← Retour

Les aventures du roi Pausole

16px
100%

The Project Gutenberg eBook of Les aventures du roi Pausole

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: Les aventures du roi Pausole

Author: Pierre Louÿs

Release date: November 27, 2009 [eBook #30553]
Most recently updated: January 5, 2021

Language: French

Credits: Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed
Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was
produced from images generously made available by the
Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES AVENTURES DU ROI PAUSOLE ***

PIERRE LOUŸS

LES AVENTURES
DU
ROI PAUSOLE

PARIS

BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER

EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
11, RUE DE GRENELLE, 11

1901

DU MÊME AUTEUR

  • Astarté, poèmes (1892) . . . Épuisé.
  • Les Chansons de Bilitis (1894) . . . 1 vol.
  • Aphrodite (1896) . . . 1 vol.
  • La Femme et le Pantin (1898) . . . 1 vol.

À PARAÎTRE

  • Les Sept Flèches.
  • L'Orientale.
  • Orphée.

IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE:

Format in-8o carré

300exemplairesnumérotéssur vélin.
50sur hollande.
15sur whatman.
15sur japon.

À JEAN DE TINAN

qui a emporté la promesse de cette simple dédicace...

P. L.

Septembre 1898.

PERSONNAGES

  • Le Roi Pausole.

  • La Blanche Aline, fille du Roi.
  • Mirabelle.
  • La Reine Diane, dite «Diane à la Houppe».
  • La Reine Françoise.
  • La Reine Gisèle.
  • La Reine Alberte.
  • La Reine Denyse.
  • La Petite Reine Fannette.
  • Le Portrait de la Reine Christiane.
  • Macarie, mule du Roi.
  • Mme Perchuque, première dame d'honneur.
  • Galatée, jeune fille.
  • Philis, sa petite sœur.
  • Mme Lebirbe.
  • Nicole.
  • Thierrette, jeune laitière.
  • Rosine, gardienne des framboises.
  • La Lectrice du Roi.
  • La sœur du petit paysan.
  • Une blanchisseuse.
  • Une marchande.
  • Une jeune fille primée.
  • Une jeune fille violée.
  • Une directrice d'hôtel.
  • Première femme de chambre du Roi.
  • Deuxième femme de chambre du Roi.

  • M. Taxis, Grand-Eunuque.
  • Giglio, page du Roi.
  • M. Lebirbe.
  • Kosmon.
  • Himère.
  • L'Écuyer des cuisines.
  • M. Palestre, ministre des Jeux publics.
  • Le Chef de la Sûreté.
  • Le Directeur du «Sauvetage de l'Enfance».
  • Trois orateurs.
  • Un métayer.
  • Un marin catalan.
  • Un petit paysan.
  • Un père.
  • Un chameau.

366 Reines.—Écuyers.—Dames d'honneur.—Pages.—Horticulteurs.—Gardes.—Domestiques du palais.—Danseuses.—Policiers.—Filles de ferme.—Invités.—Bonnes d'hôtel.—Paysans.—Paysannes.—La foule.

LES AVENTURES DU
ROI PAUSOLE

LIVRE PREMIER

CHAPITRE PREMIER

COMMENT LE ROI PAUSOLE CONNUT POUR LA PREMIÈRE FOIS LES VICISSITUDES DE L'EXISTENCE.

Il se voit qu'ès nations où les loix de la bienséance sont plus rares et lasches, les loix primitives de la raison commune sont mieux observées.

Montaigne, III, 5.

Le Roi Pausole rendait la justice sous un cerisier, parce que, disait-il, cet arbre-là donne de l'ombre autant qu'un autre et garde sur le chêne séculaire l'avantage de porter des fruits fort agréables en été.

Bien qu'il conservât pour lui-même le grand costume historique dont l'ampleur et la draperie lui semblaient composer au mieux la majesté de la personne royale, il n'était pas toutefois l'ennemi d'un perfectionnement raisonnable. On doit vivre avec son temps. Le Roi Pausole portait une couronne de style qui dissimulait sous une mince, mais éclatante pellicule d'or sa monture en aluminium. Il aimait à faire remarquer discrètement combien cette coiffure était plus légère que le chapeau haut de forme de son cousin le roi de Grèce. Certains passants ne se trompaient point sur le métal de l'objet. Mais, disait encore le Roi, quand on est assez malin pour discerner à distance une qualité d'orfèvrerie, on ne saurait ressentir à la vue de la couronne, fût-elle d'or massif et pesant, aucune impression sérieuse. Il est donc inutile de se charger la tête.

Le Roi Pausole était souverain absolu de Tryphême, terre admirable dont je pourrais, au besoin, expliquer l'omission sur les atlas politiques en hasardant cette hypothèse que, les peuples heureux n'ayant point d'histoire, les pays prospères n'ont pas de géographie. On laisse encore en blanc, sur les cartes récentes, bien des contrées inconnues: on a laissé Tryphême en bleu, dans la Méditerranée. Cela paraît tout naturel.

Eh bien, non. Telle n'est pas la raison d'une si fâcheuse lacune.

Si Tryphême est un nom biffé de toutes les encyclopédies, si l'on falsifie la carte d'Europe, si l'on ampute cette presqu'île verte aux côtes de notre pays, c'est qu'on a organisé contre elle la «conspiration du silence».

Chacun sait qu'on appelle ainsi l'entente immédiate et clandestine qui s'établit entre les critiques littéraires à la naissance des œuvres fortes et qui étouffe le jeune talent au milieu de son premier sourire. Explorateurs et géographes, montrant une âme non moins basse, se servent du même procédé pour éloigner les touristes d'une contrée qu'ils savent délicieuse.

À leur aise; je ne m'occuperai pas de ces misérables combinaisons. Tryphême est une péninsule qui prolonge les Pyrénées vers les eaux des Baléares. Elle touche à la Catalogne et au Roussillon français. J'en parle pour y être allé. Il est important que le lecteur ne regarde pas comme une fiction le récit véritable et contemporain que j'écris pour lui depuis cinq minutes.

Ces préliminaires éclaircis, entrons dans le vif des événements.


