← Retour

Le voleur

16px
100%

Plusieurs personnes sont déjà à table dans la petite salle à manger. Entre autres, le mouchard. Ce doit être un fameux lapin, ce mouchard-là. Un homme de quarante ans passés, car le noir des cheveux est dû à là teinture, nerveux, au masque volontaire, aux yeux froids et aigus, presque terribles. On dirait qu'il me regarde avec insistance… Non. D'ailleurs, je n'en ai cure. Je ne suis pas venu ici professionnellement — bien que j'aie dans ma poche une petite pince, un bijou américain qui se démonte en trois parties et qui s'enferme dans un étui pas plus gros qu'un porte- cartes. Je déjeune rapidement. Le bruit qu'on fait dans la grande salle commence à m'ennuyer; j'ai envie d'aller faire un tour dans la campagne, pour passer l'après-midi.

C'est une bonne idée. J'y vais.

J'ai dépassé les dernières maisons de la ville — cette ville qui s'est enrubannée, enguirlandée, qui a mis des drapeaux à ses portes et des lampions à ses fenêtres, qui tirera un feu d'artifice ce soir, parce qu'un gredin qui n'a ni coeur, ni âme, ni éloquence, ni esprit, un gredin qui est un esclave et un filou, un adultère et un cocu, tiendra demain dans ses sales pattes les destinées d'un grand pays. — Je suis dans les champs, à présent. Ah! que c'est beau! que ça sent bon!…

J'ai gagné le bord d'une rivière qui coule sous des arbres, et je me suis assis dans l'herbe. De fins rayons de soleil, qui percent le feuillage épais, semblent semer des pièces d'or sur le tapis vert du gazon. Les oiseaux, qui ont vu ça, chantent narquoisement dans les branches et les bourdonnants élytres des insectes font entendre comme un ricanement. Elles peuvent se moquer de l'homme, ces jolies créatures qui vivent libres, de l'homme qui ne comprend plus la nature et ne sait même plus la voir, de l'homme qui se martyrise et se tue à ramasser, dans la fange, des richesses plus fugitives et plus illusoires peut-être que celles que crée cette lumière qui joue sur l'ombre au gré du vent… À travers le rideau des saules, là-bas, on aperçoit de belles prairies, des champs dorés par les blés, toute une harmonie de couleurs qui vibrent sous la gloire du soleil et qui vont se mourir doucement, ainsi que dans une brume chaude, au pied des collines boisées qui bleuissent à l'horizon. Ah! c'est un beau pays, la France! C'est un beau pays…

Je pense à beaucoup de choses, là, au bord de cette rivière qui roule ses flots paresseux et clairs entre la splendeur de ses berges. Cette rivière… Si l'on pouvait y vider le Palais- Bourbon, tout de même, une fois pour toutes!

J'ai été dîner à l'hôtel des Deux-Mondes. C'est le Sabot d'Or, je le sais, qui fournit les victuailles et le personnel nécessaires au banquet qui a lieu ce soir, à sept heures et demie, à la Halle aux Plumes, et ses affaires, par conséquent, sont virtuellement interrompues. J'y aurais fait maigre chère si, même, l'on avait consenti à me servir. Mais il est bientôt sept heures et je veux voir si je puis, oui ou non, compter sur la chambre qu'on m'a promise.

Je ne trouve personne à qui m'adresser, quand j'arrive au Sabot d'Or. Tous tes employés et les domestiques sont déjà à la Halle aux Plumes, sans doute, avec l'argenterie et la vaisselle de la maison. Si je sonnais?… Mais une idée me vient.

Puisqu'il n'y a personne ici, puisque l'établissement est désert… Et puis, tant pis! La pensée m'en est venue; je veux le faire.

Je suis le long corridor sur lequel est ouverte la porte d'entrée, dans lequel donne l'escalier, et qui aboutit, au fond, à un jardin. Tout au bout, je trouve une porte; et, tout doucement, j'en tourne le bouton. Une chambre de débarras; un vieux lit de fer, dans un coin, garni d'un mauvais matelas; des caisses, des malles, des balais, et, derrière un grand rideau qui les préserve de la poussière, des hardes pendues au mur… Après tout, c'est de la folie, de tenter ça. Pour rien, probablement. Et Margot, ce soir… Tant pis; j'y suis, j'y reste.

Si l'on venait pourtant? Car il y a encore des gens là-haut… Le mieux est de me cacher quelque part. Où? Sous le lit… Ah! non, derrière le rideau. Je m'y place et je cherche à me rappeler exactement la disposition du bureau. Tout à l'heure, peut-être… Mais un grand bruit dans l'escalier me fait dresser l'oreille. Que se passe-t-il?

Le bruit augmente. Les pas lourds de plusieurs personnes retentissent dans le corridor et semblent se rapprocher. Oui, on dirait qu'on vient par ici… Je m'aplatis le long du mur, à tout hasard; et je n'ai pas tort car, par un trou du rideau, je vois la porte s'ouvrir. L'hôtelier entre, portant avec un garçon d'écurie un grand paquet blanc qu'ils vont déposer sur le lit.

— Dieu! que c'est lourd! dit l'hôtelier en s'essuyant le front. On ne croirait jamais que ça pèse autant. Maintenant, Jérôme…

L'hôtelière, en grande toilette, apparaît à la porte, accompagnée d'une servante.

— Ah! te Voilà. Tu es prête, j'espère? demande son mari.

— Oui, mon ami, répond la femme d'une voix mouillée de larmes.

— Bon. Moi aussi; je n'ai qu'à passer mon habit. Allons, ne pleure pas. Ce serait joli, si l'on te voyait les yeux rouges, au banquet. Tu savais bien que ça devait arriver, n'est-ce pas? Je t'avais même dit que ce serait fini avant sept heures. Nous ne la déclarerons que demain matin.

Ah! bien, vrai!… Ce paquet blanc, c'est un cadavre…

— Ma pauvre maman! gémit l'hôtelière en s'avançant vers le lit.

Mais son mari la retient.

— Voyons, pas de bêtises. Nous n'avons pas de temps à perdre. Elle est aussi bien là qu'autre part; elle aimait beaucoup à coucher au rez-de-chaussée, autrefois… Vous, Jérôme, vous allez rester ici à veiller le corps; voici une bougie; vous l'allumerez dès qu'il fera sombre… C'est étonnant, dit-il à sa femme, que tu n'aies pas songé à te procurer de l'eau bénite d'avance. Enfin, on s'en passera pour cette nuit… Vous, Annette, continue-t-il en s'adressant à la servante, vous allez remonter dans la chambre, refaire le lit et remettre tout en ordre en deux coups de temps.

— Oui, Monsieur.

— Quand ce Monsieur qui a demandé une chambre reviendra, vous lui donnerez celle-là…

— La chambre de maman! sanglote l'hôtelière.

— Ah! je t'en prie, as-tu fini? demande le mari. Puisque nous n'avons que cette chambre-là jusqu'à onze heures… Et puis, les affaires avant tout; cent sous, ça fait cinq francs… Bien entendu, Annette, ajoute-t-il, vous laisserez la fenêtre grande ouverte. Si le voyageur se plaint de l'odeur des médicaments, vous lui direz que la chambre était occupée par une personne qui avait mal aux dents et qui se mettait des drogues sur les gencives… C'est tout. Faites bien attention. Jérôme et vous; n'oubliez pas que vous avez la garde de la maison. Maintenant, mon habit, et partons.;

Il sort, suivi par sa femme et la servante; et Jérôme s'assied sur une chaise dépaillée, le plus loin possible du lit.

En voilà, une situation! Que faire?… J'entends l'hôtelier et sa femme qui s'en vont; et je vois, par le trou du rideau, le garçon d'écurie, très pâle, qui commence à trembler de frayeur. Après tout, ce ne sera pas bien difficile, de sortir d'ici. Jérôme est assis juste devant moi; je n'ai qu'à étendre les bras pour le pousser aux épaules et le jeter à terre sans qu'il puisse savoir d'où lui vient le coup; et je serai dans la rue avant qu'il ait eu le temps de me voir, avant qu'il ait pu revenir de son épouvante… Attendons encore un peu.

J'entends un pas de femme dans le corridor. La porte s'ouvre; c'est Annette.

— Eh! bien, dit-elle à Jérôme en faisant un signe de croix, ce n'est pas gai, de rester ici en tête-à-tête avec un mort?

— Ah! non, pour sûr, répond le garçon d'écurie qui claque des dents. Pour sûr! Tu devrais bien venir me tenir compagnie…

— Plus souvent! Tu n'es pas gêné, vraiment! Moi, je vais monter tout en haut de la maison, au quatrième, pour regarder le feu d'artifice; de là, on peut voir ce qui se passe sur la grande place comme si l'on y était, et je ne perdrai pas une chandelle romaine.

— J'ai bien envie d'aller avec toi, dit Jérôme; les singes ne reviendront pas avant onze heures, et les autres domestiques non plus…

— Jamais de la vie! s'écrie Annette. Je te connais; tu me ferais voir les fusées à l'envers…

Mais Jérôme se lève et va la prendre par la taille.

— Veux-tu bien te tenir tranquille! Devant un mort! si c'est permis… Allons, viens tout de même, continue-t-elle en l'embrassant… Pourtant, si ce Monsieur qui a demandé une chambre revient?

— Il sonnera, dit Jérôme, et nous l'entendrons bien.

Ils sortent tous deux, ferment la porte, et je les entends qui montent les escaliers quatre à quatre. Allons! les choses tournent mieux que je ne l'avais espéré; et, dans deux ou trois minutes…

— Eh! bien, comment la trouves-tu, celle-là?

Horreur! C'est le cadavre qui a parlé!… j'en suis sûr… Oh! j'en suis sûr!… La voix part de là-bas, du coin où la morte gît sur le lit, et il n'y a que moi de vivant dans cette chambre… Il me semble qu'elle vient de s'agiter sur sa couche, cette morte; oui, on dirait qu'elle remue… J'écarte le rideau, pour mieux voir, car je me demande si je rêve.

Ha! je ne rêve qu'à moitié… La phrase que j'ai cru entendre a bien été prononcée, je n'ai point été victime d'une illusion quand j'ai remarqué les mouvements imprimés au matelas sur lequel le cadavre est étendu. Je ne rêve même pas du tout — car j'aperçois, à ma grande stupéfaction, une tête d'homme sous le lit. — Une tête que je reconnais; une tête basanée, aux cheveux noirs, aux moustaches cirées… la tête du mouchard…

Le mouchard! Je vois ses épaules, à présent, et ses bras, et son torse; et le voici sur ses pieds. Il s'avance lentement vers moi.

— Bonsoir, cher Monsieur. Comment vous portez-vous? Dites-moi donc deux mots aimables. Il y a une grande demi-heure que j'attends patiemment, sous ce lit, le plaisir de faire votre connaissance…

Je me ramasse sur moi-même pour me jeter sur lui de toute ma force, car il faut que je lui passe sur le ventre, coûte que coûte, afin de m'échapper d'ici.: Mais il a vu mon mouvement, et étend la main.

— N'aie pas peur! Je n'ai pas besoin de te demander ce que tu fais ici, n'est-ce pas? Et quant à moi, bien que tu ne me connaisses pas, je vais te dire mon nom et tu verras que tu n'as rien à craindre. Je m'appelle Canonnier.

— Canonnier! C'est vous, Canonnier?… C'est vous?…

— Oui, moi-même en personne. Ça t'étonne?

— Un peu. J'ai souvent entendu parler de vous…

— Ah!… Comment t'appelles-tu?

— Randal.

— Alors, moi aussi j'ai entendu parler de toi. J'avais même l'intention de te voir et de te proposer, quelque chose. Par exemple, je ne m'attendais pas à te rencontrer à Malenvers. Le hasard est un grand maître. Ah! j'ai bien ri, en moi-même, quand je t'ai vu entrer ici et te cacher derrière le rideau; il n'y avait pas trois minutes que j'étais sous le lit. Il faut dire que j'ai fait une sale grimace quand on m'a apporté ce paquet-là sur le dos. On a beau être obligé de s'attendre à tout, dans notre métier…

— À propos de métier, dis-je, puisque nous devons faire le coup à nous deux, maintenant, il ne faut pas perdre de temps.

— Au contraire, dit Canonnier. Ne nous pressons pas. Attendons le commencement du feu d'artifice pour nous y mettre. C'est plus prudent. Nous serons sûrs de n'être pas dérangés. C'est pour huit heures; nous avons encore dix minutes.

Il s'assied, très tranquillement, sur la chaise que vient de quitter Jérôme, et se met à hausser les épaules.

— Regarde-moi ce cadavre, là, ce corps de vieille femme que ses enfants auraient mise dans la soue aux cochons si un voyageur avait voulu leur louer ce cabinet de débarras. Ce qu'elle a dû trimer, la malheureuse, et faire de saletés, et dire de mensonges, et voler de monde, pour en arriver là! Voilà des gens qui défendent la propriété et l'héritage! Pendant leur vie, ils se supplicient eux-mêmes et torturent les autres de toutes les façons imaginables et, après leur mort, leurs héritiers jettent leurs cadavres, pour cent sous, dans la boîte aux ordures. Et l'on reproche amèrement au malfaiteur de manquer de sentimentalisme!… Ah! assez d'oraison funèbre. Dis donc, je ne pense pas que ce soit spécialement pour voler les honnêtes propriétaires de cette boîte que tu es venu à Malenvers?

— Non, c'est une idée que j'ai eue tout d'un coup, je ne sais comment. La vérité, c'est que j'ai suivi ici une jeune personne qui n'est pas complètement libre, et avec laquelle j'ai rendez- vous ce soir.

— Mes félicitations. Moi, je suis venu à Malenvers afin de pouvoir en partir. Tu vas me comprendre. J'ai quitté les États-Unis, il y a trois semaines, à bord d'un navire de commerce qui m'a amené à Saint-Nazaire. De là, je me suis rendu à R., une petite ville à dix lieues environ au-dessus de Malenvers, et j'y attendais depuis deux jours une occasion de rentrer à Paris…

— Comment, une occasion?

— Naturellement. Mon départ d'Amérique a été signalé à la police, qui ne sait ni où j'ai débarqué ni où je me trouve, mais qui se doute bien des raisons qui m'appellent à Paris. Tu sais comme les gares de la capitale sont surveillées; ce sont de véritables souricières. Du reste, l'absurde réseau français, qui force un homme qui veut aller de Lyon à Bordeaux, ou de Nancy à Cette, à passer par Paris, n'a point d'autre raison d'être que la facilité de l'espionnage. Or, étant donné que je suis connu comme le loup blanc par le dernier loustic de la police, j'étais sûr, si j'avais pris un train ordinaire, d'être filé en arrivant et arrêté deux heures après. J'ai donc envoyé mes bagages à Paris chez quelqu'un que je connais et, ainsi que je te le disais, j'ai attendu tranquillement à R. l'occasion de les suivre. Cette occasion, le voyage de Courbassol me l'a fournie. J'ai pris à R., ce matin, le train qui vous amenait ici et je partirai ce soir avec les représentants du peuple et leur suite. C'est bien le diable si les roussins songent à m'aller découvrir parmi ces honorables personnes. D'ailleurs, je me suis fait une tête de mouchard de première classe et ils me prendront, s'ils me remarquent, pour un collègue de la Sûreté Générale; mais, en temps ordinaire, je ne me serais pas fié à ce déguisement; ils ont trop d'intérêt à me mettre la main au collet…

— Ma foi, dis-je, je dois t'avouer que je t'avais pris, moi aussi, pour un mouchard. Et l'idée t'est venue subitement de faire un coup ici?

— Oui, subitement, comme à toi. C'est assez curieux, mais c'est comme ça. Au fond, je ne pense pas que ça nous rapportera des millions; mais je me trouve depuis ce matin dans une telle atmosphère d'honnêteté politique et privée…

Le sifflement d'une fusée lui coupe la parole; et, tout aussitôt, on entend crépiter une pièce d'artifice. C'est la préface; les trois coups des pyrotechniciens.

— Allons, dit Canonnier en se levant; c'est le moment. La nuit commence à tomber, mais nous verrons encore assez clair.

Nous sortons, jetant tous les deux un regard de pitié vers la forme blanche allongée sur le lit de fer; nous fermons doucement la porte; nous nous glissons dans le corridor; et nous voici devant le bureau de l'hôtel. La porte n'en est pas fermée à clef. C'est charmant! Nous entrons.

— Le bureau; bon, fait Canonier. Et qu'est-ce que c'est que cette seconde pièce? La chambre à coucher de Monsieur et de Madame, sans doute… Tout juste. Nous allons nous partager la besogne; la division du travail, il n'y a que ça… Tiens, tu as un outil américain, continue-t-il pendant que je visse les unes aux autres les trois parties de ma pince; j'ai le même exactement; mais on fait mieux que ça, à présent. Et puis, Edison a inventé une petite batterie électrique qui travaille pour vous tout en vous éclairant, pour percer et scier les parois des coffres-forts; ça se place dans un étui à jumelle qu'on porte en bandoulière; très pratique. J'en ai une dans ma malle; je te ferai voir… Voyons, toi, va dans la chambre et mets le secrétaire à la question; moi, je vais rester ici pour tâter le pouls à la caisse. Nous n'en aurons pas pour longtemps.

En effet, cinq minutes après, juste comme j'ai vérifié le contenu du meuble auquel je me suis attaqué. Canonnier entre dans la chambre avec des billets de banque dans la main gauche et, dans la main droite, son chapeau où sonnent des pièces d'or.

— Voici ma récolte, dit-il; six mille francs de billets, pour commencer. Tiens, en voici trois mille; ne les change ni ici ni à Paris, à cause des numéros. Quant à l'or, nous n'avons pas le temps de compter.

Il vide son chapeau sur le lit et fait deux tas de louis, à peu près égaux.

— Prends celui que tu voudras. Celui de gauche? Parfait. Je mets celui de droite dans ma poche. Douze cents francs chacun, à peu près… Et toi, qu'as-tu trouvé?

— Des valeurs. Les voici.

— Bien. Je vais les emporter, puisque tu restes à Malenvers. Elles partiront pour Londres demain matin à l'adresse de Paternoster. Ce brave Paternoster! Il m'a écrit plusieurs fois à ton sujet… Je t'expliquerai pourquoi. Pour le moment, je me demande où je vais mettre ces titres. Un paquet, ce n'est pas possible. En cataplasme, sur mon ventre? Oui; mais il faudrait quelque chose pour les faire tenir… Ah! ça…

Des drapeaux, qu'on a jugés superflus pour la décoration de l'hôtel, sont appuyés contre le mur. Canonnier en prend un, arrache l'étoffe de la hampe, et s'en confectionne une sorte de ceinture tricolore que je lui attache fortement derrière le dos, et dans laquelle nous insérons les papiers.

— À merveille, dit Canonnier en boutonnant son gilet. Je fais concurrence à M. le maire, intérieurement; et il se met à renifler d'une façon singulière. Tu te demandes si je suis enrhumé? ajoute- t-il. Non, pas du tout. Je flaire l'argent. Je pense que nous n'en avons pas trouvé beaucoup, et qu'il doit y en avoir d'autre. Laisse-moi flairer encore un peu; je te dis que je sens l'argent… Tiens, là.

Il se dirige vers la cheminée, passe sa main entre la glace qui la décore et le mur; et retire un vieux portefeuille.

— Ah! ah! dit-il en s'approchant de la fenêtre. Je te le disais bien!… Des billets de mille; mazette!… Quatre, cinq… Neuf, dix. Dix mille francs, mon bon ami. Voilà ce que c'est que d'avoir du nez. Quand tu auras mon expérience, tu en auras autant que moi… Voici cinq billets. Mets-les dans ta poche, et allons-nous- en.

Nous rentrons dans le bureau.

— Je leur ai laissé toute la monnaie blanche, fait Canonnier en passant devant la caisse fracturée.; ils ont de la chance que je ne sois pas bimétalliste… Plus un mot, à présent et sortons par les jardins. Il y a une petite porte, au fond, qui donne dans une rue déserte.

Nous sommes dans la rue déserte. Les fusées du feu d'artifice s'épanouissant en gerbes multicolores, rayent le ciel qui s'est obscurci. Nous nous dirigeons vers la grande place et nous avons la joie d'assister aux transports de la foule devant les soleils tournants, les chandelles romaines, et surtout les pluies d'or. Divertissements innocents, plaisirs purs…

Un temps d'arrêt. C'est le bouquet qu'on va lancer, et il faut laisser à l'enthousiasme la pause nécessaire aux préparations d'un élan suprême. Oui, c'est le bouquet! Il éclate, éblouissant, au milieu d'acclamations frénétiques. Et, parmi les jets de feu et les rayons dorés, s'élève la forme, plus lumineuse encore, d'une femme coiffée d'un casque qui semble une mitre; armée d'un glaive pareil à un grand couteau à papier: et piétinant une devise latine: Pax et Labor.

— À quoi pensais-tu pendant ce feu d'artifice? demandé-je à
Canonnier comme nous quittons la grande place.

— Je pensais qu'il est fort heureux pour la Société que les malfaiteurs soient des gens simplement préoccupés de leurs besoins matériels, des utilitaires, si l'on peut dire, et n'aient pas de goûts artistiques. Autrement, les crimes pour la sensation, les forfaits pour le plaisir… Mais ça viendra. Les honnêtes gens possèdent déjà ces sentiments-là; les criminels les auront bientôt. Le maire de Chicago, pendant la terrible conflagration de la ville, réfugié au bord du lac avec les habitants impuissants devant les flammes, s'écriait en un accès de voluptueux orgueil: «Qu'on vienne dire, à présent, que Chicago n'est pas la première ville du monde!» Faudra-t-il s'étonner, après cela, si les _tramp_s d'Amérique, qui se contentent jusqu'ici de faire dérailler les trains pour piller les morts et les blessés qu'ils achèvent, se forment une conception plus haute de leur raison d'être; et s'ils se mettent à faire sauter des bourgades ou à incendier des villes, simplement pour l'attrait du spectacle, for the fun of the thing?

— En Europe, on n'en est pas là.

— Pas encore. Mais qu'importent les procédés, après tout? Dans tous les pays, la société actuelle mourra de la même maladie: de la disproportion entre ses aptitudes et ses actes; du manque d'équilibre entre sa morale et ses besoins… La Société! C'est la coalition des impuissances lépreuses. Quel est donc l'imbécile qui a dit le premier qu'elle, avait été constituée par des Forts pour l'oppression des Faibles? Elle a été établie par des Faibles, et par la ruse, pour l'asservissement des Forts, C'est le Faible qui règne, partout; le faible, l'imbécile, l'infirme; c'est sa main d'estropié, sa main débile, qui tient le couteau qui châtre…

Nous arrivons devant la Halle aux Plumes.

— Quel tas de lugubres bavards, là-dedans! murmure Canonnier, ils vont être gavés, bientôt, et se mettront à débiter leurs mensonges… Il y aurait tout de même quelque chose à faire en politique, vois-tu, ajoute-t-il d'une voix plus, basse; quelque chose de grand, sans doute. Pas un des sacripans gouvernementaux attablés là qui n'ait, comme l'enfant de Sparte, un renard qui lui ronge le ventre… Et quelqu'un qui aurait des documents… Tu comprends, hein? Tu comprends?… Quelqu'un à qui on fournirait toutes les preuves… et qui aurait le courage et la force de prendre çà à la gorge… Enfin, nous nous reverrons et nous aurons le temps de causer; je t'ai déjà dit, n'est-ce pas? que j'avais l'intention de te voir… Tu reviens à Paris demain matin?

— Oui.

— Eh! bien, tu me trouveras demain soir à dix heures, sur la place du Carrousel, devant le monument de Gambetta. Convenu? Bien. Je te quitte; je vais aller manger dans un café, près de la gare et, à onze heures, je pars avec ces messieurs. Au revoir.

Neuf heures sonnent au clocher d'une église. Pendant une heure, au moins, je me promène par la ville, songeant à ce que m'a dit Canonnier, à ce qu'il m'a laisse entendre. C'est extraordinaire, que j'aie rencontré cet homme ici; et plus extraordinaire encore qu'il ait déjà songé à moi pour… Et pourquoi ne serait-ce pas le malfaiteur, au bout du compte, qui délivrerait le monde du joug infâme des honnêtes gens? Si ç'avait été Barabbas qui avait chassé les vendeurs du Temple — peut-être qu'ils n'y seraient pas revenus…

Ma marche sans but m'a ramené près de la Halle aux Plumes. J'y entre; car on en a ouvert les portes afin de permettre aux bonnes gens de Malenvers qui n'ont point pris part au banquet de se repaître, au moins, de la délicieuse éloquence de leur cher député.

La Halle, éclairée par de grands lustres qui pendent du toit au bout de câbles entourés de haillons rouges, a un aspect sinistre. On dirait un bâtiment d'abattoir transformé à la hâte en salle de festin; ou bien, plutôt, un grand magasin de receleur dont toutes les marchandises volées auraient été enlevées sous la crainte d'une descente de police, et où se seraient attablés, dans le vain espoir de tromper les argousins sur la destination de l'immeuble, des individus suspects endimanchés à la six-quatre-deux. Des trophées de drapeaux sont accrochés aux murs qui suintent; et, tout au fond, éclatant en sa blancheur froide de fromage mou, on distingue le buste d'une bacchante de la Courtille étiquetée R. F., un buste couronné de lauriers — coupés au bois où nous n'irons plus.

Autour de l'énorme table, les hommes publics, très rouges, semblent cuver un vin très lourd; les citoyens de Malenvers tendent leurs oreilles en feuilles de chou; leurs dames écoutent, très attentivement, aussi, pleines de componction, ainsi qu'à l'église; les cocottes prennent de petits airs détachés (mais elles sont émues tout de même, les gaillardes; je vois bien çà); les sténographes des agences noircissent du papier avec une rapidité terrifiante; les journalistes prennent des notes; la foule, vulgum pecus qui se presse le long des murs, bave d'admiration; et, vers le milieu de la table, debout, avec des gestes de calicot qui mesure du madapolam, Courbassol parle, parle, parle…

Sa figure? Ah! je ne sais pas! Je n'en vois rien; on n'en peut rien voir. Il n'y a que sa bouche qui soit visible; sa bouche, sa gueule, sa sale gueule. Et même pas sa bouche: sa lèvre inférieure seulement. Oui, on ne voit que ça, dans la face de Courbassol. On ne peut pas y voir autre chose que sa lèvre intérieure!

