← Retour

Les aventures de Don Juan de Vargas, racontées par lui-même: Traduites de l'espagnol sur le manuscrit inédit par Charles Navarin

16px
100%
LES AVENTURES DE DON JUAN DE VARGAS.

PREMIÈRE PARTIE.

CHAPITRE Ier.
De la naissance de l'auteur et de ses premières années.

Retiré dans ma ville natale après avoir mené l'existence la plus orageuse, j'occupe les dernières années de ma vieillesse à écrire cette relation. J'ai parcouru les deux Indes, et concouru par mon épée au triomphe de la croix et à l'augmentation des domaines du roi notre seigneur, que Dieu protége. J'ai échappé à mille dangers, grâce à la protection de Notre-Dame d'Atocha, à laquelle ma mère m'avait voué dès mon enfance. Maintenant, vieux et cassé, sans récompense de mes services, retiré dans la petite maison de mes ancêtres, je n'attends rien des hommes, et je n'ai plus confiance qu'en la miséricorde de Dieu et en l'intervention de Notre-Dame, ma protectrice et ma patronne.

Mon père, don André de Vargas, descendait d'un des compagnons du vaillant roi Pelage qui se réfugièrent dans les montagnes des Asturies, plutôt que de plier sous le joug des ennemis de notre sainte loi; maints champs de bataille furent teints du sang de mes ancêtres, sang versé pour la défense de notre sainte foi catholique, et dont il leur est sans doute tenu compte dans le ciel. L'un d'eux, Garci Perez de Vargas, accompagna le saint roi Ferdinand à la conquête de Séville: dans un combat sa lance se rompit; mais, arrachant une forte branche d'un olivier voisin, il abattit tant de mécréants, qu'il reçut le surnom de machuca (massue).

Un autre de mes ancêtres prit part à la conquête de Jaen, et reçut pour sa récompense quelques terres aux environs de cette ville, où ma famille vécut long-temps dans l'aisance; mais don André, mon père, poussé par la noblesse de son sang, dépensa presque tout son bien au service des rois catholiques. Il se distingua dans les guerres d'Italie, et fut un des premiers qui plantèrent l'étendard de la croix sur les tours de l'Alhambra. Blessé grièvement dans cette occasion, il se retira dans sa patrie, n'emportant pour prix de ses exploits que ses blessures et la croix d'Alcantara, récompense plus précieuse pour un gentilhomme espagnol que ne l'auraient été tous les trésors des rois maures.

De retour dans sa maison, qu'il trouva presqu'aussi délabrée par le temps qu'il l'était par la vieillesse, il épousa doña Maria de Caravajal, qui était comme lui mieux partagée du côté de la noblesse que de la fortune; elle descendait de la maison de Caravajal, dont je parlerai dans le chapitre suivant: car, s'il est permis au fils d'un maltotier de décorer de bronze et de marbre le tombeau de celui dont il roule le sang bourbeux, c'est un droit et un devoir pour un gentilhomme de sang bleu[1] qui a méprisé les biens de la fortune d'employer sa plume à célébrer la gloire de ses ancêtres.

[1] L'orgueil castillan distingue dans la noblesse trois espèces de sang: sangre azul (sang bleu), se dit de la noblesse la plus illustre; sangre colorado (sang rouge), de la bonne noblesse; sangre amarillo (sang jaune), de celle qui a reçu quelque mélange de sang plébéien.

CHAPITRE II.
Histoire des Caravajal, famille de la mère de l'auteur.

Il est inutile de dire que la maison de Caravajal est d'une origine aussi illustre que la nôtre: sans cela l'orgueil de mon père se fût révolté à la seule idée de cette alliance. Cette maison s'était également illustrée lors de la conquête de l'Andalousie. Vers la fin du treizième siècle, deux frères jumeaux de ce nom, don Pedro et don Juan, vivaient à la cour de Ferdinand IV, roi de Castille. Le premier devint amoureux de doña Léonore Manrique de Lara, descendante des anciens souverains de la Biscaye, et ses tendres soins furent payés de retour. Leur union allait être bientôt célébrée quand le comte de Benavides, favori du roi, aperçut doña Leonor, dans une course de taureaux par laquelle on célébrait une victoire remportée sur les ennemis de la foi, victoire qui était due en partie à la valeur des deux Caravajal. Profitant de leur absence, Benavides demanda la main de la belle Leonor, que sa famille n'osa refuser à un homme aussi puissant.

Jamais taureau qui fait fuir tous les combattants devant lui n'égala la fureur de don Pedro de Caravajal en apprenant cette nouvelle. Suivi de son frère, il se rend à Palencia, où le comte s'était établi avec sa jeune épouse; le soir même, le rencontrant accompagné d'un de ses parents, les Caravajal les attaquent, et bientôt Benavides, frappé à mort, tombe pour ne plus se relever. Les deux frères se réfugient dans une église, et se hâtent d'envoyer un confesseur au mourant, un reste de pitié les empêchant de tuer son âme avec son corps. La porte où ce combat eut lieu s'appelle encore Puerta de los duelos, comme peuvent s'en assurer ceux qui visitent cette ville.

Les deux frères espéraient attendre dans ce saint asile le moment de se justifier auprès du roi. Mais celui-ci avait une telle affection pour Benavides, que, sans respect pour les saints, il fait saisir les deux frères. Ferdinand refuse même d'entendre leur justification; malgré la loyauté du combat, il les traite comme des assassins, et ordonne qu'on les précipite du haut des tours du château. Alors les deux frères, se voyant abandonnés des hommes, n'ont plus de confiance qu'en Dieu, citent Ferdinand à comparaître dans trente jours à son tribunal, et s'élancent dans les fossés de la forteresse. Le trentième jour au matin, Ferdinand fut trouvé mort dans son lit. La mémoire des Caravajal fut réhabilitée par son successeur, et c'est de don Juan que descendait la famille de ma mère. Ce fait est rapporté par tous nos chroniqueurs, qui désignent Ferdinand IV sous le nom de el Emplazado ou l'Ajourné. J'ai cru cependant devoir le consigner ici, afin que cette condamnation ne pût jamais être reprochée à ma famille. S'il est du devoir d'un bon soldat de nettoyer soigneusement ses armes, il doit avoir encore plus de soin de ne pas laisser la moindre tache sur son écusson.

CHAPITRE III.
De la jeunesse de l'auteur et de son éducation.

Quand je fus arrivé à l'âge de dix ans, mes parents m'envoyèrent à l'église de Saint-André, notre paroisse, pour y étudier la lecture et la doctrine chrétienne. Mon père me racontait ses campagnes et m'apprenait à combattre avec l'épée et le poignard. Ma mère me donnait quelques leçons sur une vieille mandoline, dont elle avait joué avec assez de talent, et me faisait répéter les romances du Cid et celles qui racontent nos anciennes guerres contre les Maures. C'est ainsi que s'écoulait ma jeunesse, en attendant que j'eusse l'âge de porter les armes, quand un événement que je vais raconter me força à quitter ma ville natale; je ne devais la revoir qu'après de longues années.

Près de notre maison vivait un vieux gentilhomme fort riche, marié tout nouvellement avec une jeune femme dont il était excessivement jaloux. Jamais elle ne sortait sans lui, et c'était à peine si, dans les journées les plus chaudes, il lui permettait de respirer un peu l'air sur un balcon qui donnait sur la rue. Un jour, c'était celui de la fête du glorieux apôtre saint André, patron de notre paroisse, j'avais accompagné ma mère à la messe solennelle qui se disait à cette occasion; comme je passais sous le balcon de notre voisine, elle laissa tomber un bouquet, que je m'empressai de ramasser, sans songer à mal. Je n'avais alors que seize ans, et j'étais plus ignorant des choses de ce monde qu'on ne l'est ordinairement à cet âge, car je quittais à peine la société de mes vieux parents.

Le vieux jaloux ne pensa pas de même; il vit dans cet événement la preuve d'une intrigue entre moi et sa femme, et résolut de me faire assassiner. Trois bandits payés par lui m'attendirent un soir dans la petite ruelle qui longe l'église, et qui n'est guère fréquentée après l'Angelus. Je me défendis de mon mieux; mais j'allais succomber sous le nombre, quand, en m'appuyant, pour mieux résister, contre une petite porte de l'église, je m'aperçus qu'elle était ouverte. Je me hâtai de me réfugier dans le sanctuaire, où les bandits n'osèrent me suivre, et le lendemain le bon curé de cette église, qui était un ami de la maison, me ramena à ma mère.

Me voilà donc sauvé pour cette fois; mais le danger me menaçait toujours: tout faisait supposer qu'on n'en resterait pas là. Quoiqu'on n'eût aucune preuve, il n'était pas difficile d'attribuer ce coup à notre vieux voisin, dont la jalousie était connue, et qui ne passait pas pour trop scrupuleux sur sa manière de se défaire de ses ennemis. Mais il était puissant et rusé; j'étais pauvre et ignorant. Après s'être consultés, mon père et le curé décidèrent qu'il fallait me faire quitter Jaen et m'envoyer à Séville, près d'un oncle de ma mère, chanoine de la cathédrale de cette ville. Mon paquet fut bientôt fait; mon père y ajouta quelques réaux, et je me mis en route avec une petite valise et la bénédiction de mes parents. C'était tout ce que leur pauvreté leur permettait de me donner.

CHAPITRE IV.
Séjour de l'auteur à Séville. Il est obligé de s'enfuir à Carthagène.

Qui n'a pas vu Séville n'a pas vu de merveille, dit un vieux proverbe. Qu'on juge donc de l'effet que produisit cette superbe cité sur moi, qui sortais pour la première fois de ma famille. Mon vieil oncle m'accueillit fort bien. Il vivait dans l'aisance; son grand âge ne lui permettait guère de quitter son fauteuil, et, pourvu que je vinsse de temps en temps lui tenir compagnie dans la soirée, il me laissait en toute liberté. Je commençai à me lier avec des jeunes gens de mon âge. Je fréquentai le manége et les écoles d'escrime; enfin, je me préparais à soutenir un jour le nom de Vargas dans les rangs de nos invincibles soldats.

