et qui m'ont coûté assez cher — et j'ai fort négligé mes affaires. On ne peut pas être en même temps à la foire — la foire d'empoigne — et au moulin. Et, maintenant, si j'allais avoir à lutter contre des sentiments plus sérieux que ceux qui conviennent à des amourettes de hasard…
Non, pas d'idéal; d'aucune sorte. Je ne veux pas avoir ma vie obscurcie par mon ombre.
Cela m'épouvante un peu, pourtant, de retourner à Londres. C'est si laid et si noir, à côté de Paris! On pourrait le chercher à Hyde Park, l'équivalent de cette allée des Acacias où je me promène en ce moment, l'idée m'étant venue, après déjeuner, d'aller prendre l'air au bois. Les femmes aussi, on pourrait les y chercher, ces femmes qui passent en des parures de courtisanes et des poses d'impératrices, au petit trot de chevaux très fiers, femmes du monde qui ont la désinvolture des cocottes, horizontales qui ont le port altier des grandes dames.
En voici une, là-bas, qui semble une reine, et qui a laissé échapper un geste d'étonnement en jetant les yeux sur moi. Un truc. Il y a tant de façons de faire son persil!… Tiens! elle me salue. Je rends le salut… Qui est-ce?
Obéissant à un ordre, le cocher fait tourner la voiture dans une allée transversale. Je m'engage dans cette allée; nous verrons bien. La voiture s'arrête, la femme saute lestement à terre; et, tout à coup, je la reconnais. C'est Margot, Marguerite, l'ancienne femme de chambre de Mme Montareuil.
— Enfin, te voilà! s'écrie-t-elle en se précipitant au-devant de moi. Mais d'où sors-tu? où étais-tu? J'ai si souvent pensé à toi! Je suis bien contente de te voir…
Moi aussi, je suis fort heureux de voir Margot, Je lui explique que mes occupations d'ingénieur me retiennent beaucoup à l'étranger.
— Ah! oui, tu es ingénieur. C'est un beau métier. Est-ce que c'est vrai qu'on a fait une nouvelle invention pour onduler les cheveux en cinq minutes? Une machine, une mécanique…? J'en achèterais bien une; on perd tant de temps avec les coiffeurs!… Enfin, tu me diras ça une autre fois. Mais il faut que je te raconte ce qui m'est arrivé.
Nous marchons côte à côte dans l'allée et Marguerite me fait le récit de ses aventures. Comme elle avait été renvoyée sans certificat par Mme Montareuil, à la suite de ce vol dont on n'a jamais pu découvrir les auteurs, elle n'a pu arriver à trouver une nouvelle place. Elle a eu beaucoup de mal, la pauvre Margot. Elle a été obligée de poser chez les sculpteurs pour «poitrines de femmes du monde.» En fin de compte, un artiste en a fait sa maîtresse, et elle s'est trouvée, graduellement, lancée dans le monde de la galanterie. Depuis elle n'a pas eu à se plaindre; ah! mon Dieu, non. Elle a une chance infernale.
— Mais tu as certainement entendu parler de moi? Tu lis les journaux, je pense? Il ne se passe point de jour que tu ne puisses voir dans leurs Échos le nom de Marguerite de Vaucouleurs. Eh! bien, mon cher, Marguerite de Vaucouleurs, c'est moi.
C'est elle!… Et nunc erudimini, puella…
— Pour le moment, continue-t-elle, je suis entretenue principalement par Courbassol, le député de Malenvers. Tu connais? C'est lui qui m'a payé ce matin cette paire de solitaires. Jolis, hein? Tu sais, Courbassol sera ministre lundi ou mardi. On va fiche le ministère par terre après-demain; il y a assez longtemps qu'il nous rase… Demain, Courbassol va à Malenvers, avec sa bande, pour prononcer un grand discours; il m'en a déclamé des morceaux; c'est épatant. Après ça, tu comprends, il sera sûr de son portefeuille. Je vais à Malenvers avec lui, naturellement… Tu ne sais pas? Tu devrais y venir aussi. Oui, c'est ça, viens; ils doivent repartir par le train de onze heures du soir; je m'arrangerai pour avoir une migraine atroce qui me forcera à rester à Malenvers, et tu y demeureras, toi aussi. J'irai envahir ta chambre… Ah! au fait, c'est à l'hôtel du Sabot d'Or que nous allons tous; c'est le patron qui est l'agent électoral de Courbassol. Alors, c'est convenu? Tu prendras le train demain matin à huit heures? Bon. Excuse-moi de te quitter, mais ici je suis sous les armes; je ne peux pas abandonner mon poste…
Margot remonte dans sa voiture qui part au grand trot prendre son rang dans la file des équipages qui descendent l'allée des Acacias; et elle se retourne pour m'envoyer un dernier salut, très gentil, qui fait scintiller ses brillants.
