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Légendes pour les enfants

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XV

Nouveaux artifices du traître Golo.


Sur cette nouvelle il supposa des lettres qu'il fit arriver jusqu'à Geneviève, afin de la convaincre de la mort de son mari. Mais la bienheureuse Vierge Marie, mère de Dieu, révéla dans un rêve à la comtesse l'artifice de Golo.

Golo essaya d'employer la femme qui portait à Geneviève sa nourriture; il la conjura de gagner le coeur de sa maîtresse et d'adoucir son esprit par tous les artifices dont elle pourrait s'aviser. Il espérait réussir par ce moyen; mais il se trompa, car il trouva que la vertu de Geneviève ressemblait à un rocher. Si les vents le battent, c'est pour l'affermir; si les flots le frappent, c'est pour le polir. Ni menace, ni flatterie, ni douceur, ni cruauté, rien ne la fit succomber.


XVI

Naissance de Bénoni dans la tour.


Cependant le terme arriva auquel Geneviève eut un fils. Abandonnée de tous, Geneviève devint mère au milieu d'une grande désolation. «Hélas! mon pauvre enfant, dit-elle, en quel triste moment viens-tu prendre ta part de la vie? Tu ne sais pas combien ta mère souffre de douleurs! Tu ne sais pas que mes misères seront les tiennes!» Et elle l'embrassait, et elle mouillait de larmes ses petites joues tremblantes.

Craignant que le besoin ou la rigueur de Golo ne le fit mourir bien vite et hors de la grâce de Dieu, elle l'ondoya et le baptisa du nom de Bénoni; puis elle lui fit des langes avec de vieux linges qu'on lui avait laissés.


XVII

Lettre de Golo à Sifroy.


Sifroy ignorait toutes ces choses. Golo, voyant qu'un fils était né à Geneviève et appréhendant le retour prochain de son maître, résolut de ne plus retarder l'achèvement du malheur de la comtesse. Deux mois environ après la naissance de Bénoni, il appela un des serviteurs qu'il avait trompés, et le chargea, après lui avoir donné ses instructions, de porter au comte palatin une lettre ainsi conçue:

«Mon noble seigneur, si je ne craignais de publier une infamie que je veux cacher, je confierais un grand secret à ce papier. Mais tous vos domestiques, et particulièrement celui-ci, ayant vu le zèle dont j'ai usé et les artifices qui ont trompé ma prudence, je n'ai besoin que de leur témoignage pour mettre ma fidélité en lumière et mon service en estime. Croyez tout ce que vous dira Herman le jardinier, et mandez-moi votre volonté pour que j'y obéisse.»

Nous avons dit que le comte était au siége d'Avignon quand il reçut les premières nouvelles de sa femme. Jamais on ne vit étonnement pareil à celui que montra le palatin en lisant la lettre de Golo et en entendant le discours du messager. Il ne méditait que de hautes et cruelles vengeances. De la stupéfaction il tombait dans la colère, de la colère dans la fureur, de la fureur dans la rage.

«Ah! maudite femme! fallait-il si malheureusement attrister la joie de mes triomphes, si honteusement souiller la gloire que j'ai tâché d'acquérir pour toi? Devais-tu employer tant d'artifices pour couvrir ta perfidie, et devais-tu feindre une âme si pieuse lorsqu'elle était si criminelle? Eh bien! puisque tu n'as tenu compte de moi, de toi je ne tiendrai compte. Je n'épargnerai ni ton sang ni celui de ton enfant.»

Après avoir bien pensé à la vengeance qu'il devait tirer du crime de sa femme (et sans songer à douter des assertions de Golo), il appela le messager, et lui ordonna de dire à son intendant qu'il fallait que Geneviève fût étroitement enfermée et que personne ne pût la voir. Quant à Raymond le pourvoyeur, on n'avait qu'à inventer le plus atroce des supplices pour punir le plus hideux des crimes. Golo reçut avec plaisir les ordres de son maître. Il commença par se débarrasser de Raymond, et, sans chercher un supplice public dont il craignait l'éclat, il le fit empoisonner. Ce fut le premier acte de la tragédie.


XVIII

Golo et la sorcière de Strasbourg.


Ayant appris que le comte devait revenir bientôt, Golo alla au-devant de lui jusqu'à Strasbourg 18. Il y avait dans le voisinage de la ville une vieille sorcière, soeur de sa nourrice, dont il crut devoir se servir. Il alla en sa maison, et la pria d'user de ses artifices de façon à ce que Sifroy crût ce qui n'avait jamais été. Tout étant ainsi concerté, il se rendit au-devant du palatin son maître, qui le reçut avec mille témoignages de bienveillance. Sifroy le tira bientôt à l'écart et lui demanda des nouvelles de l'état déplorable de sa maison. Ce fut alors que Golo feignit une vive douleur et laissa couler de ses yeux des ruisseaux de larmes. Le comte louait infiniment la conduite de son intendant.

Note 18: (retour) En Alsace, sur la rivière d'Ill, près du Rhin.

Enfin Golo lui dit: «Monseigneur, je ne crois pas que vous doutiez d'une fidélité que je voudrais vous témoigner au préjudice de ce que j'ai de plus cher et au prix de ma vie elle-même; mais si vous voulez avoir d'autres preuves de cette mauvaise affaire, j'ai le moyen de vous faire voir comment se sont passées les choses. Il y a près d'ici une femme fort savante, qui vous instruira autant que le permettra Votre Seigneurie.»

A ces paroles, Sifroy se sentit surpris par une curiosité qui devait lui coûter des regrets; il pria Golo de le conduire dans cette maison.

Sur le soir, le comte et son confident se dérobèrent du milieu de leur suite et se rendirent secrètement au logis de la sorcière. Le palatin lui mit dans la main une assez bonne quantité d'écus, et la conjura de lui faire voir tout ce qui s'était passé en son absence. La vieille rusée, qui voulait accroître son désir par un refus, feignit d'y voir des difficultés, et essaya de l'en détourner par mille raisons. Elle lui disait, par exemple, qu'il verrait peut-être des choses dont l'ignorance lui serait plus utile que la connaissance n'en était désirable, et qu'un malheur qui n'est pas tout à fait connu et n'est que soupçonné se trouve être par là moins affligeant. Tout cela n'était dit que pour aiguillonner Sifroy et rendre le piège plus sûr. Il répondit qu'il était résolu à tout connaître, quoi qu'il pût lui en coûter. Alors elle le prit par la main, et Golo de même, et elle les mena dans une cellule voûtée, pratiquée au-dessous de sa cave. Rien ne donnait de lumière que deux grosses chandelles de suif verdâtre.

Après avoir marqué deux cercles sur le sol avec sa baguette, elle mit Sifroy au milieu de l'un des deux, et prononça sur lui certains mots dont le son épouvantable faisait dresser les cheveux; elle tourna trois fois à reculons autour de l'autre cercle, et arriva près d'un seau plein d'une eau noire et huileuse.

Elle souffla trois fois sur cette eau. Lorsque les rides formées par le souffle s'effacèrent, elle appela le comte, qui regarda. Il fit trois génuflexions sur son ordre, et après chacune des génuflexions un tableau se montra sur la face de l'eau. La première fois il aperçut sa femme qui parlait au pourvoyeur avec un visage riant et d'un air plein de douceur; la seconde fois, il la vit qui le recevait en son particulier, et lui promettait d'être sa femme lorsqu'on aurait empêché le retour du comte; la troisième fois, ils lui parurent complotant d'un bon accord et songeant aux moyens de se débarrasser de lui.

Quand un éléphant est en furie, c'est assez de lui montrer des brebis pour qu'il s'adoucisse. Golo, qui craignait que la colère de Sifroy ne fût pas assez grande, tâcha, en éloignant l'image de Geneviève et son souvenir même, de lui ôter toute occasion de pitié et de faiblesse, et il réussit: le comte maudit son innocente épouse. Alors Golo lui dit qu'il était à craindre qu'en voulant punir son crime d'une façon trop éclatante, il n'en rendît l'horreur trop publique, et il le pria de lui remettre, à lui Golo, son fidèle intendant, le soin de sa vengeance, tandis qu'il se rendrait en sa maison à petites journées.


XIX

Geneviève est condamnée à mourir.


Golo, de retour au château, eut la sottise de révéler tout ce mystère à la nourrice. Il avait eu le soin de lui défendre d'en parler; mais la providence de Dieu ne voulut pas permettre que cette femme fût plus discrète que les autres femmes, qui n'ont de silence que pour ce qu'elles ignorent. À peine eut-elle appris les détails des manoeuvres de Golo, qu'elle en fit part à sa fille. Celle-ci, qui n'était pas dépourvue de louables qualités, avait pitié des misères de Geneviève; elle pleurait lorsqu'elle se trouvait près d'elle. Un jour la comtesse lui demanda pourquoi elle était si triste.

«Ah! madame, répondit la pauvre fille, je suis triste à cause de votre malheur! Golo a reçu l'ordre de monseigneur de vous faire mourir.

--Eh bien, ma fille, dit la comtesse, il faut nous en réjouir; c'est une faveur que la mort, et je l'ai demandée à Dieu depuis bien longtemps. La seule chose qui m'inquiète, c'est le sort de mon enfant.

--Madame, il doit mourir avec vous.»

À ces mots, Geneviève resta comme frappée de la foudre; puis elle poussa un cri: «Ah! mon Dieu, dit-elle, souffrirez-vous que cette petite créature, qui n'a pas encore péché, soit frappée ainsi, et lui ferez-vous un crime du malheur de sa mère?»

En disant cela, elle baignait de larmes les joues de Bénoni. Lorsqu'elle se fut un peu remise, elle parla ainsi à la pauvre fille: «Ma mie, je ne sais si je te dois supplier de rendre un dernier service à la plus misérable de toutes les femmes. Tu peux m'obliger, cependant, et avec peu de peine et sans courir grand risque; tout ce que je te demande, c'est que tu m'apportes de l'encre et du papier; tu en trouveras dans le cabinet qui est près de ma chambre: tiens, voici ma clef, prends-y tout ce que tu désireras de mes joyaux.»

La fille ne manqua pas de faire ce dont elle avait été priée. Elle apporta le papier et l'encre: Geneviève écrivit un billet, que sa fidèle servante alla glisser dans le cabinet de la comtesse.


XX

Geneviève est conduite dans les bois.


Le lendemain, aussitôt que parut l'aurore, Golo fit venir auprès de lui les deux serviteurs qu'il croyait les plus dévoués à sa personne, et il leur commanda de conduire la mère et l'enfant dans un bois qui était à une demi-lieue du château, de les tuer en ce lieu écarté, puis de jeter leurs corps à la rivière. Les deux serviteurs, sur cet ordre, allèrent dans la prison, dépouillèrent Geneviève de ses habits, la vêtirent de vieux haillons et la conduisirent vers le lieu de son supplice.

Les deux innocentes victimes étant arrivées là où elles devaient mourir, l'un des ministres de cette barbare exécution levait déjà le bras en l'air et agitait le coutelas qui allait trancher la tête de Bénoni, lorsque la mère demanda à être frappée d'abord, afin de n'avoir point à mourir deux fois.

La vertu innocente et affligée, lorsqu'elle est parée des grâces du corps, a bien du pouvoir sur le coeur des hommes. Ceux que Golo avait choisis pour ôter la vie à la comtesse furent précisément ceux qui la lui conservèrent. Ses dernières paroles changèrent tellement leur courage en compassion, que l'un dit à l'autre: «Camarade, pourquoi tremperions-nous nos mains dans un si beau sang que celui de notre maîtresse? Laissons vivre celle à qui nous n'avons rien vu faire de digne d'une si cruelle mort, sa modestie et sa douceur sont des preuves infaillibles de son innocence. Peut-être un jour viendra-t-il qui mettra sa vertu en évidence et améliorera notre sort.»

Cela étant ainsi résolu, nos deux serviteurs commandèrent à la comtesse de s'enfoncer si avant dans la forêt que Sifroy ne pût jamais en avoir de nouvelles. Il était facile de se cacher dans un bois qui semblait n'avoir été fait que pour être la retraite des bêtes fauves. Son étendue effrayait ceux qui avaient à le traverser; son obscurité était la demeure du silence; on n'y entendait que le cri des hiboux et d'autres voix lamentables.

Allez hardiment, allez, Geneviève, dans ce lieu plein d'horreur, et remerciez Dieu qui autrefois vous apprivoisa au silence, à l'obscurité et à la solitude.

Quand les serviteurs furent arrivés à la maison, l'intendant crut qu'ils avaient exécuté son commandement, et il en ressentit une fort grande joie. Aussitôt il en donna avis au palatin, en la maison duquel il faisait le maître. Sifroy étant arrivé, on ne parla que de chasse, de récréations et de passe-temps, afin d'éloigner toutes les pensées qui pouvaient rappeler la mémoire de Geneviève.


XXI

Geneviève dans la forêt avec Bénoni.


Laissons le comte chercher des consolations dans l'oubli, et allons vers Geneviève, dans le bois où nous l'avons laissée. Aussitôt que les serviteurs l'eurent abandonnée, ses premiers pas la conduisirent sur le bord de la rivière 19 qui passait près du château. Ce fut là qu'elle prit la bague que Sifroy lui avait mise au doigt avant son départ, et qu'elle la jeta dans le courant des flots, disant qu'elle ne voulait plus voir cette marque d'une union qui lui avait causé tant de malheurs.

Note 19: (retour) La légende veut sans doute parler ici de la Moselle.

Deux jours s'écoulèrent dans ces extrémités, sans que rien vînt consoler sa douleur. Le jour ne semblait luire que pour lui montrer l'horreur du lieu où elle était; la nuit remplissait son esprit de sombres et noires pensées et ses yeux de ténèbres. Le soin de Bénoni augmentait de beaucoup ses craintes, et elle était bien triste de voir qu'il avait déjà couché deux nuits au pied d'un chêne, sans autre lit que l'herbe, sans autre abri qu'un peu de ramée.

Celui qui se rappellera que Geneviève était une princesse élevée parmi les délices d'une cour n'aura point de peine à s'imaginer ses ennuis. N'était-ce pas un spectacle bien digne de compassion, que de voir la femme d'un puissant palatin dans le manque même des choses dont les plus malheureux des malheureux ne sont pas privés? que de voir son palais changé en une horrible solitude? sa chambre en un taillis plein d'épines, ses courtisans en bêtes farouches, sa musique en hurlements de loups, ses viandes délicates en racines amères, son repos en perpétuelles inquiétudes, sa joie en larmes perpétuelles? Qui eût pu entendre, sans en avoir le coeur brisé, toutes les plaintes qu'elle confiait aux échos de ce bois? on eût dit que les arbres gémissaient avec elle, que les vents grondaient en courroux, et que tous les oiseaux avaient oublié leurs doux ramages pour pleurer son infortune.