Cette lèvre est une infamie. Un bourrelet épais, violacé, qui fait saillie en bec de pichet ébréché; une chose molle, humide, sur laquelle les paroles paraissent glisser comme un liquide visqueux et dont les contractions spasmodiques semblent sucer la salive; qui fait songer, malgré soi, à un débris sexuel de Hottentote. Cette lèvre-là, c'est une gargouille: la gargouille parlementaire… Et des mensonges en tombent sans trêve, et des âneries, et des turpitudes…

Le saltimbanque attaque sa péroraison. Il la déclame, non pas en Robert-Macaire, ni même en Bertrand, mais en Courbassol. La voix est lourde, monotone, fausse, peureuse; une voix de lâche: la voix parlementaire.

— Oui, citoyens, le jour va luire enfin où c'en sera fait des compromissions indignes; où le grand parti républicain va reprendre conscience de lui-même et voguer de ses propres ailes. La France est lasse de se voir gouvernée par des hommes qui, sous de vains prétextes de sagesse et de prudence, s'efforcent de la retenir dans l'ornière de la routine en attendant qu'ils la plongent dans l'abîme de la réaction. Il ne leur a que trop été permis, déjà, d'accomplir leur oeuvre néfaste; leurs satellites, qu'ils ont pourvus de toutes les places en dépit des droits acquis et des services rendus par de plus dignes, ont submergé le pays sous leurs détestables doctrines. Mais cette inondation réactionnaire, citoyens, a mis le feu aux poudres! Et demain, j'en ai la conviction profonde, la Chambre va montrer par son vote qu'elle n'entend pas être victime et qu'elle se refuse à être dupe. La France veut être libre, citoyens! Berceau du progrès, son bras n'abdiquera jamais le droit de tenir haut et ferme cette torche de la liberté que nos aïeux jetaient, enflammée et sublime, à la face de l'Europe!

Alors, c'est du délire. Des applaudissements frénétiques font trembler la Halle aux Plumes sur sa base. On veut porter Courbassol en triomphe. Et c'est entourés d'une foule hurlante que lui et ses amis arrivent au Sabot d'Or où les propriétaires, par une marche forcée, les ont précédés d'une demi-minute.

— Vive la République! Vive Courbassol! hurle la foule tandis que nous pénétrons dans l'hôtel et que Margot profite de la confusion pour me serrer la main, en signe d'intelligence.

Mais, dans la maison, des cris désespérés s'élèvent:

— Au voleur! Au voleur!… À moi! Au secours!…

— Qu'y a-t-il? Qu'y a-t-il? demandent Courbassol, Machinard et plusieurs autres en se précipitant dans le bureau où l'hôtelier et sa femme font un affreux vacarme.

— Tenez, Messieurs, tenez! Regardez la caisse! Voyez le secrétaire! Les voleurs sont venus… Ils nous ont tout pris, tout! Ah! les coquins!… Mon Dieu! quel malheur!…

Courbassol, Machinard et plusieurs autres font pleuvoir les consolations, accueillies par les jurons de l'hôtelier et les sanglots de l'hôtelière. Cependant, il est onze heures moins vingt et les véhicules qui nous ont amenés ce matin arrivent devant la maison. Les voyageurs ont juste le temps de monter chercher leurs manteaux, et leurs parapluies, et leurs cannes. Margot ne les suit pas; elle vient de déclarer à Courbassol que l'émotion lui a brisé les nerfs et qu'elle ne serait pas en état de supporter le voyage. Courbassol a affirmé qu'il comprenait ça; les nerfs des femmes… Margot passera la nuit au Sabot d'Or et prendra le train demain matin.

Les voyageurs descendent. Quelques-uns règlent leurs notes, tous font leurs compliments de condoléance aux victimes gémissantes de la perversité humaine, et ils montent dans les véhicules qui s'ébranlent au bruit des acclamations populaires. Je les regarde partir. Dans un quart d'heure, Ils rouleront vers Paris, en compagnie d'un homme qui les attend là-bas, dans un café près de la gare, et qui porte autour du ventre un drapeau tricolore.

J'entre dans le bureau de l'hôtel. Margot, assise à côté de l'hôtelière qui sanglote, cherche à la réconforter et partage sa douleur, car de grosses larmes coulent sur ses joues.

— Ma pauvre dame, dit-elle, comme je vous plains!… Mais je vous jure que je ferai tout ce que je pourrai pour vous. Courbassol m'accordera ce que je lui demanderai. Qu'est-ce que vous voulez? Un bureau de tabac? Un kiosque à journaux? Enfin, dites… Je suis sa maîtresse, sa maîtresse en titre, je vous dis. C'est plus que sa femme, n'est-ce pas? Ainsi…

L'hôtelier, dans un coin, s'arrache les cheveux, de la main gauche; de la main droite, il tient le vieux portefeuille que Canonnier a découvert derrière la glace.

— Ah! Monsieur, que nous avons du malheur! me dit-il comme je lui demande une chambre. C'est affreux! C'est épouvantable!… Et ces coquins de gendarmes qui sont restés toute la soirée à la porte de la Halle aux Plumes au lieu de patrouiller les rues! Je vais demander leur cassation… Donnez le numéro 8 à Monsieur, ordonne- t-il à Annette qui vient d'arriver avec une bougie. Et préparez- vous à comparaître demain matin devant le juge d'instruction, petite scélérate; s'il ne vous met pas pour six mois en prison préventive, vous et Jérôme, je lui ferai donner de mes nouvelles par M. Courbassol…

Annette, tout en larmes, me conduit à ma chambre; ce n'est pas celle où est morte la vieille femme; tant mieux; quoique je pense l'habiter très peu, cette chambre. J'ai vu la clef du numéro 10, dont la porte fait face à la mienne, se balancer aux doigts de Margot…

— Tu ne trouves pas que c'est curieux? me demande Margot dans le train qui nous ramène à Paris. Nous n'avons passé que deux nuits ensemble et, chaque fois, on a découvert un vol dans la maison.

— Oui, dis-je, il y a des coïncidences bizarres.

—Pour sûr. Ah! maintenant, nous pouvons causer; car nous n'avons pas eu le temps de nous dire deux mots, depuis hier soir. Qu'est- ce que tu fais, toi?… Ah! oui, tu es ingénieur. Tu es toujours, dans les écluses?

—Toujours.

— Il en faut donc beaucoup?

— Il en faut partout.

— Ça doit bien gêner les poissons… Ah! à propos, tu ne sais pas la vérité sur le vol d'hier? C'est la femme de chambre qui m'a raconté ça ce matin… Figure-toi que les aubergistes avaient chez eux la mère de la femme, une vieille qui était morte dans l'après- midi. — Le cadavre était dans la maison. Quelle horreur! — Toutes les valeurs de la vieille étaient dans le secrétaire; et, comme il y a beaucoup de parents, les hôteliers ont simulé un vol pour n'avoir pas à partager l'héritage. Il est bien facile de voir que c'est là la vérité; toute la ville la connaît à l'heure qu'il est, et tu penses si l'on doit rire à Malenvers. Le coup était mal monté, à mon avis; car enfin, le mari et la femme qui s'absentent ensemble, l'hôtel complètement abandonné, est-ce que ça peut sembler naturel?

— Pas un instant.

— Quelles canailles! La famille va leur faire un procès. Et dire que la politique vous force à frayer avec des gens pareils!…

Et Margot pousse un gros soupir.

XV — DANS LEQUEL LE VICE EST BIEN PRÈS D'ÊTRE RÉCOMPENSÉ

Je viens d'aller regarder l'heure, à la lueur d'un des becs de gaz de la place du Carrousel. Dix heures un quart. J'attends Canonnier depuis vingt minutes, et je ne le vois pas paraître. Il n'est guère exact… J'allume un cigare et je m'amuse à dévisager les passants, pour tuer le temps; ils sont rares, ces passants, et ils marchent vite en traversant cette grande place à laquelle la disparition des Tuileries a donné l'aspect d'un désert.

Dix heures et demie. Ah! ça, Canonnier aurait-il oublié le rendez- vous qu'il m'a donné? Non, ce n'est pas possible. Alors?… Alors, je ne sais vraiment que penser. Attendons encore. Je me mets à examiner, sous la lumière crue de la grande lampe électrique qui s'érige au milieu de la place, le monument de Gambetta. Quelle chose abjecte, cette colonne Vendôme de la Déroute! Cette pierre à aiguiser les surins, vomie par les carrières d'Amérique, ce pilori de N'a-qu'un-OEil sur lequel Marianne, coiffée d'un bas de laine, enfourche à cru une chauve-souris déclouée de la porte du Grenier d'Abondance — qui n'a plus besoin de porte, à présent!

Il va être onze heures, et toujours pas de Canonnier, C'est embêtant; j'aurais bien voulu le revoir, et je ne puis pas revenir, comme cela, l'attendre tous les soirs pendant un mois sur la place du Carrousel. J'ai reçu, en rentrant chez moi, une lettre de Roger-la-Honte qui me demande de me trouver à Bruxelles dans trois ou quatre jours… Non, j'ai beau regarder du côté des guichets qui donnent sur le quai et du côté de ceux de la rue de Rivoli, je n'aperçois pas mon homme. Je ne vois que le factionnaire qui monte la garde, là-bas, devant le ministère des finances, et la statue de pierre du Grand Tribun dont le bras vengeur désigne la trouée des Vosges — à l'ouest.

Allons-nous-en. Demain, j'irai voir chez Ida si elle a des nouvelles, sans lui faire part de ma déconvenue de ce soir, au cas où elle ne saurait rien. Il ne faut point mettre les gens au courant de nos déceptions. Pensons-y toujours, n'en parlons jamais.

J'arrive chez Ida, rue Saint-Honoré, vers une heure de l'après- midi.

— Ah! s'écrie-t-elle dès qu'elle pénètre dans le salon où je l'attends, il y en a, du nouveau! Canonnier est ici, et sa fille aussi…

— Vraiment! sa fille! Et depuis quand?

— Depuis hier soir, répond Canonnier qui a reconnu ma voix et qui fait son entrée. Dis donc, je t'ai laissé poser, hier soir; excuse-moi, car je n'ai pu faire autrement.

Il m'explique ce qui est arrivé. Il est entré sans encombre à Paris, l'avant-dernière nuit. Hier matin, il a chargé Ida de faire remettre une lettre à sa fille; et, toute la journée, il a attendu vainement une réponse. Mais cette réponse, c'est Hélène elle-même qui l'a apportée, vers sept heures du soir.

— Et elle déclare qu'elle suivrait son père au bout du monde, s'écrie Ida, et que son devoir est de tout lui sacrifier. Ah! qu'elle est charmante! Aussi innocente que l'enfant qui vient de naître… Elle est restée ici depuis hier soir. Elle est désolée de causer du chagrin, par son départ, à ces Bois-Créault qui ont toujours été si parfaits pour elle; mais son père, dit-elle, doit passer avant tout. Elle le croit menacé…

— Oui, dit Canonnier. Je lui avais appris dans ma lettre, afin de la décider, que j'étais poursuivi pour mes opinions politiques; et — vois si elle est intelligente — elle a fait une remarque qui m'a empêché sans doute de me faire pincer en allant te retrouver hier soir.

— Ah! bah! dis-je; et comment cela?

— On savait, continue Canonnier, que c'était pour venir chercher ma fille en France que j'avais quitté l'Amérique. On le savait; j'ai été trahi par quelqu'un… Mais je te raconterai ça plus tard. Et, comme on ignorait ou j'étais passé depuis mon départ des États-Unis, on faisait surveiller l'hôtel de M. de Bois-Créault, où demeurait Hélène. Ma fille, hier, en quittant cet hôtel, a remarqué qu'un individu qu'elle voyait depuis plusieurs jours devant la maison s'était mis à la suivre. Elle a essayé de le dépister, mais vainement; c'est un malin. Elle m'a prévenu de la chose; j'ai vu le personnage en faction sur le trottoir d'en face, et tu comprends que je ne suis pas sorti.

— Et la surveillance continue-t-elle?

— Je te crois, répond Canonnier. Si tu veux voir l'individu, viens ici…

Il va, tout doucement, lever le coin du rideau d'une fenêtre et me désigne, dans la rue, un Monsieur qui porte un lorgnon.

— Attends un peu, dis-je, laisse-le moi regarder attentivement…
Bon. Ça suffit. Cet homme-là n'est pas un mouchard.

— Comment! s'écrie Canonnier; ce n'est pas…

— Non, mille fois non. Si c'est lui qui t'effraye, tu as tort d'avoir peur. D'ailleurs, je vais t'en donner bientôt la meilleure des preuves… Mais, d'abord, qu'as-tu l'intention de faire? Quitter le plus vite possible Paris et la France avec ta fille, je présume? Oui. Et aller à Londres, car il est bien improbable que l'Angleterre accorde ton extradition, si le gouvernement français la demande, car tu n'es pas condamné, mais simplement relégué.

— J'irai peut-être à Londres; mais ça dépend. Où va-tu, toi?

— Moi, je vais à Bruxelles.

— Eh! bien, moi aussi j'irai à Bruxelles.

— C'est de la folie! La Belgique t'arrêtera et t'extradera sans la moindre hésitation.

— Peut-être, si l'on sait que je suis à Bruxelles; mais si on l'ignore? Car, si tu ne te trompes pas, si cet homme qui croise devant la maison depuis ce matin n'est pas un roussin…

— C'est si peu un roussin, dis-je, que je vais t'en débarrasser pour toute la journée. Je vais descendre et l'emmener avec moi. Regarde par la fenêtre. Une fois que tu m'auras vu partir en sa compagnie, tu seras libre de tes mouvements.

— Bon. Je prendrai avec Hélène le train de Belgique cette après- midi même. Quand seras-tu, à Bruxelles, toi?

— Je partirai demain matin. Maintenant, ne quitte pas là fenêtre, surveille bien mes mouvements et tu verras que tu n'as rien à craindre.

Je descends. Du coin de l'escalier, je guette le moment où l'homme que Canonnier prend pour un mouchard aura le dos tourné. Voilà. Je sors, je remonte un bout de la rue, à gauche, je la traverse, et je me trouve nez à nez avec l'individu, qui vient de se retourner.

— Eh! bien, lui dis-je en lui donnant Un grand coup sur l'épaule, comment vous portez-vous, Issacar?

— Comment! c'est vous! s'écrie Issacar absolument abasourdi; ah! vraiment, je ne m'attendais guère…

— Moi non plus; et je suis bien heureux de vous rencontrer; j'ai beaucoup de choses à vous dire. Laissez-moi vous emmener déjeuner et nous pourrons nous donner de nos nouvelles réciproques tout à notre aise.

— Je regrette beaucoup d'être obligé de refuser votre invitation, répond Issacar; mais en ce moment je suis fort occupé…

— Occupé! dis-je très haut, car je commence à croire qu'il y a du louche dans la conduite d'Issacar. Occupé! Vous osez me raconter de pareils contes, à moi qui vous trouve dans la rue Saint-Honoré, le nez en l'air, rimant un sonnet à votre belle, alors que je vous crois aux prises avec les cannibales du Congo.

Je fais signe à un cocher dont la voiture vient s'arrêter devant nous.

— Allons, Issacar, dis-je en le prenant par le bras et en le poussant dans la voiture, vous me semblez avoir complètement oublié les usages européens dans ce Congo où vous avez sans doute fait fortune.

— Hélas! non, répond-il tandis que je donne au cocher l'adresse d'un restaurant de la rue Lafayette.

— Non, me dit Issacar au dessert, non, je n'ai point fait fortune au Congo; tant s'en faut. J'y ai perdu tout l'argent que j'ai voulu, et j'ai été obligé de revenir en France il y a un mois.

— Je croyais pourtant que vous aviez une belle idée…

— Oh! superbe! Seulement, je n'ai pas pu la réaliser. Je m'y étais pris trop tôt. Celui qui pourra, dans deux ans, tenter ce que j'ai essayé, fera certainement une fortune.

— Vous n'avez pas de chance.

— Non. J'ai des idées excellentes, mais je ne puis jamais reconnaître le moment propice à leur exécution. Je m'y prends trop tôt ou trop tard. Je sais combiner, mais pas entreprendre. Je suis un incomplet…

— Oui, je le crois; et vous n'êtes pas le seul aujourd'hui.

— Non, certes. Le nombre des gens auxquels il manque quelque chose, une toute petite chose, un rien, pour réussir, est considérable. Tout le monde a du talent, à présent; mais c'est du génie qu'il faut. Et le génie ne s'acquiert pas. C'est un don, un pouvoir qu'on apporte en naissant de concevoir lucidement certaines choses et de rester complètement fermé à d'autres, presque une faculté animale. Et puis… vous parlez des incomplets. C'est chez les Juifs surtout qu'ils se rencontrent. Je suis Israélite et j'en sais quelque chose. La race juive, malgré la barbarie sanglante de ses origines, et peut-être en raison de ces origines mêmes, n'est pas une race abjecte, quoi qu'on en dise. Les Juifs — cela peut vous paraître étrange, mais c'est vrai — les Juifs sont absolument dépaysés dans la civilisation actuelle. Ce sont des gens qui vivent dans un monde qu'ils n'ont point fait et qu'ils détestent, dont quelques-uns d'entre eux — et vous connaissez leurs noms aussi bien que moi — ont démontré, avec une éloquence qu'on n'égala pas, la misère et la bêtise; dont le plus grand nombre met en pleine lumière, par ses actes, l'absurdité et l'infamie.

— En en profitant de son mieux.

— Naturellement. Je vous parle du plus grand nombre. Vous n'irez pas chercher la compréhension et la moralité hautes, même chez une race qui a connu la persécution, dans la majorité… Ce plus grand nombre, auquel les circonstances — ou la volonté bien arrêtée des chrétiens, car il y aurait de singulières choses à dire là-dessus — ont donné, il y a cent ans, la direction des affaires des peuples, ce plus grand nombre peut se diviser en deux parties. D'abord, une minorité douée de génie, d'un génie pratique pour le maniement et l'utilisation de l'argent, mais qui ne se rattache au judaïsme que par les liens extérieurs des pratiques religieuses. Il y a autant de différence entre les préoccupations morales de ces gens-là et celles d'Israélites qui ont la notion du caractère et des tendances de leur race, qu'on peut en trouver entre l'existence d'un prince de la finance et celle de Spinoza vivant à La Haye, sur le Spui, dans l'humble maison où il gagnait sa vie — un peu de pain et de lait — à polir des verres,

— Et ces Israélites qui ont, d'après vous, la notion du caractère et des tendances de leur race…?

— Ils sont nombreux. Pas un parmi eux, qui ne se rende parfaitement compte, au fond, du fonctionnement imbécile de la machine sociale, et qui n'en connaisse la cause. Pas un qui ne soit disposé à la mettre en pièces, cette machine. Mais l'entreprise n'est pas facile; et, s'il se rencontre dans leurs rangs des hommes comme Lassalle, Il s'y trouve encore plus souvent des gens comme moi. Que voulez-vous? Lorsqu'on juge une situation désespérée, et qu'on ne peut l'améliorer, le mieux est d'essayer d'en tirer tout le parti possible, sans s'occuper du choix des moyens. Aujourd'hui coupeur de bourses, demain gendarme. Notre logique est dans nos idées — nos idées à nous — mais pas dans nos actes. La connaissance nette des choses est déjà pour nous une entrave assez gênante, la condition du monde actuel, en opposition constante avec nos aspirations et nos rêves, paralyse à tel point notre énergie, que nous serions bien sots de nous embarrasser, encore, du poids écrasant des scrupules. Oui, nous sommes des incomplets; propres à rien, peut-être parce qu'il n'y a rien de propre, et bons à tout, peut-être parce que votre société, où il est défendu d'agir individuellement, ne peut se passer d'intermédiaires. Pourquoi voudriez-vous, s'il vous plaît, que nous prissions parti, consciencieusement, pour telle coterie ou pour telle clique? Pourquoi voudriez-vous que nous eussions des convictions? Nous sommes indifférents à vos conflits dérisoires. Ce n'est pas notre faute, si l'homme se glorifie de panteler sur une croix d'or, le flanc percé, la tête couronnée d'épines… Ecce homo!… Hé! qu'il reste à son gibet, si cela lui fait plaisir! Comme au supplicié du Golgotha, nous lui disons: «Sauve- toi toi-même.» Et nous lui apportons du fiel et du vinaigre sur une éponge, s'il a soif, au bout du glaive de la Loi!

— Et, dites-moi, Issacar, n'avez-vous pas les doigts, en ce moment, sur la poignée de ce glaive-là?

— Toute la main, répond Issacar. Je ne veux pas vous le cacher…
Vous savez que le ministère a démissionné hier?

— Certes. Les camelots se sont chargés de me l'apprendre; mes oreilles en souffrent encore.

— C'est Courbassol qui va être nommé président du Conseil, demain ou après-demain au plus tard; l'Élysée essaye aujourd'hui une ou deux combinaisons, mais ce n'est pas sérieux… Vous me direz que Courbassol ne l'est guère non plus; mais ça n'a pas la moindre importance. Les hommes mêmes remarquables dans la conduite de leurs affaires privées ont leurs acuités submergées, dès qu'ils arrivent, au pouvoir, sous un flot de cynisme politique, d'indifférence au bien général, d'incompréhension absolue, qui a quelque chose d'effrayant. Mais du moment qu'ils ont de la poigne, comme on dit, la France est satisfaite; en fait de liberté, elle n'a jamais connu que la liberté des moeurs, et elle demande à continuer… Que vous disais-je? Ah! oui… Dès que Courbassol sera installé, on procède à l'épuration générale du personnel. C'est décidé. On nettoie les écuries d'Augias…

— Ah! et vous aurait-on laissé entrevoir une place au râtelier, après le nettoyage?

— Oui; on m'a promis de me nommer préfet.

— Vraiment! Mes compliments. Mais qu'avez-vous fait pour mériter de pareilles faveurs?

— J'ai rendu des services, dit Issacar… des services… depuis que je suis revenu. Oui; on m'a chargé de deux missions importantes qu'on ne pouvait pas confier à tout le monde, et je les ai menées à bonne fin. À vrai dire, quand vous m'avez rencontré, je m'occupais d'une troisième affaire… Ah! si je la réussissais, celle-là!…

— C'est donc bien important?

— Très important. Il s'agit de s'assurer de la personne d'un individu qui s'est approprié des documents compromettants pour de hauts personnages; on l'avait déjà mis hors d'état de nuire, mais…

— Comment m'écrié-je, avec un grand geste d'indignation. Comment!
Issacar, vous en êtes là!… Vous faites ça!…

— Pourquoi pas? répond Issacar. Vous êtes admirable, vraiment! Parce que j'ai commis des actes contraires aux prescriptions du Code, je serais condamné à n'en jamais commettre d'autres? Il me serait interdit d'étayer l'autorité établie sous prétexte que je l'ai autrefois battue en brèche? Ah! non; je n'engage ma liberté ni à droite ni à gauche; je méprise assez les lois pour les narguer le matin et pour leur prêter le soir le concours de mon expérience, si j'y trouve mon intérêt… Voyez-vous, ajoute-t-il, il n'existe plus, au fond, que deux types aujourd'hui: le voleur et le policier; quant à l'homme d'État, c'est un composé des deux autres. Il y a aussi l'Artiste; mais, dans la Société actuelle, c'est un monstre.

Peut-être, après tout. Ah! Et puis…

— Vous le savez, continue Issacar, je suis Juif; et par conséquent, tout à fait indifférent à bien des choses qui vous passionnent. Ce détachement absolu n'est cas une manière d'être: c'est une raison d'être. Le Juif… Figurez-vous une caravane qui passe à travers un univers malade, apportant des remèdes dont on ne veut pas, et des poisons qu'on lui demande… Le Juif, à mon avis, n'a pas encore joué son rôle — le rôle qu'il jouera. — Il traversera l'épreuve de la tolérance comme il a traversé l'épreuve de la persécution. Toutes les races ont leur fonction dans la physiologie de l'humanité.

J'ai fait durer le déjeuner aussi longtemps que possible; il n'y a certainement pas moyen de retenir Issacar davantage. N'importe; Canonnier et sa fille ont pu mettre le temps à profit et sont déjà, sans doute, à la gare du Nord, il faudra que je prenne le train de Bruxelles Ce soir, et que je les décide à partir demain pour Londres; je n'ai pas confiance en l'hospitalité belge.

Nous sortons du restaurant. Un embarras de voitures, omnibus, fiacres, fardiers, camions, nous arrête au bord du trottoir au moment où nous allons traverser la rue; les cochers jurent, les voyageurs tempêtent; et l'un d'eux, là-bas, met la tête à la portière d'un fiacre à galerie chargé de malles, pour se rendre compte de ce qui se passe… Dieu de Dieu! C'est Canonnier! Pourvu qu'Issacar…

Mais Issacar n'est plus là. Il a sauté dans une voiture qui passait à vide, et qui suit au grand trot, à présent, le fiacre à galerie qui s'est remis en marche. Il se retourne, de loin, pour m'envoyer un salut accompagné d'un geste vague…

Que faire? Que faire?… Courir à la gare?… C'est inutile. Le train sera parti avant que j'y puisse arriver, un train précédé d'une dépêche envoyée par Issacar aux mouchards de la frontière… Que faire?… Rien. J'ai beau me creuser la, tête, je ne vois rien à tenter. Ah! pourquoi n'ai-je pas expliqué les choses à Issacar, tout à l'heure?… Il n'a pas oublié qu'il me doit vingt mille francs et je suis convaincu qu'il aurait aidé Canonnier à échapper, si je lui avais demandé de le faire. Oui, pourquoi n'ai- je pas parlé?… Ce qui doit arriver arrive, malgré toutes les mesures qu'on peut prendre, malgré toutes les combinaisons — et tous les stratagèmes… Ah! il est bien inutile que je prenne le train ce soir, pour me croiser en route, avec celui qui ramènera Canonnier…

Je suis navré et énervé au point de ne pouvoir tenir en place. Il m'est impossible de rester chez moi, où je suis rentré tout à l'heure; la solitude redouble mon ennui. Sept heures. Je sors. Je vais aller inviter Margot à dîner; son bavardage me distraira…

Mais Margot refuse ma proposition, telle ce Grec incorruptible qui repoussa les présents d'Artaxercès. C'est elle qui tient à m'offrir à dîner.