Ce fut pendant la vingtième année de son règne, qu'un jour, après tant de jours paisibles, le Roi Pausole ressentit les difficultés de la vie et le poids d'une âme perplexe.

Il s'était levé, ce matin de juin, très longtemps après le soleil, et, doucement bercé par sa mule Macarie, il se laissait aller à sa chaire de justice.

De nombreux serviteurs accompagnaient sa promenade, l'un portant ses cigarettes et l'autre son parasol, la plupart ne faisant rien.

Aucun d'eux n'était en armes. Le Roi sortait toujours sans gardes, par ostentation du soin qu'il prenait d'être aimé plutôt que craint.—Crainte ne peut toujours durer, disait-il; ni endurer;—au lieu que l'amour populaire est un sentiment perpétuel qui vit de souvenirs, accueille les moindres gestes comme des bienfaits nouveaux et ne demande guère autre chose que d'être vivement estimé par celui qui en est l'objet.

La cour de justice que le Roi tenait chaque jour sous un cerisier de ses jardins avait su faire accepter de tous son arbitrage sans appel mais librement consenti. Aucun autre tribunal n'avait connaissance des affaires qui échappent au ressort des justices de paix. À force de simplifier le Livre des Coutumes laissé par ses ancêtres, Pausole était arrivé à édicter un code qui tenait en deux articles et qui avait au moins le privilège de parler aux oreilles du peuple. Le voici dans son entier:

Code de Tryphême

  • I.—Ne nuis pas à ton voisin.
  • II.—Ceci bien compris, fais ce qu'il te plaît.

Il est superflu de rappeler au lecteur que le deuxième de ces articles n'est admis par les lois d'aucun pays civilisé. Précisément c'était celui auquel ce peuple tenait le plus. Je ne me dissimule pas qu'il choque le caractère de mes concitoyens.

Pausole se réservait le plaisir quotidien de sauver par ses arrêts quelques libertés individuelles. Ce n'était pas un travail fatigant; et d'ailleurs, l'excellent homme n'en eût point accepté d'autre, car sa liberté particulière présentait à n'en pas douter un intérêt de premier ordre et il respectait sa fantaisie qui lui conseillait d'être paresseux.

Ce jour-là, une douzaine de plaignants et une foule immobile attendaient, sur la pelouse ombreuse, quand le Roi parut sous les branches, au milieu d'un murmure de vénération, de sympathie et de curiosité. Il répondit aux voix en agitant devant son visage, comme un mouchoir d'accueil, une main molle et amicale. Puis il monta les trois marches de la chaire, qui le mirent tout de suite bien au-dessus du niveau des hommes.


Un premier plaideur s'avança.

C'était un étranger, un marin catalan. Il tendait des bras presque noirs hors d'une chemise aux manches troussées.

—Sire, s'écria-t-il, justice contre ma femme! Elle est partie avec un autre!

—Ouais! fit le Roi.—Que veux-tu que j'y fasse?


Il cueillit une cerise au cerisier, en déchira la peau du bout des dents et suça la pulpe juteuse avec un visible rafraîchissement.

—Mais, sire, nous étions mariés devant l'alcade et devant le prêtre. Elle a juré sur l'Évangile...

—Et si elle t'avait juré de ne pas mourir avant trente ans, l'enverrais-tu à la prison le jour où elle aurait la peste? Elle a juré, dis-tu? C'est le seul tort que je lui reconnaisse. Encore, avec les lois de ton singulier pays, était-ce le plus vain des serments forcés. Tu viens justement d'en avoir la preuve. Si encore elle t'abusait! si elle feignait de se plaire à toi pour ne pas être chassée! tu pourrais... Mais elle ne te trompe pas, puisqu'elle est partie. Sa franchise est irréprochable. Et pourquoi est-elle partie? Sans doute parce qu'elle a trouvé quelqu'un de supérieur à ta personne, par la jeunesse, par la beauté, par le caractère, ou, qui sait? peut-être même par la fortune. Tu admets qu'une jeune fille puisse peser tous ces arguments le jour où elle prend époux. À plus forte raison quand elle est devenue femme et que l'expérience la conseille.

—Il est pourtant écrit dans le code: «Tu ne nuiras pas à ton voisin».

—C'est bien pour cela que je t'interdis de poursuivre ton successeur. Passons à la seconde affaire.


—Majesté! fit une voix de basse, un gueux, un pasteur de chèvres, a violé mon unique enfant.

—Oh! oh! protesta le Roi. Ne nous pressons jamais d'attester la résistance. Je serais curieux de voir la victime.

On la lui présenta.

Elle portait le costume favori des jeunes filles tryphémoises: sur les cheveux, un mouchoir jaune soleil; aux pieds, des mules clair de lune; et le reste du corps tout nu.—Pausole considérait, en effet, que la vue d'une personne laide ou vieille ou infirme est une souffrance pour certains, et il avait interdit, non seulement aux académies défectueuses, mais encore aux visages grotesques, de paraître à découvert. Mais comme le spectacle d'une fille jeune ou d'un homme dans sa force ne peut éveiller que les idées les plus saines et les plus conformes à la vertu véritable, Pausole avait fait comprendre à son peuple qu'en dehors des quelques semaines où la Méditerranée elle-même connaît l'hiver, il fallait se hâter de révéler à tous un don aussi précieux, et aussi fugitif, que la beauté humaine.

—Ami, dit le Roi, penché vers l'oreille d'un serviteur, les cerises qui restent sont trop hautes pour que je puisse les cueillir sans peine. Et je ne changerai pas mon arbre. Je suis habitué à celui-ci. Demain, suspends aux branches basses une douzaine de cerises choisies.

Puis il se retourna vers la jeune fille, qui attendait sa parole avec plus d'espoir encore que de confusion:

—Eh bien? fit-il. Vous plaignez-vous aussi? Car je n'entendrai votre père que s'il réclame en votre nom.