Si les maux de cette pauvre princesse touchaient très-sensiblement son coeur, on ne saurait dire quels affreux tourments lui causaient ceux de son fils, surtout lorsque sa langue vint à se délier dans les premières plaintes de la douleur, et que ce petit innocent commença à sentir qu'il était malheureux. Geneviève le serrait quelquefois contre son sein pour réchauffer ses petits membres glacés, et puis, lorsqu'elle sentait que Bénoni se remuait, la pitié pressait si fort son coeur qu'elle en tirait mille sanglots, et que de ses yeux coulaient des larmes infinies. «Ah! mon cher enfant, disait-elle, ah! mon pauvre fils, mon ami, que tu commences de bonne heure à être misérable!»

A voir l'enfant, on eût dit qu'il avait l'âge de la raison; car, à ces tristes paroles, il poussait un cri si perçant que le coeur de Geneviève en demeurait sensiblement blessé.


XXII

Sifroy découvre la lettre que Geneviève lui avait écrite en quittant la tour.


Les années se passent. Pendant que Geneviève pleure et depuis vingt-quatre longs mois se désespère dans sa retraite, sortons un peu de ce bois et entrons pour quelque temps dans le château de son mari. Nous y voyons qu'il n'y a pas une servante qui ne soit contente, pas un laquais qui ne soit à son aise, pas un chien qui n'ait du pain plus que sa suffisance. Golo ajoutait tout ce qu'il pouvait d'artifices aux remèdes fournis par le temps lui-même pour guérir l'esprit de son maître. Il ne put néanmoins en faire disparaître tout à fait l'image des vertus de Geneviève. Sa modestie, son honnêteté, sa piété et sa constance, sa tendresse et son amour d'autrefois étaient autant d'agréables fantômes qui lui reprochaient sa dureté. Ce pauvre homme voyait incessamment l'ombre de Geneviève à ses côtés; et, bien que son intendant sût éloigner adroitement ces pensées pleines d'inquiétude, néanmoins elles faisaient toujours quelque impression sur son esprit.

Trois ans après le retour du comte (trois siècles de misères pour sa femme désolée), Sifroy entra dans le cabinet d'où la servante de Geneviève avait tiré le papier et l'encre; il se mit à parcourir les papiers qui s'y trouvaient, et tout à coup découvrit le billet que sa femme y avait fait glisser. Qui oserait décrire les regrets et les tristesses qui se répandirent dans son âme à la vue de cet écrit? Sa bouche proféraient mille malédictions contre Golo; ses larmes coulaient en abondance; il se frappait la poitrine, il s'arrachait les cheveux et la barbe; il faisait enfin tout ce qu'inspire la plus vive douleur. Et certes il eût fallu avoir une âme de tigre pour lire cette lettre sans regret: l'innocence l'avait conçue et la tristesse l'avait dictée. Voici ce qu'elle portait:


XXIII

Lettre de Geneviève.


«Adieu, Sifroy, je m'en vais mourir, puisque telle est votre volonté; je n'ai jamais rien trouvé d'impossible dans mon obéissance, quoique je trouve quelque injustice dans votre commandement. Je veux croire néanmoins que vous ne contribuez à ma ruine que par le consentement qu'on vous amène à donner à des projets que d'autres ont imaginés. Aussi puis-je vous affirmer que tous les motifs qui les déterminent, c'est la résistance que j'ai faite à des propositions criminelles, et mes efforts pour me conserver pure de toute tache. Tout le regret que j'emporte avec moi, c'est d'avoir eu un fils qui devient la victime de la cruauté de mes persécuteurs. Toutefois je ne veux pas que ce ressentiment m'empêche de vous souhaiter une heureuse et parfaite félicité.

«Je pardonne à l'homme qui m'a perdue.

«Adieu, Sifroy; adieu, n'oubliez pas tout à fait votre infortunée, mais innocente,

«Geneviève.»


XXIV

Habileté du traître Golo.


Golo, qui était aux écoutes, jugea qu'il fallait laisser passer cet orage et que la prudence devait l'éloigner pour quelque temps de Sifroy. Lorsqu'il crut le temps venu de reparaître, il se présenta et subit de la part de son maître une longue suite de reproches; mais, comme il ne manquait pas d'habileté, il répondit:

«Quoi, monseigneur, vous vous repentez d'avoir ôté la vie à celle qui vous a ôté l'honneur! Tous vos domestiques savent bien que votre action a été juste, et ils ne l'ont pas trouvée mauvaise. Toute la politique humaine ne vous peut blâmer de ce que vous avez fait. Voulez-vous être plus sage que les lois et condamner ce que la raison approuve?»

Ce discours était accompagné de feints témoignages d'affection; il se glissa doucement dans l'esprit du palatin, en sorte que ses remords ne furent que comme des oiseaux de passage qui donnent chacun un coup de bec à la dérobée et se retirent, chassés qu'ils étaient par les raisonnements de Golo ou par ses artifices.

Puisque Golo trouve moyen de se tirer d'un pas si difficile, plaignons la pauvre Geneviève, dont la misère va sans doute durer toujours.


XXV

Enfance de Bénoni.


Cependant le désert où elle vit avec son fils n'est plus un affreux repaire de bêtes fauves: c'est une école de vertus, un asile de pénitence, un temple de sainteté.

Après qu'elle y eut souffert trois années d'hiver (le soleil n'y paraissait pas à cause de l'épaisseur du feuillage), l'habitude lui rendit ses maux si familiers qu'elle n'en avait plus d'horreur, et sa patience la perfectionna jusqu'à ce point qu'elle regardait ses maux et ses souffrances comme des délices. L'habitude rend toute chose facile; ce qui semble au commencement plein d'effroi devient moins rude à la fin. Le poison tue, et néanmoins on a vu un grand roi 20 qui s'en nourrissait. Ne vous semble-t-il pas que Geneviève devait mourir au milieu de ces regrets et se noyer dans les larmes? et voilà que tous les jours, les recueillant de ses mains, elle les offre à Dieu en sacrifice; offrandes si agréables à sa bonté qu'il la veut récompenser autant de ces soupirs que si elle brûlait en son honneur tout l'encens de l'Arabie.

Note 20: (retour) Mithridate, qui prenait certains poisons par petites doses, puis par doses plus considérables, pour n'en avoir pas à craindre les effets. Roi du royaume du Pont en Asie Mineure, il fut l'un des plus terribles ennemis de Rome et celui à qui elle fit la guerre la plus opiniâtre. Il vivait dans le premier siècle avant l'ère chrétienne.

La première faveur qu'elle reçut du ciel, après ses trois ans de solitude, ce fut celle-ci. Un jour qu'elle était à genoux au milieu d'une cabane d'herbes sèches qu'elle s'était construite, les yeux fixés vers le ciel dont l'admiration servait ordinairement de nourriture à ses pensées, elle aperçut une figure étrange. Son esprit avait trop de lumière pour ne pas reconnaître que ce devait être quelqu'une des intelligences du ciel, en quoi certes elle ne se trompait pas; car c'était son ange gardien qui venait la visiter de la part de Dieu.

Il avait un visage où la beauté et la modestie demeuraient mêlées avec une majesté divine; il tenait en sa main droite une précieuse croix sur laquelle était représenté Jésus-Christ, le Sauveur du monde, et d'un ivoire si luisant qu'il était facile de voir que ce n'était pas l'ouvrage des hommes.

Lorsque Geneviève fut revenue de l'admiration de tant de merveilles, l'ange lui présenta la croix et lui dit: «Geneviève, je suis venu de la part de Dieu vous apporter cette croix qui doit désormais être l'objet de toutes vos pensées et le remède souverain à tous vos maux. C'est le bouclier qui fera tomber tous les coups de l'adversité à vos pieds; c'est la clef qui ouvrira le ciel à votre patience.»

Geneviève s'étant inclinée reçut cette croix pour y graver toutes ses victoires. Mais voici le prodige: ce crucifix, de lui-même, suivait notre pénitente partout. Si quelque nécessité l'appelait dehors, il sortait de la cabane avec elle; si elle cherchait des racines, c'était en sa compagnie. Dans sa pauvre retraite, jamais il ne s'écartait de ses côtés. Ce miracle dura quelques mois, jusqu'au moment où il s'arrêta dans un coin de la grotte où se trouvait un petit autel que la nature avait formé dans le rocher. Aussitôt que quelque déplaisir attaquait son pauvre coeur, elle s'adressait à celui qui ne pouvait l'ignorer.

Un jour que le souvenir de ses malheurs se présenta à son esprit avec une force extraordinaire, elle se jeta au pied de la croix et dit:

«Jusques à quand, mon Dieu, jusques à quand souffrirez-vous que la vertu soit si cruellement traitée? N'est-ce pas assez de cinq ans de misère pour être content de ma patience? Quand j'aurais renversé tous vos autels et brûlé vos temples, mes larmes devraient avoir éteint votre colère. Je croyais que mes malheurs vous donneraient lieu de faire paraître que vous êtes le protecteur de l'innocence aussi bien que le vengeur des crimes. Il y a cinq ans que j'endure un terrible martyre. On dirait que ma misère est contagieuse; personne ne m'approche. La faim, la soif, le froid et la nudité sont la moindre partie de mes maux. Ah! Seigneur, si vous voulez affliger la mère, que ne prenez-vous en main la protection de son enfant, puisque vous savez qu'il a été incapable de pécher? Pardonnez-moi, mon Dieu, si la douleur m'arrache ces plaintes; mais j'ai cru que, puisque j'ignorais la cause de tant de maux, je pouvais en chercher le soulagement dans le sein de votre miséricorde.»

Le petit Bénoni mêlant ses larmes à celles de sa mère, ils éclataient en gémissements si pitoyables que les rochers en semblaient touchés.

Enfin la pauvre Geneviève, continuant ses regrets et embrassant amoureusement la croix, disait: «Mon Dieu, que vous ai-je donc fait pour que vous me traitiez avec tant de rigueur?» Pendant que Geneviève parlait, elle entendit une voix, celle du crucifix, qui disait: «Eh! quoi! ma fille, quel sujet as-tu de te plaindre? Tu demandes quel crime t'a mise ici? hé! dis-moi quel crime m'a cloué sur la croix. Es-tu plus innocente que moi, ou tes maux sont-ils plus grands que les miens? tu es sans crime; j'étais sans crime. Tu n'as pas commis l'infamie dont on a voulu ternir ta réputation: peut-être que je suis un séducteur et un magicien, ainsi qu'on me l'a reproché? Tu ne trouves aucune consolation dans les créatures: n'est-ce pas assez de celle qui te vient du Créateur? Personne n'a eu compassion de tes maux: qui a eu pitié des miens? Les êtres inanimés ont eux-mêmes horreur de ton affliction; et le soleil n'a-t-il pas refusé de regarder la mienne? La misère de ton fils augmente tes regrets! crois-tu que la douleur de ma mère ait amoindri mes tourments? Console-toi, ma fille, et laisse-moi le soin de tes affaires. Pense quelquefois que celui qui a fait tous les biens du monde en a souffert tous les maux. Si tu compares ton calice avec le mien, tu le boiras avec plaisir et tu me remercieras de la faveur que je te fais de vivre dans les douleurs pour mourir dans les joies.»

Ce serait une chose superflue que de vous dire la confusion que ce petit reproche mit dans l'esprit de notre sainte; mais s'il la fit rougir, il lui donna tant de courage et de résolution que toutes les épines ne lui semblaient que des roses: aussi était-ce le dessein de Dieu de l'animer à la patience.

Pour témoigner que sa vertu ne lui était pas inconnue et que son innocence était bien proche de celle que le premier homme possédait dans le paradis, Dieu lui soumit entièrement les bêtes féroces et les oiseaux, qui lui obéirent avec joie.


XXVI

Les bêtes fauves sont soumises à Geneviève.


C'était une chose ordinaire, dès son entrée dans la forêt, qu'une biche vînt allaiter l'enfant et se coucher toutes les nuits dans la caverne avec la mère et le fils, afin de réchauffer leurs membres glacés; mais, depuis cette dernière faveur, les renards, les lièvres, les louveteaux venaient jouer avec le petit Bénoni; la caverne de Geneviève était un lieu où les sangliers n'avaient pas de méchanceté et où les cerfs n'avaient pas de crainte: au contraire, on eût dit que notre sainte comtesse avait changé leur nature par la compassion qu'elle inspirait et qu'elle avait donné quelque sentiment de raison aux bêtes pour comprendre ses malheurs.

Un jour qu'elle habillait son fils d'un vieux haillon fait de feuillage, un loup l'aperçut: il partit aussitôt et alla égorger une brebis dont il apporta la peau à Geneviève, comme s'il eût eu assez de jugement pour voir qu'il fallait un vêtement chaud à Bénoni.


XXVII

Geneviève se voit dans une fontaine.


Voici un autre trait qu'on ne saurait passer sous silence. Il y avait auprès de cette retraite une fort belle fontaine qui fournissait de l'eau à Geneviève et à son fils. Je ne sais si la comtesse s'était jamais regardée dans le cristal de cette fontaine; mais quand elle y eut une fois fixé les yeux, soit à dessein, soit par hasard, et qu'elle eut aperçu les rides de son front, elle eut de la peine à se reconnaître, le souvenir de ce qu'elle avait été lui ôtant la croyance d'être ce qu'elle était.

«Est-ce là Geneviève! disait-elle. Non, sans doute: c'est quelque autre que moi. Comment se pourrait-il que ces yeux abattus et languissants eussent été pleins de flammes? Ce front coupé de mille rides me dit que ce n'est pas lui qui faisait honte à l'ivoire; ces joues flétries n'ont rien de pareil à celles qui étaient faites de roses et de lis.

«O cruelles douleurs! ô misères de ma vie! quelle étrange métamorphose vous avez faite! Répondez-moi, impitoyables maux: où avez-vous mis la neige de mon teint? Geneviève, Geneviève, pauvre Geneviève, tu n'es plus que la vaine ombre de toi-même!»

Tandis que la comtesse se plaignait ainsi et qu'elle tâchait de se reconnaître dans le miroir de la fontaine, elle y vit une divinité toute semblable à ces nymphes qui, selon les discours des poëtes, habitent sous les eaux. Son esprit fut ravi d'admiration pour tant de majesté. Flottant entre la crainte et la confiance, elle entendit une voix et se retourna: elle vit alors la reine des anges, Marie, sa bonne avocate, qui lui dit:

«Vraiment, ma fille, tu as bonne grâce à te plaindre de la perte d'un bien qui est extrêmement désirable, n'est-ce pas, à cause des avantages qu'il procure? Tu n'es plus belle. Ah! Geneviève, si tu ne l'avais jamais été, tu serais encore heureuse: c'est ta seule beauté qui a été ton crime. Et quand même elle ne t'eût pas coûté de larmes, devrais-tu te plaindre de sa perte, lorsqu'il n'est pas bien de la désirer? Si tu savais combien la noirceur de ton teint te rend agréable à mon fils, tu aurais honte d'avoir été autrefois d'une couleur différente. Reviens donc à toi, ma fille; ne te plains plus de tes misères, puisque c'est de ces épines que tu peux composer ta couronne de gloire.»

