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Les aventures de Don Juan de Vargas, racontées par lui-même: Traduites de l'espagnol sur le manuscrit inédit par Charles Navarin

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DEUXIÈME PARTIE.

CHAPITRE I.
Voyage de l'auteur en Allemagne.

Dans mon dessein de retourner aux Indes, je me dirigeai vers Séville, où D. Estevan de Guevara levait des troupes pour le Mexique. C'était un de mes anciens camarades du Pérou. Il me fit très bon accueil et me choisit pour son lieutenant; sa compagnie était formée, et nous allions nous embarquer quand notre destination changea tout à coup. Les hérétiques de l'Allemagne, ayant à leur tête le duc de Saxe, s'étaient soulevés contre notre magnanime empereur, et celui-ci appelait à son aide ses fidèles Castillans. D. Estevan nous proposa de renoncer pour le moment à notre expédition, et d'aller en Allemagne châtier les luthériens. Cette proposition fut reçue avec des acclamations, et notre vaisseau se dirigea vers Anvers.

Cette ville, comme toutes celles des Pays-Bas, est très riche, mais tout ce pays est infecté de mauvaises doctrines. Nous aurions volontiers porté remède à ces deux inconvénients, mais le temps ne le permettait pas, et, d'ailleurs, l'empereur avait une faiblesse incroyable pour ces gens-là, peut-être parce qu'il était lui-même Flamand. Le bourgmestre d'une petite ville nommée Malines fit pendre deux ou trois de nos soldats qui s'étaient approprié de la vaisselle d'argent, et notre capitaine, malgré ses plaintes réitérées, ne put pas en obtenir justice. Quelques autres, s'étant écartés pour trouver des vivres, furent battus et maltraités par les paysans; croirait-on que, dans ce pays de bourgmestres, on s'avisa encore de donner raison à ceux-ci?

Heureusement les choses changèrent quand nous fûmes entrés sur le territoire de l'empire. Si l'on n'y buvait que du vin aigre et un détestable mélange qu'ils nomment de la bière, et qui paraît sortir de la cuisine de Lucifer, on avait du moins la satisfaction de les boire souvent dans des vases d'argent, qu'on emportait pour se souvenir de ses hôtes et pour n'en être pas oublié. Les vivres y sont aussi fort abondants. Ces misérables hérétiques veulent faire leur paradis dans ce monde; mais nous leur donnâmes un avant-goût de la réception qui les attend dans l'autre.

Nous rejoignîmes l'armée de l'empereur assez à temps pour assister à la bataille de Mühlberg, où le duc de Saxe fut fait prisonnier, et où les troupes espagnoles se couvrirent d'une gloire immortelle. La religion catholique fut rétablie partout, et le Te Deum chanté dans toutes les églises. Ce pays est très fertile; on y trouve même des mines d'argent, surtout dans une petite ville nommée Annaberg. Dans une autre ville, nommée Vittemberg, nous trouvâmes le tombeau de l'archihérésiarque Martin Luther. Nous voulions le détruire et jeter ses cendres au feu, mais on nous en empêcha par l'ordre exprès de l'empereur. Il fut toujours trop indulgent pour les hérétiques, et ce fut là son plus grand défaut; on ne saurait le reprocher à notre glorieux monarque Philippe II, actuellement régnant.

Après sa victoire, l'empereur se rendit à Augsbourg, où devait se réunir la diète germanique; il avait, dit-on, l'intention de faire élire son fils pour son successeur à l'empire, mais il ne put y parvenir. Il était bien étonnant pour nous autres vétérans des Indes, qui avions vu mettre à mort les puissants souverains du Mexique et du Pérou par des officiers de peu d'importance, de voir l'empereur obligé de se soumettre à la volonté de quelques petits princes, et de solliciter leurs suffrages sans pouvoir les obtenir. Qu'étaient le prince de Hesse et le marquis de Brandebourg auprès du puissant Montezuma ou du grand Atabaliba, qui auraient pu payer leur rançon avec les joyaux qui ornaient un de leurs serviteurs? Cette réflexion, et la discipline qu'on cherchait à introduire, me dégoûtaient de la guerre d'Europe et me faisaient désirer de retourner aux Indes.

CHAPITRE II.
Séjour de l'auteur en Allemagne.

Ce qui m'étonnait surtout, c'est que, parmi les soldats allemands de l'empereur, il n'existait pas plus de foi que parmi les luthériens. Jamais ils n'employaient la moindre partie de leur butin à faire dire des messes ou à faire des offrandes à la vierge ou aux saints. Cependant personne ne savait mieux qu'eux moissonner dans le champ d'autrui et découvrir les cachettes. Je croyais qu'aux Indes nous avions trouvé tous les moyens de faire parler les prisonniers, mais j'avoue qu'à cet égard ils pouvaient nous en remontrer. Je les aurais même blâmés s'il ne se fût agi d'hérétiques, race dévouée à tous les tourments.

Quand ils s'étaient emparés d'un paysan, ils lui serraient le front avec une corde, lui écrasaient les doigts avec la vis d'un mousquet, ou lui mettaient les pieds sur des charbons ardents, après les lui avoir frottés de lard. Nous avions employé tous ces moyens aux Indes; mais ils avaient encore d'autres inventions: ils étendaient quelquefois le patient la face sur un banc, et, prenant une cordelette garnie de nœuds, ils la tiraient comme une scie sur la chair nue, de sorte qu'elle parvenait enfin jusqu'aux os; ils appelaient cette opération jouer de la contrebasse, et il était rare qu'elle ne fît pas avouer au patient où il avait caché son argent. Ces Allemands avaient encore une invention assez plaisante et dont nous nous sommes souvent amusés: après avoir frotté les pieds de l'hérétique avec du sel mouillé, ils les faisaient lécher par une chèvre. Le chatouillement produit par ce moyen les faisait éclater d'un rire inextinguible, et qui aurait fini par les tuer s'ils n'eussent terminé la plaisanterie d'une manière non moins agréable pour nous, c'est-à-dire en nous livrant ce qu'ils voulaient nous dérober. Cette méthode est très bonne et n'a qu'un inconvénient: c'est qu'on n'a pas toujours une chèvre sous la main, et qu'il est très difficile de prendre ces animaux une fois qu'ils sont sortis de leur étable.

Je ne dois pas oublier une querelle que j'eus avec un capitaine allemand nommé Wolff. Cet homme, sans éducation, était d'une force prodigieuse. On racontait qu'il était autrefois colporteur, employé par un marchand de Cologne pour aller vendre de la verrerie dans les villages. Un jour il fut rencontré par trois soldats qui voulaient le dépouiller. Il les supplia de lui permettre de poser son paquet par terre, et quand il en fut débarrassé il les assomma tous trois avec son bâton de voyage. N'osant plus rentrer chez lui après ce bel exploit, il prit parti dans les troupes et parvint au grade de capitaine.

Bien qu'il ne crût guère ni à Dieu ni à ses saints, ce Wolff, au lieu de les invoquer, avait recours à toutes sortes de sorcelleries; il portait des amulettes et autres inventions du démon, pour se mettre à l'abri des blessures. Il avait surtout la manie d'apprendre à connaître l'avenir, et ses camarades avaient abusé plus d'une fois de cette manie et de sa simplicité pour lui jouer des tours. Un jour nous étions logés dans un village et couchés dans le même lit; il remit la conversation sur la devinaille, et je finis par lui dire qu'en Espagne nous avions des moyens de deviner qu'il ne connaissait pas. C'était le gratter où il lui démangeait, et il me supplia de les lui enseigner. Après m'être long-temps fait prier je feignis d'y consentir, et je lui dis de mettre la tête sous la couverture, en prononçant certaines paroles. Il n'y manqua pas, et je laissai échapper ce que je ne tenais pas avec les mains. Il sauta en bas du lit en me disant un torrent d'injures, pendant que je lui répétais, en éclatant de rire: Capitaine, vous avez deviné. Cette aventure amusa toute la ville, et fut même racontée à la table du général. Mais il fallut joindre un coup d'épée à cette pointe d'esprit pour que Wolff fût complétement satisfait. Quoique gentilhomme, je ne crus pas devoir lui refuser la satisfaction qu'il demandait. Nous nous battîmes dans un petit bois près de la ville, et je lui passai mon épée au travers du corps. Heureusement le général avait trop ri de la plaisanterie pour me tourmenter à cause de cette affaire.