—Oh! sire, parlez-lui vous-même afin que je ne sois point battue. Je suis trop émue cette semaine pour me taire deux jours de suite et je ne serai honteuse de rien devant vous qui êtes si juste. Hier soir j'étais allée dans la montagne chez ma sœur, avec un broc de lait pour son petit enfant. Elle m'avait beaucoup parlé des choses qui lui font la vie douce et qui me manquent tristement pendant mes longues nuits. Je revenais donc par les bois, les joues peut-être un peu rouges et le cœur bien éprouvé, quand j'ai rencontré sous les saules un chevrier de mon âge qui paraissait tout triste, lui aussi, d'être seul. Sire, il sortait du bain, il était si joli, si propre, si doux de toute sa personne... il a dû voir dans mes yeux que vraiment je le trouvais gentil. Les hommes s'imaginent toujours qu'ils nous attaquent; et pourtant ils ne s'approchent guère de celles qui oublient de les regarder: si l'on nous prend, même par violence, c'est après avoir lu en nous que cela ne nous serait pas désagréable... Oh! pour moi, je vous le jure, je ne l'ai pas fait exprès! Je ne voulais pas qu'il me touchât. Ou du moins... je croyais ne pas vouloir. Mais enfin, j'ai regardé ce jeune homme, à l'instant où je l'admirais le plus, et aussitôt il m'a saisi la main... Alors mon père vous a dit vrai, Sire, j'ai résisté de toutes mes forces. Pas un cri! car je n'aurais pour rien au monde appelé quelqu'un à mon secours dans la position où j'étais—et d'ailleurs, j'espérais bien me tirer de là toute seule.—J'ai lutté de mes quatre membres comme si je défendais ma vie, depuis le coucher du soleil jusqu'à la nuit noire. Puis, j'ai vu qu'il était trop tard pour rentrer à la maison, et je me suis découragée; mais jusqu'au lendemain matin j'ai perdu courage plusieurs fois ainsi et je suis déterminée à ne plus mettre aucune énergie dans ces rencontres inégales. On demandait tout à l'heure à Votre Majesté de protéger ma faiblesse contre de nouvelles violences: celles de mon père sont les seules que je redoute. Je n'ai besoin de personne pour calmer les autres.


Pausole avait écouté cette petite plaidoirie sans l'interrompre d'un seul mot. Quand elle fut dite jusqu'au bout, il se hâta de prononcer:

—Voici une enfant très supérieure à son père par la maturité d'esprit, l'initiative et le sens de la vie. Allons! émancipons-la. Je ne sais pas de quel droit je maintiendrais une autorité quelconque sur une petite tête qui raisonne si bien. Va, jeune cervelle, tu es libre. Ne fais pas le mal, mais vis à ta guise, selon le code de Tryphême. Appelons la troisième affaire.


Or il arriva que la troisième affaire ne fut pas précisément celle que le Roi eût prévue.

Pendant le discours de la jeune fille, on distinguait dans l'allée de magnolias qui menait au palais royal la course trébuchante et falote d'une petite vieille qui portait ses jupes et voletait comme une sauterelle.

Elle approchait par bonds alternés d'une patte sur l'autre. Bientôt on entendit gémir l'essoufflement de son désespoir. Elle se précipita vers la chaire du Roi, pendit son bras débile à une branche afin de ne tomber que le plus tard possible et exhala. «Sire...», mais d'une voix si diaphane qu'on la crut déjà trépassée.

—C'est une vieille du palais, fit l'un des serviteurs.

—Duègne des appartements privés, expliqua un autre.

Et comme l'étiquette de la Cour subissait des variations devant la bonhomie du Roi, la livrée tout entière laissa deviner sa joie par ce cri d'une âme qui s'ennuie:

—Il s'est passé des événements.

Le Roi s'était levé:

—Qu'y a-t-il?

—Sire... la blanche Aline... Ah! Sire... la Princesse votre fille...

—Eh bien?

—Ah!...

Et la vieillarde s'affaissa dans un évanouissement lamentable.

Au même instant arrivait, plus calme et portant un petit billet, une seconde dame d'honneur qui plia son ombrelle jaune avant de s'exprimer en ces termes choisis:

—J'ai le regret d'annoncer à Votre Majesté que Son Altesse Royale la Princesse Aline a quitté le palais dans des circonstances mystérieuses qui toutefois ne laissent place à aucune inquiétude sur sa très précieuse santé. La dame d'honneur chargée d'éveiller Son Altesse et de lui expliquer ses rêves s'est présentée respectueusement derrière la porte de Son Altesse et a frappé durant quatre heures sans obtenir aucune réponse. Justement inquiète d'un silence qu'elle ne s'expliquait point, elle a pris sur elle d'entrer, malgré la hardiesse de la démarche: Son Altesse n'était plus dans ses appartements. La Princesse Aline avait quitté sa chambre sans prévenir personne de son projet et sans emporter de bagage, à part sa petite boîte à poudre, son étui de rouge, son porte-monnaie et un objet de la toilette féminine dont la désignation n'intéresse pas, sans doute, Votre Majesté. Nul ne sait l'heure de son départ ni le chemin qui lui a plu. On pense seulement qu'elle a dû sortir par la fenêtre. Au cours des recherches faites par nos soins, nous avons découvert sur la table à coiffer un billet avec ces mots: «Pour Papa». Je le remets en les mains de Votre Majesté.

Pausole ne voulait pas comprendre. En vain la dame d'honneur avait-elle construit son récit au plein midi de la clarté, Pausole demeurait aveugle.

—Ma chère, lui dit-il, vous extravaguez. J'entends de votre bouche des paroles sans suite... Vous êtes en démence, cela saute aux yeux. Eh! voyons! pourquoi ma fille m'aurait-elle quitté? Où peut-elle être mieux qu'au palais, avec son père? Et comment, croire qu'elle soit partie sans même m'avoir dit adieu? Ce sont des rêveries, vous dis-je. Si elle n'a pas dormi dans sa chambre, c'est qu'il y faisait trop chaud. Elle doit être sur les terrasses, dans son hamac à pompons. Je suis sûr qu'on n'y a point songé. Allez donc à sa recherche au lieu d'apporter ici un trouble déplorable à mes réflexions.


Comme il achevait, son regard tomba sur le billet qu'il tenait encore à la main.

Au milieu d'une enveloppe teintée, les mots:

Pour Papa

se détachaient irréguliers, fantasques et nets. Et, en dessous, une ligne qui aurait bien voulu être horizontale, mais qui délirait en hauteur, s'enlevait comme une gambade.