A peine la reine du ciel eut-elle achevé sa remontrance, qu'une nuée plus belle et plus luisante que l'argent la déroba aux yeux de la sainte qui demeura pleine de confusion et de joie: de joie, pour avoir vu celle qui sera une partie de la béatitude des élus dans le paradis; de confusion, pour avoir donné des regrets à sa beauté passée.

Elle murmura ces paroles:

«Mon aimable époux, vous voulez que Geneviève souffre jusqu'à la fin. Eh bien! j'en suis contente: je prétends demeurer aussi fidèle à vos divines volontés dans les plus fortes angoisses de ma douleur que dans les prospérités de ma fortune. Hélas! où serais-tu, mon pauvre coeur, si Dieu t'eût abandonné à tes propres inclinations? Sans doute la vanité te posséderait maintenant. Oh! que j'ai un juste sujet de vous remercier de m'avoir fait tant de grâces! Que pouvais-je espérer dans la maison de mon mari, sinon un esclavage volontaire, une honnête servitude? Ah! mon Dieu, je connais bien maintenant la douceur de votre providence. Que votre saint nom soit béni d'avoir sauvé cette pauvre créature qui n'eût jamais suivi vos attraits s'ils n'eussent été charmants, vos mouvements s'ils n'eussent été pleins de séduction. Je vous suis infiniment redevable de m'avoir fait cette faveur: toutefois, mon obligation me paraît encore plus grande si je considère que vous m'avez contrainte d'être si heureuse contre ma volonté, me faisant dans la solitude une image du ciel.»


XXVIII

Inquiétudes et douleurs de Sifroy.


Pendant que Geneviève s'abandonnait à ces pieuses et innocentes joies, Sifroy n'avait ni contentement ni repos. La nuit ne lui présentait que de tristes fantômes; le jour ne l'éclairait que pour lui faire remarquer l'absence de Geneviève. Son esprit avait sans cesse des pensées mélancoliques, et son unique plaisir était dans la plus austère solitude.

Souvent on le voyait rêver en silence sur le bord des eaux, remarquant dans leur inconstance une image de l'agitation de son esprit. Et puis, comme si son humeur l'eût rendu sauvage, il se dérobait à ses serviteurs pour donner plus de liberté à ses soupirs dans l'horreur d'un bois. Sa conscience lui disait: «Tu as fait tuer ta pauvre Geneviève; tu as fait massacrer ton fils et ôter la vie à ton serviteur.» Et il s'écriait: «Geneviève, où es-tu?»

Cependant Golo fuyait la colère du comte; dès qu'il s'aperçut des vapeurs sombres qui chargeaient l'esprit de Sifroy, il partit pour un long voyage.


XXIX

Vision.


Un soir que le palatin était couché, il entendit quelqu'un qui marchait à grands pas dans sa chambre. Aussitôt il tira les rideaux de son lit, et, n'ayant rien aperçu à la lueur d'un peu de lumière qui restait dans la chambre, il tâcha de s'endormir; mais, un quart d'heure après, le même bruit recommença, si bien qu'il vit au milieu de la chambre un grand homme, pâle et défait, qui traînait un gros fardeau de chaînes avec lesquelles il paraissait lié. Cette terrible apparition était capable de faire peur à un homme moins hardi que Sifroy; mais le comte, inaccessible à la crainte, demanda au fantôme ce qu'il voulait. L'esprit lui fit signe de venir à lui. Sifroy se sentit aussitôt mouiller d'une sueur froide. Il se leva néanmoins et suivit l'esprit jusqu'en un petit jardin où le fantôme disparut tout à coup, et le laissa seul. La lune se cacha et il se trouva dans les ténèbres. Ne sachant ce que cela voulait dire, il regagna son lit à tâtons. A peine couché, il s'imagina qu'il avait ce grand homme, tout de glace, étendu à côté de lui. Puis le spectre le serra entre ses bras. Sifroy, épouvanté, appela ses serviteurs. On accourut, mais on n'aperçut rien.

Mais, dès le point du jour, Sifroy se leva et retourna dans le jardin; il fit creuser le sol. Au lieu où avait disparu le fantôme, on trouva les os d'un homme chargé de fers. Quelqu'un des domestiques dit que c'étaient là les restes de Raymond le pourvoyeur. Sifroy ordonna qu'on le fit enterrer et qu'on dît des messes pour son repos. Depuis ce temps-là on n'entendit plus de bruit, la nuit, dans le château; mais Sifroy n'en eut pas l'esprit plus tranquille.

Il reconnut enfin que ces frayeurs étaient l'effet de quelque crime approuvé par lui. On entendit ces mots sortir de sa bouche: «Ah! Geneviève, que de tourments tu me causes!»


XXX

Geneviève et Bénoni dans les bois.


Cependant Bénoni, arrivait à sa septième année. Sa mère n'oubliait rien de ce qui pouvait servir à son instruction. Le matin et le soir elle le faisait mettre à genoux devant la croix, et jamais ne lui permettait de téter sa biche qu'après avoir prié Dieu à genoux. Une fois il lui dit: «Ma mère, vous me commandez souvent de dire: Notre père qui êtes aux cieux. Qui donc est mon père?

--Ah! mon cher fils, cette demande est capable de faire mourir votre pauvre mère.»

Elle se pâma en effet; puis se relevant, elle l'embrassa et dit: «Mon enfant, votre père, c'est Dieu: le ciel est le lieu où il demeure.

--Me connaît-il bien? reprit l'enfant.

--Mon fils, n'en doutez pas; il vous connaît et vous aime.

--D'où vient donc qu'il permet toutes les misères dont vous vous plaignez?

--Ces misères-là sont le plus grand signe de sa faveur. Les richesses ne sont que des moyens de se perdre, et qui souffre ici-bas est récompensé là-haut. Dieu est un grand et riche père de famille dont nous sommes tous les enfants. Il a des trésors infinis à donner à ceux qui restent purs de tout crime dans la vie qu'il leur donne à remplir. Ceux qui l'offensent, il les fait châtier dans l'enfer, qui est un lieu plein de fournaises et de tourments. Le lieu où sont récompensés ceux qui ont souffert, c'est le paradis.

--Et quand irons-nous, ma mère? Je voudrais y être déjà.

--Cher enfant, nous irons après notre mort.»


XXXI

Geneviève en danger de mort.


L'innocent Bénoni était bien éloigné de comprendre tout ce que sa mère lui avait dit, si la bonté de Dieu ne lui eût servi de maître. L'expérience ne lui avait jamais appris ce que c'était que la mort; mais peu s'en fallut qu'il n'en eût un triste et funeste exemple en la personne de sa mère, quelques jours après.

Enfin, Geneviève étant revenue d'une longue pâmoison, elle arrêta quelque temps ses yeux sur l'aimable sujet de ses douleurs, et, après lui avoir appris qu'il était le fils d'un grand seigneur, elle lui dit en pleurant:

«Je quitte le monde sans regret, ainsi que j'y ai demeuré sans désir. Si j'étais capable de quelque déplaisir, ce serait de te laisser sans ressource et sans appui, souffrant des peines et des misères que tu n'as pas méritées.

«A ne point mentir, cette considération me toucherait sensiblement le coeur, si je n'en avais une plus haute qui me contraint de mettre tes intérêts entre les mains de celui qui est le père des orphelins et le soutien des innocents. Je ne veux pas que tu aies souvenance d'une mère qui ne t'a mis au monde que pour que tu en souffres les maux et les douleurs.

«Je te conjure néanmoins, mon cher Bénoni, d'ensevelir avec mon corps les ressentiments de mes malheurs. J'espère que la miséricorde de Dieu nous fera justice et qu'elle donnera à connaître à tout le monde que tu es le fils d'une femme sans reproche.

«Au reste, mon cher fils, après avoir mis ce corps en terre, fais ce que Dieu t'inspirera. S'il veut que tu retournes vers ton père, obéis-lui. Tu as des qualités qui te feront reconnaître. Tu es son image; en te voyant, il saura que tu es son fils.»

En disant ces mots, Geneviève fit mettre son Bénoni à genoux et mouilla son petit visage du reste de ses larmes. Représentez-vous la pitié que donnait ce spectacle: Geneviève, malade, mourante, attend la fin de ses misères, et elle est épouvantée de l'abandon où va être son fils.

La mort allait lui donner le dernier coup, mais Dieu l'arrête; il veut que la justice commence pour elle.

Deux anges, brillants comme le soleil, entrent dans sa retraite et la remplissent de rayons et de parfums. «Vivez, Geneviève! lui disent-ils, vivez, Dieu le veut.» Et ils disparaissent. Geneviève se relève guérie, heureuse, transfigurée.


XXXII

Sifroy va à la chasse dans la forêt.


En ce moment, par un arrêt de Dieu, la mauvaise sorcière qui avait trompé Sifroy fut mise dans les mains de la justice. Condamnée à être brûlée et attachée au poteau infâme, elle demanda à faire des aveux; on la détacha un instant; alors elle confessa le plus grand de ses crimes, et déclara que rien n'était vrai dans ce que les charmes de sa magie avaient fait voir au comte.

Sifroy, instruit en diligence de cette confession, sentit son coeur traversé par les aiguillons ardents du remords.

Il y avait déjà deux ans que Golo, craignant un châtiment, avait quitté son service et qu'il vivait chez lui. Sifroy le fit prier d'être d'une grande chasse. Golo arrive sans défiance; on le saisit, on l'enchaîne, on le jette dans la tour.

C'était le temps de la fête des rois. Sifroy voulut réunir toute sa famille à un grand banquet, et pour qu'il y eût bonne et belle venaison sur la table, il résolut d'aller à la chasse dans le bois.

Le jour qu'il avait choisi pour cette chasse étant arrivé, Dieu prépara les choses d'une façon pleine de douceur. Et voici comment Sifroy reconnut Geneviève.


XXXIII

Sifroy reconnaît Geneviève.


Le palatin entre dans la forêt; bientôt il aperçoit la biche qui était la nourrice de Bénoni; effrayée par le cheval de Sifroy, la biche disparaît dans les fourrés. Sifroy, voyant un si beau gibier, s'élança sur ses traces, et la rejoignit au moment où elle se retirait dans la caverne de Geneviève. Sifroy allait lancer son javelot; il aperçoit un fantôme de femme nue; il s'arrête.

Geneviève, interdite et défaillante, se jette à genoux et rassasie ses yeux du plaisir de voir son mari, qui ne la reconnaît pas. Toutefois, Sifroy, étonné de cette rencontre, la prie de s'approcher, et, sur sa demande, lui jette son manteau. Elle couvre sa nudité et s'approche.

«Qui êtes-vous? lui dit le comte.

--Qui je suis! une pauvre femme du Brabant que la nécessité a contrainte à se retirer dans ce désert. Je n'ai aucun autre asile. Il est vrai que j'étais mariée à un grand seigneur; mais un soupçon qu'il eut trop légèrement le fit consentir à ma ruine et à celle d'un enfant qui n'avait pas reçu le jour dans le péché. Si les serviteurs qui avaient l'ordre de nous faire mourir avaient mis à exécuter cette sentence la précipitation qu'il avait mise à me condamner, je n'aurais pas, depuis sept longues années, vécu en cette solitude avec mon fils, sans autre nourriture que de l'eau et des racines. Je serais morte; aussi bien nous allons mourir prochainement, mon fils et moi.

--Mais, mon amie, fit le comte, dites-moi votre nom.

--Geneviève.

--Geneviève!»

A ces mots le comte se laissa tomber de cheval et courut l'embrasser. «C'est donc toi, c'est toi, ma chère Geneviève! toi que je pleure depuis si longtemps! Ah! d'où me vient ce bonheur d'embrasser celle que je ne mérite pas de voir? Et comment puis-je demeurer en présence de celle que j'ai tuée dans mon aveuglement? Chère épouse, Geneviève, ma douce amie, pardonne à un criminel qui confesse son crime et connaît ton innocence.»

Aussitôt que l'extase et le ravissement lui donnèrent la liberté de continuer, il reprit: «Où est mon fils, où est ce misérable enfant d'un père qui a été moins méchant que malheureux?»

La comtesse, émue de ces regrets, voulut rendre le calme à l'esprit de Sifroy, et elle usa des mignardises dont elle avait autrefois coutume de le flatter. «Mon cher époux, dit-elle, effacez de votre esprit le souvenir de mes maux, puisque nous n'avons de pouvoir sur le passé que par l'oubli. N'ajoutons pas à nos misères par des paroles impuissantes à les guérir. Vivez satisfait, puisque Geneviève vit, et votre fils également.»


XXXIV

Bénoni dans les bras de Sifroy.


Certes, Sifroy eut besoin d'une grande force pour modérer sa joie, lorsqu'il vit Bénoni qui apportait des racines à sa mère. Combien de douces et amoureuses larmes ne répandit-il pas? combien de caresses et de baisers les suivirent!

Puis, soufflant dans sa trompe, il appelle les chasseurs. Toute la forêt retentit de sa voix. Enfin la chasse arrive jusqu'à lui. On s'arrête devant cette femme, devant cet enfant qui est suspendu au cou du palatin, et devant cette biche qui joue avec les chiens de la meute. Quelle admiration lorsqu'ils reconnurent Geneviève!

Tous les parents et amis du palatin ne manquèrent pas de se rendre au festin de la fête des Rois, et ils se réjouirent en revoyant la belle et bonne comtesse qui présidait à ce repas et qui était plus belle encore qu'autrefois. La fête dura une semaine entière. Ce qui étonna tout le monde c'est que Geneviève ne pouvait plus goûter ni chair ni poisson.


XXXV

Geneviève, rétablie dans ses honneurs, pardonne
au traître Golo.


Quelques jours s'étant ainsi écoulés dans les plaisirs et les délices, le palatin commanda que l'on tirât Golo de prison. On l'amena dans la chambre où se trouvait la comtesse avec toute sa cour, qui était venue féliciter Sifroy. Là, ce traître fut saisi de toutes les frayeurs d'une mauvaise conscience. Les artifices ne lui servent plus de rien; il ne peut nier un crime qui a les hommes, les animaux et les poissons pour témoins. Sans oser même arrêter la vue sur celle qu'il avait autrefois si indignement trahie, il tomba de peur et de faiblesse. Geneviève, ne pouvant sans pitié voir un misérable, tâche de faire révoquer la sentence de mort et dit à Sifroy:

«Mon seigneur, permettez-moi, je vous prie, de vous demander la vie de Golo. En un mot, mon cher Sifroy, je veux qu'il vive et qu'il doive à ses larmes le salut qu'il a refusé aux miennes.»


XXXVI

Punition de Golo, qui est mis à mort.


Golo, voyant que Geneviève, au lieu de le condamner, intercédait pour lui, en fut tellement touché qu'il s'écria:

«Madame, c'est maintenant que je vois mieux que jamais la bonté de votre coeur et la malice du mien. Hélas! qui eût osé l'espérer? celle que tant de justes raisons devraient animer à ma perte désire mon salut! Misérable Golo, c'est à cette heure que tu es indigne de la vie, puisque tu as voulu ravir celle de cette sainte princesse. Non, ma chère maîtresse, laissez-moi mourir; il faut que la rigueur d'une honteuse mort venge la cruauté de mon crime.»

