Le voleur
Elle s'interrompt un instant et continue.
— Pourquoi m'as-tu dit de rester, la semaine dernière, quand je voulais m'en aller? Pourquoi, puisque tu ne m'aimes pas? Penses-tu que je n'aie point eu assez de souffrances, déjà, et veux-tu m'en infliger d'autres? Ne sais-tu pas que c'est intolérable, ce que j'endure? que c'est affreux et insultant, cette affection dérisoire que tu te fais violence pour me témoigner?… Et pourquoi ne m'aimes-tu pas, d'abord? s'écrie-t-elle. Ne suis-je pas belle? Mais tu connais toutes les femmes qu'on appelle des beautés, à Paris; et je les ai vues aussi; je n'ai rien à leur envier. Est-ce parce que je suis pauvre? Mais pour qui le suis-je devenue? Et tu n'aspires pas, je pense, à la main d'une héritière. Est-ce parce que je suis honnête? Mais je cesserai de l'être, si tu veux; il n'y a pas de crainte que je ne sois prête à vaincre, je surmonterai tous les dégoûts. Oui, s'il faut être une prostituée pour être aimée d'un voleur…
— Tais-toi, tais-toi! lui dis-je en lui fermant la bouche. Non, je ne t'ai pas aimée comme je l'aurais dû, Charlotte, mais je n'ai jamais aimé que toi; et je t'aimerai tant, maintenant, que tu me pardonneras tout le mal que je t'ai fait.
— Ah! dit-elle, si tu m'aimes, est-ce que je me rappellerai que j'ai souffert?
Nous sommes partis, le soir même, pour le midi de la France. Nous y avons passé trois mois; trois mois de bonheur que je ne décrirai pas, certes, en ce récit où frémit la douleur d'être, où fredonne la bêtise de l'existence. Ils furent comme une oasis dans un désert labouré par le simoun; et je souhaite, lorsque je serai couché pour mourir, que ce soit leur souvenir seul qui passe devant mes yeux avant que l'ange des ténèbres abaisse leurs paupières d'un coup d'aile.
Nous avons vécu isolés, l'un à l'autre, sans nous mêler aux fêtes bruyantes, sans jamais entrer dans ces temples de la joie où l'anxiété humaine cherche à tromper sa misère. Un jour, pourtant, j'ai voulu conduire Charlotte à Monte-Carlo, qu'elle n'avait jamais vu. Moi, je le connais, le Casino célèbre. Je lui ai rendu visite plusieurs fois, au hasard de mes courses; et, malgré le proverbe qui affirme que ce qui vient de la flûte retourne au tambour, je dois dire que mon argent n'a jamais beaucoup vu ses caisses. L'or qui roule sur ces tables, et que je volerais avec plaisir, je serais presque honteux de le gagner, de le devoir au caprice de la chance.
Je n'éprouve pas du tout, en entrant dans ce château-fort du Jeu, l'impression que ressentit Aladin en pénétrant dans le souterrain fameux. Oh! non; ils me font plutôt l'effet, ces salons, d'appartements d'une habitation royale transformés en tripot, pendant l'absence du souverain, par des ministres prévaricateurs. Sous les riches plafonds, entre la splendeur des décorations et des tentures, on dirait des transactions hâtives et inavouables, des affaires louches brassées à la hâte, dans la crainte du retour inopiné du maître. C'est risible et pitoyable. Et c'est toujours le même aspect général, l'inquiétude planant sur les toilettes fraîches, les défroques, les chairs nues et les pierreries, les crânes chauves et les oripeaux — la perplexité maladive tourmentant ces honnêtes gens et ces filous, ces grandes dames et ces putains, ces oiseaux de proie et ces oiseaux de paradis. — Toujours les mêmes physionomies, aussi. Faces pâles, défaites, de jeunes femmes aux yeux dilatés, aux lèvres amincies par l'angoisse; visages de vieilles aux petits yeux vrillonnants, aux hachures de couperose; attitudes sévères de personnages convaincus, amis des martingales, dévots de systèmes aussi compliqués que les théories socialistes et qui regardent, d'un oeil où continue à briller l'éclair de la foi, leur argent s'écouler suivant la loi d'airain des moyennes. Et puis, chose très comique, les rages violentes et les désespoirs mornes, les figures congestionnées ou couleur de cendre, les cheveux dressés sur les fronts et les bouches entr'ouvertes pour des jurons grotesques, les cravates de travers, les plastrons de chemises cassés par les doigts nerveux. Ah! les imbéciles!… Allez, allez, vous pouvez jouer. Vous finirez par gagner tous soit avec le noir, soit avec le rouge. Beaucoup de noir et beaucoup de rouge, c'est moi qui vous le dis. Et vos têtes iront rouler — ainsi que la bille qui s'élance maintenant, saute, bondit avec un énervant clic-clac — sur le zéro fatidique, le zéro que vous laissez de si bon coeur aux autres, ailleurs qu'ici, et qui vous réserve de vilaines surprises, ailleurs qu'ici…
— Je vais risquer quelques sous pour m'amuser, dis-je à Charlotte.
Ne veux-tu pas jouer un peu, toi aussi?
— Non, non, répond-elle avec une petite moue de mépris.
Je m'approche d'une table et je place quatre ou cinq louis au hasard… Mon numéro gagne. Je ramasse mon or; mais j'ai à peine eu le temps de prendre la dernière pièce que Charlotte me saisit le bras.
— Viens, viens, me dit-elle d'une voix sourde; allons-nous-en…
Je la regarde et je reste stupéfait. Elle est affreusement blême et ses yeux, agrandis par l'effroi, se fixent désespérément sur les miens, comme pour s'interdire de se porter vers quelque chose qu'ils viennent de voir.
— Qu'est-ce que tu as? Te trouves-tu mal?
— Un peu… Viens, je t'en prie…
Elle s'appuie à mon bras pour sortir; et je la sens frissonner, lutter encore contre l'émotion subite qui l'a envahie et dont je ne m'explique pas la cause.
— J'espère que tu te sens mieux à présent, dis-je en traversant les jardins. Veux-tu te reposer ici un instant?
— Non, merci; je suis tout à fait remise, répond-elle en s'efforçant de sourire. Je ne sais ce que j'ai éprouvé, tout d'un coup… J'ai eu comme un éblouissement.
— La chaleur, peut-être…
— Oui, sans doute… et puis, voici déjà trois mois que nous sommes à Nice. J'ai entendu dire que lorsque l'hiver finissait… Si tu voulais, nous partirions… Nous partirions demain.
— Demain? Et où irions-nous? À Londres?
— Oui, à Londres; où il te plaira… Je voudrais aller loin d'ici, très loin…
— Quelle drôle d'idée! Enfin, si tu y tiens…
— Tu ne m'en veux pas? demande-t-elle en se serrant contre moi. Tu aurais peut-être désiré rester encore ici quelque temps, et je suis bien égoïste et bien capricieuse…
— Mais non, petite femme, je ne t'en veux pas; je n'étais content d'être ici que parce que tu y semblais heureuse; et puisque tu as cessé de t'y plaire, il faut nous en aller; voilà tout.
C'est égal, je serais bien aise de savoir ce qui a pu se passer… Oh! rien du tout, probablement. Charlotte est la franchise même et du moment qu'elle ne parle pas… Fantaisie de femme, tout simplement… lubie…
Il y a presque trois mois que nous sommes revenus à Londres, et je n'ai guère passé plus de six semaines avec Charlotte J'ai été obligé de la quitter à plusieurs reprises. Les affaires!… Elles ne vont pas mal, en ce moment. Nous avons fait trois ou quatre petits coups, Roger-la-Honte et moi, qui n'étaient vraiment pas à dédaigner, et nous en avons encore deux autres, assez jolis, sur la planche. Le premier est pour après-demain, à Orléans, et il faut nous mettre en route ce soir. Eh! bien, j'ai peur de partir…
J'ai peur parce que je sens les craintes terribles de Charlotte me gagner et s'emparer de moi irrésistiblement. Son effroi devant l'inconnu finit par me glacer et son épouvante m'énerve. Chaque fois, lorsque j'ai été sur le point d'entreprendre une expédition, une frayeur intense, qu'elle a fait de vains efforts pour maîtriser, l'a saisie et comme affolée. Des convulsions de terreur la bouleversent et les tentatives auxquelles je me livre pour la calmer et la rassurer me fatiguent les nerfs et m'irritent. Et, quand je reviens, ce sont des transports de joie, des emportements de bonheur, dont la violence me révèle toutes les angoisses par lesquelles a passé, pendant mon absence, cette femme qui m'aime et qui tremble de me perdre. Oui, son effarement se communique à moi, me trouble; et aujourd'hui, je sens m'éteindre invinciblement les appréhensions qu'elle éprouve, je sens la peur qui la secoue palpiter en moi et pétrifier ma volonté, peser sur mon esprit d'un poids insupportable. Ah! si elle parlait, au moins! Si elle me disait de rester là, de ne pas partir; si elle prononçait une parole… Mais elle est muette et ses larmes seules, qu'elle essaye vainement de me cacher, m'apprennent quelles inquiétudes la tenaillent. Tout à l'heure, au moment où je partais, elle a été sur le point de s'évanouir et je n ai pu réprimer un mouvement de dépit.
— Tu veux donc me faire prendre! me suis-je écrié. Tu le voudrais, en vérité, que tu n'agirais pas autrement. Elles sont contagieuses, tes terreurs folles, et je finis par avoir aussi, ma parole, le pressentiment d'une catastrophe! À force de prévoir le malheur on le fait venir, tu sais. Et si je suis pris tu pourras te dire… Tiens, tu me mettrais en colère, tellement tes frayeurs me crispent et me découragent, tes frayeurs sans raisons et qui me font honte, si tu veux que je te le dise…
Et je suis sorti de la maison, furieux, sans vouloir permettre à
Charlotte de m'accompagner à la gare, sans même l'embrasser.
C'est très bête, tout ça. C'est stupide. Je me le répète sur le pont du bateau que j'ai pris à Saint-Malo, tout seul, Roger-la- Honte étant parti pour Bordeaux une fois le coup fait à Orléans. Oui, c'est insensé. Charlotte doit être dévorée d'angoisses depuis ces trois jours que je l'ai quittée en lui reprochant, ainsi qu'une brute, des pressentiments qu'elle n'aurait point si elle ne m'aimait pas; C'est tout naturel que le hors-la-loi, l'homme habitué à voler son existence, ainsi que le cheval dressé à sauter les obstacles, ne ressente aucun émoi devant les actes les plus dangereux; c'est un mithridaté, un halluciné qui ne songe même plus à la possibilité d'un accident funeste. Mais la femme, la femme qui aime, confidente alarmée de projets qui lui semblent monstrueux, a l'intuition du malheur probable, plus empoignante et plus cruelle que la certitude même; elle est torturée de prévisions terribles. Elle souffre atrocement, tous les sens douloureusement exaspérés, halète devant le spectre des dénouements tragiques.
— Madame se meurt de peur quand vous n'êtes pas là, m'a dit Annie.
Ah! je me demande pourquoi je lui inflige un supplice pareil, puisqu'elle m'aime, puisque je l'aime aussi, maintenant. L'amour ne court pas les rues, pourtant, et je sacrifierais tout avec joie pour que rien ne puisse me séparer de Charlotte. Et qu'aurais-je à sacrifier, d'abord? Qu'est-ce donc qui me pousse à fouler continuellement aux pieds toutes les affections, tous les sentiments humains? On dirait vraiment que je rêve d'assurer le triomphe d'une idée fixe! Et je n'en ai pas, d'idée. Je n'ai pas même un but. L'argent? J'en possède assez pour vivre; et que je l'aie grinchi avec la pince du voleur au lieu de le gagner avec le faux poids du commerce, je suis seul à le savoir. Alors?… J'ai peut-être vu quelque chose, autrefois; mais aujourd'hui… Aujourd'hui, je m'aperçois que j'ai à employer d'autres moyens que ceux dont je me sers pour affirmer mon idéal, si j'arrive à l'arracher de la gueule des chimères. D'autres moyens; et je n'aurai besoin ni de Canonnier ni de Paternoster pour m'aider, quand cela me plaira. J'ai vendu mon droit d'aînesse pour un plat de lentilles; mais je le reprendrai, à présent que j'ai vidé le plat. Il existe, le droit d'aînesse. Et je me laisse voler, voleur que je suis, et voler par une idée creuse…
Dans deux heures je serai à Southampton, et ce soir à Londres. C'est bon. Je parlerai à Charlotte; elle ne pleurera pas en m'écoutant, pour sûr. Et nous partirons, et nous irons vivre heureux dans un coin, quelque part, où elle voudra; et je pourrai peut-être faire quelque chose de beau — oui, oui, de beau — une fois dans ma vie. Pourquoi pas? Il y a bien des bourgeois qui finissent par le suicide.
Je descends du cab que j'ai pris à Waterloo Station, et je fais résonner de toute ma force le marteau qui pend à ma porte, Annie vient m'ouvrir.
— Bonsoir, Annie. Madame est là-haut?
— Monsieur… je… Monsieur…
Sa figure s'effare; elle bégaye.
— Qu'y a-t-il? crié-je en montant rapidement l'escalier.
Charlotte! Charlotte!
Personne ne répond. J'arrive au premier, j'ouvre violemment les portes. Les pièces sont vides… Annie, qui m'a suivi, me regarde toute tremblante.
— Qu'y a-t-il, vieille folle? Allez-vous parler, à la fin, nom de
Dieu? Où est Madame?
— Elle est partie hier, répond Annie en sanglotant… Je lui disais… Je lui disais… Elle a laissé une lettre… cette lettre…
Je déchire l'enveloppe.
«……… Notre vie à tous deux serait un martyre, si je restais. Tu me l'as dit et je le crois, je te deviendrais funeste. Il ne faut pas m'en vouloir, vois-tu; je ne suis pas assez forte; je ne puis arriver à dompter mes nerfs, et ma détresse est tellement grande, lorsque je te sens en péril, que je ne puis pas la cacher. Oh! c'est navrant! Il est écrit que quelque chose doit toujours nous séparer… J'ai le coeur serré dans la griffe d'une destinée implacable, et c'est un tel déchirement de te quitter pour jamais!… Mais il vaut mieux que je parte. Je te porterais malheur… Tu m'oublieras… Ah! pourquoi ai-je voulu revenir à Londres? Pourquoi ont-ils passé si vite, ces trois mois où nous avons connu le bonheur d'être, où tu m'as aimée, ces mois qui furent une grande journée de joie dont le souvenir me supplicie en écrivant ces lignes, dans les affres de mon agonie….»
XXII — «BONJOUR, MON NEVEU»
— Qu'est-ce que tu me donneras si je t'apporte une nouvelle? me demande Broussaille qu'Annie vient d'introduire dans la salle à manger, au moment où je vais me mettre à table.
— Tout ce que tu voudras, surtout si ta nouvelle est bonne; je n'y suis plus habitué, aux bonnes nouvelles… Mais d'abord assieds- toi là; tu me raconteras ce que tu as à me dire en déjeunant. J'aime beaucoup t'entendre parler la bouche pleine.
— Une passion? Tu sais, rien ne me surprend plus… Donne-moi à boire; je meurs de soif. Merci… Eh! bien, mon petit, j'ai vu ton père!
— Mon père! Mais il est mort depuis bientôt quinze ans!
—Ah! dit Broussaille très tranquillement. C'est que je me suis trompée, vois-tu. Ça arrive à tout le monde. Enfin, laisse-moi te raconter… Je viens de passer huit jours à Vichy. J'y serais même restée plus longtemps si ma soeur Eulalie n'avait pas été là; mais avec ses sermons, ses efforts pour me ramener au bien, comme elle dit… j'ai mieux aimé m'en aller. Je suis revenue hier soir… Tu sais que mes parents tiennent un hôtel à Vichy?
— Oui, ton frère me l'a appris il y a longtemps.
— Ils n'avaient qu'une maison de second ordre, d'abord; mais leurs affaires ont prospéré, Roger et moi nous les avons aidés un peu, et cette année ils ont pris un établissement superbe, un des plus beaux de Vichy, l'hôtel Jeanne d'Arc.
— Ah! oui, je vois ça; sur le parc, n'est-ce pas?
— Justement. Parmi les personnes qui séjournaient chez eux se trouvait un vieux monsieur, d'une soixantaine d'années, environ; il était arrivé avec une grande cocotte de Paris, Melle… Melle… je ne me souviens plus du nom — qui lui faisait dépenser l'argent à pleines mains. — Comme il s'appelle M. Randal, j'avais pensé…
— Urbain Randal?
—Oui, c'est ça; Urbain Randal.
— C'est mon oncle, dis-je; ah! il est à Vichy…
— Oui, avec la cocotte en question; je te prie de croire qu'elle le mène tambour battant et qu'elle s'entend à faire danser ses écus. C'est dommage que je ne me rappelle pas… Mais qu'est-ce que tu as? Tu fais une mine! On dirait qu'aux nouvelles que j'apporte tes beaux yeux vont pleurer… Ah! je sais! Tu penses à l'héritage. Dame! mon vieux, tu peux te préparer à le trouver écorné; elle a de belles dents, la cocotte…
Non, ce n'est pas à l'héritage que je pense. C'est une autre idée qui m'est venue, et qui se cramponne à moi, de plus en plus fortement, depuis que Broussaille m'a quitté. Voilà trois heures qu'elle a commencé à m'assaillir, cette idée, et elle a fini par triompher. Mon parti est pris. Je vais me mettre en route pour Vichy ce soir, empoigner mon oncle demain, et lui tordre le cou… Et il y a longtemps, à vrai dire, que cette pensée de vengeance, qui se formule seulement à présent d'une façon précise, a germé en moi, erre dans mon cerveau, s'éloigne pour reparaître et ne s'obscurcit que pour rayonner d'un éclat plus vif, ainsi qu'un phare couleur de sang.
Depuis trois semaines, au moins, je songe à des représailles, sans oser me l'avouer; depuis le jour où j'ai trouvé ma maison vide en y rentrant… Ah! je ne pourrai pas dire quels ont été mon désespoir et ma rage quand j'ai eu la certitude du départ de Charlotte; et ensuite, après toutes les démarches vaines, toutes les recherches infructueuses, toutes les tentatives sans résultat que j'ai faites pour retrouver sa trace, maintenant qu'il faut perdre toute espérance de la revoir jamais et qu'il faut me résoudre à ignorer son sort, si affreux qu'il ait été — je ne puis pas dire, non plus, quelles amertumes et quelles rancoeurs que je croyais mortes ont ressuscité en moi, m'ont envahi et me hantent. — Toutes les angoisses et toutes les colères de ma jeunesse se sont mises à gronder ensemble, comme en révolte contre mon indécision et ma lâcheté. Pourquoi n'ai-je pas levé la main, le jour où j'aurais dû frapper, où je m'étais promis de frapper? Pourquoi ai-je voulu prendre ma revanche ailleurs, quand elle s'offrait à moi, là? Si j'avais traité le voleur qui me dépouillait comme je m'étais juré de le faire, si je lui avais donné à choisir, séance tenante, entre sa vie et mon argent, rien de ce qui est arrivé n'aurait existé — et, peut-être serait-il plus heureux lui-même, l'odieux coquin, car il aurait restitué, ayant peur, et n'aurait point à traîner sa vieillesse solitaire dans la fange où disparaît son or.
Oui, si j'avais agi, ce jour-là, que de misère eût été évitée, et d'horreurs et d'abjections!… Trop tard! — le mot des révolutions, faites à moitié, toujours. — Oh! je m'en souviens, je m'en souviens… je me croyais très fort, de résister à ma fureur, d'écouter les mensonges sans rien dire et de mettre tranquillement ma signature au bas d'un sale papier au lieu d'appliquer ma main sur le visage du misérable… Je regardais s'en aller mon énergie, joyeusement, ainsi qu'on regarde l'eau couler… Il me semble que je me réveille d'une hallucination. Mon coeur se gonfle à éclater, comme autrefois, et les larmes de plomb que j'ai versées, je les verse encore. Projets, rêves, plans ébauchés, abandonnés, repris et rejetés… J'ai fait autre chose que ce que je voulais faire; j'ai fait beaucoup plus et beaucoup moins. Pourquoi? Mélange de violence et d'irrésolution, de mélancolie et de brutalité… un homme.
N'importe. Si je n'ai pas eu le courage d'agir autrefois, je l'aurai aujourd'hui; et bien qu'on dise qu'il y a une destinée qui pèse sur nous et contrôle nos actes, je ne m'inquiète guère de savoir si c'est écrit, ce qui va arriver. Ah! le vieux gredin! la brute hypocrite et lâche! Je vais lui faire voir qu'il existe d'autres lois que celles qui sont inscrites dans son code; je vais… Non, je n'ai rien à lui faire voir, ni à montrer à d'autres. Les représailles n'ont pas besoin d'explications et il est puéril de rouler ma colère, encore une fois, dans le coton des arguties sociologiques. Aux simagrées des Tartufes de la civilisation, aux contorsions béates des garde-chiourmes du bagne qui s'appelle la Société, un geste d'animal peut seul répondre. Un geste de fauve, terrible et muet, le bond du tigre, pareil à l'essor d'un oiseau tragique, qui semble planer en s'allongeant et s'abat silencieusement sur la proie, les griffes entrant d'un coup dans la vie saignante, le rugissement s'enfonçant avec les crocs en la chair qui pantèle — et qui seule entend le cri de triomphe qui la pénètre et vient ricaner dans son râle. — À crime d'eunuque bavard, vengeance de mâle taciturne. Plus rien à dire, à présent… Je partirai ce soir.
Il est onze heures du matin, environ, quand j'arrive à Vichy. Un train quitte la gare au moment où celui qui m'amène y entre. Je descends rapidement du wagon et je traverse le quai.
— Bonjour, mon neveu!
C'est une femme… — Margot! c'est Margot! — qui m'accueille avec une grande révérence et un gracieux sourire.
— Dis-moi donc bonjour! Comme tu as l'air étonné de me voir!… Pourtant, mon cher, il n'y a pas deux minutes que tu aurais pu m'appeler «ma tante.»
— Ah! c'est toi, dis-je comme dans un rêve, c'est toi… Et où est-il, lui?
— Ton oncle? Il vient de partir, de me quitter, de m'abandonner; et je suis comme Calypso. Tu vois que j'ai fait des progrès, hein?… Oui, il est dans ce train qui s'en va là-bas, l'infidèle. C'est une rupture complète, un divorce. Entre nous, tu sais, je n'en suis pas fâchée. Quel rasoir!… Mais tu as l'air tout désappointé… Ah! je devine: tu venais lui emprunter de l'argent. N'est-ce pas, que c'est ça? Embêtant! Si tu étais arrivé hier, seulement… Enfin, si c'est pressant, et que tu veuilles de moi pour banquier… Entendu, pas? Tu me diras ce qu'il te faut. Où vas-tu, maintenant?
— Je ne sais pas, dis-je, encore tout déconcerté de ce départ qui met en désarroi mes projets; je ne sais pas… Et il est parti subitement?
— Tout d'un coup; l'idée lui en est venue hier soir. Du reste, je ne suis pas la première avec qui il ait agi de cette façon; généralement, au bout d'un mois, quinze jours quelquefois, il a assez d'une femme et la laisse en plan sans rime ni raison. Moi, il m'a gardée depuis février; cinq mois! Toutes mes amies en étaient étonnées…
— Et tu ne sais pas où il est allé?
— Pas du tout. Il m'a dit qu'il partait pour la Suisse, mais ce n'est certainement pas vrai; il a trop peur que je coure après lui; en quoi il a grand tort. Beaucoup d'argent, oui, mais ce qu'il est cramponnant!… Non, vois-tu, il est bien difficile de savoir vers quels rivages il a porté ses plumes, ce pigeon voyageur. Toujours par voies et, par chemins. Nous l'appelons le Juif-Errant. Il ne se plaît nulle part. Il y a des jours où je me demandais s'il n'était pas fou… Mais toi aussi, mon pauvre ami, tu as l'air toqué, ajoute-t-elle en me regardant. Si tu pouvais voir quelle figure tu fais! Ça tient peut-être de famille? Il faudra que je te soigne. Voyons, fais risette… Puisque je t'ai dit de ne pas te tourmenter… Et puis, ne restons pas à nous promener devant la gare; on nous prendrait pour deux conspirateurs. J'ai ma voiture là. Viens. Je t'enlève.
Je me laisse faire et nous roulons vers la ville.
— Écoute, dit Margot en frappant des mains. Je devine la vérité.
Ton oncle est parti parce que tu l'avais averti de ta visite.
— Ah! non, par exemple, dis-je en riant; je ne l'avais pas prévenu.
— C'est qu'il te déteste tant! reprend Margot. Il faut dire, aussi, que tu lui as joué de vilains tours. Séduire sa fille…
— Comment sais-tu?… Il t'a dit?…
— Oh! rien du tout; mais ce n'était pas nécessaire. J'ai de bons yeux.
— Je ne te comprends pas.