Le roi déchira l'enveloppe avec une hésitation silencieuse. Il en tira une lettre qui lui parla ainsi:


«Mon petit papa, si je croyais que tu en souffres, je n'aurais jamais le courage de m'en aller dans deux minutes; mais tu ne peux pas être triste, puisque je suis contente, et tu m'as toujours dit que tu voulais mon bonheur.

«Je reviendrai dans sept mois, pour ma majorité, le jour de mes quinze ans. Attends-moi sans inquiétude; je m'en vais avec...»

... Non, il n'avait pas mal lu.

«... je m'en vais avec quelqu'un de tout à fait gentil, qui veillera sur moi comme toi-même. Je t'embrasse, si tu n'es pas fâché.

«Line.»


La foule s'était approchée peu à peu et, sans savoir ce qui se passait, mais curieuse et presque bruyante, elle observait l'agitation du roi, phénomène exceptionnel. Des plaideurs s'impatientaient. La jeune émancipée de la dernière affaire, craignant de voir sa bonne cause naufragée dans les conjonctures, osa demander une certitude:

—Alors, je suis libre, Sire? Votre Majesté daignerait-elle le répéter à mon père?

Le Roi fit un geste violent.

—Au diable les affaires pendantes! Valets! amenez ma monture. Ah! cela ne se passera pas ainsi! Cette petite est folle à lier. Il faut la reprendre au plus tôt. On n'a jamais vu pareille catastrophe. Valets! stupide canaille, courez donc en avant!

Et sur la mule Macarie, qui galopait pour la première fois d'une longue et paisible existence, on vit s'enfuir le Roi Pausole dans une vague de poudre blanche, tandis que le vent de la course enlevait la couronne légère et, facétieux, la suspendait à une souple baguette de myrte.

CHAPITRE II

OÙ L'ON PRÉSENTE LE ROI PAUSOLE, SON HAREM, SON GRAND-EUNUQUE ET LE PALAIS DU GOUVERNEMENT.

... Mais dans mon inconstance extresme
Qui va comme flus et reflus,
Je n'ay pas si tost dit que j'ayme
Que je sens que je n'ayme plus.

Saint-Amant.

Le jour où Pausole se connut (ce fut longtemps avant l'année où naquit la blanche Aline), il constata qu'il possédait trois habitudes et un défaut de caractère.

Ses habitudes étaient, par ordre décroissant, la paresse, le plaisir et la bienfaisance.

Il recherchait, en premier lieu, l'inactivité.

Puis, la satisfaction.

Enfin, la philanthropie.

Son défaut de caractère, qui jouera dans ce conte un rôle prépondérant, était une irrésolution exemplaire et générale dont il ne se plaignait jamais, car elle seule donnait par contraste une sensualité supérieure à la paix de ses fainéantises.

Il avait le sentiment de l'irréparable quand il fermait une fenêtre. Choisir un fruit, une femme ou une cravate le frappait d'une perplexité qui ressemblait à une angoisse. Jamais il ne déchirait un papier, même une enveloppe, de peur de regretter plus tard une détermination si inconsidérée. A peine avait-il exprimé un désir ou dicté un ordre, il arrêtait aussitôt ceux qui se pressaient d'obéir et il avait des «Attendez. Ce n'est pas le moment», des «Nous verrons plus tard» et des «Laissons cela» qui maintenaient son existence dans le circonspect et le provisoire, tant il redoutait le définitif.

Il le redoutait; mais pour lui seul. Par une sorte de revanche sur son hésitation intime, il discernait le devoir des autres dans une clairvoyance tout à coup péremptoire et rendait ses arrêts publics avec une décision remarquable. Un singulier résultat de cette assurance devant la chicane était la réputation d'infaillibilité qui exaltait sa justice.—La confiance personnelle se fait aisément partager; et rien n'est plus dangereux pour un supérieur que de méditer avant de répondre.—Pausole ne méditait jamais sous l'arbre de ses audiences, sinon avant d'y faire choix entre deux cerises rouges comme des vierges.

Dès que Pausole se fut renseigné de la sorte sur ses habitudes et sur son défaut, il s'occupa non de se corriger par l'irréalisable, mais de satisfaire à ses faiblesses et d'en tirer le meilleur parti possible pour ses commodités personnelles et celles de ses familiers.

C'est ainsi qu'averti par une longue expérience, il trouva plus sage de renoncer à choisir chaque soir une compagne parmi celles qu'il avait réunies dans le harem du palais. Il apportait des lenteurs pitoyables à cette élection quotidienne et se laissait presque toujours circonvenir par la plus hardie, au lieu de suivre tranquillement ses mystérieuses préférences. Et aussitôt il regrettait d'avoir oublié la plus belle.

Un jour, établissant une règle permanente qui lui épargnait le souci des décisions particulières, il réduisit le nombre de ses femmes à trois cent soixante-cinq, exactement. L'une de celles que cet arrêté renvoyait dans leurs foyers laissa éclater sa douleur avec tant d'amour que le Roi, toujours paternel, consentit à la garder à titre supplémentaire, pour les années bissextiles.

Par ce moyen, l'emploi de ses nuits était réglé d'une façon qu'il ne lui appartenait plus d'intervertir. Chaque soir, un visage nouveau, et pourtant connu, approuvé, peut-être même regretté depuis un an, venait poser sur les coussins des joues qu'un long désir faisait très précieuses. Et Pausole, délivré du soin de préparer la nuit suivante, goûtait plus volontiers encore une joie sans élaboration.

Les appartements des Reines occupaient, cela va sans dire, le palais royal presque entier. Ils étaient répartis selon les quatre saisons, dans un long bâtiment polychrome, où les mille stores de la façade flottaient au soleil comme un pavois de fête.

Deux pavillons, plus élevés d'un étage, flanquaient l'énorme édifice.

Dans l'un habitait le Roi lui-même. Dans l'autre délibérait le conseil de ses ministres. Pausole était obligé de passer par le harem pour présider le gouvernement.

Mieux vaut avouer sans détours que, parti du pavillon sud, il n'arrivait jamais jusqu'au pavillon nord.