Golo prenait Geneviève par le côté le plus sensible; mais, si elle avait beaucoup de pitié, Sifroy n'avait pas moins de colère: car Dieu, voulant faire pour ce coup un exemple aux hommes, roidit si fort l'esprit du comte qu'il n'y eut aucun pardon pour le malheureux Golo.

Sa condamnation confirmée, on le ramena en prison pour attendre l'exécution de sa sentence. Il y avait dans le troupeau du palatin quatre effroyables boeufs sauvages que la forêt Noire[21] nourrissait; on les amena par son commandement, on les accoupla queue à queue, et le misérable y fut attaché par les bras et par les jambes, qui furent bientôt séparés de son corps et exposés à la voracité des corbeaux.

[Note 21: La forêt Noire, dans le Wurtemberg, a plus de vingt lieues de long. Elle est célèbre dans les légendes de l'Allemagne. On y voit des sites d'une sévérité magnifique.]

Ceux qui furent trouvés complices de Golo subirent des châtiments proportionnés à leur faute, et ceux qui s'étaient montrés favorables à l'affliction de Geneviève ne rencontrèrent pas moins de gratitude en elle que les autres de sévérité dans le palatin.

Non, jamais la douce innocence,

Si par hasard elle est victime d'une erreur,

Ne doit perdre la confiance

Que Dieu comme un parfum a versée en son coeur.

Les méchants sont punis, en ce monde ou dans l'autre.

Et les bons sont récompenses.

S'il vous faut un modèle, enfants qui grandissez,

Que Geneviève soit le vôtre.




ROBERT LE DIABLE


NOTICE.

Ce n'est pas non plus une histoire inventée à plaisir et imaginée par passe-temps que celle du terrible Robert le Diable, qui, après avoir fait tant de mal, fit pénitence et fut homme de bien.

Guillaume le Conquérant, celui-là même qui, étant duc de Normandie, conquit l'Angleterre et s'y établit avec ses barons, avait un fils nommé Robert Courte-Heuse qui fut un bien mauvais sujet, fit mille tours méchants et finit par rester vingt-sept ans dans les prisons de l'Angleterre. Peu importe que ce Robert Courte-Heuse n'ait pas exactement vécu comme nous allons voir que s'est conduit Robert le Diable; ce qui est certain, c'est que le peuple, en France et en Angleterre, a gardé le souvenir d'un Robert de Normandie qui s'était rendu redoutable aux gens de son époque. On prononce encore son nom en certains lieux, et ce ne sont pas seulement des historiens comme Guillaume de Jumiéges et Orderic Vital qui en parlent.

Du reste, la légende de Robert le Diable est extrêmement vieille. Il y a à la Bibliothèque impériale 22 deux manuscrits d'un roman en vers du treizième siècle qui a été imprimé en 1837 sous ce titre: Le Roman de Robert le Diable, en vers du treizième siècle, pour la première fois, d'après les manuscrits de la Bibliothèque du roi, par G.S. Trébutien. Paris, Silvestre, in-4° (en caractères gothiques).

Note 22: (retour) Fonds la Vallière.

Rien n'empêche de penser qu'il y a eu une légende antérieure à ce roman en vers du treizième siècle.

En tout cas, du treizième siècle au temps où vivait Robert Gourte-Heuse, la distance n'est pas très-grande. Après le roman vient un poëme dramatique, ou mystère qui a été trouvé parmi les Mystères de Nostre-Dame sous ce titre: Cy commence un miracle de N.D. de Robert le Dyable, fils du duc de Normandie, à qui il fut enjoint pour ses meffaiz qu'il feist le fol sans parler; et depuis ot noitre sire mercy de li et espousa la fille de l'empereur. On l'a publié en 1836.

Mais à quoi bon les renseignements d'érudition? Contentons-nous de savoir qu'au treizième siècle, sous saint Louis probablement, en tête des Chroniques de Normandie 23, a été écrit en prose le récit des aventures de Robert le Diable.

Note 23: (retour) Première édition en 1487, gothique.

Une fois écrite, l'histoire s'est vite répandue. En 1496, paraît la Vie du terrible Robert le Diable, lequel après fut nommé l'homme Dieu. (Lyon, P. Mareschal, in-4°.) C'est là le livre qui a servi de modèle au narrateur dont la Bibliothèque bleue a imprimé l'oeuvre. Nous avons eu fort peu de chose à faire pour que le style ancien, qui a amusé et instruit nos pères, pût instruire aujourd'hui et amuser encore leurs enfants, sans qu'il y eût rien d'obscur ou d'inusité dans les formes du langage.

Ce n'est pas précisément la vieille légende telle qu'elle était il y a trois ou quatre cents ans; mais ce n'est pas un récit qui en diffère beaucoup.

Quel qu'il soit, l'auteur de cette Vie du terrible Robert le Diable était un habile homme qui entendait l'art de composer une histoire.




ROBERT LE DIABLE.


I

Commencement de l'histoire de Robert le Diable.


Dans la ville de Rouen, au pays de Normandie, naquit un enfant qui fut nommé Robert le Diable, ce qui est un nom fort épouvantable; et la cause pour laquelle il fut ainsi nommé, je vais vous la faire connaître.

En ce temps il y avait un duc en Normandie, vaillant et valeureux, doux et courtois, lequel craignait Dieu et faisait faire bonne justice à chacun; pieux, plaisant à Dieu et au monde: on l'appelait Hubert. Il fut fait mention de ses exploits et de sa vaillance en plusieurs chroniques anciennes, et il y avait en lui tant de bonnes qualités et de vertus que ce serait quasi chose impossible à raconter. Or il advint un jour de Noël que le duc tint sa cour à Vernon-sur-Seine 24, où se rendirent tous les barons et chevaliers de Normandie. Comme il n'était pas encore marié, les barons le prièrent de prendre femme afin d'augmenter sa lignée et d'avoir des successeurs.

Note 24: (retour) Dans le département de l'Eure.

Le duc voulut obtempérer à la prière de ses barons, et il leur répondit qu'il ferait volontiers ce qui leur plaisait, mais qu'il ne pouvait trouver une femme qui lui convînt «Il ne m'appartient pas, disait-il, de prendre femme de plus haut lieu que je ne suis, et je ne dois pas non plus m'abaisser, car je ferais déshonneur à ma famille. C'est pourquoi il me semble qu'il vaut mieux rester ce que je suis que de faire une chose qui ne convient pas et de laquelle je pourrais me repentir.»

Lorsqu'il eut prononcé ces paroles, le plus sage et le plus ancien de la compagnie se leva et dit: «Seigneur duc, vous avez parlé sagement; mais, si vous voulez me croire, je vous dirai une chose dont vous serez joyeux. Le duc de Bourgogne a une belle fille, sage et honnête, qui vous convient à merveille. En l'épousant, vous pourrez accroître votre honneur, votre puissance et vos alliances; et, si votre plaisir était de la faire demander, je suis certain qu'on ne vous la refuserait point.»

Alors le duc répondit que cela lui plaisait et que c'était sagement parler. Il ne tarda donc pas à demander la demoiselle, qui lui fut accordée, et on fit des noces magnifiques.


II

Comment, après que le duc de Normandie eut épousé la fille
du duc de Bourgogne, il retourna à Rouen.


Le duc, ayant épousé ladite demoiselle, l'emmena en très-grande pompe en la cité de Rouen, accompagné de plusieurs barons, chevaliers, dames et demoiselles, tant du pays de Bourgogne que d'ailleurs; il fut reçu avec magnificence, et il y eut de grandes réjouissances entre les Bourguignons et les Normands qui se trouvaient rassemblés là.

Le duc et la duchesse vécurent ensemble sans avoir d'enfant jusqu'à l'âge de quarante ans. Ils étaient gens de bien, craignant et aimant Dieu, se confessant souvent de leurs péchés, faisant aumônes et oraisons, se montrant doux et humains à chacun, de sorte que tous biens et toutes vertus abondaient en eux. Le duc adressait ses prières à Dieu pour avoir des enfants par lesquels il pût être servi et honoré; mais, quelques prières qu'il fît, il n'en pouvait obtenir. Et il s'en plaignait souvent devant la duchesse, qui lui répondait: «Sire, il faut nous y résigner, puisque cela plaît à Dieu, et avoir patience en toutes choses.»


III

Comment naquit Robert et comment sa mère le donna
au diable dès le commencement.


Peu de temps après, le duc alla à la chasse fort courroucé. Troublé en soi-même, il se plaignait et disait: «Je vois de nobles dames mères de plusieurs enfants qui font leur joie; je reconnais bien maintenant que Dieu me hait.»

Alors le diable, qui est toujours prêt à décevoir le genre humain, tenta le duc et lui troubla si fort l'entendement que, quand il fut rentré en son palais, il alla trouver la duchesse, et pria Dieu de lui donner lignée. La duchesse, qui était en colère, dit follement: «S'il me vient un enfant, au diable soit-il donné! Oui, dès à présent, je le lui donne de bonne volonté!»

Justement ce jour-là Dieu leur accorda un enfant qui devait faire bien du mal dans sa vie, comme vous verrez ci-après; car, naturellement, il était enclin à tous les vices et à toutes les fautes; toutefois, à la fin il se corrigea et se convertit si bien qu'il paya à Dieu une amende salutaire de ses forfaits; et il fut sauvé, comme le témoigne assez amplement l'histoire particulière de sa vie.


IV

Des terribles signes qui furent vus à la naissance
de Robert le Diable.


La duchesse mit son enfant au jour avec grande peine et douleur.

Peu après que l'enfant fut né, il se montra une nuée si obscure qu'il semblait que la nuit était proche; et il commença à tonner si merveilleusement et il y eut tant d'éclairs qu'on eût cru le ciel ouvert et la maison enflammée.

Les quatre vents furent aussi émus de telle manière que la maison tremblait; il en tomba une grande partie sur le sol. Les seigneurs et les dames qui étaient là croyaient qu'ils allaient mourir, vu les terribles tempêtes qui couraient dans le ciel; mais à la fin Dieu voulut que le temps s'apaisât, et le calme reparut.

On porta l'enfant vers les fonts baptismaux 25, il fut nommé Robert, et tous ceux qui le voyaient s'émerveillaient de ce qu'il était si grand: car on eût dit qu'il avait déjà un an. Du temps qu'on le portait à l'église et qu'on le ramenait au logis, il ne cessa de pleurer et de gémir. Incontinent les dents lui vinrent, et il s'en servit pour mordre les nourrices qui l'allaitaient, tellement que nulle femme ne le pouvait plus allaiter; et force fut qu'on lui donnât à boire dans un cornet qu'on lui mettait en la bouche. Avant qu'il eût un an, il parlait aussi bien que parlent les autres enfants à cinq. Plus il croissait, plus il prenait plaisir à mal faire; car, depuis qu'il pouvait aller tout seul, il n'était ni homme ni femme qui le pussent tenir; et, quand il trouvait les autres petits enfants, il les battait, leur jetait des pierres et les frappait de gros bâtons. En quelque lieu que ce fût; il ne cessait de mal faire. Il commença bien jeune à mener une mauvaise vie; il rompait les bras à l'un et les jambes à l'autre.

Note 25: (retour) Fonts baptismaux, fontaines baptismales, sources d'eau qui servent au baptême.

Les barons qui le voyaient disaient que c'était jeunesse et prenaient plaisir à ce que faisait l'enfant. Plus tard ils s'en repentirent.


V

Comment tous les enfants, d'un commun accord, le nommèrent
Robert le Diable.


Bientôt après l'enfant grandit, non en bon coeur, mais seulement de corps: ne dit-on pas communément que la mauvaise herbe croit vite? Il allait par les rues, frappant et heurtant ce qu'il rencontrait, comme s'il eût été enragé; et nul n'osait se trouver devant lui.

Quelquefois les enfants s'assemblaient contre lui et le battaient, et, quand ils le voyaient, la plupart disaient: «Voici le Diable!» et ils s'enfuyaient devant lui comme les brebis devant le loup. Cette méchanceté fit qu'ils le nommèrent tous Robert le Diable. Cela fut connu bientôt dans le pays, de sorte que le nom lui resta; et il lui restera tant que durera le monde.

Quand l'enfant eut sept ans, le duc, voyant ses mauvaises manières, le fit venir pour lui faire des remontrances et lui dit: «Mon fils, il est temps que vous ayez un maître pour qu'il vous instruise et vous mène à l'école; car vous êtes assez grand pour apprendre ce qu'il faut apprendre, comme à lire et à écrire 26, et aussi pour vivre en bonnes moeurs.» Et il lui donna un maître pour l'instruire et le gouverner.

Note 26: (retour) En ce temps-là les plus savants ne savaient guère autre chose.

VI Comment Robert le Diable tua le maître d'école d'un coup de couteau.

Ainsi qu'on le sait, le maître voulant un jour corriger Robert de plusieurs fautes qu'il avait commises, Robert tira son couteau et l'en frappa tellement qu'il en mourut. Puis Robert dit à son maître en lui jetant son livre par dépit: «Maître, voilà votre science; jamais prêtre ni clerc 27 ne sera mon maître; je vous l'ai assez fait connaître.»

Note 27: (retour) Homme de science.

Et depuis, il n'y eut maître si hardi qui osât entreprendre de l'instruire et châtier en quelque manière que ce fût; force fut donc au duc de le laisser vivre à sa fantaisie.

Il ne se plaisait qu'à mal faire; il n'avait aucun respect pour Dieu et l'Église, et ne gardait en rien ni raison ni mesure. Il était enclin à tous les vices. Quand il allait à l'église et qu'il voyait que les prêtres et les clercs voulaient chanter, il avait des poudres et autres ordures qu'il jetait par grande dérision. S'il voyait des gens prier Dieu, il les frappait par derrière. Chacun le maudissait donc pour le mal qu'il faisait; et le duc, voyant son fils si méchant et si mal morigéné, en était assez peiné pour désirer sa mort. La duchesse en était si inquiète que c'était merveille. Un jour elle dit au duc: «L'enfant a beaucoup d'âge et est assez grand; il me semble qu'il serait bon de le faire chevalier; il changera peut-être de vie.» Le duc approuva ces paroles de la duchesse. Robert n'avait que dix-sept ans.


VII

Comment Robert fut fait chevalier.


Quelques jours avant la Pentecôte, le duc ordonna par tout son pays que les principaux de ses barons s'assemblassent. En leur présence, il appela Robert et lui dit (après avoir eu l'avis de tous les assistants): «Mon fils, entendez ce que je veux dire par le conseil de nos barons. Vous serez chevalier, afin que vous puissiez hanter les autres chevaliers et prud'hommes 28, et changiez vos habitudes; et ayez de meilleures manières de vivre, car les vôtres sont déplaisantes; soyez donc courtois, humble et bon, ainsi que sont les autres chevaliers, car les honneurs changent les moeurs.»

Note 28: (retour) Hommes sages.