— C'est vrai, tu ne t'es aperçu de rien, ce soir-là; mais je pensais que Mlle Charlotte t'avait mis au courant… En tous cas, tu te souviens d'être venu avec elle à Monte-Carlo, vers la fin de l'hiver dernier?
— Oui. Eh! bien?
— Eh! bien, j'y étais aussi, moi, avec ton oncle; et si tu ne l'as pas vu, toi, je t'assure que Mlle Charlotte a bien reconnu son père. Elle est devenue pâle comme une morte et n'a pas mis longtemps à t'emmener… Tu ne t'étais jamais douté de la rencontre? C'est curieux. Moi, je soupçonnais bien quelque chose entre vous car quelque temps auparavant, à Paris, j'avais rencontré…
Je n'écoute plus. Je me rappelle cet épisode de notre existence; à Charlotte et à moi, cet incident auquel j'attachai si peu d'importance alors, et qui a eu une telle influence sur notre vie à tous deux. Je me rappelle mon étonnement lorsque je la trouvai, en me retournant, toute blême et frissonnante, son émotion profonde, son insistance à quitter les salons du Casino. C'était son père qu'elle avait vu!… Son père, qui l'avait chassée bien moins par colère que pour garder l'argent mis en réserve pour sa dot, et qu'elle retrouvait la, honte et dégoût indicibles! jetant l'or à pleines mains sur le tapis vert, au bras de cette femme de chambre devenue horizontale… Ah! l'être horrible! Il faut que je le retrouve, quand le diable y serait!
— Tu sais, continue Margot, il ne s'est livré à aucun commentaire malveillant. Il est resté très calme. Il a joué toute la soirée et a gagné beaucoup. Quand nous sommes partis, seulement, il m'a dit: «Ils m'ont porté chance tous les deux; c'est la première fois.»
Chance! Il appelle ça la chance, le misérable! Et c'est pour ça qu'il m'a volé et qu'il a renié son enfant. Pour ça! Pour courir les villes d'eaux avec des cocottes, pour placer des billets de banque sous les râteaux des croupiers, sur les tables de nuit des putains! Pour ça! Quelle chance! Quelles joies! Quels bonheurs! Cette bourgeoisie… L'exploitation sans merci de toutes les douleurs, de toutes les faiblesses, de toutes les confiances et de toutes les bontés — pour ça… Des fils qui jettent l'argent à l'égout, des filles qui le portent à des gredins titrés et ruinés, des vieillards qui ont menti, triché, pillé toute leur vie pour devenir, à soixante ans, les peltastes du vice…
— Je t'ai fait de la peine en te racontant ça? demande Margot. Pardonne-moi; je ne me doutais pas… Tu sais que je ne suis pas méchante…
— Non, dis-je en lui prenant la main, tu n'es pas méchante, Marguerite; malheureusement, beaucoup de gens ne te ressemblent pas.
— Eh! bien, ceux-là, il faut les laisser de côté, voilà tout. Moi, je n'agis jamais autrement. Ce ne serait pas la peine d'être au monde s'il fallait toujours se casser la tête à méditer sur les dires de Pierre ou les actions de Paul… Tâche de te remettre au beau fixe d'ici ce soir, n'est-ce pas? Sans ça, je me fâcherai. Je voudrais bien rester à déjeuner avec toi, mais je ne peux pas. Je suis attendue à Cusset; je suis très demandée en ce moment… Je reviendrai vers dix ou onze heures, Tiens, voici l'hôtel Jeanne d'Arc, où j'habite; prends-y une chambre; les propriétaires sont charmants…
— Je le crois. J'ai justement une commission à leur faire. Leurs enfants demeurent à Londres.
— C'est vrai, dit Margot, la fille était ici avant-hier encore, ou il y a trois jours; une petite blonde très jolie. Elle est modiste, paraît-il. Moi, je crois qu'elle est modiste comme moi; enfin, c'est son affaire. Et tu la connais, scélérat?
— Un peu. Son frère est mon associé.
— C'est bien drôle, tout ça! dit Margot comme la voiture s'arrête devant l'hôtel. Il faudra que j'aille faire un tour à Londres, pour voir. Je crois que tu me trompes indignement, et j'exige que tu me donnes des explications ce soir.
— C'est entendu, dis-je en descendant, tandis qu'un garçon de l'hôtel se précipite vers ma valise. À dix heures moins un quart, je commencerai à préparer un roman à ton intention.
Margot me fait un signe menaçant avec son ombrelle, et la voiture repart au grand trot.
Ils sont réellement charmants, ces propriétaires de l'hôtel Jeanne d'Arc. Ils ont été enchantés d'apprendre que je leur apportais des nouvelles de leurs enfants, surtout de Roger qu'ils n'ont pas vu depuis plusieurs mois. Ils m'ont prié d'accepter à déjeuner avec eux, en regrettant vivement que leur fille aînée, Eulalie, eût été invitée chez M. le curé.
— Si elle avait pu prévoir votre arrivée, elle se serait excusée, certainement, dit Mme Voisin; elle aurait été si heureuse de vous entendre parler de son frère et de sa soeur! Elle les aime tant!
Peut-être bien. Mais, moi, je ne suis pas fâché de n'avoir point à affronter tes sermons de la demoiselle. Après tout, elle aurait pu me convertir; qui sait? Pour ce que le Diable me paye ma peau, je ferais aussi bien de la vendre à Dieu.
Pas avant déjeuner, pourtant! L'abstinence serait peut-être de rigueur, et je meurs de faim. Heureusement, Mme Voisin vient nous arracher, son mari et moi, à un certain vermouth qui creuse énormément l'estomac. À table! Nous voici à table! Je dévore; et les parents de Roger-la-Honte ont le bon esprit de ne point engager sérieusement la conversation avant que mon appétit commence à se calmer; il semble s'apaiser à l'arrivée de la volaille et la salade le pacifie tout à fait. Quels braves gens, ces époux Voisin! Et quelle bonne cuisine ils font!
Le père, avec sa face réjouie, encadrée de favoris poivre et sel, à l'air d'un bien digne homme, sans un brin de méchanceté ni d'hypocrisie; très paternel, surtout. La mère, qui a dû être fort jolie, grasse et ronde, les cheveux tout blancs et le teint rosé, a l'air d'une bien digne femme, affable et franche; très maternelle, surtout. Je voudrais bien qu'ils fussent mes parents, tous les deux. Oui, je voudrais bien… Ils s'inquiètent de l'existence que nous menons à Londres. Ils s'en inquiètent avec intelligence.
— Mangez-vous bien? Buvez-vous bien? Dormez-vous bien? demande
Mme Voisin.
— Oui, Madame; très bien.
— Avez-vous des distractions suffisantes? Les divertissements sont tellement nécessaires! Vous amusez-vous? demande M. Voisin.
— Oui, Monsieur, beaucoup.
— Allons, tant mieux! répondent-ils ensemble. Encore un verre de ce vin-là!
Voilà de bons parents!
— Et les affaires marchent-elles à peu près? demande M. Voisin.
— Oui, Monsieur, pas mal.
— Et vous prenez toujours bien vos précautions? demande
Mme Voisin.
— Oui, Madame, toujours.
— Allons, tant mieux! répondent-ils ensemble. Encore un verre de ce vin-là!
Voilà de bons parents! Ils veulent qu'on mange, qu'on boive, qu'on dorme, qu'on s'amuse et qu'on suive librement sa vocation. Si tous les parents leur ressemblaient, la famille ne serait pas ce qu'elle est, pour sûr.
— Voyez-vous, Monsieur, me dit Mme Voisin comme un garçon vient chercher son mari, un instant après qu'on a servi le café, voyez- vous, nous sommes plus heureux que nous ne pourrions dire, depuis… depuis que nous nous sommes résolus à ne plus nous laisser guider par des préceptes qui nous condamnaient à la misère perpétuelle. Tout nous a réussi. Nous ne nous permettons pas, bien entendu, de rire au nez des personnes qui pensent autrement que nous, mais nous continuons notre petit bonhomme de chemin sans attacher aucune importance à ce qui se passe autour de nous. Je ne veux point dire que nous sommes des égoïstes; non: mais nous ne prenons pas parti. L'un nous dit blanc; c'est blanc. L'autre nous dit noir; c'est noir. Que voulez-vous que ça nous fasse? Et, tenez, sans aller si loin: Broussaille me raconte comment elle a plumé un pigeon; je ris avec elle. Eulalie vient me parler des peines et des récompenses d'une vie à venir; je m'émeus avec elle. Roger m'apprend ce que lui a rapporté sa dernière expédition; je me réjouis avec lui… Ces chers enfants! Ils nous donnent tant de satisfactions! Même Eulalie; elle prie pour nous. Ça peut servir; on ne sait jamais… Quant à Broussaille et à Roger, je ne vous cache pas que j'étais dans les transes, les premiers temps. Je lisais le journal, tous les matins, avec une anxiété! Mais, peu à peu, je m'y suis faite. Chaque métier a ses périls; et la seule chose importante est de choisir celui qui vous convient le mieux. L'esprit d'aventure existe encore, quoi qu'on en dise; et tous les hommes ne peuvent pas être chartreux ni toutes les femmes religieuses. Du reste, voyez la nature; certains animaux se nourrissent de chair, d'autres mangent de l'herbe, et d'autres… autre chose. Mon avis est qu'il faut laisser aux aptitudes toute liberté de se développer. Je sais bien qu'il y a des lois. Mais, Monsieur, pourquoi n'y en aurait-il pas? Le tonnerre existe bien, et les inondations, et les maladies, et toutes sortes de fléaux. Ce sont des maux peut-être nécessaires; propres, en tous cas, à mettre en relief l'industrie et la variété des ressources de chaque individu. Il faut se faire une raison, et prendre le monde tel qu'il est — pas trop au sérieux. — La seule chose qui m'inquiète, à propos de Broussaille et de Roger, c'est leur santé. Ce qui me fait peur, chez Broussaille, c'est la vivacité de son tempérament. Elle était si impétueuse, si animée, si primesautière étant enfant! Et je sais par expérience que les natures de femmes existent en germe dans les dispositions de petites filles. Ça use si vite, l'exaltation, dans ces choses-là!… De la verve, du brio, je ne dis pas non; mais la frénésie… Après tout, je me fais peut-être des idées… Dites-moi la vérité. Je suis sûre que vous savez… Non? Vous voulez être discret? Enfin… c'est que ces Anglais sont si brutes, et c'est tellement délicat, une femme! Mais Broussaille est une petite risque-tout. Jolie, hein? Dans cinq ou six ans, nous la marierons; mais pas avant. Ça ne vaut jamais rien, de se marier trop tôt… Quant à Roger, je ne me lasse pas de lui recommander de mettre des gants fourrés en hiver; il est très sujet aux engelures. Et puis, dans votre profession, on est exposé à se voir poursuivi, à être obligé de courir; dites- lui, de ma part, de porter toujours de la flanelle; une fluxion de poitrine est si vite attrapée… À propos, c'est votre parent, ce M. Randal qui est si riche et qui est parti ce matin? Il m'a semblé vous entendre dire à mon mari que c'est votre oncle?
— Oui, dis-je. Et c'est un voleur.
— Ah! répond Mme Voisin fort tranquillement; je n'aurais pas cru. Il a plutôt l'allure inquiète des honnêtes gens. Un voleur à l'américaine, peut-être? Il y a tant de genres de vol!… Dites donc, c'est cette dame qu'il a amenée ici, Mlle de Vaucouleurs, qui va regretter son départ! Si vous saviez l'argent qu'elle lui faisait dépenser! Elle doit être désolée…
— Je la consolerai ce soir.
— Vous faites bien de m'avertir, dit Mme Voisin sans s'émouvoir; je vais vous faire changer de chambre et vous en donner une dont la porte ouvre dans le salon de Mlle de Vaucouleurs; ce sera plus commode pour vous deux. Je l'aime beaucoup, cette petite dame; elle est charmante; et puis, je serais bien contente qu'on fût complaisant pour Broussaille, quand elle voyage… Un petit verre de chartreuse? De la verte, n'est-ce pas?… Je crois, Monsieur, que rien ne peut vous rendre philosophe comme de tenir un hôtel. On entend tout, on voit tout, on apprend tout. On arrive à ne plus faire aucune distinction entre les choses les plus opposées, et l'on devient indifférent au bien comme au mal, au mensonge comme à la vérité, à la vertu comme au vice. Si cette maison pouvait parler! Combien de gens honnêtes qui s'y sont conduits en forbans, combien de filous qui ont été des modèles de droiture! Que de cocottes qui s'y sont comportées en femmes d'honneur, et que de femmes mariées qui ont mis leur vénalité aux enchères! Et que de filous qui ont été des coquins, que d'honnêtes gens qui sont restés intègres, que de cocottes qui furent des courtisanes et que d'épouses qui restèrent pures! C'est encore plus étonnant… Décidément, le monde est semblable aux braises du foyer: on y voit tout ce qu'on rêve. Et le mieux est de rêver le moins possible, car on finit par croire à ses rêves, et ils n'en valent jamais la peine. La vie, voyez-vous, c'est comme une baraque de la foire, devant laquelle se trémoussent des parades burlesques, tandis qu'on joue des drames sanglants à l'intérieur. À quoi bon entrer, pour assister aux souffrances de l'orpheline et souhaiter la mort du traître, quand vous pouvez vous distraire gratis aux bagatelles de la porte? La tragédie, c'est pour les cerveaux faibles… Bon… voilà que je fais des phrases… Un petit verre de chartreuse?
Non. Mme Voisin s'échauffe un peu, et je préfère lui laisser le temps de se calmer. Je déclare que je désire faire un tour au parc; et M. Voisin, que je rencontre dans le vestibule, me souhaite beaucoup de plaisir.
Du plaisir!… Dame! Pourquoi pas?… C'est plein de bon sens, ce que vient de me dire cette brave femme. C'est plein de bon sens… Les braises du foyer et la sottise des rêves, la parade de la foire et la tragédie pour les cerveaux mal trempés… Très vrai! Très vrai!… Je crois que si je rencontrais mon oncle, dans cette allée où je me promène, je ne lui donnerais guère que deux ou trois coups de pied quelque part. Non, je n'irais pas plus loin…
Bien mesquin, ce parc, avec ses pelouses galeuses, ses allées au gravier déplaisant, ses arbres sans majesté. Le Casino là-bas, tout au bout; le Kiosque à musique, à côté, où grince un discordant orchestre cerclé de plusieurs rangées d'honnêtes femmes qui semblent empalées sur leurs chaises, tandis que des bataillons de cocottes multicolores tournent derrière leur dos, dans le sentier circulaire, talonnées par les hommes, avec des airs de génisses qui regardent passer des trains…
C'est pas tout ça. Je ne suis pas venu dans ce parc pour faire des descriptions vives — des hypotyposes, s'il vous plaît — mais pour réfléchir. Réfléchissons… Je réfléchis; et je ne sais pas jusqu'où iraient mes réflexions si je ne me trouvais, tout d'un coup, devant l'abbé Lamargelle. Rencontre bizarre, inattendue, presque providentielle! Sera-ce la dernière? Peut-être que non. Mais n'anticipons pas…
L'étonnement et la joie que nous éprouvons l'un et l'autre étant exprimés d'une façon suffisante, nous nous installons paisiblement à l'ombre, pour causer de nos petites affaires. Nous voyez-vous bien, tous les deux? Nous sommes là, à gauche de l'allée centrale, assis sur des chaises de fer, au pied d'un gros arbre. C'est moi qui porte ce costume de voyage dont l'élégance et la coupe anglaise indiquent une honnête aisance et des goûts cosmopolites, et qui suis coiffé de ce léger chapeau de feutre, signe incontestable de tendances artistiques et d'exquise insouciance. Je parais avoir vingt-cinq ans, pas plus; je suis rose, blond, vigoureux, gentil à croquer… Oui, je sais: j'ai l'air de me nommer Gaston; mais c'est moi tout de même. Tenez, je suis justement occupé à chasser les cailloux avec ma canne, dans des directions diverses, tout en parlant à l'abbé. Quant à l'abbé, vous l'apercevez aussi, j'espère; et maintenant que vous l'avez vu, vous n'oublierez jamais sa physionomie. Il est donc bien inutile que je vous fasse son portrait. Tous avez été frappés, j'en suis sûre, par l'expression d'énergie froide empreinte sur son masque bronzé, dans ses profonds yeux noirs, dans ses longs doigts nerveux, sans cesse en mouvement, dont les ongles s'enfoncent dans le bréviaire qu'il tient à la main. Remarquez comme ses narines palpitent, pendant qu'il m'écoute; on dirait qu'il aspire mes paroles avec son grand nez… Et maintenant, franchement, dites-moi si l'on nous prendrait pour des voleurs. Non, n'est-ce pas? Je donne l'impression d'un bon jeune homme, un peu trop gâté par sa famille et coupable de fredaines assez vénielles, qui vient de demander à son ancien précepteur de l'ouïr en confession; l'abbé, lui, fait l'effet d'un prêtre autoritaire à la surface, mais libéral au fond, d'un bourru bienfaisant. Et pourtant!… Dieu sait ce que diraient nos consciences, si elles pouvaient parler!
Mais elles auraient tort d'essayer. Leurs voix se perdraient dans le fracas occasionné par l'infernal orchestre, là-bas, qui termine avec rage une effroyable symphonie à la gloire de la Discorde. Il m'avait semblé tout d'abord que le tambour, gravement insulté par un couac de la clarinette, appelait à son aide le cornet à piston; mais je m'aperçois maintenant que c'est le tambour lui-même qui avait tort et que la flûte, le violon, le trombone, la contrebasse et le cor anglais, après de vains efforts pour rétablir l'harmonie, prennent le parti d'étouffer, sous l'explosion combinée de leurs colères individuelles, les protestations des antagonistes.
— Un peuple qui admet qu'on lui joue de pareille musique est tombé bien bas, dit l'abbé du ton peu convaincu d'une personne qui parle pour parler, tout en songeant à autre chose qu'à ses paroles… Quant à ce que vous venez de m'apprendre, ajoute-t-il, je ne puis vous dire qu'une chose: c'est qu'il est fort heureux que les circonstances vous aient servi comme elles l'ont fait. Comprenez- moi bien: vous auriez trouvé, votre oncle ce matin, et vous l'auriez tué comme un chien, que j'aurais approuvé votre acte, tout en le regrettant, pour vous. Mais puisque le sort a voulu qu'il quittât Vichy juste au moment où vous y arriviez, je pense que ce serait de la folie pure que de vous mettre à sa recherche. Oh! je conçois la vengeance, certes! Elle est à la base de tous les grands sentiments, sans excepter l'amour. Mais je n'admets son exercice que sous l'impulsion d'une colère qui frappe de cécité morale; ou bien, de sang-froid, lorsqu'on est assuré de l'impunité. Ce n'est pas un raisonnement de lâche que je vous tiens là; c'est un raisonnement d'homme. Du moment que vous avez cessé d'être aveuglé par la passion, l'idée abstraite du meurtre pour le meurtre vous abandonne et vous avez devant vous, au lieu d'une entité vague, un être dont vous êtes obligé de juger la vilenie, dont vous savez, la bassesse; et vous êtes forcé de vous rendre compte que la vie de cet être-là ne vaut point la vôtre. Si vous vous obstinez dans votre dessein de représailles à tout prix, c'est une espèce de fausse honte vis-à-vis de vous-même, un entêtement fanatique, seuls, qui vous poussent. Vous vous êtes juré à vous-même de commettre une certaine action, et vous voulez vous tenir parole. Eh! bien, je crois qu'il ne faut se laisser lier par rien, surtout par les serments qu'on se fait à soi-même. Ils coûtent toujours trop cher… Vous me direz qu'il y a une grande faiblesse à reculer devant les conséquences d'un acte qu'on désire accomplir. C'est vrai. Mais, au moins lorsque ces conséquences doivent causer plus de peine que l'acte ne doit produire de joie, je trouve cette faiblesse-là très humaine, très intelligente et même très courageuse. Elle procède de la conscience nette des choses et de la répudiation de l'idéal menteur. Les stoïciens prétendaient que la souffrance n'est point un mal. Les stoïciens étaient de grotesques imbéciles. La souffrance est toujours un mal. Ne pas reculer devant la douleur, soit — et encore! — Mais la rechercher, c'est être fou, si elle ne vous donne pas, pour le moins, son équivalent de plaisir. Ne disaient-ils pas aussi, ces stoïciens, que la force ne peut rien contre le droit? La force ne peut rien contre le droit, sinon l'écraser, — sans trêve. — Le droit! Qu'est-il, sans la force? Et qu'est-il, sinon la force — la vraie force? — Vieilleries, tout ça; bêtises… Voyez-vous, l'âge est passé où l'on croyait des témoins «qui se font égorger.» Des témoins qui veulent vivre, ça vaut mieux. Ils finiront peut-être par apprendre aux autres à vouloir vivre, aussi. Et ça suffira… Vengez-vous pendant que la fureur vous barre le cerveau; ou bien, cherchez l'ombre; ou bien — attendez. — Votre oncle est un scélérat, oui. Il y a longtemps que je lui ai donné mon opinion sur lui; mais… Je l'ai aperçu ces jours-ci, continue l'abbé en portant un doigt à son front. Paralysie générale ou suicide, avant peu. Attendez… Pour le moment, ne pensez plus à tout cela, et n'en parlons plus… Avez- vous l'intention de rester ici quelque temps?
— Je ne sais pas; c'est possible.
— Moi, je suis arrivé il y a une quinzaine de jours, dit l'abbé en saluant coup sur coup trois ou quatre des nombreux ecclésiastiques qui se promènent dans le parc. Je n'ai pas perdu mon temps. Mais il n'y a plus grand chose à faire et je commence à m'ennuyer. Où êtes-vous descendu?
— À l'hôtel Jeanne d'Arc.
— Excellente idée que vous avez eue là. Vous me fournissez un prétexte plausible pour y transporter mes pénates. Jusqu'ici je logeais à Saint-Vincent de Paul, avec la majorité de ces hommes noirs. Question d'affaires, vous comprenez.
— Quelles affaires?
— Le jeu. Depuis quinze jours, je tiens les cartes quinze heures sur vingt-quatre, en moyenne. Et je vous assure que ce n'est pas une petite occupation, et qu'il fout ouvrir l'oeil, avec ces messieurs.
— Ils trichent?
— Comme le roi de Grèce. Je suis d'une adresse à rendre des points à Robert-Houdin et mon doigté est simplement merveilleux; eh! bien, mon cher, c'est avec la plus grande difficulté que j'arrive à gagner. J'y parviens, cependant; et j'ai fait une assez belle récolte. Au bout de la première semaine on envoyait déjà des télégrammes suppliants aux bonnes dévotes et aux chères pénitentes qui ne se faisaient point prier pour mettre leurs offrandes à la poste. Mais, à présent, elles n'expédient plus que des pots de confitures;
— Vous me donnez là, dis-je, une singulière idée des moeurs du clergé.
— Je vous en donnerais bien d'autres!… Il est difficile, en général, d'imaginer des drôles plus fangeux que ces hommes d'église. Ils sont les dignes pasteurs des âmes contemporaines. Leurs moeurs! Comment voulez-vous qu'ils en aient? La morale pétrifiée dont ils sont les gardiens et les docteurs ne saurait faire d'eux que des saints ou des fripons. La moralité peut seulement exister avec la liberté; elle doit sortir de cette liberté, et s'y greffer, non pas immuable, mais variable, en concordance avec l'état général de culture de l'humanité. Il y a des saints, dans le clergé; très peu, mais il y en a. Ce sont des monstres, à mon avis. Quant au reste…
— Je serais bien aise de savoir quels sont les sentiments de vos confrères à votre égard?
— Ils me haïssent; ils ne me connaissent pas, mais ils me devinent; ils me sentent, pour mieux dire. Pas un de ceux dont j'ai vidé l'escarcelle, ces jours derniers, qui n'ait rêvé de représailles atroces. Mais ils n'osent pas agir; ils dévorent leur jalousie et leur rage. Se plaindre! À qui? À l'archevêque? L'archevêque me doit son siège; et c'est moi qui lui ai rédigé, il y a trois mois, ce fameux mandement qui va lui valoir le chapeau de cardinal. Ah! ils savent que j'ai l'oreille de monseigneur! Du reste, ils peuvent aller à Rome, si le coeur leur en dit.
— Vous êtes bien mystérieux, l'abbé.
— Je le serais moins si mes révélations pouvaient vous être utiles; mais à quoi vous serviraient-elles? Si pourtant vous êtes curieux de détails biographiques, venez déjeuner, avec moi demain matin à l'hôtel Saint-Vincent de Paul. Je vous présenterai, de vous à moi, quelques types assez intéressants. C'est entendu? Le menu ne vous effrayera pas: consommé au rosaire, soles à l'immaculée, tournedos à la vierge, timbale de nouilles saint Joseph, crème terre-sainte et Château-Céleste… Je déménagerai après le café. Réflexion faite, je passerai encore une semaine à Vichy. Après quoi, mon retour à Paris s'impose.
— Une bonne oeuvre?