Lui-même avait conçu cette architecture et prévu ce résultat. Puisque, disait-il, les meilleurs monarques ont été des reines luxurieuses qui laissaient les bureaux tranquilles, j'écarterai de mon esprit par un artifice salutaire toute inspiration éventuelle de gérer les affaires publiques.

Et, de fait, tout allait pour le mieux du monde. Personne ne se plaignait, ni le peuple, ni le souverain;—ou, du moins, les rares mécontents accusaient «les ministères» qui, narquois derrière leur collectivité anonyme, et d'ailleurs très satisfaits de travailler sans direction, rendaient grâces à la destinée.


Pausole avait poussé si loin le génie abdicateur qu'il ne gouvernait même pas ses femmes.

À la tête du harem, et cumulant la fonction de Grand-Eunuque avec celle de Maréchal du palais, un personnage singulier administrait au nom du Roi.

C'était le huguenot Taxis.

Étriqué, méticuleux, de profil concave et d'œil fourbe, âme intraitable et présomptueuse, Taxis jouera dans la suite du récit (disons-le pour plus de clarté) le rôle toujours nécessaire du Personnage antipathique. Pausole l'avait cependant choisi, et personne ne pouvait douter que le Roi n'accordât à son fonctionnaire une part d'estime, de confiance et presque d'admiration.

Cet ancien répétiteur d'algèbre, ancien professeur de théologie protestante, employé depuis avec succès à diverses missions policières, et enfin promu Grand-Eunuque, possédait un sens de l'ordre et un respect du principe qui dépassaient de beaucoup la simple manie. On avait vu là des aptitudes universelles aux charges que distribue l'État, et Taxis avait su se montrer indispensable, sinon à ses administrés, au moins à ses supérieurs. Un seul exemple s'imposera: le harem était pacifié huit jours après la nomination de son chef, sans que, jusque-là, Pausole eût jamais, dans les prestiges de ses rêves bleus, compté cette chimère lointaine.

Il serait délicat d'insister sur les titres que Taxis avait fait valoir pour poser sa candidature à l'eunuchat général. Délicat, et d'ailleurs peu intéressant.—Taxis bénéficiait d'une vocation toute naturelle pour ce poste de privilège. Le Ciel lui avait épargné les concupiscences de la chair et les épargnait également, par un surcroît de miséricorde, à toutes les femmes qui l'approchaient. La Providence ne voulait point qu'inaccessible au désir il eût néanmoins la douleur de l'inspirer autour de lui. Il n'était ni la victime, ni l'occasion du péché.

Toutefois, il devait se résigner à ne pas faire de prosélytes parmi ses jeunes pensionnaires. C'eût été excéder les devoirs de sa charge. Il se limitait avec rigueur. Le Roi, ennemi de toutes les guerres, détestait les guerres de religion; ami de toutes les libertés, il laissait les consciences libres, fussent-elles jésuites ou francs-maçonnes. Dans l'intérieur du harem, comme sur tout son territoire, Pausole tolérait mille cultes et en pratiquait lui-même plusieurs, afin de connaître tour à tour les consolations de divers paradis.

L'autel préféré du Roi était, sur un terrain du parc, un petit temple dédié à Dêmêtêr et Perséphone. Les deux déesses n'ayant plus d'adorateurs sur la terre écoutaient avec bienveillance celui-ci, qui se souvenait d'elles. À l'une il demandait surtout de bonnes moissons pour son peuple; à l'autre la faveur de ne lui être présenté que le plus tard qu'il se pourrait.

Tels étaient donc Pausole, ses femmes, son Grand-Eunuque et son palais. Quand nous aurons expliqué, plus loin, qui était la blanche Aline, nous pourrons interrompre ici les chapitres descriptifs, c'est-à-dire permettre aux lectrices de ne plus sauter tant de pages à la fois.

CHAPITRE III

OÙ L'ON DÉCRIT LA BLANCHE ALINE DE LA TÊTE AUX PIEDS POUR QUE LE LECTEUR DÉPLORE SA FUITE ET LA PARDONNE EN MÊME TEMPS.

Si les peintres ont fait des nuditez, le péché est très grand, parce qu'ils n'y peuvent bien réussir sans voir le naturel.

Examen général des conditions, etc.—1676.

La blanche Aline était fille d'une Hollandaise et probablement aussi du Roi Pausole.

Du moins, personne n'en douta jamais.

Ses cheveux étaient blonds, son teint clair mais sujet à des rougeurs extrêmes, ses narines ouvertes et ses lèvres gaies.

Je sais qu'on n'a pas coutume de tracer le portrait des jeunes filles au delà de leur décolletage. Il n'importe: dans quelques années, nous en sommes tous avertis, cette mode tombera en désuétude et, ne fût-ce que pour engager les peintres dans une voie si recommandable, je ne tiendrai aucun compte des règles établies.

La blanche Aline, quatorze ans et cinq mois après sa naissance, prenait le plus vif intérêt à suivre le développement de sa gracieuse personne. Il est tout naturel que nous l'accompagnions devant sa glace, où elle se considérait le matin avec tant d'affectueuse curiosité.

Elle y courait dès son réveil, laissant au lit sa longue chemise et ne gardant de sa toilette nocturne que la natte dansante de ses cheveux. L'entrevue avec son image était une scène bien touchante.

Cela commençait par un sourire d'accueil. Et puis éclataient des baisers bruyants, avec les deux mains, avec les dix doigts. Pendant la première minute, sa tendresse pour elle-même dominait. Son regard se disait des choses inoubliables; c'était une communion d'âmes où sa beauté n'ajoutait rien à une sympathie déjà toute dévouée. Mais, peu à peu, ce sentiment cédait le pas devant un autre, qui se précisait en admiration.