Alors Robert répondit à son père: «Je serai donc chevalier; mais il ne m'importe que je sois en haut ou en bas; je suis décidé à faire entièrement ce qu'en mon coeur je pense, et à agir ainsi que mon esprit me conduira, d'où il suit que je n'ai pas à changer mes manières de vivre.»

La veille 29 de la Pentecôte fut bien veillée; mais, en cette nuit, qui eût dû être toute de recueillement, Robert ne cessa de frapper l'un et de heurter l'autre, ne se souciant guère de prier Dieu. Le lendemain, jour de la Pentecôte, Robert fut fait chevalier. Le duc fit crier une joute à laquelle fut Robert, qui ne craignait nul homme, tant hardi fût-il. Il attaquait quiconque se trouvait là. Les joutes commencèrent, et, si vous vous y étiez trouvé, vous auriez vu beau carnage: car Robert, qui était tout plein de cruauté, n'épargnait personne; tous ceux qui étaient devant lui, il les faisait tomber de cheval à terre; à l'un il rompait le col, à l'autre la cuisse. Il attendait tout homme qui venait jouter contre lui; mais nul n'échappait de ses mains sans en porter la marque ou aux reins ou aux cuisses; tous étaient marqués quelque part. Il gâta dix chevaux en ces joutes. Les nouvelles en furent portées au duc, qui en fut bien fâché; il y alla et voulut faire cesser les engagements; mais Robert, qui semblait enragé et hors de sens, ne voulut pas obéir au duc son père; il commença à frapper de côté et d'autre et à abattre chevaux et chevaliers, tellement qu'en ce jour-là il tua trois des plus vaillants chevaliers. Tous ceux qui étaient à lui demandèrent quartier; mais c'était en vain, et nul n'osait se trouver devant lui, tant il était fort, et parce qu'il était si inhumain que chacun le haïssait. On lui disait: «Pour la grâce de Dieu, Robert, laissez la joute; car monseigneur votre père a fait dire que chacun cesse, et il est courroucé de ce que plusieurs personnes de qualité ont perdu la vie.» Mais Robert, qui était échauffé et quasi hors de sens, ne tenait aucun compte des choses qu'on lui disait; il faisait de pis en pis, tuant tous ceux qu'il rencontrait. Robert fit tant que le peuple s'émut et vint vers le duc, disant: «Seigneur duc, c'est grande folie de souffrir que votre fils Robert fasse ce qu'il fait; pour Dieu, veuillez y porter remède.»

Note 29: (retour) Veille, ici, ne veut pas dire le jour qui précède, mais le temps où l'on veille.

VIII

Comment Robert allait par le pays de Normandie, désolant
et prenant tout, et blessant chacun.


Quand Robert vit qu'il n'y avait plus personne aux joutes, il s'en fut par le pays, où il fit des maux bien plus grands que ceux qu'il avait faits jusqu'alors. Il tua tant de gens que ce fut pitié. Et il n'y avait nul homme en Normandie qui ne fût outragé par lui; mêmement il pillait les églises et leur faisait guère incessamment. Il n'y avait abbaye qu'il ne fît dépouiller et détruire.

Tous ceux qu'il avait battus, blessés et volés, venaient se plaindre au duc et lui racontaient le désordre que faisait Robert par tout le pays de Normandie. L'un disait: «Monseigneur, votre fils m'a pris ma femme;» l'autre disait: «Il a enlevé ma fille;» l'autre disait: «Il m'a volé;» l'autre disait: «Il m'a battu et blessé.»

Le duc, qui entendait dire ces choses de son fils, se prit à pleurer et dit: «J'ai eu une grande joie en voyant qu'il me naissait un fils; mais j'en ai un qui me fait tant de peine que je ne sais ce que je dois faire.»


IX

Comment le duc de Normandie envoya des gens pour prendre
son fils Robert qui leur creva les yeux.


Un chevalier qui était là, voyant le duc en cette grande douleur, lui dit: «Monseigneur, je vous conseille de mander Robert et de le faire venir devant vous, en la présence de toute votre cour. Vous lui défendrez de faire dorénavant le moindre mal, lui disant que, s'il désobéit, vous le ferez emprisonner et ordonnerez justice.»

Le duc écouta volontiers ce conseil et dit que le chevalier avait parlé sagement. Il envoya aussitôt des gens par le pays pour chercher Robert, et leur commanda de l'amener devant lui.

Robert, qui était dans les champs, apprit que le peuple s'était plaint à son père et que le duc avait commandé qu'il fût pris et mené devant lui. Sa colère fut grande; et à tous ceux qu'il rencontrait, même aux messagers de son père, il creva les yeux. Quand il les eut ainsi aveuglés, il leur dit par moquerie: «Mes amis, vous en dormirez mieux; allez dire à mon père que je ne fais guère attention à ses ordres, puisque, en dépit de lui et de ce qu'il me mande, je vous ai crevé les yeux, comme vous devez le savoir.»

Les messagers qui avaient été envoyés pour amener Robert retournèrent en pleurant vers le duc et lui dirent: «Voyez, seigneur, comme votre fils nous a aveuglés et mal accommodés.» Le duc fut fort fâché des nouvelles qu'il avait apprises, et il commença à songer à ce qu'il devait faire pour venir à bout de son fils.


X

Comment le duc de Normandie fit faire commandement par tout
son pays que Robert fût pris et mené en prison, lui et ses
compagnons.


Il réunit son conseil et dit: «Seigneurs, ne pensez plus à cela; car je vous certifie, vu la grande rébellion de Robert et ce qu'il a fait aux messagers, que jamais il ne reviendra vers nous; mais il est nécessaire de punir les maux qu'il a faits, comme le veulent la raison, les lois et la justice.»

Ayant ainsi parlé, il envoya incontinent, par toutes les villes du duché, crier, publier et commander, de par lui, à tous les sergents, justiciers et officiers, qu'ils fissent diligence pour prendre Robert et l'enfermer, et avec lui tous ceux qui étaient de sa bande et qui l'aidaient à mal faire. Cet édit fait et publié par le duc vint à la connaissance de Robert le Diable, et peu s'en fallut qu'il ne perdît la raison. Il grinçait des dents et jurait qu'il ferait la guerre au duc son père, et qu'il le mettrait à mal: en quoi le diable le conseillait.


XI

Comment Robert le Diable établit une maison dans un bois
ténébreux et obscur, et là, fit des maux sans nombre.


Robert fit faire une maison forte dans un grand bois, en un lieu obscur et ténébreux, où il alla établir sa résidence. Or ce lieu était presque inhabitable et plus périlleux qu'on ne saurait dire. Robert fit assembler avec lui tous les mauvais garçons du pays et les retint pour le servir; car il y en avait de mauvais et de diverses sortes, comme larrons, meurtriers, gens pervers et mauvais, épieurs de chemins, brigands de bois, et gens bannis, gens excommuniés, désireux de mal faire, gens gloutons et orgueilleux, et les plus terribles de ceux qui vivaient alors sous les cieux; Robert en fit une grande troupe, dont il était capitaine.

En ce bois, Robert et ses compagnons faisaient des maux innombrables et sans honte aucune. Ils coupaient la gorge des voyageurs et détruisaient les marchands; nul n'osait aller dans les champs à cause de la crainte qu'on avait d'eux; chacun tremblait de peur; tout le pays était pillé par Robert et ses compagnons; nul n'osait sortir de son logis: car aussitôt on était pris et enlevé par eux, et les pauvres pèlerins qui passaient par le pays étaient saisis et mis à mort.

Tout le peuple les craignait donc et les redoutait, comme les brebis craignent les loups; car, à la vérité, ils étaient tous des loups, ravissant et dévorant ce qu'ils pouvaient rencontrer. Robert le Diable mena en ce lieu une très-mauvaise vie avec ses compagnons; à toute heure il voulait manger et gourmander, et jamais il ne jeûna, que ce fût grande vigile, carême ou quatre-temps. Tous les jours il mangeait de la chair, le vendredi comme le dimanche. Mais après que lui et tous ses gens eurent commis une foule de crimes, il eut lui-même à souffrir beaucoup, comme vous verrez ci-après.


XII

Comment Robert le Diable tua sept ermites en un bois.


Or, durant le temps où Robert le Diable était en ce bois avec ses meurtriers et pilleurs d'églises, pires que dragons, loups et larrons, il n'avait pas son pareil au monde pour le mal, car il ne craignait ni Dieu ni diable. Un jour qu'il avait grande volonté de mal faire, il s'en alla hors de sa maison pour chercher quelque mauvaise aventure ou quelqu'un qu'il pût tourmenter, comme il avait accoutumé; quand il fut dans le bois, il rencontra sept ermites et les tua avec son épée. Ils ne lui voulurent opposer aucune résistance; mais ils souffrirent et endurèrent pour l'amour de Dieu tout ce qu'il leur voulut faire; puis, quand il eut tout tué, il dit en se riant d'eux: «J'ai trouvé une belle nichée.»

Ainsi Robert le Diable commit un grand meurtre en dépit de Dieu et de la sainte Église. Il voulait mettre tout le monde en sa sujétion. Après qu'il eut fait cette méchanceté, il sortit de la forêt comme un diable forcené et pire qu'un enragé; et ses vêtements étaient tout rouges et teints du sang de ceux qu'il avait tués.


XIII

Comment Robert s'en alla au château d'Arques vers sa mère,
qui y était venue dîner.


Une fois Robert arriva dans le voisinage du château d'Arques 30; en chemin il tua un pauvre petit berger qui lui avait dit que la duchesse sa mère devait venir dans le château. Quand il fut tout à fait près de la porte, les hommes, les femmes et les petits enfants s'enfuyaient devant lui; les uns s'enfermaient dans leurs maisons et les autres se retiraient dans l'église. Alors Robert, voyant que chacun fuyait devant lui, commença à penser en lui-même, et dit en pleurant: «Mon Dieu, d'où vient donc que chacun s'enfuit devant moi? je suis bien malheureux et le plus infortuné homme de ce monde; il semble que je sois un loup. Hélas! je conçois bien maintenant que je suis le plus mauvais de tous les hommes. Je dois maudire ma vie, car je crois que je suis haï de Dieu et du monde.»

Note 30: (retour) Sur la rivière d'Arques, près de Dieppe (Seine-Inférieure). Henri IV y a gagné une bataille contre les Espagnols et les Ligueurs.

Dans ces sentiments, Robert vint jusqu'à la porte du château et descendit de son cheval; mais personne n'osait approcher de lui pour le prendre, et il n'avait point de page pour le servir. Il laissa le cheval à la porte du château, et s'en alla à la salle où était sa mère; et, quand elle vit son fils, duquel elle savait la cruauté, elle fut tout épouvantée et voulait s'enfuir. Alors lui, qui avait vu que les gens s'étaient enfuis devant lui et qui en avait grande douleur, s'écria: «Madame, n'ayez pas peur de moi et ne bougez jusqu'à ce que je vous aie parlé.» Il s'approcha d'elle et lui parla en cette manière: «Madame, je vous supplie qu'il vous plaise de me dire d'où vient que je suis si terrible et si cruel; car il faut que cela procède de vous ou de mon père: ainsi je vous prie de me dire la vérité.»

La duchesse fut étonnée d'ouïr ainsi parler Robert, et, reconnaissant son fils, se jeta à ses pieds et lui dit en pleurant: «Mon fils, je veux que vous me coupiez la tête.» Car elle savait bien que c'était par elle que Robert était si méchant, à cause des paroles qu'elle avait dites autrefois.

Robert lui répondit: «Hélas! madame, pourquoi vous ferais-je mourir, moi qui ai tant fait de maux? Je serais pire que jamais, et je ne ferai cela pour rien au monde.»

Alors la duchesse lui raconta comment elle l'avait donné au diable; elle se croyait la plus malheureuse femme qui fut jamais, et peu s'en fallait qu'elle ne se désespérât. Quand Robert entendit ce que sa mère lui disait, il tomba évanoui de la douleur qu'il eut au coeur, puis il revint à lui, pleura amèrement, et dit: «Les diables ont grande envie d'avoir mon corps et mon âme; mais dorénavant je veux cesser de mal faire, renonçant à toutes les oeuvres du démon.»

Puis il dit à sa mère: «Ma très-honorée dame et mère, je vous supplie humblement que ce soit votre bon plaisir de me recommander à mon père, car je veux aller à Rome, où présentement est le pape avec l'empereur 31, pour me confesser des péchés que j'ai faits, ne pouvant plus dormir en repos jusqu'à ce que j'aie été vers le pape, qui absout les pécheurs. Mon père m'a fait bannir de son pays et toujours m'a fait grande guerre; mais de tout cela je ne me soucie. Je n'ai jamais voulu amasser de richesses; je suis décidé tout à fait à travailler au salut de mon âme, et dorénavant j'y emploierai tout mon temps et mon entendement.»

Note 31: (retour) L'empereur d'Allemagne, successeur de Charlemagne et roi d'Italie.

XIV

Comment Robert quitta sa mère, qui en eut
grande douleur.


Robert monta à cheval et retourna vers ses gens, qu'il avait laissés dans la forêt, et la duchesse demeura en son hôtel, s'affligeant et se tourmentant pour l'amour de son fils qui avait pris congé d'elle. Souvent elle s'écriait à haute voix: «Hélas! que j'ai de douleur! Que ferai-je? mon fils Robert n'a pas tort s'il n'accuse que moi; car il me hait; et je me veux du mal, moi qui suis cause de tant de maux qu'il a faits.»

Tandis que la duchesse se désolait ainsi, le duc arriva, et, quand il fut auprès d'elle, elle lui répéta tristement ce que Robert avait dit; le duc lui demanda si son fils se repentait du mal qu'il avait fait. «Ce que Robert veut entreprendre ne saurait jamais réparer les grands dommages qu'il a faits par le pays; et toutefois je prie Dieu de le vouloir conduire de telle façon qu'il arrive à bonne fin: car je ne crois pas que jamais il puisse revenir, s'il ne se met en chemin pour aller à Rome, et il mourra si Dieu n'a pitié de lui.»

Lorsque Robert fut parti d'Arques, il chemina si longtemps qu'il arriva dans le bois où il avait laissé ses compagnons, qui étaient à table et dînaient. Quand ils virent Robert, ils se levèrent tous pour lui faire honneur; mais Robert commença à leur remontrer leur vie perverse et mauvaise, en les voulant corriger, et il leur dit: «Pour l'honneur de Dieu, compagnons, entendez bien ce que je veux vous dire: vous savez et connaissez la détestable vie que nous avons menée le temps passé, très-dangereuse pour nos corps et nos âmes; vous savez combien d'églises nous avons détruites et ruinées, combien de marchands nous avons volés et tués. On aurait peine à compter les gens d'Église et les vaillants hommes qui ont été mis à mort par nous: aussi sommes-nous tous en danger d'être damnés, si Dieu n'a pitié de nous. Je vous supplie, pour l'amour de Dieu, de renoncer à cette dangereuse vie, et de faire avec moi pénitence des péchés que nous avons commis. Quant à moi, je suis décidé à me rendre à Rome, où présentement est le pape avec l'empereur, pour confesser mes péchés, espérant obtenir mon pardon; et je ferai pénitence de tous les crimes que j'ai commis.»