— Justement. Je m'occupe de la fondation d'un asile pour les filles-mères aux abois. Entreprise patriotique autant que charitable, car vous savez que la France se dépeuple effroyablement et que la seule population qui augmente sans cesse en ce beau pays, c'est celle des prisons. Mes circulaires et mes démarches ont produit le meilleur effet, et l'établissement ouvrira ses portes avant peu, j'espère. La directrice sera Mme°Boileau. Vous connaissez, je crois?
— Mme Boileau? Non; pas du tout.
— Mme Ida Boileau, rue Saint-Honoré?
— Quoi! Comment!…
— Mon Dieu! ricane l'abbé, ne faites donc pas l'enfant. Les choses les plus simples vous plongent dans la stupéfaction.
— Vous exagérez. J'ai appris à ne plus guère m'étonner. Ma surprise vient plutôt de vous voir en relations avec…
— Votre entourage?… C'est le hasard qui le veut, apparemment. Tenez, regardez là-bas, dans cette allée, ces deux messieurs et cette dame… Vous les connaissez certainement.
— En effet, dis-je après avoir tourné la tête dans la direction que m'indique l'abbé. Le personnage qui se trouve à droite se nomme Mouratet; c'est un de mes amis, et la dame est sa femme; quant au troisième promeneur, je ne me rappelle pas…
— C'est M. Armand de Bois-Créault, dit l'abbé; il est l'amant de Mme Mouratet et le mari d'une femme charmante qui fut obligée de se séparer de lui.
— La connaissez-vous? demandé-je anxieusement, car j'ai cessé de correspondre avec Hélène depuis plusieurs mois et je ne sais rien d'elle.
— Pas personnellement, répond l'abbé. Elle habite la Belgique et je n'ai jamais eu l'honneur de la voir, bien que j'aille souvent à Bruxelles. Mais j'en ai entendu parler par un banquier belge, un trafiqueur, si vous voulez, qui se nomme Delpich et avec lequel elle fait des affaires. Elle est fort intelligente et très ambitieuse, paraît-il… Au fait, autant vous l'avouer; je connais toute son histoire et je n'ignore pas, non plus, celle de la famille de Bois-Créault.
— Elle est édifiante.
— Mme de Bois-Créault aimait son fils, dit l'abbé en secouant la tête; il est en train de la ruiner et elle l'aime encore. Elle l'aime à mourir pour lui ou à tuer pour lui… Écoutez: nous sommes tous malades, aujourd'hui; et quelles que soient les formes qu'affecte cette maladie, la cause en est toujours identique. Nous sommes condamnés par une morale surannée à passer de l'état naturel, directement, à l'état d'imbécillité passive, fonctionnante, et d'humiliation abjecte. Les sentiments instinctifs, naïfs, larges et braves, sont enchaînés par les interdictions légales et les anathèmes religieux. Et ces instincts, refoulés, impuissants à se faire jour normalement, mais qui ne veulent pas mourir dans l'in-pace où les claquemure la bêtise, reparaissent, défigurés jusqu'au crime ou déformés jusqu'à l'enfantillage. On parle de l'infamie actuelle; elle est forcée, cette infamie; forcée, douloureuse, immense — immense comme la sottise dont elle émane. — D'ailleurs, la folie augmente partout dans des proportions énormes… Vous me direz que le cas de Mme de Bois-Créault est un cas exceptionnel. Je vous répondrai que beaucoup de mères font plus encore, pour leurs fils, que Mme de Bois-Créault. Combien de femmes, surtout dans les campagnes, qui tuent lentement leurs maris afin de faire exempter leurs fils du service militaire! Que de crimes ignorés a produits ce militarisme à outrance! La confession nous apprend… Mais vous me comprenez, vous; et pour ceux qui ne me comprendraient pas, je parlerai, un jour, plus clairement. Je voudrais pourtant dire ceci: quand un accident déplorable met en deuil toute une ville, si un prêtre se permet de déclarer en chaire que la catastrophe est un châtiment du ciel, on ne trouve pas d'invectives assez amères pour l'en accabler. On ne se demande même pas s'il connaissait la vie réelle des victimes, si la confession ne lui avait point révélé ce qu'ignore la foule, et s'il n'avait pas le droit, le droit absolu, de parler de vengeance divine. Remarquez que je n'emploie les mots: châtiment du ciel et vengeance divine que comme une figure…
L'abbé s'interrompt. À vingt pas, sous les arbres, s'avance une jeune femme blonde, très jolie, vêtue de noir. Je ne sais pourquoi, elle me rappelle Broussaille, une Broussaille pleine de dignité. Elle va passer devant nous. L'abbé se lève et salue d'un grand coup de chapeau, fort éloquent. La jeune femme répond d'une inclinaison gracieuse.
— Cette dame est réellement très bien, dis-je.
— Oui, certainement. C'est Mlle Eulalie Voisin, la fille…
— Oh! je sais; mais je n'avais pas l'honneur de la connaître.
— Elle va à la Grande Grille, dit l'abbé comme la soeur de Roger- la-Honte disparaît, au bout du parc, entre le kiosque à musique et le Casino, j'ai fort envie d'y aller aussi; j'ai deux mots…
— Vous lui faites la cour, je parie?
— Je ne vous le dirai pas, répond l'abbé en se levant. D'abord, j'ose à peine me l'avouer à moi-même; puis, les sentiments de l'amour, comme ceux de la religion, perdent leur sincérité dès qu'ils sont exprimés. Au revoir; à demain matin.
Il s'éloigne — juste au moment où s'approchent Mouratet et les deux adultères qui l'accompagnent. — L'adultère femelle pousse un grand cri en m'apercevant, se précipite au-devant de moi, m'accable d'exclamations et d'interrogations; et ce n'est qu'au bout de trois minutes au moins que Mouratet parvient à me serrer la main et à me présenter à l'adultère mâle. Un bellâtre, insignifiant, prétentieux et insipide; un homme dont les moustaches sont partout et le reste nulle part.
Nous avons été dîner à la Restauration. Dîner médiocre, mais fort gai. Mouratet est la belle humeur en personne; il est satisfait de tout, trouve l'univers admirable et ses habitants délicieux. La vie n'a que des sourires pour lui. Il n'est pas encore député, c'est vrai; mais simplement en raison de la difficulté qu'éprouve le gouvernement à dénicher l'oiseau rare capable de prendre sa place à là Direction des Douzièmes Provisoires, les Douzièmes Provisoires demandent à être habilement dirigés; c'est incontestable. Donc, Mouratet a consenti, par pur patriotisme, à conserver sa situation, quelque temps encore; jusqu'au printemps prochain. À cette époque, il posera sa candidature dans la Bièvre. Candidature progressiste qui sera soutenue comme il convient par les pouvoirs établis.
— Mon élection est assurée d'avance, dit-il. Et après… Il ne faudra pas t'étonner de voir, d'ici un an ou deux, le portefeuille des Finances sous mon bras.
Je ne m'en étonnerai pas. Oh! pas du tout. Armand de Bois-Créault aussi affirme que le fait ne le surprendra point; Mouratet, dit- il, est capable de tout.
C'est fort possible. Il est même capable, je crois, d'être parfaitement au courant de la conduite de sa femme et d'avoir jugé plus intelligent de ne rien dire. J'en mettrais ma main au feu, qu'il sait tout, et qu'il a pris le parti de fermer les yeux. Comment serait-il admissible, sans cela, qu'il fût seul à ne pas voir ce qui est évident pour tout le monde? Il est vrai qu'il y a des grâces d'état; mais… Je demanderai des explications à Renée, si l'occasion s'en présente.
Elle se présente immédiatement. Armand de Bois-Créault nous propose, à Mouratet et à moi, une partie de billard. Mouratet accepte, mais je refuse. Je ne joue jamais au billard; c'est un jeu trop 1830 pour moi. Renée m'approuve et me prie de la mener faire un tour de parc; ces messieurs viendront nous retrouver quand la chance se sera déclarée définitivement en faveur de l'un d'eux.
— Eh! bien, dis-je à Renée une fois que nous avons traversé la sextuple rangée de cocottes attablées devant l'établissement et qui se sont mises à chuchoter à notre passage, eh! bien, je suis heureux de pouvoir vous féliciter de votre aplomb.
— Les compliments sont toujours bons à prendre, répond-elle; mais mon aplomb n'a rien de particulier. Ne pas se cacher, c'est le meilleur moyen de ne pas éveiller les soupçons de son mari. Toutes les femmes qui ont un peu d'expérience en savent autant que moi là-dessus.
— Voulez-vous me faire croire que Mouratet ne se doute de rien?
— Lui? De rien du tout. Absolument de rien, je vous assure. Vous vous apercevez de ce qui se passe, tout le monde s'en aperçoit, et lui seul continue à ne rien voir.
— Mais s'il ne continuait pas?
— C'est impossible, répond Renée avec la plus grande assurance. Lorsqu'un homme a confiance dans une femme, ça va loin. Et il a une confiance en moi! Tenez, le mois dernier, à Paris, il a reçu deux ou trois lettres anonymes; il me les a montrées en riant et les a déchirées en haussant les épaules… Qui avait écrit ces lettres, je l'ignore.
— Un soupirant évincé.
— Évincé! Vous voulez rire.
— Mécontent, alors.
— Vous voulez me faire pleurer.
— Une femme jalouse.
— Oh! s'écrie Renée, comment aurait-elle pu savoir? D'ailleurs, je n'ai pas connu plus de trois hommes mariés depuis le commencement de l'année. Voyons, ajoute-t-elle en comptant sur ses doigts; un, deux, trois… quatre… cinq. Non, pas plus de cinq. Ainsi… Armand non compris, bien entendu.
— Il est marié, pourtant.
— Si peu! Séparé de sa femme au bout d'un mois de mariage. Elle est encore demoiselle, vous savez. D'une pudibonderie à décourager un satyre. Elle a mieux aimé abandonner son mari que de lui accorder la clef des générations, comme disait… Molière. Comprenez-vous des choses pareilles? Une vestale fin de siècle! J'ai bien ri quand Armand m'a raconté ça.
— Il y a. de quoi. Il vous fait rire beaucoup, Armand?
— Très peu. À dire vrai, il me met la mort dans l'âme. Il est si bête! Encore plus que mon mari. Seulement, qu'est-ce que vous voulez? — elle allonge son pouce sur son index — ça, ça, toujours ça. Ah! l'argent!… Il faudra que je vous fasse faire des affaires, cet hiver, pour me remonter une bonne fois. Figurez-vous que je n'ai plus un sou. Armand va recevoir une forte somme de sa mère, dans trois jours; elle vend deux ou trois fermes qu'ils ont en Normandie; mais, d'ici là, je suis à sec. Et il faut toujours une chose ou une autre. J'ai le même chapeau sur la tête depuis le commencement de la semaine; les horizontales se moquent de moi. C'est tout naturel; vous ne pouvez pas inspirer le respect si vous portez huit jours le même chapeau… Avez-vous deux ou trois cents francs sur vous?
— Cinq cents seulement, dis-je en consultant mon portefeuille.
Voici.
— Bon, dit-elle en glissant le billet de banque dans son corsage; je vous rendrai ça mardi. Ou, plutôt… donnez-moi votre adresse. J'irai vous dire merci demain matin.
— Je ne peux pas vous donner mon adresse, dis-je en riant. Je demeure chez une personne qui m'a offert l'hospitalité…
— Écossaise. Oui; j'aperçois la jupe. Que vous êtes méchant! On dirait que vous vous plaisez à me faire jouer le rôle de Mme Putiphar… Tant pis pour vous! Je ne vous rendrai pas votre billet, et vous serez le premier qui n'en aura pas eu pour son argent.
— Il faut un commencement à tout. Dites-moi, petite Renée, elle vous amuse, l'existence que vous menez?
— Énormément! je suis faite pour ça, voyez-vous. C'est tellement drôle, de raconter des blagues d'un bout de l'année à l'autre, de n'être jamais ce qu'on parait, et de se moquer de tout le monde sans avoir l'air de rien! C'est comme si l'on ne sortait pas du théâtre. On se regarde jouer sa comédie, vous savez, et c'est délicieusement énervant. Des tas de sensations, mon cher! Je vous expliquerai ça quand vous voudrez; mais je vous préviens que je ne suis éloquente qu'en chemise. C'est ma robe de professeur. Il faudra vous décider, si vous voulez vous instruire. Vous déciderez-vous?
— Sans aucun doute.
— Vous aurez raison. En attendant, soyez convaincu que j'éprouve une joie intense à les tromper tous, mon mari avec Armand, Armand avec d'autres — j'ai deux rendez-vous pour demain; comment faire? — et à leur tirer des carottes — passez-moi le mot — des carottes à la Vichy.
Mais elle aperçoit son mari et Armand de Bois-Créault qui se dirigent de notre côté, et change subitement de sujet de conversation. Ils nous rejoignent. C'est Mouratet qui a gagné la partie de billard; le proverbe a encore une fois raison.
— Je reprochais vivement à M. Randal de n'être, pas venu à Paris l'hiver dernier, dit Renée. Il m'a promis d'y faire un long séjour au commencement de l'année prochaine. Maintenant, il faut qu'il répète sa promesse devant témoins.
Je promets; et, comme il est dix heures et demie, je déclare que je suis obligé de me retirer. Je ne veux pas manquer de parole à Marguerite de Vaucouleurs.
XXIII — BARBE-BLEUE ET LE DOMINO NOIR
L'hiver venu, j'ai tenu la solennelle promesse que j'avais faite aux époux Mouratet, à Vichy. J'ai quitté Londres pour Paris avec l'intention de passer quelque temps dans cette capitale du monde civilisé. Ce n'est pas que je sois fou de Paris; non; j'y suis né et j'aimerais autant mourir ailleurs. Je n'ai aucun engouement de provincial pour cette ville si vantée et dont le seul monument vraiment beau se trouve à Versailles. Mais le séjour de Londres m'était devenu insupportable, vers la fin de décembre. La saison d'automne avait été morne et, à part deux ou trois expéditions peu fructueuses, je l'avais passée les bras croisés. L'inaction n'est pas mon fait. Elle me pèse. Elle me semblait plus lourde encore avec la hantise de souvenirs qui venaient croasser comme des corbeaux sinistres, à cet anniversaire d'événements dont je voudrais avoir perdu la mémoire.
En vérité, je commence à boire pour oublier, moi qui, jusqu'à présent, n'ai jamais bu que pour boire. Je glisse insensiblement sur la pente de l'inconduite. J'en suis tout étonné moi-même, car je n'aurais certainement pas cru… Mais sait-on ce que l'avenir nous réserve?
Qui aurait pu prévoir, par exemple, que Mouratet deviendrait jaloux? Personne. Eh! bien, Mouratet est jaloux, férocement, comme un tigre. Renée, que j'ai été voir à plusieurs reprises, m'avait déjà averti du fait, mais j'avais refusé d'ajouter foi à ses assertions, tellement elles me paraissaient invraisemblables. Elle avait eu beau me dire que son mari la faisait surveiller, rentrait à des heures auxquelles on ne l'attendait pas, venait troubler de son apparition intempestive ses plus innocents five o'clock, et exigeait qu'elle lui rendit compte de son moindre mouvement, j'étais resté sceptique. Mouratet jaloux, c'est trop drôle.
Pourtant, rien n'est plus vrai. Mouratet lui-même me l'a avoué la semaine dernière, un matin où je l'avais rencontré par hasard et l'avais emmené déjeuner avec moi. «Tu ne sais pas ce que c'est que la jalousie, m'a-t-il dit d'une voix à fendre l'âme. C'est un tourment indicible et je l'endure depuis deux mois. — Deux mois! me suis-je écrié. Veux-tu me dire qu'il y a deux mois que tu doutes de la vertu de ta femme? — Hélas! oui. Je n'ai pas de preuves, il est vrai… — Eh! bien, mon ami, si tu n'as pas de preuves à l'heure qu'il est, tu as complètement tort de te mettre martel en tête. Une femme coupable ne demande pas trois semaines pour se trahir; l'impunité accroît son audace et… — C'est ce que je me dis tous les jours; mais… — Ta, ta, ta; tu as toujours été défiant. Au collège même, je me rappelle… — Tu crois? a demandé Mouratet avec un éclair de joie dans les yeux. — Comment, si je crois! Tu es la défiance même! Tu ne t'en aperçois pas, et je ne te l'aurais jamais dit si les circonstances ne m'avaient pas forcé à ouvrir la bouche; mais vraiment… — Tu pourrais bien avoir raison. Quand j'y réfléchis, en effet… Pourtant, j'ai reçu tant de lettres flétrissant la conduite de Renée… — Des lettres écrites par des femmes jalouses de sa beauté. — Peut-être. Malgré tout, il y a une chose que je ne m'explique pas. Ses dépenses de toilette sont exagérées, certainement; et je me demande d'où vient l'argent… — Ah! c'est l'éternelle question! D'où vient l'argent! Mais, des économies que sait faire ta femme, mon cher. Elle économise, ta femme. Elle met de côté cent sous par ici et vingt francs par là. Les petits ruisseaux font les grandes rivières; et lorsqu'elle a besoin d'une certaine somme pour sa modiste ou sa couturière, elle n'a pas à te la demander. Voilà. Moi, je trouve beaucoup de tact et de délicatesse dans cette façon d'agir; elle épargne ces discussions d'intérêt toujours si malvenues dans un ménage; elle épargne… Enfin, veux-tu mon avis? Ta femme est une femme supérieure à tous les points de vue et tu as le plus grand tort de douter d'elle… — Ah! a soupiré Mouratet, je suis dans une position si délicate, vois-tu! Je serai député avant deux mois, songes-y. Cela impose des devoirs, de grands devoirs. Un représentant du peuple est là pour donner l'exemple. Il faut que sa maison soit de verre, la femme de César ne doit pas être soupçonnée. — Naturellement, ai-je repris en faisant des efforts désespérés pour étouffer mon rire. Mais encore faut-il que les soupçons soient basés sur quelque chose. N'as-tu pas que des présomptions? Te méfies-tu de quelqu'un? — Oui et non. J'avais pensé tout d'abord qu'Armand… Il était sans cesse à la maison; on l'avait vu avec Renée… Mais je lui ai fait comprendre que ses assiduités étaient poussées trop loin et il est devenu la correction en personne. Depuis deux mois, il n'a vu Renée que devant moi, j'en suis sûr; quant à elle, elle ne sort presque plus… — Eh! bien, eh! bien, tu vois!… Des apparences! Avais-je raison de te parler de ton caractère ombrageux? Hein? Tu n'es pas brouillé avec Armand de Bois-Créault, au moins? — Pas du tout. Nous sommes les meilleurs amis du monde. Il est même entendu que nous irons ensemble, la semaine prochaine, au bal de l'Opéra. Tu y viendras aussi, j'espère? Tu sais, nous nous travestissons tous de pied en cap. Que veux-tu? Ce sont des choses que je n'aime pas beaucoup, mais elles me seront bientôt interdites; car, lorsqu'on porte l'écharpe de député… Oui. Armand sera en seigneur Louis XIII, Renée en pierrette… elle a refusé de se faire faire un costume plus dispendieux… — Ah! me suis-je écrié, tu devrais être honteux! C'est un reproche muet qu'elle t'adresse là, mais il est éloquent. — C'est vrai, a répondu Mouratet, la larme à l'oeil; et j'ai commis une autre sottise… Figure-toi… Non, c'est trop bête! Figure-toi que, moi, je serai déguisé en Barbe-Bleue.» Cette fois, j'ai ri sans me gêner, et de bon coeur. Mouratet en Barbe- Bleue? Oh! c'est à se rouler… «Je vois bien que c'est ridicule, a-t-il continué d'une voix piteuse; mais le costume est commandé, en cours d'exécution… Alors, c'est entendu. Nous comptons sur toi; viens nous prendre mardi soir.» Et il m'a quitté, l'air joyeux et penaud en même temps, joyeux des excellentes consolations que je lui ai données, penaud de m'avoir fait la confidence de sa jalousie sans motifs. Ah! triste et stupide idiot…
— Monsieur et Madame ne sont pas encore prêts, me dit le domestique qui m'introduit, le mardi, vers onze heures du soir, dans le salon du boulevard Malesherbes.
C'est bon. Je prends un journal sur une table; mais j'ai à peine eu le temps de le déplier qu'une porte s'entr'ouvre, s'ouvre tout à fait, et que Renée, en costume de pierrette moins le chapeau blanc, s'élance vers moi.
— Vite! Vite! dit-elle, écoutez-moi. Voulez-vous me rendre deux grands services?
— Cent, mille, tant que vous voudrez.
— Merci. Eh! bien, d'abord, il faut vous arranger, ce soir, à éloigner de moi mon mari pendant une demi-heure. Vous voyez ça? Qu'il n'ait pas envie d'aller regarder où je suis. Je vais vous le dire où je serai. Je serai dans une loge — vous savez? au fond — avec Armand. Oui, depuis deux mois, c'est à peine s'il a pu me dire qu'il m'aime plus de cinq ou six fois; et ce soir, c'est sérieux, il a un joli cadeau à me faire. Il a été fort gêné, ces temps-ci, mais sa mère vient d'hypothéquer son hôtel… Je vous raconte tout ça afin de vous faire voir comme c'est grave. Voilà. Il faut que vous écartiez mon mari pendant une demi-heure. Pourrez-vous?
— Certainement. Comptez sur moi. Mais ça, c'est le premier service. Et le second?
— Le second… Il faut que vous m'enleviez demain.
— Hein?
— Oui. L'existence que je mène n'est pas tenable. Si vous croyez que je n'en ai pas assez, d'une vie pareille! Questionnée, tourmentée, espionnée, pas une minute de liberté! Et tout ça, je vous demande pourquoi! Parce que Monsieur a reçu des lettres anonymes. On n'en envoie qu'aux imbéciles, des lettres anonymes! Je le lui dirai ce soir, pour sûr… Alors, vous voulez bien?
— Mais, dis-je en me laissant tomber sur une chaise, je ne sais vraiment pas. En principe, l'enlèvement me sourit assez; mais je dois avouer qu'en pratique…
En pratique, non, il ne me sourit pas du tout. Ce ne sont pas les scrupules qui me gênent, bien entendu. Les scrupules et moi, ça fait deux. Mais, si légère qu'elle soit, cette petite femme, elle pèsera d'un rude poids sur mes épaules. Qu'en ferai-je, mon Dieu! D'autant plus qu'avec une écervelée pareille, on est à la merci d'une étourderie; et il faut le jouer serré, le jeu que je joue… Renée me regarde d'un air consterné.
— Vous ne voulez pas? Ce n'est pourtant pas bien difficile, ce que je vous demande. Arracher une femme au foyer conjugal, en voilà une belle affaire! Ça se fait tous les jours et cent fois par jour, rien qu'à Paris. Vrai, je n'aurais pas cru…
Elle saute sur mes genoux, me passe un bras autour du cou.
— Voyons, gros bête! Puisque je vous dis que ça ne peut pas durer comme ça et qu'il faut que je m'en aille demain car j'aurai de l'argent ce soir. Si je pouvais partir toute seule… Mais je ne connais rien aux trains, aux bateaux, à tout ça… Je me perdrais. Et puis… Ah! mais, j'y suis, à présent! Ce n'est pas du tout un collage que je vous propose, vous savez. C'est ça que vous craigniez, pas? N'ayez pas peur. J'en ai assez, des liens sacrés, et profanes, et de tous les liens. Non. Vous ferez de moi tout ce que vous voudrez; vous me garderez un jour, ou un mois, ou pas du tout, comme il vous plaira. Une fois que vous m'aurez sortie d'ici, je saurai bien me tirer d'affaires.
Pas très sûr. Ce n'est point un métier commode, le métier d'aventurière. Mais on verra. En tous cas, la situation change.
— Je croyais, dis-je, que vous ne parliez pas sérieusement; mais puisqu'il en est autrement, disposez de moi. Deux mots seulement. Vous voulez emporter vos toilettes?
— Pas toutes. Sept ou huit malles, tout au plus.
— Faites-les envoyer demain à Londres, à mon adresse. Et quant à vous, soyez chez moi vers quatre heures, et ne vous inquiétez de rien.
— À la bonne heure, dit Renée. Vous êtes gentil comme tout. Tiens! embrasse-moi; il y a longtemps que j'en ai envie…
Mais elle se redresse, tend l'oreille; une porte vient de s'ouvrir, au fond de l'appartement.
— Voilà Barbe-Bleue, dit-elle. Anne, ma soeur Anne…
Elle saute sur ses pieds, pirouette, fait un geste de voyou, et s'en va à grandes enjambées, les bras en l'air.
Mouratet, une seconde après, entre dans le salon; et je ne puis retenir un cri à son aspect. Il est ignoble. Ah! cette défroque de criminel — et de quel criminel — portée par ce bourgeois! Ce n'est pas ridicule, non; mais c'est tellement horrible que c'est inexprimable. Aucune description d'artiste, aucune enluminure d'Épinal, si grandiose que l'ait faite la plume, si atroce que l'ait plaquée la machine, ne pourraient donner l'idée du Barbe- Bleue que j'ai devant moi. C'est quelque chose d'inouï. C'est la bassesse entière de toute une espèce vile sous la dépouille terrible de toute une race cruelle. On a un peu l'impression d'une peau de tigre, comme peinte et fardée pour l'orgie sauvage, jetée sur la croupe fuyante d'une hyène s'évadant d'un charnier; mais on a surtout la sensation d'instincts affreux, impénétrables d'ordinaire et transparaissant tout à coup, par dépit, sous ce déguisement qu'ils dédaignent et dont ils crèvent la cruauté incomplète de l'absolu de leur barbarie. C'est Barbe-Bleue; mais ce n'est Barbe-Bleue que parce que c'est Mouratet.
