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Les aventures de Don Juan de Vargas, racontées par lui-même: Traduites de l'espagnol sur le manuscrit inédit par Charles Navarin

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TROISIÈME PARTIE.

CHAPITRE Ier.
L'auteur accompagne le roi D. Sébastien dans son expédition d'Afrique.

Le roi D. Sébastien, alors âgé de vingt-deux ans, était également remarquable par sa force et par sa valeur. Il pouvait être considéré comme le plus parfait cavalier de son royaume. On ne pouvait lui reprocher d'autre défaut que le désir si naturel à son âge de courir les aventures; il y était secrètement encouragé par le roi D. Philippe, son oncle, qui, le voyant encore sans enfants, n'aurait pas été fâché de le voir périr pour profiter de sa succession. Mais ce sont là de ces matières d'état dont les hommes prudents font mieux de ne pas parler.

Muley-Mohamed, roi de Maroc, chassé de son royaume, était venu le trouver et lui avait promis de se reconnaître pour son vassal s'il voulait d'aider à rentrer dans ses états. D. Sébastien avait réuni dans ce but une nombreuse armée, dans laquelle je parvins à obtenir une enseigne. C'était peu pour un ancien capitaine, mais beaucoup pour un fugitif.

Une flotte de plus de cent vaisseaux nous transporta en Afrique. Le jeune roi, sans vouloir écouter l'avis de ses officiers les plus expérimentés, s'avança rapidement dans l'intérieur, et bientôt nous nous trouvâmes en présence d'une armée de plus de cent mille Maures, qui, se déployant en croissant, nous enveloppèrent complétement. Le roi essaya vainement de percer l'armée ennemie, à la tête de ses plus braves chevaliers. Nous fûmes mis dans une déroute complète. Le roi eut trois chevaux tués sous lui. Les Maures ne voulaient pas le tuer; ils ne le connaissaient cependant pas, mais le voyant couvert d'une brillante armure, ils le regardaient comme un prisonnier d'importance, et qui pouvait payer une riche rançon. Ils allaient même en venir aux mains entre eux, quand un chef lui fendit la tête en leur criant: «Comment! chiens que vous êtes, quand Dieu vous accorde une si brillante victoire sur les ennemis de notre foi, vous allez vous égorger pour la rançon d'un prisonnier!»

Tous les seigneurs portugais qui ne périrent pas dans la bataille tombèrent entre les mains des Maures, et ceux-ci exigèrent d'eux une rançon exorbitante. Un des plus heureux fut D. Antoine, prieur de Grato, qui, depuis, se fit proclamer roi de Portugal. Pris par un Maurisque renégat, il parvint à lui persuader que l'habit de chevalier de Saint-Jean était un habit monastique, et qu'il était très pauvre. Il s'entendit avec un juif, qui le racheta pour quelques ducats, et dont il fit ensuite la fortune. Les autres seigneurs furent obligés de payer cinq mille cruzades par tête. Quant à nous autres, nous fûmes rachetés en masse par le roi D. Henri, successeur de D. Sébastien, non sans avoir souffert toutes les misères imaginables, car on faisait si peu de cas de nous qu'on ne prenait pas la peine de nous nourrir. On nous jouait pour quelques maravedis, ou l'on nous échangeait contre les objets les plus vils. Qui m'eût dit que je vivrais assez pour voir échanger dix gentilshommes de nom et d'armes contre un porc ou un baudet?

Peu de temps après mon retour à Lisbonne, le roi cardinal Henri mourut, et, malgré les efforts de D. Antoine de Crato, le duc d'Albe, à la tête d'une armée de nos invincibles Castillans, prit possession du royaume au nom de S. M. Philippe II. J'étais fier de voir mon souverain ajouter une nouvelle couronne à celles qui ornaient son front, mais je n'étais pas pressé de retourner au château d'Ayamonte, en attendant qu'il plût à la chancellerie de Grenade de juger mon procès; je profitai donc de l'offre d'un marchand portugais, nommé Mendez de Silva, qui retournait à Goa et qui m'offrait un passage à bord de son vaisseau. Je n'avais pas prospéré dans le métier des armes. Je commençais à être d'un âge où l'on estime la richesse et la gloire pour ce qu'elles valent, et, n'espérant pas pouvoir retourner au Pérou, je résolus de tenter la fortune en me livrant au commerce des Indes, qui enrichit le Portugal et qui fait de Lisbonne la seule rivale de Séville.

CHAPITRE II.
Séjour de l'auteur à Goa.

La ville de Goa, métropole des possessions portugaises dans les Indes, renferme plus de 100,000 habitants. La grande ville de Mexico même n'avait pu me donner l'idée du luxe qui y règne. On n'y voit peut-être pas tant d'or et d'argent qu'à Mexico, mais on y rencontre à chaque instant des caravanes d'éléphants et de chameaux couverts de tapis précieux. Le moindre gentilhomme rougirait de s'y montrer autrement que dans un palanquin et suivi de quinze ou vingt esclaves vêtus de soie. Des navires richement chargés arrivent des points les plus éloignés des Indes et encombrent le port; en un mot, c'est une nouvelle Tyr, qui a sur l'ancienne l'avantage de voir tous les édifices publics surmontés de la croix, emblème de notre salut.

Mon protecteur, Mendez de Silva, passait pour un des plus riches marchands de la ville. Il était père d'une fille charmante; rien ne paraissait manquer à son bonheur. Mais c'était un nouveau chrétien, c'est-à-dire un de ces juifs qui ont fait semblant de se convertir, sous le règne du glorieux roi D. Emmanuel, pour ne pas être expulsés du Portugal. Il observait en secret les cérémonies de la loi de Moïse. Mais, malgré tous ses efforts, il ne put se cacher aux yeux de l'envie, et fut dénoncé à la sainte inquisition. Un matin, les alguazils entrèrent dans notre maison, s'emparèrent de tout ce qu'elle contenait, et nous traînèrent en prison.

Quelques jours après, Mendez, revêtu d'un san benito, faisait l'ornement d'un auto-da-fé, et tous ses biens étaient confisqués. Un des inquisiteurs, zélé pour la propagation de la foi, garda sa fille pendant quinze jours, afin de l'instruire dans notre sainte religion, et l'envoya ensuite dans un couvent de religieuses ursulines, offrir sa virginité à Dieu en expiation des péchés de son père. Quant à moi, comme j'étais vieux chrétien et que je ne possédais rien, l'inquisition me renvoya, après m'avoir fait faire amende honorable devant la porte de la cathédrale, pour avoir servi chez un juif.

Cette aventure me rendit le séjour de Goa désagréable. Je m'embarquai avec Thomas Lobo, dont le vaisseau était chargé de marchandises destinées à la grande foire qui se tient tous les ans à Malacca. Nous y arrivâmes sans encombre, et nous jetâmes l'ancre à côté d'une grosse jonque qui ne nous offrait rien de suspect. Cette sécurité fit notre malheur. Au milieu de la nuit, nous fûmes réveillés par des cris terribles: plus de cent Malais, armés d'épées empoisonnées, avaient envahi notre navire et massacré tous ceux qui se trouvaient sur le pont; ils avaient ensuite fermé les écoutilles, de sorte qu'il nous fut impossible de résister; ils ne nous laissaient sortir qu'un à un de l'entrepont et nous chargeaient de chaînes.