Au bout de quelque temps, je n'étais plus le jeune homme simple qui était sorti de Jaen. La conversation de mes camarades, la lecture des aventures d'Amadis, encore plus de celles de la bonne mère Célestine, m'avaient inspiré de nouvelles idées. En face de la maison de mon oncle, dans la rue de Xérez, demeurait une veuve d'une quarantaine d'années, de celles que les vieillards trouvent passées et qui séduisent les jeunes gens. Je m'étais aperçu qu'elle ne me regardait pas d'un trop mauvais œil. Tout plein de ma Célestine, je m'adressai à une vieille revendeuse biscayenne, qui avait ses entrées libres dans la maison. Elle consentit à protéger mes amours, et ne me fit pas languir, car dès le lendemain elle me dit de frapper à minuit à la porte de la veuve, et qu'une servante prévenue m'ouvrirait la porte.

Jamais Amadis allant trouver la belle Oriane, Lancelot se rendant auprès de la reine Genièvre, ou Tyran le Blanc conduit par la bonne dame Quintagnone vers l'impératrice de Grèce, ne fut aussi fier de sa conquête. Je rêvais d'une foule de dragons et de géants que j'aurais à vaincre. Heureusement rien ne mit obstacle à mon rendez-vous. Je frappe, la suivante est à son poste, et je pénètre sans difficulté dans le château enchanté.

La bonne veuve, quoiqu'elle ne sût pas le latin, avait sans doute entendu parler du proverbe Sine Baccho et Cerere Venus friget. Elle avait préparé un jambon d'Estramadure et quelques bouteilles de Xérez auxquels nous nous empressâmes de faire honneur. Le reste de la nuit se passa sans encombre, et au point du jour la discrète suivante me fit sortir par où j'étais entré.

Ce commerce amoureux durait depuis quelques semaines quand un vieux Vingt-quatre[2], qui portait à la dame un intérêt plus que paternel, fut averti de ce qui se passait. La veuve avait eu l'imprudence, dans un marché avec sa revendeuse, de céder à celle-ci un vieux vertugadin de damas jaune datant du jour de ses noces, qui depuis long-temps faisait envie à la suivante, et qu'elle avait considéré comme devant lui appartenir. En outre, celle-ci était fâchée de voir à sa maîtresse un amant qui ne lui donnait rien, car j'étais trop pauvre pour le faire. Elle nous dénonça donc au Vingt-quatre, dont la vengeance ne tarda pas à se faire sentir.

[2] On appelle ainsi les membres du conseil municipal de Séville, qui sont au nombre de vingt-quatre.

Un muletier avait été dévalisé entre Ecija et Carmona. Il avait porté plainte et donné le signalement de ses agresseurs. Un de ces signalements pouvait s'appliquer à moi. Le Vingt-quatre qui était chargé de la police, le remarqua et résolut de me perdre en m'impliquant dans cette affaire. Heureusement le greffier chargé du rapport était comme moi de Jaen, et même un peu parent de ma famille. En toute autre occasion je ne me serais pas félicité de cette parenté avec un greffier, mais cette fois-ci je dois avouer qu'elle me sauva. Il vint avertir mon oncle de la méchante affaire qu'on allait me susciter. Nous n'étions pas de force à lutter avec un Vingt-quatre. Je commençais à être en état de porter les armes; mon oncle me donna quelques écus, une lettre pour le fils d'un de ses amis qui levait une compagnie à Carthagène, pour aller au secours du royaume de Naples, alors menacé par les Français, et de plus un long sermon sur le danger des liaisons illicites. Il avait autrefois prêché ce sermon avec l'approbation générale dans l'église de Sainte-Euphémie, et ce succès avait même contribué à lui faire obtenir son canonicat. Il ne perdit donc pas une si bonne occasion de le placer, ce qui contribua peut-être à le consoler de mon départ. En somme, c'était un excellent homme; il ne m'a jamais fait que du bien, et, tous les vendredis, je récite un chapelet pour le salut de son âme, que Dieu ait dans sa gloire.

Je pris donc la route de Carthagène, chargé d'argent à peu près comme un crapaud de plumes, et je fis gaîment la route à pied, rêvant tantôt à la belle que j'avais perdue, tantôt à la gloire que j'allais acquérir. J'arrivai ainsi à Carthagène, et je me hâtai d'aller présenter ma lettre au capitaine Diego Osorio.

CHAPITRE V.
L'auteur obtient une enseigne et s'embarque pour Naples.

Le capitaine Diego Osorio était un grand homme sec et jaune, vieilli sous le harnais. Il était sur le bord de la mer, occupé à surveiller l'embarquement de sa compagnie, qui devait mettre le lendemain à la voile pour Naples. Il me reçut du haut de sa grandeur, m'arracha presque des mains la lettre que je lui présentais en tremblant, et, après l'avoir lue, il me toisa des pieds à la tête et me dit: Mon petit jeune homme, ton oncle me demande pour toi une enseigne dans ma compagnie; tu lui servais sans doute d'enfant de chœur. Je ne te la donnerai pas pour deux raisons: la première, parce que tu portes sur ta tête un bonnet de soie brodé qui te donne plutôt l'air d'un godelureau que celui d'un soldat, et la seconde, parce que tu n'as pas encore de barbe au menton. Le bonnet était un don d'amour de ma veuve; j'y tenais beaucoup; cependant, je pris bravement mon parti. Je le lançai à la mer en disant: Capitaine, c'est ainsi que je me défais de mes ennemis. Ce bonnet est le mien, puisqu'il me prive du bonheur de servir sous vos ordres. Quant à la barbe, ce n'est pas pour être capucin que je demande une enseigne dans votre compagnie.

Le capitaine Osorio sourit, ce qui lui arrivait rarement, et reprit d'un ton plus doux: Tu m'as cependant l'air d'un luron (guapo); je serais fâché de te perdre. Es-tu le parent de Don André de Vargas, avec qui j'ai servi jadis sous le grand capitaine[3]? Quand je lui eus dit que j'étais son fils, il devint tout à fait gracieux, et me dit: Ecoute, je ne saurais te donner une enseigne au détriment de tant de vieux soldats, mais pars avec moi comme volontaire, et j'aurai soin de toi.

[3] C'est ainsi que les Espagnols désignent par excellence Gonzalve de Cordoue.

J'acceptai. Je ne pouvais guère faire autrement, et d'ailleurs j'étais pressé d'aller courir les aventures. Pendant tout le voyage, la galère qui nous portait arrêtait tous les navires que nous rencontrions, pour s'assurer s'ils n'étaient pas Français. Le roi de France eut dû de grandes actions de grâce au commandant de notre galère, pour tous les sujets qu'il lui découvrait: sans respect pour la géographie, Génois, Vénitiens, Sardes et autres étaient déclarés sujets du roi François Ier, et par conséquent de bonne prise. Je ne sais pas même s'il respectait toujours le pavillon du Saint-Père.

Après quelques jours d'une campagne plus fructueuse pour nous qu'utile au vice-roi de Naples, qui attendait des renforts avec impatience, nous découvrîmes, à la hauteur du cap Spartivento, à la pointe de l'île de Sardaigne, un gros navire qui, dès qu'il nous aperçut, parut chercher à nous éviter. Le commandant de notre galère en conclut qu'il devait être français, c'est-à-dire richement chargé. Il lui donna chasse et l'atteignit au bout de deux heures. C'était un vaisseau génois qui revenait avec une cargaison de soie de Tripoli de Syrie. Il était mieux armé que nous ne l'avions supposé, et sa prise nous coûta cher. Les Génois furent déclarés Français, et, voulant éviter qu'ils n'allassent fatiguer les oreilles du roi d'Espagne de leurs plaintes ridicules, on les attacha à bord de leur navire, auquel on fit une voie d'eau après l'avoir pillé. Notre galère, qui avait souffert considérablement dans le combat, se dirigea sur Naples, où le capitaine ne manqua pas de se vanter des victoires qu'il avait remportées sur les ennemis du roi d'Espagne. Cette affaire ne fut pas malheureuse pour moi: j'y ramassai quelques écus d'or qui traînaient dans un coin de la cabine du Génois, et Osorio, fidèle à sa promesse, me donna la place d'un de ses deux enseignes, qui avait été tué dans la dernière action.

CHAPITRE VI.
L'auteur est obligé de s'enfuir pour avoir tué en duel un de ses camarades.

Les troupes espagnoles vivaient à Naples dans la plus extrême licence, et c'est avec un vif repentir que je pense aujourd'hui à la vie que nous y menions. Grâce à Dieu et à ma sainte patronne, je ne cessai pas cependant de fréquenter les églises, et de fuir la conversation des hérétiques qui remplissaient les troupes allemandes dont la garnison était en partie composée. Ils se raillaient même de nos saintes pratiques, et les querelles devinrent si fréquentes que le vice-roi, qui les protégeait, au mépris de Dieu et de saint Janvier, patron de la bonne ville de Naples, envoya notre compagnie tenir garnison à Gaëte, d'où elle partit bientôt après pour Milan.

Je ne décrirai pas cette ville, non plus que celle de Naples. Je ne ferai pas comme certains soldats retirés, qui ne savent parler que d'Italie et de Flandres, et qui vous en assourdissent constamment les oreilles. J'ai parcouru tant de pays éloignés et peu connus, que je laisse ce soin à ceux qui n'ont pas autre chose à dire. Nous ne vivions pas mieux à Milan que nous n'avions fait à Naples. Si nous étions peu scrupuleux sur les moyens de nous procurer de l'argent, il ne moisissait pas dans nos poches, et les tables de jeu en absorbaient la majeure partie.

Un jour il s'éleva une dispute sur un coup douteux entre moi et don Estevan de Rada, l'autre enseigne de ma compagnie. Il osa me donner un démenti, et bientôt mon épée lui eut prouvé qu'un Vargas n'en souffre pas. Il tomba, et j'allai me cacher chez quelques amis, qui me donnèrent les moyens de gagner Gênes. Il me restait encore assez d'argent pour payer mon passage à bord d'un vaisseau qui partait pour Séville. J'avais tout lieu d'espérer que mon affaire était apaisée, et d'ailleurs je n'avais pas le choix. Je partis donc, et en arrivant j'appris de tristes nouvelles. Mon oncle le chanoine était mort, et l'on n'avait rien trouvé chez lui de quelque valeur. Une vieille femme qui le soignait et faisait sa cuisine prétendit que c'était bien naturel, parce qu'il donnait tout aux pauvres: il fallut bien se contenter de cette excuse. Ma veuve avait perdu son protecteur et avait épousé un riche boucher. Je n'avais rien à attendre de mes parents, qui avaient eux-mêmes bien de la peine à vivre. Je ne savais que devenir, quand je rencontrai sur la plage de San-Lucar un de mes camarades de Naples. Il me parla d'un nouveau pays, nommé Temistitan, que Fernand Cortez, gentilhomme d'Estramadure, venait de découvrir dans les Indes. Le bruit courait à Séville qu'on y avait trouvé des villes toutes d'or et d'argent, et où les instruments les plus vils étaient couverts de pierreries. Un vaisseau, envoyé par Cortez, venait d'arriver, chargé de présents pour l'empereur, et celui qui le commandait cherchait des hommes de bonne volonté. La proposition était tentante pour un gentilhomme sans ressources et qui avait des difficultés avec la justice. Je me laissai donc entraîner sans peine par mon ancien camarade, qui se nommait don Luis Maldonado.

