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Légendes pour les enfants

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VIII

Le Juif errant au milieu des bêtes féroces.


Presque chaque jour lui avait révélé une torture plus cruelle que toutes les tortures dont il avait déjà été victime. Lorsqu'il se vit encore une fois au milieu des plaines de sable et livré comme un jouet aux vents furieux qui bouleversent à chaque instant le sol mouvant de ces solitudes, son désespoir fut si grand qu'il insulta Dieu et le défia de le faire mourir. A peine avait-il prononcé le défi criminel, qu'une pierre tomba du ciel sur sa tête et lui déchira la joue. Il comprit que Dieu le punissait de ses impuissantes colères. Un peu plus loin, il aperçut sur le bord de la mer, le long d'une petite rivière, d'énormes crocodiles qui avaient tous la gueule ouverte et qui aspiraient doucement la fraîcheur de la brise. Après avoir frémi d'un frisson qu'il ne put vaincre sur-le-champ, il s'approcha de ces monstres, bien résolu à les irriter jusqu'à ce qu'ils l'eussent mis en pièces. Il lança un caillou sur le crâne du premier qu'il rencontra; le crocodile roula sa prunelle sanglante sous sa paupière et ne bougea pas. Laquedem marcha vers un second crocodile, et lui prit avec la main un de ses terribles crochets; la bête fit un mouvement qui le blessa au bras et ne ferma pas la gueule. Furieux, il se précipita sur le troisième et s'assit dans sa gueule même; le crocodile se recula en renversant ses mâchoires et le laissa sur le sol. Il se releva et courut au travers des autres crocodiles, sans faire la moindre attention à la manière dont il les heurtait; ils se retirèrent tous et peu à peu se cachèrent dans les roseaux et les grands feuillages qui bordaient la rivière. Plus loin, deux lions buvaient. Il s'avança vers eux et, comme il l'avait fait en s'approchant des crocodiles, il leur lança un caillou. Un éclair de joie traversa son coeur. Les lions l'avaient aperçu, ils bondirent; il sentit l'haleine chaude de l'un d'eux; la crinière du lion fouetta son visage, son flanc froissa ses épaules; mais il n'éprouva aucune douleur et il n'eut pas le bonheur de se voir englouti, brisé, dévoré. Un mouvement étrange avait dérangé les lions dans leur élan; ils se retirèrent, en rugissant, dans le silence et dans l'ombre.


IX

Le Juif errant se précipite du haut d'un rocher.


Voyant avec épouvante que les bêtes féroces le respectaient et qu'elles-mêmes reconnaissaient en lui la proie marquée du Dieu vengeur, il ne compta plus que sur lui-même pour en finir avec les horreurs de sa vie. Il chercha de l'oeil, au travers de la nuit qui était venue et se faisait noire, une pointe escarpée, surplombant du haut du rivage sur les eaux profondes. Il en découvrit une et la gravit. Une fois qu'il se trouva à l'extrémité de ce promontoire élevé, il quitta tous ses vêtements, et, la tête la première, se lança dans le gouffre. Il y avait près de cinq cents pieds de distance entre le point d'où il s'était précipité et celui où il atteignit la mer: il franchit cet espace avec la rapidité d'une flèche, sans perdre aucunement connaissance, la tête libre, et n'éprouvant rien autre chose qu'une sensation de fraîcheur extraordinaire. Les flots s'entr'ouvrirent avec fracas; l'onde rejaillit en gerbes, et il descendit jusqu'au fond de l'abîme, plus lentement et avec une fraîcheur moins grande. Il ne faisait aucun mouvement, aucun geste pour se sauver; les lames le prirent sept ou huit fois et le jetèrent contre des écueils et sur le pied de la falaise; elles le reprirent, l'éloignèrent, le balancèrent encore; il avait à la fin perdu tout empire sur sa raison, et voyant, lorsque par hasard il arrivait à fleur d'eau, qu'une tempête s'était déchaînée, que les vagues déferlaient en hurlant sous un ciel sillonné de coups de foudre, il se crut une fois encore arrivé à l'heure de la délivrance; mais il ne se reposait pas, et la volonté de Dieu était accomplie. Vingt fois, cent fois, mille fois saisi et rejeté par les vagues, mille fois brisé contre les roches, il alla enfin tomber sur le sable d'un rivage uni, et il ne fut pas plutôt étendu sur cette plage que, redressé subitement, il se mit en route et remonta sur la falaise. Le pouvoir qui pesait sur sa volonté lui fit reprendre ses vêtements; après quoi, ruisselant de sang et d'écume, il marcha encore, il marcha toujours.


X

Nouvelle tentative.