Cosa Geinal, qui les commandait, nous fit ensuite défiler devant lui. Il choisit tous ceux qui lui parurent de bonne défaite. Les autres eurent la tête tranchée et furent jetés à la mer. Il fit ensuite mettre le feu à notre navire, après en avoir tiré tout ce qui pouvait lui être utile. Sa joie ne fut pas de longue durée; notre navire brûlait encore quand un vaisseau commandé par Antonio de Sousa et armé de trente pièces de canon parut dans la rade. Reconnaissant le navire incendié pour Portugais, il ne douta pas que l'autre ne fût un pirate, le salua d'une volée de canon et ordonna l'abordage. Cosa Geinal, revêtu d'une armure de mailles, combattit bravement à la tête des siens. Sa valeur était telle qu'il fût peut-être parvenu à repousser les Portugais; mais, profitant de ce qu'on nous oubliait dans la chaleur du combat, je tirai de ma poche un couteau qu'on m'avait laissé, et, m'avançant lentement derrière lui, je lui coupai le jarret droit. Il tomba sur la face, et aussitôt les siens se débandèrent et se jetèrent à l'eau pour tâcher de gagner la rive à la nage. Mais comme elle était encore assez éloignée et qu'ils étaient embarrassés du poids de leur armure, ils se noyèrent presque tous. Sousa fit aussitôt pendre aux vergues de son navire tous les pirates, morts ou vifs, qui lui tombèrent entre les mains, et entra ainsi triomphant dans le port de Malacca.

CHAPITRE III.
Voyage de l'auteur à Borneo.

Ne pouvant distinguer nos marchandises de celles qui appartenaient aux pirates, Sousa prit le parti de garder le tout, de sorte que nous ne pûmes faire de grandes dépenses à la foire. Nous errions tristement, Lobo et moi, au milieu des boutiques de marchandises. Les théâtres, les bateleurs, les animaux savants, qui remplissaient toutes les places, attiraient à peine nos regards, quand il rencontra un de ses compatriotes nommé Fonseca. Celui-ci lui raconta qu'il était en grande faveur à la cour du sultan de Borneo, qui l'avait envoyé à Malacca pour acheter des marchandises d'Europe. Il nous proposa de l'accompagner, en nous assurant que ce prince aimait beaucoup les Européens. Comme notre sort pouvait difficilement devenir pire, nous acceptâmes sa proposition.

Le sultan de Borneo nous reçut très bien, et se montra très satisfait de ce que lui apportait Fonseca. Il nous fit revêtir de caftans d'honneur, et nous renvoya en nous promettant de nous élever au rang de mandarin. Le soir, nous causions, en buvant, de notre grandeur future, quand Lobo s'écria: Pourvu qu'il ne vienne pas à l'idée du sultan de nous demander d'embrasser le paganisme. Quant à moi, s'il me le propose, je lui répondrai que je veux mourir chrétien. Il me fera les plus belles offres, je les refuserai. Il me fera empaler, et j'obtiendrai la couronne du martyre. Qu'est-ce à dire? lui répliqua Fonseca. Il sied bien à un petit compagnon que j'ai tiré de la misère de vouloir avoir le pas sur moi! Tu diras, tu feras! Apprends que c'est à moi à porter la parole pour nous tous. C'est moi qui répondrai au sultan, et si nous sommes empalés, j'entends l'être le premier. Si je ne me fusse pas trouvé là, dans leur ferveur avinée ils en seraient venus aux coups, et j'eus toutes les peines du monde à mettre le holà.

Le lendemain, au lieu des récompenses que nous attendions, nous vîmes entrer des gardes qui nous chargèrent de fers et nous traînèrent devant le sultan. Voici ce qui causait notre disgrâce. Parmi les objets d'Europe que Fonseca avait achetés à la foire de Malacca, se trouvait une tapisserie de Flandre à personnages, représentant le sacrifice d'Abraham. Le grand-prêtre persuada au sultan que cette figure qui tenait le cimeterre levé était un personnage enchanté, et qu'il descendrait la nuit de la tapisserie pour le massacrer. Nous eûmes beaucoup de peine à le faire revenir de cette idée; mais, depuis cette époque, il nous traita toujours avec défiance, et parut aussi pressé de nous voir sortir de son île que nous étions peu désireux d'y rester.

Nous ne pouvions pardonner au grand-prêtre le tour qu'il nous avait joué; voici comment nous nous en vengeâmes. Les habitants de Borneo adorent un grand singe couvert de poils qui est de la grandeur d'un homme. Le matin d'une fête solennelle, je parvins à me glisser dans le temple, qui n'était autre chose qu'une vaste cabane en bambou, et je donnai au singe, qui les dévora avec avidité, des boulettes de sucre dans lesquelles j'avais mêlé des drogues purgatives. Au moment où le sultan, suivi de toute sa cour, se prosternait devant lui, l'animal se mit à faire des contorsions épouvantables, et, s'élançant sur les poutres qui soutenaient le toit, il inonda toute l'assemblée de ses malédictions. Le sultan lui-même ne fut pas épargné. A cette marque de la colère du dieu, tout fuit épouvanté. Nous avions bien de la peine à retenir nos rires; mais le grand-prêtre se tira d'affaire mieux que nous ne l'avions espéré: il sut persuader au peuple et au sultan qu'il fallait apaiser la colère du dieu par des présents, et ce fut lui qui eut tout le profit de mon invention.

Les habitants de Borneo sont très simples, et ce pays serait d'une conquête facile, car ils ont un grand respect pour les blancs, qu'ils regardent comme une race supérieure. Ils disent que, quand le grand singe eut créé le premier homme, celui-ci eut trois fils. Un jour, ses trois enfants pénétrèrent dans le jardin du grand singe pour y voler des bananes. Celui-ci les ayant poursuivis avec un bâton, l'aîné se réfugia dans la maison: c'est pour cela qu'il a conservé la fraîcheur de son teint. Le second grimpa sur le toit, où il fut brûlé par le soleil: il est le père des races basanées. Le troisième se réfugia dans le four encore chaud: c'est pour cela que les nègres sont noirs et ont les cheveux crépus.

Une autre particularité des habitants de Borneo, c'est qu'ils traitent très mal leurs femmes et les méprisent. Ils répugnent même à épouser des filles vierges; quand un jeune époux trouve sa fiancée dans cet état, il dit que c'est une preuve que personne n'en a voulu, et quelquefois même il la répudie. Si les RR. PP. franciscains avaient une mission dans cette île, ils auraient bientôt rétabli la paix dans les familles.

CHAPITRE IV.
L'auteur se fait corsaire.

Un jour que je me promenais avec mes deux compagnons à quelque distance de la ville, nous aperçûmes une jonque chinoise qui s'approchait de la rive. Ceux qui la montaient descendirent à terre et s'assirent tranquillement sur l'herbe pour prendre leur repas. Nous vîmes que c'était une occasion que Dieu et sa sainte mère nous envoyaient; comme nous ne possédions autre chose que les habits que nous avions sur le corps, nos malles furent bientôt faites. Nous nous glissâmes derrière les buissons jusqu'à la planche que les Chinois avaient mise pour descendre à terre. Nous montâmes à bord, coupâmes les câbles, et un vent favorable nous éloigna de Borneo. Nous laissâmes les pauvres Chinois, qui jetaient des cris de désespérés, profiter des faveurs du grand singe.

Au bout de quelques jours, nous aperçûmes un navire portugais à l'ancre dans une petite baie. Nous nous hâtâmes de nous diriger de ce côté, et bientôt nous fûmes au milieu de nos compatriotes. Ils étaient commandés par Don Juan Botelho, gentilhomme portugais, qui, se croyant lésé par le nouveau gouverneur que le roi Philippe II avait envoyé à Goa, s'était décidé à exploiter la mer pour son compte. Il m'avait connu lors de l'expédition d'Afrique, et m'offrit d'être un de ses officiers. Je me hâtai d'accepter, car je m'étais aperçu que le commerce n'était pas mon fait: puisqu'il ne fallait compter que sur la fortune pour vivre, j'aimais mieux la chercher l'épée à la main que derrière un comptoir.