— Eh! eh! s'écrie le directeur des Douzièmes Provisoires, ravi de l'effet que produit sur moi son travestissement, on dirait que tu me trouves réussi.
— Tout à fait, dis-je. Réellement, tu es effroyable.
— Le fait est que ce n'est pas mal, dit-il en se regardant dans une glace. Pas mal du tout… Je t'ai fait attendre…
— J'en ai profité pour lire un article qui traite du projet de loi sur les retraites ouvrières, que la Chambre va discuter.
— Elle ne le votera, pas, dit Mouratet. Des retraites aux ouvriers! Qu'on en accorde aux militaires, aux fonctionnaires, c'est tout naturel; ils font la grandeur de la France. Mais aux ouvriers!… Où irait-on?
C'est vrai. Où irait-on?… Ah! animal! Je ne regretterai pas le tour que j'aiderai demain ta femme…
Elle entre justement, coiffée de son chapeau pointu, vive et jolie au possible.
— Comment me trouves-tu? demande Mouratet.
— De face, ça va bien; voyons de dos.
Mouratet se tourne et Renée lui fait un grand pied de nez.
— C'est encore mieux.
Armand de Bois-Créault arrive. D'un Louis XIII irréprochable. Nous partons.
Canaille, ce bal. Triste aussi, malgré toutes les exubérances, la musique, les serpentins et les confetti. Des femmes en dominos — blanc partout en toutes les nuances —; des hommes en habit, comme moi; s'embêtant, comme moi; et venus là sans savoir pourquoi, comme moi. Les travestis; glacés du satin, clinquant des paillettes, mensonges des dentelles, Malines, pierreries et cailloux du Rhin, bijoux de prix et costumes somptueux; on ne sait pas bien. Pourquoi ces gens-là se déguisent-ils? Par nécessité? Pas tous. Le besoin de prendre une attitude vis-à-vis des autres et surtout vis-à-vis de soi, de se paraître naturel à soi-même. Ils n'ont point de personnalité et cherchent à s'en faire une, pour un soir. Et celle qu'ils arrivent à se créer, c'est la leur propre qu'ils retrouvent, si l'on sait voir. Pour mon compte, je n'ai jamais éprouvé de surprise à voir un être se démasquer. C'est toujours le visage que je m'attendais à trouver sous le masque qui m'est apparu. Du reste, tel masque, posé sur telle figure, n'a pas du tout le même aspect que s'il en recouvre une autre. Le masque ne dissimule pas, il trahit. Une chose étonnante, c'est la tendance aristocratique des travestissements; princes, princesses, seigneurs et marquises. On ne se croirait guère en pays démocratique; ou plutôt… Cette dernière remarque était bonne à faire — d'autant que ce n'est que l'avant-dernière. — Voici la constatation finale: dans cette foule de courtisans, pages, écuyers, barons et chambellans, pas un roi, pas un personnage portant le diadème, tenant le sceptre à la main. Personne ne veut régner. Tout le monde veut être de la cour. On voit ça ailleurs qu'ici.
Mouratet fait sensation. Dans un couloir, une bande sympathique l'entoure, lui demandé des nouvelles de ses femmes. Il répond malaisément. Renée, qui s'est éloignée insensiblement, me fait un signe et disparaît. Je donne à la bande sympathique les réponses que ne trouve pas Mouratet et je m'arrange de telle façon qu'elle nous barre le passage pendant cinq minutes.
— Viens par ici, dis-je à Mouratet quand nous parvenons à nous dégager. Il faut que je te fasse faire la connaissance d'une petite femme extraordinaire. Tu ne regretteras pas ton temps; tu vas voir.
Et nous nous mettons à la recherche de la femme extraordinaire, qui n'existe que dans mon imagination, naturellement.
— C'est curieux, dis-je; elle était là il n'y a qu'un instant; elle a dû tourner à gauche… Non; alors, c'est à droite… Ah! la voici.
C'est une femme. Mais est-ce une femme extraordinaire? J'engage la conversation, pour voir. Non, c'est une dinde…
— Si vous voulez faire une bonne affaire, lui dis-je à l'oreille, dites à mon ami qu'il vous a fait peur. Répétez-le lui sans trêve.
— Ah! monsieur Barbe Bleue, s'écrie la Dinde, que vous m'avez fait peur!
Mouratet est enchanté. Ils sont tout de suite très camarades, la Dinde et lui. J'ai eu la main heureuse. Si j'étais tombé sur une femme extraordinaire… Il y a près d'un quart d'heure que Renée s'est éclipsée; allons, ça va bien. La Dinde se déclare altérée. Admirable! Nous la conduisons au buffet et je la désaltère de mon mieux. Le Champagne lui délie la langue; Mouratet s'intéresse beaucoup à sa conversation.
— Ah! monsieur Barbe-Bleue, s'écrie-t-elle, que vous m'avez fait peur! Quand je vous ai vu…
La Dinde laisse tomber son éventail. Je me baisse pour le ramasser. Lorsque je relève la tête, je m'aperçois qu'une femme en domino noir s'est approchée de Mouratet, lui parle à l'oreille. Le domino noir s'en va. Mouratet, l'air ahuri, la bouche ouverte, s'est renversé sur le dossier de sa chaise, les bras ballants.
— Es-tu malade? demandé-je. Que t'a dit cette femme?
— Rien, rien, répond-il en se levant. Attends-moi une minute; je reviens.
Il s'éloigne, suivant le chemin que vient de prendre le domino noir.
— Ah! dit la Dinde, ce n'est pas grand'chose, allez; une farce, sans doute; un bateau qu'on lui monte. On raconte tant de blagues, ici!…
C'est certain; mais… je voudrais bien savoir ce que fait Mouratet, tout de même, je prends le parti d'abandonner la Dinde à ses réflexions et de sortir. J'ai à peine fait trois pas dans le couloir que le bruit étouffé d'une double détonation parvient à mes oreilles. Je me précipite.
Mais des gardes municipaux, plus prompts que moi, se sont élancés, ont ouvert la porte d'une loge, ont empoigné Mouratet. Par la porte entrouverte, j'ai le temps d'apercevoir deux corps étendus, un corps d'homme, un corps de femme vêtue de blanc, avec une tache rouge sur la poitrine. Deux gardes entraînent Mouratet qui chancelle, l'enlèvent en toute hâte, à bout de bras. Un autre se met en faction devant la porte de la loge qu'il vient de refermer.
— Circulez, Messieurs, nous dit-il à moi et à quelques autres curieux; n'attirez pas la foule.
Deux messieurs arrivent, le commissaire et le médecin de service.
Ils pénètrent dans la loge, et en sortent trois minutes après.
— Ce n'est absolument rien, dit le commissaire aux badauds; un imbécile s'est amusé à faire partir des pétards et deux dames se sont trouvées mal.
Je m'approche du docteur et l'interroge en lui donnant les raisons de ma curiosité.
— Ils sont morts tous les deux, dit-il tout bas; l'homme vient de rendre le dernier soupir et la femme a été tuée sur le coup; atteinte en plein coeur. Vengeance de mari trompé, n'est-ce pas? Ah! les cocus assassins, Monsieur!… Tenez, on enlève les cadavres, ajoute-t-il en me montrant des employés du théâtre qui emportent prestement les corps, enveloppés de toiles, par un escalier dérobé. Voyez, c'est fait. Le public ne s'est pour ainsi dire aperçu de rien. Regardez ces gens qui rient et qui plaisantent, là, à côté de nous. C'est la vie. La comédie laisse à peine au drame le temps de se dénouer. Voulez-vous venir avec moi? Vous pourrez voir les cadavres et parler au prisonnier.
— Je vous remercie, docteur; j'irai dans un instant.
Réflexion faite, je n'irai pas du tout. À quoi bon, maintenant que le crime est accompli? maintenant qu'elle gît sur la table des policiers en attendant la dalle de l'amphithéâtre, cette petite Renée, folle et dépravée comme son époque, mais d'une si vivante inconscience. Oh! pauvre petit oiseau!… Et cet âne, cet imbécile qui l'a tuée, qui s'est arrogé le droit d'infliger la peine de mort pour un délit que le code lui-même ne punit, au maximum, que de six mois de prison! Ce misérable qui devait tout à cette femme, sa situation et son bien-être, et les satisfactions de sa vanité grotesque, et même la considération dont il jouissait. Et il ne voulait pas payer, pour tout cela; il ne voulait pas être cocu. Oh! oh! oh! Il ne voulait pas être cocu! Et les jurés qui l'acquitteront ne veulent pas, non plus, être cocus; ni les répugnants spectateurs de la Cour d'assises qui applaudiront au verdict et attendront l'assassin pour le porter en triomphe. Ils tiennent à avoir la propriété de leurs femmes, ces gens-là, avec droit de vie et de mort sur elles; et ils déclarent, à la barbe des législateurs, qu'il n'y a encore que les coups de pistolet pour maintenir l'institution du mariage… Ils ont raison, les chourineurs!
Je me dirige vers le grand escalier; mais, comme je passe auprès d'un groupe d'habits noirs, quelques paroles attirent mon attention. J'écoute, sans en avoir l'air.
— Oui, dit un jeune homme, c'est Armand de Bois-Créault qui vient d'être tué.
— C'est ce qui pouvait lui arriver de mieux, répond un autre. Il avait fait des faux… Mais, certainement: des faux; il y a deux mois environ, au moment où sa famille ne lui fournissait pas les fonds qu'il lui fallait. Vous ne saviez pas? Alors, il n'y a que vous… Il aurait été poursuivi, malgré le remboursement qu'il offrait, et déshonoré avant la fin de la semaine.
Je descends l'escalier. Déshonoré! Il aurait été déshonoré… Tout d'un coup, la confusion de faits inexplicables se débrouille, je trouve la clef de choses que je ne pénétrais pas. Ce domino noir — ce domino noir qui est venu chercher Mouratet et lui a mis le revolver à la main — ce domino noir, c'est Hélène… Oui, j'en suis sûr! C'est Hélène!… Hélène qui redoutait la flétrissure dont un scandale fangeux allait marquer ce nom de Bois-Créault qu'elle a conquis, et veut garder sans friche visible, Hélène qui a pu du même coup satisfaire sa vengeance et saisir sa liberté entière — et qui défend l'Honneur du Nom…
Ah! misère!… Stupidité tragique!…
Je suis sorti du théâtre et je vais en descendre les marches. La nuit est froide. Le ciel, pur et très haut, semble une voûte d'acier sombre, où sont enchâssées des pierreries… Je me souviens de la conversation que nous avons eue, Roger-la-Honte et moi, au sujet des étoiles, la nuit où nous avons volé l'industriel, en Belgique. Oui, si d'autres astres sont habités, les êtres qui y vivent voient rayonner notre planète, notre planète si infâme, si hideuse et si noire — ils la voient rayonner de l'éclat des diamants purs.
XXIV — ON DIRA POURQUOI…
J'aime autant l'avouer: je n'ai pas été à l'enterrement de Renée et je n'ai point visité Mouratet dans sa prison. Je n'ai pas été à l'enterrement de Renée parce que cela n'aurait servi à rien, et je n'ai pas visité Mouratet parce que Mouratet me dégoûte et que son infortune actuelle ne me touche en aucune façon. Je ne suis pas sentimental. C'est un défaut; mais qui n'en a pas?
Cependant, je ne me dissimule point que de grands ennuis m'attendent. On sait que je fréquentais les époux Mouratet, que je les ai accompagnés au bal de l'Opéra, que je me trouvais avec le mari tandis que la femme s'oubliait, dans une loge, en une conversation criminelle. Je vais être appelé incessamment, en qualité de témoin, devant le juge d'instruction. Perspective désagréable. Je n'ai pas de préjugés contre les juges d'instruction, ou presque pas, mais je ne tiens nullement à entrer en relations avec eux. Ce sont des gens curieux par métier et soupçonneux par habitude, qui posent des questions parfois embarrassantes et ne se contentent pas toujours des réponses qu'on veut leur faire. Je préférerais, si c'était possible, ne point donner à la Justice l'occasion de contempler mon visage et, peut- être, de mettre le nez dans mes affaires. Quitter Paris sans rien dire? C'est dangereux, car ça paraîtrait peu naturel. Alors?…
Je trouve un moyen. Je m'en vais d'un pas léger chez Marguerite de Vaucouleurs, car je sais que Margot a repris pied dans la politique et que Courbassol, rappelé la semaine dernière au ministère, n'a de nouveau rien à lui refuser. J'explique les choses à Margot; je lui fais sentir quel noir chagrin j'éprouverais à me voir obligé de parler, en Cour d'assises, soit contre une femme que j'ai respectée jusqu'au dernier moment, soit contre un homme que je continue à estimer. Mon langage est pathétique, car, si je ne suis pas sentimental, je sais faire du sentiment quand il le faut, et même très bien. Margot m'écoute en pleurant; et, lorsque je lui ai expliqué ce que j'attends d'elle, elle me promet de s'occuper de mon affaire dès la nuit prochaine. Là-dessus, je rentre chez moi tout guilleret.
Le lendemain, je reçois un billet de Margot qui m'annonce que les choses vont pour le mieux. Le surlendemain, un garde à cheval m'apporte une lettre qui me demande au ministère. Je pénètre dans ce monument à l'heure indiquée, j'ai une conversation de vingt minutes avec un monsieur qui me complimente fort sur mes articles à la «Revue» de Montareuil, et m'annonce que je suis chargé d'une mission par le gouvernement. On a passé, en ma faveur, sur certaines formalités. Je dois aller inspecter et étudier les établissements pénitentiaires de la Dalmatie, faire un rapport; et je reçois pour ma peine une somme de dix mille francs. Ce n'est pas énorme; mais ça vaut mieux que rien.
Le gouvernement m'ayant confié une mission aussi importante, je suis obligé de partir immédiatement. J'envoie donc au juge d'instruction, dont je trouve chez moi une lettre de convocation à son cabinet, ma déposition écrite; cette déposition se borne à affirmer que je ne sais rien et que je n'ai rien vu. Après quoi, je prends le train, non pas pour la Dalmatie, mais pour Bruxelles.
Beaucoup de gens, à ma place, resteraient à Paris et fabriqueraient leur rapport, ainsi que cela se fait de temps immémorial, à la Bibliothèque. Mais, moi, je suis consciencieux; je me trouve dans une position spéciale; tout le monde l'ignore, mais je ne me le dissimule pas. C'est pourquoi je me mets en route pour la capitale du Brabant.
À Bruxelles, je parcours les établissements que hantent les criminels honteux, les déserteurs; voleurs occasionnels, escrocs de hasard, caissiers déloyaux, pauvres gens qui vivent dans des transes perpétuelles, qui souffrent tellement que c'est un soulagement pour eux que d'être arrêtés, et qui sont parfaitement convaincus, une fois pris, que leurs angoisses ont déjà expié leurs crimes. Peut-être n'ont-ils pas tort… Je finis par trouver, parmi eux, l'homme qu'il me faut. C'est un insoumis. Il a quitté la France pour échapper au service militaire, effrayé par cette discipline terrible qui est la force principale de l'armée, dont il n'ignore point les excès, et qu'il n'aurait pu supporter, à son avis. Car il se croit une très mauvaise tête. En réalité, c'est un mouton. Il m'avoue qu'il est bachelier et qu'il vit assez misérablement.
— Vous auriez mieux fait d'aller au régiment, lui dis-je. La vie de caserne devient de jour en jour plus attrayante; et quant à la guerre future… Avez-vous entendu parler des fours crématoires roulants, qu'on allumera pendant que les armées se rangeront en bataille et qui seront prêts à fonctionner aux premiers coups de canon? Quel progrès!… Enfin, chacun son idée. Si vous ne voulez pas être soldat, je n'y puis rien… Maintenant, voici ce que j'ai à vous proposer…
L'insoumis m'a écouté attentivement, et accepte mes offres avec joie. Il me fera un beau rapport sur les prisons de Dalmatie, un beau rapport dont il copiera les différentes parties à droite et à gauche, dans des livres. Les livres ne manquent pas. Il écrira cinq cents grandes pages, c'est entendu, quitte à répéter dix ou douze fois les mêmes choses. Ça ne fait rien du tout. Je reviendrai chercher le rapport dans quatre mois, si je suis encore de ce monde, et j'enverrai mensuellement trois cents francs à l'insoumis. Je fais encore un joli bénéfice. Mais l'argent des contribuables français, c'est bon à garder.
Me voici donc tranquille et je puis partir pour Londres. — Déjà?
Certainement. Il m'est venu une idée, idée extraordinaire, bizarre
si vous voulez, mais que je veux mettre à exécution tout de suite.
Je me suis mis en tête d'écrire mes mémoires.
Les raisons qui me poussent sont pures. Je sais que le commerce, dans ses grandes lignes, tend à reprendre sa forme première: l'échange. Tous les économistes sont d'accord là-dessus. Donc, si après avoir fait pleurer mes contemporains je parviens à les amuser, j'aurai agi en commerçant opérant sur de grandes ligues, et je ne leur devrai plus rien. D'autre part, je ne serai pas fâché de montrer, une bonne fois, ce que c'est qu'un voleur. On se fait généralement une fausse idée du criminel. Les écrivains l'ont idéalisé afin, je crois, de décourager les honnêtes gens. Mais le temps des légendes est passé. Ce qu'il faut aujourd'hui, c'est la vérité sans voiles.
Je n'éprouve aucune honte, ni aucune fierté, à raconter ce que j'ai fait. Je suis un voleur, c'est vrai. Mais j'ai assez de philosophie pour me rendre compte de la signification des mots et pour ne leur attribuer que l'importance qu'ils méritent. Dans l'état naturel, le voleur, c'est celui qui a du superflu, le riche, «Dans l'état social actuel, le voleur c'est celui qui rançonne le riche. Quel bouleversement d'idées!» ainsi qu'on l'a dit avant moi. Mais qu'importe? L'erreur n'a qu'un temps…
Au fond, je mets simplement en jeu, moi, fils et neveu de bourgeois, par des actes franchement caractérisés, des aptitudes que j'ai reçues de mes parents et qu'ils développaient sournoisement, dans leur genre d'existence timide, par des actes fort rapprochés des miens. Quelles étaient ces aptitudes, innées, chez eux et chez moi, avant qu'elles eussent été modifiées, transformées, faussées, sous l'influence du milieu présent? Mystère. Mais c'étaient peut-être de belles aptitudes. Quels actes, si le monde n'était pas ce qu il est de par la puissance de la routine lâche, auraient produits ces aptitudes? Mystère. Mais peut-être des actes très nobles. J'ai répété, avec quelques variantes, les actes de mes parents parce que les conditions de milieu dans lesquelles nous avons eu à vivre, eux et moi, ont été à peu près les mêmes. Hypocrites ou brutales, légales ou illicites, bienfaisantes ou nuisibles, les actions humaines, permises par les aptitudes, sont déterminées par les milieux. Le ruisseau qui s'échappe, limpide, de la source, et se teinte sur son chemin de la couleur des terres dans lesquelles se creuse son lit, de la nuance des plantes et des herbes qui en tapissent les bords, de celle du sable fin ou de la vase immonde sur lesquels il roule ses flots… Il existe, je le sais, un certain pédantisme de classe qui aime à protester contre cette manière de voir. Qu'il proteste.
Une chose certaine, c'est que les matériaux ne me manqueront point. Ai-je déjà vu de choses, mon Dieu! — même de choses que je ne dirai pas!… J'ai passé partout, ou à peu près: je connais toutes les misères des gens, tous leurs dessous, toutes leurs saletés, leurs secrets infâmes et leurs combinaisons viles, les correspondances adultères de leurs femmes, leurs plans de banqueroutiers et leurs projets d'assassins. Je pourrais en faire, des romans, si je voulais!… Mais les seuls documents que je veuille employer ici sont ceux qui me concernent. Et je me demande si je parviendrai à les mettre en oeuvre.
Sûrement, j'y parviendrai, je ne pense pas que ce soit si difficile que ça, d'écrire un livre; et je crois que n'importe qui réussirait à en faire un bon — n'importe quel gendarme, n'importe quel voleur, — Certaines qualités me feront défaut? C'est fort possible. La sentimentalité, par exemple. Non, je ne suis pas sentimental. (Voir plus haut). Tant pis pour elles.
Et tant mieux pour tout le monde, peut-être. Une petite larme de temps en temps ne fait pas de mal, c'est évident. Mais l'émotion littéraire est tout de même trop pleurnicharde. Infirmes incurables, poitrinaires plaintifs, mères sans coeur, pères sans conscience, jeunes filles chlorotiques, lits conjugaux solitaires, couches mortuaires désertées, enfants martyrs, prostituées par force, proxénètes par persuasion, voleurs malgré eux, pécheresses repentantes et forçats innocents. Ouf!… Vraiment, il y a assez longtemps qu'on s'écarte des énergies pour se tourner vers les émotions. Il est temps que ça finisse. S'il faut une loi, qu'on la fasse!… En attendant, je vais écrire l'histoire d'un homme qui a les doigts crochus et qui ne se lamente pas trop — peut-être parce qu'il n'a pas à se plaindre, après tout. — Cette histoire-là, le lecteur superficiel croira que c'est simplement une autobiographie factice, un passe-temps de littérateur cynique. Mais ceux qui savent voir, qui savent sentir, ne s'y tromperont pas; ils comprendront que c'est vrai, que c'est vécu, comme on dit; que la main qui fait crier la plume sur le papier a fait craquer sous une pince le chambranle des portes et les serrures des coffres-forts.
J'écris, j'écris. J'empile page sur page, j'use des plumes, je vide mon encrier. On dirait que je suis à la tâche. Depuis un mois, je ne me suis arrêté que deux fois.
La première, pour lire un journal. Cette feuille publique m'a appris, d'abord, que Mme de Bois-Créault mère s'est donné la mort quelques jours après l'enterrement de son fils; puis, que Mme veuve Hélène de Bois-Créault s'est portée partie civile au procès et demande au meurtrier de son mari d'énormes dommages- intérêts. Elle en aura une bonne partie, dit la gazette. Ce suicide pitoyable sur le corps de ce malheureux être, cette exploitation de son cadavre… Ah! la vie!… Quelle farce! — jouée dans quel abattoir!…
La seconde fois que j'ai interrompu mon travail, ç'a été pour faire une invention. Il ne faut pas laisser oublier que je suis ingénieur et ma découverte, lorsque j'en publierai prochainement les détails dans une revue spéciale, me fera certainement beaucoup d'honneur. J'ai inventé l'Écluse à renversement. Ce n'est, à vrai dire, qu'un perfectionnement; fort ingénieux, toutefois. Rien n'était plus simple, je l'accorde, que d'en concevoir l'idée; mais encore fallait-il l'avoir. Mon intention n'est pas de faire ici le compte rendu technique de ma découverte; je tiens cependant à en donner un léger aperçu. Voici la chose en deux mots: Supposons l'écluse fermée…
— Supposons-la fermée et ne la rouvrons pas! s'écrie Roger-la- Honte qui entre sans s'être fait annoncer, au moment même où j'écris la phrase en la prononçant tout haut. Ah! ça, qu'est-ce que tu fais là? Tu écris encore tes mémoires?
— Tout juste.
— Eh! bien, je vais te raconter une petite histoire que tu pourras sans doute utiliser; elle est assez cocasse. Figure-toi que le nommé Stéphanus — tu sais bien? cet employé d'une banque belge qui nous donne des tuyaux — est venu me voir hier. Son patron, qui s'appelle Delpich, veut se faire dévaliser. Un vol simulé, tu comprends, pour couvrir les détournements qu'il a l'intention d'opérer. On me propose cinq mille francs pour aller, dans trois jours, éventrer un coffre-fort où il n'y aura plus rien et forcer des tiroirs mis à sec.
— Je vois ça, dis-je. Mais ce coffre-fort, qui sera vide dans trois jours, doit être bien garni aujourd'hui…
— Oh! je te devine. Mais c'est impossible, mon vieux. Jusqu'à avant-hier soir, Stéphanus couchait dans les bureaux. Depuis qu'il a quitté Bruxelles — on l'a mis à la porte ostensiblement, tu comprends, pour mieux dissimuler la manigance — c'est le patron qui a pris sa place. Il sera absent, naturellement, dans trois jours; mais d'ici là, il monte la garde. Comment lui faire abandonner son poste? Je ne connais même pas son adresse… Stéphanus ne me la donnera qu'après-demain…
— C'est regrettable. Quand les honnêtes gens font des affaires avec les canailles, ce qui leur arrive souvent, ils comptent toujours sur l'honnêteté des canailles. Et leur désappointement est tellement comique, lorsqu'ils s'aperçoivent qu'ils ont eu tort d'avoir confiance!… Oui, ç'aurait été amusant, de désillusionner ce banquier belge…
— Que veux-tu? Ce qui est impossible est impossible. Il faudra que je me contente de mes cinq mille francs… Tu ne sors pas un peu?