Il marcha cent jours le long de ces mers sauvages devant lesquelles ne se creuse aucun port et ne flotte le feuillage d'aucun arbre, réduit pour apaiser sa faim à se nourrir de racines amères trouvées çà et là dans les lieux propices, quelquefois même à gratter la mousse des rochers, et bien heureux lorsqu'il découvrait un maigre coquillage; pour boisson il n'avait que l'eau des pluies, recueillie sur un morceau d'étoffe qui lui servait de ceinture et qu'il tordait au-dessus de sa bouche. Arrivé dans l'une des régions les plus tristes de cette triste Libye, à quelques lieues de Dernis, il voulut faire une nouvelle tentative pour s'engloutir au sein des flots et, au lieu de s'y précipiter, il y entra comme pour y prendre un bain, et s'avança aussi loin qu'il put, pendant deux ou trois lieues peut-être. Ses forces avaient disparu depuis longtemps qu'il nageait encore; enfin, il allait ou disparaître ou, épuisé, se reposer sur la vague, s'il ne devait pas périr; mais Dieu voulut qu'il reçût là une punition d'un nouveau genre: il permit au flot de s'ouvrir, Laquedem descendit sous les eaux, il eut l'espoir de s'y noyer, il ouvrit la bouche et attendit; bientôt une douleur insurmontable lui fit oublier tout autre soin que le soin de sa vie, et il ressaisit le peu de forces qu'il possédait encore pour échapper à la mort. Fuyant le gouffre avec un effroi qui ressemblait à de la folie, il retrouva de la vigueur dans ses membres épuisés et il regagna le rivage avec plus de joie qu'il ne l'avait quitté.


XI

Le Juif errant veut se faire mourir de faim.


Il ne lui restait plus, après l'expérience de sa propre lâcheté, qu'un dernier effort à faire; il le fit en restant trois grandes journées sans prendre aucune nourriture. Appellerai-je des forces les secrètes vigueurs qui le mettaient en état d'obéir à l'ordre du Christ? Toujours est-il que le peu de forces que n'avaient pas détruites tant de luttes semblait s'affaisser. Il allait toujours en avant malgré cela, et, chose merveilleuse, jamais il n'avait marché d'un pas plus rapide; il évita Cyrène et les villes de son empire, et, dans ces trois journées de jeûne, il fit peut-être deux cents lieues de route. Dans les derniers moments, il ne marchait plus, il volait au milieu des solitudes. Ainsi l'affaiblissement même, la disparition de ses forces ne le jetaient pas à terre, selon son espérance, et les douleurs de la faim étaient d'inutiles douleurs. Il fut encore vaincu, et vaincu d'autant plus outrageusement pour son orgueil, que ce fut lui qui chercha enfin la nourriture. Nulle herbe, nulle mousse; Dieu lui cachait tout pour le punir. Au bout de quelque temps, il découvrit enfin une espèce de village qui avoisinait Leptis. Il y avait bien longtemps qu'il n'avait rencontré de figure humaine, et il ne savait trop comment s'adresser aux premières personnes qui se trouvaient sur son passage. Machinalement il fouilla dans sa poche au moment de demander du pain; il en tira une monnaie de la Cyrénaïque qui lui procura ce dont il avait besoin.


XII

Le Juif errant marche toujours.


Et depuis ce temps il marche, accompagné du désespoir et du repentir.

C'est la nuit surtout que de grandes et effroyables images se lèvent devant lui. Dans les plaines désertes des continents inconnus, lorsque la lune fait glisser sur les nuages les rayons de sa douce lumière, cette lumière, si douce ici-bas sous les bosquets fleuris de mai dessine dans l'espace des tableaux pleins de terreur. C'est le Christ traînant sa croix et suivi de ses bourreaux qui maudit Laquedem; c'est l'enfer et ses flammes au milieu desquelles sont englouties les générations des pécheurs; enfin, c'est la scène du dernier jugement, resplendissant de nuage en nuage; et au-dessus de ces peintures miraculeuses plane la croix éclatante.

D'autres fois le vent mugit, les forêts se courbent. Laquedem traverse alors les végétations épaisses de l'Inde et de l'Amérique. Il voit, dans ces nuits obscures, les arbres se diviser, s'animer, se grouper; c'est encore la même scène, le Christ qui plie sous la croix et veut se reposer. Les sapins du Nord se tordent et prennent des figures de damnés; les lianes du Brésil, les feuillages gigantesques des îles Australiennes sont les couleurs qui servent à ces mobiles peintures.

C'est aussi sur les crêtes des montagnes, c'est sur les crêtes des vagues que les profils terribles de ces drames silencieux se marquent, s'effacent et reparaissent. Il marche entre ces images, il entend sans cesse la voix vengeresse; il marche, il marche encore.

Pas de crime plus grand qu'un manque de pitié.

Ne repoussez jamais l'affligé qui vous prie.

La voix de la nature à toute heure vous crie:

«Miséricorde, amour, assistance, amitié!»

Et aussi nous dirons:

Que le Juif errant existe

Ou bien qu'il n'existe pas,

Dans le voyage si triste

Qu'il accomplit ici-bas,

Voyez une austère image

Du sort de l'humanité:

L'homme sans cesse voyage

Du moins bien vers le mieux: voilà la vérité.



TABLE.

FIN DE LA TABLE.

Paris.--Imprimerie de Ch. Lahure et Cie, rue de Fleurus, 9.

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