Botelho avait à son bord soixante Portugais et près de deux cents Malais, ce qui lui permettait de tenter de grandes entreprises; mais il manquait de vivres. Nous abordâmes donc quelques jours après à un port nommé Toubasoy, pour tâcher d'acheter des bestiaux. Le chef se montra très disposé à nous en vendre; il fit conduire sur le bord de la mer un troupeau de buffles, et s'éloigna après en avoir reçu le prix. Au moment où nous allions les embarquer, nous entendîmes le son d'une espèce de conque marine, et au même moment tous les buffles se précipitèrent comme des furieux dans l'intérieur du pays, sans qu'il fût possible de les arrêter. Ce rusé personnage les avait accoutumés à venir au son de cette conque recevoir une distribution de sel, de sorte qu'après avoir vendu et livré son troupeau aux navigateurs, il trouvait moyen de le ravoir. Ce commerce ne laissait pas d'être avantageux, mais nous résolûmes d'y mettre un terme et de ne pas être ses dupes.

Nous feignîmes de mettre à la voile; mais, au milieu de la nuit, au moment où il nous croyait bien loin, son village, cerné par nous, fut attaqué de tous les côtés. Nous y mîmes le feu en lançant dans les toits de paille des dards entourés de mèches allumées. Tout ce qui chercha à s'échapper tomba sous nos coups. Le pillage fut peu de chose, mais nous eûmes le plaisir de la vengeance. Quant au chef, qui tomba vivant entre nos mains, voici le châtiment que nous lui infligeâmes. Après l'avoir attaché à un poteau, nous tressâmes avec du coton ses longues moustaches et la houpe de cheveux qu'il avait au sommet de la tête; puis, après avoir enduit le tout d'un mélange de cire et de goudron, nous les allumâmes, de sorte qu'il avait l'air d'un candélabre à trois branches. Quand nous eûmes assez ri de la triste figure qu'il faisait, on jeta sur lui quelques brassées de roseaux, et bientôt le tout fut consumé.

Nous allâmes ensuite jeter l'ancre près de l'île Haynan, et nous prîmes quelques jonques chargées de riz et d'autres provisions, qui nous furent d'un grand secours. Nous eûmes soin de jeter à la mer ceux qui les montaient, pour qu'ils n'allassent pas jeter l'alarme dans le pays. C'est une bonne précaution. Plus d'une entreprise a échoué faute de l'avoir observée, et notre négligence fit manquer notre attaque contre l'île de Fan-si, comme on verra plus loin.

Au bout de quelques jours, nous vîmes arriver quatre barques peintes et dorées qui naviguaient au son des instruments: c'était la fille du gouverneur d'Haynan; elle allait au devant d'un jeune seigneur du pays qui devait l'épouser le jour même. Nous la laissâmes s'approcher, et quand les barques furent à portée de mousquet nous leur criâmes de se rendre. Il n'y avait pas moyen de faire autrement, Botelho prit pour lui la mariée, et nous distribua les jeunes filles qui l'accompagnaient. Il retint pour la manœuvre vingt Chinois des plus robustes, et mit le reste en liberté. Le lendemain, nous rencontrâmes la flottille du marié, qui s'avançait toute pavoisée de bannières de soie; nous l'arrêtâmes également, et pour le dédommager de la perte des présents de noce, que nous gardâmes, nous lui rendîmes sa fiancée et ses compagnes, en lui assurant que nous les avions toujours respectées, ce qu'elles ne manquèrent pas de confirmer, de sorte qu'il partit enchanté de notre générosité. Botelho, qui n'était pas cruel, crut pouvoir lui donner la vie, parce que nous allions quitter ces parages.

CHAPITRE V.
Expédition contre Fan-si.

Après avoir navigué pendant plusieurs jours le long de la côte, nous aperçûmes une ville considérable. Le patron d'une petite barque que nous arrêtâmes nous dit qu'elle se nommait Han-Tong et qu'on y tenait dans ce moment une foire importante. Nous ne pouvions trouver une meilleure occasion pour nous défaire de notre butin: aussi Botelho nous fit-il réciter les litanies de la Vierge et dire notre chapelet pour remercier le Ciel, qui nous protégeait si visiblement. Nous nous hâtâmes de nous défaire de nos marchandises, pour lesquelles on nous remit plus de 50,000 taels en lingots d'argent; puis, nous apercevant que nous commencions à exciter les soupçons des autorités, nous remîmes à la voile.

Quelques jours après, nous rencontrâmes un corsaire chinois, nommé Yam-ti. Ce corsaire avait habituellement des rapports avec les Portugais, il nous proposa d'associer notre fortune à la sienne pour entreprendre une expédition contre l'île de Fan-si. Il nous assura que cette île, située à peu de distance de la côte, n'était occupée que par un temple desservi par quelques bonzes, et qui renfermait les tombeaux des anciens rois de la Chine: ils étaient, disait-il, couverts de lames d'or et remplis d'immenses richesses. Botelho ne se fit pas faire deux fois une pareille offre, et nous naviguâmes de conserve en nous dirigeant vers le nord.

Après une longue attente, nous aperçûmes l'île que nous cherchions. Elle est fort petite et entourée d'un mur de terrasse. De distance en distance s'élèvent des idoles en cuivre, de la forme la plus grotesque; elles tiennent dans leurs mains des chaînes du même métal qui les réunissent les unes aux autres, de sorte qu'elles forment une espèce de guirlande autour de l'île. Derrière ces idoles, nous vîmes briller au soleil les pointes dorées des temples et des pagodes, dont les murs étaient revêtus de porcelaines de diverses couleurs.

Botelho descendit dans la chaloupe avec moi et trente soldats bien armés. Nous arrivâmes bientôt au pied d'un escalier de marbre rouge, qui conduisait au sommet de la terrasse; nous le montâmes, et nous nous trouvâmes dans un bois d'orangers fort épais. Persuadés, par le silence qui régnait autour de nous, que Yam-ti nous avait dit la vérité en nous assurant que l'île n'était gardée que par quelques bonzes, et que sa réputation de sainteté faisait toute sa défense, nous nous avançâmes, et nous trouvâmes bientôt une espèce d'ermitage peint et doré, dans lequel se trouvait un vieillard à barbe blanche, si âgé qu'il pouvait à peine se traîner. Il était vêtu d'une longue robe de damas jaune, et coiffé d'une espèce de mitre. Il fut si effrayé en voyant entrer une troupe de gens armés, qu'il tomba presque sans connaissance. On parvint à le rassurer, et les réponses qu'on en obtint convainquirent Botelho que l'île renfermait d'immenses richesses et qu'elle était presque déserte. Satisfait de ces renseignements, et voyant la nuit s'approcher, il retourna à bord pour faire commencer le pillage au point du jour; mais il commit la faute énorme de ne pas tuer le vieil ermite, ou du moins de ne pas l'emmener avec lui.

Les heureuses nouvelles apportées par notre chef ne tardèrent pas à se répandre à notre bord, et l'espérance du butin que nous devions faire le lendemain nous empêchait de fermer l'œil. Tout d'un coup notre attention fut attirée par un bruit effroyable de cloches et de gongs. L'île entière paraissait illuminée par des feux que l'on avait allumés de tous les côtés. Sans nul doute nous étions découverts. Le vieil ermite, que nous avions eu la faiblesse d'épargner, avait sans doute trouvé assez de force pour se traîner à la maison principale des bonzes et donner l'alarme. Bientôt les gongs retentirent et les feux brillèrent également tout le long de la côte: il n'était pas douteux qu'au point du jour nous serions attaqués. La quantité immense des feux que nous apercevions nous faisait assez connaître que nous aurions affaire à une population très considérable. Notre seule ressource était donc de lever l'ancre au plus vite. Nous partîmes en rugissant de colère et en nous arrachant la barbe d'avoir manqué une si belle occasion de nous enrichir, sans coup férir, pour le reste de nos jours. J'observai que, dans notre ardeur du pillage nous avions eu le tort de ne pas promettre la dîme du butin à un saint qui nous aurait protégés, et c'est sans doute à cause de cela que le démon protecteur de ces païens prévalut contre nous.