CHAPITRE VII.
Départ de l'auteur pour Temistitan. Il est pris par un corsaire de Barbarie et recouvre sa liberté.

Après quelques jours d'une navigation heureuse, nous arrivâmes à la hauteur des Açores. Nous nous réjouissions de cet heureux début, quand nous aperçûmes dans le lointain trois voiles que nous ne tardâmes pas à reconnaître pour des corsaires barbaresques. Notre capitaine fit tous ses préparatifs pour une résistance digne du nom castillan, ce qui n'était pas chose facile à bord d'un navire encombré de marchandises et de passagers hors d'état de porter les armes. Nous ne tardâmes pas à être assaillis. Nous résistâmes de notre mieux; mais, après avoir combattu plusieurs heures et perdu la plus grande partie de notre équipage, il fallut céder au nombre. Les ennemis de notre foi coulèrent notre navire, après en avoir enlevé les marchandises les plus précieuses et les hommes qui pouvaient être vendus avantageusement comme esclaves. Tous ceux qui furent jugés d'un mauvais débit, ainsi que les blessés, trouvèrent une mort humide au milieu des flots. Que Dieu et sa sainte mère leur soient en aide!

Nous fûmes conduits à Tetuan. Maldonado et moi nous fûmes achetés par le même maître, marchand juif né à Séville, et que la crainte salutaire de la sainte inquisition avait forcé à s'enfuir au Maroc. Ce mécréant, bien loin de nous considérer comme des compatriotes, nous faisait souffrir mille maux, et semblait vouloir venger sur nous tous les porcs (marranos) de sa race qui ont été brûlés sur la grande place de Séville. Aussi depuis ce jour je n'ai jamais vu brûler un juif sans me dire avec quel plaisir je verrais à sa place ce coquin d'Isaac. Nous avions cependant un avantage sur nos compagnons d'infortune: comme notre maître n'était pas musulman, il nous laissait tranquilles sur le chapitre de la religion, tandis que les Maures faisaient souvent essuyer aux esclaves chrétiens les traitements les plus affreux, pour les forcer à renier la foi de Notre Seigneur Jésus-Christ.

Ce juif avait amené d'Espagne sa jeune fille nommée Rébecca. Comme, pour se soustraire à la sainte inquisition, Isaac, lorsqu'il habitait Séville, feignait d'être chrétien, il avait fait élever sa fille dans notre sainte loi, qu'elle avait sincèrement embrassée. Quand Isaac se fut décidé à s'établir en Afrique avec l'or dont il avait dépouillé les chrétiens par les usures, il avait ouvertement professé sa maudite loi et voulu forcer sa fille à faire de même; elle s'y était refusée, c'est pourquoi il l'accablait de mauvais traitements. Rébecca se confia à nous, et nous dit combien elle désirait se rendre en terre chrétienne, si nous voulions favoriser sa fuite. Elle ne parla ni à des niais ni à des sourds, et comme elle savait le moyen de puiser dans le coffre-fort de son père, elle nous fournit de l'argent pour gagner un homme qui devait nous attendre à la porte de la ville avec trois chevaux. Une belle nuit, quelques coups de poignard nous assurèrent du silence du père. Nous nous laissâmes couler du haut des remparts au moyen d'une corde, et en peu d'heures les pieds légers de nos chevaux nous eurent portés aux portes de Ceuta, où le valeureux D. Lope Manrique, qui y commandait au nom de Sa Majesté, nous fit la meilleure réception.

Rébecca reprit son nom chrétien d'Isabelle. Sa beauté avait touché mon cœur ainsi que celui de Maldonado; tous les deux nous voulions l'épouser, et nous étions sur le point de vider cette querelle les armes à la main, quand un pieux religieux de la Merci, qui était venu à Ceuta pour racheter des esclaves chrétiens, nous décida à remettre cette question à la décision du Ciel. Nous jetâmes les dés, et quoique j'eusse promis un cierge de trois livres à Notre-Dame d'Atocha si j'étais favorisé par le sort, ce fut Maldonado qui l'emporta. Que ma sainte patronne me pardonne les imprécations dont je la chargeai à cette occasion! Le Ciel sait mieux que les faibles hommes ce qui leur convient: Maldonado, que j'ai rencontré depuis aux Indes, m'a raconté que, peu de temps après, elle l'avait quitté, après avoir dévalisé la maison, pour suivre un renégat qui la conduisit à Fez. Ainsi, après tout, ce fut moi qui fus le gagnant: c'est pourquoi j'ai ordonné dans mon testament qu'on offrît un cierge de trois livres à Notre-Dame d'Atocha.

N'ayant plus rien à faire à Ceuta, je m'embarquai de nouveau pour Séville. Mais l'impossibilité d'y subsister me força à prendre parti dans une nouvelle expédition que l'on préparait pour le Mexique. Je m'embarquai à San-Lucar sur la Santa-Engracia, et environ trois mois après je débarquai à Vera-Cruz.

CHAPITRE VIII.
Arrivée de l'auteur à Mexico.

Vera-Cruz était un ramassis de quelques cabanes. D'après ce que l'on m'a raconté, elle est depuis devenue une belle ville. A notre arrivée, nous fûmes accueillis par une foule d'Espagnols qui étaient venus de différentes provinces du Mexique y chercher une occasion de s'embarquer pour l'Europe, avec les trésors qu'ils avaient gagnés à la pointe de leur épée. D'autres étaient venus acheter des marchandises pour les conduire dans l'intérieur. Tous étaient chargés d'or et d'argent; ils passaient les nuits à jouer et à boire du vin d'Espagne, dont ils étaient privés depuis long-temps, et qu'ils payaient des prix exorbitants.

Quel spectacle c'était pour moi, dans les poches de qui un réal était aussi rare qu'une perdrix dans les rues de Séville, de voir des poignées d'or qu'on ne se donnait pas la peine de compter, et de penser que dans peu de jours je pourrais en posséder autant! Toutes les marchandises que notre vaisseau avait apportées furent bientôt vendues au prix qu'il plut aux marchands de demander. Quelques jeunes filles, qui se disaient nobles et vierges, ce que la charité chrétienne m'ordonne de croire, quoiqu'elles fussent probablement plus connues des Alcahuetas de Triana que du curé de leur paroisse, trouvèrent bientôt des maris. Un Père de Saint-François, qui avait acquis une grande dextérité en baptisant quelquefois dix mille Indiens dans une après-midi, eut bientôt expédié tous ces mariages. En peu de jours les navires reprirent la mer, et ceux qui ne partirent pas avec eux se remirent en route pour l'intérieur; de sorte que Vera-Cruz redevint presque désert jusqu'à l'arrivée d'une nouvelle flotte.

Le pays qui séparait Vera-Cruz de Mexico était entièrement soumis, et la route était continuellement fréquentée par les Espagnols. Nous traversâmes successivement Tlascala, dont les habitants furent les premiers qui se déclarèrent en faveur de l'illustre Fernand Cortez et qui lui restèrent toujours fidèles; Cholula, ville entièrement détruite lors de l'infâme trahison des habitants, qui avaient formé le projet de massacrer tous les Espagnols, et Otumba, illustrée par la victoire que la valeur castillanne, protégée par le glorieux apôtre saint Jacques, remporta sur la barbare furie d'une multitude innombrable de Mexicains.

Les traces du long siége qu'avait soutenu Mexico s'effaçaient rapidement; des palais comme ceux d'Espagne remplaçaient les anciennes habitations des seigneurs mexicains; une magnifique cathédrale commençait à s'élever; on avait assis les fondations sur les images de pierre qu'on avait arrachées des temples du démon. Les rues étaient remplies d'Indiens, dont les uns travaillaient à combler les canaux qui faisaient autrefois de cette ville une autre Venise, les autres apportaient de longues poutres ou traînaient d'énormes pierres. Un grand nombre succombaient à la peine; mais ils en étaient bien dédommagés, car les RR. PP. franciscains parcouraient les rues de la ville, et quand ils voyaient un Indien près d'expirer, ils versaient sur son front l'eau sainte du baptême, et l'envoyaient tout droit dans le séjour de la gloire. Combien leur sort était différent de celui des Indiens qui avaient péri pour la défense de leur fausse religion, et que les griffes du démon avaient entraînés dans les flammes de l'enfer! quelle consolation pour les propriétaires de ces magnifiques palais, pour les fondateurs de ces églises et de ces saints monastères, d'avoir été la cause du salut de tant d'âmes!

Cependant, après avoir employé quelques jours à rassasier mes yeux d'un spectacle tout nouveau pour moi, je ne tardai pas à m'apercevoir qu'il n'était pas aussi facile de faire fortune à Mexico que je me l'étais imaginé. Les trésors de Montezuma étaient partagés, les commanderies étaient données, plusieurs expéditions qui avaient été tentées vers le nord avaient assez mal réussi, et, comme dit le proverbe, ceux qui avaient été chercher de la laine s'en étaient revenus tondus. Je me décidai donc à me joindre à l'illustre Don Pedro de Alvarado, qui réunissait des soldats pour aller à la conquête du Guatemala, pays situé vers le sud, et dont on vantait beaucoup les richesses.

CHAPITRE IX.
L'auteur accompagne Alvarado à la conquête du Guatemala.