CHAPITRE III.
Second mariage de l'auteur.

On nous envoya tenir garnison dans une petite ville nommé Landshut. C'était un assez triste séjour, surtout en hiver, et ce fut là que je vis pour la première fois la terre couverte de neige. Nos Espagnols ne pouvaient s'accoutumer à ce triste climat. Un jour que nous traversions un village, nous fûmes poursuivis par des chiens, et quand nous voulûmes prendre des pierres pour les leur jeter, la gelée les avait si fortement attachées à la terre que nous ne pûmes les arracher. L'un de nous s'écria, et c'était bien notre sentiment à tous: Maudit pays, où on lâche les chiens et où l'on attache les pierres!

J'avais remarqué, près de la maison où j'étais logé, celle d'un vieux colonel pensionné qui avait une fille charmante. A force de passer et de repasser devant ses fenêtres, j'avais fini par m'en faire remarquer aussi. Encouragé par l'attention qu'elle paraissait me témoigner, j'allai, selon l'usage de l'Andalousie, chanter le soir sous ses fenêtres, en m'accompagnant de la mandoline. Il fallait que mon amour fût bien brûlant pour résister au froid terrible que j'avais à supporter. Enveloppé de mon manteau, je passais chaque nuit quelques heures sous sa fenêtre. Enfin elle se montra, et nous fûmes bientôt en conversation réglée, car elle avait suivi son père dans les guerres d'Italie, et je parlais la langue de ce pays.

Peu à peu je gagnai du terrain. Le froid était tel, qu'il y aurait eu de la cruauté à ne pas me laisser entrer dans la chambre, et de là au lit il n'y avait pas assez loin pour qu'un voyageur comme moi n'eût bientôt trouvé le chemin. Tout allait donc pour le mieux, quand, un matin, réveillé par un bruit inattendu, j'aperçus le colonel au pied du lit, accompagné de quatre Croates armés de mousquets, et d'un père capucin. Il me déclara qu'il avait amené ce capucin pour me marier ou recevoir ma confession de mort, à mon choix, car il ne voulait violenter personne.

J'étais honteux comme un renard qu'une poule aurait pris au piége, d'autant plus qu'en regardant la jeune fille je m'aperçus qu'elle n'était nullement effrayée, c'est-à-dire qu'elle était complice de son père. Je pensai que le mieux était de faire bonne mine à vilain jeu, et de ne pas lutter contre un homme qui avait pour lui Manille, Spadille et Basta[6]. Je consentis au mariage, qui fut célébré sans qu'on nous laissât même sortir du lit, et le colonel se retira en nous souhaitant une bonne nuit d'un air ironique. Je pensai probablement comme lui que j'avais assez chanté pour ce jour-là, et, quoique ma mandoline fût dans un des coins de la chambre, je n'étais nullement disposé à faire des roulades.

[6] Termes du jeu de l'hombre.

Une fois marié, je résolus de quitter le service, d'autant plus que mon histoire n'aurait pas manqué de se répandre, et que je redoutais d'avance les railleries de mes camarades. Mais où la chèvre est attachée il faut bien qu'elle broute. J'aimais ma femme, et après tout, en supposant qu'elle fût complice de son père, je ne pouvais lui en vouloir de m'avoir mis dans l'obligation de l'épouser, puisque je le lui avais promis. Nous allâmes ensemble à Vienne, où, grâce à mes services et à l'appui de quelques amis de mon beau-père, j'obtins une place d'écuyer dans la maison de l'empereur.

CHAPITRE IV.
Séjour de l'auteur à Vienne. Sa fuite chez les Hongrois sauvages.

Mon séjour à Vienne dura environ une année. Cette ville est tellement fréquentée par les Espagnols, qu'il est inutile de la décrire. On nous y voit cependant avec jalousie, et les Allemands sont tellement querelleurs, surtout quand ils ont bu, qu'il est bien difficile à nos Espagnols d'éviter d'avoir quelques démêlés avec eux. Cependant je m'acquittais tranquillement de mon emploi, et je vivais en assez bonne harmonie avec mes camarades, quoiqu'ils ne pussent pas me pardonner de ne pas m'enivrer comme eux. J'aurais probablement fini mes jours dans cette ville, sans un événement qui a empoisonné le reste de ma vie.

Un jour un des principaux officiers de l'empereur me fit appeler, et me proposa une compagnie de cavalerie dans l'armée qu'on levait alors contre les Turcs. Je m'empressai d'accepter, mais, à mon grand étonnement, quand je l'annonçai à ma femme, je crus m'apercevoir qu'elle n'en était ni surprise ni fâchée. Cela éveilla mes soupçons. Je l'épiai, et je ne tardai pas à m'apercevoir qu'elle était d'intelligence avec cet officier, et que c'était pour jouir plus tranquillement de leurs amours qu'ils avaient résolu de m'envoyer en Hongrie combattre le croissant, tandis qu'ils l'introduisaient dans ma maison.

Mon parti fut bientôt pris. Je feignis de partir, et au milieu de la nuit un valet que j'avais mis dans la confidence me rouvrit la porte de la maison. Je trouvai les deux amants occupés à fêter mon départ, et je vis aussi clairement que possible que, si le saint était absent, la chapelle n'était pas vacante. Je me vengeai comme il convient à un noble Espagnol. Après avoir poignardé ma femme, je mis à mon ennemi la pointe de ma dague sur le cœur, en lui jurant de le traiter de même s'il ne reniait Dieu et sa sainte mère. Il y consentit lâchement, et j'eus la consolation de l'envoyer dans l'autre monde chargé d'un péché mortel, et de tuer son âme avec son corps.

L'on n'est pas aussi indulgent à Vienne qu'en Espagne pour la juste vengeance d'un mari outragé. D'ailleurs, j'étais sans amis et sans protecteurs. Je ne savais que devenir, quand mon valet, qui craignait lui-même d'être impliqué dans cette affaire, me proposa de me réfugier chez ses compatriotes les Hongrois sauvages ou Czeclers.

Ces Czeclers sont les restes des Hongrois qui s'étaient révoltés contre l'Autriche. Ils habitent de vastes plaines, dont la possession est sans cesse contestée entre les Turcs et les Allemands. Bien qu'ils se disent chrétiens, ils pillent indistinctement les deux nations. Toujours prêts à se réunir au plus fort, ils ne vivent que de butin, et vendent aux uns ce qu'ils ont pris aux autres. Ils passent leur vie à cheval, et ne donnent d'autre préparation à la viande que de la placer pendant une heure ou deux sous la selle de leur cheval pour la mortifier un peu. Voilà les gens chez lesquels je fus forcé de me réfugier, et encore nous ne pûmes arriver chez eux qu'en traversant des montagnes désertes dans lesquelles nous faillîmes périr plusieurs fois.

Peu à peu je m'accoutumai à leur genre de vie. Notre demeure principale était un ravin presque inaccessible, traversé par un torrent. Nous pouvions former une troupe de deux ou trois cents cavaliers, et nous n'en sortions que la nuit pour aller piller les villages turcs. Nos déprédations finirent cependant par fatiguer ceux-ci; les plaintes arrivèrent au sultan Soliman, qui régnait alors, et celui-ci ordonna au pacha de Belgrade d'en finir avec nous à tout prix.