Elle était jeune fille depuis quelques semaines seulement. Source de découvertes sans nombre. Ses seins, formés en si peu de temps, conservaient entre ses mains toute leur fraîcheur de jouets nouveaux. Familière (et imprudente), l'enfant qu'elle était demeurée attrapait ces roses fragiles comme des ballons en caoutchouc; elle essayait de les rapprocher; elle en chatouillait les pointes pâles; elle leur faisait mille taquineries. Puis, changeant tout à coup de divertissement, la jambe gauche tendue, le genou droit plié, elle mesurait des yeux le galbe d'une hanche très jeune et qui, chaque jour, s'arrondissait.—Au fait, que n'admirait-elle point? Par une singularité qui lui plaisait comme le reste, elle ne portait pas encore tous les signes extérieurs de son adolescence; mais, tout bien examiné, elle trouvait à cela quelque chose de grec qui n'était pas messéant.


Et qui donc aurait-elle aimé si ce n'eût été sa chère image? Son père ne lui avait pas donné d'autre amie.

On a pu le deviner déjà: Pausole, si tolérant pour les mœurs de son peuple, l'était moins pour celles de sa fille.

Autant la chance lui était douce de rencontrer par les chemins de jeunes vierges sans vêtements, autant il se souciait peu de présenter dans le même costume la princesse héritière à ses fidèles sujets.—Non certes, qu'il fût retenu par je ne sais quel esprit de routine; mais le soleil du Midi est brûlant; le hâle ne va bien qu'aux brunes; il donne à la peau des blondes certains tons de langouste cuite, et la blanche Aline aurait perdu bientôt l'épithète homérique qui la distinguait entre toutes les petites filles si l'on avait laissé courir son académie en plein air sans lui donner protection.—Aussi la forçait-on de se vêtir et même de porter ombrelle.


Des raisonnements analogues—je veux dire inspirés aussi par une tendresse paternelle—avaient détourné Pausole d'appliquer à sa propre fille ses théories familières sur l'éducation des enfants.

Les moralistes ne redoutent jamais de se montrer contradictoires. Ils pensent à bon droit qu'ils ont assez fait en prêchant la bonne parole et que l'exemple personnel n'est pas un adjuvant nécessaire à l'influence de leurs idées. Sans doute, se disait le Roi, j'entends qu'on élève les marmots avec une liberté extrême et qu'on les laisse à leurs instincts, c'est-à-dire aux premières joies de leur pauvre petite existence. Mais ma fille est née dans des conditions très particulières. Son intérêt commande un traitement spécial. Nulle règle n'est faite pour tout le monde. Bref, il emprisonnait la malheureuse enfant.

Elle avait bien entendu dire que le sort lui accordait trois cent soixante-six belles-mères dont la plupart excellaient en esprit ou en beauté; mais le harem lui demeurait fermé jour et nuit. Sa mère était depuis longtemps morte. Elle n'avait pas de sœurs, pas de compagnes. Les dames d'honneur elles-mêmes avaient ordre de ne parler à la Princesse qu'en vue de son instruction littéraire. Toutefois, n'imaginant qu'à peine une vie meilleure autre part, la blanche Aline restait gaie.

Le matin, tout le parc lui appartenait. C'était l'heure où dormaient les Reines et le Roi. Elle jouait seule, mais avec le même entrain et la même activité que si une foule d'enfants l'eût mêlée à sa joie. Des arbres étaient ses amis; de petits coins ses confidents. Elle revenait parfois haletante d'une partie de cache-cache avec un lézard vert ou d'une lutte de vitesse avec un lapin rose.

Et puis, brusquement, un matin, elle trouva plus intéressant de jouer au volant avec sa rêverie et de danser le menuet avec son image.

Environ six semaines plus tard, Pausole apprenait par sa lettre qu'elle avait quitté le palais avec «quelqu'un de très gentil» qui prétendait veiller sur elle.

Ainsi, dans la solitude même où son père la tenait enfermée, la blanche Aline avait su trouver sans conseils et tout à fait sans exemples, mais secourue heureusement par sa jeune imagination, les camarades qu'il lui fallait à l'âge de ses métamorphoses.

CHAPITRE IV

COMMENT LE ROI PAUSOLE RENTRA DANS SON PALAIS ET CE QU'IL JUGEA BON D'Y FAIRE.

Assis sur un fagot, une pipe à la main,
Tristement accoudé contre une cheminée,
Les yeux fixés vers terre et l'âme mutinée,
Je songe aux cruautés de mon sort inhumain.

Saint-Amant.

Devant les marches du portique, la mule Macarie s'arrêta sur ses quatre pattes frémissantes, profondément offensée d'avoir été contrainte à une course folle qui ne convenait ni à son âge, ni à ses habitudes, ni à son caractère.

Et l'on vit entrer sous les voûtes le Roi Pausole sans couronne, les cheveux en broussailles, la robe poudreuse, les deux mains ouvertes en haut.

Il éternuait. Il pleurait presque. Il était soulevé, piteux, suant, poussif et cramoisi.

Personne ne se souciait de lui donner les premières explications. Les couloirs, plus déserts que des galeries de musée, conduisaient à des chambres vides.

Les suisses avaient laissé leurs hallebardes et les dames d'honneur leurs petits ouvrages harponnés d'un crochet hâtif. Pausole donna du pied dans un phonographe resté seul, qui lui bêlait aux oreilles la sérénade de Méphisto.

Il crut que tout la monde était parti à la suite de la Princesse et que la Cour s'était fait enlever pour lui plaire en imitant son gracieux précédent.

Pourtant dans l'angle d'une fenêtre une blanchisseuse se trouva prise.

Le roi voulut lui demander:

—Est-ce vrai?

Sa gorge n'articula rien. D'ailleurs l'attitude effarée de la domestique lui montrait la candeur d'une question si vaine.

Pausole reprit sa marche à travers les appartements.

Il traversa quinze salons où les fauteuils gardaient partout des positions familières. Aucun d'eux n'était occupé.

Il passa dans la salle des portraits et s'arrêta devant celui qui rappelait encore un peu à sa mémoire confuse la très souple Reine Christiane, mère de la Princesse Aline.

Il l'interrogea:

—Malheureuse! Est-ce donc là ton sang? ta race?

Mais la Reine Christiane que le peintre avait représentée sous la figure de Danaé, continua de sourire et d'ouvrir les genoux sans que la moindre honte émût son front si blanc.

Alors le Roi pénétra dans le harem silencieux.

C'était l'heure de la sieste.

La grande salle respirait avec l'haleine de trois cents rêves.