— Je sais bien que ça te semble le monde renversé…

À moi? Oh! pas du tout. Je ne demande qu'à me laisser faire.

Je dîne donc chez Margot; et même, j'aurai largement le temps d'y digérer à mon gré, car Margot est veuve jusqu'à demain. Courbassol a fait annoncer qu'il ne viendra pas ce soir; il jette le mouchoir à une indigne rivale.

— Oui, mon cher. Il me trompe avec une actrice; je le sais. Un homme marié! C'est dégoûtant… Enfin, il va être ministre, et j'aurai un cocher à cocarde tricolore à ma porte quand je voudrai. Ah! ce que Liane va rager!…

Mais si, par hasard — car tout arrive, même ce qui devrait arriver — si Courbassol n'était pas nommé ministre?

— C'est impossible! s'écrie Margot. Le président est forcé de rappeler. Mais qui veux-tu qu'on prenne, mon ami? Réfléchis un peu. Qui? Ils ne sont pas nombreux, en France, les gens à qui l'on peut confier un portefeuille. Tiens, tu ne connais rien à ces choses-là. Quand je t'entends parler politique, j'ai envie de t'envoyer coucher.

— Ne te gène pas; et si tu me montres le chemin, je serai capable de ne pas me réveiller avant demain.

C'est, ma foi, ce que j'ai fait. Nous dormons encore tous deux lorsqu'un carillon épouvantable retentit dans la maison. Un instant après, le bruit d'une grande discussion parvient jusqu'à nous.

— Qu'y a-t-il donc? demande Margot.

Moi, je ne sais pas… Mais les voix se rapprochent; et l'on commence à distinguer les paroles prononcées par plusieurs hommes dans le petit salon qui précède à chambre à coucher.

— Si, si, nous savons qu'il est ici!

— Mais non, Monsieur, je vous jure, répond la voix de la femme de chambre. Madame est toute seule.

— Voyons, voyons, ma petite, c'est inutile de nous faire des contes. Du moment qu'il n'est pas chez lui, il est ici; c'est forcé.

Et, une seconde après, on frappe à la porte de la chambre.

— Mon cher ami, vous êtes là?… Répondez-moi, sacredié! C'est moi, Machinard.

— Réponds, murmure Margot; sans ça, ils ne s'en iront pas. Et elle mord les draps pour ne pas éclater de rire, pendant que je pousse un rugissement.

— Humrrr!…

— Bien, bien, répond Machinard. C'est tout ce que je voulais savoir. Ne vous dérangez pas… Il faut vous rendre à l'Élysée pour midi. Le président vous fait appeler pour vous offrir la présidence du Conseil et le portefeuille de la Justice. Je compte sur votre exactitude, n'est-ce pas?

— Humrrr!…

— Et mes félicitations. Rappelez-vous que c'est l'Intérieur qu'il me faut.

— Humrrr!…

— Et mes compliments, vient dire Chose à travers la porte.
Souvenez-vous bien de me réserver la Marine.

— Humrrr!…

— Et mes congratulations, reprend Un Tel par le trou de la serrure. N'oubliez pas de me désigner pour l'Agriculture.

— Humrrr!…

Puis, on entend leurs pas qui s'éloignent. Margot se tord de rire; et moi je saute à bas du lit. Vite, vite, il faut partir, quitter Paris…

— Qu'est-ce que tu fais? demande Margot. Tu t'habilles? Tu pars?

— Tu le demandes! Un pays où l'on veut faire de moi un ministre de la Justice!

— Et puis, après? dit Margot qui rit encore. Pourquoi pas toi aussi bien qu'un autre?

Ah! la malheureuse! C'est vrai, elle ne sait rien… Laissons-la dans son ignorance.

Quand je la quitte, elle me demande mon adresse à Londres; elle viendra peut-être me faire une visite dans quelque temps… J'en serai enchanté. Je lui donne une carte. Et elle sonne sa femme de chambre pour lui ordonner d'aller porter à Courbassol, chez l'indigne rivale, la nouvelle du bonheur qui l'attend.

Ah! oui, il va être heureux, Courbassol. Ministre de la Justice!
Quel honneur! — Quel honneur même pour la Justice, car enfin
Courbassol n'est peut-être encore que l'avant-dernier des
Courbassols…

Je me hâte de rentrer chez moi, de déjeuner et de me préparer à partir. Je veux être à Bruxelles ce soir car une pensée, tout d'un coup, m'a traversé le cerveau. Canonnier a été arrêté, c'est certain; mais qu'est devenue sa fille?

XVI — ORPHELINE DE PAR LA LOI

Nous ne sommes plus qu'à une demi-heure de Bruxelles et le voyageur qui me fait face, dans le compartiment où nous sommes seuls, vient de céder au sommeil. C'est un homme de soixante ans, environ, au front haut, aux traits impérieux, aux cheveux très blancs, à la face complètement rasée. Grand, maigre; des mains fines; et ses, yeux, qu'il vient de fermer, éclairaient sa physionomie de la lueur de l'intelligence. À présent, c'est seulement de la lassitude, une expression de fatigue et de chagrin intense qui se lit sur sa figure. Souffrance toute morale, sans doute, car cet homme-là doit être riche; je me permets, tout au moins, de le supposer. Son costume de voyage, très simple, son manteau sombre, son chapeau de feutre, ne me livrent aucun renseignement sur sa position sociale; et une jolie petite valise à fermoirs d'argent, aux initiales J.-J.B., qu'il a déposée dans le filet au-dessus de sa tête, ne m'en donne pas davantage. Qu'y a-t-il, dans cette valise?

Je tire mon mouchoir de ma poche, non pas que j'aie l'intention de m'en servir — je risquerais de réveiller cet honorable vieillard — mais pour l'imbiber de quelques gouttes d'un liquide contenu dans une petite fiole que je portais dans mon gousset. Ce liquide, c'est du chloroforme, toujours utile en voyage. Et, maintenant que le mouchoir en est suffisamment imprégné, je me lève tout doucement et je l'applique sous les narines du vieux monsieur. La tête du vieux monsieur se rejette en arrière, la bouche s'entr'ouvre pour laisser passer une plainte sourde, les paupières battent, et c'est tout. Le vieux monsieur se réveillera deux ou trois minutes après l'arrivée du train à Bruxelles. J'ai une grande expérience de ces choses-là.

Je lance par la portière le mouchoir et la fiole de chloroforme, par mesure de précaution; je reprends ma place et je déplie un journal où l'on parle — quelle coïncidence! — d'un nouveau système de sonnette d'alarme qu'on doit bientôt mettre en usage sur la ligne du Nord. Allons, il ne sera pas trop tôt; le besoin s'en fait sentir, comme on dit dans la presse…

Le train ralentit son allure, pénètre sous la voûte de verre de la station; il va s'arrêter. Je jette un regard sur le vieux monsieur; ses mains se crispent et il semble faire des efforts désespérés pour ouvrir les yeux. Il est temps. Je tourne la poignée de la portière, je saisis mes deux valises — la mienne et l'autre — et je descends avec la légèreté qui me caractérise. Une minute après je suis dans un fiacre; et un quart d'heure ne s'est pas écoulé que je fais mon apparition, à l'hôtel du Roi Salomon.

— Ah! monsieur Randal! s'écrie l'hôtelière dès qu'elle m'aperçoit.
On ne parle que de vous, depuis ce matin.

— Qui cela?

— Mais, une charmante jeune fille…

— Et puis, et puis!… M. Canonnier, l'avez-vous vu?

— M. Canonnier? Je crois bien, que je l'ai vu! Il est là-haut, au premier étage; il vous attendait ce matin pour déjeuner…

Je ne l'écoute plus; je grimpe l'escalier au plus vite. Canonnier est ici!… Alors, qu'est-ce que c'était que cette comédie jouée hier par Issacar? Avait-il deviné le but de la manoeuvre que j'avais exécutée, et avait-il voulu, pour se venger à moitié, me faire une fausse peur sans nuire à l'homme que je voulais sauver? C'est bien possible… Je frappe à la porte qu'on m'a indiquée.

— Enfin! c'est toi, dit Canonnier qui vient m'ouvrir. Je commençais à désespérer. Qu'est-ce qui t'a retenu à Paris?

Autant ne point le lui avouer. À présent que le danger est passé, il vaut mieux ne pas parler de mes craintes.

— J'ai manqué le train du matin, dis-je; on m'avait réveillé, trop tard. Et il ne faudra pas m'imiter demain, car il est nécessaire de partir pour Londres à la première heure. J'ai à faire ici dans deux ou trois jours, mais je t'accompagnerai, quitte à revenir le lendemain, afin de vous, installer chez moi, toi et ta fille.

— Tu es bien aimable; je pense aussi que l'Angleterre vaut mieux pour moi que la Belgique, et j'étais décidé à ne pas rester ici bien longtemps. J'ai déjà fait porter mes bagages à la consigne de la gare du Nord et j'ai télégraphié à Paternoster de garder la valeur des titres que je lui ai expédiés jusqu'à ce que toi ou moi allions chercher cet argent. Tu sais ce qu'il donne? Mille livres sterling. Il n'y a pas à se plaindre; je n'espérais pas davantage. D'ailleurs, Paternoster n'aurait aucun intérêt à me rouler…

On frappe. C'est une servante qui vient demander où nous désirons dîner.

— Ici, répond Canonnier; dans ce salon. Nous serons mieux à notre aise pour causer… Hélène est là, continue-t-il en indiquant une porte qui donne dans la pièce où nous nous trouvons. Moi, j'ai une chambre au second. Et toi?

— Moi, je ne sais pas encore, mais peu importe. Je suis monté ici directement et j'ai même apporté ma valise…

— Tes valises, tu veux dire.

— Si tu y tiens; quoique la petite ne soit en ma possession que depuis très peu de temps.

—Ah! tu l'as fabriquée dans le train. On fait ça de temps en temps, pour s'amuser; car autrement… Généralement, on y trouve un rasoir et un tire-bottes. Qu'est-ce qu'il y a dans celle-là? Tu ne sais pas? Ce n'est pas la peine de regarder à présent; nous verrons plus tard.

Et il va déposer la petite valise à initiales sur la mienne, dans un coin, près d'une fenêtre, tandis qu'une servante met le couvert sur la table du salon.

— Je vais te présenter à Hélène dès que cette fille sera partie, me dit-il en revenant vers moi. Elle est très, très gentille, mais un peu enfant; tu comprends, élevée comme elle l'a été! Elle me semble un peu réservée aussi, un peu circonspecte, si tu veux.

— C'est assez naturel; elle ne sait rien de toi ni de tes projets.
Et quelles sont ses dispositions envers toi?

— Oh! elle m'est toute dévouée; elle me l'a répété dix fois depuis hier — peut-être pour me décider à lui faire part de mes intentions à son égard…

— Et quelles sont tes intentions?

—Cela, mon cher, c'est compliqué. Mais je ne veux pas t'en faire un mystère; d'autant moins que je désire t'intéresser largement à mes combinaisons. J'ai besoin d'un homme instruit, audacieux, qui serait assez bien élevé pour pouvoir se conduire en sauvage, et qui aurait assez étouffé de scrupules pour oser se permettre d'agir en honnête homme. On m'a donné des renseignements sur toi; je t'ai vu suffisamment pour m'être fait, à ton endroit, quelques opinions qui, je pense, ne sont pas fausses; et je crois que tu es l'homme que je cherche. Si nous nous entendons, le cambriolage que nous avons exécuté ensemble à Malenvers aura été le dernier auquel tu auras participé. Il ne s'agira plus de forcer les secrétaires des bourgeois mais…

Un grand geste, qui semble vouloir balayer un monde, achève la phrase.

— D'autre part, reprend Canonnier, il faut une femme jeune, jolie, intelligente, adroite. Cette femme, ce sera Hélène. J'ignore quels sont ses sentiments actuels, et jusqu'à quel point le milieu imbécile dans lequel elle a vécu a influé sur elle; mais je sais quelles seront bientôt ses convictions. Qu'elle soit l'élève de qui on voudra, peu m'importe; c'est ma fille; elle a du sang d'instinctif et d'indépendant dans les veines. Elle est assez jeune pour le sentir et pour voir clair, tout d'un coup, dès que je lui aurai dessillé les yeux… Ah! je vais l'amener, continue- t-il comme la servante se retire pour aller chercher le potage. Bien entendu, pas un mot qui puisse lui laisser deviner ce que nous sommes l'un, et l'autre. Elle me prend pour un agitateur traqué à cause de ses opinions, et je lui ai parlé de toi comme d'un ingénieur qui écrit, de temps en temps, dans les revues. Il ne faut point l'effaroucher du premier coup, mais la conduire graduellement à entendre ce qu il est nécessaire qu'elle comprenne. Je reviens…

Canonnier disparaît derrière la porte qu'il m'a désignée tout à l'heure. Qu'y a-t-il donc, dans cet homme-là? Que rêve-t-il, et quels sont, au juste, ses projets? J'entrevois une combinaison grandiose et basse, chimérique et pratique, inspirée par la haine de l'iniquité et par la soif du butin, par le désir de la justice et la passion de la vengeance; toutes les idées révolutionnaires placées sur un nouveau terrain; la désagrégation de la Société sous le vent du scandale, sous la tempête des colères personnelles et des rancunes individuelles; et l'hallali sans pitié sonné, non plus par la trompe de carnaval des principes, mais par le clairon des instincts, contre les exploiteurs mis un par un en face de leurs méfaits et rendus, enfin, responsables… Un rêve de barbare, peut-être. Et pourtant… Je songe au sort d'un ami de Roger-la-Honte, qui s'était introduit, il y a trois mois, dans la maison d'un bourgeois. Le bourgeois, qui l'a surpris la pince à la main, lui a brûlé la cervelle. On ne l'a point poursuivi. Il était dans son droit. Il était chez lui.

Où donc sont-ils chez eux, les pauvres?…

Hélène est devant moi.

Une grande jeune fille, belle. Malgré la masse de ses cheveux, d'un superbe blond aux reflets verdâtres, elle semble plutôt un éphèbe qu'une femme. Rien d'accusé en elle; tout est à deviner, mais tout est rythmique. Chose rare chez la Française, l'expression de la tête ne contredit point celle du corps; elle n'a pas une tête apathique de chérubin de sacristie équivoque, aux lèvres lourdes, au petit nez épaté, aux yeux d'animal stupéfait, sur un corps d'automate en fièvre. Elle a l'harmonique beauté des statues. Je regarde ses yeux, pendant qu'elle me parle; ils me font penser, d'abord, à ces oiseaux dont le vol se suspend sur la mer, qui prennent en frôlant les flots la teinte sombre de l'océan, et qui se colorent d'azur lorsqu'ils s'approchent de la nue. Mais, non; la nuance de ces yeux-là n'est point variable, et leur silence ne se dément pas. Ils ont la couleur du ciel bleu reflété par une lame d'acier. Ni lumière ni ombre — ni lumière de joie ni ombre de tristesse — n'en viennent troubler la surface calme. Mais on a conscience, derrière cet inflexible dédain d'expression, de quelque chose d'infiniment doux, intelligent et féminin. J'ignore son nom, à ce quelque chose; mais il est là, si loin que ce soit, masqué par la fixité fière et froide de ces grands beaux yeux taciturnes.

Hélène m'a adressé quelques phrases aimables que je lui ai rendues, Canonnier a déclaré qu'il était très heureux de mon arrivée, et nous nous sommes mis à table.

— Non, Monsieur, répond Hélène à une question que je lui pose, je n'ai pas beaucoup voyagé J'ai été deux fois à Dieppe, trois fois à Dinard, une fois à Nice et au Mont-Dore. Voilà tout. Mais, maintenant, j'espère bien faire le tour du monde.

— Tu as raison de l'espérer, dit Canonnier; nous partirons demain matin pour l'Angleterre; c'est un commencement.

— Vraiment? Que je suis contente! La Belgique n'est pas bien intéressante, n'est-ce pas?

— On ne sait pas; on n'a pas le temps de s'en apercevoir, en marchant vite.

— Est-ce votre avis, monsieur Randal?

— Oh! si tu demandes à Randal… Il va te parler viaducs, rampes et canaux. Ces ingénieurs! Ils ne songent qu'au nivellement de la Suisse.

— Et ces utopistes politiques! dis-je; ils ne rêvent que de chimères. Figurez-vous, Mademoiselle, que votre père avait trouvé récemment la solution de la question d'Alsace-Lorraine. Il proposait qu'on y reconstituât le royaume de Pologne. Les Alsaciens seraient rentrés en France et les Prussiens en Allemagne. Le tout, bien entendu, soumis à l'approbation du czar. Que pensez-vous de cette idée-là?

— Elle en vaut bien une autre. Mais n'avez-vous pas soutenu aussi, comme écrivain, des thèses un peu paradoxales? J'ai lu dernièrement, dans la «Revue Pénitentiaire», un article de vous intitulé: «La Kleptomanie devant la machine à coudre» où vous me semblez avoir soutenu des opinions bien hardies.

— Elles peuvent paraître telles en France, Mademoiselle, dis-je effrontément; mais en Angleterre, je vous assure…

— Soit; je verrai, puisque je serai à Londres demain.

— Tu sais donc l'anglais? demande Canonnier.

— Assez bien, père. Je lis couramment les auteurs britanniques; je crois même que s'ils ne faisaient jamais de citations françaises, je les comprendrais encore plus facilement.

— Ta mère ne m'avait jamais dit, je crois, que l'on t'enseignait les langues vivantes au couvent.

— Oh! j'ai appris toute seule. Au couvent, c'était très gentil.
Les soeurs venaient nous réveiller le matin en criant: Vive Jésus!
Nous répondions: Vive Jésus! les yeux encore mi-clos, et ça
continuait toute la journée à peu près sur le même ton.

Canonnier fait la grimace.

— L'instruction est une belle chose, dit-il.

— Oui, répond Hélène. L'instruction qu'on donne aux jeunes personnes, surtout. Elle les met merveilleusement en garde contre toutes les tentations du monde. Cependant, il n'y a pas de système infaillible… Ainsi, une de mes amies de couvent, qui s'était mariée à dix-huit ans, vient de faire parler d'elle d'une façon désagréable; son mari demande le divorce. Il faut qu'elle ait cédé à des entraînements… Certains hommes manquent tellement de sens moral, parait-il!… Et, même dans la nature, on voit malheureusement ces choses-là; car le coucou annexe le nid du voisin. C'est un bien vilain oiseau. Mais il a l'air de se vanter si joyeusement à vous de son infamie, quand on se promène dans les bois…

— Pendant que le loup n'y est pas.

— Le loup n'y est jamais, dit Canonnier; il est dans la bergerie, en train de se faire tondre par les moutons.

— Tu sembles bien misanthrope, père; mais tu as certainement vu le monde autrement que moi. Moi, je n'ai jamais connu que de beaux caractères.

— Oh! il n'en manque pas, assure audacieusement Canonnier. Dieu merci! il y a encore des gens d'honneur.

L'honneur! Un noyé qui revient sur l'eau… Hélène continue, de sa voix riche, captivante, où vibre pourtant une émotion étrange, comme la nervosité amère de l'ironie qu'on dompte, comme le frémissement lointain de colères qu'on ne veut pas évoquer.

— Je dois dire que je n'ai guère vu que des gens riches; et les personnes qui possèdent la fortune sont toujours si aimables! Quant aux autres, je ne sais pas… On dit qu'il y a beaucoup de malheureux, mais on exagère peut-être… Il doit exister une certaine somme de souffrance, pourtant, puisque les pauvres se sont révoltés à plusieurs reprises… Mais, chaque fois, ils se sont si bien conduits! Ils n'ont jamais déshonoré leur victoire… Père, est-ce que tu n'as pas aussi de la sympathie pour les faibles, pour les malheureux?

— Si j'allais avec les déshérités, s'écrie Canonnier qui oublie son rôle, ce ne serait pas parce qu'ils sont les plus faibles, mais parce qu'ils sont les plus forts! On se conduit bien lorsqu'on se conduit intelligemment. Il n'y a qu'un moyen de ne pas déshonorer la victoire: c'est d'en profiter.

Un éclair brille dans les yeux d'Hélène.

— Père, demande-t-elle en se penchant anxieusement vers lui, tu crois à la force?

— Mon Dieu! mon enfant, répond Canonnier, je… je…

— C'est le droit seul, dis-je en venant à son secours, qui légitime l'usage de la force; par conséquent, les lois étant l'expression du droit…

— Ah! s'écrie Hélène en riant, il me semble être encore dans le salon de Mme de Bois-Créault; on y parlait comme vous le faites… C'était charmant… Certes, je suis très heureuse de suivre mon père, et c'est mon devoir strict; je ne regrette rien. Mais mon existence était tellement délicieuse, chez Mme de Bois-Créault! Je ne manquais pas une première; toujours en soirée, au bal, comme si j'avais été sa propre fille!

Je me hâte de prendre la parole, car je m'aperçois que les émotions du souvenir vont gagner Hélène, au déplaisir certain de son père.

— Je vois, Mademoiselle, que vous étiez fort occupée; il vous restait sans doute bien peu de temps… pour lire, par exemple?

— Oh! si, Monsieur, je lisais beaucoup. Même des romans. Des romans convenables, surtout; mais aussi quelquefois des histoires d'aventures dans lesquelles évoluent de belles dames, des jeunes filles persécutées, des traîtres abominables, de grands seigneurs très braves, et aussi des voleurs généreux qui donnent aux pauvres ce qu'ils prennent aux riches.

— Ce sont des hommes d'ordre, dit Canonnier; ils veulent mettre les pauvres en mesure de payer leurs impôts.

— Mais je n'ai pas lu d'autres romans, reprend Hélène en souriant. On dit qu'il y a des auteurs si intéressants, aujourd'hui! qui vous font voir la vie telle qu'elle est et qui sont arrivés à démonter le mécanisme des âmes avec une précision d'horlogers.

— Oui; ils sont de deux sortes: ceux qui aident à tourner la meule qui broie les hommes et leur volonté; et ceux qui chantent la complainte des écrasés. En somme, ils écrivent l'histoire de la civilisation.

— Qu'est-ce que c'est que la civilisation?

— C'est l'argent mis à la portée de ceux qui en possèdent, dit
Canonnier.

— Et qu'est-ce que c'est que l'argent, père?

— Demande à Randal.

— Non, Mademoiselle, ne me le demandez pas. Je ne pourrais pas vous répondre; et d'autres ne le pourraient pas non plus. On ne sait point ce que c'est que l'argent.

Deux servantes, qui apportent le dessert, entrent dans le salon.

— Eh! bien, dit Canonnier dès qu'elles sont sorties, puisque nous sommes entre la poire et le fromage, comme on dit, et que c'est le moment généralement choisi pour parler à coeur ouvert, je veux vous exposer à tous deux, et surtout à toi, Hélène, mes idées sur la civilisation et sur l'argent. Je veux vous dire, ajoute-t-il pendant que le visage de sa fille s'éclaire de joie, non seulement ce que je pense, mais ce que j'ai l'intention…

Trois coups secs frappés à la porte lui coupent la parole.

— Entrez, dit-il.

Et quatre hommes, le chapeau sur la tête, font irruption dans le salon. Nous nous levons tous les trois. L'un des hommes, qui tient un papier de la main gauche et dont la main droite, dans la poche du pardessus, serre la crosse d'un pistolet, s'approche de Canonnier.

— Vous êtes le nommé Canonnier, Jean-François?… J'ai un mandat d'arrêt décerné contre vous. Empoignez cet homme! dit-il à deux de ses acolytes qui saisissent chacun un des bras du père d'Hélène.

Et Canonnier sort d'un pas ferme, entre les argousins, sans un regard, sans un mot.

Ah! oui, il doit croire à la force, cet homme qui voit ainsi toutes ses espérances brisées devant lui à l'heure même où il peut les transformer en actes, et qui a le courage de partir sans tourner la tête, l'oeil sec, la bouche close. Et c'est à la mort qu'il va; car c'est la mort, la mort lente, hideuse et bête, que cette relégation pour jamais dans les marécages de Cayenne. Mais il sait qu'il est inutile de s'indigner contre le sort et qu'il est lâche de gémir sur les débris des rêves. Le destin, qui est dur pour lui, pourra se montrer clément envers sa fille. Mais lui, qui ne peut plus rien pour elle, lui a donné en partant, par son silence même, la réponse à la question qu'elle lui posait tout à l'heure. Oui, il croit à la force. — Et elle y croira peut-être, elle aussi…

On frappe à la porte. Hélène se lève de la chaise sur laquelle elle s'est laissée tomber, pâle comme une morte.

— Entrez, dit-elle.

C'est le mouchard, celui qui vient d'arrêter Canonnier. Cette fois-ci, il salue obséquieusement.

— Mademoiselle, je suis chargé d'une mission par votre famille… c'est-à-dire des personnes qui s'intéressent à vous et qui…

— Avez-vous aussi un mandat contre moi? demande Hélène dont la voix tremble de colère.

— Non, certainement, Mademoiselle, mais…

— Eh! bien, je vous prie de ne m'adresser la parole que lorsque vous aurez ce mandat.

XVII — ENFIN SEULS!…

Après le départ du policier, Hélène a regagné sa chaise; et elle reste là, les bras ballants, les yeux perdus dans le vide, muette, en une attitude de douleur intense et de désespoir profond. Certes, sa situation est atroce. Que va-t-elle devenir, à présent?… Son père lui aura préparé, malgré lui c'est vrai, mais inévitablement, l'avenir qu'Ida avait prophétisé: une vie d'aventures, une existence faite de tous les hasards… Ses protecteurs la recevraient-ils chez eux, à présent? Peut-être, car la proposition ébauchée par le policier était certainement faite en leur nom; mais comment l'accueilleraient-ils? Et oserait-elle, même, retourner chez les Bois-Créault? Non, sans doute; autrement, elle n'aurait point répondu comme elle vient de le faire. Alors?… En tous cas, il faut qu'elle prenne une décision dans un sens ou dans un autre. Je me résous à rompre le silence.