— Non, dis-je; j'ai quelques lettres à écrire.
— À ton aise, répond Roger. Alors, à quand tu voudras.
Et il descend l'escalier en chantant:
Belle enfant de Venise Au sourire moqueur, Il faut que je te dise…
Delpich!… Où diable ai-je entendu prononcer ce nom-là?… Ah! à Vichy, par l'abbé Lamargelle. Oui; mais avant ça, il me semble… il me semble… Oh! je me souviens!
Je vais prendre une liasse de papiers dans un tiroir et je me mets à les feuilleter avec attention. Voici la lettre que je cherche — la lettre commencée par l'industriel, dans laquelle j'étais si joliment traité d'imbécile, que j'ai prise sur son bureau la nuit où nous l'avons volé, et qui porte l'adresse de Delpich. — C'est parfait…
Quelle heure est-il? Sept heures. Bon. Je m'assieds devant ma table, j'écris quelques mots et je sonne Annie.
— Annie, lui dis-je, servez-moi à dîner tout de suite; après quoi vous préparerez ma valise. Je pars ce soir à neuf heures. Pendant mon absence, pas un mot à qui que ce soit, bien entendu. Maintenant, écoutez: voici un télégramme que vous irez porter au Post-office de Charing-Cross, demain, à sept heures du soir. Sept heures précises, n'est-ce pas?
Et je lui tends une feuille de papier sur laquelle j'ai tracé les mots suivants:
«Delpich, 84, rue d'Arlon, Bruxelles. — Venez Londres immédiatement. Absolument urgent. (Signé) Stéphanus.»
XXV — LE CHRIST A DIT: «PITIÉ POUR. QUI SUCCOMBE!…»
Tout le monde sait qu'en face du n° 84 de la rue d'Arlon, à Bruxelles, se trouve un café fréquenté par des rentiers paisibles et des commerçants contents d'eux-mêmes. C'est dans ce café que je me suis assis, tout à l'heure, à une table séparée de la rue par une simple glace; à travers cette glace, je guette, tout en faisant semblant de lire un journal, l'arrivée du messager qui va apporter au sieur Delpich la dépêche dont j'ai remis hier le texte à Annie et qu'elle a dû envoyer aujourd'hui à sept heures. J'attends, tranquille comme un rentier, satisfait de moi comme un commerçant. Huit heures… Ah! j'aperçois le télégraphiste; il pénètre dans la maison. Un grand bâtiment à quatre étages; au rez- de-chaussée, de belles boutiques vivement éclairées; au premier les bureaux de Delpich — les bureaux, seulement, car j'ai appris que l'appartement du personnage se trouve dans un autre quartier de la ville; — au second étage, c'est un tailleur, honoré de la confiance de la cour de Belgique, qui a élu domicile.
Mais voici le télégraphiste qui s'en va… Je quitte le café et je vais examiner les étalages des magasins, en face. Et j'examine aussi, par la même occasion, un monsieur qui sort bientôt de la maison en toute hâte et fait signe à un fiacre. C'est Delpich, assurément. Teint blafard, taille rentassée, traits irréguliers, physionomie qui s'évade, il a I'air d'un témoin à décharge dans une affaire d'attentat aux moeurs.
Je le laisse s'éloigner dans son véhicule de louage et je m'en vais, en flânant, à la gare du Nord. Il s'agit de voir, maintenant, s'il prendra le train qui part pour Ostende à 8 heures 40. '
J'arrive à la gare à 8 heures 35 et, deux minutes après, je suis témoin de la précipitation avec laquelle Delpich s'introduit dans la salle d'attente et se rue vers le guichet. En deux bonds, il est sur le quai; d'un saut, il s'élance dans un wagon. Le train part. Bon voyage!…
Je reviens au n° 84 de la rue d'Arlon dans le fiacre même que vient de quitter Delpich. La porte est encore ouverte; tant mieux. Je monte l'escalier en m'arrêtant deux fois, bien que je ne sois pas asthmatique.! D'abord, sur le palier du premier étage, afin de prendre l'empreinte des deux serrures d'une porte sur laquelle brille une plaque de cuivre portant ces mots: Cabinet du Directeur. La seconde fois, deux ou trois marches plus haut, pour enfoncer dans la semelle d'une de mes bottines un clou de tapissier qui se trouve dans ma poche, pas du tout par hasard. En six enjambées j'arrive au deuxième étage et je fais résonner vigoureusement la sonnette du tailleur.
Ce commerçant vient m'ouvrir en personne, ses employés étant déjà partis. Je m'excuse de venir le déranger à une heure indue, mais il me répond que j'exagère et qu'il est toujours à la disposition de ses clients, savez-vous. Je déclare que j'ai besoin d'un costume de voyage et d'un pardessus. On me fait choisir des étoffes, on me prend mesure. Je tiens à déposer des arrhes malgré les protestations du tailleur.
— Si, si, dis-je; c'est la moindre des choses, puisque vous ne me connaissez pas. Maintenant, il faut que je vous demande un service, j'ai une pointe dans la semelle d'une de mes chaussures… Tenez, regardez…
— Ah! s'écrie le tailleur, cela doit bien vous gêner, pour une fois! Des imbéciles s'amusent à semer des clous dans les rues… Si vous permettez, je vais vous l'arracher…
— Non, non, dis-je; je ne souffrirai jamais… Donnez-moi seulement quelque chose…
— Des ciseaux?
— Non, je craindrais de me couper. Une clef, plutôt, une bonne clef.
— Voici le passe-partout de la maison; j'espère qu'il vous suffira.
— Très bien; c'est mon affaire.
Je m'assieds, je croise les jambes et je m'évertue…
Enfin, le clou est arraché — et j'ai pris une empreinte satisfaisante du passe-partout sur un morceau de cire que je tenais dans la main gauche. — Je remercie beaucoup le tailleur qui me reconduit jusqu'au bas de l'escalier; et dix minutes plus tard je suis de retour à l'hôtel du Roi Salomon.
Je descends, avec l'hôtelier, dans une pièce du sous-sol qui a beaucoup l'aspect d'un atelier de serrurerie; un établi, des étaux, une petite forge, des outils de toutes sortes accrochés aux murs, démontrent péremptoirement que la maison est une maison bien tenue, confortable, désireuse de placer à la disposition des voyageurs spéciaux qui forment sa clientèle toutes les commodités qu'ils chercheraient en vain ailleurs.
— Voyons vos empreintes, dit l'hôtelier. Ça, c'est le passe- partout; je ne l'ai pas. Il faudra le faire. Mais pour ces deux serrures-là, je crois bien que j'ai les clefs. Attendez un peu.
Il fouille dans des tas de ferrailles, finit par trouver ce qu'il cherche.
J'en étais sûr. Ce sont des serrures à secret, savez-vous; et les serrures à secret, c'est toujours la même balançoire. Ça ne vaut rien du tout. Il n'y a pas de danger que j'en mette à mes portes… Quoique je sache bien qu'avec ces messieurs je n'ai rien à craindre, pour une fois… Du moment qu'on a la dimension de la serrure, on a la clef. Regardez comme ces deux-là s'adaptent à vos empreintes! Mettez-les dans votre poche; voua m'en direz des nouvelles. Quant au passe-partout, voici quelque chose qui pourra faire l'affaire, avec des rectifications. Voulez-vous que je vous donne un coup de main?
— Merci. J'en ai pour cinq minutes.
— Ah! monsieur Randal, s'écrie l'hôtelier, je sais bien que vous m'en remontreriez! Il n'y a qu'à vous voir pour deviner que vous êtes un fameux lapin, sauf votre respect. Vous maniez la lime que c'est un plaisir de vous regarder. On dirait que vous n'avez jamais fait autre chose. Vous me faites penser à Louis XVI. Ça ne lui a pas porté bonheur, à ce pauvre roi, son amour de la serrurerie; car, enfin, sans cette armoire de fer, savez-vous… Ma foi, je crois que vous avez fini votre clef. Voyons un peu; essayons sur la cire. Mais, oui, ça y est… Allons, vous êtes sûr de pouvoir entrer dans la maison en propriétaire; et quant au reste… Il me semble que je vous vois déjà revenir avec votre butin. Ma petite fille fait sa première communion dimanche, pour une fois; ça va vous porter bonheur, vous verrez.
— Je n'en doute pas, dis-je en sortant de l'atelier. Eh! bien, pendant que je vais me laver les mains, faites donc monter une ou deux bouteilles de champagne pour célébrer à l'avance cet heureux événement.
— Ah! s'écrie l'hôtelier, comme vous avez raison d'avoir des sentiments religieux, monsieur Randal. C'est tellement nécessaire, dans l'existence!… Nous disons trois bouteilles, n'est-ce pas?
Nous aurions aussi bien pu dire une douzaine. C'est à peu près le nombre de bouchons que nous avons fait sauter lorsque je sors, vers minuit et demie, mon sac à la main, pour me rendre rue d'Arlon. Il est vrai que tous les locataires de l'hôtel étaient venus nous tenir compagnie, à l'hôtelier et à moi: trois Allemands qui ont un coup à faire la nuit prochaine, avenue Louise; un Hollandais dont j'ignore les intentions; deux Françaises aux projets indécis et une Anglaise qui m'a expliqué en détail comment elle va, d'ici trois jours, frapper la ville de Malines d'une contribution de cent mille francs, payable en dentelles. J'ai quitté ces honnêtes gens au moment où un baccarat international allait resserrer les liens professionnels qui les unissent les uns aux autres, et avant d'avoir la tête lourde, heureusement.
Aussi, c'est sans trembler le moins du monde que j'introduis mon passe-partout dans la serrure du numéro 84. Il est vraiment très bien fait, ce passe-partout. La porte s'ouvre, j'entre, je la referme derrière moi, et j'allume ma lanterne dans le corridor. Je monte rapidement l'escalier.
Mais, sur le palier du premier étage, une idée se présente brusquement à moi et j'hésite un instant. S'il y avait quelqu'un dans ce bureau? Si Delpich avait eu le temps, avant de partir, de placer une sentinelle devant son coffre-fort?… J'aurais dû mieux prendre mes mesures, surveiller la maison… Ah! sacredié!… Mais comment aurais-je pu m'assurer de son départ, si je n'avais pas été à la gare du Nord?…Non, le vrai, c'est que j'ai eu tort de ne point faire part de mon projet à Roger-la-Honte, de ne point l'emmener avec moi… D'un autre côté, si je l'avais fait, Stéphanus se serait douté de quelque chose, aurait prévenu son patron… Pas moyen d'en sortir. Quel dilemme! Et quelles cornes il a!… Après tout, pas besoin de me tourmenter. Delpich, méfiant comme il doit l'être et pris à l'improviste, n'aura pu trouver personne à qui confier la garde de ses trésors, aura préféré courir le risque de les abandonner à eux-mêmes. Et puis, le télégramme a dû le surprendre, l'étonner, lui faire redouter des tas de choses, le troubler profondément; d'abord, s'il avait pris le temps de réfléchir, il ne serait pas parti…
J'essaye les deux clefs que m'a données l'hôtelier. On jurerait qu'elles ont été faites pour les serrures. J'ouvre la porte, je passe, je la referme soigneusement, je pousse une double porte capitonnée de cuir vert et je me trouve dans une grande pièce… Eh! bien… j'avais deviné juste avant d'entrer. Quelqu'un est caché ici…
Où?… En un instant, j'ai fouillé des yeux la salle entière. Derrière les cartonniers ou le grand coffre-fort? Je fais un pas à gauche, deux pas à droite, ma lanterne au bout du bras. Non, pas là. Derrière les rideaux de la fenêtre, complètement tirés? Je m'avance vivement, je les écarte. Rien. Derrière le secrétaire? Je me penche. Personne. Si je m'étais trompé?… Mais l'idée me vient de toucher le brûloir d'un des becs de gaz. Il est encore chaud.
Ah! diable! Non. je ne me suis pas trompé. Non, je ne suis pas seul ici — bien que je sois seul dans ce cabinet. C'est dans une autre pièce dont j'aperçois la petite porte, là bas, à côté de la cheminée, la porte au bouton de cristal, que s'est réfugié le gardien que Delpich a préposé à la défense de son bien mal acquis. Oui; sûrement, il s'est tapi là quand il m'a entendu venir, et il doit trembler de peur dans sa cachette… Ça n'empêche pas que si je m'aventure à le relancer dans sa retraite, il va m'accueillir d'un coup de revolver qui me manquera probablement, mais qui réveillera la maison. Une nouvelle édition de mon histoire d'Anvers! C'est assez ennuyeux — d'autant plus que je voudrais bien ne point sortir d'ici les mains vides si… Tiens! Qu'est-ce que c'est que ça?…Les rayons de ma lanterne viennent de faire briller un objet singulier déposé sur le bureau… un ciseau de menuisier, un ciseau tout neuf, ma foi. Que fait-il là, ce ciseau?
J'examine le secrétaire. Ah! par exemple!… Un tiroir est forcé, les autres portent des traces de maladroites tentatives d'effraction, le bois du meuble est éraflé en dix endroits. Alors, c'est un confrère, qui est ici? Elle est bonne, celle-là! Au lieu de mon aventure d'Anvers, c'est celle de la ville de province ou j'ai rencontré ce malheureux Canonnier qui va recommencer. Seulement, ce n'est pas un Canonnier que je vais trouver; non, ces marques hésitantes qui baladent le secrétaire ne témoignent pas de l'habileté de l'ouvrier: un débutant, sans doute, quelque conscrit du cambriolage qui n'a pas encore la main faite. Il faut voir sa figure, au camarade.
À pas de loup, je me dirige vers la petite porte, je mets tout doucement la main sur son bouton, et je l'ouvre toute grande, vivement. Je m'attends à du bruit, à un cri… Rien, j'avance un peu, ma lanterne à la main… Une petite pièce meublée d'un lit, d'une table, de deux chaises: le repaire nocturne du Stéphanus, évidemment, lorsqu'il était de service ici; mais… Ah! oui, il y a quelqu'un dans cette chambre. Là-bas! derrière l'étroit rideau de la fenêtre. Je distingue une forme et… oui, oui, je ne me trompe pas — des cheveux de femme, un chignon blond qui dépasse l'étoffe. Une femme!…
Et, tout d'un coup, je comprends. Je me rappelle ce que m'a dit l'abbé Lamargelle, à Vichy, au sujet des relations d'affaires de Mme Hélène de Bois-Créault avec le trafiqueur Delpich. En un clin d'oeil, toute une série de possibilités, de certitudes, se déroule en mon cerveau. J'en suis sûr! c'est la fille de Canonnier qui est là; je sais comment elle y est venue, pourquoi elle y est… je devine tout, je sais tout.
— C'est vous, Hélène? dis-je à voix basse. N'ayez pas peur; c'est moi, Randal… Randal, je vous dis… Hélène? C'est vous?…
Silence. — Il n'est pas possible que j'aie fait erreur, cependant! Je fais deux pas en ayant… Alors, une femme écarte le rideau, s'élance, se jette à mes genoux en criant:
— Grâce! Grâce! Par pitié, ne me tuez pas!…
Du drame!… Mais je ne la connais pas, cette femme-là, autant que j'en puis juger dans la demi-obscurité; je ne l'ai jamais vue. Qui est-ce? Une faucheuse?… Elle reste prosternée à mes pieds, gémissant à fendre l'âme. Dangereux, le bruit de ces sanglots; il faut prendre une décision.
— Madame, dis-je d'une voix rude, votre vie est entre vos mains. Cessez de pleurer, s'il vous plaît, si vous voulez que je vous épargne. Relevez-vous et donnez-vous la peine de vous asseoir, pour changer. Tenez, voici une chaise… Maintenant, veuillez me dire qui vous êtes et ce que vous faites ici à pareille heure.
— Je suis madame Delpich, murmure cette femme en émoi, tout en s'essuyant les yeux; et mon mari m'a chargée de garder son bureau pendant son absence.
Bizarre! Et cette tentative d'effraction, à côté?
— Madame, dis-je sévèrement, je crois que vous ne m'avouez pas tout; je vous préviens que vous courez de grands risques en me cachant quelque chose. Comment expliquez-vous, si vous êtes réellement madame Delpich, que le secrétaire se trouve dans un état…
— Ah! interrompt-elle en cachant sa figure dans ses mains, c'est moi qui ai essayé de le forcer. Mais si vous saviez… si je vous disais…
— Dites-moi. Mais, d'abord, laissez-moi allumer le gaz; on ne voit presque rien avec cette lanterne… Voilà qui est fait. Allez, Madame. Racontez-moi pourquoi vous vouliez, forcer les meubles de votre mari.
— Pour y prendre des lettres, monsieur, dit-elle, des lettres de ma mère. Ma mère… c'est un secret de famille que je vous révèle, mais je vois bien qu'il faut vous dire toute la vérité… ma mère a eu un amant. Oui, Monsieur, un amant. Ah! la pauvre femme! Elle a assez regretté un instant de folie… Elle m'écrivait tous les jours combien elle déplorait sa faute, combien elle était désolée d'avoir contracté une liaison qu'elle ne pouvait réussir à rompre. Mon mari, qui est un misérable, je dois le dire, a pu s'emparer de ces lettres et, en me menaçant de tout révéler à mon père, cherche à obtenir de moi la complète disposition de ma fortune. Je veux vous apprendre en détail…
Oh! ces détails! C'est à faire dresser les cheveux sur la tête. Quel affreux drôle, ce Delpich! Non, il n'est pas possible que l'infamie aille aussi loin. A-t'elle dû souffrir, la malheureuse femme! Elle est de ces natures, heureusement pour elle, sur lesquelles les peines et les chagrins de la vie laissent difficilement leur empreinte. Vingt-cinq ans, environ, grasse, blonde, ronde. Un Rubens, presque. Torse en fleur, hanches de bacchante, carnation glorieuse, blanche avec la transparence du sang, lèvres rouges, charnues et gloutonnes, et des yeux bleus sans grande profondeur, mais où l'on croit voir étinceler quelque chose, de temps en temps — comme le reflet d'une arme courte, la pointe aiguë d'un stylet. — Une belle femme, un peu massive, un peu moutonne, qui pourrait faire des affaires avec Shylock; une livre de chair en moins ne la gênerait pas. En vérité, on ne dirait jamais qu'elle a enduré un pareil martyre. Pourtant, le fait est réel. Elle l'affirme.
— Oui, Monsieur, je suis au supplice depuis un an. Ah! si j'avais eu ces lettres, seulement… Ce soir, je m'étais résolue à les enlever. Mon mari m'avait confié la garde de son cabinet et j'avais été acheter un outil, avant de venir. Mais je sais si mal m'y prendre!… Oh! j'ai eu tellement peur, quand vous êtes entré! Mais, à présent, je vois bien que c'est la Providence qui vous envoyait ici. Oui, la Providence qui veut, malgré tous les péchés que vous avez pu commettre, vous faire faire une bonne action en m'aidant…
Elle fond en larmes. Je suis touché, très touché. Je la console de mon mieux.
— Voyons, Madame, calmez-vous. Vous avez raison, c'est la Providence qui m'envoie. Je vais vous donner ces lettres si elles sont ici. Venez avec moi.
Nous entrons dans le cabinet. J'allume le gaz, j'ouvre mon sac et j'en sors une pince.
— Je vais forcer tous les tiroirs du secrétaire, puisque vous dites que les lettres que vous désirez s'y trouvent. Vous les chercherez à loisir. Pendant quoi, vous me laisserez travailler pour mon compte, n'est-ce pas?
— Ah! dit-elle, prenez tout ce que vous voudrez. Mon mari ne se sert de son argent que pour me rendre malheureuse. Et que m'importe le reste, pourvu que j'aie ces preuves de la faiblesse de ma pauvre mère!
Les tiroirs sont ouverts, Mme Delpich fouille dans les papiers, et moi je m'occupe du coffre-fort. Je suis en train de l'éventrer. Oh! pas avec une scie et une tarière. Non; ce sont là des procédés surannés, bons pour les criminels conservateurs. J'ai inventé quelque chose de mieux. Une sorte de moule à base de glycérine, en forme d'assiette à soupe, qui s'applique sur la paroi; par un trou pratiqué à la partie supérieure, j'introduis dans la cavité un certain mélange corrosif qui, rapidement, ronge le métal. En très peu de temps une ouverture est faite, et l'on a ainsi raison du coffre-fort le plus solide, sans fatigue et sans ennui. Le progrès! L'homme est l'animal qui a su se faire des outils, a dit Franklin.
Je suis à peine au travail depuis dix minutes que l'ouverture est pratiquée; je plonge mon bras à l'intérieur de l'incrochetable, et j'explore. Des liasses de billets de banque, très peu de valeurs — Delpich, sa fuite étant préméditée, a dû réaliser — et des papiers, sans doute des papiers d'affaires, ficelés et cachetés. Je les emporterai aussi, car les banknotes tiennent peu de place. Allez! dans mon sac. C'est une affaire faite.
Mme Delpich, qui a fini de remuer les paperasses et a dû trouver ce qu'elle cherchait, s'est approchée de moi et me regarde avec admiration.
— C'est un bien vilain métier que vous faites là, Monsieur, me dit-elle. Mais comme c'est intéressant!
— Quelquefois, dis-je d'un petit air détaché, et en faisant un pas vers la porte, mon sac à la main.
— Comment! s'écrie Mme Delpich, vous partez déjà! Déjà! Et vous m'abandonnez? Vous me quittez sans même me dire ce que je dois faire à présent… à présent que vous m'avez compromise…
— Compromise! dis-je, légèrement interloqué et en commençant à me demander s'il me sera aussi facile de sortir de la place qu'il m'a été aisé d'y entrer. Compromise!
— J'exagère peut-être un peu, reprend-elle en minaudant. Mais, vraiment, je ne sais que faire. Quand mon mari reviendra, il me tuera, c'est certain. Avez-vous pensé à cela, Monsieur?:
— Pas du tout, je l'avoue. D'autant moins, Madame, que vous n'aviez point attendu mon arrivée pour…
— Ah! soupire-t-elle, vous me reprochez cruellement ma conduite, sans tenir compte du motif de mes actes. C'est ainsi que juge le monde; il est impitoyable. Que diront les autres, si vous me jetez la pierre, vous, d'une pareille façon? Quelle sera mon existence, mon Dieu!… Je le vois bien, il va falloir quitter Bruxelles, m'exiler, partir au loin, sans parents, sans amis, sans argent… sans argent…
Je comprends. Je commence même à douter un peu de l'existence des lettres de la mère coupable, et je me demande si Mme Delpich, pressentant les projets de son mari, n'avait pas entrepris d'exécuter l'opération que je viens de mener à bonne fin. C'est peut-être aller un peu loin. Pourtant… En tous cas, il est clair que je suis mis à contribution. Le plus sage est de m'incliner.
— Madame, dis-je en ouvrant mon sac, peut-être serez-vous en effet obligée de vous expatrier. Voici un paquet de billets de banque qui ne vous seront peut-être pas inutiles…
— Ah! s'écrie-t-elle, comment pourrai-je vous remercier? Vous êtes si généreux! Vous m'avez rendu tant de services, ce soir! Et vous venez de m'indiquer si clairement ce que je dois faire! Oui, m'en aller, n'est-ce pas? Quitter ce mari qui me torture, chercher le bonheur ailleurs… ailleurs, avec un homme qui saura me comprendre. Nous sommes si rarement comprises, nous, pauvres femmes! Oh! je vous ai bien deviné, allez! Je vais sortir d'ici cinq minutes après vous, n'est-ce pas? Et si l'on m'interroge demain, je dirai que j'ai eu peur toute seule, que je suis partie vers minuit et que, si les voleurs sont venus, ç'a été après mon départ. Quelle bonne, quelle excellente idée vous m'avez donnée! Vous êtes mon sauveur! mon sauveur!
Elle se rapproche de moi, me frôle de la pointe de ses seins. Qu'est-ce qu'elle a? On dirait qu'elle fait ses yeux en lune de miel…
— Oui, vous êtes mon sauveur! Ça m'est égal, que vous soyez un voleur, Monsieur, du moment que vous savez lire dans l'âme d'une femme et deviner son coeur. Mais dites-le moi franchement, auriez- vous fait pour tout le monde ce que vous avez fait pour moi? Dites-moi donc. Vous voyez bien que je veux savoir! Supposez qu'une autre femme… Une brune, tenez, car je sens que vous avez un faible pour les blondes… Une brune? Eh! bien… peut-être l'auriez-vous tuée? Dites, l'auriez-vous tuée? Comme vous avez l'air terrible, quand vous voulez! Mon mari a toujours l'air si bête!… Vous rappelez-vous, quand je me suis jetée à vos genoux, tout à l'heure?… Ici, là, continue-t-elle en m'entraînant dans la petite chambre. Vous m'aviez fait si peur! Vous le regrettez? Dites que vous le regrettez. Faites-moi plaisir. Oui? Je vois que vous rougissez…
C'est vrai. L'émotion, je crois. Et puis, la chaleur du travail…
Mais Michelet assure que la femme rafraîchit. Faut voir…
— Écoute, me dit Geneviève, une demi-heure après — elle se nomme Geneviève; j'ai appris ça en me rafraîchissant — écoute, tu devrais me donner encore dix mille francs. J'ai peur de ne pas avoir assez… Bon; merci. Ton adresse, aussi; je veux te revoir, tu sais.