CHAPITRE VI.
L'auteur devient prisonnier des Tartares.

Un malheur ne vient jamais sans l'autre, et l'expérience nous le prouva, car à peine étions-nous éloignés d'une vingtaine de lieues de l'île de Fan-si, que nous fûmes assaillis par une violente tempête, qu'on appelle dans ce pays un typhon. Notre navire ne put y résister long-temps, quoique pour l'alléger nous eussions lancé à la mer nos canons et presque toutes nos richesses; il fut jeté sur un rocher et mis en pièces en peu d'instants par la violence des vagues. Sept d'entre nous échappèrent seuls au naufrage qui engloutit tous nos compagnons. Nous trouvâmes sur le sable le corps de Botelho, auquel nous creusâmes une fosse avec nos mains. Après l'avoir enterré de notre mieux, nous plaçâmes sur sa tombe une petite croix de bois.

Nous marchâmes pendant toute la journée, et vers le soir nous arrivâmes à un petit village habité par des pêcheurs chinois. Ils nous donnèrent un peu de riz et nous assurèrent qu'à quelque distance dans l'intérieur se trouvait une grande ville appelée Quam-ti. Nous nous y rendîmes, et les Chinois nous y laissèrent assez tranquilles, mais sans nous faire la moindre charité; nous étions réduits pour subsister à aller chercher du bois dans une forêt voisine. Un jour j'aperçus à la porte d'une maison un vieillard qui me fit signe d'entrer. Je me défiais de lui, quand, tirant de sa poitrine une petite croix d'argent, il me la fit apercevoir à travers ses doigts. Je me jetai aussitôt entre ses bras, joyeux de reconnaître un chrétien; il m'étonna bien davantage en m'adressant la parole en langue portugaise. Cet homme me raconta qu'il avait fait naufrage sur cette côte bien des années auparavant, et s'était marié dans cette ville, où il jouissait d'une honnête aisance; mais depuis cette époque c'était la première fois qu'il avait la joie de voir un compatriote et un chrétien.

Moscoso, c'était son nom, nous combla de bienfaits, mes compagnons et moi, et s'occupa activement de nous trouver de l'emploi. Quant à moi, je m'avisai de dire que j'étais médecin, et, appliquant aux Chinois quelques remèdes de vétérinaire que j'avais appris lorsque je servais dans la cavalerie allemande, j'étais en passe de faire une jolie fortune, quand tout d'un coup la terreur se répandit dans la ville. On apprit qu'un corps de cinquante mille cavaliers tartares avait franchi la grande muraille, et qu'après avoir défait l'armée chinoise il se dirigeait sur Quam-ti.

En effet, au bout de quelques jours nous aperçûmes dans la plaine les bannières tartares, écartelées de vert et de blanc. Le gouverneur de la ville, suivi des principaux habitants, alla se jeter aux pieds du général tartare, en le suppliant de recevoir la ville à merci. Celui-ci, sentant le besoin de faire reposer son armée, y consentit assez gracieusement.

Le lendemain, les Tartares ouvrirent une espèce de marché, et vendirent à vil prix tout ce qu'ils avaient pillé sur leur route. Ils avaient enfermé dans des sacs toutes les femmes dont ils avaient pu s'emparer, et, pour s'assurer le débit de toute leur marchandise, ils ne permettaient pas de regarder dans le sac, qu'ils vendaient sur le pied d'un quart d'écu. Je voulus prendre part à cette espèce de loterie; j'achetai un sac, et, l'ayant ouvert à mon arrivée chez moi, je fus stupéfait d'en voir sortir une vieille femme toute décrépite. J'allais dans ma colère jeter mon acquisition dans la rivière, quand cette femme me raconta qu'elle appartenait à une des principales familles de Quam-ti, et me pria de la conduire chez un riche marchand: sur son ordre, il n'hésita pas à me compter mille taels. Ravi de cette aubaine, je voulus tenter de nouveau la fortune; j'allai acheter une quantité de sacs, que je fis charger sur une charrette. Mais, en déballant mon emplette, je ne trouvai que des paysannes, dont cinq ou six seulement étaient passables. Je gardai seulement ces dernières; mais, comme elles se disputaient toute la journée, je finis par les mettre à la porte à coups de fouet.

Au bout de quelques jours, le général tartare, nommé Natim-Khan, ayant appris qu'il y avait dans la ville des étrangers venus d'un pays très éloigné, me fit appeler, et m'adressa beaucoup de questions sur le Portugal. Je lui répondis de manière à ne pas exciter sa méfiance, mais cependant de manière à lui donner une haute idée de mon pays. Aussi me traita-t-il avec une faveur qui fut encore augmentée quand je lui eus rendu un signalé service, dont il sera question au chapitre suivant.

CHAPITRE VII.
Séjour de l'auteur auprès de Natim-Khan.

Les Tartares avaient remporté plusieurs grandes victoires sur les Chinois, et conquis déjà la moitié du pays. L'empereur avait levé une nouvelle armée, et s'avançait contre eux à marches forcées. Natim-Khan ne laissait pas d'être inquiet; ce n'était pas qu'il ne méprisât avec raison les troupes du céleste empire: elles étaient hors d'état de lui résister, mais il redoutait les éléphants, dont les Chinois avaient un grand nombre, parce que les chevaux craignent ces animaux, qui mettent facilement en déroute la cavalerie tartare.

Natim-Khan me demanda si je ne connaissais pas quelque moyen d'effrayer les éléphants, et voici ce qu'il fit d'après mon conseil. L'armée chinoise s'avançait contre nous au nombre de cent mille combattants, précédée de cent vingt éléphants rangés sur une seule ligne. Natim-Khan fit charger deux cents chameaux de fagots de paille et autres matières combustibles; il les fit enduire de goudron depuis la tête jusqu'aux pieds; puis, après y avoir mis le feu, il les lança contre les éléphants. Ceux-ci, effrayés de cet incendie mobile, firent volte face, et, sans que leurs conducteurs pussent les arrêter, ils foulèrent sous leurs pieds l'infanterie chinoise. Natim-Khan la fit alors charger par ses Tartares, et en peu d'instants il fut maître du champ de bataille.

Après cette victoire, les Tartares marchèrent sur Nankin, et s'en emparèrent. Ce qu'on remarque de plus curieux dans cette ville, c'est une tour de la hauteur des clochers d'Europe les plus élevés, toute couverte en porcelaine. On y a suspendu une multitude de clochettes dorées, dont le son produit une espèce de carillon quand elles sont agitées par le vent. Cette ville renfermait alors plus de cinq cent mille habitants, et passait pour la plus commerçante de la Chine.

Je ne fus pas moins utile à Natim-Khan lors de la prise d'un château fort près de Nankin, où l'élite des troupes chinoises s'était retirée. Je fis remplir un chariot de sacs de noix, et je m'avançai déguisé en paysan chinois, suivi de plusieurs autres chariots dans lesquels étaient cachés des soldats tartares. En arrivant à la porte, j'eus soin, en arrêtant mon chariot pour que les Chinois pussent le visiter, de le placer dans la porte de manière à ce qu'on ne pût la fermer. Pendant la visite, je déliai un des sacs, de sorte que les noix se répandirent de tous les côtés. Les Chinois se précipitent pour les ramasser; les Tartares alors s'élancent hors des chariots le sabre à la main, et font main basse sur eux. Une fois maîtres de cette porte, nous donnâmes entrée à un corps de Tartares, qui attendait le résultat à peu de distance. Les Chinois se comportèrent bravement dans cette occasion; ils se firent tous tuer.