— Mademoiselle, dis-je pendant qu'elle semble revenir à elle, sortir d'un rêve, permettez-moi de troubler votre chagrin…

Elle m'interrompt.

— D'abord, Monsieur, je vous en prie, veuillez me dire s'il est possible de faire quelque chose pour mon père.

Hélas! elle ignore la vérité, cette vérité terrible que je ne puis lui apprendre; mais je ne veux pas, non plus, lui forger un conte, lui donner des espoirs dont l'irréalisation forcée ne pourrait que la faire souffrir.

— Non, Mademoiselle, il n'y a rien à tenter en faveur de votre père, au moins pour le moment. Rien, absolument rien. Plus tard, très probablement…

— Merci, Monsieur, répond-elle d'une voix ferme. Plus tard, bien… Soyez sûr que je ferai l'impossible, le moment venu. Mais, plus tard, c'est l'avenir… Voulez-vous que nous nous occupions du présent?

— Certainement, Mademoiselle; je n'ai point l'honneur d'être connu de vous depuis bien longtemps, mais j'étais très lié avec votre père, et je vous assure de tout mon dévouement. Si vous voulez me faire part de vos intentions, quelles qu'elles soient, et si vous croyez que je puisse vous être utile…

— Je vous remercie de tout coeur; mais je ne puis vous confier mes projets, car je n'en ai point. Non, réellement, je ne sais absolument que faire.

— D'après ce que je vous ai entendu répondre à cet homme, il n'y a qu'un instant, vous appréhendez de retourner chez Mme de Bois- Créault; vous pensez sans doute qu'elle vous pardonnerait difficilement votre départ…

Hélène sourit.

— Monsieur, me demande-t-elle, connaissez-vous la famille de Bois-
Créault?

— Pas personnellement. Mai j'en ai entendu souvent parler. Ce sont des gens très honorables et très riches. M. de Bois-Créault est un ancien magistrat, un ex-procureur général fort connu. Il vit très retiré et on le voit rarement dans le monde. Il travaille à un grand ouvrage qui paraîtra sous ce titre: «Du réquisitoire à travers les âges.» Vous voyez que je suis bien renseigné. Son fils, M. Armand de Bois-Créault, n'a point d'occupation définie et se contente, je crois, de mener la vie à grandes guides. Quant à Mme de Bois-Créault, c'est une femme dont le caractère est hautement apprécié. Je me la figure un peu comme l'Égérie vieillie de Numas en simarres, et il me semble apercevoir des spectres de Rhadamantes modernes autour de sa table à thé.

— Je ne sais pas si c'est une Égérie, dit froidement Hélène, Je sais que c'est une maquerelle.

Je sursaute sur ma chaise.

— Une…?

— Oui; vous avez bien entendu… Excusez-moi d'avoir employé un pareil terme, mais c'est le seul qui convienne, en bonne justice, à cette dame dont le caractère est si hautement apprécié… Je vous prie encore, Monsieur, de ne point vous formaliser si je vous fais des révélations dont l'ignominie vous surprendra. Ni votre éducation ni votre situation sociale ne vous ont habitué à entendre des choses comme celles que j'ai à vous dire. Pourtant, ces choses, il faut que je vous les apprenne. Vous m'avez offert votre appui pour l'avenir et il est juste, puisque je l'ai accepté, que vous n'ignoriez rien de mon existence passée.

Je m'incline et Hélène poursuit:

— Mon père vous a appris, j'en suis sûre, que ma mère est morte il y a quatre ans environ; vous savez aussi qu'elle était au service de Mme de Bois-Créault et que je me trouvais chez cette dame au moment où ce malheur survint. Mme de Bois-Créault résolut de ne plus me renvoyer au couvent et de me garder chez elle. On l'a fort louée de sa bonne action; on admirait qu'elle me traitât comme sa fille et qu'elle m'eût, par le fait, adoptée; et, à l'heure actuelle, on me reproche amèrement ma coupable ingratitude… J'avais à peu près quinze ans quand je vins habiter chez Mme de Bois-Créault; j'étais jolie, amusante; elle avait remarqué qu'un de ses amis, fidèle habitué de la maison, tournait beaucoup autour de moi, semblait porter à ma jeunesse et à ma beauté fraîche un intérêt tout spécial… Vous avez entendu parler de Barzot?

— Le premier président à la Cour des Complications?

— Lui-même. Depuis trois ans, il est mon amant. Mme de Bois- Créault, cette femme si honorable, m'a vendue à lui, Monsieur. Comment le marché fut conclu, je l'ignore. Comment il fut exécuté la première fois, je ne le sais pas davantage. J'ai entendu dire que les voleurs, pour dépouiller leurs victimes sans qu'elles puissent se défendre ou crier à l'aide, leur font respirer du chloroforme. Mme de Bois-Créault connaissait apparemment les procédés des voleurs… Depuis… Depuis, j'ai tout subi sans rien dire… Quand je m'étais réveillée pour la première fois, souillée et meurtrie, entre les bras de ce vieillard lubrique, j'avais compris, tout d'un coup, l'infamie du monde; mais j'avais eu conscience, en même temps, de mon néant et de mon impuissance… Que pouvais-je faire? Ah! j'ai songé à m'enfuir, à m'échapper de cette maison comme on s'évade d'une geôle de honte. Mais j'étais sans amis, sans famille, sans personne au monde pour prendre pitié de moi; mon père — je le croyais alors — m'avait abandonnée; et je n'aurais pu échanger le déshonneur doré que contre le déshonneur fangeux. Ah! j'ai pensé à dire la vérité, aussi; à la crier dans les rues; à la hurler à l'église où il fallait faire ses dévotions, au théâtre où je voyais représenter des drames qui me paraissaient si puérils! Mais on m'aurait prise pour une aliénée. On m'aurait enfermée comme folle, peut-être, et fait mourir sous la douche!

Hélène s'arrête, la gorge serrée par l'étreinte de la colère.

— J'ai donc résolu d'attendre, continue-t-elle au bout d'un instant. Attendre je ne savais quoi. Le moment où je pourrais me venger, oui! J'ai espéré que je le pourrais, jusqu'à ce soir… Barzot a fini par croire que je m'étais donnée à lui volontairement et que j'éprouvais, pour sa passion de satyre, autre chose que de la haine et du dégoût; Mme de Bois-Créault aussi, à la longue, s'était persuadée que j'avais de l'affection pour elle, l'ignoble gueuse; et j'étais seule à connaître les pensées que je roulais dans mon coeur, amères comme du fiel et rouges comme du sang…

— Tout cela est affreux, dis-je; c'est absolument abject. Cette femme… ha!… Mais quels étaient donc les motifs qui la poussaient à commettre ces turpitudes? Ils sont riches, ces Bois- Créault.

— Oui, répond Hélène; mais pas assez. Ils ne le seront jamais assez. Le fils dépense tellement, voyez-vous! Il lui faut tant d'argent! Il mettrait à sec les caves de la Banque. Et sa mère en est folle; elle l'adore; il est son dieu. Elle ferait tout pour satisfaire ses fantaisies, pour subvenir à ses caprices. Elle assassinerait… Ah! j'ai dû coûter cher à Barzot.

— Mais, dis-je, M. de Bois-Créault, le père, ne s'est jamais aperçu de rien? C'est inconcevable…

— Lui! s'écrie Hélène en se levant et en marchant nerveusement: à travers la pièce. Lui! Mais il est mort, il est fini, anéanti, éteint, vidé; il n'y a plus qu'à l'enterrer. C'est une ombre, c'est un fantôme — c'est moins que ça. — C'est un prisonnier, c'est un emmuré. Il est séquestré. Son cabinet de travail, c'est une mansarde où sa femme vient lui apporter à manger quand elle y pense et le battre de temps en temps. Son livre, le grand ouvrage auquel il travaille et dont s'inquiètent les journaux, il n'en a jamais écrit une ligne. Il a un métier à broder et il fait de la broderie, du matin au soir, pour les bonnes oeuvres de sa femme. Quand elle donne une soirée, on permet au brodeur de s'habiller, de sortir de son réduit et de venir faire le tour des salons; il est très surveillé pendant ce temps-là, car une fois il a volé des allumettes et a essayé de mettre le feu à l'hôtel, le lendemain. Il s'ennuie tant, dans son ermitage! Il y couche; on lui a dressé un petit lit de sangles, dans un coin. Quant à sa chambre, elle était pour moi, lorsque Barzot venait. Il y avait un portrait de Troplong en face du lit…

— C'est à ne pas croire! dis-je pendant qu'Hélène s'arrête pour jeter un coup d'oeil sur mes bagages que son père a déposés dans un coin, près d'une fenêtre; c'est extraordinaire! Les souffrances des orphelines persécutées dans les romans-feuilletons pâlissent à côté des vôtres; et quelle âme de traître de mélodrame a jamais été aussi visqueuse et aussi noire que celles de cet homme qui vous a achetée et de cette femme qui vous a vendue?… Quelles crapules!… Et elle a l'audace de vous proposer de retourner chez elle! Et demain, peut-être, elle va envoyer Barzot faire appel à vos sentiments reconnaissants, en bon pasteur qui s'efforce de ramener au bercail la brebis égarée…

— Elle n'attendra pas à demain, dît Hélène. Barzot est déjà à
Bruxelles.

— Il est ici? Vous le savez?

— Oui, je le sais… C'est cette valise qui me l'apprend, continue-t-elle en désignant le petit sac dont les ornements d'argent scintillent sous la lumière du gaz; cette valise, là, qui porte ses initiales et que je sais lui appartenir — cette valise que vous lui avez volée.

Ah! bah!… Ah! bah!… Mais elle est pleine d'expérience, cette ingénue; elle est très forte, cette innocente… Et c'est un premier président que j'ai volé?… Comme c'est flatteur pour mon amour-propre!

— Vous ne m'en voulez pas d'avoir mis les points sur les i? demande Hélène. Il vaut mieux parler franchement, n'est-ce pas? Et il est inutile de vous laisser m'apprendre ce que je n'ignore point… Non, mon père ne m'a rien dit à votre sujet, ni au sien, et je n'ai pas eu l'occasion, non plus, de le mettre au courant des faits que je vous ai révélés. Il se défiait de la profonde ignorance du monde qu'il supposait en moi, et je pouvais difficilement faire le premier pas… Du reste, je croyais avoir le temps de lui tout avouer… Mais je savais, depuis longtemps, qu'il était un voleur. Pensez-vous que Mme de Bois-Créault me l'avait laissé ignorer? «Vous êtes la fille d'un voleur, me disait-elle lorsque, écoeurée des vagues de boue qu'il me fallait engloutir, je me déclarais révoltée et prête à fuir la maison infâme. Vous êtes la fille d'un voleur. En voici la preuve. Votre père est relégué au bagne pour ses crimes. Si vous partez, espérez-vous pouvoir rencontrer quelqu'un disposé à s'intéresser à l'enfant d'un pareil scélérat? Tel père, telle fille; voilà ce qu'on vous répondra partout. Et vous ne trouveriez pas même un refuge dans la rue. Je vous y ferais pourchasser et arrêter au premier faux-pas, et même sans raison. La police n'y regarde pas à deux fois, en France; vous le savez; j'ai soin de vous faire lire toutes les semaines, dans les journaux, les récits d'arrestations d'honnêtes femmes, et vous ne seriez pas la première jeune fille qu'aurait déflorée le spéculum des médecins, si c'était encore à faire. Vous pourriez essayer de vous défendre, allez! avec les antécédents de votre père, qui sont les vôtres, et le témoignage que portera de vos moeurs l'état de votre virginité. Avant huit jours, vous seriez une prostituée en carte, ma chère, une chose appartenant à l'administration qui la fourre à Saint-Lazare à son gré — et je vous y ferais crever, à Saint-Lazare!»

— Quelle honte! Ah! toutes ces atrocités n'auront-elles pas une fin?…

— Je voulais seulement vous faire voir, reprend Hélène d'une voix plus calme, que je savais à quoi m'en tenir sur mon père. De là à supposer que vous…

— Oui, dis-je, je suis un voleur. Je ne veux pas vous faire un discours pouf réhabiliter le vol, car vous avez assez fréquenté les honnêtes gens pour vous douter de ce que j'aurais à vous dire. Soyez convaincue, seulement, que la morale n'est qu'un mot, partout; et que le civilisé, hormis sa lâcheté, n'a rien qui le distingue du sauvage. Je suis un voleur. Mme de Bois-Créault avait oublié les voleurs quand elle vous a dit que vous ne trouveriez personne prêt à s'intéresser à vous. Pour moi, je me mets entièrement à votre disposition, et cela sans arrière-pensée d'aucune sorte, d'homme à femme… Voyons, répondez-moi. Vous n'avez pas d'argent?

— Pas un sou, pas une robe. Je n'avais rien emporté en quittant l'hôtel de Bois-Créault. Mme Ida m'a donné un peu de linge lorsque je l'ai quittée, et c'est tout ce que je possède au monde.

— Non, vous possédez davantage. Votre père est riche. Malheureusement, sa fortune est en Amérique et vous ne pouvez, au moins quant à présent, en distraire un centime. Mais, d'une opération que nous avons faite récemment ensemble, il nous est revenu mille livres sterling, qui sont déposées à Londres à ma disposition, et dont la moitié lui appartient. Vous avez donc, dès maintenant, douze mille cinq cents francs. Je vous remettrai cette somme le plus tôt possible; elle ne vous suffira pas, certainement, quoi que vous vouliez entreprendre, mais, je vous l'ai dit, vous pouvez compter sur moi. En attendant, faites-moi le plaisir d'accepter ceci.

Et je lui tends trois billets de mille francs.

— Merci, dit-elle en souriant. Et, dites-moi, êtes-vous riche, vous?

— Moi? Non. Ai-je cinq cent mille francs, seulement? Je ne crois pas.

— Avec les cinq cent mille qui sont dans la valise de Barzot, cela fera un million. Pourquoi n'avez-vous pas ouvert cette valise?

— Je ne sais pas. Je n'ai pas eu le temps. Mais si vous êtes curieuse de voir ce qu'elle contient…

— Oui, très curieuse… Et avez-vous exploré les poches de Barzot, par la même occasion?

— Non, dis-je en faisant sauter les serrures de la valise que j'ai placée sur une chaise. Non, j'ai travaillé en amateur ce soir… Voilà qui est fait. Videz le sac vous-même, pour être sûre que je ne ferai rien glisser dans mes manches.

— Si vous voulez, répond Hélène en riant; ce sera plus prudent.
Ah! je crois bien que nous ne trouverons pas grand'chose.

Pas grand'chose, en effet. Des objets de toilette, des journaux, un numéro de la «Revue Pénitentiaire», et un grand portefeuille qu'Hélène se hâte d'ouvrir.

— C'est ici, dit-elle, que nous allons trouver les cinq cent mille francs.

Non, pas encore; le portefeuille ne contient que des lettres, des tas de lettres. Mais elles paraissent intéresser prodigieusement Hélène, ces épîtres; elle a tressailli en en reconnaissant l'écriture, et elle se met à les lire avec un intérêt des plus visibles, les lèvres serrées, les doigts nerveux faisant craquer le papier.

— C'est suffisant, dit-elle en s'interrompant; je n'ai pas besoin d'en lire davantage pour le moment. Écoutez — et elle frappe sur les papiers répandus sur la table — il y a là les preuves de toutes les infamies dont je viens de vous parler et, de plus, toutes les évidences d'un honteux chantage. Ces lettres ont été écrites à Barzot par Mme de Bois-Créault, depuis trois ans. Il n'y a pas eu un marché, ainsi que je vous l'ai dit; il y en a eu des centaines; il y a eu un marché chaque fois. Ah! oui, je lui ai coûté cher, à Barzot; et il ne m'a pas eue comme il a voulu…

— Mais pourquoi diable transportait-il ces lettres avec lui?

— Je ne sais pas. Probablement pour me décider à revenir. Ils étaient arrivés à croire que j'avais de l'affection pour Mme de Bois-Créault, je vous dis… Et puis, est-ce qu'on sait? Barzot ne doit pas avoir la tête à lui, maintenant. Il était fou de moi… Croyez-vous qu'on pourrait tirer parti de ces lettres?

— Si je le crois!

— Alors, que faut-il faire?

— Il faut commencer par quitter cet hôtel, vous et les lettres.

— Je suis prête, dit Hélène en se levant; je n'ai qu'à mettre mon chapeau.

— Attendez! Il est nécessaire de savoir où vous irez, d'abord, et ensuite comment nous sortirons d'ici. La maison est surveillée, certainement. Si nous n'avions pas fait la découverte que nous venons de faire, tout se passait très simplement; nous partions demain matin pour l'Angleterre, au nez des policiers qui n'avaient aucun droit de nous empêcher de prendre le train pour Ostende et le bateau pour Douvres; j'aurais prié l'hôtelier de brûler la valise, comme je vais le faire dans un instant, et l'on n'avait pas un mot à nous dire; rien dans les mains; rien dans les poches. Mais à présent, avec ces lettres que nous ne pouvons pas détruire et qu'il ne faut point qu'on trouve en notre possession… Ah! bon, je sais où vous irez. Je connais une dame, à Ixelles, qui tient un pensionnat de jeunes filles. C'est une Anglaise dont le mari, estampeur de premier ordre, s'est fait pincer l'an dernier pour une escroquerie colossale et a été mis en prison pour plusieurs années; cette pauvre femme s'est trouvée subitement sans grandes ressources; mais, quelques camarades et moi, nous sommes venus à son aide. Elle désirait monter un pensionnat à Bruxelles pour les jeunes misses anglaises; nous lui avons facilité la chose et l'un de nous, faussaire émérite, lui a confectionné des documents qui la transforment en veuve d'un colonel tué au Tonkin et tous les papiers nécessaires à la formation d'une belle clientèle. Ses affaires prospèrent; elle a un cheval et deux voitures… Justement, c'est dans une de ces voitures qu'il faut partir d'ici, car si nous partons à pied ou dans une roulotte de louage, nous serons filés sans miséricorde… Mais qui ira chercher la voiture? L'hôtelier; je vais l'envoyer à Ixelles; on ne le suivra sans doute pas… Tenez, Hélène, entrez dans votre chambre, serrez soigneusement toutes ces lettres et préparez-vous à partir.

Je sonne tandis qu'Hélène, après avoir ramassé les papiers, disparaît dans sa chambre.

— Prévenez le patron que j'ai besoin de lui parler, dis-je à la servante qui se présente.

L'hôtelier entre, la tête basse, l'air déconfit.

— Ah! monsieur Randal, dit-il, quel malheur! Une arrestation chez moi!… Qu'est-ce que ces Messieurs vont penser de nous? L'hôtel du Roi Salomon est déshonoré, pour une fois… Ma femme est dans un état!… On peut le dire, depuis vingt ans que nous tenons la maison, jamais chose pareille n'était arrivée. La police nous prévient toujours… Il faut qu'il y ait eu quelque chose de spécial contre M. Canonnier, savez-vous…

— Ne vous faites pas de bile, dis-je. Il n'y a pas de votre faute, nous le savons. Écoutez, vous allez faire une course pour moi…

— Bien, monsieur Randal; tout de suite. Ah! j'oubliais: M. Roger vient d'arriver…

— Roger-la-Honte?

— Oui, monsieur Randal.

— Dites-lui qu'il monte immédiatement. C'est lui qui fera ma course.

— Ah! gémit l'hôtelier, la larme à l'oeil, je vois bien que vous ne vous fiez plus à moi.

— Mais si, mais si. Tenez, pour vous le prouver, je vous fais présent de cette valise et de ce qu'elle contient; mettez tout ça en pièces et vite, dans votre fourneau; qu'il n'en reste plus trace dans cinq minutes.

— Bien, monsieur Randal; comptez sur moi, pour une fois, et pour la vie.

L'hôtelier descend; et tout aussitôt j'entends Roger-la-Honte monter l'escalier. Il entre, la bouche pleine, la serviette autour du cou.

— Te voilà tout de même! me dit-il; on te croyait perdu, depuis le temps… Qu'est-ce que tu faisais donc à Paris? Broussaille disait qu'on t'avait nommé juge de paix… Et, dis donc, il en est arrivé, des histoires!… Canonnier arrêté… Ah! vrai!… Sa fille est ici? Je n'avais pas osé vous déranger en arrivant… Tu sais, il y a un fameux coup à risquer. C'est pour ça que je t'avais écrit de venir à Bruxelles…

— Roger, dis-je, il faut que tu fasses quelque chose tout de suite. La fille de Canonnier est en danger ici et je veux l'emmener sans qu'on puisse nous suivre. Il y a un roussin devant l'hôtel?

— Deux, répond Roger-la-Honte; je les ai vus; ils montent la faction de chaque côté de la porte.

— Bon. Tu vas aller à Ixelles, rue Clémentine; tu sais?

— Parbleu!

— Les roussins ne te fileront pas; prends un fiacre, mais quitte- le avant d'arriver à la maison.

— Bien sûr.

— Tu diras à l'Anglaise de faire atteler son petit panier, et tu le conduiras ici. Dès que tu seras arrivé, je prendrai ta place avec la petite et nous partirons. Quelle heure est-il? Neuf heures. Préviens l'Anglaise que je serai chez elle vers onze heures et demie. Dépêche-toi. Tâche d'être revenu dans trois quarts d'heure au plus tard.

— Sois tranquille, dit Roger; tu me coupes mon dîner en deux, mais ça ne fait rien.

Il descend l'escalier en courant.

— Eh! bien, dis-je à Hélène qui vient de sortir de sa chambre, j'ai trouvé le moyen de sortir d'ici sans nous faire suivre…

— Et moi, répond-elle, j'ai trouvé le moyen d'utiliser les lettres. Voici mon plan: je vais exiger de Mme de Bois-Créault, sous la menace d'un scandale meurtrier, qu'elle envoie son fils me demander ma main.

— Son fils! Vous marier avec son fils?…

— Oui, dit Hélène dont toute la physionomie exprime une force de volonté extraordinaire et dont la voix vibre comme la lame fine d'une épée. Écoutez-moi bien et vous me comprendrez. Je suis ambitieuse et je veux me venger du mal qu'on m'a fait. Je suis jeune, je suis belle, je crois à la force. C'est très bien, mais ça ne suffit pas. Je n'ai pas de nom. Je puis m'en faire un? Un sobriquet, comme les cocottes, oui. Mais je ne veux pas être une cocotte; je veux être pire; et, pour cela, j'ai besoin d'un nom, d'un vrai nom. Je suis Mlle Canonnier. Il faut que je sois Mme de Bois-Créault. — Ne me dites pas que ces gens-là refuseront. Ils n'oseront pas refuser. Un refus les mènerait trop loin. Vous savez combien on est avide de scandale, en France, et combien les journaux seraient heureux de traîner dans la boue toute une famille appartenant à la noblesse de robe, et surtout Barzot!… Barzot! Il faut qu'il soit mis au courant de mes volontés le plus tôt possible, et que ce soit lui qui aille porter mes conditions aux Bois-Créault… Le mariage et le silence, ou bien le déshonneur le plus complet, le plus irrémédiable… Oh! soyez tranquille, continue Hélène, ce n'est que le mariage considéré comme acte d'état civil qu'il me faut. M. Armand de Bois-Créault ne sera mon mari que de nom, ainsi que dans certains romans. Non pas que j'aie le culte de ma vertu, oh! pas du tout. Une femme qui s'est laissée toucher une fois, une seule fois, par un homme qu'elle n'aime pas, sait assez dédoubler son être pour n'attacher aucune importance à des actes auxquels son âme reste étrangère et auxquels son corps, même, ne participe que par procuration. Mais il ne faut pas que je sois enceinte de cet être-là. Cela dérangerait mes projets… Remarquez bien que tout peut se faire le plus simplement du monde. Les Bois-Créault, qui ont l'espoir de me voir revenir, — et ils ne se trompent plus maintenant — n'ont guère ébruité mon départ. Si l'on s'en est aperçu, on l'expliquera par les tentatives audacieuses du fils contre mon innocence, et par la révolte un peu sauvage de ma pudeur alarmée. Mais le fils aura reconnu ses torts à mon égard, j'aurai pardonné, un mariage formera le dénouement indispensable, et tout le monde sera content.

— Même Barzot, dis-je; car il sera certain, après cela, que
Mme de Bois-Créault ne le fera plus chanter.

— En effet, murmure Hélène; dorénavant, c'est moi qui me chargerai de ce soin.

— Ah!… Ah!

— Naturellement, puisque j'ai les lettres. Ces lettres, il faudra que vous les mettiez en lieu sûr, pendant le mois que je passerai à l'hôtel de Bois-Créault.

—Vous n'y resterez qu'un mois?

— Pas plus. Après quoi, nous romprons toutes relations, mon mari et moi. Incompatibilité d'humeur, vous comprenez? Du reste, sevré comme il le sera, il faudra bien qu'il prenne sa revanche ailleurs; et je profiterai du premier prétexte. Je serai une épouse déçue, outragée, séparée d'un mari indigne. Mais je ne demanderai point le divorce, car mes principes religieux me l'interdisent. Je resterai Mme de Bois-Créault, honnête et malheureuse femme — et femme intéressante, j'espère. — J'écrirai à Barzot demain matin.

— Non, Hélène, il ne faut pas lui écrire. Il y a des choses qu'on n'écrit pas. Savez-vous s'ils ne pourraient point tirer parti de votre lettre, à leur tour? Et d'abord, comment la rédigeriez-vous, cette lettre? Réfléchissez.

— C'est vrai: Alors, comment faire!

— Il faut aller voir Barzot et lui parler.

— Moi?

— Non, pas vous. Vous devez rester où je vais vous conduire ce soir et ne vous faire voir nulle part jusqu'à ce que l'affaire soit terminée.

— Mais qui peut aller parler à Barzot?

— Moi, si vous voulez.