Nos espions nous annoncèrent un jour le passage d'une riche caravane. Nous allâmes l'attendre; mais au lieu de paisibles marchands nous trouvâmes une troupe de janissaires, qui nous reçurent à coups de mousquet. Nous essayâmes de battre en retraite; mais elle était coupée, car nos espions nous avaient vendus aux Turcs. Chacun se dispersa pour fuir de son mieux, mais, pour mon malheur, je m'embourbai dans un marais. Un spahis cassa la tête de mon cheval d'un coup de pistolet, et me força à me rendre. Il m'attacha à la queue de sa monture, me traîna ainsi jusqu'à Belgrade, et le lendemain il me vendit pour un ducat à un marchand d'esclaves, qui me conduisit à Constantinople.

Je faisais partie d'une troupe de plusieurs centaines d'esclaves chrétiens. On nous avait divisés par bandes de vingt, qui marchaient à la file. Afin de nous empêcher de nous échapper, on nous avait rivé au cou des fourches, dont chacun, pour pouvoir marcher, était obligé d'appuyer le manche sur l'épaule de celui qui le précédait. On ne les ôtait pas même la nuit. A mesure que nous avancions, on augmentait les coups, en diminuant la nourriture, de sorte que quand nous arrivâmes à Constantinople nous pouvions à peine nous tenir sur nos jambes.

CHAPITRE V.
Histoire d'Aben-Humeya.

Quelques jours après mon arrivée, je fus vendu à un Turc, qui m'emmena chez lui. Je fus bien étonné quand il m'adressa la parole en espagnol, et bien davantage encore quand, en examinant ses traits, ils ne me semblèrent pas inconnus. Il me regardait aussi avec étonnement, et m'interrogea sur mon nom et ma patrie. Quand je lui eus répondu, il me demanda: Ne te rappelles-tu pas un certain Thomas Corcobado, dont la mère vendait des légumes dans la rue de Los Caballeros. A ces mots il me tomba des yeux comme des écailles, et je reconnus un jeune Maurisque avec lequel j'avais joué cent fois dans les rues de Jaen.

Il me traita avec amitié, me fit ôter mes fers et me fit donner tout ce dont j'avais besoin. Quand je fus remis par quelques jours de repos et de bonne nourriture, il me raconta son histoire. Il était de la race des Gazules, illustre dans les annales de Grenade. Comme la plupart des Maurisques, son père, tout en feignant de se convertir à notre sainte foi, pratiquait en secret ses superstitions idolâtres. Mais il ne put échapper à la sainte inquisition, et fut brûlé lors de l'autodafé par lequel on célébra l'avénement de notre glorieux empereur Charles V. Sa mère se retira à Jaen, où ils vécurent assez pauvrement d'un petit commerce de légumes. Quand les Maures se révoltèrent dans les Alpuxares, Thomas alla les rejoindre, et quitta son nom chrétien de Thomas pour reprendre celui d'Aben-Humeya.

Tout le monde connaît les glorieuses victoires remportées sur les Maurisques par le marquis de Mondexar, dans lesquelles la valeur espagnole brilla d'un nouveau lustre. Aben-Humeya s'était distingué dans plusieurs combats, et fut un de ceux qui, sous la conduite d'Aben-Farax, défendirent si long-temps le château d'Albaycin. Contraints enfin de se rendre, ils furent conduits prisonniers à Antequère et de là à Malaga, où on les envoya raser Neptune avec un couteau de bois, comme on dit à Séville, ou, pour parler plus clairement, ramer sur les galères de Sa Majesté. Heureusement pour Thomas ou Aben-Humeya, sa galère fut prise auprès de l'île de Chypre, où elle avait été envoyée porter des secours aux Vénitiens qui défendaient Famagouste. Il fut mis en liberté, prit du service, et devint bientôt capitaine de la même galère où jadis il avait ramé. Il s'enrichit par des prises sur les Génois et les Vénitiens, et était devenu l'un des plus riches Turcs de Constantinople, et l'un des favoris de Soliman. Je dois lui rendre la justice qu'il me traita plutôt comme son ami que comme son esclave. Mais il fit tous ses efforts pour me convertir à sa fausse religion. Grâce à la protection de ma sainte patronne, je résistai à tous ses efforts. Ce fut en vain qu'il m'offrit la main d'une de ses filles et une partie de ses trésors. Je préférai à toutes ses offres le salut de mon âme. J'essayais, de mon côté, de lui persuader de rentrer en Espagne et de solliciter le pardon de notre mère la sainte Eglise; mais il ne voulut pas non plus m'écouter.

J'espérais qu'il se déciderait à me donner ma liberté et les moyens de retourner en Espagne; mais, sans me refuser, il me remettait toujours. Ses pensées se tournaient sans cesse vers son ancienne patrie, et il était heureux d'avoir quelqu'un avec qui il pût en parler. Malheureusement pour moi, il mourut peu de temps après; l'on vendit tous ses effets, et par conséquent ses esclaves. Je fus acheté par un nommé Ali, qui se préparait à faire le pèlerinage de la Mecque, et je m'embarquai avec lui peu de jours après pour Tripoli de Syrie. Les commencements de notre voyage furent heureux; mais, au moment d'entrer dans le port, nous fûmes assaillis et pris par une galère de Malte. En arrivant dans cette ville, on remit les esclaves chrétiens en liberté, et les religieux de la Merci distribuèrent à chacun de nous dix écus pour l'aider à regagner sa patrie. Le capitaine d'un navire espagnol me prit à son bord par charité, et six semaines après j'étais à Séville.

CHAPITRE VI.
Départ de l'auteur pour les Indes. Son naufrage à la Bermude.

J'avais pris, comme on l'a vu, le plus long pour me rendre aux Indes, mais je n'avais pas renoncé à mon projet. Le trésor des ingas me tenait toujours au cœur, et je n'avais pas perdu l'espoir de le recouvrer. Je m'embarquai donc pour Porto-Bello, d'où je devais, en traversant l'isthme, me rendre à Panama, et de là au Pérou.

Nous approchions du terme de notre voyage, quand nous fûmes assaillis par une horrible tempête. Nous fûmes plusieurs jours sans savoir où nous étions; enfin, nous aperçûmes la terre très près de nous, et presqu'en même temps nous touchâmes sur un rocher. On se hâta de jeter la cargaison par dessus le bord pour alléger le navire, et, le temps s'étant un peu radouci, on s'occupa du sauvetage des passagers. Les uns se jetaient tout nus à la mer et gagnaient la côte; les autres voulaient sauver leurs effets les plus précieux et étaient engloutis par les vagues. Nous employâmes le restant de la journée et celle du lendemain à ramasser tous les objets que la mer jetait sur la rive; mais ce n'étaient guère que des pièces de bois et quelques caisses de biscuit avarié. Nous manquions surtout de vêtements, car nous étions presque tous entièrement nus. Une jeune femme d'Antequère, qui accompagnait son mari, revêtu de la charge de contador, eut tant de honte de se voir dans cette position que, pour cacher sa nudité, elle exigea de son mari de l'enterrer dans le sable; elle n'en voulut jamais sortir, et périt dans cette position. Que la reine des anges ait pitié d'elle.

Notre pilote nous annonça que nous étions dans l'île de la Bermude, et que nous y péririons infailliblement, parce qu'on y manquait complétement d'eau. Heureusement cette dernière prévision ne se réalisa pas, et nous réussîmes à découvrir une source d'une eau qui, quoique saumâtre, nous fit le plus grand plaisir. Nous parvînmes à allumer du feu en frottant deux morceaux de bois l'un contre l'autre, méthode que quelques uns d'entre nous avaient apprise des Indiens. Assurés de notre existence, nous construisîmes quelques cabanes avec les débris du navire, en attendant qu'il plût à Dieu de nous délivrer de cette solitude. Nous prenions assez de tortues et de poissons pour suffire à notre nourriture journalière.