Notre armée se composait de cent cavaliers, de cent cinquante fantassins dont je faisais partie, car ma pauvreté ne m'avait pas encore permis d'acheter un cheval, et de six cents Indiens alliés. Nous marchâmes pendant assez long-temps à travers des pays soumis, dont les habitants ne nous offrirent aucune résistance. Nous arrivâmes ainsi à la rivière de Michapoyat, dont les habitants d'une ville nommée Atiquipaque nous disputèrent le passage. Les Indiens n'étaient plus si faciles à vaincre qu'autrefois; ils redoutaient encore beaucoup les chevaux et les armes à feu, mais ils ne regardaient plus ces animaux comme des monstres qui vomissaient du feu et de la fumée. Notre général eut son cheval tué par un Indien, et ce ne fut qu'avec beaucoup de peine qu'on parvint à le remonter dans la mêlée.

Après une rude affaire, nous pénétrâmes dans la ville, que nous trouvâmes abandonnée; nous nous y établîmes, mais les Indiens y mirent le feu pendant que nous étions livrés au sommeil, et nous assaillirent de tous les côtés. Ce ne fut qu'avec beaucoup de peine et après avoir perdu un assez grand nombre des nôtres que nous parvînmes à les repousser. Le lendemain, nous nous emparâmes, non sans combat, de la ville de Taxisco, et plus tard de celles de Guazacapan et de Pazaco. Notre marche était lente, car les Indiens, en parsemant la route de cailloux aigus et de pointes de flèches, étaient parvenus à estropier presque tous nos chevaux. Ce spectacle me consola de mon métier forcé de fantassin: car si je n'avais pas de cheval pour me porter, je n'en avais pas un à traîner derrière moi, comme la plupart des nôtres. Cependant notre général imagina d'envelopper les pieds des chevaux dans des morceaux de peau de cerf, qu'on renouvelait aussitôt qu'ils étaient usés, et de cette manière ils furent bientôt guéris.

Nous arrivâmes ainsi près de la grande ville de Xélaluh, sur le territoire des Indiens Quiches. Ceux-ci nous attaquèrent dans une gorge de montagne qu'on appelait alors Olintepeque, et qui, depuis cette époque, a reçu le nom indien de Xéquigel (rivière de sang). Ils combattirent toute la journée avec acharnement et en faisant rouler sur nous d'énormes quartiers de rocher, ce qui, cette fois, fit mentir le dicton que le bien nous vient d'en haut. Après une lutte acharnée, nous forçâmes le passage, et nous arrivâmes dans la ville, dont tous les habitants s'étaient réfugiés dans les bois.

Le lendemain, le roi, qui se nommait Chigniavicelut, envoya une ambassade à Alvarado pour lui demander la paix, en lui offrant une grande quantité d'or. Il l'invitait à venir le voir à Ulatlan, sa capitale. Alvarado, le croyant de bonne foi, se mit en route, mais il hésita quand il vit la situation et la force de cette ville. Située au sommet d'un rocher escarpé, on n'y pénétrait que par deux portes auxquelles conduisaient des escaliers très rapides. Les rues en étaient fort étroites et les maisons très élevées. Alvarado remarqua aussi que l'on n'apercevait ni femmes ni enfants, ce qui est un signe certain que les Indiens méditent quelque trahison. Il n'hésita donc pas à donner le signal de mettre le feu à la ville et de massacrer les habitants.

Après avoir ainsi détruit la monarchie des Quiches, Alvarado nous conduisit vers Guatemala. Le roi vint au devant de lui sur une litière couverte d'ornements d'or et de plumes brillantes. Il nous fit distribuer des vivres en abondance, tant il était joyeux de notre victoire sur les Quiches, car une haine mortelle régnait entre les deux nations. J'en raconterai la cause au chapitre suivant, telle que je l'ai apprise du cacique de Xochitl, village qui me fut donné en repartimiento[4]. Je dirai seulement ici que Don Pedro Alvarado, ayant, par une rare prudence, soupçonné la fidélité du roi de Guatemala, le fit mettre à mort. Après nous avoir partagé son trésor, il y fonda une ville espagnole sous l'invocation du glorieux apôtre saint Jacques; je fus un de ceux qui s'y établirent les premiers, et je reçus pour ma part 800 castillans d'or et le village de Xochitl. J'aurais bien fait d'y rester. Mais l'homme est un voyageur sur cette terre, et mon humeur vagabonde ne me permettait pas de tenir en place.

[4] On nomme ainsi les villages qui étaient distribués aux conquérants, et dont les habitants étaient obligés de leur payer tribut.

CHAPITRE X.
Séjour de l'auteur à Guatemala.

Selon l'usage, D. Pedro de Alvarado fit inscrire sur un registre le nom de tous ceux qui voulaient s'établir à Guatemala, et leur distribua des places pour y construire des maisons. On procéda ensuite aux élections municipales, et je fus nommé un des deux alcaldes de la nouvelle ville. Ma maison fut bientôt construite. J'avais fait venir de Xochitl quelques jeunes Indiennes pour me servir, et je profitais de quelques moments de repos pour leur enseigner la doctrine chrétienne. Elles m'avaient donné quelques enfants, et tout alla bien tant que durèrent mes huit cents castillans.

Au bout de deux ans, tout le pays fut troublé par les réformes que voulut introduire un certain Las Casas, nouvellement nommé évêque de Chiapa, qui, armé d'un décret royal, voulait enlever les Indiens à ceux qui les avaient gagnés au prix de leur sang. Pour la moindre chose on commença à faire des procès aux conquérants. Si un Indien avait été frappé d'un coup d'épée dans un moment de colère, ou s'il succombait en portant des fardeaux ou en exploitant les mines, on commençait contre le propriétaire des poursuites qui le ruinaient. La place n'était plus tenable.

Ces coquins d'Indiens avaient découvert que c'était l'or et l'argent qui nous attiraient dans leur pays. Loin de s'empresser de nous l'apporter comme autrefois, ils le cachaient dans les endroits les plus inaccessibles; on ne trouvait plus rien. Tout cela me dégoûta. Vers la même époque, le bruit se répandit que Pizarro venait de découvrir dans le sud un pays très riche. Alvarado réunissait des troupes pour prendre part à cette conquête. Je vendis tout ce que je possédais à un camarade qui avait ramassé une quantité d'or à la conquête du pays des Zutugils, et je me joignis à cette vaillante troupe.

Voici comment le vieux cacique de Xochitl me raconta, avant mon départ du Guatemala, l'histoire de la querelle qui existait entre le roi de ce pays et celui des Quiches quand les Espagnols y arrivèrent. Ce cacique, nommé Ahbop, était un grand sorcier; il savait se changer en tigre et en serpent pour parcourir les forêts et découvrir des trésors. Mais, avec la malignité de sa race, il n'a jamais voulu me les faire connaître, et a fini par pousser la méchanceté jusqu'à mourir sous les coups plutôt que de me les révéler. Dans les commencements, je le traitais bien, pour tâcher de le prendre par la douceur, et ce fut alors qu'il me raconta cette histoire.

Le roi de Guatemala avait une fille jeune et belle, qui était prêtresse de leurs dieux, et par conséquent sorcière. Le démon lui avait enseigné l'art de se changer en toutes sortes d'oiseaux. Elle prenait souvent la forme d'un quetzal[5], et allait voltiger aux environs de la ville. Le roi des Quiches, qui était aussi magicien, prit la forme d'un aigle, et profita d'une de ses excursions pour l'enlever et la transporter dans sa capitale, où il la plaça au nombre de ses femmes. Le roi de Guatemala, outré de cet affront, leva une grande armée pour marcher contre lui; mais il ne put le vaincre, et c'était de là que datait l'inimitié entre les deux nations. C'est ainsi que la puissance de Dieu se rit des œuvres du démon. Car ce fut cette querelle qui prépara la voie à nos conquêtes. On peut même dire qu'elle les annonça, car l'aigle est le symbole de notre invincible empereur, et le quetzal peut être regardé comme celui du Mexique.

[5] Oiseaux d'un vert doré, des plumes duquel les Mexicains faisaient leurs plus beaux ornements.

Je dirai aussi quelques mots d'une aventure qui arriva à un soldat nommé Roldan. Celui-ci avait trouvé dans le pillage d'un temple une grande plaque d'or qui pesait plusieurs milliers de castillans. Forcé de partir pour une autre expédition, et ne voulant pas la confier à sa femme, qu'il connaissait pour très dépensière, il imagina de la noircir et de la jeter dans un coin, pensant qu'on la prendrait pour un morceau de métal sans valeur. Quelque temps après, l'évêque, voulant faire fondre des cloches pour la nouvelle église, envoya de maison en maison, pour demander des morceaux de cuivre inutiles. Cette femme aperçut cette plaque, et la jeta dans le panier du quêteur; elle fut comprise dans la fonte, qui réussit parfaitement bien. C'est même à ce mélange considérable d'or qu'on attribue le son brillant de cette cloche.

Quand le soldat fut revenu de son expédition, et qu'il ne trouva plus sa plaque, jugez de sa colère. Sa femme sait probablement mieux que moi les preuves qu'il en donna. Il voulut réclamer, mais il aurait fallu refondre toute la cloche, et l'évêque, appuyé en cela par le gouverneur, lui déclara que ce qui avait été donné à Dieu ne pouvait être repris. Peut-être en aurait-il pris son parti; mais qui a le mal a encore la raillerie. Dès qu'on sonnait la cloche, tout le monde lui disait: Roldan, entends-tu ton or. Il n'y avait pas jusqu'aux petits garçons qui ne courussent après lui dans les rues en répétant ces paroles. Il en conçut un tel dépit, qu'il ne voulut pas rester au Guatemala, et partit avec nous pour le Pérou, dans l'espérance de refaire la fortune qu'il avait perdue.

CHAPITRE XI.
Expédition de Pedro d'Aharado au Pérou.

Alvarado avait obtenu de l'empereur le gouvernement de tous les pays qu'il pourrait découvrir au Pérou, et qui ne faisaient pas déjà partie du gouvernement de Pizarro. Il s'embarqua avec sa troupe, qui se composait de 500 hommes, dont près de la moitié avaient des chevaux. Nous touchâmes d'abord à Nicaragua, pour y prendre des renforts. Après avoir débarqué à Puerto-Viejo, nous nous dirigeâmes vers Quito à travers un pays inconnu. Quelquefois nous rencontrions des villages, où nous nous procurions d'abondantes provisions de vivres; quelquefois aussi nous en étions réduits aux herbes et aux racines que nous trouvions dans les forêts.