Alors un des larrons se leva comme un fou et dit à ses compagnons: «Avisez le renard; il deviendra ermite. Robert se moque bien de nous; il est notre capitaine et notre maître; c'est lui qui fait la pire besogne de nous tous et qui nous montre le chemin. Que vous semble de ceci? durera-t-il en cette résolution?

--Seigneurs, dit Robert, je vous supplie de bon coeur, ne dites pas ces choses; mais pensez au salut de vos âmes et de vos corps; demandez pardon à Dieu tout-puissant; il aura pitié de vous. Ce serait une grande erreur que de demeurer en cet état. Employez vos oeuvres à honorer et à servir Dieu.»

Quand Robert eut dit cela, un des larrons lui dit: «Notre maître, laissez ces choses, car vous parlez pour rien: quoi que vous puissiez dire ou faire, nous ne vivrons jamais autrement, et soyez assuré que telle est notre intention. A cela nous sommes obstinés; nous ne demeurerons jamais en paix ni ne cesserons de mal faire; car nous ne changerons jamais.»

Tous les autres qui étaient là dirent d'un commun accord: «Il est vrai; car ni pour vie ni pour mort, nous ne changerons point; nous l'avons ainsi conclu entre nous: c'est notre volonté.»


XV

Comment Robert le Diable assomma ses compagnons.


Robert, ayant entendu ce que les larrons disaient, en fut courroucé et dit: «Si ces ribauds demeuraient dans cette opinion, ils feraient encore beaucoup de mal.» Il se retira vers la porte de la maison, la ferma, prit une grosse massue et en frappa un des vagabonds de telle sorte qu'il tomba mort, et travailla tellement sur les larrons que l'un après l'autre il les assomma tous.

Quand Robert eut ainsi assommé ses gens, il dit en lui-même: «Mes braves amis, je vous ai bien récompensés, parce que vous m'avez bien servi; qui bon maître sert, bon loyer 32 en attend.» Robert songea à mettre le feu à la maison, et, si ce n'eût été qu'il y avait beaucoup de biens qui se fussent gâtés par le feu et n'eussent jamais profité à personne, il n'aurait pas hésité. Il ferma donc la porte et emporta la clef avec lui.

Note 32: (retour) Bon salaire.

XVI

Comment Robert s'en alla à Rome, où était le pape,
pour avoir pardon de ses péchés.


Robert s'en alla à Rome pour parvenir à ce qu'il désirait; il chemina avec diligence et y arriva le jeudi saint, ce qui était un bon jour pour se confesser et se mettre en bon état. En route, son coeur s'était bien changé.


XVII

Comment Robert arriva à Rome.


Quand Robert arriva à Rome, le pape était en l'église de Saint-Pierre 33 et faisait le service divin, comme il a coutume de le faire en ce jour; Robert s'efforça d'approcher près de lui. Les ministres et autres gens du pape étaient tous courroucés de ce que Robert voulait arriver jusqu'à leur seigneur, et plusieurs de ceux qui le voyaient le frappaient. Mais, plus ils frappaient, plus il avançait; il fit tant qu'il arriva là où était le pape, il se jeta à genoux à ses pieds en criant à haute voix: «Saint-père, ayez pitié de moi,» ce qu'il dit à plusieurs reprises; et ceux qui étaient auprès du pape étaient fort mécontents de ce qu'il faisait un pareil bruit et le voulaient chasser; mais le saint-père, voyant son ardent désir, en eut pitié et dit à ses gens: «Laissez-le entrer; car, à ce que je vois, il a grande dévotion.» Et il commanda qu'on fît silence, afin qu'il pût mieux entendre ce que Robert voulait dire.

Note 33: (retour) L'ancienne basilique sur l'emplacement de laquelle fut plus tard bâtie l'église dont Michel-Ange a élevé le dôme.

Alors Robert parla au pape et lui dit: «Saint-père, je suis le plus grand pécheur du monde.»

Le pape le prit par la main et le fit lever; puis il lui demanda: «Que voulez-vous? pourquoi parlez-vous ainsi?

--Ah! saint-père, dit Robert, je vous prie qu'il vous plaise de m'ouïr en confession: car, si je n'ai pas absolution de vous pour tous les péchés que j'ai faits, je suis éternellement damné, ainsi que l'on m'en a averti; et j'ai grand'peur en moi que le diable ne m'emporte, vu les terribles et énormes péchés dont je suis rempli, plus que nul homme au monde. Et, parce que vous êtes celui qui a la puissance de donner aide et consolation à ceux qui en ont besoin, je vous supplie très-humblement, en l'honneur de la sainte passion de Dieu, qu'il vous plaise me purger et nettoyer de mes maux et des péchés que ma conscience me reproche, par lesquels je suis vil et abominable plus que n'est un diable.»

Quand le pape l'ouit ainsi parler, il se douta que c'était Robert le Diable, et lui dit: «Beau fils, ne t'appelles-tu pas Robert, duquel j'ai tant ouï parler?

--Oui,» dit Robert.

Alors le pape dit: «Tu auras l'absolution; mais, je te conjure par le Dieu vivant, ne fais mal ni dommage à personne.»

Et le pape et ceux qui étaient là furent épouvantés de le voir. Robert s'agenouilla devant le pape, en grande humilité, contrition et repentir de ses péchés, et dit: «A Dieu ne plaise que je fasse mal à personne qui soit ici ni ailleurs, tant que je pourrai m'en empêcher!»

Le pape se retira à part, fit venir Robert devant lui, lequel se confessa humblement et lui déclara comment, avant sa naissance, sa mère s'était courroucée et l'avait donné au diable, disant que de cela il avait grande douleur et crainte.


XVIII

Comment le pape envoya Robert à trois lieues de Rome, vers
un saint ermite, pour avoir pénitence de ses péchés.


Quand le pape l'entendit ainsi parler, il s'en émerveilla et fit le signe de croix sur lui, puis il dit: «Il faut que tu t'en ailles à trois lieues d'ici; tu trouveras un prêtre qui est confesseur; tu te confesseras à lui de tous les péchés que tu as faits, et tu lui diras qu'il te donne pénitence, selon que tu as péché. Celui que je t'indique est le plus sage et le plus saint qui soit aujourd'hui sur terre. Je suis certain que par lui tu seras confessé et absous.»

Robert répondit au pape: «Je le ferai volontiers;» puis il prit congé de lui en disant: «Que Dieu veuille que je puisse faire le salut de mon âme!» Ce jour se passa et Robert demeura à Rome, parce qu'il était nuit.

Le lendemain, au matin, il se leva et se mit en route pour aller vers l'ermite auquel le pape l'envoyait pour se confesser.

Alors l'ermite lui dit: «Soyez le bienvenu.» Et quand ils eurent passé un peu de temps ensemble, Robert commença à lui raconter sa vie et lui déclara ses péchés. Premièrement il lui conta comment, par courroux, sa mère l'avait donné au diable, ce dont il avait grande peur, et comment, lorsqu'il était devenu un peu grand, il battait les enfants; comment il cassait la tête à l'un, les bras ou les jambes à l'autre; comment il avait tué son maître d'école, parce qu'il le voulait corriger et châtier; comment, grâce à sa malice, il ne s'était plus trouvé depuis de maître si hardi qui l'osât prendre à son école, ce qui chargeait fort sa conscience, parce qu'il avait ainsi mal employé son temps sans rien apprendre; et comment, après que son père l'avait fait chevalier, il avait tué tant de vaillants chevaliers en la joute par sa grande cruauté; après cela, comment il s'en était allé par le pays, détruisant les églises, enlevant les femmes mariées et les jeunes filles; comment il avait tué sept ermites; et, pour abréger, il conta toute sa vie à l'ermite, depuis le jour où il prit naissance jusqu'à l'heure de sa confession. L'ermite en fut saisi; néanmoins il était joyeux de la grande contrition que Robert sentait en lui à cause de ses péchés. Et quand ils eurent longtemps parlé ensemble, l'ermite dit à Robert: «Mon fils, demeurez aujourd'hui ici avec moi, et demain matin, au plaisir de Dieu, je vous conseillerai ce que vous avez à faire.»

Robert, qui avait été le plus terrible homme qui fut jamais, plus fier et plus orgueilleux qu'un lion, était alors bien doux et bien débonnaire; il avait aussi bonne contenance que jamais eut prince de la terre. Il était si las et si abattu de la peine et de la fatigue qu'il avait endurées qu'il ne pouvait ni boire ni manger. Il se mit à genoux pour faire son oraison et commença à prier Dieu dévotement pour que, par sa grande miséricorde, il le voulût garder de l'ennemi de l'enfer et pour qu'il lui plût de lui donner la victoire sur le diable. Quand il fut nuit, l'ermite fit coucher Robert en une petite chapelle près de l'ermitage, et ne cessa toute la nuit de prier Dieu pour lui, à cause de sa grande repentance. Et l'ermite fut si long en son oraison qu'il s'endormit.


XIX

Comment l'ange de Dieu annonça à l'ermite la pénitence
qu'il devait donner à Robert le Diable.


Tout aussitôt qu'il fut endormi par la volonté de Dieu, il songea, et il crut entendre un ange qui était envoyé de Dieu et lui disait: «Homme, Dieu te demande par moi si Robert veut avoir et obtenir pardon de ses péchés. S'il le veut, il faut qu'il contrefasse le fou et le muet et qu'il ne mange que ce qu'il pourra ôter aux chiens; il faut qu'il reste en cet état, sans parler ni manger, tant qu'il plaira à Dieu de l'y maintenir, et jusqu'à ce qu'il ait fait pénitence de ses péchés.»

Alors l'ermite s'éveilla tout effrayé et pensa longuement sur son songe. Quand il eut beaucoup pensé, il commença à louer et à remercier Dieu de ce qu'il avait pris pitié de son pécheur, puis il se mit en oraison en attendant le jour. Et quand le jour fut venu, il fut ému d'ardent amour envers Robert, l'appela et lui dit: «Mon ami, venez vers moi.» Et incontinent Robert s'approcha du saint ermite en grande contrition et avec repentir de tous ses péchés; il les confessa encore et l'ermite lui dit: «Mon fils, j'ai pensé à la pénitence qu'il vous convient de faire et d'accomplir, afin que vous puissiez obtenir grâce et pardon de tous les péchés que vous avez faits. Vous contreferez le fou et ne mangerez rien, sinon ce que vous pourrez ôter aux chiens quand on leur aura donné à manger. Et vous vous garderez de parler et resterez muet. Ainsi a été ordonnée à moi par Dieu votre pénitence. Vous ne ferez nul mal à personne qui soit au monde; et vous resterez en cet état jusqu'à ce qu'il plaise à Dieu de vous faire savoir que vous avez fait assez pénitence. Et je vous recommande et vous enjoins de faire et d'accomplir expressément ces choses; car, quand vous aurez fait votre pénitence, il vous sera mandé de par Dieu que vous cessiez.»

Quand Robert eut entendu ces mots, il fut fort joyeux et remercia Dieu de ce qu'il était quitte et absous pour si peu. Alors il prit congé de l'ermite et s'en alla en grande humilité et dévotion, commençant son âpre punition. Il lui semblait qu'elle était trop petite et de peu d'importance, vu les grands péchés qu'il avait commis du temps de sa jeunesse. Dieu montra alors un beau miracle et sa grande bonté, quand, par sa grande miséricorde, un homme plus orgueilleux qu'un paon, plus félon qu'un tigre, plus rempli de tous maux et péchés que nul homme ne fut jamais, devint innocent, humble, gracieux, doux et bénin comme un agneau. Tout s'était changé de mal en bien.


XX

Comment Robert prit congé de l'ermite et s'en retourna
à Rome faire sa pénitence.


Robert quitta donc l'ermite. Il arriva à Rome, et, étant arrivé, il se prit à cheminer par la ville, contrefaisant le fou; mais il ne chemina guère sans attirer à lui plusieurs petits enfants qui croyaient qu'il était fou, et tous ensemble allaient courant après lui avec des cris moqueurs et lui jetant de vieux souliers. Les gens de Rome qui le voyaient le raillaient et criaient comme les enfants.

Quand il eut un peu demeuré dans la cité de Rome, il arriva un jour qu'il se trouva près de la maison de l'empereur. La porte s'étant ouverte, il entra et se promena par la salle; tantôt il allait fort, tantôt il allait doucement; puis il courait et ensuite s'arrêtait tout coi: car il ne demeurait guère en un lieu. L'empereur, qui était là, y prit garde, et dit à un de ses écuyers, en parlant de Robert: «Voyez le plus bel écuyer que j'aie jamais vu; car il a beau corps et de bonne forme; faites-lui donner à manger; appelez-le et faites-le bien servir.»

L'empereur l'appela; mais Robert ne répondit mot: on le fit asseoir à la table; il ne voulut ni boire ni manger, quoiqu'on lui présentât de grands plats. Tous ceux qui étaient présents s'émerveillaient de ce qu'il faisait si mauvaise chère et ne voulait rien manger à si bonne table. L'empereur avisa un chien qui était sous la table et lui jeta un os, que celui-ci se prit à ronger aussitôt. Quand Robert vit le chien tenir l'os, incontinent il sortit de la place à laquelle il était assis, et, courant après lui, fit tant qu'il le lui ôta. Le chien voulut se revancher. Là vous eussiez eu beaucoup de plaisir; car Robert et le chien tiraient chacun par un côté, et Robert était couché par terre, mangeant à un bout, et le chien à l'autre.

Il ne faut pas demander si l'empereur et tous ceux qui étaient là présents étaient aises de voir la conduite de Robert envers le chien. Toutefois Robert fit tant qu'il lui ôta l'os et commença à manger, car il avait grand'faim, étant à jeun depuis longtemps. L'empereur, qui regardait toutes ces choses, jeta à un autre chien un pain entier; mais aussitôt Robert le lui ôta, le rompit, en donna au chien, comme cela était juste, et mangea. L'empereur commença à rire quand il vit cela, puis il dit à ses gens: «Nous avons ici le fou le plus singulier et le plus vaillant que j'aie vu de ma vie. Je crois qu'il ne prend ni ne mange rien que par le moyen des chiens.»

Et afin que Robert pût manger son soûl, tous ceux de la maison de l'empereur donnaient à manger en grande abondance aux chiens. Quand Robert eut bien mangé, il commença à se promener par la salle, tenant son bâton en sa main, et frappant contre les bancs et les murailles comme s'il eût été fou. Et en se promenant par la salle, il trouva une porte qui donnait sur un beau verger, où il y avait une fontaine. Robert, qui avait très-grande soif, y but tant qu'il fut rassasié.