La discorde ne tarda pas à se mettre parmi nous. Les matelots, qui faisaient bande à part, exigèrent qu'on leur abandonnât les femmes de quelques passagers. Ceux-ci s'y étant refusés, ils nous livrèrent un combat sanglant. Heureusement nous n'avions pas d'armes dangereuses. Chacun s'arma des pièces de bois qui lui tombèrent sous la main, et il y eut plus de têtes cassées que de vies perdues. Quelques religieux qui se trouvaient parmi nous s'entremirent pour rétablir la paix, et il fut convenu qu'on remettrait aux matelots quatre négresses qui avaient accompagné quelques unes de nos passagères. Après avoir fait les difficiles, elles s'accoutumèrent assez bien à leur sort. Mais ces Hélènes couleur de suie furent sur le point de faire du camp des matelots une seconde Troie. Nous fûmes obligés d'intervenir. Comme nous avions placé un poste sur un rocher assez élevé, pour nous avertir s'il passait quelque navire, et que personne ne voulait y aller à cause de l'ardeur du soleil, il fut convenu qu'on y construirait une cabane pour les négresses, et que ceux qui seraient chargés de faire le guet jouiraient de leur société. Depuis ce temps, ce poste fut fort recherché.

Au bout de quelques semaines, nos guetteurs nous avertirent de l'approche de cinq pirogues. Les Indiens abordèrent sur un autre point de l'île sans nous avoir aperçus. Quelques uns d'entre nous se glissèrent le long des rochers, et nous étions déjà dans leurs embarcations quand ils nous aperçurent et coururent sur nous, en nous lançant des flèches et en poussant de grands cris. Nous prîmes le large sans plus attendre. Heureusement les pirogues contenaient quelques provisions, et nous pûmes gagner en peu de jours le port de Saint-Christoval de la Habana. Le commandant se hâta d'envoyer un petit navire au secours de nos compagnons, mais on ne trouva que quelques cadavres. D'autres Indiens avaient rejoint les premiers; tous ensemble avaient attaqué les Espagnols et les avaient massacrés. Ils étaient ensuite retournés probablement sur le continent, en emmenant les femmes, car on n'en trouva pas une seule parmi les morts, de sorte que nos pauvres passagères, après avoir évité les Carybdes à peau blanche, avaient été la proie des Scyllas à peau rouge. J'espère que le supplice qu'elles ont probablement subi leur comptera dans le ciel comme un martyre. Les Indiens sont assez laids pour cela.

CHAPITRE VII.
Séjour de l'auteur à Saint-Christoval. Son départ pour le Mexique.

Pendant que nous étions à Saint-Christoval, un de nos compagnons, nommé Vetanzos, fit un assez bon tour, mais qui finit par tourner au détriment de son inventeur. Il répandit secrètement le bruit qu'il était visitador (inspecteur). On appelait ainsi les agents que l'empereur envoyait dans les colonies pour examiner ce qui se passait et lui en rendre compte. Ils étaient libres de garder l'incognito, et de ne déployer leur caractère que quand ils le jugeaient convenable. C'était sur leur rapport que les fonctionnaires des colonies étaient rappelés ou recevaient de l'avancement. Vetanzos ajoutait qu'il avait perdu tous ses papiers dans le naufrage, et qu'il avait écrit en Espagne pour en avoir d'autres.

Toute la ville donna dans le panneau. Chacun lui apportait des présents, et il ne faudrait pas demander à certaines dames ce qu'elles lui offrirent afin d'obtenir de l'avancement pour leur père ou pour leur mari. Comme on lui donna beaucoup de cuir de bœuf, une des principales productions de l'île, il y en eut bien quelques uns qui gardèrent les cornes, probablement parce qu'elles étaient d'un transport plus difficile. Il avait déjà ramassé, en échange de belles promesses, une assez jolie cargaison, et avait frété un navire pour se rendre en Espagne chercher son diplôme qui n'arrivait pas, quand un cavalier espagnol nouvellement arrivé le rencontra et le reconnut pour un paysan de Velez, à qui il avait vu couper les oreilles pour avoir volé une bourrique à la foire de Carmona.

Ce cavalier, tout étonné de le voir traiter avec respect, alla révéler à l'audience royale ce qu'il en savait. On le fit arrêter, et, l'absence des oreilles ayant été constatée, son procès ne fut pas long. Il fut promené sur un âne dans toute la ville, la figure tournée du côté de la queue, reçut deux cents coups de fouet, et fut condamné à dix ans de galères. Décidément les bourriques lui portaient malheur; ce n'était pourtant pas la faute de ses oreilles. Il conserva son sang-froid pendant toute la cérémonie; il allongea même deux doigts de la main droite en passant devant certain gentilhomme qui avait obtenu de lui, par le crédit de sa femme, la promesse de la croix d'Alcantara.

Pendant que je suis en train de raconter des histoires, je veux encore en dire une autre, qui fait honneur à l'esprit d'un habitant. On avait commencé depuis quelques années à introduire des esclaves nègres pour le service des sucreries, mais il était très difficile de les conserver: soit mal du pays, soit que les travaux fussent trop durs, ils se pendaient presque tous. Un certain habitant, qui en avait déjà perdu plusieurs de cette manière, en aperçut sept ou huit qui se dirigeaient vers la forêt. Ne doutant pas de leur dessein, il met un morceau de corde dans sa poche et tombe tout d'un coup au milieu d'eux, «Vous allez, leur dit-il en leur montrant sa corde, dans le pays des esprits? Eh bien! puisque tous mes esclaves y vont, j'y veux aller aussi, et là nous verrons s'ils m'échapperont; je leur ferai bien payer la peine qu'ils me donnent de courir après eux.» Les nègres furent si frappés de cette menace, qu'ils retournèrent au travail et ne pensèrent plus à se donner la mort.

Après avoir séjourné quelques semaines à Saint-Christoval, nous trouvâmes une occasion de nous embarquer, et bientôt après nous arrivâmes à Mexico, qui avait alors pour vice-roi D. Antonio de Mendoza.

CHAPITRE VIII.
Expédition contre Tamaulipas.

Je trouvai Mexico bien différent de ce qu'il était lors de mon premier séjour. On avait comblé tous les canaux et tout reconstruit à l'espagnole. Il ne restait plus de traces de la magnificence indienne, mais celle des Espagnols surpassait toute description. On ne pouvait plus, il est vrai, comme au temps de la conquête, gagner des sommes immenses d'un coup d'épée; mais les familles nobles possédaient des terres et des mines qui leur donnaient un produit régulier et considérable. Les propriétaires de certaines mines surtout avaient des revenus immenses. On me raconta que l'un d'eux, qui n'était qu'un pauvre soldat, s'était égaré à la chasse, et que, surpris par la nuit, il avait allumé du feu pour se garantir des bêtes sauvages. Le lendemain, il aperçut de l'argent fondu dans les cendres, creusa dans cet endroit, et se trouva au bout de quelques semaines un des plus riches mineurs de la Nouvelle-Espagne.

Grâce à quelques anciens amis que je retrouvai à Mexico, j'obtins une compagnie d'infanterie. La première expédition à laquelle je pris part était commandée par D. José de Bolea et dirigée contre les Indiens de Tamaulipas. Ces Indiens, après avoir adopté notre sainte foi catholique, s'étaient révoltés et avaient massacré leurs missionnaires. Ils prétextaient que ceux-ci, au lieu de s'occuper de leur instruction religieuse, les faisaient travailler aux mines à leur profit; cela prouve bien que leur conversion était feinte: car, s'ils eussent été de vrais chrétiens, ils auraient subi sans murmurer toutes les tribulations qu'il plaisait à Dieu de leur envoyer. D'ailleurs, pouvait-on s'attendre à ce que les bons pères négligeassent leurs intérêts particuliers, comme s'ils étaient venus d'Espagne uniquement pour sauver l'âme de pareils drôles?