Toutes les femmes gisaient encore où le sommeil les avait prises. Elles couvraient les nattes de jonc froid, elles brochaient sur les étoffes, elles emplissaient de leur croupe des hamacs aux mailles larges. Pausole ne pouvait ni marcher, ni s'asseoir, ni lever la tête sans toucher une dormeuse nue. Un divan seul en portait quinze. Un filet suspendu en réunissait deux et les pressait l'une contre l'autre. Celles qui souffraient de la chaleur s'étaient couchées dans le bassin plat, et, la tête sur le bord de marbre, elles allongeaient leurs jambes sous l'eau jusqu'à la sirène centrale, pistil de la tulipe ouverte que formaient leurs corps rayonnants.

Au milieu de ce vaste silence, Pausole s'apaisa peu à peu. La paix, comme le trouble, est contagieuse. Le calme et l'ombre du harem s'étendirent sur ses pensées.

Jetant les yeux sur sa toilette, il vit qu'elle était déplorable, et déjà son esprit se retrouvait assez libre pour lui conseiller de changer de vêtement.

Ce qu'il fit. Et non sans peine.

Car la blanchisseuse avait eu le temps de répandre par tout le palais le bruit que le Roi était revenu sans couronne, sans voix, sans raison; qu'il avait failli l'étrangler; qu'elle en était tombée malade deux jours plus tôt qu'à l'ordinaire.

Aussi, le premier valet qui parut dans la fente d'une portière plissée, pour répondre à l'appel du Roi, y vint certes par curiosité au moins autant que par mépris de la mort; mais il défaillit de surprise quand il entendit Pausole, avec sa bonne voix si connue, demander «sa robe de chambre turque et son coffret à cigarettes».


Le souverain de Tryphême, pour s'être sitôt ressaisi, avait fait ses réflexions.

Il ne suffisait pas de déclarer qu'on poursuivrait la blanche Aline. Et cela même était une décision qu'on ne pouvait prendre à la légère. En admettant qu'on arrivât jusqu'à cette extrémité, comment régler le programme d'une recherche si délicate?

Qui charger de son exécution?

Et—toujours en supposant ces difficultés résolues—quelles instructions donner au parlementaire dans le cas, facile à prévoir, où la Princesse refuserait de se rendre aux instances, aux pressants appels, voire aux sommations respectueuses qu'il faudrait sans doute lui adresser?

Évidemment, tous ces problèmes ne pouvaient se traiter en cinq minutes.

Et, d'ailleurs, rien ne pressait.

Dans quel dessein brusquer les choses?

Tout faisait croire que, pour protéger la blanche Aline contre le péril le plus fâcheux, il était déjà trop tard.

Mais pour la ramener au palais il serait toujours assez tôt.

Puisqu'on ne pouvait rien changer au fait accompli, puisqu'il était patent, scandaleux, connu de tous, mieux valait ne s'occuper que des suites et en chercher le remède à tête reposée.


Ayant ainsi décidé de ne décider rien sur l'heure, Pausole prit un bain, fuma deux cigarettes et mangea quelques biscuits imbibés de vieux porto.

Une image cependant l'obsédait. Il se disait qu'à l'instant précis où il prenait dans sa chambre ce temps de repos et de réflexion, sa fille accomplissait sans doute l'acte le plus important de sa première adolescence. Il la voyait malgré lui, dans une attitude, hélas! trop facile à imaginer, et toutes les phases de la scène connue se reproduisaient dans sa pensée avec la vraisemblance la plus désagréable.

D'une façon particulière il était choqué de n'avoir aucun renseignement sur le second des deux personnages qui jouaient un rôle dans l'aventure. On troublait sa vie; on causait un préjudice capital à sa tranquillité d'esprit, et il ne savait même pas sur qui pester! Un tel événement n'aurait pas dû se produire sans qu'il y prît au moins une part de conseil. À toute branche d'éducation convient un professeur spécial dont l'aptitude et la compétence ne peuvent guère être appréciées par l'élève lui-même. Pausole ne comprenait pas comment, le jour où sa fille abordait pour la première fois une matière aussi classique, elle avait pris un initiateur de son choix en négligeant toute enquête sur la question de savoir s'il était qualifié pour lui donner des leçons.

Oui. C'était bien une faute.

Mais elle ne pouvait plus être réparée.

Il fallait donc l'accepter de bonne grâce.

À critiquer l'irrémédiable on perd son temps.

Le Roi se remit en mémoire cette maxime et plusieurs autres également fécondes en consolations.

Perdre son temps...—se «pausoler», comme il aimait à dire lui-même,—un autre jour il y aurait consenti sans peine. Ce soir-là, ses rêveries lui parurent déplaisantes.

Il retourna dans le harem.

CHAPITRE V

DU CONSEIL QUE TINT LE ROI CHEZ LES FEMMES DE SON HAREM ET DU CHOIX QU'IL SUT FAIRE ENTRE PLUSIEURS AVIS.

Pourquoy sont si contentes les dames quand on leur dit que les autres dames font l'amour comme elles?—Pour ce que leur faute s'amoindrit.

Questions diverses et responces d'icelles.—1617.

Tandis que Pausole méditait ainsi, quatre heures avaient sonné à toutes les horloges, et avant que le dernier coup n'eût fait vibrer le dernier timbre, Taxis, une petite sonnette en main, arpentait déjà la grande salle, à pas méthodiques et déterminés.

Toutes les femmes s'éveillèrent à regret. La plupart, se retournant avec un soupir maussade, essayaient de reprendre le rêve interrompu, mais sans espoir qu'on le leur permît.

—Mesdames, dit le Grand-Eunuque, voici l'heure du réveil. Le droit de dormir ne vous appartient plus. Debout! debout!

—Non... zut... firent des voix suppliantes.

—Rien ne sert de lutter contre le règlement, dit Taxis. L'Écriture nous enseigne: «Il y a temps pour tout sous les cieux: un temps pour naître et un temps pour mourir; un temps pour tuer et un temps pour guérir; un temps pour abattre et un temps pour bâtir1.» Il y a un temps pour rêver et un temps pour vivre: debout!