Natim-Khan fut très satisfait de ce succès. Il me fit promener dans les rues de Nankin monté sur un cheval blanc et revêtu d'une pelisse d'honneur, et me donna le quart du butin qui fut fait dans la forteresse. Je me trouvai donc riche de 10,000 onces d'or et de 50,000 d'argent. Désireux de retourner en Espagne, où je pouvais vivre avec cette fortune à l'égal des plus grands seigneurs, je demandai et j'obtins mon congé, quoique Natim-Khan fît tous ses efforts pour me retenir. Il m'offrit même de me créer mandarin de la première classe; peut-être aurais-je accepté s'il y avait eu des prêtres catholiques à sa cour. Mais comment rester dans un pays où je ne pouvais ni entendre la messe, ni me confesser à l'heure de la mort?

Parmi les ambassadeurs des rois vassaux de la Chine qui étaient venus à la cour de Natim-Khan l'assurer de la soumission de leur maître, se trouvait un envoyé du roi du Tonquin. Comme mon intention était de gagner Malacca, j'obtins de Natim-Khan un ordre pour cet envoyé de me conduire à la cour du roi son maître, et de protéger le reste de mon voyage. Quand je pris congé de lui, il m'embrassa les larmes aux yeux, et m'appela son ami; il me donna encore tant d'étoffes et d'objets précieux, que je pus en charger plusieurs chameaux.

CHAPITRE VIII.
Séjour de l'auteur au Tonquin.

Le voyage fut long, mais sans incidents remarquables. Le roi du Tonquin, aussitôt qu'il eut appris de son ambassadeur que j'étais un des amis de Natim-Khan, me fit la réception la plus brillante. Il vint au devant de moi à deux lieues de la ville, monté sur un éléphant richement caparaçonné, et m'y fit asseoir à côté de lui. A droite et à gauche s'avançait sur deux files une garde formée des plus belles femmes du pays, revêtues d'armures dorées, et portant des couronnes de plumes d'autruche; en tête marchaient des joueurs d'instruments, précédés de crieurs qui répétaient: Honneur et gloire à l'ami du grand Natim-Khan, le vainqueur du grand dragon de la Chine.

A mon arrivée, le roi me donna un palais avec de nombreux esclaves pour me servir; ses éléphants, ses chevaux, tout était à mes ordres, et trois fois par jour on me servait un festin somptueux. Tantôt le roi me menait à de grandes chasses, tantôt on exécutait devant moi des danses et des comédies. Je me plaisais tellement dans ce contraste avec la vie misérable que j'avais toujours menée, que je commençais à oublier l'Espagne. Mais ma sainte patronne veillait sur moi, et le châtiment du ciel ne se fit pas attendre.

Un matin, les gardes du roi entrèrent dans mon palais et me traînèrent devant lui chargé de chaînes. Il venait d'apprendre que les Chinois s'étaient révoltés, et qu'après avoir tué Natim-Khan ils avaient mis son armée en déroute. Alors le vainqueur du grand dragon ne fut plus qu'un chien de Tartare, et son ami qu'un misérable espion. Le roi, après m'avoir accablé d'injures, me fit attacher à un poteau où l'on m'exposa aux mouches après m'avoir frotté de miel. J'avais déjà subi ce supplice pendant plus d'une heure et j'étais sur le point d'y succomber, quand on vint me détacher pour me jeter dans un cachot.

La nuit, une vieille esclave vint me trouver et me dit que le roi m'avait accordé la vie sur les instances d'une de ses parentes. Elle ajouta que Soleil-de-Beauté, c'est ainsi qu'elle la nommait, m'avait aperçu à travers une jalousie, et était devenue éprise de ma personne; elle prétendait avoir des droits à la couronne, et m'offrait de m'épouser si je voulais la conduire à la cour du roi d'Arracan, son oncle, qui lui avait promis de les faire valoir. Le bruit des exploits des Portugais dans l'Inde était arrivé jusqu'à ses oreilles, et elle ne doutait pas de la victoire si je voulais me mettre à la tête de son armée.

L'homme qui se noie ne choisit pas la branche à laquelle il s'accroche. On peut donc se figurer si j'hésitai à accepter cette proposition. Le lendemain, au milieu de la nuit, la même esclave, qui avait sans doute gagné les gardes, me conduisit vers une petite barque couverte dans laquelle m'attendait ma future épouse. Dès que j'y fus entré la barque s'éloigna à force de rames. Je me précipitai aux pieds de la princesse et lui fis mille protestations d'amour et de reconnaissance, qu'elle accueillit assez bien. Quand le jour fut venu, je la suppliai de rendre mon bonheur complet en ôtant son voile. Elle y consentit après avoir fait quelques façons, et je découvris, à mon grand étonnement, que Soleil-de-Beauté était une petite vieille de soixante et dix ans, fort peu ragoûtante. Bien qu'elle m'eût sauvé la vie, je ne savais si je devais être satisfait de mon marché.

Heureusement ses droits à la couronne du Tonquin étaient plus clairs que ses yeux. Quand nous fûmes arrivés à Arracan, le roi se montra très disposé à les soutenir, mais à son profit. Il l'épousa en grande pompe, la relégua dans le vieux sérail, et déclara la guerre au roi du Tonquin pour faire valoir les droits de sa nouvelle épouse. Quant à moi, il voulait d'abord me faire empaler comme criminel de lèse-majesté, mais enfin il céda aux prières de Soleil-de-Beauté, qui lui jura que je l'avais toujours respectée. Cela était parfaitement vrai, et je n'avais pas eu besoin d'invoquer ma sainte patronne pour conserver ma chasteté dans cette occasion. Le roi me fit donc donner quelques écus, en m'ordonnant de sortir sur-le-champ de ses états et de n'y jamais rentrer. J'acceptai avec reconnaissance, et je me mis en marche en compagnie d'un bonze mendiant qui se rendait au Pégu, et qui pour un écu consentit à me servir de guide.

CHAPITRE IX.
Guerre pour un éléphant blanc.

Nous marchâmes pendant plusieurs semaines à travers d'immenses forêts de bambous, dans lesquelles l'on ne rencontre que de rares villages; peu à peu le pays devint plus peuplé, et enfin nous approchâmes de Pégu, dont les environs sont très riches et très bien cultivés. Le roi, qui avait déjà eu quelques rapports avec les Portugais, me reçut avec bienveillance et m'offrit de l'emploi dans une armée qu'il levait pour repousser les attaques du roi de Siam.

Le sujet de cette guerre était un éléphant blanc que possédait le roi du Pégu, et qui était adoré comme un dieu; il était dans une magnifique écurie ornée d'ivoire et de porcelaine; on lui donnait à boire dans des seaux d'argent, et ceux qui le servaient lui présentaient sa nourriture à genoux, dans des plats d'or. La possession d'un animal de cette espèce était considérée comme d'autant plus précieuse, qu'elle donnait au prince qui en jouissait une espèce de suprématie sur les rois voisins. C'était pour cela que le roi de Siam mettait tant d'importance à l'enlever à celui du Pégu, beaucoup moins puissant que lui.

Il le lui avait donc fait demander par un ambassadeur. Celui-ci se distingua par un trait que je veux citer ici. Quand il entra dans la salle d'audience, il s'aperçut qu'on n'avait pas préparé de siége pour lui; sur un signe qu'il fit, un de ses esclaves se courba en avant en s'appuyant sur les mains. Il s'assit tranquillement et prononça son discours, dans lequel il menaçait le roi du Pégu de la vengeance de son maître s'il ne consentait à lui céder l'éléphant blanc; mais ce dernier, comptant sur la protection du dieu, le refusa sèchement. L'ambassadeur se retira, et, comme on lui faisait observer qu'il laissait son esclave au palais, il répondit avec hauteur: Les ambassadeurs du roi mon maître n'ont pas l'habitude d'emporter leur siége.