Ces Indiens étaient conduits par des nègres fugitifs qui avaient quelque idée de l'art de la guerre. Ils s'étaient fortifiés au sommet d'un rocher, où ils avaient amassé quantité de pierres et de gros troncs d'arbres pour les faire rouler sur nous, de sorte qu'ils repoussèrent deux ou trois assauts consécutifs, et que nous fûmes réduits à les bloquer pour les prendre par la famine. Pour nous distraire un peu, nous faisions presque chaque jour des battues. Nous prîmes peu d'hommes, parce qu'ils s'étaient presque tous retirés dans la forteresse, mais il nous tomba entre les mains quantité de femmes et d'enfants. Notre général les fit tous pendre en vue de la forteresse, pour effrayer ses défenseurs, de sorte que bientôt les arbres furent plus peuplés que les villages.

Au bout de quelque temps, les Indiens furent forcés de se rendre, faute de vivres. Les chefs demandèrent une capitulation, et à cette occasion notre général inventa un tour assez plaisant. Il les invita à un festin de réconciliation, et ceux-ci, qui souffraient la faim depuis long-temps, se hâtèrent d'accepter. On mêla dans leur boisson une substance appelée opium, qui ne tarda pas à les endormir. Dès qu'ils furent dans cet état, on les dépouilla entièrement nus et on les attacha à des poteaux au milieu d'un tas de fagots. Rien n'était plus amusant que la figure étonnée qu'ils firent en se réveillant. Le général leur reprocha leur révolte, et comme il n'y avait pas de capitulation, il ordonna qu'on mît le feu aux fagots et qu'on les brûlât comme des renégats qu'ils étaient. Cependant notre aumônier eut soin de s'approcher du bûcher pour donner l'absolution à tous ceux qui se repentiraient à l'heure de la mort. Quant à la masse des Indiens qui défendaient la place, ils demandèrent merci à genoux en apprenant la mort de leurs chefs. Bolea usa d'indulgence à leur égard et les renvoya chez eux, après leur avoir fait abattre le poignet droit d'un coup de hache pour les mettre hors d'état de porter les armes.

La guerre continua pendant quelque temps. Mais grâce à la précaution que nous prîmes de ne pas nous charger de prisonniers, nous parvînmes à battre successivement tous les caciques. Je ne saurais trop recommander cette précaution à ceux qui font la guerre dans les Indes. Comme les Espagnols ignorent la langue des habitants, il se trame toujours des complots entre les prisonniers et les Indiens de service. Ils embarrassent la marche et consomment les vivres. Il faut donc tuer ou mutiler tous ceux qu'on peut saisir. Mais je n'ai pas besoin de dire à des chrétiens qu'à moins qu'on ne soit pressé par le temps, il n'est jamais permis de tuer un Indien sans avoir régénéré son âme par l'eau sainte du baptême. Autrement, ce serait les traiter comme des animaux, et je ne suis pas de ceux qui disent que Notre Seigneur Jésus-Christ n'est pas mort sur la croix pour eux comme pour nous.

CHAPITRE IX.
Expédition contre les Otomis.

Au bout de quelques semaines tout fut pacifié, et nous reprîmes la route de Mexico. Deux ou trois jours avant d'entrer dans cette ville, nous passâmes la nuit près d'une grande ferme appartenant à Christoval de Olid, et régie par un majordome qui avait perdu un œil. Celui-ci, pour se consoler sans doute de son malheur, avait procuré la même infirmité à tous les êtres vivants qui se trouvaient sur la ferme, de sorte que chevaux, bœufs, Indiens, porcs, volailles, tout était borgne.

On ne nous laissa pas long-temps reposer à Mexico, et nous reçûmes l'ordre de marcher contre les Otomis, qui avaient pris les armes. D. Jose Bolea, encouragé par des succès récents, espérait une victoire facile, mais il se trompait, pour son malheur, car Satan, auquel ces Indiens ne cessent de faire des sacrifices secrets, leur inspira une ruse véritablement diabolique. Un soir on vint lui annoncer que l'on apercevait auprès du camp un nombreux troupeau de cerfs. Il était fou de la chasse: il prit une arquebuse légère et partit avec quelques officiers comme lui sans armure. Il aperçut en effet les cerfs, qui, en ayant l'air de paître tranquillement, s'enfonçaient peu à peu dans la forêt. Il s'élance à leur poursuite, mais à peine a-t-il pénétré dans le fourré qu'il est salué d'une grêle de flèches. C'étaient ces démons d'Indiens qui s'étaient couverts de peaux de cerfs pour l'attirer dans une embuscade. Presque tous ses compagnons tombèrent morts ou blessés, et Bolea regagna le camp presque seul. Pendant toute la nuit, les Otomis célébrèrent une grande fête. Ils massacrèrent les prisonniers et les firent rôtir, ainsi que les cadavres des morts. Ils n'épargnèrent qu'un religieux de Saint-François; encore le forcèrent-ils toute la nuit à tourner la broche à laquelle rôtissaient les Espagnols. Ces Indiens ont une sorte de répugnance à manger la chair des religieux; ils prétendent qu'elle leur donne la diarrhée. Que cette idée soit vraie ou fausse, elle lui sauva la vie. Ils se contentèrent de lui faire une amputation, en lui disant qu'il leur avait souvent prêché, en leur prenant leurs poules pour son couvent, qu'un vrai chrétien devait se défaire du superflu.

Quelques jours après, nous leur rendîmes un autre tour qui valait bien celui-là. Nous avions mis le siége devant leur principale ville. Elle était entourée d'une triple rangée de madriers, et, comme nous ne pouvions la forcer faute d'artillerie, notre général leur fit proposer un traité par lequel il leur promettait de se retirer s'ils consentaient à lui payer un léger tribut. Les Otomis acceptèrent, et il fut convenu que chaque maison lui paierait une paire de pigeons, oiseaux que les Indiens élèvent en grande quantité. Au milieu de la nuit, nous lâchâmes, après leur avoir attaché aux pattes une mèche de coton allumée, tous ces pigeons, qui s'empressèrent de retourner à leur colombier. Comme toutes les maisons sont couvertes en paille, peu de minutes après la ville fut en flammes. Les Indiens, après avoir fait tous leurs efforts pour éteindre l'incendie, cherchèrent à s'échapper. Mais c'était là que nous les attendions. Nous avions placé devant la seule porte d'entrée un énorme tas de fagots embrasés, et nous abattions à coups d'arquebuse tous ceux qui cherchaient à le traverser. Il n'en échappa ni vieux, ni jeune, ni homme, ni femme, ni grand, ni petit. Ce fut ainsi que nous nous vengeâmes comme des hommes, tandis qu'ils s'étaient vengés comme des chiens en dévorant nos infortunés soldats. En cherchant ensuite dans les cendres, nous recueillîmes une grande quantité d'or, et nous en donnâmes la dîme aux RR. PP. de Saint-François, afin qu'ils priassent pour nos compagnons.

CHAPITRE X.
Suite du précédent.

Après la prise de cette ville, nous n'eûmes plus qu'à châtier les Otomis rebelles qui s'étaient dispersés dans les montagnes. Nous employions de grands chiens dressés à cette sorte de chasse et qui savent découvrir les Indiens dans les recoins les plus cachés; voici comment nous les dressions, pour occuper nos soirées. On donnait à un prisonnier complétement nu un long bâton, et on lâchait sur lui les jeunes chiens. Dans les premiers temps, ils ne faisaient que tourner autour de lui en aboyant sans oser s'approcher, de sorte que l'Indien les écartait facilement avec son bâton, et croyait que ce n'était qu'un jeu; mais quand on trouvait qu'il avait assez duré, on lâchait sur lui un vigoureux mâtin qui l'avait bientôt éventré; on laissait alors les jeunes chiens faire la curée. Cette manière de les dresser est excellente; ils devenaient bientôt si âpres après les Indiens, que nous avions de la peine à en préserver ceux qui étaient à notre service. Quelques uns de ces chiens étaient si utiles qu'ils recevaient au profit de leur maître la même paie que les soldats.