Je lui donne une adresse — une fausse adresse: Durand, Oxford
Street, Londres.
— Durand? demande-t'elle en souriant.
— Oui, dis-je avec le plus grand sérieux. Durand. Ça t'étonne?
— Oh! non, dit-elle; seulement, c'était mon nom de demoiselle…
Embrasse-moi et va-t-en. Je sortirai dans cinq minutes.
… Je suis dans la rue, portant mon sac — allégé d'une quarantaine de mille francs, cinquante peut-être. — Elle n'y va pas de main morte, Mme Delpich; et moi, pour la première fois qu'il m'arrive de laisser à une femme un souvenir négociable chez les changeurs… Mais il faut un commencement à tout…
Il est six heures du matin à peine et je dors du sommeil du juste, à l'hôtel du Roi Salomon, lorsque des coups violents frappés à ma porte me réveillent en sursaut.
— Qui est là?
C'est Roger-la-Honte, qui arrive de Londres qu'il a quitté hier soir, à peu près à l'heure où Delpich partait de Bruxelles. Je suis très content de le voir, ce brave Roger. Je le mets rapidement au courant des choses et Dieu sait s'il s'amuse; je crains, un instant, de le voir mourir de rire. Il est entendu qu'il va repartir pour Londres immédiatement, en emportant mon sac. Réglementairement, je ne devrais lui donner que 33 pour cent sur ma prise; mais je tiens à ce que nous partagions en frères. Nous établissons le compte exact; et le total nous fait loucher. Une belle affaire, décidément. Mais cette bonne fortune inespérée, après avoir réjoui le coeur de Roger-la-Honte, semble lui assombrir l'esprit. Il parle des dangers du métier, du plaisir que nous éprouverions à vivre enfin honnêtement, à aller à Venise, par exemple, etc. Une phrase qu'il prononce d'un ton convaincu, surtout, me démontre qu'il est en proie à cette mélancolie sentimentale qui suit souvent les grandes joies.
— Mon vieux complice, me dit-il, ne trouves-tu pas qu'il serait temps de changer de vie?
Non, je ne le trouve pas du tout. Je remonte le moral de Roger. Et il prend le train de Calais à 8 heures 52. Il doit démontrer à Stéphanus la nécessité de marcher contre son patron, en cas de besoin; il n'a plus rien à en attendre, en effet; et il est convenu que nous lui graisserons la patte.
Quant à moi, je reste à Bruxelles pour quelques jours. D'abord, je veux voir comment tourneront les choses. Puis, je tiens à avoir les vêtements que j'ai commandés. J'ai donné, des arrhes au tailleur et il ne faut pas que je me laisse voler. Ce serait ridicule.
Le soir même, j'apprends que Delpich a été arrêté à la gare du Nord, en revenant d'Angleterre. Trois jours après, les journaux m'apprennent que sa culpabilité ne fait pas de doute: tout l'accuse; les histoires qu'il raconte pour sa défense ne sauraient être prises aux sérieux. Naturellement. Il passera devant le tribunal à bref délai et sera condamné sûrement à plusieurs années de prison. C'est bien fait. J'en veux à Delpich. Sa femme m'a mordu la langue.
Vers la fin de la semaine, l'Indépendance annonce que Mme Delpich, désolée du scandale qui lui rend la vie impossible à Bruxelles, vient de quitter cette ville pour une destination inconnue. Tant mieux poux elle. Je lui envoie mes meilleurs souhaits, et j'espère bien ne la revoir jamais. Elle est charmante, ce Rubens, mais je ne m'y fierais pas.
Le lendemain, je pars pour Londres.
XXVI — GENEVIÈVE DE BRABANT
Cela ne m'a pas servi à grand'chose, de m'appeler Durand pendant trois minutes, à Bruxelles. Le surlendemain de mon retour à Londres, Geneviève a fait irruption chez moi. Elle m'a accablé de reproches — et d'amabilités.
— Enfin! te voilà! En ai-je eu du mal, à te trouver! M'en a-t-il fallu employer, des ruses d'Apache! Heureusement que tu m'avais appris ton nom… Oh! pas quand tu m'as quittée. Avant. Te rappelles-tu, lorsque j'étais cachée derrière le rideau? Hein? Te rappelles-tu? «N'ayez pas peur. C'est moi, Randal.» Et dire que tu as eu l'audace de m'assurer, ensuite, que tu te nommais Durand! Comme c'est gentil! Après m'avoir entraînée, moi qui n'avais jamais failli… C'était presque un viol, tu sais. Tiens, tu es un monstre! Si j'étais raisonnable, je ne t'embrasserais même pas. Mais je préfère ne pas être raisonnable… Tu ne l'aimes donc pas, ta petite femme? ta petite femme qui t'aime tant? Tu as donc oublié ce que tu me disais pour triompher de mes dernières résistances? Pourquoi me le disais-tu, alors, méchant? Et pas plus tôt sur tes pieds, tu me donnes une fausse adresse… Que c'est vilain de mentir!…
C'est ce que je me dis tous les jours, depuis ces trois semaines que Geneviève est venue me surprendre. C'est très vilain, de mentir — et elle ne fait autre chose du matin au soir. — Le mensonge est chez elle un besoin, une habitude puissante dont elle ne peut triompher qu'à certains moments, psychologiques si l'on y tient. L'histoire des lettres de sa mère? Simple invention. Les mauvais traitements que lui faisait endurer son mari? fausseté. Elle était orpheline à douze ans, et Delpich n'a jamais maltraité sa femme… Tiens, à propos de Delpich, nous avons appris hier qu'il vient d'être condamné à trois ans de prison. J'en ai reçu la nouvelle sans aucune joie et Geneviève sans la moindre tristesse. Son mari ne compte plus pour elle.
Et pourquoi compterait-il, au bout du compte, si elle ne l'aime plus? On dira, que Geneviève n'a pas de coeur. Je répondrai qu'on ne peut pas vendre ce qu'on ne possède pas, coeur ou autre chose; et que Geneviève a l'intention de mettre le sien aux enchères. Que l'idée lui en soit venue tout d'un coup, je ne le garantis pas. L'idée de réaliser ses rêves, bien entendu. Quant aux rêves eux- mêmes ils sont nés avec elle, ont grandi avec elle, tantôt perdus dans la brume des désirs vagues, tantôt s'affirmant dans les crispations de la révolte ou dans les spasmes de la passion. Tendances perverses ou sentiments naturels? Comme on voudra. Qu'importe, pourvu que les psychologues analysent des effets dont ils ignorent les causes et qu'ils distinguent à peine, en leur style de sous-officiers d'académie?
Moi je n'analyse pas, je constate. Je constate qu'il me va falloir faire les frais d'une installation à Paris. C'est là que Geneviève tient à se lancer dans la circulation… Je ne veux pas la contrarier; qu'elle se lance et qu'elle circule. Il est entendu que nous partagerons nos bénéfices réciproques; je ne crois pas nécessaire de dissimuler un pareil arrangement, en ce temps de sociétés coopératives. Geneviève se dit sûre du succès. C'est un grand point. En attendant, comme elle a déposé ce qu'elle possède dans une banque sérieuse, et qu'elle ne veut point déplacer, c'est moi qui dois faire les avances nécessaires. Je ne recule pas.
Nous voilà donc à Paris, Geneviève dans un petit hôtel de la rue Berlioz, et moi autre part. Très contents tous les deux. J'avais cru, je ne le cache pas, que les affaires seraient assez calmes, au moins pour commencer; que l'argent que j'ai soustrait à Delpich reviendrait peu à peu dans la poche de sa femme. J'avais eu tort. C'est ma poche à moi qui s'emplit. Geneviève a pris tout de suite. Geneviève de Brabant. C'est comme ça qu'on l'appelle, à présent. Je dois dire, en conscience, qu'elle y a mis du sien. Ce qui distingue d'ordinaire, dans tous les genres, les efforts des femmes, c'est le caractère fantaisiste, capricieux, qu'elles leur impriment. Il est bien rare qu'elles aient foi en leurs entreprises, qu'elles agissent, d'emblée, comme si elles n'avaient fait autre chose, ne devaient faire autre chose que ce qu'elles essayent de faire. Elles ont des façons d'amateur, sont portées à tout traiter, comme on dit, par-dessous la jambe. Je n'assure pas que Geneviève est incapable d'un écart; non. Mais, généralement, elle est sérieuse, posée. Elle jouit d'un esprit pondéré de locataire consciencieuse.
Elle n'a qu'un défaut: elle ne sait pas marcher. Elle marche très mal. Aussi lui ai-je conseillé, avec raison, de ne jamais sortir qu'en voiture. Place aux honnêtes femmes qui vont à pied! Je l'ai aperçue deux ou trois fois, au Bois. Elle est très bien, vraiment. Beaucoup de chic. Un grand confrère, un spécialiste, qui se trouvait avec moi un jour, m'en a fait des compliments.
— Une assurance remarquable! Un aplomb merveilleux! Elle a été mariée, n'est-ce pas?… Oui; je m'en doutais. Le mariage est une bonne école; c'est encore la meilleure préparation à la vie irrégulière. Une femme qui n'a pas connu l'existence du ménage ne vaudra jamais grand'chose, comme cocotte…
Je crois qu'il y a beaucoup de vrai là-dedans.
Mais voici l'été venu. Belle saison; plages et villes d'eaux. Nous avons été à droite et à gauche, Geneviève et moi. Tantôt ensemble, tantôt séparés. Je puis l'abandonner à elle-même sans aucune crainte; je sais que ce ne sera pas en pure perte.
Pour le moment, par exemple, elle est à Aix-les-Bains. Moi, je suis à Royan. Je ne pourrais dire exactement ce que fait Geneviève; mais moi, je flâne sur la Grand'Conge. J'observe quelques familles bourgeoises qui regardent la marée descendre. C'est assez amusant. Ces bons personnages examinent avec une joie béate le continuel mouvement des flots. On dirait qu'ils le surveillent. Ce qui les intéresse, dans la mer, c'est son activité perpétuelle, son incessante agitation. Ce qu'ils aiment en elle, c'est son éternel travail. Ils la contemplent, bouche entr'ouverte, yeux mi-clos, avec de petits hochements de tête qui semblent dire:
— Bien, bien, Océan! Très bien. Travaille! Donne-toi du mal.
Continue! Nous te regardons…
Oui ils se plaisent au spectacle de l'effort, de la peine, ces braves gens; à la vue du labeur sans trêve. L'habitude. Ils préfèrent la mer aux montagnes. C'est pour ça.
Un domestique de l'hôtel m'arrache à mes méditations en m'apportant un télégramme. C'est Geneviève qui me prie de venir la rejoindre à Aix sans retard. Que se passe-t-il? Je prendrai le premier train…
Que se passe-t-il? J'ai le temps de me le demander pendant le voyage, qui n'en finit pas. J'arrive enfin à Aix, dans l'après- midi du lendemain, très inquiet, me figurant ceci, cela, que Geneviève est malade, par exemple. J'aime donc Geneviève? Certainement. Qu'est-ce que c'est que l'amour, alors? C'est le désir; ou quelque chose dans ce genre-là. D'ailleurs, nous nous entendons parfaitement, elle et moi. On a eu bien raison de dire que c'est la similitude des goûts, plus que la conformité des tempéraments, qui fait la félicité des unions. Nous avons le même goût, tous les deux, pour l'argent d'autrui. Voila un lien.
Je suis à vingt pas de la villa qu'habite Geneviève lorsque je vois un monsieur en franchir la grille, s'éloigner. Un homme de quarante ans, environ, grand, maigre, aux longues moustaches blondes. Une minute après, je suis dans la maison et, tout de suite, en présence de ma petite femme. J'ai eu bien tort de m'inquiéter. Elle ne s'est jamais mieux portée. Elle m'a fait venir, simplement, pour me demander conseil. Il paraît qu'un Autrichien très riche, à qui elle tient la dragée haute, lui promet des ponts d'or si elle consent à l'accompagner à Vienne.
— Tu l'as peut-être vu sortir de la maison? Il me quittait comme tu es entré. Un grand, maigre…
— Oui, je l'ai aperçu, en effet; eh! bien?
— Eh! bien, voici: j'accepterais certainement, sous bénéfice d'inventaire, si une proposition analogue ne m'était pas faite d'un autre côté. Un vieillard, très riche aussi, me propose de le suivre à Paris, où il rentre demain. Il est fort généreux, je le sais. Et, ce qu'il y a de plus drôle, c'est qu'il porte le même nom que toi. Il s'appelle Urbain Randal. Ne serait-il pas ton parent?
— Si; dis-je; c'est mon oncle.
— Ah! dit Geneviève un peu troublée… Ça ne te fait rien?
— Ça me fait plaisir. C'est une canaille. Saigne-le à blanc, ma fille. C'est lui qu'il faut suivre.
— C'était mon avis. Je retrouverai toujours l'Autrichien. Mais, quant à ton oncle, comme il est usé au dernier des points… Tu sais, il ne va pas bien au tout… La paralysie… Il a déjà eu des attaques…
— Tant pis.
— Et je crois qu'il n'en a pas pour longtemps.
— Tant mieux.
— Tu as l'air de lui en vouloir. Tu me raconteras pourquoi, pas? En attendant, je vais lui écrire de venir me prendre demain matin; et je vais aussi envoyer un mot à l'Autrichien pour l'avertir de mon départ.
— Écris-lui avec des larmes dans la voix.
— Tu penses bien, dit Geneviève en trempant sa plume dans l'encrier. Après quoi, je fais fermer ma porte jusqu'à demain; et à, nous deux, mon petit voleur chéri…:
Est-elle gentille, hein?
Le lendemain, d'un coin de la gare où je me dissimule habilement, je vois arriver la voiture qui conduit au train de Paris Geneviève et mon oncle. Ah! cette figure de vieux viveur fourbu, ce front où s'amoncellent des ombres lugubres, ce regard qui jette à la vie des interrogations désolées et ardentes! La voiture s'arrête. Il en descend, non sans aide, passe à côté de moi, soutenu, porté presque dans un wagon où Geneviève monte derrière lui. Il ne m'a pas vu, le malheureux; mais j'ai pu le dévisager; menton tremblant; joues labourées de sillons profonds, moins encore par le temps que par la noce imbécile, échine voûtée, face anxieuse invinciblement penchée vers la terre, comme dans l'horreur d'y voir la fosse creusée. Ruine d'humanité; pas belle, à peine mélancolique, bête et sale — comme toutes les ruines…
Je vais m'éloigner lorsqu'un monsieur, escorté de deux laquais, entre dans la gare, se dirige vers le train qui va partir. C'est l'Autrichien. Il suit, pareil au requin qui file le navire, attendant qu'on jette le cadavre à la mer — ou la chair fraîche qui cache l'hameçon.
XXVII — LE REPENTIR FAIT OUBLIER L'ERREUR
Je n'ai passé que vingt-quatre heures à Aix-les-Bains, et je suis parti pour Londres. Cette rencontre inopinée de mon oncle, si vieilli, si cassé, si près de la tombe, a remué quelque chose en moi. Je ne pourrais analyser ces sentiments; mais je me suis rappelé avec une certaine émotion l'époque où nos rapports étaient moins tendus, où nous échangions une correspondance amicale, et j'ai voulu revoir ces lettres que j'ai pieusement conservées. Je les ai lues et relues à Londres, pendant les trois jours que j'y suis resté, et je me suis même livré à un petit travail d'écriture qui m'a rappelé le temps heureux où j'apprenais à écrire et m'évertuais à imiter, mal d'abord, puis un peu mieux, puis bien, les pleins et les déliés du modèle. Après quoi, je me suis mis en route pour Paris.
Geneviève, que j'ai prévenue de mon arrivée, est venue me voir sans retard. Elle m'a appris que mon oncle est au plus bas, qu'un dénouement fatal est probable à bref délai, et qu'il l'a suppliée de ne pas l'abandonner. Elle ne le quitte donc pas une minute, pour ainsi dire; et c'est sous les yeux de cette courtisane que ce malheureux, qui est millionnaire, qui a une famille, doit mourir s'il ne veut pas crever seul, comme un chien.
— A-t-il peur de la mort? demandé-je.
— Une peur terrible. C'en est effrayant et presque dégoûtant. Heureusement, il a eu une crise hier soir et, depuis, il ne peut plus parler; il comprend encore ce qu'on lui dit. Hier matin, il a pu écrire une lettre à son homme d'affaires.
Je prends note de la date. Hier, c'était le 12. C'est ce chiffre qu'il faudra placer au bas du document que j'ai confectionné à Londres avec un si grand soin. Je recommande à Geneviève de me faire avertir dès que la fin sera proche, et elle part reprendre son rôle de soeur de charité.
— Ce n'est pas amusant, tu sais; mais je comprends bien que ma présence ne sera pas inutile à tes intérêts — à nos intérêts car, à présent, nous ne faisons plus qu'un. C'est beau, de s'entendre, tout de même; c'est comme si on était mariés… Compte sur moi et tiens-toi prêt.
Je suis toujours prêt. Et lorsque le domestique de mon oncle, ce matin, vient me chercher «de la part de son maître», c'est avec une rapidité foudroyante que je me précipite dans la rue, que je saute dans un fiacre, et que je me fais conduire rue du Bac, chez l'abbé Lamargelle. Une demi-heure après, nous montons, cet ecclésiastique et moi, l'escalier de la maison du boulevard Haussmann qu'habite mon oncle. Geneviève nous accueille dans le salon qui précède la chambre à coucher dont la porte, restée entr'ouverte, laisse passer les râles du moribond; elle nous quitte après que je lui ai recommandé de ne nous laisser déranger sous aucun prétexte. Je prends place dans un fauteuil et l'abbé en fait autant.
— Quelle est cette dame? me demande-t-il.
— C'est ma maîtresse, dis-je; de plus, mon oncle a dû s'efforcer d'en faire la sienne; et enfin, c'est la femme d'un certain Delpich…
— Ah! diable! s'écrie l'abbé. C'est Mme Delpich! Tiens! tiens!…
Mais je devine: ce cambriolage qui fit tant de bruit à
Bruxelles… Racontez-moi donc l'histoire.
Je raconte; et mon récit, coupé par les exclamations joyeuses de l'abbé, est scandé, aussi, par les râles de plus en plus faibles du misérable qui agonise derrière le mur.
— C'est vraiment bien curieux, dit l'abbé quand j'ai fini. Ce pauvre Delpich! Enfin… Fortuna vitrea… Sa mésaventure ne m'a causé aucun préjudice mais a dérangé certains de mes plans. Il faudra même que j'aille en Belgique d'ici quatre ou cinq jours… Vous avez dû faire une bonne affaire, ce soir-là; je ne parle pas de la femme, qui est charmante, mais… À propos d'argent, vous doutez-vous de ce que sera le testament de votre oncle?
— Tout à fait. C'est moi qui l'ai rédigé, de sa plus belle écriture.
— J'en étais sûr, dit l'abbé. Je le voyais dans votre poche, à travers l'étoffe de votre redingote. Avez-vous pensé à tout? La part à réserver à Mlle Charlotte, par exemple, si l'on vient à retrouver ses traces?
— Hélas! dis-je, on ne les retrouvera jamais, ses traces. J'ai fait faire toutes les recherches possibles, et sans résultat. Ma conviction est qu'elle est morte, voyez-vous. Mais si, par bonheur, je me trompais…
— Ne m'en dites pas davantage. Je sais bien que vous lui rendriez toute la fortune de son père; et je crois aussi que vous la garderiez, elle, n'est-ce pas? C'était une femme.
— Oui. Une vraie femme. Ah! si vous saviez ce que j'ai souffert, quand j'ai vu que je l'avais perdue! Et dire que la vieille canaille qui crève là…
— Bah! dit l'abbé, le diable est en train de lui tirer les pieds, à votre oncle. Laissez-le faire sa besogne… En somme, le papier que vous avez préparé n'a d'autre raison d'être que de supprimer tout testament antérieur et d'aplanir toute difficulté. En attendant, vous aurez à payer les frais des obsèques…
— Ils ne seront pas fort élevés. Mon oncle demande à être conduit au champ de repos dans le corbillard des pauvres.
— Bel exemple d'humilité! dit l'abbé en riant. Sa résolution sera fort commentée, n'en doutez pas, et vous épargnera quelques billets de banque. Et pour amuser la paroisse, le service sera de dernière classe, n'est-ce pas?
— La paroisse? Vous plaisantez. Un enterrement civil, s'il vous plaît.
— Ah! ah! ah! s'écrie l'abbé en se tordant de rire. Un enterrement civil! C'est délicieux! J'avoue que je n'aurais pas pensé à cela. Quelle trouvaille! Mais, continue-t-il en étendant le bras vers la porte de la chambre, on n'entend plus rien, là-bas. Non, plus rien. Si vous alliez voir?
J'y vais. Dans le grand lit placé en travers de la pièce une forme rigide est étendue; la tête; qui creuse profondément l'oreiller, est émaciée, couleur de cire; et les narines sont pincées; et la bouche sans souffle entr'ouverte et les yeux retournés dans leurs orbites. Je relève le drap; rien ne bat plus à la place du coeur; la main est froide comme celle d'un… J'appelle l'abbé.
— Eh! bien? demande-t-il en entrant. C'est fini? Je m'en doutais, continue-t-il en se dirigeant vers le cadavre dont il abaisse les paupières d'un coup de pouce. Y a-t-il un être suprême, oui ou non? Grave question que votre oncle peut maintenant débattre avec Robespierre. Bizarre jusqu'à la fin, votre oncle. Quand on vient le voir mourir, on le trouve trépassé.
— Oui, dis-je, pas de mélodrame possible. Comme ç'aurait été beau et presque neuf, pourtant, l'apparition, à l'heure dernière, du spolié devant le spoliateur!
— Ne rions pas trop fort, dit l'abbé; c'est inconvenant; et, ainsi qu'on l'a dit, la mort n'est pas une excuse. Au fond, cette mort- là, voyez-vous bien, qu'elle eût déplu à certains Grecs, est presque un symbole. J'ai dans l'idée que la Société crèvera de la même façon. Cette bourgeoisie, qui est venue de bien bas, ne tombera pas de bien haut, allez! Que de choses qui font semblant d'être, qu'on croit encore exister, et, qui sont mortes!… Mais songez-vous à votre manuscrit?
Oui, j'y songe. Je vais le placer dans le tiroir d'un petit meuble que je ferme soigneusement et dont je mets la clé dans ma poche. Puis, je sonne les domestiques. Nous sommes à genoux devant le lit, l'abbé et moi, quand ils entrent. Ils éclatent en sanglots. Un si bon maître! Mais l'abbé, qui se relève un instant après moi, essuie leurs larmes d'une seule phrase.
— Il ne faut pleurer que sur la cendre des méchants, dit-il, car ils ont fait le mal et ne peuvent plus le réparer!… Comment trouvez-vous la sentence? me demande-t-il tout bas. Elle n'est pas de moi, mais elle est si bête! Rien de tel comme consolation…
Maintenant, il faut s'occuper des formalités. Les scellés, les déclarations, les lettres de faire part; un mort n'est pas complètement décédé sans toutes ces choses-là.
Le notaire de mon oncle, Me Tabel-Lion, arrive le lendemain dans l'après-midi. Le testament semble l'étonner un peu, mais lui faire plaisir.
— Je suis heureux de voir, Monsieur, me dit-il, que votre oncle est revenu avant de mourir à de meilleurs sentiments. J'avais en mon étude un testament par lequel il vous déshéritait complètement et léguait toute sa fortune à l'Institut Pasteur; il se trouve annulé de plein droit par ce document olographe. Une seule chose me chagrine dans les dernières volontés de votre oncle: cet enterrement civil. Mais enfin, il faut respecter toutes les convictions.
J'apprends que la fortune de mon oncle est encore considérable. Me Tabel-Lion parle à demi-voix. Sa bouche s'ouvre du nord-nord- ouest au sud-sud-est. Beaucoup d'officiers ministériels ont de ces bouches en diagonale. J'ignore pourquoi.
L'enterrement. Le corbillard des pauvres se dirige mélancoliquement vers le Père Lachaise. Quelques voitures seulement, derrière. Je suis dans la première avec l'abbé Lamargelle qui a endossé des habits civils pour la circonstance; ils ne lui vont pas mal du tout. Les autres voitures contiennent une dizaine de vieux amis de mon oncle, vieux voleurs probablement, et deux ou trois dames parmi lesquelles Geneviève, en grand deuil. Je n'ai pu la dissuader de venir. Même, ce matin, elle m'a fait une scène.