Ah! Marguerite de Vaucouleurs!… Tu prends ta revanche; et Mme Montareuil aurait sans doute mieux fait, dans l'intérêt de son ignoble classe, de ne point te refuser un certificat. Tes pareilles, à qui on ne reproche encore que de ruiner des imbéciles, finiront peut-être, à force de démoraliser la Société, par l'amener au bord de l'abîme; et alors…
Elles étincelaient aussi du feu des pierres précieuses, ces perforatrices à couronnes de diamants qui tuèrent tant d'hommes lors des travaux du Saint-Gothard, mais grâce auxquelles on parvint à percer la montagne!
XIV — AVENTURES DE DEUX VOLEURS, D'UN CADAVRE ET D'UNE JOLIE FEMME
Si j'étais bavard, je sais bien ce que je dirais. Je roule depuis quatre heures dans un wagon occupé par des journalistes, et j'en ai entendu de vertes. Mais il ne faut jamais répéter ce que disent les journalistes; ça porte malheur.
Il y a plusieurs wagons devant la voiture dans laquelle je me trouve, et il y en a d'autres après; tous bourrés de personnages plus ou moins politiques, appartenant aux assemblées parlantes ou aspirant à y entrer. Courbassol est dans le train, et son collègue Un Tel, et son ami Chose, et son confrère Machinard; et beaucoup d'hommes de langue et de plume; et encore d'autres cocus; et plus, d'une cocotte; et surtout Margot. Une partie de l'âme de la France, quoi!
— Malenvers! Malenvers!…
On descend. La ville est pavoisée…
Comment est-elle, cette ville-là?
Si vous voulez le savoir, faites comme moi; allez-y. Ou bien, lisez un roman naturaliste; vous êtes sûrs d'y trouver quinze pages à la file qui peuvent s'appliquer à Malenvers. Moi, je ne fais pas de descriptions; je ne sais pas. Si j'avais su faire les descriptions, je ne me serais pas mis voleur.
La ville est pavoisée (Quelle ville curieuse!) Des voitures (ah! ces voitures!) attendent devant la gare (je n'ai jamais vu une gare pareille).
Les voitures ne sont pas seules à attendre devant la gare. Il y a aussi M. le maire flanqué de ses adjoints et du conseil municipal, et toute une collection de notables, mâles et femelles. Les pompiers, casqués d'importance, font la haie à gauche et à droite, et présentent les armes avec enthousiasme, mais sans précision. Derrière eux se presse une foule en délire où semblent dominer les fonctionnaires de bas étage, cantonniers et bureaucrates, rats-de- cave et gabelous, pauvres gens qui n'ignorent point que Courbassol au pouvoir, cela signifie: épuration du personnel! La fanfare de la ville, à l'ombre d'une bannière qui ruisselle d'or et très médaillée, exécute la Marseillaise; et au dernier soupir du trombone, M. le maire, rouge jusqu'aux oreilles et fort gêné par son faux-col, prononce un discours que Courbassol écoute, le sourire sur les lèvres. M. le maire rend hommage aux grandes qualités de Courbassol, à ses talents supérieurs qui l'ont recommandé depuis longtemps aux suffrages de ses concitoyens et le mettent hors de pair, à sa haute intelligence qui lui fait si bien comprendre que la liberté ne saurait exister sans l'ordre sous peine de dégénérer en licence; et souhaite de le voir un jour — et ce jour n'est peut-être pas loin, Messieurs! — à la tête du gouvernement.
Courbassol déclare, en réponse, qu'il est heureux et fier de se voir ainsi apprécié par le premier magistrat d'une ville qui lui est chère, et qu'il ne faut attendre le progrès, en effet, que du libre jeu de nos institutions. Il affirme qu'il se trouvera prêt à tous les sacrifices si le pays fait appel à son dévouement; et qu'il a toujours considéré la propriété, ce fruit légitime du labeur de l'homme, comme une chose sacrée — sacrée ainsi que la liberté, ainsi que la famille!
Là dessus, une petite fille vêtue de blanc et coiffée d'un bonnet phrygien présente un gros bouquet tricolore qu'elle vient offrir, dit-elle en un gentil compliment, «à Mme Courbassol, la vertueuse et dévouée compagne de notre cher député.» Margot prend le bouquet sans sourciller, remercie au nom de la République, embrasse la petite fille, et se dirige avec Courbassol vers un landau centenaire. La fanfare reprend la Marseillaise et la foule hurle:
— Vive la République! Vive Courbassol!…
Les voitures, étant mises gratuitement au service du futur ministre et de sa suite, sont prises d'assaut en un clin d'oeil. Une cinquantaine de personnes, au moins, restent en panne sur le trottoir. Mais l'omnibus de l'hôtel du Sabot d'Or fait son entrée dans la cour de la gare, suivi lui-même de l'omnibus de l'hôtel des Deux-Mondes, d'un char-à-bancs, d'une tapissière, d'un mystérieux véhicule en forme de panier à salade, d'une calèche préhistorique et d un tape-cul.