Le vice-roi, excité sans doute par quelques uns de ces prêtres qui se mêlent toujours de ce qui ne les regarde pas et qui se firent l'organe des plaintes des Indiens, blâma les mesures que nous avions prises et rappela Bolea. Je ne prétends pas dire qu'il ne fut un peu sévère, mais cela est nécessaire avec cette race maudite des Indiens, qu'on ne peut faire marcher qu'à coups de bâton. Les religieux ont fait bien du mal dans les Indes en se posant comme leurs protecteurs, et surtout ce Las Casas, qui a publié contre les conquérants des livres pleins d'injures. Il aurait dû se rappeler que c'était à leur épée qu'il devait son évêché de Chiapa, qu'il n'est pas pressé de quitter: au lieu d'écrire contre eux, il devrait prier pour eux à chaque messe qu'il dit; mais l'ingratitude a toujours été le fléau de ce monde.

Quelque temps après mon retour de cette expédition, je fus chargé par le vice-roi d'une mission pour explorer le Popocatepetl, volcan situé près de Mexico, et dont le nom signifie montagne fumante. On prétendait que son cratère contenait une masse d'or en fusion. Déjà plusieurs tentatives avaient été faites pour y pénétrer. Je partis accompagné de trois cents Indiens, qui portaient tout ce dont j'avais besoin. Les flancs inférieurs de la montagne sont assez bien cultivés; plus haut on ne trouve plus que des rochers arides parsemés de sapins rabougris, et enfin de vastes champs couverts de cendre et de lave. Nous mîmes trois jours à faire cette ascension.

Quand nous fûmes arrivés sur le bord du cratère, nous y plaçâmes une longue poutre, dont une extrémité, garnie d'une poulie, dépassait le bord de huit ou dix pieds; l'autre extrémité fut chargée de pierres pour l'empêcher de basculer. Nous passâmes dans la poulie une longue corde au bout de laquelle était attaché un grand panier; c'était par là que je devais descendre. Après m'être mis à genoux sur le bord du cratère et avoir adressé mes prières à Dieu et à ma sainte patronne, j'y entrai résolument, la tête couverte d'un casque, pour me protéger contre les pierres qui tombaient du haut du cratère en bondissant de rocher en rocher.

Arrivé à la profondeur d'environ cinquante brasses, je fus environné d'une fumée sulfureuse si épaisse, qu'elle me prenait à la gorge et m'empêchait de respirer. Je donnai en toute hâte le signal convenu pour qu'on me remontât, et j'arrivai au sommet presque sans connaissance. Je fis le lendemain une seconde tentative qui ne fut pas plus heureuse; il fallut revenir à Mexico sans aucun résultat. Il n'est pas douteux que ce ne soit le démon qui, pour empêcher le roi catholique de jouir des trésors que renferme cette montagne et de les employer à la propagation de la foi, ne les protége par cette fumée pestilentielle qu'il fait sortir des soupiraux de l'enfer; d'autres ont prétendu que ce cratère est une des entrées du purgatoire, et que souvent on y entend les cris des âmes en peine. On a même fondé à mi-côte une petite chapelle où un capucin prie pour elles, et qui est dédiée à Nuestra Señora de los Remedios. Je ne sais pas si cette opinion est plus fondée que l'autre, mais, dans tous les cas, ceux qui la combattent ne sont pas ceux qui reçoivent l'argent des messes.

CHAPITRE XI.
Départ de l'auteur pour le Pérou. Il est abandonné dans une île sauvage.

Je n'avais pas renoncé à mon voyage du Pérou et au trésor des ingas. N'ayant pas le moyen de faire le voyage, j'eus l'imprudence de me confier à don Blas de Berlanga, neveu de l'ancien évêque du Pérou. Nous convînmes qu'il fréterait un petit navire à Acapulco et paierait tous les frais, et que nous partagerions. C'était certainement lui faire une belle part, mais j'aurais dû me rappeler le proverbe, que l'avarice finit par déchirer le sac.

Après quinze jours de navigation, nous arrivâmes en vue d'une assez grande île couverte de verdure. Nous résolûmes de nous y arrêter pour prendre de l'eau et renouveler nos provisions, s'il était possible. Le traître Berlanga s'embarqua avec moi dans une chaloupe. En arrivant nous prîmes un léger repas; je ne sais s'il mêla quelque drogue dans mes aliments, mais quand je me réveillai le soleil était sur le point de se coucher, et les voiles du navire s'apercevaient à peine à l'horizon. Le Ciel a sans doute puni sa perfidie: il s'éleva dans la nuit un ouragan terrible, et jamais on n'a entendu parler de Berlanga ni de son vaisseau.

J'étais tellement occupé à regarder ma dernière espérance qui fuyait, que je ne m'aperçus pas qu'un grand nombre d'Indiens s'étaient approchés et avaient fini par m'entourer complétement. Je fus tiré de ma rêverie par une explosion de cris sauvages mêlés du son d'instruments plus sauvages encore. Sortant de ma stupeur, je levai les yeux et je me vis entouré d'une troupe d'Indiens peints de diverses couleurs et la tête couronnée de plumes, qui dansaient en se tenant par la main. Je crus ma dernière heure arrivée, et je me prosternai en invoquant ma sainte patronne pour obtenir le pardon de mes péchés; mais quelle était mon erreur! Deux chefs, la tête humblement baissée vers la terre, me prirent par les mains et m'emmenèrent, tandis que toute la foule nous suivait en hurlant et en jouant de ses diaboliques instruments. On me conduisit sous un grand hangar, et l'on me fit asseoir sur un banc placé sur une espèce d'estrade. Un des chefs me fit un long discours auquel je ne compris rien. Puis toute la foule, qui était restée, pendant qu'il parlait, la face contre terre, recommença à chanter et à danser. Enfin on apporta des brasiers que l'on plaça tout autour de moi, et sur lesquels on jeta une espèce de gomme dont la fumée était tellement acre qu'elle pensa m'étouffer et me fit éternuer plusieurs fois. En l'entendant, la foule se dispersa en faisant de grandes acclamations. La même cérémonie se renouvela le lendemain et les jours suivants. Tous les matins on me présentait trois petits gâteaux de maïs sur un plateau d'or. Une garde nombreuse, armée d'arcs et de flèches, veillait autour du hangar et m'empêchait d'en sortir.

Je ne comprenais rien à cette conduite et à cette manie de me faire éternuer, qui paraissait le but principal de cette cérémonie. Comme la langue que parlent ces Indiens ressemble beaucoup à celle du Mexique, je parvins à me faire comprendre des prêtres. Je découvris que quelques années auparavant un vaisseau espagnol avait abordé dans cette île, et qu'un moine qui se trouvait à bord, après avoir prêché le christianisme aux Indiens, leur avait donné une image en bois du glorieux apôtre saint Jacques, dont ils avaient, dans leur ignorance, fait une idole. Me voyant vêtu à peu près de la même manière, et ne comprenant pas comment j'étais arrivé dans leur île, ils me crurent descendu du ciel, m'installèrent dans leur temple comme leur dieu, et m'adressèrent des prières. Regardant l'éternuement comme un acquiescement à leurs vœux, ils ne cessaient leurs fumigations que quand ils l'avaient obtenu, de sorte que toute la journée on me faisait éternuer à me faire sauter la cervelle. C'était en vain que je cherchais à leur faire comprendre que je n'étais pas un dieu, mais un homme, et que je ne pouvais leur accorder ce qu'ils demandaient. Ils ne cessaient de m'implorer et de m'enfumer que quand l'éternuement tant désiré leur faisait comprendre que j'étais sensible à leurs prières.