A mesure que nous avancions, le pays devenait plus sauvage et plus montagneux. Nous marchâmes même pendant plusieurs heures sur de la cendre chaude, provenant de l'éruption d'un volcan voisin, dont pendant la nuit nous apercevions le feu, et qui semblait une des bouches de l'enfer. Nous arrivâmes enfin dans des montagnes couvertes de neige. Les Indiens, qui nous servaient de guides et de porteurs, succombaient par troupes à la rigueur du climat, et, ce qui fut bien plus funeste, nos chevaux ne tardèrent pas à éprouver le même sort. Nous savions bien que nous pourrions remplacer nos Indiens aussitôt que nous arriverions dans un pays habité, mais la perte des chevaux était irréparable. La descente fut encore plus pénible que la montée. Nous étions obligés de nous laisser glisser sur la neige, et malheur à celui qui déviait de la bonne route: il allait se perdre dans des précipices sans fond.

Quand nous fûmes arrivés à Pasi, au bas de la Cordillière, notre général passa sa troupe en revue, et l'on trouva que près de cent Espagnols et presque tous les chevaux avaient péri. Après nous être reposés pendant quelque temps, nous nous remîmes en marche, et nous découvrîmes, à quelques lieues de là, en approchant d'Ambato, des traces de chevaux qui nous apprirent que nous approchions d'un endroit occupé par les Espagnols. En effet, nous rencontrâmes peu après quelques cavaliers, qui cherchèrent d'abord à nous échapper; mais on réussit à leur couper le chemin; ils furent pris et conduits à Alvarado. D'après ce qu'ils lui racontèrent, Diego d'Almagro, qui venait de conquérir le royaume de Quito, avait appris sa venue par les Indiens, et, ne sachant à qui il avait affaire, il avait abandonné sa nouvelle conquête pour marcher au devant de lui. L'armée d'Almagro était campée à Rio-Bamba, à trois ou quatre lieues de là.

Les deux chefs se mirent en communication, mais ils ne pouvaient tomber d'accord sur les limites de leur gouvernement. Plusieurs fois ils furent sur le point d'en venir aux mains, et rien n'aurait pu empêcher une solution sanglante, si de bons religieux de saint François, qui se trouvaient dans les deux armées, ne fussent intervenus. La troupe d'Almagro était moins nombreuse que la nôtre, car il n'avait que 250 hommes. Mais ceux-ci étaient résolus à défendre jusqu'à la dernière goutte de leur sang le fruit de leur conquête, tandis que les nôtres étaient tout disposés à s'arranger avec eux, pourvu qu'on nous fît de bons avantages. Alvarado n'était pas non plus sans inquiétude sur la manière dont il serait jugé en Espagne s'il enlevait à ses compatriotes une province déjà soumise, et qui peut-être serait perdue par sa faute.

Grâce à l'intervention des bons Pères, les deux chefs conclurent un traité, par lequel Alvarado vendit à Almagro sa flotte, son armée et ses provisions de guerre et de bouche, moyennant la somme de 120,000 castillans d'or, en s'engageant par serment à repartir pour son gouvernement de Guatemala, et à ne jamais remettre les pieds au Pérou. Il fut stipulé également que chacun de ses soldats recevrait une certaine somme et serait traité comme les soldats d'Almagro, pour le partage du butin que l'on ferait à l'avenir. La nouvelle de cet accord fut reçue avec acclamation par les deux armées, qui se mêlèrent et se régalèrent ensemble. Les soldats d'Almagro se firent un plaisir de partager avec nous les vivres et les Indiennes qu'ils avaient en abondance. Ils avaient surtout de grands troupeaux d'une espèce de petits chameaux qu'on nomme dans le pays lamas; tout cela était en si grande quantité, qu'on eût eu facilement, pour un cheval, cent lamas ou cent jeunes Indiennes. Les premiers avaient l'avantage de trouver partout leur nourriture et d'en fournir à l'armée. Quant aux autres, lorsque personne n'en voulait plus, on les chassait du camp, après les avoir baptisées, ce à quoi les religieux de Saint-François se montraient fort zélés. Mais c'était un grand tort, selon moi: car une fois livrées à elles-mêmes, elles devaient retomber dans leur idolâtrie; tandis que, si on les eût mises à mort aussitôt après leur baptême, elles eussent été tout droit dans le séjour des anges. J'en fis la proposition à Almagro; mais, par une pitié mal placée, celui-ci ne voulut pas y consentir.

CHAPITRE XII.
Diverses expéditions au Pérou.

La première expédition à laquelle je pris part fut celle que Sebastien de Benalcazar fut chargé de diriger contre le cacique Ruminahui, qui, après la mort d'Atahualpa, s'était fait proclamer roi dans la province de Quito. Ce barbare, avant de nous livrer bataille, fit massacrer les femmes et les enfants, et nous attaqua ensuite comme un furieux, à la tête de sa troupe. Nous en fîmes un grand carnage, et Ruminahui, blessé, tomba entre nos mains avec plusieurs des principaux chefs. On avait surtout recommandé de le prendre vivant, parce que lui seul connaissait l'endroit où avaient été cachés les trésors de l'inga. Mais, avec la malice ordinaire aux Indiens, il aima mieux se laisser brûler à petit feu que de rien avouer.

Ne voulant pas prendre part à une expédition que Benalcazar voulait conduire vers le nord, je me rendis auprès de Pizarro, qui venait de fonder la ville de Los Reyes, qu'on appelle aujourd'hui Lima. Il venait d'y faire proclamer inga Mango, fils de Huaynacapac, au grand contentement des Indiens, qu'il espérait par là gouverner plus facilement; mais il ne tarda pas à reconnaître qu'il s'était trompé: ce fantôme de roi entretenait chez eux le désir de se rendre indépendants, ce qui obligea Pizarro à s'en débarrasser. On ne peut se figurer la quantité d'or et d'argent qui se trouvait alors entre les mains des Espagnols; aussi l'employaient-ils aux usages les plus vils. Ils allaient jusqu'à en fabriquer des marmites et à en ferrer les chevaux. L'un d'eux, qui avait eu pour sa part le soleil en or qui décorait le grand temple de Cuzco, le joua et le perdit en une seule nuit; aussi disait-on de lui: Il a trouvé moyen de perdre le soleil avant qu'il fût levé. Je ne puis retenir mes larmes quand, dans ma pauvre résidence de Jaen, où j'ai bien de la peine à vivre, je pense à tous les trésors que j'ai dissipés. Il me suffirait d'en avoir la centième partie pour adoucir le peu de jours qui me restent à vivre, et léguer à ma paroisse une somme suffisante pour tirer mon âme du purgatoire. Mais je place toute ma confiance dans l'intercession de Notre-Dame d'Atocha, ma sainte patronne. La reine des anges me tiendra compte, je l'espère, du sang que j'ai versé pour la propagation de notre sainte foi catholique.

La bonne harmonie avait malheureusement cessé d'exister entre Almagro et Pizarro. Ils ne pouvaient s'accorder sur les limites de leurs gouvernements. Fr. Thomas de Berlanga, évêque de Terre-Ferme, qui avait été envoyé par l'empereur pour régler leur différend, était évidemment partial pour ce dernier. Gagné par le don d'une somme considérable que lui fit Pizarro, l'évêque persuada à son rival d'entreprendre une expédition contre le Chili, province située vers le sud. On disait qu'elle abondait d'autant plus en or et en argent, qu'elle avait toujours résisté aux attaques des ingas. Heureusement pour moi, je souffrais encore d'une blessure qui m'empêcha de suivre Almagro, auquel je m'étais attaché, car le résultat de cette expédition fut désastreux.

Almagro emmenait avec lui le grand prêtre du soleil, et quelques uns des ingas dont on se défiait, et qu'on était bien aise d'éloigner. Ils avaient paru y consentir avec plaisir, mais ce n'était qu'une feinte. A quelque distance de Cuzco, ils trouvèrent moyen de s'échapper, et furent rejoints par d'autres chefs, qui, sous divers prétextes, avaient quitté successivement la ville. En peu de jours tout le pays fut en armes, en proclamant l'inga Mango, que Pizarro avait fait la faute de reconnaître, et celle plus grande encore de laisser sortir de Cuzco pour aller célébrer une fête dans la vallée de Yucai. Tous les Espagnols qui étaient dispersés dans les villages furent massacrés par les Indiens. Souvent même ils leur faisaient souffrir les plus horribles tourments. Ils aimaient surtout à leur couler de l'or fondu dans la bouche, et leur criaient par dérision: Voilà ce métal que vous aimez tant; maintenant vous pouvez vous en rassasier.

CHAPITRE XIII.
Siége de Cuzco par les Indiens.

Hernando Pizarro, qui commandait alors à Cuzco, avait toujours montré beaucoup de faiblesse pour les Indiens, et s'était toujours opposé aux mesures de rigueur que l'on avait voulu prendre contre eux. Il vit alors que ce n'est que par la sévérité que l'on peut venir à bout de cette maudite race; mais il était trop tard, et nous eûmes beaucoup à souffrir de son excès d'indulgence.

Aussitôt qu'il fut instruit de l'insurrection, Hernando fit une sortie dans la direction de Yucai, espérant se rendre maître de la personne de l'inga. Mais il le trouva à la tête de deux cent mille Indiens, et fut forcé de rentrer dans la ville, où nous fûmes bientôt complétement cernés. Les Indiens, qui n'osaient nous attaquer corps à corps, profitèrent de ce que les maisons étaient couvertes en paille pour y mettre le feu au moyen de flèches autour desquelles ils avaient entortillé du coton enflammé. Toute la ville fut ainsi successivement incendiée, et nous fûmes obligés de camper au milieu de la grande place du marché, le seul endroit qui fût à l'abri du feu. Les Indiens nous lançaient également, au moyen de machines, les têtes de ceux de nos compatriotes qui étaient tombés sous leurs coups. Notre position était terrible, car la forteresse, qu'Hernando Pizarro, dans sa folle confiance, avait laissée presque sans garnison, était tombée, dès la première attaque, entre les mains des Indiens.

Dans cette situation, on convoqua un conseil de guerre. Les uns étaient d'avis de s'ouvrir un passage les armes à la main, et de tâcher de regagner la côte; les autres représentaient que, si l'on abandonnait Cuzco, il ne fallait pas songer à embarrasser la marche par tous les trésors qu'on y avait réunis, et qu'ils perdraient ainsi en un seul jour le prix de leurs travaux. Ils ajoutaient que la prise de cette ville encouragerait tellement les Indiens, que bientôt les chrétiens, forcés de se rembarquer, iraient traîner dans leur patrie le reste de leurs jours dans la pauvreté et le mépris universel. D'ailleurs, il était probable que l'armée de l'inga ne resterait pas long-temps réunie, et que le gouverneur Francisco Pizarro, aussitôt qu'il apprendrait notre position, nous amènerait du secours. Ce dernier parti prévalut, et il fut décidé qu'on attaquerait d'abord la forteresse, d'où les Indiens nous incommodaient considérablement.