— C'est impossible! s'écrie Hélène. Vous qui l'avez volé dans le train qui l'a amené ici! Mais il vous reconnaîtrait…

— Et puis? Que pourrait-il faire? Où sont les preuves?… Oui, j'irai demain matin. Cela ne me déplaira pas… Mais laissez-moi vous faire tous mes compliments. Vous êtes très forte,

— Non! s'écrie-t-elle en me jetant ses bras autour du cou et en fondant en larmes; non, je ne suis pas forte! Je suis une malheureuse… une malheureuse! Je suis énervée, exaspérée, mais je ne suis pas forte… je donnerais tout, tout, pour n'avoir pas l'existence que j'aurai, pour avoir une vie comme les autres… Je me raidis parce que j'ai peur. Il me semble que je suis une damnée… N'est-ce pas, vous serez toujours mon ami?

— Oui, dis-je en l'embrassant; je vous promets d'être toujours votre ami… Maintenant, descendons, Hélène; il est neuf heures et demie et la voiture que j'ai envoyée chercher va arriver.

Nous attendons depuis cinq minutes à peine dans un salon du rez- de-chaussée quand j'entends le bruit du petit panier de l'Anglaise.

— Les roussins viennent de faire signe à un fiacre, entre me dire l'hôtelier.

— Bien. Allons.

Hélène prend le petit sac qui contient son linge et les lettres, et nous sortons de la maison juste comme Roger-la-Honte descend du panier.

—Je n'ai pas été long, hein?

— Non. Attends-moi vers minuit.

Je saute dans la voiture où Hélène a déjà pris place, je touche le cheval de la mèche du fouet et nous partons. Pas trop vite. Il faut laisser aux mouchards, dont le fiacre s'est mis en route, la possibilité de nous escorter. Ixelles est à gauche. Je prends à droite.

— Nous sommes suivis, dis-je à Hélène, mais pas pour longtemps. Quand nous arriverons aux dernières maisons de la ville, je couperai le fil.

Nous y sommes. Je me retourne; le fiacre est à cent pas en arrière, et j'aperçois un des policiers qui excite le cocher à pousser sa bête. Imbécile! La campagne est devant nous, très sombre. Tout d'un coup, j'enlève le cheval d'un coup de fouet et le panier roule à fond de train, file comme une flèche. Les lanternes du fiacre paraissent s'éteindre lentement dans la nuit; on finit par ne plus les voir. Je prends une route à gauche, je ralentis l'allure du cheval; et, pendant vingt minutes environ, nous roulons dans les ténèbres. Mais voici des lumières, là-bas; c'est Ixelles.

— Dans un quart d'heure, dis-je à Hélène qui a gardé le silence depuis notre départ de l'hôtel, nous serons arrivés. À moins que le cheval ne sache parler, celui qui pourra dire où vous passerez la nuit sera malin.

— Vous irez voir Barzot demain matin? me demande t-elle.

— Oui; et le soir je viendrai vous rendre compte du résultat de l'entrevue.

— Écoutez, dit-elle en se serrant contre moi; écoutez et répondez- moi: Croyez-vous que je fasse bien d'agir comme je veux le faire? Pour moi-même, j'entends. Croyez-vous que je fasse bien? Il m'a semblé voir tout mon avenir, tout à l'heure, quand nous passions à toute vitesse dans ces chemins sombres que rougissaient devant nous les rayons des lanternes. Ce sera ma vie, cela. Une course effrénée dans l'inconnu, avec les reflets sanglants de la colère et de la haine pour montrer la route, à mesure que j'avancerai. Ne pensez-vous pas que ce sera horrible? Ne pensez-vous pas que j'aurais une existence plus heureuse si je brûlais ce soir les lettres qui sont là, et si…

Sa main glacée se pose sur la mienne.

— Oh! si vous saviez comme je voudrais être aimée! Je le voudrais… C'est à en mourir! Je m'étourdis avec des mots… Oui, c'est ça que je veux: qu'on m'aime!… Voulez-vous m'aimer, vous? Voulez-vous me prendre? Dites, voulez-vous me prendre? Me garder avec vous, toute à vous, toujours à vous? je serais votre maîtresse et votre amie… et une bonne et honnête femme, je vous jure. Je serais à vous de toute mon âme… vous n'êtes pas fait pour être un voleur; vous avez assez d'argent pour que nous puissions vivre heureux, et peut-être que je serai riche plus tard… Je suis intelligente et belle… Embrassez-moi fort… encore plus fort… et dites-moi que vous voulez bien…

Elle est affolée, nerveuse, surexcitée jusqu'au paroxysme par les émotions de la soirée. Certes, elle est intelligente et belle, et je me sens attiré vers elle, et je crois que je l'aimerais si je ne m'en défendais pas; mais je ne veux pas profiter de l'état dans lequel elle se trouve et la pousser à sacrifier son existence entière à la surexcitation d'un instant. Et puis, des souvenirs semblent se dresser devant moi, comme elle parle. Sa voix… elle va éveiller dans ma mémoire l'écho lointain d'une autre voix désespérée, que je n'ai point cessé d'entendre, et qui s'est tue pour jamais…

— Je ferai ce que vous voudrez, Hélène; mais calmez-vous. Nous parlerons de tout cela demain soir, voulez-vous?

Et j'accélère le trot du cheval, car nous entrons dans Ixelles, et je désire qu'on nous remarque le moins possible.

— Demain, il sera trop tard, répond-elle.

Je garde le silence; et bientôt nous pénétrons dans la cour du pensionnat dont l'Anglaise a ouvert la grille.

— N'ayez pas d'inquiétude, monsieur Randal, me dit cette veuve de colonel quand je la quitte après avoir souhaité une bonne nuit à Hélène et, après avoir, aussi, mis le cheval à l'écurie — car il valait mieux ne point réveiller le cocher-jardinier de l'établissement — n'ayez pas d'inquiétude, cette dame ne manquera de rien; et chaque fois que je pourrai vous être utile… Je n'oublierai pas que vous m'avez rendu service.

En rentrant à l'hôtel du Roi Salomon, j'aperçois les deux policiers qui se font face sur le trottoir; je vois, à la lueur des becs de gaz, leurs yeux s'agrandir démesurément à mon aspect. Ils ont sans doute envie de me demander pourquoi je reviens tout seul…

— Me voici de retour, dis-je à Roger-la-Honte qui m'attend en accumulant des croquis sur un album qu'il a acheté, en passant, dans les Galeries Saint-Hubert. Tout a été pour le mieux.

— Chouette! dit Roger. Tu me raconteras tout ça en détail. Mais, d'abord, je veux te parler du travail. Le coup est à faire, non pas à Bruxelles, mais à Louvain. C'est Stéphanus qui me l'a indiqué… Tu sais bien, ce Stéphanus dont je t'ai parlé souvent, et qui est employé ici chez un banquier, un homme d'affaires…

— Ah! oui; je me souviens. Dis donc, y a-t-il moyen de retarder la chose pendant cinq ou six jours?

— Certainement. Huit, dix, si l'on veut. Tu es occupé? Pour la petite, au moins?

— Oui, il faut que je fasse quelques démarches ces jours-ci. Et même, comme j'ai quelqu'un à voir demain matin de bonne heure, je vais aller me coucher, avec ta permission.

— Va, dit Roger. Nous aurons le temps de causer à notre aise si nous restons ici une semaine à nous tourner les pouces. Mais la fille d'un camarade, c'est sacré… Bonsoir.

C'est surtout pour réfléchir que je veux me retirer dans ma chambre. Mais le sommeil a bien vite raison de mes intentions…

Il est huit heures, quand je me réveille. J'ai juste le temps de m'habiller pour courir surprendre Barzot au saut du lit, Tiens, à propos… Mais où perche-t-il, Barzot?… Diable! il va falloir faire le tour des hôtels… Je vais commencer par l'hôtel Mengelle.

J'ai la main heureuse. C'est justement à l'hôtel Mengelle qu'est descendu le premier président Barzot.

Je lui fais passer ma carte:

Georges Randal
Ingénieur
Collaborateur à la Revue Pénitentiaire

XVIII — COMBINAISONS MACHIAVÉLIQUES ET LEURS RÉSULTATS

En m'apercevant, Barzot ne peut réprimer un mouvement de surprise.

— Êtes-vous bien sûr, Monsieur, me demande-t-il d'une voix tranchante, de porter le nom qui est inscrit sur cette carte?

— Parfaitement sûr, dis-je sans m'émouvoir car je savais bien qu'il me reconnaîtrait du premier coup et je m'amuse énormément, en mon for intérieur, de la situation ridicule dans laquelle va se trouver ce magistrat impuissant devant un voleur. Parfaitement sûr.

— Je connais beaucoup un M. Randal…

— M. Urbain Randal? C'est mon oncle. Je sais en effet, Monsieur, qu'il a l'honneur d'être de vos amis. Si j'avais eu plus de goût pour la campagne, j'aurais profité plus souvent de l'hospitalité qu'il m'offrait dans sa villa de Maisons-Laffitte et j'aurais eu certainement l'occasion d'y faire votre connaissance plus tôt.

— Veuillez m'excuser, dit Barzot en m'engageant à prendre un siège et en s'asseyant dans un fauteuil, je… vous offrez une ressemblance frappante avec une personne…

— Une personne que vous avez remarquée, hier, dans le train qui vous amenait de Paris? C'est encore moi. Vous ne vous trompez pas.

— Alors!… dit Barzot en se levant et en faisant un pas vers un timbre…

Je le laisse faire. Je sais très bien qu'il ne sonnera pas. Et il ne sonne pas, en effet. Il se tourne vers moi, l'air furieux, mais anxieux surtout.

— Voulez-vous m'exposer l'objet de votre visite?

— Certainement. Je suis envoyé vers vous par Mme Hélène Canonnier.

Barzot ne répond point. Son regard, seul, s'assombrit un peu plus.
Je continue, très lentement:

— Mlle Canonnier se trouvait à Bruxelles depuis avant-hier avec son père. Je dois vous dire que j'ai l'honneur, le grand honneur, d'être très lié avec M. Canonnier; nous nous sommes rendu des services mutuels; je ne sais point si vous l'avez remarqué, Monsieur, mais la solidarité est utile, j'oserai même dire indispensable, dans certaines professions. Si l'on ne s'entraidait pas… Il y a tant de coquins au monde!…

— Hâtez-vous, dit Barzot dont l'attitude n'a pas changé mais dont je commence à ouïr distinctement, à présent, la respiration saccadée.

— Je connaissais donc M. Canonnier. Mais je n'avais jamais eu le plaisir de voir sa fille. Elle avait vécu, jusqu'à ces jours derniers, chez des gens qui passent pour fort honorables, mais qui sont infâmes, et qui reçoivent d'ignobles drôles, généralement très respectés.

Les poings de Barzot se crispent. Comme c'est amusant!

— Du moins, dis-je avec un geste presque épiscopal, telle est l'impression que ces personnes ont laissée à Mlle Canonnier. La haute situation que vous occupez, Monsieur, et qui vous laisse ignorer bien peu des opérations exécutées au nom de la Justice, vous a certainement permis d'apprendre comment M. Canonnier fut ravi, hier soir, à l'affection de son enfant. Je fus témoin de cet événement pénible. Mlle Hélène Canonnier, restée seule, avec moi, m'avoua qu'elle redoutait beaucoup les entremises de certains individus en la loyauté desquels elle n'avait aucune confiance. Elle me fit part de son désir de mettre en lieu sûr, non seulement sa personne, mais encore une certaine quantité de lettres fort intéressantes…

— Que vous m'avez volées! hurle Barzot. Ah! misérable!

Je hausse les épaules.

— Réellement, Monsieur? Misérable?… Dites-moi donc, s'il vous plaît, quel est le plus misérable, de l'homme qui emploie le chloroforme pour détrousser son prochain ou de celui qui s'en sert pour violer une jeune fille?

Barzot reste muet. Il vient s'asseoir sur une chaise devant une table, et prend son front dans ses mains.

— Combien exigez-vous de ces lettres? demande-t-il. Combien?
Quelle somme?

— Je vous ai dit que je me présentais à vous au nom de Mlle Canonnier, et pas au mien. Ce n'est pas moi qui possède ces lettres; c'est elle. Elle n'a pas l'intention de vous les vendre.

Barzot lève la tête et me regarde avec étonnement. J'ajoute:

— Elle n'a pas l'intention de vous les vendre pour de l'argent.

— Ah! dit-il. Ah!…

Et il attend, visiblement inquiet — car sa belle impassibilité du début l'a complètement abandonné — que je veuille bien lui apprendre ce qu'Hélène réclame de lui.

— Mlle Canonnier, dis-je, n'a point de position sociale; elle désire s'en faire une. Elle veut se marier.

— Elle veut se marier? demande Barzot dont les yeux s'éclairent et dont les joues s'empourprent. Elle veut se marier?… Eh! bien… Tenez, Monsieur, continue-t-il étendant la main, j'oublie ce que vous êtes, ce que vous avouez être, et je me souviens seulement que j'ai devant moi le neveu d'un homme que j'estime…

— Vous avez tort, dis-je; mon oncle est un voleur. S'il ne m'avait point dépouillé du patrimoine dont il avait la garde, je ne serais peut-être pas un malfaiteur.

— Alors, reprend Barzot d'une voix plus grave, je vous parlerai d'homme à homme. J'ai beaucoup réfléchi depuis trois jours, depuis le moment où j'ai appris que Mlle Canonnier avait quitté Paris, les pensées que j'ai agitées n'étaient pas nouvelles en moi, car il y a longtemps, très longtemps, que je sais à quoi m'en tenir sur la signification et la valeur de notre système social; mais je n'en avais jamais aussi vivement senti la turpitude. Nous vivons dans un monde criminellement bête, notre société est anti-humaine et notre civilisation n'est qu'un mensonge. Je le savais. J'étais convaincu que le code, cette cuirasse de papier des voleurs qu'on ne prend pas, n'était qu'une illusion sociale. Cependant… Ah! j'ai compris combien il faut avoir l'honnêteté modeste!… J'ai vu défiler bien des scélérats devant moi, Monsieur; j'ai entendu le récit de bien des crimes. Mais que d'autres bandits qui jouissent de la considération publique! Combien de forfaits qui restent ignorés, éternellement inconnus, parce que les lois sont impuissantes, parce que les victimes ne peuvent pas se faire entendre. Hélas! la Justice est ouverte à tous. Le restaurant Paillard aussi… Et puis, la Justice, les lois… Des mots, des mots!… Je me demande, aujourd'hui, comment il ose exister, l'Homme qui Juge! Il faudrait que ce fût un saint, cet homme-là. Un grand saint et un grand savant. Il faudrait qu'il n'eût rien à faire avec les rancunes de caste et les préjugés d'époque, que son caractère ne sût pas se plier aux bassesses et son âme aux hypocrisies; il faudrait qu'il comprît tout et qu'il eût les mains pures — et peut être, alors, qu'il ne voudrait pas condamner…

J'écoute, sans aucune émotion. Des blagues, tout ça! Verbiage pitoyable de vieux renard pris au piège. S'il n'avait pas peur de moi, il me ferait arrêter, en ce moment, au lieu de m'honorer de ses confidences. Quand on raisonne ainsi, d'abord, et qu'on n'est pas un pleutre, on quitte son siège et l'on rend sa simarre, en disant pourquoi.

— En venant ici, continue Barzot, j'avais pris une grande résolution. Je crois que tout peut se réparer; l'expiation rachète la faute et fait obtenir le pardon. J'étais décidé à donner ma démission le plus tôt possible; et à offrir à Mlle Canonnier telle somme qu'elle aurait pu souhaiter, ou bien, dans le cas — que j'avais prévu — où elle aurait refusé toute compensation pécuniaire… Vous venez de me dire, Monsieur, que Mlle Canonnier désire se créer une position sociale, et qu'elle veut se marier. Eh! bien, moi aussi j'avais pensé qu'un mariage était la seule réparation possible, et j'y suis prêt…

J'éclate de rire.

—Vous y êtes prêt! Et vous espérez — non, mais, là, vraiment? — vous croyez qu'elle voudrait de vous?… Mais, sans parler d'autres choses, vous avez soixante ans, mon cher Monsieur, dont quarante de magistrature, qui plus est; et elle en a dix-neuf. Et vous pensez qu'elle irait river sa jeunesse à votre sénilité, et enterrer sa beauté, dont vous auriez honte, dans le coin perdu de province où vous rêvez de la cloîtrer?… C'est ça, votre sacrifice expiatoire? Diable! il n'est pas dur. À moins que vous n'ayez l'intention d'instituer légataire universelle votre nouvelle épouse, et de vous brûler la cervelle le soir même du mariage?

— Si je le pouvais, dit Barzot, très pâle, je le ferais, Monsieur, Mais j'ai une fille, une fille qui a dix-huit ans, et dont je dois préparer l'avenir…

— Et vous n'hésiteriez pas, m'écrié-je, à donner à votre enfant une belle-mère de son âge! Et vous prépareriez son avenir, comme vous dites, en vous alliant à la fille d'un malfaiteur! Mais c'est insensé!

Barzot baisse la tête. Le monde doit lui sembler bien mal fait, réellement.

— Qu'il vous est donc difficile, dis-je, de voir les choses telles qu'elles sont! Il faut toujours, même quand vous êtes sincères, que vos intérêts s'interposent entre elles et vous. Vous avez beau vouloir agir avec bonté, vous restez des égoïstes; vous avez beau vouloir faire preuve de pitié, vous demeurez des implacables. Et vous espérez trouver chez les autres ce qu'ils ne peuvent trouver chez vous. L'expiation!… Vous êtes-vous seulement demandé ce que cette jeune fille, que vous avez achetée, a souffert? Savez-vous ce qu elle a éprouvé, hier soir, lorsqu'on est venu arrêter son père, sur vos ordres sans doute, — son père relégué au bagne en dépit de toute équité, et pour satisfaire les rancunes de malandrins politiques? — Vous doutez-vous de ce que devrait être votre expiation, pour n'être pas une pénitence dérisoire?… Et avez-vous pensé, aussi, que votre victime vous laisserait là, vous et votre complice, sans plus s'inquiéter de vous que si vous n'aviez jamais existé, si elle trouvait une sympathie assez grande pour lui emplir le coeur?… Non, ce sont là des choses que vous ne pouvez imaginer; elles sont trop simples… Rien ne se répare, Monsieur, et rien ne se pardonne. On peut endormir la douleur d'une blessure, mais la plaie se rouvrira demain, et la cicatrice reste. On peut oublier, par fatigue ou par dégoût, mais on ne pardonne pas. On ne pardonne jamais… Voyons, Monsieur. Mlle Canonnier désire se marier et elle vous demande, en échange du silence qu'elle gardera, de vouloir bien assurer ce mariage dans le plus bref délai; cela vous sera facile, car vous aurez à vous adresser à des gens qui ont autant d'intérêt que vous à éviter un scandale. C'est avec M. Armand de Bois-Créault que mad…

— Jamais! s'écrie Barzot qui se lève en frappant la table du poing. Jamais!… Qu'il arrive n'importe quoi, mais cela ne sera pas!… Vous entendez? Jamais!…

— Comme vous voudrez, dis-je très tranquillement — car je ne peux voir, dans l'emportement de ce premier président grotesque, autre chose que la fureur de la vanité blessée. — Comme vous voudrez. Mlle Canonnier fera son chemin tout de même. Elle est jeune, jolie et intelligente; l'argent ne lui manquera pas; et, ma foi… elle aura le plaisir, pour commencer, de se payer un de ces scandales… Il me semble déjà lire les journaux. Le viol, le détournement de mineure, le proxénétisme, etc., etc., sont prévus par le Code, je crois? Quelle figure ferez-vous au procès, Monsieur?

Barzot ne répond pas. Appuyé au mur, la face décolorée par l'angoisse, la sueur au front, il fixe sur moi ses yeux hagards, des yeux d'homme que la démence a saisi. S'il devenait fou, par hasard? Il faut voir.

— Voudriez-vous au moins, Monsieur, m'apprendre pour quelle raison vous vous refusez, contre tous vos intérêts, à tenter la démarche au succès certain que réclame de vous Mlle Canonnier?

— Je l'aime! crie Barzot. Je l'aime! Je l'aime de tout mon, coeur, de toute ma force, comprenez-vous?… Ah! c'est de la folie et c'est infâme, mais vous ne pouvez pas savoir le vide, le néant, le rien, qu'a été toute mon existence! Non, vous ne pouvez pas savoir… Un forçat, courbé sur la rame qui laboure le flot stérile et enchaîné à son banc, loin des hublots, dans l'entrepont de la galère… On finit par douter du ciel… Je n'avais jamais aimé, jamais, quand j'ai connu cette enfant. Et, tout d'un coup, ç'a été comme si quelque chose ressuscitait en moi; quelque chose qui avait si peu existé, si peu et il y avait si longtemps! Tous les sentiments étouffés, toutes les effusions étranglées, toutes les affections meurtries et tous les élans brisés — toutes les passions, toutes les grandes, les fortes passions… Ah! tout cela n'était pas mort! Mon coeur desséché, racorni, s'était remis à battre; il me semblait que je commençais à vivre, à soixante ans… Oui, je l'ai aimée, bien que ç'ait été atroce et ignoble, malgré le mépris et le dégoût que j'avais pour moi-même, malgré les ignominies qu'il fallait subir pour la voir, malgré tous les chantages… Oui, je l'ai aimée, bien que je n'aie pu la délivrer de la servitude indigne qui pesait sur elle… Combien de fois ai- je voulu l'arracher de là!… Mais j'avais peur du déshonneur dont on me menaçait alors comme elle m'en menace aujourd'hui… cette crainte du déshonneur qui fait faire tant de choses honteuses!… Oui, Je l'aime, et je ne peux pas… Oh! c'est terrible!… Et je l'aime à lui sacrifier tout, tout! Je l'aime à en mourir, à en crever, là, comme une bête…

Il se laisse tomber sur la chaise, cache sa tête dans ses mains, et des sanglots douloureux font frissonner ses épaules… Ah! c'est lamentable, certes; mais ce n'est plus ridicule. Non, pas ridicule du tout, en vérité. Il a presque cessé d'être abject, ce vieillard, ce maniaque de la justice à formules dont le coeur fut écrasé sous les squalides grimoires de la jurisprudence, qui s'aperçoit, lorsque ses mains tremblent, que ses cheveux sont blancs et que la mort le guette, qu'il y a autre chose dans la vie que les répugnantes sottises de la procédure, — ce pauvre être qui a vécu, soixante années, sans se douter qu'il était un homme…

Brusquement, il relève la tête.

— Monsieur, dit-il d'une voix qu'il s'efforce d'affermir, mais qui tremble, vous pourrez dire à Mlle Canonnier que je ferai selon son désir et que j'irai voir, dès ce soir, Mme de Bois-Créault. Vous ne voulez pas, sans doute, me donner l'adresse de Mlle Canonnier? Non. Bien. C'est donc sous votre couvert que je lui ferai part du résultat de ma démarche. J'ai votre carte… Les lettres me seront-elles rendues si je réussis? ajoute-t-il anxieusement. — Mon Dieu! Monsieur, dis-je en souriant, vous vous entendrez à ce sujet avec Mlle Canonnier quand elle sera Mme de Bois-Créault. Vous ne manquerez pas, j'imagine, d'aller lui présenter vos hommages. Et je ne vois point pourquoi elle ne vous remettrait pas ces lettres — au moins une par une.

— La vie est une comédie sinistre, dit Barzot.

C'est mon avis. Mais je me demande, en descendant l'escalier, si Barzot n'était pas très heureux, ces jours derniers encore, d'y jouer son rôle, dans cette comédie que ses grimaces n'égayaient guère. Allons, j'ai probablement baissé le rideau sur sa dernière culbute.

Et c'est Hélène qui va paraître sur la scène, à présent, en pleine lumière, saluée par les flons-flons de, l'orchestre, aux applaudissements du parterre et des galeries.

Je l'ai mise au courant de ce qui s'était passé entre Barzot et moi. Elle m'a écouté avec le plus grand calme, sans manifester aucune émotion.

— Vous rappelez-vous ce que je vous ai dit hier soir, m'a-t-elle demandé quand j'ai eu fini mon récit? Hier soir, dans la voiture qui m'a amenée ici? Vous m'avez dit que nous causerions de tout cela aujourd'hui, et je vous ai répondu qu'il serait trop tard.

— Eh! bien, s'il est trop tard, Hélène, n'en parlons pas.

— Non… Mais vous vous souviendrez peut-être, et moi aussi, de ce que je vous ai proposé.

— Je souhaite que vous soyez toujours assez heureuse pour ne jamais vous en souvenir. Et j'espère que vous ne m'en voudrez pas d'avoir manqué de confiance en moi-même.

— Pourquoi n'avez-vous pas confiance en vous? Je crois le deviner. Lorsque vous avez résolu d'adopter votre genre actuel d'existence, vous vous étiez aperçu que, dans tous les conflits avec le monde, la sensibilité de la nature et la délicatesse du caractère entravent le malheureux qui en est béni ou affligé bien plus que ne pourrait faire l'accumulation en lui de tous les vices; et vous vous êtes décidé à faire table rase de toute espèce de sentiments. Peut-être est-il nécessaire d'agir ainsi. Je ne sais pas, mais j'en ai peur. Oui, c'est ce qui me fait redouter cette existence d'aventurière que je vais commencer. S'il ne fallait que rester à l'affût des occasions ou les faire naître, demeurer perpétuellement sur la défensive devant les entreprises des autres, cela irait encore. Mais se méfier sans trêve de soi-même, se tenir en garde contre tous les entraînements de l'esprit et les élans du coeur… Quelle vie! C'est agir comme les Barzot qui déplorent, quand ils sont vieux, la sécheresse de leur âme. Oui, dans un sens contraire, c'est agir comme eux… Enfin, ce qui est fait est fait. Amis tout de même, n'est-ce pas?

Oh! certainement. D'autant plus qu'elle n'a pas tort. Mais… mais…

Je l'ai revue tous les jours pendant cette semaine, la blonde. Ses cheveux d'or très ancien relevés sur la blancheur satinée de la nuque, sa carnation glorieuse qui crie la force du sang fier gonflant les veines, les molles ondulations et les inflexions longues de sa chair qui s'attend frémir, toute sa grâce de fleur printanière, la splendeur triomphante de sa jeunesse radieuse… Ah! si elle avait dit un mot, encore! Mais ses lèvres s'étaient scellées et ses beaux yeux sont restés muets.