Allons, il y a de la place pour tout le monde. On se case, on s'installe; fracs du maire et des adjoints en face des redingotes officielles des députés et des costumes de voyage des journalistes, toilettes élégantes des horizontales vis-à-vis des robes surannées des dames de Malenvers. Les représentants du peuple se débraillent et manquent de tenue, les municipaux ont l'air de garçons de salle et leurs femmes de caricatures, les gens de la presse font l'effet de jockeys endimanchés et expansifs; mais les cocottes sont très dignes.
Le cortège se met en marche dans l'ordre suivant: landaus, premier omnibus, char-à-bancs, tapissière, second omnibus, panier à salade, tape-cul et calèche antédiluvienne.
C'est dans cette calèche que j'ai pris place, ainsi que trois personnes que je n'ai pas l'honneur de connaître. Deux journalistes, si j'en juge à leur langage peu châtié, et un monsieur taciturne, au, teint basané, aux cheveux d'un noir pas naturel, aux moustaches fortement cirées. Je lis sa profession sur sa figure. C'est un mouchard. Et moi, pour qui me prennent-ils, mes compagnons? Je le devine à quelques mots que prononce tout bas l'un des journalistes, mais que je puis surprendre, comme nous passons devant la Halle aux Plumes — un vieux bâtiment rectangulaire, lézardé, couvert en tuiles, qu'on a enguirlandé de feuillage et orné de drapeaux, et où doit avoir lieu, ce soir, le banquet qui préludera au fameux discours.
Ils me prennent pour le correspondant d'une gazette étrangère qui cherche toutes les occasions de dire du mal de la France et d'empêcher qu'on lui rende l'Égypte.
Ça m'est égal. Moi, je pense avec orgueil que, seul dans cette procession de personnes publiques, je représente le Vol sans Phrases.
Il est une heure, ou peu s'en faut, quand la calèche antique s'arrête devant le Sabot d'Or, tendu de tricolore d'un bout à l'autre et plastronné d'écussons. Le propriétaire, qui a reçu Courbassol et ses amis, à titre d'agent électoral, avec tout l'enthousiasme de circonstance, s'apprête maintenant à leur faire, en qualité d'hôte, un accueil qu'ils ne pourront pas oublier. Un festin est préparé qui sera servi dans un moment, à droite du long corridor qui sépare en deux parties le rez-de-chaussée de l'hôtel, en une grande salle occupée par une énorme table. En attendant, ces messieurs et ces dames ont envahi les pièces des étages supérieurs, afin de secouer à leur aise la poussière du voyage, et de remettre leur toilette en ordre. De sorte qu'il ne reste pas un coin disponible, m'assure l'hôtelière à qui je viens de demander une chambre.
— Non, Monsieur, pas un coin. Ah! à onze heures du soir, quand nos voyageurs seront partis, ce sera différent; mais jusque-là, étant donnée la position politique de mon mari, nous sommes tenus de les laisser faire leur maison de la nôtre… Pourtant, ajoute-t-elle, si Monsieur voulait repasser vers les cinq heures, je crois bien que j'aurais une chambre…
— Non, dit l'hôtelier qui a entendu, en passant, la fin de la phrase de sa femme; non, pas avant six heures ou six heures et demie. Ce ne sera pas fini auparavant, certainement…
Quoi? Qu'est-ce qui ne sera pas fini?
—Mettons sept heures. Monsieur. À sept heures, je vous promets de vous donner une chambre. Monsieur a l'intention de déjeuner?
Oui, j'en ai l'intention. Mais je ne pourrai point prendre mon repas dans la grande salle, qui est réservée… Cela m'est indifférent. Mon couvert est mis dans une petite pièce, à gauche, à côté du bureau de l'hôtel. Fort bien. Et, comme je me débarrasse de mon chapeau et de mon pardessus, je vois Margot descendre l'escalier, son bouquet tricolore à la main, avec l'air d'étudier le langage des fleurs. Courbassol est fort empressé auprès d'elle; il en a bien le droit. Je ne veux pas la lui disputer, pour le moment. Est-ce qu'il m'a disputé sa femme? Non; eh! bien, alors?… Suum cuique.