Malgré tous ses efforts, le roi du Pégu n'avait pu réunir qu'une armée beaucoup moins nombreuse que celle de son ennemi; sa défaite était donc imminente sans un expédient que je lui suggérai. Il fit apporter dans son camp une immense quantité d'une espèce d'eau-de-vie fabriquée avec du riz; puis, à la première attaque des Siamois, il fit semblant de s'enfuir dans une déroute complète. Les Siamois se mirent aussitôt à piller son camp et à s'enivrer: c'était ce que j'avais prévu. Quand ils furent bien remplis d'eau-de-vie, nous les attaquâmes de nouveau et nous en fîmes une horrible boucherie; le roi de Siam lui-même fut fait prisonnier, et le roi de Pégu le condamna à nettoyer les ordures de l'éléphant blanc dont il avait voulu s'emparer. Ce malheureux roi n'avait pour vivre que le petit commerce qu'il faisait en vendant ces ordures aux dévots de la classe du peuple, qui les considéraient comme des reliques.

Je ne veux point passer sous silence un usage singulier des habitants du Pégu. Quand il y a plusieurs frères dans une famille, ils n'épousent qu'une seule et même femme. Tous les soirs chacun passe son dard à travers les fentes d'une natte qui forme les parois de la chambre; l'épouse commune en saisit un au hasard, et c'est son propriétaire qui a le droit de passer la nuit avec elle. Quand il y a plusieurs sœurs, elles n'épousent aussi qu'un seul mari; mais alors celui-ci a le droit de les prêter à ses amis, pourvu que ce soit gratuitement; si on peut lui prouver qu'il a reçu de l'argent pour cela, il est vendu, ainsi que ses femmes, au profit du roi. Il règne parmi eux une grande liberté de mœurs: aussi ce ne sont pas les enfants du roi qui héritent de la couronne, mais ses neveux, fils de ses sœurs; les Péguans disent que c'est la seule manière d'être certain que leur roi est bien réellement du sang royal. Cette idée ne me paraît pas mauvaise, et je ne sais si on ne ferait pas bien, en Espagne, de l'appliquer aux majorats de la grandesse: nous verrions moins de gentilshommes dégénérés.

Outre l'éléphant blanc, les Péguans adorent une idole qu'ils nomment Sommonocodon, et croient qu'elle accorde la fécondité aux femmes qui passent la nuit dans son temple. Je ne crois pas que le démon puisse faire de miracles, mais je dois avouer que pendant mon séjour dans ce pays j'ai vu souvent ce moyen réussir, surtout quand la femme était jolie, et le talapoint du temple jeune et vigoureux. Je regarde cependant cela comme une superstition: il n'appartient qu'aux saints de bénir le mariage de celles qui vont dévotement en pèlerinage à leur chapelle.

CHAPITRE X.
Naufrage de l'auteur aux Maldives.

Il y avait déjà près de dix ans que j'étais aux Indes; je devais espérer que l'affaire du marquis del Valle serait oubliée; mes cheveux commençaient à blanchir, et j'éprouvais un pressant désir de revoir ma patrie. Je pris donc congé du roi du Pégu, qui me combla de bienfaits, et je m'embarquai à bord d'un vaisseau commandé par Diego Veloso, pour retourner à Goa. Nous abordâmes d'abord à Trinquemale, dans l'île de Ceylan, pour y prendre des rafraîchissements. Un juif vint à bord nous offrir ses services; il nous présenta une lettre de recommandation ainsi conçue: «Ce juif nous a livrés au roi de Ceylan; je prie mes compatriotes de me venger. Signé A. Barbosa.» Comme ces paroles étaient en portugais, il ne les comprenait pas, et les regardait comme un excellent certificat. Nous résolûmes de venger nos compatriotes, et quand nous eûmes embarqué tout ce dont nous avions besoin, nous levâmes l'ancre, emmenant le juif avec nous. Connaissant le goût de sa nation pour le lard, nous le piquâmes comme une poularde et nous le lançâmes à la mer dans un tonneau vide, pour lui laisser la chance d'être jeté sur la côte et d'apprendre aux naturels comment se vengent les Portugais.

Quelques jours après, une fumée épaisse commença à se répandre dans le navire, et bientôt nous ne pûmes douter que le feu ne fût dans la cale. Le danger était d'autant plus grand que nous avions à bord plus de cinq cents barils d'eau-de-vie de dattes; aussi tous nos efforts pour arrêter l'incendie étaient inutiles. Il ne fallut songer qu'à nous jeter dans les embarcations; à peine étions-nous à mille pas du vaisseau, qu'il éclata comme une bombe, en lançant des jets de flammes de tous les côtés, et bientôt la mer fut couverte de ses débris. Veloso, supposant avec raison que nous n'étions pas éloignés des îles Maldives, fit gouverner à l'ouest, et nous y débarquâmes le troisième jour, après avoir horriblement souffert de la soif et de la chaleur.

A peine avions-nous touché la terre que nous fûmes entourés par les habitants, armés de zagayes; ils nous enlevèrent le peu que nous avions sauvé, et nous poussèrent vers leur village. Après nous avoir partagés comme un vil troupeau, ils nous employèrent aux travaux les plus rudes et les plus dégoûtants, et nous épargnèrent si peu les coups, qu'ils m'ont bien rendu avec usure tous ceux que j'ai distribués dans ma vie.

Les nobles des Maldives, bien qu'ils aillent presque nus et qu'ils ne vivent que de poissons et de fruits, sont plus fiers de leur noblesse que les premiers grands d'Espagne. Voici comment ils la confèrent: Le récipiendaire est attaché à un poteau, et pendant trois jours on lui fait souffrir tous les maux imaginables. Il reçoit des soufflets et des coups de pieds; on lui crache à la figure, on lui jette des poignées de fourmis et d'insectes venimeux, enfin on ne lui laisse de repos ni jour ni nuit; seulement il n'est pas permis de faire couler son sang. S'il succombe dans cette épreuve, il est noté d'infamie et n'a guère d'autre ressource que de se suicider. S'il résiste, au contraire, on le porte plutôt qu'on ne l'amène aux pieds du roi. Celui-ci l'inonde d'une liqueur qu'il est inutile de nommer, et le voilà aussi noble que s'il descendait du roi Rodrigue.

Je m'acquis quelque faveur auprès du roi en découvrant celui qui lui avait volé une bague à laquelle il tenait beaucoup, et qu'il ne pouvait retrouver. Je fis rassembler tous ses esclaves, et, après avoir fait une foule de simagrées qu'ils prirent pour des opérations magiques, je leur annonçai que j'apercevais une plume de perroquet sur le nez du voleur. Celui-ci y porta la main pour voir si j'avais dit vrai, et je n'eus pas de peine à le désigner. Il voulut nier, mais une volée de coups de bâton l'eut bientôt ramené à la sincérité. Cette aventure m'attira la réputation d'un grand devin, et me fit dispenser de tout travail pénible. J'obtins même du roi de faire avertir à Caranganore quelques marchands portugais qui s'y trouvaient, et ceux-ci furent assez généreux pour avancer la petite somme qu'on réclamait pour notre rançon, et pour nous conduire à Goa sans rien exiger pour notre passage.

CHAPITRE XI.
Voyage de l'auteur à Bantam.

Je rentrai donc à Goa aussi pauvre que j'en étais parti. Pour tâcher de relever ma fortune, j'acceptai les offres d'une compagnie de marchands, qui me chargèrent d'aller vendre une cargaison à Achem pour leur rapporter du poivre. Nous nous arrêtâmes quelque temps dans une petite île nommée Talinkan, pour réparer quelques avaries que nous avions éprouvées; elle fait partie de l'archipel de Nicobar. Quand nous entrâmes chez le souverain de cette petite île, nous fûmes très étonnés de voir tous les assistants se retourner, relever leurs jaquettes, et nous présenter ce qu'on ne montre pas d'ordinaire en compagnie. Nous crûmes d'abord que c'était une insulte préméditée; mais notre interprète nous expliqua que c'était au contraire la plus grande marque de politesse qu'ils pussent nous donner; par là ils se déclaraient nos esclaves et se montraient prêts à recevoir une fustigation. Nous nous empressâmes de leur rendre leurs civilités, et après nous être ainsi regardés sans nous voir pendant quelque temps, nous traitâmes de l'achat des vivres dont nous avions besoin; après quoi nous prîmes congé d'eux en répétant la même cérémonie.