— C'est honteux! m'a-t-elle dit. Tu hérites de plus d'un million et tu fais faire à ton oncle des funérailles civiles! Oui, je sais bien que c'est toi qui as fabriqué le testament. Tout ça, c'est pour faire des économies. Ah! si ce prêtre qui est ton ami, l'abbé Lamargelle, savait ce que tu es! S'il savait!…
Je l'ai laissée dire. Il y a encore de bons sentiments, chez cette femme-là.
— L'immortalité de l'âme! me dit l'abbé. Les pauvres, même, qui voudraient que l'agonie de l'existence ne finît pas au tombeau! qui portent dignement leur misère — dignement! ça se porte dignement, la misère! — dans l'espoir d'une vie à venir! L'exploitation leur brocante le royaume des cieux et ils se laissent faire… Mais du moment qu'ils ne peuvent pas comprendre… vous savez que les imbéciles n'admettent que les choses très compliquées… Savez-vous quelle est la base de la propriété, la vraie base? C'est la croyance à l'immortalité de l'âme. Méditez ça, quand vous aurez le temps.
Nous arrivons au cimetière. Le caveau de famille est ouvert, laissant apercevoir ses cases, les unes pleines, les autres vides. J'ai mon tiroir là. Il faudra que je le mette en vente. C'est d'un bon débit, paraît-il.
Les vieux amis me serrent la main à la porte du cimetière et s'éloignent. Je reviens boulevard Haussmann avec l'abbé et Geneviève, qui continue à bouder. Le déjeuner nous attend, Nous nous mettons à table; mais je suis dérangé deux ou trois fois par des fournisseurs qui m'obligent à quitter la salle à manger. Sitôt le café pris, Geneviève, qui se prétend très lasse et très émue, déclare qu'elle veut se retirer, rentrer chez elle. Elle me prie de ne pas l'accompagner, promet de venir déjeuner avec moi demain.
— Elle a un drôle d'air, dis-je dès qu'elle est partie.
— Oui, répond l'abbé. Et si vous voulez connaître sa chanson, venez donc chez moi demain matin, à neuf heures et demie. Pendant une de vos absences, tout à l'heure, elle m'a appris qu'elle avait des révélations à me faire et je lui ai dit que te l'attendrais demain à dix heures. Vous écouterez. Ne vous mettez pas martel en tête d'avance, sapristi!… Voyons, que joue-t-on aux Variétés, ce soir?
Il va être dix heures et, depuis cinq minutes, j'attends, posté dans le cabinet de l'abbé, derrière la porte laissée entr'ouverte qui donne dans le salon où il va recevoir Geneviève, l'arrivée de ma petite femme. Je voudrais bien, histoire de tuer le temps, jeter un coup d'oeil sur les nombreux papiers qui couvrent le bureau; malheureusement, c'est impossible; je ne saurai pas encore cette fois-ci quelles sont les occupations exactes de cet excellent abbé Lamargelle. Mais j'entends résonner le timbre. Voici Geneviève; elle entre dans le salon. Je ne puis rien voir, naturellement, mais je perçois distinctement les paroles. Quelques phrases de politesse s'échangent d'abord; puis, l'abbé demande d'une voix blanche:
— N'êtes-vous pas mariée, Madame?
— Si, répond Geneviève; je suis mariée; et si vous le voulez bien, monsieur l'abbé, je vais vous exposer d'un seul mot ma situation actuelle: que celui qui est sans péché me jette la première pierre!
L'abbé tousse légèrement.
— Si j'ai failli après tant d'années d'une vie sans tache, reprend Geneviève, c'est que les circonstances ont été inexorables. L'auteur de ma perte est M. Georges Randal. Il se dit votre ami, monsieur l'abbé, et vous le croyez un honnête homme. Eh! bien, c'est un voleur.
— Ciel! s'écrie l'abbé. Que m'apprenez-vous là, Madame! Un voleur!
— Oui, Un voleur. Un voleur de la pire espèce. Un vrai brigand! Je vais vous apprendre comment j'ai eu le malheur de tomber entre ses mains…
Et elle raconte notre aventure de Bruxelles, à sa façon, bien entendu. C'est à mourir de rire.
— Je ne pouvais ni me défendre ni crier à l'aide, dit-elle en terminant. Il me tenait au bout de son pistolet et m'aurait tuée au moindre signe. Ah! certes, j'aurais bravé la mort si j'avais été en état de grâce; mais je ne m'étais pas confessée depuis deux mois…: Il a forcé le coffre-fort, le secrétaire; il a pris tout l'argent et, hélas! les lettres de ma mère… Ici, monsieur l'abbé, il faut que je vous révèle un secret de famille. Ma mère a eu un amant. Elle m'écrivait souvent, la malheureuse femme, pour me dire combien elle regrettait sa faute; et mon mari, qui était dans la douloureuse confidence, gardait les lettres dans un tiroir de son bureau. M. Randal les a découvertes, et, aussitôt, il a vu tout le parti qu'il en pouvait tirer. Sous la menace de tout apprendre à mon père, il a exigé que je me livrasse à lui, que je prisse l'engagement de ne rien dire et de venir le retrouver à Londres dans les huit jours. Que vous dire de plus? La piété filiale, toujours si forte dans le coeur d'une femme; l'a emporté en moi sur toute autre considération. Mon mari, que j'adorais, a été condamné malgré son innocence et je n'ose pas vous dire quelle existence M. Randal m'a fait mener depuis. C'est la honte des hontes, murmure-t-elle à travers des sanglots.
— C'est effrayant! s'écrie l'abbé. C'est absolument effrayant! M. Randal est un misérable et s'est joué de moi d'une manière indigne. Mais l'heure du châtiment a sonné. Je vais le faire arrêter tout de suite.
Il se lève, fait deux pas et, tout d'un coup, pousse un cri.
— Impossible! C'est impossible! Nous ne pouvons pas le faire arrêter. Ces lettres de votre mère, qu'il possède, il ne les a pas avec lui, sûrement. Un scélérat aussi endurci prend des précautions minutieuses. Ces lettres, il les a mises en lieu sûr, les a confiées à un de ses associés; et, sitôt son arrestation opérée, votre père sera mis au courant de ce que vous tenez tant à lui cacher; un scandale terrible éclatera…
— C'est vrai, dit Geneviève de la voix rêche d'une femme prise au piège. C'est vrai…
— Que faire? demande anxieusement l'abbé. Que faire? Mon Dieu, éclairez-nous… Voici ce qu'il faut faire, reprend-il au bout d'un instant. Je vais m'employer à livrer M. Randal à la justice après lui avoir enlevé les moyens de vous nuire, à vous et aux vôtres. Mais cela demandera du temps. Dans l'intervalle, Que ferez-vous, Madame? Voulez-vous me permettre de vous donner un conseil? Vous le suivrez si, comme je le crois, vous avez conservé au milieu de vos erreurs passagères ces sentiments religieux…
— Oh! certainement, interrompt Geneviève avec feu; je suis une croyante, monsieur l'abbé.
— Eh! bien, vous n'ignorez point qu'il ne suffit pas au pécheur de détester ses péchés, mais qu'un peu de pénitence est nécessaire. Que penseriez-vous d'aller passer quelques jours dans une maison de retraite où je vous conduirais, où vous seriez très bien, où vous pourriez reprendre possession de vous-même et vous préparer à une nouvelle existence?
— Oh! s'écrie Geneviève, quelle joie ce serait pour moi!… Venez me prendre demain à onze heures, je vous en prie, et menez-moi dans cette maison. Voici mon adresse. Vous êtes mon sauveur, monsieur l'abbé, vous êtes mon sauveur!…
Elle se confond en remerciements et l'abbé se lève pour la reconduire.
— J'ai promis à M. Randal d'aller le voir aujourd'hui, dit-elle; devrai-je le faire?
— Certainement, répond l'abbé. Un manque de parole de votre part lui donnerait l'éveil. Mettez-le au courant de vos bonnes intentions; cela excitera peut-être en lui un repentir tardif. Et puis, arrêtez-vous sur votre chemin à Saint-Thomas d'Aquin, et entendez la messe. Ce sera une bonne préparation…
Je n'entends plus rien. Ah! Geneviève de Brabant! Moi qui étais le petit voleur chéri, l'autre jour, me voilà transformé en infâme Golo… L'abbé revient.
— J'ai tout entendu, dis-je. C'est extraordinaire, vraiment.
— Oui, répond l'abbé, mais c'est naturel, dans l'état actuel des choses. Tous les instincts ont été tellement refoulés qu'ils ne peuvent revenir à leur plan normal que par des écarts insensés. Cette femme, qui a l'âme d'une prostituée, est aussi de l'étoffe dont on fait les saintes. Elle est, présentement, vierge et martyre comme les canonisées; elle est hallucinée comme elles; elle a leur méchanceté aveugle, leur fureur de remords et d'expiation, pour elles-mêmes et pour leurs semblables, leur amour des larmes… Que voulez-vous? C'est, aujourd'hui, en général, la guerre sournoise, lâche et bête de tous contre tous, de troupes de fuyards contre des armées de déserteurs. Et, quand on sort de là, tout est en excès et en contrastes; la folie sous toutes ses formes… Enfin, je la conduirai demain dans une maison où on la gardera quinze jours, un mois, le temps qu'il faudra pour que vous terminiez vos affaires ici, ou pour qu'elle change d'idées. Qui sait? Peut-être l'y gardera-t-on toujours. Les couvents de femmes voient quotidiennement leur population s'accroître et la majorité des malheureuses qui s'y enferment n'a pas, pour s'y cloîtrer, de meilleures raisons que votre maîtresse… Je l'ai envoyée à la messe afin de vous laisser le temps d'arriver chez vous avant elle. Partez. Hâtez-vous. J'irai vous donner des nouvelles demain…
Je suis chez moi depuis un quart d'heure lorsque Geneviève arrive,
Elle ne boude plus; au contraire, elle est absolument charmante.
— Mon chéri, me dit-elle après déjeuner, il faut que je te fasse un aveu. Tu ne me gronderas pas; ce serait inutile. Ma résolution est bien prise. La mort de ton oncle m'a profondément troublée, m'a convaincue de l'indignité de la vie que je mène et m'a fait mesurer l'étendue des fautes que je commets chaque jour. Je me suis résolue à abandonner le monde; Sais-tu comment j'ai passé la matinée? En prières, à l'église Saint-Étienne du Mont, où repose ma bienheureuse patronne. C'est là que Dieu m'a parlé. Il m'a dit: «Ma fille, abaisse-toi et tu seras relevée.» Tu vois que je suis franche avec toi. Tu m'as entraînée au mal, c'est vrai; mais je te pardonne. Jamais un mot contre toi ne s'échappera de mes lèvres. Je prierai pour toi, pour ta conversion. Oui, je renonce à Satan, à ses pompes…
Je m'y oppose formellement, au moins pour le quart d'heure. Geneviève est très alléchante dans ses vêtements de veuve et… et je pense que Samson ne devait pas s'embêter avec Dalila, chaque fois qu'elle avait tenté sans succès de le trahir.
Geneviève ne m'a quitté que vers minuit; et je me suis endormi peu après en pensant à cette mort inattendue de mon oncle — cet homme que je haïssais tant — qui ne m'a causé aucune émotion, ni de tristesse ni de joie, qui ne m'affecte pas plus que l'événement le plus banal de mon existence; à cette trahison ridicule de Geneviève, qui pouvait m'être si funeste et qui me laisse absolument froid. Je crois que l'homme est comme insensibilisé, à certains moments, et sans aucune raison. Et je songe aussi, tout en cédant au sommeil, à l'abbé qui doit venir m'apprendre comment les choses se sont passées, demain, vers deux heures.
Mais il est à peine midi lorsqu'il arrive.
— Eh! bien, dit-il, l'oiseau était envolé. Je n'ai trouvé que deux lettres; l'une d'excuses, pour moi; et l'autre qu'on me charge de vous remettre.
Je déchire l'enveloppe, Geneviève m'apprend qu'elle quitte Paris avec l'Autrichien: C'est un homme qui a des sentiments religieux très prononcés et elle est certaine de faire son salut avec lui. Si jamais nous nous revoyons, nous serons bons amis, Du moins, elle l'espère.
— Ma foi, dit l'abbé après avoir lu la lettre que je lui ai passée, ce qui arrive ne me surprend qu'à moitié. Je m'attendais à quelque chose d'illogique. Cette pauvre femme, voyez-vous, n'a pas beaucoup la tête à elle. Elle vous enverrait à l'échafaud ou se jetterait dans le feu pour vous avec la même facilité. La liberté dont elle jouit maintenant, et qui l'affole, lutte en elle avec les vieilles habitudes du servilisme. Son cas n'est pas rare. Toutes ses faussetés, ce sont des désirs d'actes, des prurits d'action, qui se résolvent en impostures. L'impuissance ou l'hésitation à agir créent le mensonge; voilà pourquoi il est aussi commun aujourd'hui. Au fond, que désirait-elle, votre amie, sans même en avoir conscience? Se débarrasser de vous, simplement, afin d'avoir son entière indépendance. Et voyez quels détours elle a été prendre, lorsqu'il lui était si facile — et elle le savait — de s'entendre avec vous; voyez quelles combinaisons baroques son esprit a été chercher! Il y a là-dessous quelque chose de terrible: la crainte, la honte de l'action directe.
— Terrible, certes, mais si fréquent! Le joug vermoulu de la morale imbécile est encore tellement lourd!
— Oui, dit l'abbé, l'esprit des hommes est peuplé de terreurs. La loi divine, pour faire obéir à la loi humaine, et la loi humaine, pour faire obéir à la loi divine, sèment l'épouvante dans notre coeur. La voix de ce qu'on appelle la conscience, qui ne trouve pas d'écho dans les cerveaux pleins, résonne si fort dans les cerveaux vides! Et la conscience — interprétée, ainsi qu'elle l'est d'ordinaire, comme un privilège strictement humain— la conscience, c'est la Peur… Enfin, vous voici veuf. Profitez du temps qui vous est laissé, car votre amie pourrait avoir des remords. Elle en aura même certainement. Tâchez d'être loin quand la crise se produira et qu'elle viendra implorer votre pardon. Nolite confidere hominibus, ni aux femmes repentantes… Combien de temps pensez-vous rester à Paris?
— Quinze jours, environ. Après quoi, j'irai régler mes affaires à
Londres et partirai je ne sais où.
— Excellente idée. En vous mettant en route pour ce pays-là, passez donc par Bruxelles. Vous m'y trouverez, j'y vais après- demain et j'y resterai un mois.
— Bon. Il faudra que je vous charge d'une commission auprès d'un insoumis qui doit avoir fini un petit travail pour moi; vous lui direz de me l'envoyer. Et puis, moi, en quittant Londres, je vous apporterai des papiers que j'ai volés à droite et à gauche, que j'ai conservés sans même en prendre connaissance, le plus souvent, et qui pourront vous être utiles.
— C'est fort possible, dit l'abbé. Merci. Et merci encore, d'avance, pour le déjeuner que vous allez m'offrir quelque part; un déjeuner d'héritier, hein?
XXXVIII — DANS LEQUEL ON APPREND QUE L'ARGENT NE FAIT PAS LE BONHEUR
C'est très long à régler, ces affaires d'héritage. Les formalités, le fisc, l'enregistrement, les officiers ministériels; ça n'en finit pas. Enfin, Me Tabel-Lion vient de m'annoncer qu'il peut maintenant se passer de ma présence. Il conserve, d'après les termes du testament, la part qui revient à Charlotte, au cas où l'on retrouverait ses traces dans les délais légaux; et j'ai laissé des fonds suffisants pour défrayer toutes les recherches possibles; sans grand espoir, malheureusement. D'après les comptes approximatifs du notaire, qui a encore des immeubles à mettre en vente, entre autres la villa de Maisons-Laffitte, la fortune de mon oncle monte à un joli total. En chiffres ronds, je possède à l'heure qu'il est deux bons petits millions; dont les deux tiers, ou peu s'en faut, dus aux filouteries avunculaires et le reste à mes propres larcins. «Bien mal acquis ne profite jamais.» On verra ça. Que vais-je faire de mon argent? Je suis en train de me le demander.
L'abbé m'a fait envoyer par l'insoumis mon rapport sur les établissements pénitentiaires de Dalmatie, C'était un gros cahier de 500 pages couvertes d'une écriture presque illisible; pourtant, par-ci par-là, j'ai cru reconnaître des phrases de Télémaque. Saine littérature. J'ai expédié le rapport à qui de droit et, en signe de satisfaction complète, 499 francs 75 centimes à l'insoumis. J'ai retenu le timbre, en ma qualité de capitaliste. Le rapport m'a fait songer à Montareuil, que j'ai été voir. Il m'a reproché de ne lui plus rien donner pour sa «Revue», qui se vend très bien, mais marcherait encore mieux avec ma collaboration. Ses reproches n'ont pas été longs, par bonheur, car il était obligé d'aller se faire inoculer contre quelque chose. Je ne sais pas quoi. Le farcin.
J'ai été aussi faire deux ou trois visites à Margot, qui est toujours au mieux avec son ministre auquel, m'a-t-elle assuré, elle a souvent parlé de moi comme d'un homme d'avenir. On n'est pas plus charmante. Je n'ai pas oublié Ida, dont les affaires prospèrent. Sa clientèle s'accroît tous les jours. Voilà ce que c'est que d'avoir abandonné le vieux système des opérations à terme. Cependant, je suis las de m'entendre féliciter sur ma bonne fortune et j'aurais déjà quitté Paris si je n'avais reçu, avant- hier, une lettre de Courbassol qui m'invite à venir lui parler au ministère.
Dans dix minutes, ce sera une affaire faite. J'attends en effet, dans l'antichambre du cabinet ministériel, en compagnie de solliciteurs de différents âges et de différents sexes. Ces quémandeurs, aux figures, basses, ont l'air très content d'avoir été admis ici, d'avoir été autorisés à venir tendre leur sébile, mendier une faveur ou une aumône; oui, ils paraissent satisfaits et glorieux. Vauvenargues avait raison: la servitude abaisse les hommes jusqu'à s'en faire aimer. Une jeune femme assise en face de moi, une grande jeune fille plutôt, paraît seule ne point partager les sentiments de ses voisins. Son beau visage, très sérieux, très fier, porte une tristesse qui veut rester muette; on dirait…
Mais la porte s'ouvre. Un vieillard sort du cabinet, un vieillard cassé, chancelant, à la face hâve et hagarde; un spectre, un fantôme. Il ne me voit pas; il ne voit rien; ses yeux, comme lavés par les larmes, perdent leurs regards dans le vague. Mais, moi, je le reconnais. C'est Barzot… Un journal m'a appris, hier soir, qu'il allait donner sa démission. La grande jeune fille s'est levée, s'approche de lui, le soutient, l'aide à traverser l'antichambre. Sa fille, sans doute; celle à laquelle il rêvait de donner Hélène pour belle-mère. Ah! pitié…
C'est mon tour. L'huissier m'introduit en s'inclinant à 90 degrés, et je me trouve devant Courbassol. Le Courbassol que j'ai vu à Malenvers; le même regard fuyant, la même physionomie vulgaire, la même lèvre immonde. La même voix, aussi, pendant qu'il me dit combien il est heureux de faire ma connaissance, combien mon rapport sur les prisons de Dalmatie était remarquable.
— Un travail de tout premier ordre, Monsieur! Vous avez rendu, en l'écrivant, un véritable service à l'administration. Je sais beaucoup de gré à Mlle de Vaucouleurs, dont la famille était, paraît-il, fort liée avec la vôtre, de vous avoir désigné à l'attention du gouvernement. Mais croyez bien que son intervention n'a fait que précipiter les choses, car votre mérite est de ceux qui ne peuvent passer inaperçus. Gouverner, c'est choisir. Et nous, qui sommes placés au pouvoir par la démocratie triomphante, ne saurions l'oublier. Vos articles dans la «Revue Pénitentiaire» ont été fort remarqués en haut lieu; et nous n'ignorons point que c'est à votre beau talent d'ingénieur que le monde doit la construction, à l'étranger il est vrai, de ce magnifique ouvrage d'art… cet aqueduc… ce viaduc… à… à… Mlle de Vaucouleurs me citait hier encore le nom de la localité…
— A Nothingabout, dis-je avec aplomb. C'est un viaduc; mais, comme il supporte une conduite d'eau, c'est par le fait un aqueduc.
— Voilà ce que je voulais dire, affirme Courbassol. Eh! bien, Monsieur, j'ai pensé qu'il ne vous déplairait peut-être pas de consacrer au bien public votre intelligence et votre énergie. Plusieurs sièges sont actuellement vacants à la Chambre: et si vous vous décidiez à poser votre candidature dans tel ou tel arrondissement, candidature vraiment démocratique, c'est-à-dire progressiste autant que modérée, l'appui du gouvernement ne vous ferait pas défaut. Vous réfléchirez, si vous voulez bien; et vous vous convaincrez que votre place est parmi nous.
Il y a beaucoup de vrai là-dedans. Pourtant, je déclare que je ne me sens pas mûr pour la vie politique. Quelque chose me manque encore. Je ne saurais dire quoi.
— Vous vous réservez, dit Courbassol en souriant. Soit. Nous vous forcerons la main. Je m'arrangerai de façon à ce que vous puissiez, pour le 1er janvier, placer quelque chose à votre boutonnière.
Je me récrie; mais le ministre me ferme la bouche.
— J'y tiens, dit-il; après les douloureux incidents de ces temps derniers, le ruban rouge a besoin d'être réhabilité. Mais, au fait: peut-être auriez-vous préféré les palmes académiques? L'un n'empêche pas l'autre. Un mot de moi à mon collègue de l'Instruction Publique…
Non, non; Mazas, si l'on y tient, mais pas ça. Le ministre, heureusement, n'insiste pas. Il me fait promettre de ne point oublier ses réceptions. Mme Courbassol, assure-t-il, sera charmée de faire ma connaissance…
Je ne puis m'empêcher de penser, en quittant le ministère, que je rencontrais tous les jours, parmi les criminels, des hommes dont l'intelligence, le savoir et la pénétration auraient fait honte à ces législateurs, à ces prébendés du suffrage universel. Et quant à la probité, à la dignité personnelle… Cependant, ce sont ces gens-là qui garantissent la sécurité… Alors, pourquoi existe-t- il des Compagnies d'assurance contre le vol? Qui distribuent la justice… Alors, pourquoi ne suis-je pas en prison, et d'autres avec moi?… Qui maintiennent l'ordre, cet ordre si beau, si généreux, si grand, établi pour l'éternité… Et ta soeur?
— Ma soeur, elle est heureuse, me dit Roger-la-Honte que j'ai été voir en arrivant à Londres. Oui, Broussaille est très heureuse. Dans un voyage à Paris, elle a rencontré un vieux qui s'ennuyait, un ancien magistrat; il s'appelle… ah! M. de Bois-Créault. Tu sais bien? Il y a eu un procès, un tas d'histoires; son fils a été tué, sa femme s'est donné la mort. Enfin, il s'embêtait, ce vieux; il était presque ruiné, mais il avait encore quelques sous et une propriété en Normandie. C'est dans l'une que Broussaille est en train de s'approprier les autres; d'ici un mois la propriété sera vendue et ma soeur rentrera ici avec le produit de la vente. Quant à moi, je suis revenu au bien, pendant ton absence.
— Pas possible! Retourne donc tes poches, pour voir.
— Si tu veux. Tiens, des prospectus, des imprimés de tous les formats. Tu vois les en-têtes? Agence internationale de renseignements commerciaux. C'est à moi, cette agence-là. Les bureaux sont dans la Cité; mon employé de confiance, c'est Stéphanus. Quelque chose de sérieux, tu sais. D'ailleurs, regarde: Maison fondée en 1837. Nous renseignons les commerçants continentaux sur la solvabilité des gens qui, d'ici, leur proposent des affaires…
— Et vous renseignez les gens qui proposent les dites affaires sur le degré d'ingénuité desdits commerçants. Oserai-je croire que vous faites quelquefois, en-dessous, des propositions vous-mêmes?
— Tu peux tout oser, répond Roger-la-Honte. Le principal, c'est que l'affaire marche déjà; et elle marchera mieux encore avant peu. Aussi, je vais pouvoir bientôt partir pour Venise. Mon associé s'occupera de la maison durant mon absence, À propos, sais-tu qui c'est, mon associé? Devine… Tu ne pourrais jamais; j'aime mieux te le dire. C'est Issacar.
— Issacar! Comment? Cette crapule d'Issacar?
Mais le voici justement qui entre, qui s'avance vers moi, la main tendue.
— Si vous ne voulez pas que je crache dedans, lui dis-je, vous allez m'apprendre tout de suite quel rôle vous avez joué, à l'époque où vous étiez mouchard à Paris, dans l'arrestation de Canonnier.