CHAPITRE XII.
Suite du précédent. Retour de l'auteur au Mexique.

Au bout de quelque temps, à force de condescendre aux vœux des mortels, les yeux me sortaient de la tête, et j'aurais fini par éternuer mon âme si ma sainte patronne ne fût venue à mon secours. Un matin j'étais sur mon trône, revêtu de brillants ornements de plumes rouges que m'avaient fabriqués mes adorateurs, quand j'entendis retentir au loin quelques coups de mousquet; bientôt une foule éperdue se précipita dans le temple, suivie de plusieurs hommes vêtus à la mode castillane. Ils allaient se jeter sur moi, me prenant pour une idole, qu'ils voulaient briser selon leur louable habitude, quand tout d'un coup je me levai en leur criant en espagnol: «Arrêtez, je suis chrétien comme vous.»

Il serait difficile de peindre leur étonnement; les uns se frottaient les yeux comme des hommes qui doutent s'ils sont bien éveillés, d'autres dirigeaient sur moi leurs escopettes, et un moine commença à m'exorciser. Je m'approchai d'eux et fis cesser leurs doutes en leur racontant mon histoire, tandis que la foule des Indiens, surprise que j'eusse pu d'un seul mot arrêter les Espagnols, se prosternait à mes pieds et faisait retentir l'air de ses acclamations.

Je me hâtai de profiter de cette occasion pour quitter l'île, et je laissai, pour me remplacer, le saint Jacques de bois, que les Indiens purent enfumer à leur aise sans qu'il eût l'air de s'en apercevoir, ce qui m'a fait sans doute regretter. Heureux celui qui, parvenu à un poste élevé, excite le même sentiment quand il le quitte! Ma conscience m'a quelquesfois reproché cette aventure: j'ai craint d'avoir commis une profanation en recevant les adorations des Indiens. Mais de savants casuistes m'ont rassuré à cet égard, puisque j'avais fait tous mes efforts pour les en dissuader. Toujours est-il que, depuis ce temps, je ne puis voir une tabatière sans me rappeler que j'ai été dieu.

Les Espagnols avaient été à la recherche d'une île nommée Païtiti, que l'on disait habitée par des Amazones et remplie d'or et d'argent. On ajoutait même qu'il s'y trouvait une fontaine dont la vertu était telle, que tous ceux qui s'y baignaient revenaient à l'âge de vingt ans. Ils avaient erré long-temps avant d'arriver dans l'île où je me trouvais, mais ils n'avaient rien découvert que quelques rochers habités seulement par des oiseaux de mer. Après avoir pris des vivres et de l'eau, ils continuèrent leurs recherches en remontant vers le nord pour se rapprocher du Mexique, d'où ils étaient partis, et rentrèrent enfin à Acapulco sans avoir rien découvert.

Cette ville n'est, à proprement parler, qu'un village de pêcheurs; mais il s'y tient tous les ans une foire très considérable à l'arrivée des galions de Manille: ils y apportent des marchandises de la Chine et du Japon, qu'ils échangent contre des métaux précieux et des productions d'Europe. Quand cette foire est terminée, il est d'usage que les marchands donnent un grand tonneau de vin aux porte-faix qui ont travaillé à charger et décharger leurs ballots. Ceux-ci le placent sur une espèce de corbillard, et, vêtus d'habits de deuil, ils parcourent ainsi la ville en versant des larmes. On appelle cette cérémonie enterrer la foire. Je n'ai pas besoin de dire que les porte-faix la terminent en vidant le corps du défunt.

CHAPITRE XIII.
Retour de l'auteur à Mexico.

J'achetai un cheval à Acapulco pour retourner à Mexico; mais je ne tardai pas à être atteint d'une fièvre violente, qui me força à m'arrêter dans un village nommé Tuzutepec. Le curé m'y reçut avec une hospitalité toute castillane, et ne voulut me laisser partir que quand je fus complétement rétabli. On voit auprès de Tuzutepec les ruines d'une ville considérable, qui fut détruite lors de la conquête du pays. Au milieu s'élève une haute pyramide, qui servait de temple aux Indiens: c'était là qu'ils sacrifiaient au démon des victimes humaines. Le bon curé y avait fait ériger une petite chapelle à la Vierge.

Les Indiennes de cette province ont un usage particulier. Pendant leur jeunesse, elles se livrent à peu près à tout venant, sans que personne y trouve à redire. Quand elles ont atteint l'âge de vingt-cinq ans, elles convoquent tous leurs amants et leur déclarent qu'elles ont assez joui des plaisirs de la jeunesse, et qu'elles veulent choisir l'un d'eux pour époux. Chacun, pour mériter la préférence, s'empresse d'apporter un objet quelconque, qui doit servir à l'établissement du ménage futur; il a soin de joindre à son présent une plume de perroquet rouge. La jeune fille réunit alors tous ses amants, et, après les avoir remerciés de leur générosité et leur avoir fait ses adieux, elle nomme celui qu'elle a choisi pour époux, et rompt avec tous les autres. Mais dans les fêtes elle place sur sa tête toutes les plumes de perroquet qu'elle a reçues, et qui indiquent le nombre de ses anciens amants. Il y en a qui en ont une telle quantité, que leur tête ressemble à un porc-épic enflammé. A dater de leur mariage, elles observent envers leur mari une fidélité inviolable. L'adultère est inconnu chez ces Indiens; il est vrai qu'il faudrait être bien enclin au péché pour séduire les vieilles quand on peut avoir toutes les jeunes.

Les Indiens de Tuzutepec ont aussi une singulière façon de soigner les malades. Ils s'imaginent que leur souffrance vient de ce que le mauvais esprit est entré dans leur corps. Pour le faire sortir, ils les étendent par terre et les piétinent tant qu'ils peuvent. Le malade meurt ordinairement pendant l'opération, mais cela ne les empêche pas de recommencer. Pendant que j'avais la fièvre, une vieille Indienne, que le curé m'avait donnée pour me soigner, m'offrit d'en faire usage, mais je me contentai de la remercier de sa bonne volonté.

Cette vallée est extrêmement chaude, et le curé m'a raconté un usage que les Indiens suivaient du temps de leurs anciens rois. Dans la salle du conseil se trouvaient d'énormes cruches que l'on remplissait d'eau, et quand le roi convoquait les caciques, ceux-ci, pour être plus au frais, se mettaient chacun dans une de ces cruches avant de commencer la délibération. On ne leur voyait que la tête, de sorte qu'ils ne pouvaient contracter la mauvaise habitude de gesticuler en parlant, comme le font certains prédicateurs, et encore moins en venir aux coups dans la chaleur de la discussion. On peut rire de cette coutume, mais j'ai vu faire pis chez les chrétiens, où quelquefois ce sont les cruches seules qui sont appelées au conseil.

Quand ma guérison fut complète, je pris congé du bon curé pour m'en retourner à Mexico. J'y vécus quelque temps tranquille; mais la fortune n'était pas encore lasse de me persécuter, et je ne tardai pas à me voir compromis dans la malheureuse affaire du marquis del Valle, comme on le verra au chapitre suivant.

CHAPITRE XIV.
Affaire du marquis del Valle.