Nous étions depuis peu de jours à Achem quand une flotte hollandaise parut devant cette ville, pour réclamer un vaisseau de cette nation qui avait été saisi l'année précédente. Le roi demanda notre secours, que nous lui accordâmes d'autant plus volontiers que les Hollandais commençaient à nous disputer le commerce des Indes. Ceux-ci, de leur côté, firent alliance avec les sultans du Palembang, de Bencoulen et d'autres rois de Sumatra, jaloux de voir que tout le commerce de l'île avec les Européens se concentrait à Achem. Le siége de cette ville dura deux mois, et l'on combattit des deux côtés avec un égal acharnement. Enfin le roi d'Achem, voyant qu'il avait perdu la plus grande partie de ses troupes et qu'il ne pouvait résister plus long-temps, ordonna de mettre dans les canons tout ce qu'il possédait d'or et d'argent et de bijoux, et fit faire une dernière décharge sur l'ennemi; il se renferma ensuite dans son palais, auquel il mit le feu après avoir poignardé ses femmes et ses enfants. Toute la population fut massacrée; les indigènes ouvraient l'estomac à leurs prisonniers pour voir s'ils n'avaient pas avalé des perles ou des diamants, et il y en eut qui trouvèrent de cette manière des richesses considérables. Quant au petit nombre de Portugais qui avaient survécu, les Hollandais consentirent à les recevoir à quartier, mais à condition de les déposer dans les ports de l'Inde qui leur conviendraient.

Les Hollandais, après m'avoir long-temps promené sans me permettre de sortir du vaisseau, me débarquèrent à Balassore; le capitaine eut même la charité de me donner dix roupies, avec lesquelles je gagnai Benarès, où j'arrivai absolument sans ressources. Ma misère était telle que je fus forcé de me louer à un riche Banian qui avait fondé une espèce d'hôpital pour les puces, les punaises et autres insectes. Les Banians croient à la transmigration des âmes, et se font un point de religion non seulement de ne rien manger de ce qui a eu vie, mais d'assister les animaux comme leurs frères. Ce Banian me donnait donc une roupie par jour pour me laisser sucer le sang par ces insectes. Quel métier pour un gentilhomme! c'était un vrai martyre, et, comme je ne le souffrais pas pour la foi, il ne me comptait pas pour le paradis.

Au bout de quelque temps mon sort s'améliora. J'avais raccommodé tant bien que mal un vieux mousquet de fabrique européenne, et, comme personne dans la ville n'était en état d'en faire autant, j'abandonnai mon état de restaurateur des puces et des punaises pour prendre celui d'armurier. Cela me procura la connaissance d'un des principaux officiers du Grand Mogol, qui me proposa de l'accompagner à Delhi. J'acceptai d'autant plus volontiers que cela me rapprochait des états européens.

CHAPITRE XII.
Séjour de l'auteur à la cour du Grand Mogol.

Achar-Khan, qui régnait alors à Delhi, avait conquis presque toute l'Inde septentrionale. Rien de ce que j'avais vu jusque alors ne pouvait donner une idée de la magnificence de sa cour. Son trône était d'or massif et couvert de pierres précieuses; le dais qui le couvrait était supporté par quatre colonnes d'argent, autour desquelles s'enroulait une vigne d'or émaillée, dont les feuilles étaient formées par des émeraudes et les grappes par des rubis. Il ne sortait jamais qu'avec une suite de cent éléphants, couverts de housses de soie cramoisie brodée d'or, et de deux mille gardes, dont les casques et les cuirasses étaient d'argent doré. On prétend que son armée s'élève à plus de deux cent mille hommes.

Les Mogols sont mahométans, mais les habitants des pays qu'ils ont conquis sont presque tous païens; ils les traitent avec la plus grande dureté, et les font mettre à mort sous le plus léger prétexte. Pendant que j'étais à Benarès, le cheval du gouverneur s'abattit; on le releva couvert de contusions. Il fit proclamer aussitôt que son médecin lui avait ordonné des cataplasmes de pièces d'or, et exigea pour cet usage mille sequins par jour, que la ville fut obligée de lui compter. Quand les officiers mogols voyagent, non seulement ils se font fournir gratis toutes les provisions dont ils ont besoin pour eux et pour leurs chevaux, mais encore ils exigent le paiement d'une certaine somme pour avoir usé leurs dents à les mâcher.

Ce peuple est généralement très propre, et ne comprend pas la saleté sainte que quelques uns de nos religieux observent sur leur personne. Deux pères capucins étaient venus de Goa avec un passeport du Grand Mogol pour lui proposer d'embrasser la religion chrétienne. Quand il les vit, il fut furieux qu'ils osassent se présenter devant lui dans l'état de saleté qui leur est habituel, et qui rend si respectable chez nous l'habit de Saint-François. Il voulait d'abord les faire mettre à mort; mais, comme ils invoquèrent son passeport, il ordonna qu'on les fît tremper quatre heures dans de l'eau de savon. On les frotta ensuite de toutes sortes d'essences; on leur frisa la barbe et les cheveux, si bien qu'ils embaumaient comme des pommes de senteur. Quand cette opération fut terminée, ils reçurent l'ordre de partir sur-le-champ, pour ne pas mettre la peste dans la ville en retombant dans leur première faute. Comme j'avais amassé quelque argent, je profitai de cette occasion pour retourner à Goa.

Pendant la route, il ne nous arriva rien de remarquable, si ce n'est un combat que notre petite caravane eut à soutenir contre des singes dans une forêt de cocotiers. Un de nous ayant tiré sur eux imprudemment et en ayant blessé un, ses camarades firent pleuvoir sur nous une telle grêle de noix, qui sont de la grosseur de la tête d'un homme, que nous fûmes obligés de fuir jusqu'à ce que nous eussions gagné la rase campagne. J'ai assisté à bien des combats sur terre et sur mer, mais je me suis rarement trouvé à une affaire aussi chaude. Heureusement nous n'eûmes pas de morts, mais plusieurs d'entre nous furent très dangereusement blessés à la tête.

Je ferai ici mention de la manière assez singulière dont les habitants prennent les singes. Ils placent du maïs, dont ces animaux sont très friands, dans des bouteilles de grès, dont le goulot est calculé de manière à ce que les singes puissent y passer la main quand elle est ouverte, et ne puissent pas la retirer quand elle est fermée. Le singe ne manque pas d'y enfoncer le bras pour prendre une poignée de maïs, mais il ne peut la retirer. Comme ils ne peuvent pas emporter la bouteille, qui est trop lourde, ils restent dans cette position sans vouloir lâcher leur proie. On en prend de cette manière de grandes quantités. Il est presque impossible de les apprivoiser, mais les habitants les assomment pour les manger.

CHAPITRE XIII.
Voyage de l'auteur à Bagdad.

Découragé de voir la mauvaise fortune me poursuivre, je n'aspirais qu'à retourner en Espagne. Puisque je devais finir mes jours dans la misère, je voulais au moins que ce fût dans ma ville natale, où ma noblesse était connue et où j'espérais retrouver ma maison paternelle. Je m'embarquai à bord d'un navire indien qui allait à Mascate, dans le golfe Persique. Nous fûmes assaillis par une horrible tempête. Les passagers hindous et mahométans se persuadèrent qu'elle était excitée par la présence d'un chrétien; ce ne fut qu'avec beaucoup de peine que le Necoda ou capitaine les empêcha de me jeter à la mer. Nous perdîmes nos mâts et notre gouvernail, et nous eûmes beaucoup de peine à entrer dans le port de Mascate, d'où je me rendis à la célèbre ville d'Ormuz, entrepôt de tout le commerce entre l'Inde et la Perse. Une particularité de cette île, c'est qu'on y prend les crabes de mer sur les arbres: le bord de la mer est couvert de mangliers, dont les branches trempent dans l'eau comme celles des saules; quand la marée est basse, on n'a qu'à secouer l'arbre pour en faire tomber des crabes en quantité.