Cette forteresse, construite de gros quartiers de rochers, n'était abordable que par un seul côté. Nous l'attaquâmes pendant la nuit, afin de surprendre les Indiens, car ils ne combattaient jamais après le coucher du soleil, qu'ils regardaient comme leur dieu, et n'avaient pas même l'idée de poser des sentinelles. Malgré cela ils montrèrent la plus grande valeur et nous tuèrent bien du monde. Juan Pizarro, qui nous commandait, fut blessé à la tête d'un coup de pierre, dont il mourut quinze jours après. J'eus aussi deux ou trois côtes brisées, mais je fus rétabli en peu de jours. Je dois citer ici la conduite de l'inga chargé de la défense de cette forteresse. D'une taille gigantesque, il combattit long-temps avec une massue garnie de pointes de cuivre. Ses coups redoutables renversaient tous les assaillants. Jamais il ne fut possible de pénétrer dans les retranchements par le côté qu'il défendait. Voyant les Espagnols maîtres de la place, il lança au loin sa massue, et, se croisant les bras, il se jeta du haut des remparts dans un précipice, sans vouloir accepter la vie que ses ennemis lui offraient. Exemple d'autant plus remarquable, que cette nation est ordinairement faible et timide.

Quelques uns assurent avoir aperçu le glorieux apôtre saint Jacques monté sur un cheval blanc et combattant à la tête des Espagnols, mais tant de bonheur n'était pas réservé à un pauvre pécheur comme moi. Je n'ai rien aperçu, mais il est vrai que j'avais assez à faire de me défendre avec mon bouclier contre les pierres qui pleuvaient sur moi de tous les côtés. Cette faveur du ciel était réservée à d'autres, plus heureux et sans doute plus purs que moi.

Depuis la prise de la forteresse, nos affaires allaient toujours en s'améliorant. L'inga, craignant une famine, avait été obligé de renvoyer une grande partie de ses soldats pour cultiver les terres. Il ne nous attaquait plus, et se contentait de nous bloquer. Nous respirions donc un peu, et nous nous occupions à soigner nos blessures. Tout d'un coup nous apprîmes qu'on avait aperçu un corps nombreux d'Espagnols à peu de distance de Cuzco.

CHAPITRE XIV.
Arrivée d'Almagro. Sa mort.

C'était l'illustre Almagro, qui revenait du Chili. Cette expédition avait été très malheureuse. Après avoir souffert d'horribles maux dans des pays déserts et dans des montagnes couvertes de neige, Almagro avait été obligé, par le manque de vivres, de retourner sur ses pas, sans pouvoir parvenir dans les riches pays qu'on lui avait fait espérer. Exaspéré par ce mauvais succès, et par l'injustice qu'on commettait à son égard en refusant de lui remettre Cuzco, qui faisait partie de son gouvernement, il s'empara de vive force de la ville. Les Pizarro se défendirent bravement dans leur maison; mais il les força d'en sortir en mettant le feu au toit, qui était en paille, et les envoya prisonniers dans la forteresse. Tous les amis d'Almagro, dont je faisais partie, se réjouirent de cet heureux succès; mais ils tremblaient que les Indiens ne profitassent de nos querelles pour nous attaquer de nouveau. Heureusement pour nous il n'en fut rien: une fois que l'inga eut dispersé son armée, il ne put jamais parvenir à la réunir.

Si Almagro avait suivi notre conseil, il aurait sur-le-champ fait trancher la tête aux deux Pizarro, car les morts ne mordent plus; mais sa générosité le perdit: non seulement il les épargna, mais il les fit garder avec tant de négligence qu'ils parvinrent à s'échapper et à rejoindre, à Lima, leur frère Francisco. Celui-ci, qui nous avait abandonnés pendant le siége, se réveilla quand il apprit que son autorité était menacée; il leva des troupes et s'avança contre Almagro, qui se hâta de marcher à sa rencontre: les deux armées se rencontrèrent dans une plaine que l'on nomme de las Salinas, à quelques lieues de Cuzco.

Mes larmes tombent sur ma barbe blanche quand je pense à cette fatale journée. Plusieurs de mes meilleurs amis restèrent sur le champ de bataille. Ceux qui furent rapportés blessés à Cuzco furent lâchement assassinés par les soldats de Pizarro. Nos maisons furent pillées comme si nous avions été des Indiens révoltés. L'infortuné Almagro fut conduit à Lima, où l'audacieux Pizarro lui fit faire son procès comme rebelle au roi; tous les serpents de la haine et de l'envie l'enveloppèrent de leurs replis. Pizarro fit condamner à mort un homme avec lequel il s'était approché de la sainte table en jurant de le traiter en tout temps comme son frère.

Almagro fut étranglé dans sa prison, et ensuite son corps exposé sur un échafaud public comme celui d'un traître. A peine eut-il le temps de signer un acte par lequel il transmettait tous ses droits au fils qu'il avait eu d'une Indienne. Tous ceux de ses amis qui ne purent s'échapper furent jetés en prison, sans pouvoir même obtenir de s'embarquer pour l'Espagne, où l'on craignait qu'il ne portassent leurs plaintes. J'aurais partagé leur sort si je n'avais été sauvé par une Indienne avec laquelle je vivais depuis long-temps, et qui me cacha dans d'immenses souterrains qui faisaient autrefois partie du temple du Soleil.

CHAPITRE XV.
Aventure de l'auteur dans les souterrains.

J'avais toujours bien traité cette femme, qui avait été avant la conquête une des vierges consacrées au soleil. Elle avait appris assez bien l'espagnol, et m'était fort attachée. Quand elle vit ma détresse elle me dit: «Ce que je vais faire me coûtera probablement la vie, mais je vais sauver la tienne. Jure-moi par le Dieu que tu portes à ton cou de ne jamais révéler ce que tu verras, et suis-moi.»

Elle se dirigea vers les ruines du temple qui avait été brûlé pendant le siége, et s'enfonça dans une excavation tellement basse que nous étions obligés de ramper sur les pieds et sur les mains. Après avoir marché ainsi pendant une demi-heure, nous arrivâmes dans une espèce de caveau, d'où nous descendîmes par un escalier de plus de trois cents marches. Il nous conduisit dans une vaste caverne qui paraissait creusée dans le roc. Dans les parois on avait pratiqué douze niches. Chacune contenait ce que je pris d'abord pour des statues, mais ma conductrice m'apprit que c'étaient les corps embaumés des douze ingas qui avaient précédé Huascar.

Chacun de ces corps était assis sur un trône d'or massif, et couvert de pierres précieuses. Un immense soleil, également en or, couvrait le plafond. Le sol était couvert, à une hauteur de plusieurs pieds, de colliers, de bracelets, et d'autres bijoux que les chefs indiens offraient aux mânes de leurs anciens souverains quand ils venaient visiter ce lieu: il y avait là plus d'or qu'il n'en eût fallu pour acheter toutes les Espagnes.

Quand je fus un peu revenu de mon étonnement, l'Indienne me quitta en promettant de revenir bientôt m'apporter des vivres. Elle revint en effet, et pendant plus d'un mois elle m'en fournit autant que je pouvais en consommer.

Au bout d'un temps que je ne pouvais calculer, puisque je n'apercevais jamais le soleil, l'Indienne cessa de venir. Je n'ai jamais pu savoir son sort, mais il est probable que quelque Espagnol l'avait tuée ou vendue comme esclave: car, si ses compatriotes l'avaient massacrée pour la punir d'avoir révélé leur secret, ils ne m'auraient pas épargné. Je ne savais que faire; cependant, pressé par la faim, et espérant que la persécution contre les amis d'Almagro se serait ralentie, impatient d'ailleurs de jouir de l'immense richesse dont je me voyais possesseur, je résolus de tenter la fortune.

La chose n'était pas facile, car ma provision d'huile était épuisée en même temps que mes vivres, et j'étais plongé dans l'obscurité la plus profonde. Je réussis cependant à retrouver l'escalier et le souterrain, dont j'eus soin, en sortant, de fermer l'extrémité extérieure avec une grosse pierre, de crainte que quelqu'un ne fût tenté d'y pénétrer. Je m'avançai ensuite vers la ville pour tâcher de gagner la maison d'un de mes anciens amis; mais, pour mon malheur, je tombai sur une garde dont le chef me connaissait pour un des partisans les plus zélés d'Almagro. Il me conduisit en prison, et le lendemain, chargé de chaînes, je fus envoyé à Lima.

Nous marchâmes pendant plusieurs jours, et j'étais sur le point de succomber à la fatigue, car il me fallait suivre à pied le pas des chevaux de mes gardiens. A notre arrivée dans les défilés qui conduisent à Xauxa, les Indiens, qui nous attendaient dans une embuscade, firent rouler sur nous une grêle de rochers qui fut suivie d'une pluie de flèches. Mes gardiens furent renversés de leurs chevaux et assaillis par les Indiens, qui les achevèrent à coups de massue. Le cacique qui les conduisait était assez au fait de nos discordes pour supposer, en me voyant chargé de chaînes, que je devais être un ennemi de Pizarro. Il ordonna donc de m'épargner, et fit panser quelques légères blessures que les flèches m'avaient faites. Après avoir marché pendant plusieurs jours à travers d'épaisses forêts, nous arrivâmes dans une forteresse indienne construite de briques cuites au soleil, où demeurait alors l'inga Mango. Cette forteresse était située au sommet d'un rocher inaccessible. On montait jusqu'à une certaine hauteur par un escalier en pierre très étroit et sans parapet; un homme déterminé aurait pu le défendre seul contre une armée. L'escalier s'arrêtait à une plate-forme à cent pieds au dessous de la forteresse. De là, ceux que l'inga admettait auprès de lui étaient placés dans un grand panier, que l'on tirait du haut des remparts à l'aide d'une corde de fil de palmier.

CHAPITRE XVI.
Séjour de l'auteur à la cour de l'inga Mango.