— Un rôle très avouable, répond Issacar d'une voix ferme. J'ai fait tout mon possible, une fois que j'ai vu qu'il était votre ami, pour lui permettre d'échapper. Croyez-vous que j'aie été votre dupe, lorsque vous m'avez rencontré rue Saint-honoré et avez tant insisté pour m'emmener déjeuner? Pas un instant. Si je vous ai quitté si lestement rue Lafayette, c'est parce que j'avais reconnu votre ami dans sa voiture et que j'avais reconnu aussi un de mes collègues, à ses trousses. Un collègue qui me surveillait moi-même, entre parenthèses. Je l'ai empêché d'opérer l'arrestation de Canonnier à la gare du Nord et je l'ai encore empêché de télégraphier à la frontière. Pourquoi êtes-vous restés à Bruxelles?… Si vous aviez eu confiance en moi, cher monsieur Randal, rien de ce qui s'est produit ne serait arrivé. Cette affaire ne m'a pas porté chance, à moi non plus. On m'avait promis de me nommer préfet et je n'ai pu obtenir qu'une place de sous- préfet.
— Où vous vous êtes fort bien conduit, du reste. Vous êtes certainement l'auteur principal de cet épouvantable crime qui a indigné le monde entier, et qui a dû vous paraître tellement odieux à vous-même que vous avez abandonné l'administration.
— Je ne veux rien discuter, répond Issacar nerveusement. Vous ignorez les causes, permettez-moi de vous le dire, et vous êtes mal placé pour juger les effets. Mais, pour revenir à Canonnier, avez-vous de ses nouvelles?
— Oui, j'en ai eu à Paris.
— Alors, vous savez qu'il est encore au dépôt de l'île de Ré; on retarde autant que possible son départ pour Cayenne, car on craint une évasion. Il n'y a rien à tenter en sa faveur, quant à présent. Une fois qu'il sera là-bas, ce sera autre chose, Je serai informé et vous tiendrai au courant. Je vous serai même utile, si vous le désirez… Pensez de moi ce que vous voudrez, mais soyez convaincu de ceci: lorsque j'ai dit à un homme qu'il peut avoir confiance en moi, je ne le trahis pas.
C'est bien possible, après tout. Qu'est-ce qui n'est pas possible, aujourd'hui?… Ainsi, cette vieille toquée d'Annie pleure comme une Madeleine parce que je viens de lui annoncer mon départ définitif. Je lui laisse la maison et tout ce qu'elle contient, cependant; et de l'argent. Et son fils, qui sera libéré bientôt, va revenir auprès d'elle. Malgré tout, elle pleure à chaudes larmes. Ça n'a pas le sens commun.
— Tu devrais venir avec moi à Venise, me dit Roger-la-Honte qui m'accompagne à la gare le matin où je quitte Londres.
Je devrais peut-être, mais je ne peux pas. Il faut que j'aille à Bruxelles; pour porter à l'abbé Lamargelle les papiers que je lui ai promis. Mais aussi pour autre chose.
Il me serait difficile d'exprimer ce que j'éprouve, depuis quelques jours. Une sensation de lassitude énorme, d'ennui sans fin. La fatigue qui fond sur vous et vous brise; tout d'un coup, quand vous arrivez à l'étape après une marche forcée. Il me semble que de l'ombre s'épaissit, autour de moi; et, dans cette brume, les lueurs moribondes des souvenirs se ravivent étrangement. Hélène!… Je pense à elle, malgré moi, sans trêve. Il faut que je lui parle, il le faut; pour lui dire… ah! je ne sais pas pour quoi lui dire. Je sens seulement qu'elle doit éprouver un peu ce que j'éprouve; qu'elle a les travers de mon esprit et les maladies de mon coeur; qu'elle fut, comme moi, sans enfance et sans jeunesse; et que peut-être… Toujours peut-être!…
XXIX — SI LES FEMMES SAVAIENT S'Y PRENDRE.
J'aurais mieux fait, certainement, de ne pas aller voir Hélène. J'y ai été, poussé par une force qu'une autre force semblait désavouer en moi, machinalement, lourdement incertain du résultat d'une tentative que je risquais presque malgré moi, avec une sorte de conviction désespérée de l'inutilité de l'effort. Je ne me rappelle plus ce que j'ai dit, ni comment j'ai parlé. J'ai raconté des choses vagues sur ma nouvelle situation, mon désir de mener une existence calme… et je sentais le regard narquois d'Hélène peser sur moi, je voyais le pli de l'ironie se creuser à ses lèvres, et j'avais soif que son rire éclatât, que ses sarcasmes vinssent m'arracher à moi-même, me délivrassent de la torpeur morale qui engourdissait ma volonté.
Mais elle a laissé tomber une à une mes paroles sans couleur et, quand j'ai eu fini, m'a répondu sur le même ton. Elle m'a parlé de ses affaires qui n'allaient pas trop mal, sans aller tout à fait bien; de ses projets sur lesquels il était inutile de s'étendre, car il faudrait sans doute les modifier plusieurs fois; de ses espoirs qu'elle considérait comme chimériques, par prudence. Elle m'a parlé de son père, en faveur duquel elle savait qu'il n'y a rien encore à tenter; elle m'a rappelé notre aventure, le jour où je l'ai vue pour la première fois; notre course folle, la nuit, dans la petite voiture.
— Vous souvenez-vous? Avais-je peur! Peur de cette existence qui n'a rien de terrible, sinon sa platitude. J'avais bien tort, je l'avoue, et comme vous avez eu raison de traiter ainsi qu'elles le méritaient mes appréhensions de petite fille! J'étais faite pour la lutte, cette belle lutte qui vous ennoblirait si elle ne vous ravalait pas autant. Elle est intéressante, je ne dis pas. Dès le premier jour, on s'aperçoit que les positions extra-légales qu'on rêve de conquérir sont occupées par les honnêtes gens. Peu après, on découvre qu'il n'y a pas plus d'élégance dans le vice que d'originalité dans le crime. On conclut enfin que tout est bien vulgaire, à droite ou à gauche, en haut ou en bas. Pas de types. Pas de victimes naïves, de scélérats parfaits. Des réductions de filous et des diminutifs de dupes, des demi-fripons et des quarts d'honnêtes gens. Hypnotisés de la spéculation, convulsionnaires de l'agiotage, possédés du Jeu, qui ne seraient pas trop méchants, au fond, s'il n'y avait pas l'argent. Mais le Maître est là. Tout ça va, vient, se presse, se bouscule, s'assomme pour lui plaire. Il faut bien assommer aussi un peu, n'est-ce pas?… On dirait que vous frissonnez? Quoique nous ayons fait, mon cher, nous aurions tort de nous en vouloir à nous-mêmes. J'espère que vous n'avez pas de remords, hein?
Et je pensais, en écoutant cette jeune femme belle, intelligente et gracieuse, dont la voix riche et captivante sonnait comme l'harmonieuse essence du luxe dans lequel elle vit, je pensais à ce vieux Paternoster, que j'ai tué, à cette petite Renée, qu'elle a tuée… Pourquoi?…
— Vous avez l'air tout drôle, a t-elle repris. Votre nouvelle fortune, sans doute! Que voulez-vous? Nous, les aventuriers, nous sortons de la Société pour arriver à y rentrer. C'est un peu dérisoire, mais qu'y faire?… Oui, vous semblez bien préoccupé. Ne seriez-vous pas amoureux, par hasard?… Une idée! Vous m'aimez peut-être?
— Je n'en sais rien, ai-je répondu, prononçant les mots comme en rêve.
— Vous n'en savez rien! C'est gentil. Vous me laissez de l'espoir, au moins!… Voyons, voulez-vous que je vous aide à parler? Voulez-vous que je vous apprenne ce que vous vous êtes dit ce matin, ou hier… mettons avant-hier? Vous vous êtes dit: «Je vais aller voir Hélène, lui raconter… n'importe quoi… Elle comprendra; elle voudra bien: Nous partirons ensemble; nous, ferons notre nid quelque part, nous vivrons comme deux tourtereaux…» Et vous en êtes resté là; Moi, je vais vous dire la suite. Les tourtereaux ont eu trop d'aventures pour pouvoir s'aimer d'amour tendre. Leur amour ne sera pas la douce affection qu'il devrait être, mais une halte dans une oasis trop verdoyante et aux senteurs trop fortes, entre deux courses effrénées dans le désert où les ossements blanchissent au-dessous du vol noir des vautours. Bientôt, ils se regarderont avec colère; ils se donneront des coups de bec et s'arracheront les plumes; ils renverseront le nid et s'envoleront à tire d'aile, chacun de son côté, blessés et meurtris pour jamais, avec le coeur ulcéré par la haine. Oui, voilà ce qui arrivera… Allons, a-t-elle repris en se rapprochant de moi, soyez raisonnable et regardez les réalités en face. La solitude vous pèse; soit. Mais la femme qu'il vous faut n'est pas une femme dont l'esprit soit alourdi et obscurci par l'amertume des souvenirs, dont le visage, ombré par les soucis et les angoisses du passé, évoquerait en vous le spectre des jours troublés. C'est une femme qui n'aurait connu que les naïvetés du bonheur; dans les yeux de laquelle l'espoir seul rayonnerait, et non pas la lueur ardente des souvenances que vous voulez chasser.
— Des mots! Des mots! me suis-je écrié, profondément ému par ces paroles qui traduisaient, nettement; les sentiments confus qui m'avaient fait hésiter à parler, qui, en ce moment encore, entravaient ma volonté.
— Non, a repris Hélène, pas des mots. Des faits. La femme qu'il vous faut, vous la trouverez puisque vous êtes riche; mais elle ne saurait être moi. Oh! je comprends votre état d'esprit; j'ai passé par-là, moi aussi. Tenez, je vais vous le dire: j'ai fait ce que vous faites aujourd'hui. Un jour, il y a longtemps déjà, j'étais à Londres, dans une grande détresse morale. J'ai pensé à vous. J'ai pensé… ce que vous pensez à présent. J'ai voulu aller vous voir, vous dire les choses mêmes que vous désiriez me dire ce matin. Mais vous étiez absent; pour plusieurs mois, m'a-t-on assuré. D'abord, j'ai été désespérée. Puis, peu à peu, je suis arrivée à comprendre qu'il était mieux, pour vous et pour moi, que je n'eusse pas pu vous parler. Oui, cela valait mieux…
Sa voix s'est altérée, brisée par une émotion dont elle n'était plus maîtresse. Elle s'est levée.
— Quittez-moi, m'a-t-elle dit; je vous en prie. Tout est gâté, souillé, il y a de l'amertume sur tout. Il faut nous taire, puisque nous le savons. Pourtant, ne croyez pas… Écoutez; si vous avez jamais besoin de moi, appelez-moi. Je vous jure que je viendrai…
Oui, j'aurais mieux fait de ne point aller voir Hélène.
Tout semble s'être subitement desséché et endurci en moi. J'éprouve un resserrement intérieur de plus en plus étroit, torturant; Je l'aime, cette femme, et plus que je ne le croyais, sans doute… Et j'aurais pu la prendre, après tout, la voler — et le bonheur avec elle. — Il en eût valu la peine, ce dernier vol! J'aurais pu… si j'avais pu…
Si les femmes savaient Si les femmes savaient s'y prendre…
comme dit la chanson. Et les hommes, donc! — Même ceux qui sont des hommes…
Et si tout le monde savait s'y prendre!…
XXX — CONCLUSION PROVISOIRE — COMME TOUTES LES CONCLUSIONS
— Ma foi, dit l'abbé Lamargelle comme nous achevons de déjeuner à l'hôtel du Roi Salomon, on ne mange pas mal, ici; pas mal du tout. Maison louche, mais cuisine parfaite. J'avoue que je suis gourmand et qu'un bon repas me fait plaisir. Lacordaire a parlé des «mâles voluptés de l'abstinence.» Mâles voluptés! Comme c'est mâle et voluptueux, de se priver de quelque chose! Vous ne trouvez pas?… Ce café est excellent… Voyons, ne faites donc pas cette mine-là. Prenez un air réjoui, que diable! Puisque vous êtes millionnaire, laissez-le voir. Ce n'est qu'à-moitié déshonorant. Lorsque j'aurai trouvé dans ces paperasses les éléments d'une fortune égale à la vôtre, continue-t-il en désignant un gros paquet de papiers déposé sur une petite table, vous verrez quelle allure je saurai me donner…
— Ce sera différent, dis-je; vous avez sans doute un but dans l'existence, une idée… Moi rien.
— Je voudrais bien être à votre place, Vous n'avez pas de but dans l'existence? Continuez. Contentez-vous de vivre pour vivre. La maladie, assurent les hygiénistes, est une tentative du système pour s'accommoder aux mauvaises conditions du milieu dans lequel il se trouve. Le vol n'aura été pour vous qu'un essai d'acclimatation à la Société.
— Votre gaîté est plutôt grave.
— Je l'admets. Eh! bien, si vous tenez absolument à vous charger d'un idéal, vous en avez un tout trouvé: continuez encore. Volez, volez. Idéal, pour idéal, du moment que nous le cherchons en- dehors de nous, le crime en vaut un autre. Et quelle lumière il projette sur le présent, et même sur l'avenir, et même sur le passé! Tenez, j'ai appris hier qu'un de mes anciens élèves, un marquis authentique, grand nom, grande noblesse, vient d'être arrêté à Paris en flagrant délit de cambriolage. Comprenez-vous la signification du fait? Découvrez-vous, autrement que les gazetiers à la solde de Prudhomme, le sens de cet incident? Il me semble voir, moi, dans l'acte courageux de ce descendant des croisés, la seule protestation vraiment grande et vraiment digne qu'ait jamais fait entendre la noblesse dévalisée contre les spoliations des pillards de 89. Acte énorme, oui, quelles que soient les proportions auxquelles on le réduise pour le moment, qui porte un verdict sur le passé de la bourgeoisie et manifeste son futur. D'ailleurs, il est inutile de jouer sur les mots. Dans un monde où l'Abdication n'est pas seulement une Doctrine, mais une Vie, la marche de l'humanité, en avant ou en arrière, n'a pu et ne peut être déterminée que par des actes que les lois qualifient de crimes ou de délits de droit commun. Malheureusement, il ne suffit pas d'être un criminel, même un grand criminel, pour être un caractère. L'individu, à présent, est non seulement hors la loi; il est presque hors du possible. L'humanité possède l'unité et le moi commun dont parlait Jean-Jacques. Elle n'a plus qu'une face. Et sur cette face, pâle d'épouvante, s'est collé le masque menteur du scepticisme, La raison d'être contemporaine? «J'ai peur de moi; donc, j'existe.» Époque de cannibalisme silencieux et craintif. L'homme ne vit plus pour se manger, comme autrefois; il se mange pour vivre. Je ne crois pas qu'en aucun siècle le genre humain ait autant souffert qu'aujourd'hui…
— C'est mon avis dis-je. Mais, vous savez, on prétend que notre époque est une époque de transition.
— Mensonge! s'écrie l'abbé. Notre époque est une époque d'accomplissement. L'humanité le comprend vaguement; et c'est pour cela qu'elle a si peur, qu'elle est si lâche… Notre système social mourra bientôt, dans l'état exact où il se trouve actuellement, et il périra tout entier. Aucun changement ne s'accomplira qui puisse établir un lien moral entre ce qui est encore pour un temps et ce qui sera bientôt. Notre civilisation? On peut la définir d'un mot; c'est la civilisation chrétienne. L'influence du christianisme? Elle n'existe point par elle-même. Sa mission a été de diviniser les anciens crimes sociaux; Son action n'a été que celle de la corruption des sociétés antiques, de plus en plus atroce et galvanisée par des signés de croix. L'idée chrétienne? Une nouvelle serrure à l'ergastule; cent marches de plus aux Gémonies. Le génie du christianisme? Une camisole de force. «Jésus, dit saint Augustin, a perfectionné l'esclave.» Oh! cette religion dont les dogmes pompent la force et l'intelligence de l'homme comme des suçoirs de vampire! qui ne veut de lui que son cadavre! qui chante la béatitude des serfs, la joie des torturés, la grandeur des vaincus, la gloire des assommés! Cette sanctification de l'imbécillité, de l'ignorance et de la peur!… Et cette figure du Christ, si veule, si cauteleuse, si balbutiante — et si féroce! — Ce thaumaturge ridicule! Je dis ridicule, remarquez-le, parce que je crois à ses miracles. Ils sont si puérils, à côté de ceux qu'on a faits depuis, en son nom! Nourrir quatre mille hommes avec sept pains, quelle plaisanterie! Le capitalisme chrétien n'en est plus là. Avez-vous vu, par exemple, ces budgets d'ouvrières, établis par des personnes compétentes, et qui accordent à ces favorisés du ciel 65 centimes par jour pour vivre? Et l'on suppose, ne l'oubliez, pas, quelles trouvent de l'ouvrage comme elles veulent. Et il paraît qu'elles sont rassasiées. Voilà un miracle!… Avez-vous pensé quelquefois, aussi, à ce Simon le Cyrénéen, qui revenait des champs, et auquel on fit porter la croix du personnage? Il revenait des champs! Vous entendez? Eh! bien, ils en ont encore l'épaule meurtrie, de cette croix, ceux qui travaillent!… Notre monde occidental les traîne comme un boulet, les traditions chrétiennes. Mais des races, s'éveillent là-bas, à l'Orient, libres de ces entraves et destinées, sans doute, à nous délivrer de nos liens, de nos rêveries de ligotés au pied d'un gibet, de notre spiritualisme abject et peut-être de nos turpitudes morales. L'avenir, ça… Pour le présent, nous sommes condamnés au désolant spectacle de l'harmonie du désordre et de la symétrie de l'incohérence. Rappelez-vous les événements auxquels vous avez été mêlé, les êtres dont l'existence a coudoyé la vôtre. Des hallucinés ou des imbéciles. Tous! Tous ceux que vous avez pu voir! Et partout, démence, insanité, aberration, folie!… «La maladie est l'état naturel du chrétien», a dit Pascal. Hélas!…
— Si vous pensez ce que vous dites, m'écrié-je malgré moi, pourquoi portez-vous votre robe?
— Pour m en servir! répond l'abbé en se levant avec un grand geste. Afin de m'en servir pour moi-même, pour mes intérêts, pour mes idées — des idées que j'ai et que je crois grandes, quelquefois! — Dites donc! pourquoi portent-ils des couronnes, vos rois? des armes, vos soldats? des toges, vos professeurs? des simarres, vos juges? Moi qui suis une force, qui veux être un homme et faire des hommes, il me serait impossible d'exister si je ne portais pas cette défroque. J'aurais l'air d'exister par moi- même! Comprenez vous?…
Il reprend — et sa face s'illumine d'un éclat étrange, et son geste s'élargit et sa voix tonne.
— Mes idées! La seule idée: l'idée de liberté. Ah! je n'ignore pas les efforts tentés par des Hommes, au milieu de l'indifférence terrifiée des foules, pour faire jaillir la grandeur de l'avenir de l'atrocité bête du présent. Tentatives généreuses qui furent et resteront sans résultats, parce qu'on ne peut évoquer les réalités du milieu des impostures — parce qu'il faut écraser définitivement le mensonge pour qu'apparaisse la vérité. — Âmes labourées par la douleur, cerveaux déchirés par l'angoisse, vous demeurerez infertiles; rien ne germera dans le sillon qu'a creusé en vous le soc du désespoir et qui sera comme l'ornière veuve de grain où roule la meule de torture. Il y a si longtemps que la Parole a cessé d'être un Fait! que le Verbe n'est plus qu'une arme faussée dans la main gauche des charlatans!… Pourtant, j'espère. Notre époque est tellement abjecte, elle a pris si lâchement le deuil de sa volonté, notre vie est tellement lamentable, cette vie sans ardeur, sans générosité, sans haine, sans amour et sans idées, que peut-être écouterait-on un apôtre — un apôtre qui aurait la volonté, la volonté tenace de se faire entendre. — Un apôtre serait un Individu, d'abord — l'Individu qui a disparu. — Le jour où il renaîtra, quel qu'il puisse être et d'où qu'il vienne, qu'il soit l'Amour ou qu'il soit la Haine, qu'il étende les bras ou que sa main tienne un sabre, l'univers actuel sera balayé comme une aire au souffle de sa voix et un monde nouveau s'épanouira sous ses pas. C'en sera fini, de cet immense couvent de la Sottise meurtrière dont les murs, étayés par la peur, étouffent mal les sanglots de la vanité qui s'égorge et les hurlements de la misère qui se dévore; de ce monastère de la Renonciation Perpétuelle où l'humanité, le bandeau de l'orgueil sur les yeux, s'est laissée pousser par la main crochue du mauvais prêtre et verrouiller par les doigts rouges du soldat; de ce cloître où les Foules, le carcan de leur souveraineté au cou et les poignets saignant sous les menottes de leur puissance absolue, pantèlent, prosternées devant leur idole — leur Idole qui est leur Image — en attendant que leur Providence, qui est l'État, entrebâille le guichet par lequel, de temps en temps, elle laisse apercevoir la manne, à moins qu'elle ne préfère ouvrir à deux battants la grande porte — celle qui conduit à l'abattoir. — Oui, le jour où l'Individu reparaîtra, reniant les pactes et déchirant les contrats qui lient les masses sur la dalle où sont gravés leurs Droits; le jour où l'Individu, laissant les rois dire: «Nous voulons», osera dire: «Je veux»; où, méconnaissant l'honneur d'être potentat en participation, il voudra simplement être lui-même, et entièrement; le jour où il ne réclamera pas de droits, mais proclamera sa Force; ce jour-là sera ton dernier jour, ergastule des Foules Souveraines où l'on prêche que l'Homme n'est rien et l'Humanité, tout; où la Personnalité meurt, car il lui est interdit d'avoir des espoirs en dehors d'elle-même; ton dernier jour, bagne des Peuples-Rois où les hommes ne sont même plus des êtres, mais presque des choses — des esprits désespérés et malsains d'enfants captifs, ravagés de songes de désert, de rêves dépeuplés et mornes —; ton dernier jour, civilisation du despotisme anonyme, irresponsable, inconscient et implacable — émanation d'une puissance néfaste et anti-humaine, et que tu ne soupçonnes même pas!…
L'abbé s'arrête. Sa figure, qui rayonnait de l'enthousiasme du visionnaire, s'assombrit tout à coup. Il ricane.
— La folie partout, n'est-ce pas? Chez moi aussi. Les idées! Je combats leur hallucination, mais elles m'aveuglent. Que vous dire? Quel conseil vous donner?… Que faire? C'est terrible, ce dégoût des autres, de tout, et de soi-même! Vous l'éprouvez et je l'éprouve, et combien d'autres avec nous!… Le monde actuel est l'abjection même. Je m'offrirais en holocauste de bon coeur pour le transformer — et des milliers d'êtres feraient comme moi — si je ne connaissais pas l'inanité du sacrifice. Malgré tout, l'idéal est en nous. C'est nous. Vous êtes un hypnotisé et un voleur; cela ne fait pas un homme. Tachez d'être un homme… Pour moi… Pour moi, j'emporte ces papiers, que vous avez volés et qui me permettront sans doute de commettre de nouveaux vols… Misère…
L'abbé m'a quitté. Je suis seul dans ma chambre et, pour échapper à l'obsession des pensées qui me harcèlent, j'écris, en attendant l'heure du départ. Je trace les lignes qui termineront ce manuscrit où je raconte, à l'exemple de tant de grands hommes, les aventures de ma vie. J'avoue que je voudrais bien placer une phrase à effet, un mot, un rien, quelque chose de gentil, en avant du point final. Mais cette phrase typique qui donnerait, par le saisissant symbole d'une figure de rhétorique, la conclusion de ce récit, je ne puis pas la trouver. Ce sera pour une autre fois. Mon oeuvre demeurera donc sans conclusion. Ainsi que tout le reste, après tout. Péroraisons de tribune, dénouements de théâtre, épilogues de fictions, on aime ça, je le sais bien. On veut savoir comment ça finit. C'est même une demande qui termine la vie; et les yeux, quand la bouche du moribond ne peut plus parler, ont encore la force de s'entr'ouvrir pour une dernière interrogation. On veut savoir comment ça finit. Hélas! ça ne finit jamais; ça continue…
Conclusion? Je ne serai plus un voleur, c'est certain. Et encore! Pour répondre de l'avenir, il faudrait qu'il ne me fût pas possible d'interroger le passé… J'ai, voulu vivre à ma guise, et je n'y ai pas réussi souvent, j'ai fait beaucoup de mal à mes semblables, comme les autres; et même un peu de bien, comme les autres; le tout sans grande raison et parfois malgré moi, comme les autres. L'existence est aussi bête voyez-vous, aussi vide et aussi illogique pour ceux qui la volent que pour ceux qui la gagnent. Que faire de son coeur? que faire de son énergie? que faire de sa force? — et que faire de ce manuscrit?
En vérité, je n'en sais rien. Je ne veux pas l'emporter et je n'ai point le courage de le détruire. Je vais le laisser ici, dans ce sac où sont mes outils, ces ferrailles de cambrioleur qui ne me serviront plus. Oui, je vais le mettre là. On l'utilisera pour allumer le feu. Ou bien — qui sait? — peut-être qu'un honnête homme d'écrivain, fourvoyé ici par mégarde, le trouvera, l'emportera, le publiera et se fera une réputation avec. Dire qu'on est toujours volé par quelqu'un… Ah! chienne de vie!…