A Ormuz, je me joignis à une caravane qui allait à Shiraz, où le roi de Perse tenait alors sa cour. Il me fit venir et me fit mille questions sur l'Inde et le Portugal; dans son orgueil, regardant tous les souverains du monde comme ses vassaux, après son repas il faisait proclamer à son de trompe qu'ils pouvaient se mettre à table, parce qu'il avait dîné. Ce prince s'avisa de me demander si, sur ma route, je n'avais pas entendu les oiseaux même proclamer sa gloire et ses conquêtes. Je crus voir un piége dans cette question, et je me tirai d'affaire en lui répondant que j'avais en effet entendu les oiseaux, mais que, comme j'ignorais leur langue, je ne pouvais lui répéter ce qu'ils disaient.

Je partis pour Bassorah avec une autre caravane. Il faut traverser un pays infesté par un peuple sauvage, appelé les Turcomans, qui passent pour les descendants des amours du démon avec une cavale blanche: aussi sont-ils toujours à cheval. Ils ne vivent guère que de pillage, et rançonnent toutes les caravanes; ils savent, par leur art magique, produire une obscurité qui les écarte de leur route, ou faire entendre le bruit des armes et des instruments guerriers. Ils inspirent un tel effroi qu'une caravane de plusieurs milliers de personnes se laisse piller par une trentaine de Turcomans. Le chef de la nôtre leur joua pourtant un assez bon tour. Il était convenu d'une certaine somme pour être escorté par eux; quand nous fûmes arrivés il la leur compta en fausse monnaie bien brillante, qu'ils acceptèrent avec plaisir, car ils sont très ignorants. Quand ils se seront aperçus de cette supercherie, ils n'auront probablement pas fait des vœux pour l'heureuse continuation de notre voyage.

La ville de Bassorah, située à l'embouchure de l'Euphrate, un des quatre fleuves qui arrosaient le paradis terrestre, contient plus de cent mille habitants. Les environs, à une grande distance, sont couverts de jardins ornés de fontaines jaillissantes. Je fus obligé d'y rester assez long-temps pour attendre le départ de la grande caravane de Bagdad, car l'Euphrate est tellement infesté de pirates qu'il n'est pas possible d'y naviguer. Pour mon malheur, je fus saisi d'une fièvre si violente au moment où la caravane se mit en marche, qu'il me fut impossible de la suivre. Dès que je fus un peu mieux, je partis pour la joindre avec quelques cavaliers en retard comme moi. Nous ne connaissions pas bien la route, et nous manquâmes plusieurs puits, de sorte que nous fûmes sur le point de mourir de soif. Nous aurions succombé sans la rencontre d'une troupe d'Arabes errants, qui nous donnèrent une outre remplie d'eau saumâtre en échange d'un peu de poudre. Ces Arabes sont naturellement hospitaliers quand la tentation de dépouiller les étrangers n'est pas trop forte, et comme nous n'avions aucune marchandise avec nous, ce fut leur bienveillance naturelle qui l'emporta. Quand on leur reproche leurs pillages, ils répondent que Dieu a donné la terre aux uns, la mer aux autres, et que, puisqu'il ne leur a donné que le sable du désert, il faut bien qu'ils en vivent.

CHAPITRE XIV.
Retour de l'auteur en Europe.

Bien que Bagdad ne soit plus ce qu'elle était du temps des califes, qui en ont été expulsés par les Turcs, c'est encore une ville importante et considérable, habitée par un grand nombre de marchands fort riches. J'y arrivai complétement sans argent, et je fus réduit à demander l'aumône dans les caravansérails, en contrefaisant l'imbécile pour ne pas me rendre suspect; mais ma sainte patronne ne m'avait pas abandonné, et m'envoya une ressource sur laquelle je ne comptais pas.

D'après la loi musulmane, celui qui a répudié sa femme ne peut la reprendre que quand elle a été mariée avec un autre. Quand un mari se repent d'avoir divorcé d'avec sa femme, il cherche quelqu'un qui consente à l'épouser et à la répudier le lendemain sans l'avoir approchée. On fait ordinairement choix pour cela d'un étranger, qui consent à quitter aussitôt la ville avec une récompense. C'est ce qu'on appelle un hulla. Un jeune marchand qui demeurait dans notre caravansérail, ayant répudié sa femme dans un accès de colère, me proposa de lui servir de hulla. J'épousai donc cette belle inconnue; le mari me retint toute la nuit à boire avec lui, et au point du jour il me fit signer l'acte de divorce; pour ma peine, il me donna dix sequins d'or, avec lesquels je me joignis à la caravane d'Alep. Pendant la route, nous rencontrâmes une troupe d'Arabes qui firent mine de nous attaquer, mais nous élevâmes une espèce de retranchement avec les ballots de marchandises, et nous fîmes si bonne contenance qu'ils se retirèrent, en se contentant de nous dire un torrent d'injures.

En arrivant à Alep, j'eus le bonheur de rencontrer un marchand vénitien qui m'avertit de cacher ma qualité d'Espagnol, parce que l'Espagne était en guerre avec les Turcs, et qu'on m'arrêterait comme espion. Il me reçut dans sa maison et me fit passer pour son compatriote. Je lui donnai beaucoup de renseignements sur le commerce de l'Inde; pour me récompenser, il me promit de me ramener en Europe, et me tint parole. Après quelques semaines de séjour à Alep, nous partîmes ensemble pour Alexandrie. Je dois faire ici mention d'un usage singulier. Les marchands d'Alep qui vont en voyage emportent avec eux des cages remplies de pigeons. De temps en temps ils en lâchent un, après lui avoir attaché un petit billet à la patte. Le pigeon ne manque pas de regagner à tire d'ailes son colombier. C'est de cette manière qu'ils correspondent avec leur famille.

D'Alexandrie nous nous embarquâmes pour Venise. Il y avait alors dans les prisons de cette ville un homme qui se faisait passer pour le roi D. Sébastien de Portugal. Comme le sénat cherchait à savoir la vérité sur son compte, et que j'avais autrefois connu ce prince, on me le fit voir. Je ne sais si c'était un imposteur, mais il est certain qu'il avait beaucoup de ressemblance avec ce prince. Il fut plus tard livré au gouverneur de Milan, qui le réclama au nom du roi d'Espagne. Je ne sais ce qu'il est devenu.

Mon généreux protecteur, qui était de la famille des Tiepolo, me donna la somme nécessaire pour retourner dans ma patrie. J'allai m'embarquer à Gênes sur une galère qui se rendait à Carthagène; mais il était dit que je devais être malheureux jusqu'au bout: nous fûmes pris par les Français et conduits à Marseille, où j'eus à subir une assez longue captivité. Je ne recouvrai ma liberté qu'à la paix. On m'envoya à Barcelonne, et de là je gagnai Jaen. Il y avait près de cinquante ans que j'avais quitté cette ville pour la première fois.

Mon père était allé depuis long-temps chercher au ciel la récompense de ses vertus. Je retrouvai encore ma mère, presque centenaire, et qui ne semblait avoir vécu que pour me conserver mon petit patrimoine, car elle mourut peu de jours après. Quant à moi, je n'ai tiré de mes voyages d'autre fruit que mon expérience. Je suis le dernier de mon nom, et je n'ai d'autre amusement dans ma triste vieillesse que d'écrire ce petit livre. J'ai ramé plus de trois quarts de siècle sur la mer de ce monde, et j'espère que, grâce à la protection de ma sainte patronne, je finirai par jeter l'ancre dans le port d'une éternité bienheureuse. Amen.

FIN.

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