Les amis de l'infortuné Almagro étaient tous les jours plus maltraités; on les appelait les Chilenos, parce qu'ils avaient presque tous pris part à l'expédition du Chili. Pizarro ne leur permettait pas de s'éloigner de Lima, dans la crainte d'une révolte; ils étaient en proie à la plus affreuse misère, parce que, lors du sac de Cuzco, ils avaient été dépouillés de tout ce qu'ils possédaient. Peut-être aurait-il mieux fait de leur laisser tenter quelque expédition pour refaire leur fortune; mais Pizarro était persuadé que, dès qu'ils seraient réunis en armes, ils se tourneraient contre lui.

Les Chilenos s'étaient mis en rapport avec l'inga, et lui avaient promis de le rétablir à Cuzco s'il voulait se réunir à eux. Je ne prétends pas les excuser d'avoir ainsi manqué à ce qu'ils devaient au roi et aux saints, mais ils étaient réduits au désespoir. Pour persuader l'inga, ils lui avaient envoyé un certain Antonio Barduna, qui se trouvait alors dans la forteresse. Comme il me connaissait depuis long-temps, il me prit sous sa protection, et quand il eut terminé son traité avec l'inga, il obtint de lui de m'emmener à Lima.

Avant de parler de ce qui s'y passait, je veux dire quelques mots de Mango inga. S'il avait voulu reconnaître les vérités de notre sainte foi, il aurait été un prince accompli; mais il était l'ennemi mortel de N. S. J.-C. et de sa sainte mère, et c'est sans doute pour cela que non seulement il a subi sur la terre un supplice honteux, mais qu'il brûle actuellement dans les flammes éternelles de l'enfer. Il était surtout irrité contre Pizarro, qui avait fait tuer à coups de flèches, après l'avoir attachée à un arbre, celle de ses femmes qu'il chérissait le plus.

Mango avait appris à se servir des armes des Espagnols; il montait même assez bien à cheval, et se servait adroitement de l'épée. Lors de la grande insurrection, les Indiens nous avaient pris une assez grande quantité d'armes et de chevaux. Ils ne pouvaient faire aucun usage des fauconneaux et des arquebuses, parce qu'ils ignoraient la fabrication de la poudre, mais leurs principaux chefs se servaient des chevaux, plus hardis en cela que les Mexicains, qui, bien des années après la conquête, n'osaient encore en approcher. Les Indiens avaient même su réparer les casques et les armures qui étaient tombés entre leurs mains, mais avec de l'or, seul métal qu'ils sussent bien travailler, de sorte qu'on voyait souvent un casque ou une cuirasse rongés de rouille et rapiécés avec des morceaux d'or fin. Plus il y avait d'or, moins les Indiens l'estimaient.

Les armes des Indiens sont des lances faites d'un bois très dur, qui sont quelquefois garnies de cailloux tranchants; il y en a aussi qui ont des pointes en cuivre. Ils ont aussi des arcs et des flèches, et, pour combattre de près, des massues. Ils sont assez braves individuellement, surtout ceux de la race des ingas, mais ils ne savent pas combattre en ordre, et leurs bataillons sont aisément rompus, surtout par le choc des chevaux.

Rien n'égale leur dévouement à leur inga. Jamais on n'a pu tirer d'eux, ni par les menaces ni par les tortures, aucun renseignement sur ses projets ni sur le lieu où il faisait son séjour. On ne peut non plus leur faire découvrir les trésors cachés, comme le prouve celui qui est au milieu de Cuzco, que j'ai vu de mes yeux et dont je n'ai pu m'emparer. Mon malheureux sort m'a toujours empêché de retourner dans cette ville. Si j'avais pu le faire, je ne traînerais pas le reste de mes vieux jours dans la pauvreté.

CHAPITRE XVII.
Mort du marquis Pizarro.

J'ai déjà dit quel était le malheureux sort des amis d'Almagro. On les avait dépouillés de tout, et on ne leur permettait pas même de s'éloigner pour chercher une meilleure fortune. Ils étaient si pauvres au milieu de la richesse générale, que douze d'entre eux qui habitaient une petite maison dans le faubourg de Lima ne possédaient qu'un seul manteau, dont ils couvraient alternativement leurs haillons quand ils allaient par la ville. Moi-même je n'avais pour me vêtir que les étoffes communes que fabriquent les Indiens, et j'étais obligé de vivre de racines, de fruits et de chicha, espèce de bière qu'on fabrique avec du maïs. Nous n'avions pas même l'espérance d'obtenir justice en Espagne. Le marquis avait défendu qu'aucun de nous s'embarquât, et avait envoyé à la cour son frère Hernando, pour distribuer de riches présents à toutes les personnes influentes, et raconter à sa manière tout ce qui s'était passé. Mais Dieu et sa sainte mère ne permirent pas qu'il aveuglât le conseil. Il fut renfermé dans la forteresse de Medina del Campo, où il resta plus de vingt ans.

Nous nous rassemblions quelquefois pour nous raconter nos misères, et, n'y voyant pas de terme, nous résolûmes de tuer le marquis et de proclamer à sa place le fils d'Almagro, encore jeune, mais qui promettait d'avoir un jour les vertus de son père. Nous avions résolu d'assaillir Pizarro au sortir de la messe, mais les saints qui nous protégeaient nous épargnèrent ce sacrilége. Au moment de partir, nous apprîmes qu'il ne s'y était pas rendu, sous prétexte qu'il était malade. Nous fûmes très effrayés, et nous crûmes tout découvert. Beaucoup d'entre nous parlaient de se séparer et d'attendre une meilleure occasion, quand Juan de Herrada, s'élançant vers la porte, s'écria: Si nous hésitons nous sommes perdus, dès ce soir nous serons dénoncés; je vous déclare que si vous ne me suivez pas pour exécuter immédiatement notre projet, je vais tout déclarer au marquis pour me soustraire au supplice qui nous attend.

Il n'y avait donc plus à hésiter. Tirant nos épées et criant: Vive le roi, et meure le mauvais gouvernement! nous nous élançâmes vers la maison qu'habitait Pizarro. Herrada, apercevant l'un de nous qui faisait un détour pour ne pas traverser une flaque d'eau qui se trouvait au milieu de la place, le renvoya en lui disant: «Comment! nous allons nous baigner dans le sang, et tu as peur de te mouiller les pieds?» La porte de la maison du marquis était heureusement ouverte; on entendait le bruit que nous faisions sur l'escalier. Quelques uns de ses amis, qui avaient dîné avec lui, se voyant sans armes, sautent par une fenêtre et s'enfuient à travers le jardin. Il ne resta auprès du marquis que son demi-frère Martin de Alcantara, Francisco de Chaves, et deux petits pages.

Chaves entr'ouvrit la porte pour nous demander ce que nous voulions; il fut à l'instant percé de plusieurs coups d'épée. Nous lui passâmes sur le corps, et nous aperçûmes le marquis se faisant boucler son armure par son frère. Nous nous élançâmes vers lui en criant: Mort au tyran! Je dois dire que tous deux se défendirent comme des gentilshommes castillans. Plusieurs de nos amis furent blessés. Alcantara me donna un coup de tranchant sur le bras, mais au même instant je lui plantai ma dague dans la poitrine. Le coup fut tellement violent, que le pied me glissa dans le sang; je tombai, et mes amis, me croyant mort, chargèrent le marquis avec une nouvelle violence. Celui-ci se défendait comme un lion; mais, ayant passé son épée au travers du corps de Narvaez, il ne put la retirer assez vite, et tomba percé de plusieurs coups. Il eut à peine le temps de tracer sur le sol une croix avec son sang; il l'embrassa et rendit le dernier soupir.

Aussitôt nous nous répandîmes dans la ville en brandissant nos épées teintes de sang et en criant: Le tyran est mort, vive le roi et Almagro. La maison du marquis et celles de ses principaux partisans furent mises à sac; nous y trouvâmes des trésors immenses, et qui nous dédommagèrent de nos misères passées. L'or y était dans une telle abondance qu'on dédaignait d'emporter l'argent. Les partisans de Pizarro cherchèrent à se réunir pour le venger, et l'on en serait venu aux mains dans toutes les rues de la ville, si les religieux n'étaient sortis avec le saint sacrement. Tous ceux qui se trouvaient sur leur passage les accompagnèrent dévotement après s'être agenouillés; de cette manière l'effusion du sang fut arrêtée, et l'ordre fut rétabli dans la ville.

Ainsi périt le conquérant du Pérou et le meurtrier d'Almagro. Après avoir vengé mon ami, je ne pus me défendre de verser quelques larmes sur celui qui nous avait si souvent conduits à la victoire. Ce sentiment était général parmi nous, et beaucoup se firent, comme moi, un devoir d'employer la dîme de ce qu'ils avaient pris dans sa maison à faire dire des messes pour le repos de son âme. Son corps fut enterré secrètement par deux de ses domestiques, enveloppé dans un vieux manteau qu'on leur donna par charité; mais on m'a raconté que, depuis peu de temps, on lui a élevé un somptueux monument dans la cathédrale de Lima.

CHAPITRE XVIII.
Gouvernement d'Almagro le fils. Bataille de Chupas.

Après avoir donné à la joie les premiers moments de notre délivrance, nous nous empressâmes d'envoyer dans tout le Pérou la nouvelle de ce qui s'était passé. Les partisans des Pizarro, et surtout Holguin, qui commandait à Cuzco, se soulevèrent contre nous. Nous serions venus à bout de les réduire; mais Dieu trouvait sans doute que nos péchés étaient bien grands, car il nous envoya un nouveau fléau en la personne du licencié Vaca de Castro, qui arriva d'Espagne presque au moment de la mort du marquis.

Le licencié Vaca de Castro était chargé de pleins pouvoirs de S. M. S'il était arrivé plus tôt il nous aurait sans doute fait rendre justice; mais en apprenant la mort du marquis, il se déclara contre nous, et ne voulut pas même entendre nos justifications. Comme tous les partisans des Pizarro avaient couru au devant de lui, il eut bientôt réuni une nombreuse armée. Dieu sait que nous n'avions aucune intention de nous révolter contre lui; mais Vaca de Castro n'était entouré que de gens qui lui demandaient vengeance, et nous dépeignaient comme les plus grands scélérats. Il fallut donc nous préparer à la résistance. Nous n'aurions pas même eu assez d'armes, si Mango inga, toujours fidèle à la mémoire d'Almagro, n'eût consenti à nous rendre l'artillerie et les arquebuses qui étaient tombées entre ses mains lors du siége de Cuzco. Il nous envoya également un nombre de guerriers choisis, commandés par son frère l'inga Paullo.