— Qu'importe! me disais-je quand je l'avais quittée. Elle est assez belle et assez adroite pour se créer rapidement une autre existence que celle que je pourrais lui faire. Et pour moi… Rien de plus ridicule que d'être le second amant d'une femme, d'abord; quand on n'a pas été le premier, on ne peut succéder qu'au sixième…

Et des tas de bêtises pareilles. Quelle joie on éprouve à se martyriser…

Barzot a écrit. Les Bois-Créault se sont décidés au mariage. Parbleu! Canonnier, de Mazas où il se trouve, a donné son consentement, et les bans sont publiés.

— Mon pauvre père! a dit Hélène en pleurant; croyez-vous que nous pourrons le faire évader?

— Sans aucun doute; mais pas maintenant, malheureusement; il faut attendre qu'il ait quitté la France. Je serai renseigné et vous préviendrai, le moment venu.

Qu'a pu penser Canonnier du mariage de sa fille? Je donnerais gros pour le savoir. En tous cas, il lui aura, sans s'en douter, constitué une dot. Roger-la-Honte, que j'avais envoyé Londres afin de déposer les lettres à Chancery Lane, est revenu avec les cinq cents livres que j'ai prié Paternoster de lui remettre. Hélène n'a rien voulu accepter, en dehors de cette somme.

Et même aujourd'hui, au moment où je lui fais mes adieux chez l'Anglaise, elle me remercie de mes offres.

— Non, dit-elle, j'ai, assez d'argent. Je m'arrangerai pour vous faire donner de mes nouvelles par Mme Ida; et si par hasard j'avais à me plaindre de quelque chose, elle serait informée; et je compte sur vous. Mais je suis sûre qu'ils se conduiront bien. Ils sont si lâches!

Elle me tend la main, monte dans la voiture qui l'attend et qui part au grand trot. Elle va retrouver Mme de Bois-Créault qui est venue ce matin la chercher à Bruxelles, et qui l'a priée, par un billet que j'ai reçu il y a une heure, de venir la rejoindre à l'hôtel Mengelle. Elle sera ce soir à Paris… Quel avenir lui prépare la vie, et quelles surprises?…

Et que me réserve-t-elle, à moi? Il me semble qu'Hélène m'a apporté quelque chose, et m'a, pris quelque chose aussi; qu'elle a évoqué en moi des sentiments et des souvenirs que j'avais bannis de toute ma force; et qu'elle a réduit à néant mon parti pris d'indifférence. Où vais-je?… Je me rappelle que j'avais fait un rêve autrefois. J'avais rêvé de reprendre ma jeunesse, ma jeunesse qu'on m'avait mise en cage. Et elle vient de se présenter à moi, cette jeunesse, en celle de cette femme qui s'offrait et que je n'ai pas voulu prendre. Le sable coule grain à grain dans le sablier… Où vais-je?

Ce soir, ce sera le cambriolage à Louvain, avec Roger-la-Honte, sur les indications du nommé Stéphanus, employé de banque. Et demain… Et après?… Et ensuite?…

Quand on descend dans une mine, après le soudain passage de la lumière aux ténèbres, après l'émotion que cause la chute dans le puits, la certitude vous empoigne — la certitude absolue — que vous montez au lieu de descendre. Cette conviction s'attache à vous, s'y cramponne, bien que vous sachiez que vous descendez, et vous ne pouvez vous en défaire avant que la cage vous dépose au fond. Alors…

J'y suis, au fond.

XIX — ÉVÉNEMENTS COMPLÈTEMENT INATTENDUS

«… Décidément, mon cher, on ne connaît sa puissance que lorsqu'on l'a essayée; et vous aviez raison, à Bruxelles; je suis très forte. Si vous aviez pu me voir aujourd'hui, vous auriez été fier de la justice de vos appréciations. Vous ne vous seriez pas ennuyé, non plus. Oh! la cérémonie n'a rien eu de grandiose; on avait profité de la mort d'un cousin éloigné pour faire les choses très simplement, sous couleur de deuil de famille. Un vicaire et un adjoint ont suffi à confectionner le noeud nuptial, et c'est un noeud très bien fait, car ils sont gens d'expérience. Mais auriez- vous ri, vous qui êtes au courant de tout, de m'entendre prononcer le oui solennel, devant Dieu et devant les hommes, d'une voix qui trahissait toute l'émotion nécessaire, tandis que mes yeux baissés, indices de ma modestie, contrastaient avec la rougeur de mes joues, signe certain d'une félicité intense! Auriez-vous ri de la contenance de mon heureux époux, de l'expression de joie outrée épanouie sur le visage de ma belle-mère, de l'air ahuri de mon beau-père le brodeur qui semblait vraiment s'être échappé, effaré et surchargé de citations latines, du «Réquisitoire à travers les Ages!» Auriez-vous ri des félicitations, et des voeux, et des compliments, et des demandes, et des réponses, et des mensonges — et des mensonges! — Il en pleuvait. Pensez si je contribuais à l'averse!… Enfin, c'est fait. Je suis Madame de Bois-Créault. L'église le proclame et l'état civil le constate. L'anneau conjugal brille à mon doigt. Ah! elle a été dure à conquérir, cette bague! Que de luttes, pendant ces quinze jours! Que de comédies et de drames, dont vous ne vous douter pas! Heureusement, je ne suis plus la petite femme apeurée qui se pressait contre vous — vous souvenez-vous? — et qui tremblait devant les gros yeux que lui faisait l'avenir. Je suis une vraie femme — la femme forte de l'Évangile, mon cher. — Et, tenez, pour vous le prouver, il faut que je vous fasse le récit de tout ce qui s'est passé, à présent que je suis retirée dans cette chambre nuptiale que j'habite seule, naturellement, et dont je viens de fermer la porte à clef. Il est minuit et je n'aurai pas fini avant trois heures, car c'est un roman que j'ai à vous écrire, un roman des plus curieux, des plus bizarres et des plus mouvementés, un roman romanesque. Je commence… Mais laissez-moi d'abord aller arracher à mon immaculée robe blanche une de ces fleurs d'oranger, symbole de pureté et d'innocence, image de mon coeur, que je veux mettre dans l'enveloppe, une fois mon roman terminé…»

Je relis la lettre par laquelle Hélène, il y a trois semaines, m'annonçait son mariage. J'en ai reçu une autre, d'elle aussi, tout à l'heure; elle m'y apprend qu'elle vient de quitter irrévocablement l'hôtel de Bois-Créault et qu'elle va partir pour la Suisse. D'ailleurs, elle ne me donne aucun détail sur les circonstances qui ont servi de prétexte à son départ, ni sur ses intentions. «Ne soyez point inquiet de moi, me dit-elle; je suis prête à engager la grande lutte de l'existence et les munitions ne me manquent pas, au moins pour commencer.»

Je jette les lettres dans un tiroir, et je ramasse la fleur d'oranger qui vient de tomber à terre et sur laquelle j'ai mis le pied… Ah! si l'on pouvait les araser ainsi, tous les souvenirs du passé! Papier peint, carton, fil de fer, bouts de chiffons poissés de colle — saleté — on met ça sous globe, en France, sur un coussin de velours rouge orné d'une torsade d'or, comme si les caroncules myrtiformes ne suffisaient pas… Souvenirs! Souvenirs!… Et tous les autres, les souvenirs, conservés dans la mémoire comme en un reliquaire, ces vestiges du passé pendus aux parois du cerveau ainsi que les défroques des noyés aux murailles de la Morgue, ces débris de choses vécues qui secouent leur odieuse poussière sur les choses qui naissent pour les ternir et les empêcher d'être, couronnes mortuaires, couronnes nuptiales, épithalames et épitaphes — Regrets éternels… Oui, éternels, les regrets et les aspirations. Et quant au Présent… Je lance la fleur dans le feu qu'Annie vient d'allumer car l'automne est arrivé, l'automne pluvieux et noirâtre de Londres.

Une lueur blafarde et lugubre tombe d'un ciel bas comme une voûte de cave, lueur de soupirail agonisant sans reflets dans la boue hostile et spongieuse. S'il faisait nuit, tout à fait nuit!… Voilà la tonalité de mon esprit, depuis un mois, depuis que nous sommes revenus de Belgique, Roger-la-Honte et moi, après avoir fourni la matière d'un beau fait-divers aux journalistes de Louvain. Triste! Triste!… Non, Hélène n'est plus la petite femme qui se pressait contre moi; elle ne sera plus jamais cette femme- là. Qu'elle triomphe ou qu'elle échoue, que la vie lui soit marâtre ou bonne mère, elle ne sera plus jamais cette femme-là — la femme que j'aurais voulu — qu'elle fût toujours. — C'est drôle: on dirait que je lui garde rancune d'avoir agi comme je l'ai fait… d'avoir refusé l'existence qu'elle me proposait, existence possible après tout, avec la liberté assurée, et non sans douceur certainement. On rêve de la femme par laquelle l'univers se révèle — effigie qu'on traîne derrière soi, image qui s'estompe dans les lointains de l'avenir —; et, toujours hantée par le spectre du souvenir et la préoccupation du futur, la pensée se prend de vertige devant Celle qui a la bravoure de s'offrir; elle semble, Celle-là, la mystérieuse prêtresse d'une puissance redoutée. Le Présent effraye.

Je ne devrais pas en avoir peur, pourtant, moi qui ai voulu vivre droit devant moi, en dehors de toute règle et de toute formule, moi qui n'ai pas voulu végéter, comme d'autres, d'espoir toujours nouveau en désillusion toujours nouvelle, d'entreprise avortée en tentative irréalisable, jusqu'à ce que la pierre du tombeau se refermât, Avec un grincement d'ironie, sur un dernier et ridicule effort… Vouloir! la volonté: une lame qu'on n'emploie pas de peur de l'ébrécher, et qu'on laisse ronger par la rouille… Ah! il y a d'autres liens que la corde du gibet, pour rattacher l'homme qui se révolte à la Société qu'il répudie; des liens aussi cruels, aussi ignoble, aussi inexorables que la hart. Libre autant qu'il désirera l'être, si hardie que soit l'indépendance de ses actes, il restera l'esclave de l'image taillée dans le cauchemar héréditaire, de l'Idéal à la tête invisible, aux pieds putréfiés; il ne pourra guérir son esprit de la démence du passé et du délire du futur; il ne pourra faire vivre, comme ses actions, sa pensée dans le présent. Il faudra toujours qu'il se crée des fruits défendus, sur l'arbre qui tend vers lui ses branches, et qu'il croie voir flamboyer l'épée menteuse du séraphin à l'entrée des paradis qui s'ouvrent devant lui. Et son âme, fourbue d'inaction, ira se noyer lentement dans des marécages de dégoût… Des sanglots me roulent dans la gorge et éclatent en ricanements… Allons, il faut continuer, sans repos et sans but, faire face à la destinée imbécile jusqu'à la catastrophe inévitable — dont je retirerai une moralité quelconque, inutile et bête, pour tuer le temps, et si j'ai le temps.

Cependant, il ne faut rien prendre au tragique. C'est pourquoi j'écarte les suggestions de Roger-la-Honte qui voudrait; m'emmener à Venise. Qu'y ferais-je, à Venise? Je m'y ennuierais autant qu'ici, d'un ennui incurable. Je me désespère dans l'attente de quelque chose qui ne vient pas, que je sais ne pas pouvoir venir, quelque chose qu'il me faut, dont je ne sais pas le nom, et que tout mon être réclame; tel l'écrivain, sans doute, qui formule des paradoxes et qui se sent crispé par l'envie, chaque fois qu'il prend sa plume de sarcasme, de composer un sermon; un sermon où il ne pourrait pas railler, où il faudrait qu'il dise ce qu'il pense, ce qu'il a besoin de dire — et qu'il ne pourrait pas dire, peut- être.

Non, je n'irai pas à Venise. Tant pis pour Roger-la-Honte; il attendra. Je n'irais pas à Venise même si j'étais sûr d'y trouver encore un doge et de pouvoir le regarder jeter son anneau dans les flots de l'Adriatique. J'aime mieux passer mon anneau à moi, sans bouger de place, au doigt de la première belle fille venue. Qui est là? Broussaille. Très bien. Affaire conclue.

Nous sommes mariés, collés. C'est fini, ça y est; en voilà pour toute la vie. Si vous voulez savoir jusqu'où ça va, vous n'avez qu'à tourner la page.

Après elle, une autre; et celle-ci après celle-là. Toutes très gentilles. Pourquoi pas? Je ne les aime que modérément; «l'amour est privé de son plus grand charme quand l'honnêteté l'abandonne», a dit Jean-Jacques, et c'est assez juste, de temps en temps. Pourtant, je leur donne, tout comme un autre Français, des noms d'animaux et de légumes, dans mes moments d'expansion: Ma poule, mon chat, mon chien, mon coco, mon chou. Je ne m'arrête même pas au chou rose, et je vais jusqu'au lapin vert — à la française. — De plus, je fais tous mes efforts pour leur plaire; et j'ai, comme autrefois Hercule, des compagnons de mes travaux. Ma foi, oui. Oh! ce n'est pas que j'en aie besoin, mais je n'aime pas déranger les habitudes des gens; et, aussi, il vaut mieux «intéresser le jeu», ainsi que disent les vieux habitués du café de la Mairie, en province — rentiers à cervelas qui jouent une prise de tabac en cent-cinquante, au piquet, et qui savent vivre.

Ces dames ont elles-mêmes, d'ailleurs, leurs habitudes et leurs manies. Je tiens compte des unes et des autres. Je fréquente des cénacles de malfaiteurs, des clubs d'immoraux, dont elles aiment à respirer l'air vicié. Des maisons où la lumière du jour ne pénètre jamais, aux triples portes, aux fenêtres aveuglées par des planches clouées à l'intérieur; de mystérieuses boutiques éternellement à louer, aux volets toujours clos, où l'on se glisse en donnant un mot de passe; des caves aux voûtes enfumées dont les piliers n'oseraient dire, s'ils pouvaient parler, tout ce qu'ils ont entendu. Les hors-la-loi de tous les pays, les réprouvés de toutes les morales, grouillent dans ces repaires du Crime cosmopolite; tous les vices s'y rencontrent, et tous les forfaits s'y font face; on y complote dans tous les argots, on y blasphème dans toutes les langues; la prostitution dorée y tutoie la débauche en guenilles; le cynisme aux doigts crochus y heurte l'inconscience aux mains rouges. Ce sont les Grandes Assises de l'immoralité tenues dans les sous-sols de la tour de Babel.

Intéressant? Certainement. Homo sum et… et ce sont des hommes, après tout, ces gens-là. Pas plus vils que les voleurs légaux, ces outlaws. Je ne crois pas qu'on ait dit moins d'infamies dans les couloirs du Palais-Bourbon, cette après-midi, que je n'en ai entendues cette nuit dans le souterrain dont je vais sortir; et peut-être y a-t-on conclu des marchés aussi honteux. Pas plus ignobles, ces filles de joie, que les épouses légitimes de bien des défenseurs de la morale, bêtes comme Dandin et cocus comme Marc-Aurèle. Ignominie d'un côté; infamie de l'autre. Tout se tient et tout arrive à se confondre. Est-ce la cocotte qui a perverti l'honnête femme, ou l'honnête femme la cocotte? Est-ce le voleur qui a dépravé l'honnête homme ou l'honnête homme qui a produit le voleur?… Vie abjecte, qu'elle soit avouée ou clandestine; plaisirs bas, qu'ils soient cachés ou manifestes… Quelle différence, entre une orgie bourgeoise et une ripaille d'escarpes? Mais les bourgeois s'amusent avec leur argent! Eh! bien, nous aussi, nous nous amusons avec leur argent — leur argent à eux, à ceux qui se laissent arracher de la bouche, par la main des moralistes, le pain que nous allons reprendre dans la poche de Prudhomme… Hélas! on devient fou, mais on naît résigné…

De moins en moins, pourtant. Mais c'est comme si le cri de la révolte, douloureux et rare, faisait place à un ricanement facile et général, à un simple haussement d'épaules.

Je les regarde, ces souteneurs. Mon Dieu! ce ne sont pas du tout les énergumènes du vice, les fanatiques de la dépravation qu'on en a voulu faire. Ce sont des êtres placides, à peine narquois, qui paraissent se rendre compte qu'ils ont une fonction, et non sans importance, dans l'organisme social. Ils échangent, avec des hochements de tête mélancoliques, des histoires bien pitoyables; histoires racontées à leurs femmes, histoires qu'aime à débiter le monsieur qui paye à la marchande d'amour. Il parie à coeur ouvert, ce monsieur-là. Secrets de famille et d'alcôve, habitudes et préférences de l'épouse trahie, et ses sentiments et ses sensations, et ses charmes particuliers et ses défauts physiques, il livre tout à la prostituée. Le marlou, confident naturel de ces confidences, semble penser que les rapports du monsieur qui paye avec la courtisane sont surtout anti-esthétiques; et il caresse sa maîtresse pour lui faire oublier les révélations odieuses faites par les clients, révélations qui dégoûteraient de la vie, à la longue; il la caresse même très gentiment. Ce n'est pas une raison, parce qu'on a le dos vert, pour qu'on n'ait pas l'âme bleue. Non, les souteneurs n'ont pas l'air dépaysé dans la société actuelle. Ils se sont mis au diapason. Leurs femmes payent leur dot après, et par à-comptes; voilà tout.

Ah! ne mangez jamais, jamais de ce pain-là!…

Ils ne répondent pas; Ils ont la bouche pleine. Heureusement! Ils auraient trop à dire.

Je les regarde, ces voleurs; et je cherche parmi eux l'être au front bas, aux yeux sanglants, au visage asymétrique. Lombroso a dû le mettre dans son armoire, car je ne peux le découvrir. Ces Voleurs sont des hommes comme les autres; moins vilains, tout de même; on ne voit pas, sur leurs faces, les traces de la lutte avec la morale qui balafrent tant de figures, aujourd'hui. De beaux types; ou bien des visages qui semblent truqués, des physionomies habituelles sur la scène du Français, lorsqu'on joue le répertoire classique. Autrefois, paraît-il, les voleurs se distinguaient, dans les milieux qu'ils fréquentaient, par leur exubérance, leur surexcitation, leur âpreté de jouissance nerveuse. On sentait qu'ils volaient leur liberté. Ils se disaient d'»anciens honnêtes gens», ce qui laissait supposer qu'ils se souvenaient confusément, mais douloureusement, de leur honnêteté — à peu près comme des damnés se rappelleraient les choses de la terre. — À présent, rien ne les sépare plus, à l'oeil nu, du commun des mortels. Ce sont des gens d'allures indifférentes, qui ignorent la fièvre et l'enthousiasme. On sent qu'ils prennent leur liberté. La vie qu'ils mènent est pour eux toute simple; et, loin de la déplorer, ils ne songent même point à s'en faire gloire. Les condamnations? Un danger à courir, une blessure à risquer — mais même pas une blessure d'amour-propre, ni un sujet de vanité. — Les sentences qu'on peut prononcer contre eux n'entraînent avec elles aucun effet moral. En dehors de leur caractère afflictif, elles n'ont pas de signification pour eux. On me dira que les voleurs n'ont qu'à lire les journaux relatant les faits et gestes des hommes au pouvoir pour se sentir fiers de leur conscience. Soit. Mais entendons-nous bien…

Et, puis, à quoi ça sert-il, qu'on s'entende?

J'aime beaucoup mieux rentrer chez moi — tout seul, cette fois-ci. — Je viens de rompre avec une Allemande qui m'annexait depuis quinze jours, et je refuse de la remplacer par une Danoise. Je veux avoir le temps de pleurer mes veuves.

Pleurs de commande! larmes de crocodile! — Pas du tout! — Affliction candide; deuil sincère… Hé! quoi! vous prenez bien la Vie de Bohème au sérieux, et vous mouillez vos mouchoirs quand Musette quitte Rodolphe, à tous les coins de page, pour aller cueillir la fraise chez des banquiers, lorsque Mimi lâche Marcel sous des prétextes qui n'en sont pas. Et vous refuseriez de croire à ma douleur profonde parce que mes petites amies ne me donnaient pas les raisons de leurs sorties, parce que je ne vous ai pas dit qu'elles étaient phtisiques, parce que je n'essaye point de faire croire que mes barbouillages sont des tableaux et mes rébus de mirlitons, des vers? C'est bien curieux!

D'ailleurs, ça m'est égal. J'ai la larme à l'oeil, et c'est un fait. Mais oui, il y a toujours eu de la vie, dans ces liaisons peu dangereuses, mais passagères; c'est mort vite, mais ça a vécu. Et de la poésie aussi, si vous voulez le savoir; car ils n'étaient pas plus vulgaires, ces mariages à la colle, que bien des mariages à l'eau bénite. Et j'ai des corbillards de souvenirs…

Ah! voilà le chiendent, les souvenirs! L'un ne chasse pas l'autre, au contraire… Ils s'attachent à votre peau comme la tunique du Centaure.

— C'est bien fait, me dit Paternoster à qui je vais confier mes chagrins, avec le vague espoir qu'il me payera très cher, pour me consoler, un paquet de titres que je lui apporte. C'est bien fait. Ça vous apprendra à jouer à l'homme sensible, à aller chercher des fleurs bleues dans le ruisseau au lieu d'arracher des pommes d'or dans les jardins qui ont des grilles.

Paternoster commence à m'embêter. Je n'aime pas beaucoup ses sermons et les questions qu'il me pose, depuis quelque temps, me déplaisent infiniment. Il a lu mes articles dans la «Revue Pénitentiaire» et prétend que j'ai un beau talent d'écrivain. Ne serais-je pas heureux de l'utiliser? Ne saurais-je point parler en public? La politique ne m'attirerait-elle pas, si les moyens m'étaient donnés de jouer un rôle à sensation sur la scène parlementaire? Ai-je oublié, par exemple, que Danton était un voleur? Et un tas d'autres interrogations qui me rappellent, je ne sais pourquoi, les propositions voilées que m'a faites ce malheureux Canonnier. Mais je ne me fie pas à Paternoster. Je sais qu'il a pris des renseignements sur moi et je lui en veux, s'il a des intentions à mon endroit, de manquer de franchise. Du reste, il devient d'un pingre!… C'est un Turc. Bientôt, on ne pourra plus rien faire avec lui. L'autre jour, il a refusé quarante livres à un camarade qui en avait besoin pour faire un coup. Il finit peut-être par se croire honnête; et il se mettrait au service de la police que je ne m'en étonnerais pas.

— Si vous aviez deux sous de bon sens, me dit-il, vous feriez comme moi et les femmes ne vous tourmenteraient guère. Savez-vous comment je m'y prends, moi? J'ai fait la connaissance d'une Anglaise, une de ces malheureuses petites filles, esclaves de la machine à écrire, qui se flétrissent avant l'âge dans les bureaux de la Cité et se nourrissent de thé et de pâtisseries équivoques. Je l'ai installée dans un logement que je lui ai meublé près de Waterloo Road, où elle vit fort satisfaite. Je passe pour un bon papa, veuf et pas très riche, point exigeant non plus; je vais la voir tous les soirs, à six heures, en sortant de l'office; je dîne avec elle, je la quitte vers les onze heures et je rentre chez moi à pied. La promenade me fait du bien, et je vous garantis…

— Oui, dis-je; et vous passez sur Waterloo Bridge, un pont qui ne s'appelle pas pour rien le Pont des Soupirs, avec votre éternel sac qui contient souvent une fortune. Un de ces soirs vous serez attaqué par quelque bandit qui vous enverra dans la Tamise, par- dessus le parapet, et le lendemain matin votre cadavre fera la planche à Gravesend.

Paternoster hausse les épaules.

Il a raison, en fin de compte. Ta destinée cherche après toi, dit le calife Omar; c'est pourquoi ne la cherche pas. Tournez à gauche, tournez à droite, vous êtes toujours sûr, à l'heure marquée, de trouver la mort au bout du fossé — ou au bout d'une corde.

Roger-la-Honte ne pense pas autrement. Il me l'a déclaré au cours d'un petit voyage que nous venons de faire en Hollande, et que nous ne regrettons pas d'avoir entrepris. Il a pris ce matin le bateau pour l'Angleterre, avec le produit de nos honteux larcins; et moi je suis venu à Anvers où, si j'en crois la rumeur publique, une jolie somme dort paisiblement dans la sacristie d'une certaine église.

Est-ce un conte? Je vais m'en assurer. Car j'entends justement sonner minuit, l'heure des crimes, et je franchis lestement le petit mur qui protège le jardin sur lequel s'ouvre la porte de la susdite sacristie. À dire vrai, cette porte s'ouvre difficilement; mais ma pince parvient à la décider à tourner sur ses gonds.

Me voici dans la place. Il y fait noir comme dans un four, mais… Ah! diable! Il me semble que j'entends remuer. Oui… Non. Pourtant… Si, quelqu'un est caché ici; j'en mettrais ma main au feu. Curé, vicaire, suisse, bedeau ou sacristain, il y a un homme de Dieu en embuscade dans cette pièce… Après tout, je me fais peut-être des idées… Il faut Voir; je vais allumer ma lanterne. Homme de Dieu, y es-tu?

Boum!…

C'est un coup de pistolet qui me répond, comme j'enflamme une allumette.

Je ne suis pas touché; c'est le principal. D'un saut, je suis dans le jardin; d'un bond, je passe par-dessus le mur; et je cours dans la rue, de toute ma force.

Mais l'homme de Dieu est sur mes talons, criant, hurlant.

— Au voleur! Au voleur! Arrêtez-le!…

Des fenêtres s'ouvrent, des portes claquent. Des gens se joignent à l'homme de Dieu, galopent avec lui, crient avec lui. La meute est à cinquante pas derrière moi, pas plus. Ah! que cette rue est longue! Et pas un chemin transversal; un quai seulement, tout au bout… Il me semble apercevoir la prison, la cagoule, tout le bataclan…

Je cours, je cours! J'approche du quai. Il n'y a personne devant moi, heureusement… Si! un homme, un homme couvert d'un pardessus couleur muraille, vient d'apparaître au bout de la rue, s'est arrêté aux cris des gens qui me pourchassent, et va me barrer le passage. J'ai ma pince à la main; je peux lui casser la figure avec… Ah! non! Pas jouer ce jeu-là; ça coûte trop cher! Un coup de poing ou un coup de tête, mais rien de plus. Je jette la pince… L'homme est à cinq pas de moi; il s'arc-boute sur ses jambes, les yeux fixés sur ma figure qu'éclairent en plein les rayons d'un réverbère. Tant pis pour lui, s'il me touche… Mais, brusquement, il s'écarte.