Quand la nuit s'approcha, Robert se tint auprès d'un chien, et il le suivait, quelque part qu'il allât. Le chien, qui avait coutume de coucher sous un degré, y retourna coucher. Robert, qui ne savait où il devait reposer, s'en fut coucher auprès du chien pour dormir cette nuit. L'empereur, qui regardait tout, eut pitié de Robert et commanda de lui apporter un lit et qu'il fût couché bien droit. Alors deux serviteurs apportèrent un lit; mais Robert ne voulut pas que le lit demeurât; il fit signe qu'on le remportât, aimant mieux coucher sur la terre que sur le lit qui était mou. Et il fit signe à ceux qui étaient là de s'en retourner. L'empereur s'en étonna grandement, et derechef commanda qu'on apportât du foin à grande foison pour mettre sous Robert qui, étant las et rompu, se coucha pour dormir et se reposer.

Pensez et considérez quelle vertu de patience il y avait en Robert: car celui qui auparavant avait accoutumé de coucher en un lit mol, bien encourtiné de belles toiles fines, dans une chambre bien parée et tapissée, de boire d'excellents vins et des breuvages délicats, mangeant viande exquise, comme il appartenait à sa condition, était si changé de manières qu'il lui fallait boire et manger, se coucher et se lever avec les chiens. Chacun avait l'habitude de l'appeler Monseigneur et de lui faire honneur comme à l'homme le plus craint qui fût sur la terre. Maintenant chacun l'appelle fou et se moque de lui et le méprise. Hélas! quelle douleur pouvait avoir Robert quand il était contraint de souffrir et d'endurer de telles choses. Mais un homme patient peut supporter tout sans injure ni honte: car qui est rempli de vertu ne peut être déçu. C'est un mérite à l'homme de prendre en patience les injustices et les outrages dont on l'accable à tort en ce monde; car en l'autre il obtient la grâce et l'amour de Dieu, et bien souvent par là croissent en lui vertus, honneurs et richesses.

Robert vécut longtemps en cet état; et le chien, qui connaissait que pour l'amour de Robert on lui donnait à manger plus que de coutume, se prit à l'aimer très-fort, et à toute heure du jour lui faisait fête et caresse.


XXI

Comment le sénéchal de l'empereur assembla grand nombre de
Sarrasins pour faire la guerre à l'empereur, parce qu'il ne
voulait pas lui donner sa fille en mariage.


Le temps de la pénitence de Robert dura sept années environ, durant lesquelles il contrefit le fou et le muet en la maison de l'empereur. Celui-ci avait une fille qui était muette et jamais n'avait parlé. Nonobstant cela, le sénéchal de l'empereur, qui était un puissant seigneur, l'avait fait demander et la voulait avoir pour femme. Mais l'empereur, sentant que c'eût été ternir l'honneur de sa race, n'y voulut point consentir. Le sénéchal en fut mécontent contre l'empereur et en eut grand chagrin, songeant en lui-même qu'il lui ferait la guerre. Il commença donc à assembler une grande armée pour faire la guerre à l'empereur; car il lui semblait bien que par la force il aurait bientôt conquis tout l'empire; il fit grand amas de Sarrasins, et, avec toute sa compagnie, il vint auprès de la ville de Rome et voulut l'assiéger. L'empereur appela tous ses barons et toute sa chevalerie, et tint conseil avec eux, disant: «Seigneurs, avisons à ce que nous pouvons faire contre ces misérables Sarrasins qui nous viennent assiéger et faire outrage, ce dont j'ai grande douleur; car ils tiennent déjà tout le pays en leur sujétion, et nous tueront tous, si Dieu ne nous aide par sa grâce et sa miséricorde. Aussi je vous prie de trouver moyen de les détruire, afin qu'avec une puissante armée nous les allions assaillir, et que nous les empêchions de séjourner plus longuement.»

Alors les barons et les chevaliers, qui étaient tous de même opinion, dirent: «Sire, vous avez sagement parlé; nous sommes tous d'accord et prêts à défendre tous vos droits; et nous ferons tant qu'avec le plaisir de Dieu nous les ferons tous mourir de male mort 34; et ils maudiront l'heure où ils entrèrent en cette vie d'ici-bas.»

Note 34: (retour) De mauvaise mort, de mort cruelle.

L'empereur fut joyeux de la réponse des barons; et aussitôt il fit crier par la cité de Rome que tous les hommes qui pourraient porter les armes eussent à se tenir prêts, afin d'assaillir les musulmans et de les faire tous mourir. Incontinent chacun se rendit vers l'empereur pour l'accompagner. Ils allèrent ensemble, en belle ordonnance, assaillir les Sarrasins; l'empereur y était en personne. Mais, quoique la puissance des Romains fût grande, ils eussent été défaits si Dieu ne leur eût envoyé Robert pour les secourir.


XXII

Comment Dieu envoya par un ange un cheval et des armes
blanches à Robert pour aller secourir les Romains.


Quand le jour fut venu où l'empereur et les Romains devaient avoir maille à partir 35 avec les Sarrasins, gens du sénéchal, Robert était allé à la fontaine où il était accoutumé de boire. Il vint une voix du ciel qui parlait doucement, disant: «Robert, Dieu te mande que sur-le-champ tu t'armes de ces armes blanches, que tu montes sur ce cheval que je t'amène et que tu ailles secourir l'empereur.»

Note 35: (retour) Maille à partir, maille à partager. La maille était une pièce de monnaie de valeur extrêmement petite, de sorte qu'il était impossible de partager réellement cette valeur en deux et que cela devenait forcément une occasion de querelle.

Robert ne put songer à désobéir au commandement que l'ange lui fit; il s'arma aussitôt des armes blanches que l'ange avait apportées, puis monta sur son cheval. La fille de l'empereur était aux fenêtres, par lesquelles on pouvait voir dans le jardin où est la fontaine. Elle vit comment Robert s'était armé. Si elle eût pu parler, elle n'eût pas manqué de le révéler; mais elle était muette.

Robert, ainsi armé et monté, s'en fut vers l'armée de l'empereur, que les Sarrasins serraient de bien près; car, si Dieu et Robert n'y eussent travaillé, l'empereur aurait été défait et tous ses gens eussent été mis à mort. Mais, dès que Robert fut arrivé, il se mit en la plus grande mêlée des Sarrasins et commença à frapper à droite et à gauche sur les ennemis. Là vous l'eussiez vu trancher têtes, couper bras et faire tomber gens et chevaux par terre. Il ne frappa pas un coup qu'il ne mît à mort quelqu'un de ces Sarrasins. Ainsi Robert tellement travailla, que le champ de bataille demeura à l'empereur.


XXIII

Comment, après que Robert eut défait les Sarrasins,
il retourna à la fontaine.


Lorsque le champ et l'honneur de la bataille furent ainsi demeurés à l'empereur aidé de Robert, celui-ci retourna tout armé sur son cheval à la fontaine et se désarma; puis il mit ses armes sur le cheval, qui aussitôt s'évanouit. La fille de l'empereur, qui voyait cela, en était fort étonnée; elle l'eût volontiers dit; mais, vous le savez, elle ne pouvait prononcer mot, et jamais n'avait parlé.

Robert avait le visage tout égratigné des coups qu'il avait reçus en la bataille; mais il n'en avait pas rapporté d'autre mal.

L'empereur, tout joyeux, remercia Dieu de ce qu'il lui avait donné la victoire et retourna en son palais. Quand ce fut l'heure de souper, Robert se présenta à l'empereur, ainsi qu'il en avait l'habitude, contrefaisant le fou et le muet. L'empereur, qui regardait volontiers Robert, vit qu'il était blessé et crut que c'était là l'ouvrage de ses serviteurs. Aussi, dit-il en colère: «Il y a ici de mauvaises gens; car, tandis que nous étions à la guerre, on a battu ce pauvre homme, et c'est un grand péché, puisqu'il ne fait de mal à personne et ne dit du mal de personne, étant aussi débonnaire et d'aussi bon commerce que cela se peut.»

Un chevalier répondit: «Oui, seigneur, tandis que nous étions à la bataille, les gens qui sont restés ici lui ont fait ces blessures.» L'empereur défendit à tous ses gens de le toucher.

Après quoi il interrogea tous ses chevaliers pour savoir s'ils connaissaient celui par lequel ils avaient été secourus, et sans lequel ils étaient perdus. «Je ne sais, dirent-ils, qui il peut être, mais sans lui nous étions tous déshonorés. C'est le plus vaillant et hardi chevalier que jamais on ait vu. Quel qu'il soit, il y a en lui grande vaillance.»

En entendant ce langage, la fille de l'empereur s'approcha de son père et lui fit des signes pour expliquer que c'était par Robert qu'ils avaient eu la victoire. L'empereur n'entendait pas le langage de sa fille. Il fit venir sa maîtresse devant lui, pour savoir ce qu'elle voulait dire. La maîtresse entendit ce que la princesse disait et le fit comprendre à l'empereur en cette sorte: «Votre fille veut dire que ce fou a tant fait, que sans lui vous eussiez été vaincu et eussiez perdu la bataille; que c'est par lui que vous avez eu gain de cause contre vos ennemis, et qu'il a combattu de façon à gagner la victoire.»

L'empereur se prit à rire et se moqua de ce que la maîtresse disait; et de cela il se courrouça et lui dit: «Vous devriez bien lui enseigner à se bien conduire; vous me la gâtez, et il vous en cuira si vous n'y prenez garde. Ce serait grand abus de penser que ce fou, qui est un vrai innocent 36, se fût comporté ainsi en homme de coeur et de sens, vu qu'il n'a ni force ni pouvoir.»

Note 36: (retour) Une âme simple.

Quand la jeune fille eut ainsi entendu parler son père, elle se retira, quoiqu'elle sût bien comment la chose était arrivée. La maîtresse la suivit, à cause de la grande peur que les paroles de l'empereur lui causaient. Rien ne fut donc connu jusqu'à ce que le sénéchal, ayant rassemblé des forces plus considérables, vint derechef assiéger Rome. Et, de fait, il eût écrasé les Romains sans le chevalier qui les avait secourus autrefois, et qui vint encore les secourir par le commandement de l'ange. Il se comporta si vaillamment qu'il battit tous les Sarrasins. Il n'y avait homme si hardi qui osât l'attendre. Tous ses ennemis, il les menait devant lui comme un loup fait un troupeau de brebis. Tout le monde en était ébahi, car il frappait sur cette canaille comme le boucher sur la chair de boucherie, et nul n'échappait. Chacun des gens de l'empereur prenait garde à ce chevalier; mais, quand la bataille fut finie, nul ne put dire ce que ce chevalier devint, hormis la fille de l'empereur, qui vit Robert s'armer et se désarmer comme la première fois; mais elle garda le secret.


XXIV

Comment Robert gagna la troisième bataille, où tous
les Sarrasins furent tués.


Peu de temps après l'armée des Sarrasins revint, avec une plus grande puissance, devant la cité de Rome. Mal leur en prit, car ils y demeurèrent tous, grâce à Robert.

Avant que l'empereur allât les combattre, il manda ses chevaliers et leur ordonna, si le chevalier blanc revenait, de faire tout leur possible pour le prendre, afin qu'il sût de quelle nation il était. Les chevaliers répondirent qu'ils le feraient.

Quand la journée fut venue, grand nombre des meilleurs chevaliers de l'empereur s'en allèrent en un bois, en embuscade, pour essayer de prendre le chevalier blanc; mais ils perdirent leur peine, car ils ne purent savoir d'où il venait. Quand ils le virent batailler, ils sortirent tous du bois; là vous eussiez vu de grands coups se donner, harnais reluire, trompettes et clairons sonner pour épouvanter les Sarrasins, et lances se rompre, et gens et chevaux tomber; c'était plaisir à voir cette fête. Robert, qui était venu sur son cheval blanc et avec ses blanches armes, se mit au plus fort de la mêlée, et nul, si hardi qu'il fût, n'osait l'attendre, à cause des grands coups qu'il donnait, car il frappait d'estoc et de taille 37, et ne perdait pas un coup. A l'un il rompait la tête, à l'autre les reins: tous demeurèrent morts.

Note 37: (retour) De la pointe et du tranchant.

Les Romains se ralliaient autour de lui et prenaient courage. De la grande joie qu'ils avaient de voir Robert ainsi besogner contre cette canaille, la force leur croissait tellement, qu'avec son aide tous les Sarrasins furent occis: de quoi on eut grande joie en la cité de Rome.


XXV

Comment un des chevaliers de l'empereur mit un fer
de lance dans la cuisse de Robert.


Quand la journée fut passée et la bataille gagnée, chacun s'en retourna à son hôtel, et Robert voulut aller vers la fontaine du verger pour quitter ses armes, comme il avait déjà fait deux fois; mais les chevaliers qui s'étaient remis en embuscade dans le bois sortirent tous ensemble, disant: «Seigneur chevalier, parlez-nous, s'il vous plaît. Qui êtes-vous? et de quel pays, de quelle contrée?»

Quand Robert les ouit parler, il fut tout ébahi, et se mit à piquer son cheval, à courir et à fuir, afin de n'être pas connu; et il fit tant qu'il échappa à ces chevaliers, et que nul ne put savoir ce qu'il devint, hors un, lequel le suivit de fort près, tenant une grande lance en main, de laquelle il le frappa à la cuisse; et le fer y resta. Toutefois Robert disparut, et, arrivé à la fontaine, quitta ses armes et les mit sur son cheval. Tout disparut, et il ne sut ce qu'était devenu le cheval avec les armes; mais il demeura blessé de la lance, dont il sentait grande douleur. Il tira lui-même le fer de la cuisse et le cacha entre deux pierres de la fontaine. Il ne savait où aller pour panser sa plaie, de peur d'être reconnu; il la pansa lui-même, prenant de l'herbe et la plaçant dessus, après quoi il ramassa de la mousse et en fit un bandage, afin que l'air n'entrât point dans la plaie. La fille de l'empereur, qui était à la fenêtre, voyant tout cela, n'eut garde de n'y pas faire attention, et elle commença aussi à aimer Robert.

Cependant personne ne savait qui était le chevalier aux armes blanches.

Quand Robert eut pansé sa plaie, il vint à la cour pour avoir à souper; mais il clochait fort pour le coup qu'il avait reçu, et cela paraissait, quelque soin qu'il eût de clocher le moins possible. Bientôt après arriva le chevalier qui avait blessé Robert, lequel raconta à l'empereur comment le chevalier lui avait échappé et comment il l'avait blessé. Il dit: «Je crois que ce n'est qu'un esprit et qu'il n'a pas de corps, car il n'a dit mot et ne m'a pas voulu répondre. En tout cas, je prie Dieu qu'il se rétablisse, car il était fort blessé. Mais, sire, voici ce que vous ferez si vous me voulez croire, et si vous voulez savoir qui est le chevalier aux armes blanches: c'est que vous fassiez crier par toutes les villes, cités et châteaux, que, s'il y a un chevalier qui ait armes blanches et cheval blanc, ce chevalier doit venir vers vous et apporter le fer de la lance dont il a été blessé à la cuisse et montrer sa plaie. Promettez-lui votre fille pour femme, et, après vous, la moitié de votre empire.»

Quand l'empereur entendit ainsi parler le chevalier, il fut joyeux et dit qu'il avait sagement parlé; et aussitôt il fit publier par tout son empire ce que ce chevalier avait conseillé.