Tout le monde sait que D. Fernand Cortez, marquis del Valle et conquérant du Mexique, que des envieux avaient rendu suspect à la cour, ne put jamais obtenir la permission de revoir sa conquête, et qu'il mourut en Espagne. On se montra plus clément à l'égard de son fils: celui-ci, après de longues sollicitations, obtint la permission d'aller prendre possession de son marquisat del Valle d'Oaxaca et des immenses propriétés qu'il devait à la valeur de son père. Tous les descendants des conquérants vinrent au devant de lui pour lui faire une brillante réception. Il entra dans Mexico escorté de plus de quatre cents gentilshommes couverts d'or et de pierreries. Les Indiens, n'oubliant pas que son père les avait toujours protégés, se pressaient autour de lui et semaient des fleurs dans tous les endroits où il devait passer. Tout cet éclat lui attira des envieux, et l'audience commença à le soupçonner, comme on en avait si injustement soupçonné son père, de vouloir s'emparer de la couronne du Mexique.

Quelque temps après, la marquise mit au monde deux jumeaux, et ce fut une occasion pour les Espagnols et pour les Indiens de célébrer de nouvelles fêtes. Elles durèrent pendant huit jours. Les Espagnols firent des courses de bague et un carrousel. Les Indiens apportèrent une grande quantité d'arbres et les plantèrent dans la grande place de Mexico, de sorte qu'elle semblait une forêt toute couverte de verres de couleurs. Ils y lâchèrent une quantité d'animaux sauvages de toutes espèces qu'ils avaient pris au filet, et donnèrent ainsi le spectacle d'une grande chasse. On faisait rôtir le gibier aussitôt qu'il était abattu, pour le distribuer au peuple, en y joignant quantité de pulque, espèce de vin qu'on extrait de l'aloës, de sorte que toute la place retentissait des cris de vive le marquis et la marquise.

Le lendemain on fit une grande mascarade qui représentait la première entrée de Cortez à Mexico. Le marquis jouait le rôle de son père, et Gonzalez Davila celui de Montézuma. On répéta toutes les cérémonies qui avaient eu lieu à cette occasion, et au moment où Montézuma devait embrasser Cortez et le présenter au peuple, Davila ôta une couronne d'or qu'il avait sur la tête et la plaça sur celle du marquis. Toute la place retentit alors de nouvelles acclamations.

Le soir il y eut dans le palais du marquis un souper auquel assistèrent les quatre cents gentilshommes qui avaient pris part à la fête, et parmi lesquels je me trouvais pour mon malheur. Quand les têtes furent échauffées par le vin, on commença à se plaindre des nouvelles ordonnances, qui peu à peu avaient dépouillé les conquérants de tout ce qu'ils avaient gagné à la pointe de leur épée. On but à la santé du grand Cortez, et, pour terminer la fête, on improvisa une espèce de trône sur lequel on promena son fils dans toutes les salles du palais, ayant sur la tête la couronne de Montézuma.

Tout cela n'était qu'une affaire de gens ivres qui n'aurait eu aucune suite; il faut avouer cependant que ce jour-là les vins d'Estramadure avaient chassé la prudence de nos têtes. Le souvenir des révoltes du Pérou était encore tout frais; l'envie ne dormait pas, et alla nous dénoncer à l'audience, qui gouvernait alors la Nouvelle-Espagne, parce que le nouveau vice-roi n'était pas encore arrivé. Des traîtres lui assurèrent que le lendemain nous devions nous saisir de l'étendard royal et proclamer le marquis empereur du Mexique et successeur de Montézuma.

Le lendemain matin on vint dire au marquis que l'audience avait reçu d'Espagne des dépêches qu'elle devait lui communiquer. Sans aucune défiance, il se hâta de se lever et de se rendre au palais du Gouvernement, ne remarquant même pas que les alentours étaient garnis de soldats. A peine fut-il entré dans la salle qu'un des auditeurs s'approcha de lui en disant: Marquis, je t'arrête comme traître à Dieu et au roi. Le marquis mit d'abord la main sur la garde de son épée; mais, voyant des soldats qui s'approchaient de tous les côtés, il la rendit sans mot dire.

Presqu'au même instant, des soldats conduits par les auditeurs se dirigèrent vers nos maisons, où nous dormions presque tous, fatigués des plaisirs de la veille. Je fus arrêté et jeté dans un cachot, ainsi que les trois frères Davila, D. Louis Ponce de Léon, D. Fernand de Cordoue, D. José de Bolea, mon ancien général, et plus de deux cents autres gentilshommes des premières familles de Mexico.

CHAPITRE XV.
Retour de l'auteur en Espagne.

L'audience poursuivit notre procès avec vigueur. Peu de jours après, Alonso et Gil Davila, ainsi que mon ancien général Bolea, furent condamnés à mort et exécutés sur un échafaud recouvert en velours noir. On prétendit avoir trouvé dans leurs papiers des preuves qu'ils avaient tramé de longue main une conspiration pour rendre le Mexique indépendant; mais rien n'établissait la culpabilité du marquis. Tous trois moururent en héros. Un dominicain de l'école de ce fou de Las-Casas voulut reprocher à Bolea sa conduite envers les Indiens, et exiger qu'il en fît réparation; mais Bolea lui répondit: Je quitte ce monde sans rien devoir à personne, si ce n'est quatre réaux, que j'ai oublié de payer à mon cordonnier en quittant Séville; voilà tout ce que j'ai sur la conscience. Leurs corps furent ensevelis dans l'église de Saint-Augustin; quant à leurs têtes, les auditeurs les avaient d'abord fait placer sur la porte de la maison de ville, ce qui pensa exciter une sédition, parce qu'on regardait cela comme une accusation de trahison contre la ville, de sorte que l'audience ordonna qu'on les enlevât et qu'on les clouât au gibet.

Bien d'autres gentilshommes auraient été victimes de la fureur de l'audience, sans l'arrivée du nouveau vice-roi, D. Gaston de Peralta, marquis de Falces. Il fit mettre en liberté le marquis et la plupart de ses amis, et envoya les autres, parmi lesquels je me trouvais, en Espagne, pour y être jugés. En débarquant, on nous envoya prisonniers au château d'Ayamonte, sur les frontières du Portugal.

Je ne pus m'empêcher, en me voyant dans cette forteresse, de me rappeler le sort de Gonzalo Pizarro et d'autres conquérants, qui avaient gémi quinze ou vingt ans dans les fers sans pouvoir obtenir qu'on terminât leur procès. Je résolus donc de m'évader et de rejoindre en Portugal le roi D. Sébastien, qui préparait alors une expédition contre les Maures d'Afrique. Aidé de deux de mes compagnons, je fabriquai une échelle de corde, et nous descendîmes par une des fenêtres de la tour dans laquelle nous étions détenus. Arrivés sur les bords de la Guadiana, nous nous cachâmes dans les roseaux. Le lendemain matin, nous aperçûmes un pêcheur dans sa nacelle. Un de mes camarades se mit à imiter le cri du canard sauvage. Le pêcheur s'approcha, croyant qu'un de ces oiseaux, blessé par un chasseur, était tombé dans les roseaux.

En un instant il fut poignardé, et sa barque nous transporta à Tavira, dans le royaume des Algarves. Comme on nous traitait en prisonniers d'état, on ne nous avait pas enlevé l'or que nous possédions: ce fut chose facile de se procurer des chevaux et des armes. Nous nous mîmes en route pour Lisbonne. Tout le long de la route nous rencontrions des troupes de jeunes laboureurs qui allaient rejoindre l'armée du roi D. Sébastien, et de temps en temps un seigneur couvert d'armes brillantes et suivi de nombreux soldats. A mesure que l'on approchait de la capitale, cette foule devenait plus compacte et plus joyeuse: on eut dit qu'elle allait assister à une fête. Peu de jours se passèrent, et la plaine d'Alcazarquivir était couverte de leurs cadavres. Les plus heureux étaient esclaves chez les Maures. Mais j'ai tort de dire les plus heureux, car j'y ai souffert mille morts, tandis que mes compagnons d'armes recevaient dans le Ciel la couronne du martyre, due à tous les guerriers chrétiens qui succombent dans un combat contre les infidèles.

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