Je suis sauvé! Le quai, un lacis de petites ruelles, à droite, et une place où je pourrai trouver une voiture. Je suis sauvé…

Non! L'homme au pardessus couleur muraille s'est mis à courir derrière moi. Je suis éreinté, à bout de souffle. Il m'atteint, il est sur moi. J'ai juste le temps de me retourner…

— N'ayez pas peur! dit-il. Et venez vite, vite!

Il me prend par le bras, m'entraîne. Nous descendons la rue à toute vitesse.

— Ici!

Il a ouvert la porte d'une maison, me pousse dans le corridor obscur, referme la porte sans bruit.

— Au voleur! Au voleur! Arrêtez-le!… Par ici!… Par là!… Au voleur!…

La meute continue la poursuite, vient de s'engager dans la rue, passe devant la maison en hurlant; les grosses bottes de la police, à présent, sonnent sur le pavé. Puis, le bruit diminue, s'éteint. Nous restons muets, sans bouger, dans les ténèbres, l'homme au pardessus couleur muraille et moi.

— Suivez-moi, dit-il en frottant une allumette; tenez, voici l'escalier.

Nous montons. Un étage. Deux étages.

— Attendez-moi ici, me dit-il tout bas, sur le palier. Il ouvre une porte et, tout aussitôt, j'entends la voix d'une femme.

— C'est toi! Bonsoir. Qu'y avait-il donc, dans la rue?

Puis, une conversation entre elle et lui, dont je ne parviens pas à saisir un mot. Ça ne fait rien'; cette voix de femme m'a donné confiance, je ne sais pourquoi; je suis sûr, à présent, que je ne serai pas trahi. L'homme revient vers la porte qu'il a laissée entrebâillée.

— Entrez, dit-il.

J'entre. Une salle à manger très propre, mais pauvre. L'homme est debout, tête nue, sous la lumière crue de la lampe suspendue qu'il vient de remonter. Et, tout d'un coup, je le reconnais.

C'est Albert Dubourg, mon ami d'enfance, mon camarade de jeunesse, celui dont le père avait commis des détournements, autrefois, et qu'on m'avait défendu de fréquenter.

—Albert! m'écrié-je. Albert!

— Oui, dit-il en souriant d'un sourire triste. C'est moi. Tu ne t'attendais pas à me rencontrer ce soir, n'est-ce pas? Moi, non plus. Enfin, je suis heureux d'avoir été là…

— Figure-toi, dis-je en m'efforçant d'inventer une histoire, figure-toi…

— Ne me dis rien. J'aime mieux que tu ne me dises rien. À cause de ma femme, d'abord; elle pourrait nous entendre, et c'est inutile. Je lui ai dit que tu étais traqué à cause de tes opinions, et tu peux compter sur elle comme sur moi. Qu'as-tu l'intention de faire? Quitter Anvers le plus tôt possible, je pense?

— Oui; pour l'Angleterre.

— Alors tu prendras le bateau demain soir. D'ici là, reste chez moi; c'est plus prudent. Nous ne sommes pas riches, mais nous pouvons toujours t'offrir un lit… Je vais chercher ma femme.

Il sort et reparaît avec elle une minute après. Une petite blonde, plutôt maigre, gentillette, l'air timide. Très aimable aussi, bien qu'elle paraisse un peu troublée devant un étranger; — un étranger qu'on lui a présenté comme un conspirateur. — Il est entendu que je coucherai dans la chambre de sa soeur, une jeune personne qui demeure avec eux mais qui est absente pour le moment.

Albert m'y a conduit, dans cette chambre où je vais dormir, moi qui viens d'échapper au grabat de la cellule, dans un lit de jeune fille. Et nous avons causé longtemps. Il m'a raconté la triste histoire que je pressentais: le père, privé de ses droits à la retraite et presque ruiné par le remboursement des sommes détournées, se décidant à quitter la France et mourant bientôt de chagrin, en Belgique, sans avoir pu trouver d'emploi nulle part. La mère parvenant, par un travail de mercenaire, à élever son fils, à lui faire terminer ses études, tant bien que mal, et succombant à la tâche avant qu'il lui fût possible, à lui, de l'aider. Et personne pour tendre la main à ces malheureux, pour leur faire même bonne figure; personne. Et Albert, après avoir accompli son temps de service militaire en France, car il a tenu à rester Français, revenant en Belgique et finissant, avec bien du mal, par trouver une place dans les bureaux d'une Compagnie de Navigation, qui lui permet de vivre, tout juste. Il n'a pas voulu me laisser m'expliquer sur ma situation, qu'il devine; il n'a fait preuve d'aucune curiosité et ne s'est pas permis un mot de blâme. Non, elle n'a point été gaie, cette conversation entre l'honnête homme, fils du voleur, et le voleur, fils de l'honnête homme,

— J'ai éprouvé ma première joie, me dit-il en se retirant, lorsque j'ai connu la jeune fille qui est devenue ma femme. Elle était pauvre, mais bonne et courageuse; et, de nos deux pauvretés et de notre amour, nous essayons de faire du bonheur.

Ils y réussissent, je crois. J'ai passé la journée du lendemain avec eux, car Albert avait demandé à la maison qui l'emploie de lui donner congé pour un jour. Ils ont été charmants envers moi, mettant les petits plats dans les grands — de grands plats qui ne doivent pas servir souvent, hélas! — Ils s'aiment, malgré tout, sont pleins d'attentions et de prévenances l'un pour l'autre; et je me trouve très attendri devant le spectacle de cette existence humble et terne, mais qu'illumine pourtant, comme un rayon de soleil, le charme d'une affection sincère. C'est vrai, ça m'émeut tout plein…

…Hé! qui peut dire Que pour le métier de mouton Jamais aucun loup ne soupire?

Et le soir, quand je les ai eu quittés devant le bateau où ils m'avaient conduit, pendant que le navire descendait l'Escaut, je me suis pris à me prôner à moi-même et à envier, presque, leur bonheur…

Leur bonheur! Est-il réel, ce bonheur-là? Est-il possible, seulement, avec une vie besogneuse, faite du souci du lendemain, des humiliations du jour et des privations de la veille? N'est-ce pas une illusion, plutôt? Leur amour n'est-il pas lui-même une chimère, le voile d'un rêve d'or devant les hideurs de la réalité, un mirage vers lequel ils tendent fiévreusement leurs yeux, effrayés de regarder autre part?… Fantôme de bonheur! Simulacre d'amour!

Vie modeste, mais heureuse… Des blagues! Elle a aussi, cette existence-là, ses ennuis qui la harassent, ses chagrins qui l'assaillent. Ennuis vulgaires, chagrins prosaïques, mais cruels, tout aussi douloureux que les plus grandes souffrances. — Amour… Pas vrai! Vision décevante, dont ils ne sont qu'à moitié dupes, au fond. Leurs baisers dévorent sur leurs lèvres des paroles qu'ils ont peur de prononcer et leurs mains, étendues pour les caresses, ne peuvent obéir aux frissons de colère qui voudraient les crisper. Galériens par conviction, tous les deux, l'homme et la femme, qui ne veulent pas voir les murailles du bagne et qui traînent, les yeux fixes sur le spectre de la passion menteuse, le boulet de la bonne entente, la chaîne de la cordialité… Pas de bonheur, dans la misère; et pas d'amour, jamais. Jamais.

Pauvre Albert!… Voilà que je le plains, à présent… Allons. De
Londres, j'enverrai un cadeau à sa femme, et j'oublierai tout ça.

D'autres choses, que je voudrais oublier. J'y parviendrai peut- être, avec le temps. Enfin, mon coeur va aussi bien qu'on peut l'espérer; et je ne publierai plus de bulletins.

— Tant mieux! me dit Annie. Vous commenciez à maigrir.

Quel dommage! Après tout, je ne ferais pas mal, peut-être, d'écouter Roger-la-Honte et de l'accompagner à Venise. Je l'attends justement ce soir, Roger. Il est parti en France, voici trois jours, pour une expédition que j'avais préparée ces temps derniers Dix heures et demie. On dirait qu'on entend rouler un cab, dans la rue. Oui; il s'arrête devant la maison — et l'on frappe à la porte. — Annie a été se coucher de bonne heure et le gaz est éteint dans l'escalier. Je prends une lampe et je descends ouvrir. Ce n'est pas Roger…

Une femme est sur le seuil, une femme vêtue de noir, qui tient un paquet dans ses bras. D'une main, elle relève un peu sa voilette.

— Tu ne me reconnais pas, Georges? dit-elle.

J'approche la lampe. Ciel!… C'est Charlotte.

XX — OU L'ON VOIT QU'IL EST SOUVENT DIFFICILE DE TENIR SA PAROLE

Je suis assis auprès du feu, devant la chaise que vient de quitter Charlotte, confondu d'étonnement, accablé d'horreur. Ah! le mensonge des conjectures, la fausseté des suppositions! Toutes mes hypothèses sont renversées, toutes mes prévisions en déroute. La vie est donc plus atroce encore qu'on ne peut le présager, plus abjecte et plus cruelle!… Et je reste éperdu de stupeur devant l'inattendu — devant la réalité toujours implacable et toujours imprévue…

Non, Charlotte ne s'est pas mariée. Non, rien de ce que j'avais imaginé ne s'est accompli. Et ce qui est arrivé… oui, cela devait être, cela, et cela seulement. Pas autre chose n'était possible. Oh! je n'y puis croire encore, pourtant… Charlotte chassée par son père, le jour même où eut lieu la scène affreuse qui nous a séparés; son courage devant l'affliction, sa fermeté de coeur devant l'épreuve, sa foi en elle-même; et la résolution fière qu'elle sut prendre de maîtriser sa douleur et de refouler ses angoisses, et d'affronter le malheur avec la dignité du silence… Ha! le dégoût de moi qui me saisit, d'avoir déserté cette vaillante! Toutes les choses qui auraient pu être semblent passer devant mes yeux ainsi qu'en une brume de rêve… C'a dû être horrible, le déchirement de cette âme, ce navrement de femme abandonnée par tous… Et la détresse, la noirceur de cette existence de mercenaire qui est la sienne depuis vingt mois, qu'elle accepta, cette fille riche la veille, et qui lui mesura le pain qu'il lui fallait, à elle et à son enfant — à notre enfant…

Notre enfant!… Elle est la, à côté, reposant sur un lit que sa mère, aidée par Annie, lui a préparé dans ma chambre. Une jolie petite fille, blonde, avec des yeux comme des pervenches, — et que j'ai à peine osé regarder, à peine, car j'ai été pris d'une honte indicible quand j'ai vu quel était le fardeau que Charlotte portait dans ses bras…

Elle s'est déjà levée trois fois depuis que l'enfant repose, pour aller surveiller son sommeil, interrompant le récit qu'elle me fait, d'une voix grave, mais où ne vibre pas la colère où ne grince pas la rancune. A-t-elle dû souffrir, cependant! La pauvreté et les chagrins n'ont pas encore mis leur marque sur son beau visage, mais ses yeux brillent de l'éclat étrange des yeux désespérés, l'éclat vif et glacial du givre. Et ses vêtements, le manteau de confection qu'elle a quitté, sa triste robe noire d'ouvrière… Ah! Dieu de Dieu!…

La voici. Elle rentre, tout doucement, reprendre sa place sur la chaise, au coin du feu.

— Elle dort; elle dort d'un sommeil de plomb. Mais elle ne se plaint, pas en dormant et elle ne porte plus les mains à sa tête, comme elle faisait à Paris. J'ai eu si peur avant-hier, hier et ce matin encore!… J'étais affolée. Il faut que je te raconte… Quand j'ai vu qu'elle souffrait de maux de tète, que son front était brûlant, qu'elle avait perdu l'appétit… et surtout ces somnolences continuelles, tu sais… je me suis décidée à aller chercher un docteur. Un bon médecin, habitué à soigner les enfants. Il est venu avant-hier chez moi, a examiné attentivement la petite, n'a sien voulu prescrire, n'étant encore sûr de rien, mais m'a dit de le rappeler si des symptômes nouveaux se produisaient. «Je pense que ce ne sera pas sérieux, m'a-t-il dit; mais si je craignais quelque chose, ce serait une méningite.» Tu penses si j'ai été effrayée! Une méningite! C'est tellement terrible, surtout à cet âge-là!… J'ai passé la nuit dans les transes. Hier, elle n'allait pas mieux; elle tournait et retournait sa tête sur l'oreiller, y posait désespérément ses petites mains. Je suis sortie, j'ai couru chez le docteur qui m'a promis de venir le soir. Je rentrais chez moi bien anxieuse lorsque, avenue de l'Opéra, j'ai rencontré Marguerite — Marguerite, tu te souviens? l'ancienne femme de chambre de Mme Montareuil. — Elle ne savait rien de ce qui m'était arrivé, s'étonnait de me voir si modestement vêtue et la mine tellement désolée. Pendant qu'elle me parlait, une crainte affreuse m'a saisie, une crainte que je n'avais jamais éprouvée jusque-là, la crainte de la pauvreté. J'ai eu peur, tout d'un coup, une peur terrible, de n'avoir pas assez d'argent pour soigner mon enfant; je l'ai vue arrachée de mes bras, emportée à l'hôpital… Oh! je ne peux pas te dire! Il m'a semblé que j'allais me trouver mal… Je ne pouvais plus écouter Marguerite; et je ne suis revenue à moi, pour ainsi dire, que lorsque je lui ai entendu prononcer ton nom. Elle disait qu'elle t'avait vu il y avait peu de temps, que tu étais riche… que sais-je? Alors, j'ai pensé que tu voudrais bien m'aider à sauver l'enfant. J'ai demandé à Marguerite si elle avait ton adresse. Elle me l'a donnée… J'ai voulu, t'écrire, en rentrant; puis, j'ai hésité. La petite paraissait ne plus souffrir. Le docteur, lorsqu'il est venu l'a trouvée plus calme et m'a dit de me tranquilliser. Mais, ce matin, elle a eu une crise: une crise qui n'a pas duré bien longtemps, c'est vrai; mais j'ai perdu la tête… je ne raisonnais plus. J'ai pris le train pour Londres…

— Il y a longtemps, dis-je sans peser mes paroles qui suivent le cours des idées qui roulent en mon cerveau, il y a longtemps que tu aurais dû venir.

Charlotte me regarde avec étonnement.

— j'aurais dû!… Mais ne savais-tu pas, toi?…

— Je savais, oui… mais comment aurais-je pu deviner tout ce qui s'est passé depuis? Il m'aurait été facile de me renseigner? Je n'ai pas osé… On m'en a dissuadé. J'ai pensé…

— Quoi? demande Charlotte d'une voix nerveuse. Quoi? continue-t- elle, car je ne réponds pas. Qu'as-tu pensé de moi?

— Je ne veux pas te le dire, et je ne veux pas mentir. Je suis un malheureux, voilà tout.

— J'espère, répond-elle au bout d'un instant et en changeant de ton, que je me suis alarmée à tort et que la petite va aller mieux; mais si, par malheur… tu feras tout pour la sauver, n'est-ce pas?

— Tout ce que je possède est à elle, dis-je, et à toi aussi.

Et je me mets à tisonner les charbons parce que je crois sentir mes yeux se mouiller un peu.

— Écoute, dit Charlotte; ce n'est pas ta maîtresse qui est revenue à toi, mais la mère de ton enfant. Je ne te demande rien pour moi et je voudrais ne rien demander pour ma fille non plus; mais… Voyons, Georges, regarde-moi. Pourquoi pleures-tu?… Dis?…

Elle se penche vers moi, m'attire à elle.

— Ah! fou, fou! Tu n'es pas méchant et tu es si dur pour ceux qui t'aiment… et que tu aimes aussi, peut-être… Embrasse-moi… N'est-ce pas, elle est jolie, ta fille? As-tu vu comme elle te ressemble? Dis-moi si tu l'aimeras.

— Non; tu serais jalouse… Mais tu ne m'as pas seulement appris son nom…

— J'avais d'abord songé à lui donner le tien, répond Charlotte en rougissant, à l'appeler Georgette; et puis, je n'ai plus voulu, je ne sais pourquoi… Elle se nomme Hélène.

Brusquement, je retire ma main que Charlotte tient dans les siennes; et un grand frisson me secoue.

— Qu'as-tu? demande-t-elle, attristée; et se méprenant, naturellement, sur la cause de mon émotion, Qu'as-tu? Oui, j'aurais mieux fait de suivre ma première idée, et de l'appeler Georgette. Mais, Hélène, c'est un joli nom aussi. Tu ne trouves pas? Tu m'en veux?

— Non; pas du tout… Mais tu dois être très fatiguée, Charlotte. Il va être une heure du matin; tu ferais bien d'aller te coucher et d'essayer de dormir. Moi, je reste ici; si j'entends l'enfant se plaindre, j'irai te prévenir. Va, sois raisonnable, je vais rouler un fauteuil devant le feu… il faut l'entretenir, car la nuit est froide.

— Demain matin, tu enverras chercher un médecin?

— Oui, certainement. Demain matin ou plutôt ce matin, car nous sommes à dimanche depuis cinquante minutes.

— Et c'est lundi Noël, dit Charlotte en soupirant. Mon Dieu! pourvu que mes craintes aient été folles! Bonsoir…

Elle se retire, ferme doucement la porte; et je reste seul, regardant mes pensées, à mesure qu'elles passent, se réfléchir en formes fugitives dans les charbons ardents du foyer… Ma fille s'appelle Hélène… Ah! qu'elle est amère, cette perpétuelle ironie des choses!…

Je descends à la salle à manger, au rez-de-chaussée. Je remonte avec une bouteille d'alcool et je me fais des grogs très forts, toute la nuit. Vers six heures, je m'endors…

C'est Charlotte qui m'a réveillé, à neuf heures. Et, tout aussitôt, j'ai envoyé Annie chercher un médecin qui lui a promis de venir sans tarder. Onze heures sonnent, et il n'est pas encore arrivé. Mais on frappe; ce doit être lui. Non, c'est un télégraphiste qui apporte une dépêche. Un télégramme envoyé par Roger-la-Honte qui m'apprend qu'il ne sera de retour que vers le milieu de la semaine… Mais quand viendra-t-il donc, ce médecin?

Charlotte m'appelle auprès de la petite malade qui vient de sortir d'un de ces lourds sommeils si inquiétants pour sa mère. Comme elle est pâle! Ses yeux me semblent avoir perdu l'éclat qu'ils avaient hier soir; ils sont ternis, éteints sous les larmes, lassés de douleur, s'ouvrant largement, pourtant, ainsi que pour une supplication pleine d'angoisses. La jolie petite bouche laisse passer des plaintes monotones et navrantes.

— Maman, bobo… Maman… bobo…

Charlotte la prend dans ses bras, essaye de la consoler, la caresse.

— Le plus terrible, me dit-elle, c'est qu'elle refuse toute nourriture, je ne peux presque rien lui faire prendre. Et si tu l'avais vue il y a quatre ou cinq jours seulement! Elle était si gaie, si amusante!…

Mais l'enfant dégage ses mains d'un geste désespéré, appuie ses doigts crispés à son front et ses membres se convulsent et sa face blêmit affreusement; elle gémit d'une façon lamentable…

— Monsieur, vient dire Annie, le docteur est en bas.

— Qu'il monte, vite!

Il est monté, a assisté aux convulsions qui ont saisi l'enfant et l'a examinée avec soin dès que la prostration a succédé à la crise.

Il est dans le salon, maintenant, seul avec moi, rédigeant son ordonnance.

— Il faut couper les cheveux, appliquer un vésicatoire sur la nuque, poser de la glace sur le front…

—Est-ce la méningite?

— Oui, certainement, c'est la méningite.

— Y a-t-il de l'espoir?

— Très peu, répond le docteur en hochant la tête. Je ne veux pas vous donner de fausses espérances. À l'âge qu'a votre enfant, cette maladie est presque toujours fatale; la mort survient rapidement au milieu d'une convulsion. Oui, à moins d'un miracle…

— Dites-moi franchement, docteur: votre science est-elle capable d'effectuer ce miracle?

— Non, en vérité. Au moins, personnellement, je dois vous répondre: non… Mais j'ai des confrères, de grands confrères, dont l'expérience, ou la réputation si vous voulez, dépasse la mienne de cent coudées; peut-être vous tiendraient-ils un langage autre que le mien. Essayez-en… Le docteur Scoundrel par exemple. C'est la plus haute autorité…

— Et, dis-je en hésitant — car une pensée fâcheuse se présente à moi comme je pose sur la table le prix de la visite — savez-vous quelle somme le docteur Scoundrel exigerait pour venir… — Oh! répond le médecin en souriant, il ne se dérange jamais à moins de cinquante livres payées comptant. C'est une célébrité, voyez-vous…

— Cinquante livres sterling?

— Oui; et aujourd'hui, dimanche, veille de Noël, il en demanderait peut-être soixante… quatre-vingts… cent.

Le docteur sort et Charlotte, immédiatement, entre dans le salon.

— Eh! bien? demande-t-elle d'une voix qui trahit son anxiété.
Qu'a-t-il dit? Est-ce la méningite?

— Il ne sait pas; n'est pas sûr… C'est très difficile de se faire une certitude. Il m'a conseillé de consulter un de ses confrères, un spécialiste renommé…

— Il faut l'envoyer chercher tout de suite, dit Charlotte.

— Oui, mais…

— Mais quoi? Dis! Quoi?

— Ce spécialiste veut être payé d'avance… une grosse somme; et je n'ai pas d'argent.

— Tu n'as pas d'argent! s'écrie Charlotte.

— Non, je n'en ai pas ici. Tout ce que je possède est à la banque et je n'ai pas vingt livres à la maison. Les banques sont fermées aujourd'hui, demain et après-demain. Il faut trouver un moyen… Tenez, dis-je à Annie qui entre, allez chercher ces médicaments et de la glace; et, en même temps, tâchez de me faire escompter ces chèques par les commerçants dont les boutiques sont restées ouvertes.

Et je lui remets quatre chèques de vingt-cinq livres que j'ai signés à la hâte.

— C'est singulier, dit Charlotte, que tu n'aies pas d'argent chez toi.

— Je fais comme tout le monde; c'est l'habitude, ici. On a très peur des voleurs, à Londres.

Charlotte sourit d'un sourire triste.

— Crois-tu qu'Annie réussira à avoir de l'argent?

— Je l'espère.

J'ai tort. Elle rentre, une demi-heure après, sans avoir pu trouver personne disposé à escompter mes papiers. Les commerçants disent qu'ils ne peuvent pas, pour le moment; ah! si c'était après les fêtes, ils ne demanderaient pas mieux. Annie a les larmes aux yeux; quant à Charlotte, elle se laisse tomber sur une chaise et éclate en sanglots.

— Mon Dieu! dit-elle, c'est affreux! Tout est contre moi… Ce médecin l'aurait peut-être sauvée!…

— Ne te désole pas, lui dis-je en prenant mon manteau et mon chapeau. Je vais sortir; je sais où trouver l'argent nécessaire… Occupe-toi de faire ce qu'a ordonné le docteur. Peut-être ce vésicatoire suffira-t-il… Mais ne te tourmente pas, surtout. Il est une heure et demie; je reviendrai le plus tôt possible et pas sans l'argent, je te promets. Ce ne sera pas difficile.

Ah! si, c'est difficile. Très difficile. Les gens que je vais voir sont absents; ou bien, pleins de bonne volonté, ils se trouvent dans le même cas que moi et ne peuvent m'offrir que des sommes dérisoires. Et voilà trois heures que je suis en route!… Qui pourra m'avancer la somme dont j'ai besoin?… Broussaille. Je me fais conduire à Kensington. Pourvu qu'elle soit chez elle!

Elle y est. Rapidement, je la mets au courant des choses.

— Si ton frère était revenu hier soir ou ce matin comme je l'espérais, dis-je, je ne serais pas aussi embarrassé. Mais je ne sais où donner de la tête.

— Ah! quel malheur! s'écrie Broussaille. Si j'avais pu savoir!… Hier matin, j'ai porté soixante livres à la banque… Et tu as une entant! Je voudrais bien la voir. Elle doit être belle comme tout; et dire qu'elle est si malade!… Tiens, voilà tout ce que j'ai ici: quatorze livres; quatorze livres et cinq shillings. Prends les quatorze livres…

— Merci, dis-je; mais cela ne peut me servir à rien.

— Eh! bien, veux-tu m'attendre? demande-t-elle. Je vais aller voir quelqu'un de qui j'aurai certainement cinquante livres, même cent. Cinq minutes pour m'habiller, je pars, et je reviendrai dans trois quarts d'heure. Je vais te faire donner à manger pendant ce temps- là, puisque tu n'as pas déjeuné.

Elle sort, et je l'attends, sans pouvoir presque toucher, tellement je suis énervé, aux plats que la servante m'apporte. Je l'attends pendant une heure…

Mais la voici. Elle entre, les yeux rouges d'avoir pleuré, son mouchoir à la main.

— Oh! je suis désolée, désolée! Mon ami venait de partir de chez lui quand j'y suis arrivée. Quelle déveine!… Mais si tu pouvais patienter jusqu'à ce soir? Il va tous les jours à son club, à dix heures précises; je l'y ferais demander et il me donnerait cent livres, sûrement. Veux-tu?

— Non, je ne peux pas attendre; et puis, il me vient une idée.
Seulement, il faut que je me dépêche. Je te remercie tout de même,
Broussaille. Au revoir.