XXVI

Comment le sénéchal se mit un fer dans la cuisse pour avoir
la fille de l'empereur.


Les criées faites et publiées vinrent à la connaissance du traître sénéchal, qui aimait tant la fille de l'empereur, et qui ne pouvait l'avoir, à cause de sa trop grande outrecuidance. Après qu'il eut ainsi entendu les criées, il s'avisa d'une fort grande malice qui lui tourna depuis à déshonneur. Il fit chercher un cheval blanc, une lance et des armes blanches, et se mit un fer de lance dans la cuisse avec grande douleur et angoisse. Mais pour parvenir à être empereur il endura patiemment ce mal, et aussi pour avoir celle qu'il aimait. Hélas, c'est mal fait à ceux qui veulent maintenir pendant toute leur vie leurs folles amours! car, à la fin, douleur et honte en viennent.

Après cela, le sénéchal fit armer tous ses gens pour l'accompagner, et il arriva à Rome en grand triomphe. Il était bel homme, grand et puissant; mais il était si fier et si orgueilleux, qu'il n'avait pas son pareil au monde.

Aussitôt entré dans Rome, il se montra à l'empereur, en lui disant: «Je suis celui qui vous a si vaillamment trois fois secouru et qui a fait mourir tant de gens pour l'amour de vous.»

L'empereur, qui ne pensait pas à la trahison, répondit: «Vous êtes un bon et hardi chevalier; mais j'eusse bien parié le contraire, car on vous tient pour un couard.»

Le sénéchal dit avec colère: «Sire, ne vous en étonnez pas, car je n'ai pas le coeur si lâche qu'on croit.»

Et, disant ces mots, il tenait un fer de lance qu'il montra à l'empereur, puis il découvrit sa plaie à la cuisse. Le chevalier qui avait blessé Robert était là présent; quand il vit le fer du sénéchal, il se mit à sourire, car il voyait bien que ce n'était pas le fer de sa lance. Toutefois, de peur d'engager une querelle, il ne dit mot.


XXVII

Comment la fille de l'empereur commença à parler.


Et quand l'empereur et ses nobles barons qui étaient assemblés furent à l'église, où le sénéchal devait épouser la fille de l'empereur qui n'avait jamais parlé, Dieu fit un beau miracle pour soutenir le sage Robert, duquel on ne tenait compte. Alors que le prêtre voulait commencer le service pour marier la jeune fille au sénéchal, celle-ci, par la grâce de Dieu, parla tout à coup et dit à son père: «Vous êtes bien simple de croire cet orgueilleux, car tout ce qu'il dit n'est que mensonge. Il y a ici un homme saint et digne; c'est pour que je rende hommage à son mérite que Dieu m'a rendu la parole; je lui en aurai reconnaissance. Aussi bien, il y a longtemps que je connais les grandes qualités qui sont en lui; et toutefois jamais on n'en a voulu croire les signes que j'ai faits.»

Quand l'empereur ouït ainsi parler sa fille, qui n'avait jamais parlé, il fut ravi et reconnut bien vite la trahison du sénéchal, qui s'enfuit tout honteux.

Le pape, qui était là, demanda à la fille de l'empereur qui était celui duquel elle parlait. Alors elle mena le pape et l'empereur son père à la fontaine; elle chercha et trouva les deux pierres sous lesquelles Robert avait caché le fer de la lance. Puis elle dit au pape: «Encore il y a autre chose; par trois fois, ici, a été armé celui qui trois fois nous a secourus et délivrés de nos ennemis; j'ai vu trois fois son cheval et ses armes; trois fois je l'ai vu s'armer et se désarmer; mais je ne saurais dire où le chevalier allait, ni d'où il venait, ni qui lui donnait un harnais et des armes. Tout ce que je dis là est la vérité pure, et c'était cela que j'indiquais par mes signes.»

Puis se retournant vers l'empereur: «C'est lui qui a bien gardé et vaillamment défendu votre honneur: il est donc juste que vous le récompensiez, et, s'il vous plaît, nous irons lui parler.»

Alors le pape, l'empereur et sa fille avec les barons allèrent vers Robert, qu'ils trouvèrent couché au lit des chiens. Tous ensemble le saluèrent. Robert ne répondit rien.


XXVIII

Comment l'ermite trouva Robert, auquel il commanda
de parler et dit que sa pénitence était accomplie.


L'empereur lui dit: «Viens: mon ami, montre-moi ta cuisse; je veux la voir.»

Robert comprit, mais il faisait semblant de n'entendre point; il prit une paille et commença à la rompre entre ses mains, comme par moquerie, en pleurant. Et il fit maintes folies pour faire rire le pape et l'empereur, et aussi maints ébattements pour les faire parler et leur faire dire quelque chose nouvelle. L'empereur insistant lui dit: «Je te commande, je te conjure, si tu as puissance de parler, de nous répondre.»

Mais Robert se leva en contrefaisant le fou, et, en faisant cela, il regarda derrière lui à cause d'un bruit qu'il entendait. C'était l'ermite auquel il s'était confessé. L'ermite lui dit: «Mon ami, entendez-moi; je sais bien que vous êtes Robert, lequel se nommait le Diable; vous êtes maintenant agréable à Dieu. C'est par vous que cette contrée a été délivrée des Sarrasins; aussi, de la part de Dieu, je vous ordonne de parler et de ne plus faire le fou; c'est ainsi le plaisir de Dieu. Il vous a pardonné et remis tous vos péchés après pénitence suffisante.»

Aussitôt Robert se mit humblement à genoux et leva les mains au ciel, en disant: «Souverain roi des cieux, puisqu'il vous a plu de me pardonner mes offenses, soyez loué, honoré et béni.»

Quand la fille de l'empereur et tous ceux qui étaient là présents entendirent le beau langage de Robert, ils furent tous émerveillés. Il leur sembla si beau, si doux et si gracieux d'esprit et de corps, que c'était chose merveilleuse. L'empereur, sur-le-champ, voulut lui donner sa fille; mais l'ermite n'y voulut pas consentir, et force fut que chacun se retirât chez soi.


XXIX

Comment Robert revint à Rome pour épouser
la fille de l'empereur.


Après que Robert eut obtenu le pardon de ses péchés et qu'il s'en fut allé hors de Rome, Dieu lui fit annoncer par trois fois par son ange qu'il eût à y rentrer, afin d'épouser la fille de l'empereur.

Robert obéit, rentra dans Rome et épousa la fille de l'empereur en grand triomphe. Il y eut honorable et belle assemblée; tous témoignaient une grande joie à la fête; nul ne pouvait se rassasier de regarder Robert; ils disaient: «Par lui nous sommes hors des mains de nos ennemis.» La fête dura quinze grands jours; après qu'elle fut passée, Robert voulut retourner en Normandie pour visiter son père et sa mère; il demanda congé à l'empereur, lequel lui donna des gens pour l'accompagner et de beaux et riches dons en or, argent et pierres précieuses.

Robert et sa femme arrivèrent à Rouen, où ils furent reçus avec une joie bien vive: car les Normands étaient en grand découragement de ce que le duc, père de Robert, était mort, et de ce qu'ils étaient ainsi restés sans seigneur. Robert conta à sa mère toutes ses aventures, et la duchesse pleurait des peines et des tourments que son enfant avait soufferts.


XXX

Comment un messager arriva devant le duc Robert et lui dit
que l'empereur lui mandait de venir le secourir contre le
sénéchal.


Cependant il arriva un messager que l'empereur envoyait à Robert. Le messager vint saluer le duc et lui dit: «Seigneur, l'empereur m'a envoyé, et vous prie de le venir secourir contre le sénéchal, qui s'est révolté.»

Robert fut affligé de cette nouvelle. Il assembla les plus vaillants chevaliers de Normandie et se mit en chemin. Lorsqu'il arriva, le sénéchal tenait déjà le trône en sa puissance. «Traître, dit Robert, tu n'échapperas pas. Défends ta vie, puisque tu as mis à mort l'empereur ton maître.» Et, disant ces mots, il serra les dents et vint courant contre le sénéchal. Il lui donna un si grand coup sur son casque qu'il le rompit et lui fendit la tête jusqu'aux mâchoires. Le traître sénéchal tomba mort sur la place. Robert le fit jeter à la rivière.


XXXI

Comment, après que le duc Robert eut mis à mort
le sénéchal, il s'en retourna en Normandie.


Quand Robert eut fait jeter à l'eau le sénéchal et mis en paix les Romains, il s'en retourna à Rouen avec sa compagnie; il y trouva sa mère et sa femme, qui éprouva une grande douleur quand elle sut que l'empereur était mort ainsi par le fait du traître sénéchal. La duchesse, mère de Robert, la consolait et cherchait à lui donner toutes les distractions qu'elle pouvait imaginer.

Pour mettre fin à cette histoire, nous laisserons le deuil de la jeune duchesse et parlerons encore un peu de Robert, lequel, en sa jeunesse, fut si pervers, si mauvais et si enclin à tous les vices, que c'était un prodige de malice. Depuis il fut comme un homme sauvage, sans parler, comme une bête; ensuite, reprenant son rang et comblé d'honneurs, il vécut longuement et saintement avec sa femme et en bonne renommée. Il eut d'elle un beau fils nommé Richard 38, qui fit avec l'empereur Charlemagne plusieurs grandes prouesses, et aida à accroître et exalter la foi chrétienne.

Note 38: (retour) Richard est le héros du conte qui a pour titre: Richard sans Peur.

Cette histoire apprend qu'il ne faut

Désespérer jamais de faire pénitence;

Il n'est défaut,

Il n'est offense,

Il n'est crime cruel qu'on ne puisse oublier:

Le tout est de s'humilier.




JEAN DE PARIS.


La première édition du joli roman de Jehan de Paris paraît être celle qui fut publiée par Chaussard, in-4° Gothique, en 1554.

Il y avait sept ans que le roi François Ier était mort, et l'histoire romanesque de Jean de Paris, roi de France «lequel fict de grandes prouesses,» n'était rien autre chose qu'une allusion enjouée, piquante et assez fière, aux luttes incessantes que le vainqueur de Marignan, le vaincu de Pavie, avait eu à soutenir contre les divers princes de l'Europe et particulièrement contre le roi d'Angleterre Henri VIII et contre Charles Quint, empereur d'Allemagne et roi d'Espagne, comte de Flandre, duc de Milan, souverain de Naples et des Indes.

On aurait tort de croire que la suprématie des monarques français sur les autres rois d'Europe date seulement de Louis XIV. Dès Philippe Auguste, dès saint Louis, et même auparavant, les chefs de la nation française étaient ceux sur lesquels l'Europe attachait le plus respectueusement ses regards, et les empereurs d'Allemagne, les princes de Castille ou les souverains de l'Angleterre étaient loin, même aux plus mauvais temps de l'histoire de France, d'exercer sur l'imagination des peuples une influence semblable à celle de nos rois. Particulièrement au seizième siècle, et en dépit des grands progrès accomplis par la monarchie espagnole, on regardait le roi de France comme le roi par excellence. C'était Charles VII, qui avait reconquis son royaume aidé d'un ange; c'était Louis XI, qui avait si opiniâtrement défendu son autorité royale et qui avait vu périr Charles le Téméraire; c'était encore Charles VIII, le conquérant de Naples; c'était surtout le roi chevaleresque, le roi des fêtes, l'ami des draps riches, des pierreries, des ciselures, des tableaux, des statues, des châteaux élégants et des grands parcs, le pompeux François Ier, ce magnifique et voluptueux seigneur, dont les gens d'alors ne voyaient que les qualités, et auquel ils pardonnaient ses défauts en pitié de ses infortunes.

Il n'y a pas dans toute la Bibliothèque bleue une oeuvre plus française. Le sentiment national y éclate à chaque page. Voilà le héros qui, en luttant corps à corps, renversa sur le sol le gros Henri VIII, dans les jours de fête du Camp du drap d'or; voilà celui qui fit plus d'une fois peur à Charles-Quint et qui, en dépit de ses défaites, ne cessa de lui résister.

On ignore le nom de l'écrivain qui a rédigé cette gracieuse et spirituelle légende. Ce Jean de Paris est un personnage bien aimable, en qui se confondent Philippe le Hardi, Jean, le père de Charles V, et François Ier. C'est le portrait du roi de France tel que la France aimait que fût son roi. Nous n'avons pas eu beaucoup de retouches à y faire.




JEAN DE PARIS.


I

Comment le roi d'Espagne se vint jeter aux pieds du roi
de France pour lui demander secours.


Il y eut jadis un roi de France sage et vaillant qui avait un fils âgé de trois ans, nommé Jean; ce roi était à Paris avec sa noblesse, car en ce temps-là on ne parlait point de guerre en France. Un jour qu'il se trouvait dans son palais, le roi d'Espagne vint se prosterner à ses pieds en versant des pleurs et poussant des gémissements. Ce que voyant, le roi de France lui dit: «Beau frère et ami, modérez votre douleur jusqu'à ce que nous en sachions la cause; car nous vous aiderons, si nous la connaissons, de tout notre pouvoir.

--Sire, dit le roi d'Espagne, je vous remercie humblement de l'offre qu'il vous plaît de me faire, parce que, vous et vos prédécesseurs, vous êtes les défenseurs de toute royauté, de toute noblesse et de toute justice. Je suis venu à vous pour vous dire mon infortune. Sachez, sire, qu'à tort et sans raison, à cause d'un nouveau tribut que j'avais mis en mon royaume pour éviter la dangereuse entreprise que le roi de Grenade, infidèle à notre sainte loi, avait faite contre mon trône, on a excité le peuple contre moi, si bien qu'ils m'ont voulu faire mourir, et il m'a fallu m'en tirer du mieux que j'ai pu. Ils tiennent la reine ma femme, et une petite fille de trois ans, assiégées dans une de nos villes nommée Ségovie 39; et ils ont décidé de les faire mourir pour avoir mon royaume.»

Note 39: (retour) Ville de la Vieille-Castille où il y avait de nombreuses fabriques de drap, célèbres au moyen âge, et qui était presque toujours le centre des mouvements populaires.

En disant cela, il se pâmait aux pieds du roi de France, lequel le fit bientôt relever et lui parla en cette manière: «Frère, ne veuillez pas affliger votre coeur, mais prenez courage comme il convient; car je vous promets que demain matin j'enverrai des lettres aux barons et au peuple de votre royaume; et, s'ils ne veulent m'obéir, j'irai moi-même et je les mettrai à la raison.»

Quand le roi d'Espagne entendit cette promesse, il fut bien joyeux, et il dit au roi qu'il le remerciait d'un secours si généreusement offert. Et de cette offre, j'en réponds, furent bien joyeux aussi les barons de France; car ils avaient beau désir de se distinguer par des faits d'armes, vu qu'il y avait longtemps qu'on n'avait vu de guerre en France. Tout ce jour, le roi d'Espagne fut bien fêté; il ne fut parlé que de faire bonne chère, et les barons et gentilshommes français se mirent à faire des joutes pour réjouir l'hôte de leur roi.

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