Les deux armées se rencontrèrent dans la plaine de Chupas. Notre parti se distinguait par des écharpes blanches, celui des Pizarro par des écharpes rouges. Le feu de notre artillerie fit éprouver à l'ennemi des pertes considérables, et la victoire semblait se déclarer pour nous quand Almagro, entraîné par la vivacité de l'âge, sortit de sa position pour attaquer la cavalerie ennemie, commandée par Caravajal. Il était parvenu à la mettre en déroute; mais, Vaca de Castro ayant profité d'un moment de désordre pour le charger en flanc avec sa réserve, notre cavalerie se débanda et entraîna l'infanterie dans sa fuite. Je fus moi-même renversé avec mon cheval, et je restai sur le champ de bataille sans pouvoir me relever. Le coucher du soleil mit fin au carnage, et, pendant la nuit, les Indiens qui s'étaient tenus cachés dans les forêts pendant le combat vinrent comme des loups enragés mutiler et dépouiller les morts; ils égorgèrent tous les blessés qu'ils découvrirent; heureusement j'étais parvenu à me traîner dans un épais buisson, et, au milieu de l'obscurité, ils ne m'aperçurent pas.

Tous ceux de nos malheureux compagnons, le jeune Almagro lui-même, qui tombèrent entre les mains de Vaca de Castro, furent mis à mort sans pitié; leurs propriétés furent distribuées aux vainqueurs. Heureusement pour moi, je fus près de deux jours sans pouvoir me relever, et, quand je fus en état de le faire, le champ de bataille était désert; il n'y avait de vivant autour de moi que des bandes de vautours occupés à dévorer les cadavres des hommes et des chevaux. Je gagnai avec bien de la peine un village indien, où quelques uns des guerriers de Paullo inga avaient déjà trouvé un refuge. Heureusement ils me reconnurent pour un des leurs, de sorte que les Indiens m'épargnèrent, tandis qu'ils étaient impitoyables envers tous les blessés du parti des Pizarro.

Je passai quelques semaines dans ce village. Un Indien que j'avais envoyé pour savoir ce qui se passait revint m'annoncer que Vaca de Castro avait ordonné, sous les peines les plus sévères, de lui livrer tous les partisans d'Almagro, et qu'il faisait exécuter impitoyablement tous ceux qui tombaient entre ses mains. Je ne savais que devenir. Rentrer au Pérou, c'était courir à une mort certaine; rester au milieu des Indiens, c'était traîner une vie misérable que terminerait une mort sans confession. Je résolus donc à tout hasard de me diriger vers le nord, et, si je pouvais gagner un des ports du golfe du Mexique, de m'embarquer de là pour l'Espagne.

CHAPITRE XIX.
Voyage de l'auteur jusqu'à Sainte-Marthe.

Protégé par les Indiens, je gagnai d'abord la ville de Quito et ensuite la province de Popayan, qui avait jadis été conquise par Sebastian de Benalcazar. Je passai près d'un an à faire cette route. L'Indien qui me conduisait, nommé Chuspa, avait été chasqui ou courrier au service de l'inga. Il connaissait très bien tout le pays, et me faisait éviter tous les endroits habités par des Espagnols, qui m'auraient livré à mes ennemis. Nous souffrîmes souvent de la faim, et pendant tout ce temps nous ne mangions presque que des serpents, des grenouilles, des racines et l'écorce de certains arbres qu'il connaissait, et dont le goût ressemble à celui de la cannelle.

Quand nous approchâmes de Popayan, dernière limite des états de l'inga, mon guide me déclara qu'il ne pouvait me conduire plus loin, le pays lui étant complétement inconnu. Je me décidai donc à entrer dans la ville, et mon premier soin fut d'aller entendre une messe et de me confesser. Je m'approchai d'un religieux de la Merci, et, à mon grand étonnement, quand il m'eut adressé la parole, je reconnus ce Maldonado que j'avais laissé à Ceuta, marié avec la belle Juive. Nous nous racontâmes nos aventures. Maldonado se conduisit envers moi en véritable ami. Il me dit que je ne serais pas en sûreté à Popayan, mais qu'il allait partir pour Santa-Fé de Bogota, dans le pays des Muyzcas, et qu'il m'emmènerait avec lui. En attendant, il me cacha dans son couvent.

Le voyage de Popayan à Santa-Fé passe pour rude et difficile; mais ce n'était rien après toutes les fatigues que j'avais éprouvées. Don Alonso Luis de Lugo, gouverneur de ce pays, que l'on avait surnommé la Nouvelle-Grenade, me fit une très bonne réception. Je l'accompagnai dans une expédition contre les Indiens Muzos, dont le pays est célèbre par ses mines d'émeraudes. Mais nous perdîmes beaucoup de monde dans cette occasion, sans avoir pu les soumettre. Il fallut y renoncer pour envoyer des secours sur la côte: elle était alors menacée par des corsaires français, qui avaient pillé et brûlé Sainte-Marthe et Carthagène. Je profitai de cette occasion pour me rapprocher de l'Espagne, où j'avais dessein de retourner.

Pendant notre marche nous entendîmes parler d'une nation appelée les Tayronas. On nous raconta que dans leur temple on voyait des images du soleil et de la lune en or et en argent. Nous résolûmes de nous emparer de ce village, qui était entouré d'une triple rangée de palissades tournant sur elles-mêmes comme un colimaçon, et ne laissant au milieu qu'un passage fort étroit. Nous l'attaquâmes au milieu de la nuit. Les Indiens firent une courageuse résistance, et nous n'y pénétrâmes qu'après avoir perdu un assez grand nombre des nôtres. Mais quand nous entrâmes dans le temple, le soleil et la lune s'étaient éclipsés, soit qu'ils n'eussent jamais existé, soit que les Indiens les eussent emportés. Mon seul bénéfice dans cette affaire fut un coup de flèche dans la cuisse. Heureusement qu'elle n'était pas empoisonnée. J'en fus quitte pour boiter pendant quelque temps, tandis que j'ai souvent vu des Espagnols mourir dans d'affreuses convulsions après avoir été blessés par les flèches de ces sauvages.

Arrivés à Sainte-Marthe, nous trouvâmes la ville dans le plus déplorable état. Les corsaires de la Rochelle l'avaient réduite en cendres après l'avoir pillée. Les habitants s'étaient enfuis dans les bois à leur approche, mais ils y étaient revenus après leur départ, et y avaient construit quelques huttes en branchages. Je m'y embarquai sur un vaisseau destiné pour la Corogne, qui eut bien de la peine à se procurer les vivres nécessaires pour la traversée, tant ils étaient rares dans la ville. Après quelques jours de navigation nous nous trouvâmes au milieu des corsaires français. Notre vaisseau était trop faible pour essayer de se défendre. Nous tombâmes donc entre les mains des hérétiques, qui nous conduisirent à la Rochelle.

CHAPITRE XX.
Mariage de l'auteur; son retour à Jaen sa patrie.

Nous arrivâmes en quelques semaines à la Rochelle. C'est une ville très forte, entourée d'un mur flanqué de hautes tours. Les habitants sont devenus très riches par le commerce. Ils sont nominalement sous l'autorité du roi de France, mais par le fait ils se gouvernent en république. Cette ville est infectée d'hérésie, et les sectateurs de Calvin en ont expulsé les catholiques. Aussi ils haïssent les Espagnols, et leurs vaisseaux ne les épargnent pas quand ils les rencontrent dans leurs courses. Ils ont successivement pillé presque toutes les côtes du golfe du Mexique.

Je dois dire cependant que le capitaine du vaisseau dont j'étais le prisonnier se conduisit très bien à mon égard. Il me laissa mes hardes et quelques objets à mon usage. Mais comme cela ne m'aurait pas fait vivre long-temps, il me procura quelques leçons de mandoline, qui, si elles ne m'enrichissaient pas, me faisaient au moins subsister.

Parmi mes élèves se trouvait la fille d'un vieux marchand huguenot très riche. Ce n'était pas qu'il approuvât cet amusement, qu'il traitait de profane, mais il ne savait rien refuser à sa fille. Malgré cela elle trouvait sa maison un séjour bien triste; les sons de ma musique firent arriver l'amour dans son cœur, et, sur ma promesse de l'épouser, elle consentit à fuir avec moi la maison paternelle pour se réfugier en Espagne. Notre projet ne tarda pas à être mis à exécution. Nous fîmes une copieuse saignée à la caisse du beau-père, et grâce à la protection des saints, qui riaient sans doute de voir dévaliser un huguenot, nous arrivâmes à Bordeaux. Comme nous craignions d'être poursuivis par la justice, nous nous hâtâmes de quitter les terres de France. Aussitôt notre arrivée à Bilbao, je me hâtai de tenir à ma Catherine la parole que je lui avais donnée. Un Père de la Merci se chargea de la réconcilier avec la sainte église catholique, et nous donna ensuite sa bénédiction dans l'église de Saint-Isidoro.

Nous avions encore un bien long voyage à faire par terre; nous traversâmes Burgos, Madrid et les plaines de la Manche. En arrivant près d'Anduxar, nous fûmes attaqués par une troupe de ces Maurisques qui parcourent les Espagnes pour échapper aux édits, et complétement dévalisés. Après nous avoir fait toutes sortes d'outrages, ils nous abandonnèrent en nous attachant à des arbres, et nous aurions sans doute péri, sans une troupe de bohémiens qui passa par là quelques heures après et qui nous détacha. Nous avions tout perdu, et nous ne pûmes gagner Jaen qu'en demandant l'aumône de village en village. J'y rentrai après dix-huit ans, aussi pauvre que j'en étais parti. Mes parents n'étaient pas dans une position plus heureuse, et l'âge ajoutait encore à leurs souffrances. Ma pauvre femme ne put résister long-temps à ses chagrins, et je la perdis peu de temps après. Je fis, mais en vain, quelques efforts pour trouver de l'emploi. D'ailleurs mon caractère aventureux ne me permettait pas de jouir d'une vie tranquille. Je rêvais jour et nuit du trésor que je connaissais à Cuzco. Je pris donc la résolution de tenter encore une fois la fortune, et de retourner aux Indes.

Chargement de la publicité...