Sitôt dans la rue, je prends un cab et je donne au cocher l'adresse du bureau de Paternoster. Je me suis souvenu, subitement, que cet honnête homme a l'habitude d'être présent à son office, tous les dimanches et jours de fête, de cinq heures à six; ses clients, en effet, observent peu les chômages indiqués par les almanachs et il peut espérer conclure un bon marché aussi bien le jour de Pâques que celui de la Trinité. Il est six heures moins un quart et j'espère arriver à temps dans la Cité. Le cab roule rapidement… Six heures moins deux à Saint-Paul's… Mais, au coin de Queen Victoria Street et de la petite rue où trafique l'ancien notaire, le cheval glisse sur le pavé, s'abat. Pas une minute à perdre. Je descends du cab, je paye le cocher et je m'engage dans la petite rue. Trop tard! Tout au bout, là-bas, j'aperçois Paternoster qui s'en va et je le vois disparaître au tournant de Cheapside. Je marche sur ses traces à grandes enjambées.

Plus si vite, à présent. Un dirait que j'ai peur de l'aborder.
Oui, j'en ai peur.

S'il me refusait ce que je veux lui demander, par hasard? S'il ne voulait rien entendre?… Il a bien refusé une poignée de pièces d'or, dernièrement, à un camarade qui lui en avait fait gagner des sacs… Il n'a pas de coeur, d'abord, ce vieux-là. N'a-t-il pas une fille, lui aussi? qu'il a abandonnée, à ce qu'on m'a dit, pour conclure ce second mariage qui a abouti à un divorce… Il n'aime que l'argent. C'est une sale crapule… Et s'il ne voulait pas m'avancer la somme dont j'ai besoin… Ah! bon Dieu!… Mais, pourtant, si je ne l'obtiens pas de lui, cet argent, d'où l'obtiendrai-je? Et il me le faut, il me le faut! J'ai promis de le rapporter; et la petite mourra, sans ça… Peut-être que le charlatan qui se fait payer si cher ne pourra rien contre le mal; mais peut-être qu'il la sauvera, ma fille… Je ne veux pas qu'elle meure, cette enfant! Pour Charlotte et pour moi, il faut qu'elle vive. Je sens que ce sera encore plus terrible, si elle meurt… Ah! je ne pense pas à revenir au bien, comme ils disent. Le bien, le mal — qu'est-ce que c'est? — Mais, mais… Voyons, Paternoster n'osera pas me refuser; il sait que j'ai de l'argent à la banque; il sait…

Il se retourne et, un instant, je crois qu'il me reconnaît. Non, il ne m'a pas vu. Mais moi, j'ai aperçu sa figure, sa face dure et rusée d'impitoyable.

Sans savoir pourquoi, je ralentis le pas, je laisse augmenter la distance qui nous sépare… C'est curieux, ce n'est plus la même idée qui me meut, maintenant. Je ne pourrais dire ni ce que j'espère ni ce que je veux faire; mais sûrement, je ne veux pas aborder Paternoster pour lui demander un service. Non, je ne le pourrais pas. C'est une force que je ne connais point, à présent, qui me pousse sur ses pas. Je le suis de loin, le guette comme le fauve doit épier sa proie, sans avoir l'air d'attacher d'importance à mon acte. Je m'intéresse à ce qui se passe autour de moi; aux rues, pleines de foules joyeuses, se hâtant, car il fait froid, et se bombardant de «Merry Christmas»; aux voitures de gui et de houx, aux vendeurs des numéros spéciaux de journaux illustrés; aux enluminures des cartes symboliques; aux festons de dindes, aux guirlandes d'oies, aux pyramides de puddings, aux montagnes d'oranges… Ludgate Hill, Fleet Street, Strand, «Merry Christmas»…

Je viens de traverser la Tamise et, sur les traces de Paternoster qui tient à la main son éternel sac, je descends Waterloo Road. Brusquement, il tourne à droite et disparaît derrière la porte d'une maison. J'ai à peine eu le temps de l'y voir entrer… Que faire, maintenant? Oh! c'est bien simple. Je vais me présenter dans cette maison tout à l'heure, demander à parler au vieux gentleman; et, devant la jeune femme qui est sa maîtresse et qui le prend pour un brave homme, il n'osera pas refuser; non, il ne pourra point faire autrement…

Il est onze heures; et je suis toujours à la même place, au coin de la rue et de Waterloo Road, à l'endroit d'où j'ai vu Paternoster entrer dans la maison dont il sort justement à présent. Je m'en suis approché dix fois de cette maison, pendant ces longues heures d'attente fiévreuse et presque inconsciente, et je n'ai pu me résoudre à frapper à la porte. C'a été plus fort que moi; je n'ai pas pu…

Je fais quelques pas en descendant, afin de n'être pas remarqué; et, dès que Paternoster s'est engagé sur la route, dans la direction du pont, je me retourne et je le suis.

Il marche rapidement; les passants sont rares; le froid a augmenté tout d'un coup, un vent épouvantable s'est élevé, précurseur d'une tempête de neige… Que vais-je faire? Oh! je le sais, en ce moment; mais je le sais seulement maintenant. L'idée nette de l'acte à accomplir se découvre à moi, se précise à l'instant même où le souvenir de résolutions prises autrefois se présente à mon esprit: ne pas tuer, ne jamais me livrer à des violences contre les personnes… Tuer! Je ne veux pas tuer; je n'ai pas d'arme, d'abord. Violence… oui. Il me le faut, le sac que porte Paternoster.

Les trois policemen préposés à la garde de Waterloo Bridge se sont repliés à l'entrée de la route, derrière le petit mur, jugeant sans doute impossible de rester à leur poste. Le pont, noir, sinistre, chemin tragique qui semble se perdre dans les ténèbres compactes, est balayé par des rafales hurlantes qui font cligner et paraissent vouloir éteindre les lueurs pâles des becs de gaz. Je passe devant les policemen…

Je n'aperçois plus, à présent, que la silhouette de Paternoster, là-bas. Il se hâte, une main assurant son chapeau, l'autre serrant contre lui le petit sac. Le vent, qui me frappe la face, le bruit assourdissant des flots sous nos pieds, ne lui permettront pas de m'entendre… Je cours. Je l'atteins. D'un coup terrible, je l'envoie rouler sous l'un des bancs de pierre encastrés dans le parapet. Le sac lui échappe, tombe sur le trottoir. Je le ramasse et je m'élance en avant. Dieu! qu'il est large, ce fleuve!

Attention! Il ne faut plus courir… Quelqu'un qui vient… Un vagabond, écumeur du Pont des Soupirs, qui a vu mon sac et arrive sur moi, tête baissée. D'un coup de pied, je lui relève la figure. Tant pis pour lui! Si les loups se mettent à se manger entre eux… Devant Somerset House, je saute dans un cab.

— Enfin! te voilà, s'écrie Charlotte. J'ai cru que tu ne reviendrais jamais. C'est affreux! La petite a eu deux crises horribles… As-tu l'argent, au moins?

— Je l'espère, dis-je.

Je pose le sac sur une table et je saisis le tisonnier. Je n'ai pas besoin de me gêner devant Annie, qui m'a suivi au premier étage; et quant à Charlotte… Je fais sauter la serrure. Des rouleaux d'or, une liasse de bank-notes. Cinq cents livres, six cents peut-être.

Good job! s'écrie Annie chez qui triomphent les magnifiques instincts de piraterie qui caractérisent sa race. Bonne affaire!

— Tenez, vieille femme, voici cinquante livres; prenez un cab, allez chez le docteur Scoundrel, dans Harley Street, donnez-lui ça d'avance et ramenez-le coûte que coûte. Dites, lui qu'il aura cent livres, deux cents, cinq cents, tout ce qu'il voudra…

Annie a descendu l'escalier quatre à quatre, et j'entends déjà s'éloigner la voiture qui l'emmène. Je mets les billets de banque dans ma poche et je vais déposer les rouleaux d'or au fond d'un tiroir. En me retournant, je vois Charlotte, très pâle, appuyée à un meuble, qui fixe sur moi des yeux égarés.

— Qu'as-tu fait, Georges? me demande-t-elle d'une voix qui semble avoir peur d'elle-même.

Je hausse les épaules.

— Il fallait de l'argent, n'est-ce pas?

Je m'assieds devant la cheminée et je jette au feu, un à un, quelques papiers et des carnets qui sont restés au fond du sac; rien d'intéressant; et autant ne point garder des objets qui pourraient me compromettre… quoique… Ah! il est bien certain que Paternoster est sur ses jambes depuis longtemps… chez lui, sans doute, en train de se faire frictionner les côtes. Il aura eu plus de peur que de mal, le vieux scélérat… Je regarde les flammes mordre les papiers et les consumer lentement.

Mais Charlotte vient me jeter ses bras autour du cou.

— Pardonne-moi, me dit-elle pendant que de grosses larmes roulent sur ses joues. Comment puis-je te faire des reproches, à toi qui viens de risquer ta liberté, peut-être plus, pour sauver ton enfant… Mais je suis tellement tourmentée, tellement énervée, vois-tu!… Je n'ai plus la tête à moi. J'ai des pressentiments si noirs!…

— Tu as tort, dis-je en l'embrassant. J'espère que le médecin qui va venir pourra te rassurer.

— Elle est si mal, si mal! Elle est assoupie, pour le moment; mais si tu avais vu ces crises… Viens la voir.

Ah! c'est effrayant… Mais ce n'est plus là l'enfant que j'ai vue hier soir, que j'ai vue ce matin encore! On dirait qu'on a mis un masque, un masque de vieillard, sur cette petite figure; il y a des rides, sur cette face de bébé dont on a coupé les boucles blondes, fines comme des flocons de soie; et un cercle noir cave les yeux.

— Est-elle changée! murmure Charlotte en sanglotant. Crois-tu?…
Et elle ne pouvait presque plus parler… Comme elle a grandi!
Regarde. On croirait qu'elle a trois ans…

Annie entre dans la chambre.

— Monsieur, dit-elle, le docteur vient tout de suite; il veut avoir cent livres.

Il les aura. Puisse-t-il faire quelque chose, mon Dieu!… Minuit.
Les cloches, de tous les côtés, se mettent à sonner joyeusement.

— Noël! dit Charlotte en se laissant tomber sur une chaise.
Seigneur! Seigneur! que je souffre! Oh! c'est affreux…

Oui, Noël, sainte journée. Jour de paix et de bonne volonté…

Le docteur monte l'escalier. Je vais lui ouvrir la porte du salon. Une face blafarde, chauve, glabre; une tête de veau au blanc d'Espagne.

— Monsieur, me dit-il, j'ai prévenu votre servante, qui est venue me chercher, que je demandais cent livres. Aujourd'hui, Noël, vous comprenez… Elle m'a remis cinquante livres; et, avant toute autre chose…

— En voici cinquante autres.

— Merci, Monsieur, dit le docteur Scoundrel avec un sourire livide, et en plaçant les billets dans un portefeuille qu'il glisse dans une poche de sa redingote. Par ici, n'est-ce pas?

La petite fille se réveille, comme il entre. Et j'ai une vision de cellule de condamné à mort, au moment où y pénètre le fonctionnaire qui vient annoncer le rejet du recours en grâce…

Je viens de suivre le docteur dans le salon.

— Il n'y a plus d'espoir, me dit-il. Cette enfant est épuisée, à bout de forces. Il y a déjà paralysie de la langue et d'un oeil. À la première convulsion, elle vous quittera. Je vous souhaite de pouvoir trouver, en ce saint jour qui commence, au souvenir de ce que Dieu…

Je l'interromps.

— Si je vous avais fait appeler hier, avant-hier, auriez-vous pu sauver ma fille?

— Pas plus qu'aujourd'hui. À un âge aussi tendre… Au moment de la conception, les parents devaient avoir de vives contrariétés, de grands chagrins… Non, dès le début, tout était vain.

— Vraiment?

— Sur l'honneur, Monsieur! dit-il en frappant de la main la poche qui contient le portefeuille où il a serré mes bank-notes.

Je le reconduis jusqu'à la porte. Et quand je rentre dans la chambre, je vois qu'il est inutile de parler.

Des convulsions terribles ont saisi la petite martyre; les membres se crispent, veulent se retourner, on dirait, par des efforts désespérés; et la peau bleuit comme si les extrémités, déjà, commençaient à se glacer. Elle essaye de se lever, de se frapper la tête contre quelque chose, sa tête blême dont un oeil seul, vitreux, est grand ouvert, et dont la bouche devenue muette ne laisse plus échapper que des plaintes inarticulées, des râles qu'arrache une douleur sans nom… Ha! Horrible, cette agonie d'enfant…

Mais les plaintes s'affaiblissent, s'éteignent. Le petit corps gît lourdement, semble peser de plus en plus sur le lit — et c'est comme si quelque chose s'en allait peu à peu, voguait, toujours plus loin, vers des océans cruels, sur de grandes vagues de solitude…

Charlotte, agenouillée devant le lit, se relève tout à coup, les yeux hagards, et recule jusqu'au mur.

— Elle est morte! crie-t-elle.

Et debout, après ce grand cri, elle contemple sans un mot, sans une larme, cette entant que son étreinte ne réchauffera plus… Elle reprend:

— Tu vois! Tu vois!… Elle est morte!

Puis, elle se précipite vers le petit cadavre, essaye de lui rendre, dans un embrassement suprême, le souffle envolé pour jamais.

Et un grand silence, troublé seulement par les sanglote d'Annie agenouillée dans un coin, règne dans cette chambre où vient de s'accomplir l'irréparable.

XXI — ON N'ÉCHAPPE PAS À SON DESTIN

— Oui, je suis à Londres depuis une douzaine de jours. J'ai quitté Paris au reçu de la dépêche qui m'annonçait le malheureux événement et vous comprenez que je n'aie pu trouver, depuis, une minute pour vous venir voir. Il a été enterré hier.

C'est l'abbé Lamargelle qui parle; et je l'écoute en m'efforçant de dissimuler, derrière l'expression mimée de ma stupéfaction, les sentiments qui m'agitent.

— Il a été enterré hier!

— Hier; les formalités à, remplir, l'enquête du coroner… Mais vous ne lisez donc pas les journaux?

— Très rarement.

— C'est dommage. Vous y auriez vu comment on l'a trouvé sur Waterloo Bridge, la nuit de Noël, ce pauvre Har… Mais vous ne le connaissiez que sous le nom de Paternoster?

— Seulement.

— Moi, j'étais lié avec lui depuis des années… Oui, la police l'a découvert sur le pont, un peu après onze heures, Il avait été attaqué par un bandit qui n'avait pas eu le temps, sans doute, de le jeter dans cette Tamise qui charrie tant de cadavres. Il était évanoui, avec une large blessure an front; l'assassin avait dû lui frapper la tête sur la pierre du parapet. On l'a transporté chez lui, où il a repris connaissance et m'a fait envoyer un télégramme. Je l'ai trouvé bien bas lorsque je suis, arrivé, le lendemain; il a eu la force, pourtant, de faire son testament et de me communiquer ses dernières volontés; il a aussi refusé de reconnaître comme son agresseur un voyou que la police lui a présenté et qu'on avait arrêté sur le pont, la figure en sang. C'était le coupable, certainement; mais je suis heureux que la corde lui ait été épargnée… Puis, le délire a saisi Paternoster et son agonie a duré prés de trois jours. L'enquête n'a rien révélé, naturellement, et le jury a rendu un verdict ouvert…

— Avait-il de l'argent sur lui? demandé-je pour dire quelque chose; a-t-il été volé?

— Bien entendu, dit l'abbé, il a été volé; de cinq cents livres, environ. Cette somme vaut-elle la vie d'un homme? Je ne sais pas. Il faudrait demander ça aux pasteurs des peuples, qui s'y connaissent… Ah! quelles canailles que les canailles! Mais qui les fait? Et puis, canailles… Est-ce que la bourgeoisie, pour arriver au pouvoir et s'y maintenir, a mis en oeuvre d'autres procédés que ceux qu'emploient les malfaiteurs? Et Église? Assassinat et vol, vol et assassinat. L'homme qui a tué Paternoster…

—Il ne cherchait peut-être pas à le tuer dis-je.

— C'est bien possible, répond l'abbé; en tous cas, il ne prêchait certainement point ce respect de la vie humaine que les exploiteurs d'existences prennent pour texte de leurs sermons. Un peu plus de brutalité, un peu moins d'hypocrisie, il vaut ses contemporains, et ils le valent. Nous sommes tous bons à mettre dans le même panier, aujourd'hui, — le panier qu'on capitonne avec de la sciure de bois. — Quel monde! Ah! les enfants qui meurent au berceau sont bien heureux…

—Non! dis-je, ils ne sont pas heureux. Ils sont nés pour vivre; et pourquoi meurent-ils! Parce que la misère a tari le lait dans les mamelles de leurs mères, parce que les tourments moraux de leurs pères ont pénétré leur chair d'un germe meurtrier. Heureux! Mais ils souffrent autant, pour quitter la vie, que les hommes dont ils n'ont point la force, que les gens qui succombent à la veille du succès, au moment où leurs rêves vont se réaliser. Ce sont les seuls êtres à plaindre, les enfants qui meurent au berceau, car ce sont les seules victimes humaines qui ne puissent pas se défendre, lutter contre le bourreau qui les torture. Heureux? De ne pas connaître les affreuses conditions d'existence que nous sommes assez vils pour accepter? Est-ce cela? Il faut croire, alors, que nous en sommes bien honteux, de la vie que nous menons; et que nous sommes bien lâches, pour ne pas nous en faire une autre! Mais quel est, l'animal, quelle est la bête farouche qui se réjouira de la mort de son petit, sous prétexte que les proies sont rares et que la chasse est pénible? Et elle ne serait ni difficile ni longue, pourtant, la battue à opérer dans cette forêt de Bondy où font ripaille les hyènes du capital! Et il y aurait du pain et du bonheur pour tous, si l'on voulait!…

— Oui, dit l'abbé; vous avez raison. Si l'on voulait! Mais… Ah! quelle servilité! Qui donc écrira l'»Histoire de l'esclavage depuis sa suppression»?… Je crois qu'on a dit quelque part que l'homme avait été tiré du limon; il n'a point oublié son origine…

— Si, il l'a oubliée, pour son malheur, du jour où il s'est cru une âme et a désappris qu'il avait des instincts.

Consensus omnium, ricane l'abbé. Cet acquiescement général ne devait-il point être le prélude de la concorde universelle?… «Paix sur la terre, bonne volonté parmi les hommes.» Je pensais à cela, aussi, ce matin de Noël où je me suis mis en route à l'appel de Paternoster.

— Le sort de Paternoster ne m'émeut pas énormément, dis-je — car cette conversation m'énerve et j'enverrais volontiers l'abbé à tous les diables. — S'il mérite d'être mis au rang des saints et des martyrs, demandez sa canonisation.

— Je m'en garderai bien, dit l'abbé; il aurait ses fidèles avant huit jours, car vous savez qu'on demande à croire, aujourd'hui, et que c'est d'un grand besoin de foi que souffre notre époque… Mais si ce n'était pas un saint, c'était un homme, ce qui est encore plus rare. Vous vous en seriez aperçu avant peu, car il avait des desseins sur vous; vous lui inspiriez une grande sympathie…

— Cela m'est complètement indifférent.

— Ce qui n'empêche pas le fait d'avoir existé… Il avait des projets qui n'étaient pas sans grandeur, et son assassin…

— Son assassin a bien fait! Oui, même s'il a tué de parti-pris, même s'il a prémédité son crime. Pourquoi aurait-il pris souci de l'existence de ses semblables, qui n'ont jamais mis d'autre trait d'union entre eux et lui que le sabre du gendarme? Dans un monde de serfs et de brutes hypocrites, il a agi en franc sauvage. Le coup de couteau du meurtrier répond aux déclamations des Tartufes de la fraternité qui mènent l'humanité à l'abattoir à coups de discipline.

— Il vaudrait mieux que la réplique fût plus générale et moins sanguinaire, dit l'abbé. Mais puisque l'argent est le seul lien qui attache les hommes les uns aux autres; puisque c'est chacun pour soi et Dieu pour tous… Naturellement, Dieu pour tous! Sans Dieu, ce ne serait pas chacun pour soi… La bassesse est obligatoire, et le malheur aussi. En haut et en bas, partout. Certes, comme je le disais tout à l'heure, nous nous valons tous; et notre misère est égale. Et nous, même, nous qui faisons état de mépriser toute règle et de cracher au nez de l'imbécile Société qui nous refuse le bonheur, nous sommes aussi malheureux, au fond, que les forçats courbés sous son joug…

Oui, autant. C'est à se demander si nous n'avons pas, tous, perdu le sentiment du temps où nous vivons! On agit en dehors de soi, sans la compréhension des actes qu'on accomplit, sans la conception de leurs résultats; le fait n'a plus aucun lien avec l'idée; on gesticule machinalement sous l'impulsion de la névrose. On semble exister hors de la vie réelle, hors du rêve même — dans le cauchemar. — Je songe à cet homme que j'ai assailli, sur le pont; à cette entant qui est morte, avec une telle douleur, dans la chambre, là, à côté; je songe à la longue semaine que je viens de passer avec cette femme désespérée, qui ne veut pas qu'on la console, qui m'aime, et que je ne peux pas aimer. Oh! je voudrais l'aimer, pourtant! L'aimer assez pour ne plus voir qu'elle, ne plus rêver qu'elle, pour oublier toutes les choses dont je ne veux pas me souvenir, toutes les images qui me harcèlent — l'aimer assez pour que je puisse être heureux de son bonheur et qu'elle puisse être heureuse du mien…

Et, longtemps après que l'abbé m'a quitté, je reste seul avec les pensées désolées et confuses qui tremblotent devant mes yeux lassés.

Mais Charlotte, qui est entrée sans que j'aie pu l'entendre, vient poser sa main sur mon épaule.

— Qu'as-tu? demande-t-elle. Que t'a dit ce prêtre?

— Rien.

— Comme tu me réponds!… Il y a si longtemps que tu es seul ici, tu as l'air tellement absorbé!…

— Non, il ne m'a rien dit d'intéressant. D'ailleurs, tu le connais et tu sais qu'à part ses anecdotes et ses plaisanteries de pince- sans-rire…

— Il m'a toujours semblé extraordinaire. C'est un être étrange; il n'est pas antipathique, mais il fait peur; et il y a en lui, sûrement, autre chose que ce qu'il laisse paraître. Que fais-tu avec lui?

— Pas grand'chose. Des cambriolages, de temps en temps.

— Mon Dieu! s'écrie Charlotte. Est-ce possible!

— Tout est possible. Il est singulier que tu ne t'en sois pas encore aperçue. Les épreuves par lesquelles tu as passé auraient dû t'ouvrir les yeux; mais tu raisonnes toujours, hélas! ainsi que tu le faisais, autrefois.

Je lève la tête pour regarder Charlotte, en terminant ma phrase, et je rencontre ses yeux fixés sur moi, ses yeux brillant d'un feu intense, éclatant d'une expression d'énergie ardente que je ne leur connais pas. Elle est très pâle et ses lèvres frémissent, comme épouvantées des paroles qu'elles ont à laisser passer?

— Tu te trompes, Georges, je raisonne autrement aujourd'hui. Ou, plutôt, je n'ai jamais eu les pensées que tu m'as supposées. Tu ne m'as pas comprise. Certes, j'ai été et je suis encore effrayée et révoltée du genre d'existence que tu t'es décidé à choisir; mais la vie qu'on mène ailleurs ne me répugne pas moins et, au fond, m'épouvante autant. Je n'ai jamais fait de différence entre les infamies que la loi autorise et celles qu'elle interdit; le crime, pour être légal ne cesse point d'être le crime, et je savais que si l'on n'est pas un criminel, aujourd'hui, on est un esclave. Et, depuis que je vis seule, pendant ces mois où j'ai subsisté à la sueur de mon front, j'ai vu à quelle guerre intestine, sournoise et sans quartier, se livrent ces esclaves; j'ai vu dans quelle horrible confusion, intellectuelle et morale, ils dévorent le morceau de pain qu'ils s'arrachent. Non, la vie ne vaut pas la peine d'être vécue, ni en bas ni en haut, s'il n'existe rien qui puisse en dissimuler les horreurs, en adoucir l'amertume. Voilà ce que je pensais, l'autre jour, après l'enterrement de notre enfant, lorsque j'ai voulu partir et que tu m'as retenue; voilà ce que je pensais lorsque mon père m'a chassée de chez lui; ce que je pensais aussi, le même jour, une heure avant, lorsque tu me demandais de te suivre…

Elle s'arrête, vaincue par l'émotion. Mais comme j'ouvre la bouche pour parler, elle me fait signe de me taire et reprend d'une voix véhémente:

— Sais-tu pourquoi j'ai refusé de partir avec toi, ce jour-là? Te l'es-tu jamais demandé, seulement? J'avais peur, c'est vrai; mais je ne suis pas une lâche, et je t'aurais suivi — je t'aurais suivi si tu m'avais aimée… Non, ne dis rien! Je savais que tu ne m'aimais pas, que tu ne m'aimais pas comme je l'aurais voulu, toujours! Tu ne croyais même pas à mon amour… Tu m'as dit… — Oh! tu m'as dit et je m'en souviens comme si tes paroles vibraient encore dans l'air, et c'est navrant, navrant… — tu m'as dit que je m'étais donnée à toi par pitié! Mais dans quels romans as-tu donc appris la vie, toi qui prétends la connaître? Comment as-tu pu croire qu'une femme saine, intelligente, et qui n'est pas vénale, puisse se livrer à un homme qu'elle n'aime pas?… Vous lui faites jouer un bien grand rôle, à la pitié, vous qui n'en avez pour personne!… Je m'étais donnée à toi parce que je t'aimais, voilà tout… Ah! je ne le sais, pas, pourquoi je t'aimais… et je t'aurais suivi parce que je t'aimais, sans songer à discuter tes projets et sans rien exiger de toi, si j'avais senti chez toi, pour moi, la moitié de l'amour dont mon coeur était plein. Tu aurais deviné ce que j'éprouvais, ce jour- là, si tu m'avais aimée; ce que je n'osais pas te dire… Mais j'ose, à présent. Oui, je veux être aimée; charnellement, bestialement, si ton amour n'est que l'amour d'une bête, mais complètement; oui, j'ai besoin d'être aimée; oui, j'en ai soif, j'en meurs d'envie. Et je préfère mourir tout à fait et tout de suite, tu m'entends? que de mener une existence dont la seule joie, la seule, ne m'est pas accordée. Oui, je préfère ça…

Chargement de la publicité...