[1] Ecclésiaste, III, 1-3.

S'arrêtant, il examina un coin tout encombré de corps longs et las.

—Ah! fit-il impatienté, il règne ici un désordre scandaleux. Dès ce soir, je veux assigner à chacune de Vos Majestés une place rigoureuse et invariable dont il ne lui appartiendra pas de s'écarter à l'heure de la sieste.

Un murmure bruyant s'éleva, aussitôt dompté par un regard plein de menaces:

—Silence! cria Taxis. Mes paroles sont inspirées d'abord par des considérations d'hygiène, de police et de décence; mais ne le fussent-elles point qu'elles seraient encore selon la sagesse, car il est écrit: «Tu vivras par les lois et par les ordonnances2.» Ce qui est élu par la fantaisie est exécrable; ce qui est conçu par l'autorité est judicieux. Ainsi doit s'exprimer une voix saine, stricte et droite.

[2] Lévitique, XVIII, 5.

—Pardon, monsieur, dit une jeune fille, pourquoi ne pas nous laisser choisir? Moi, j'aime mieux dormir sur une natte et ma sœur sur un tapis. Si vous nous ordonnez le contraire, cela ne fera plaisir à personne et nous en serons désolées.

—Il n'importe. Vous ne savez pas quel est votre bien. L'autorité le sait pour vous et vous le donne à votre insu, malgré vous, c'est là son rôle.

—Quand personne ne la réclame?

—L'autorité s'exerce. Elle ne défère point. Elle seule discute son droit, limite son domaine et décide son action.

—Au nom de qui?

—Au nom des principes.

Puis, coupant court à la dispute, il se dirigea rapidement vers le hamac où restaient couchées les deux amies languissantes:

—Je vois, dit-il, par cet exemple, qu'il est urgent de légiférer, puisque mes conseils ne servent de rien. Ne vous avais-je pas signalé tout ce qu'une telle attitude offre d'incorrect et de pernicieux? Vous ne tenez nul compte de mes opinions. C'est bien. J'établirai la règle jusque-là.

Mais l'une des apostrophées laissa tomber un bras faible hors du hamac qui pencha, et comme elle était juive, elle sut lui répondre:

—Il est écrit, monsieur: «Si deux couchent ensemble, ils auront chaud. Mais une personne seule, comment se chauffera-t-elle3?» Ce que la Bible nous enseigne, vous le démentiriez ici?

[3] Ecclésiaste, IV, 11.

—Madame, dit Taxis offusqué, puisque vous connaissez si bien l'Ancien Testament, vous feriez mieux d'y choisir des textes d'un sens plus clair et...

—Oh! c'est très clair.

—... Et moins sujets à controverses. Où vous ne voyez qu'une phrase concrète et brutale, l'exégète voit un sens mystique dont la hauteur échappe à votre entendement. Mais laissons cela. Je vous avais recommandé de ne jamais dormir deux à deux afin d'éviter les occasions de vous égarer en certaines démences que je ne suis pas autorisé par le Roi lui-même à vous interdire, mais que je déclare néanmoins, de mon chef, abominables.

—Cela n'est pas interdit par le Pentateuque.

—Parce qu'on n'a pas osé prévoir une aberration si profonde.

—Oh! on en a prévu de bien plus singulières... On les a prévues toutes, excepté celle-là. Laissez-nous penser qu'on la permettait.

—Elle n'existait point.

—Comment dites-vous? Elle n'existait point?... Ah! cher monsieur!... vous êtes inimitable!

Au milieu des éclats de rire, Taxis allait répliquer, quand une autre infraction le fit bondir ailleurs.

—Des bonbons? dit-il. Vous mangez des bonbons, maintenant? Des bonbons à quatre heures dix! Le goûter ne commence qu'à cinq heures. Cela est imprimé dans l'Emploi du Temps. Défense absolue de prendre aucune espèce de nourriture en dehors des repas. J'ai le regret d'informer Votre Majesté qu'elle sera privée de promenade au parc durant quatre jours à dater de demain.

Il s'élança de nouveau plus loin.

—Même châtiment pour vous, madame, qui avez pris un livre. La lecture n'est permise qu'à cinq heures et demie. De quatre à cinq, réveil, toilette et entretiens, vous devriez le savoir.

La jeune Reine ainsi punie ne supporta pas sa peine en silence. Usant de la licence que le Roi entendait laisser à ses femmes en matière de tenue et de discours, elle s'approcha en souriant:

—N'appréhendez rien, dit-elle, je ne vous dirai pas ce que je pense de votre personne, car je me mettrais dans le cas d'être punie de nouveau; mais je sais à quel point la pudeur vous est chère; aussi vais-je l'enfreindre sous vos propres yeux, impunément, monsieur le Grand-Eunuque, avec les ressources toujours nouvelles de ma petite imagination.

—Madame...

—Préparez-vous. J'ai daigné vous avertir.

Et, faisant comme elle avait dit, elle accentua sa pantomime avec des paroles si lyriquement sensuelles, que Taxis, hagard, hérissé, recula d'horreur vers le mur...

—Madame... par pitié...

—Tout ce que je viens de dire est fort joli. Pourquoi le prenez-vous ainsi?

—Vous ne sentez donc pas, malheureuse enfant, dans quel gouffre d'enfer et de damnation vous jetez votre âme éternelle!

—Hélas, non! dit la jeune femme.

Elle ajouta même:

—Je continue.

Mais Taxis, désarmé contre cette intrépide et sereine luxure dont la flamme léchait à chaque mot toutes les âmes de la multitude, n'en put souffrir davantage. Il s'enfuit dans le vent du scandale.

Une acclamation salua son éclipse: au même instant Pausole se montrait, et se croyant la cause d'une si touchante allégresse, le bon Roi s'inclina, comblé.


La même ombre chaude emplissait encore la grande salle maintenant bruyante; mais la lumière basse du soleil couchant y soufflait des nuages de pourpre transparente et de longs rayons de cuivre où montaient des poussières. Les femmes apparaissaient vêtues de gaze d'or. Il y en avait qui, debout, plongeaient du front dans la nuit. D'autres, couchées sur les nattes, semblaient peintes des pieds à la tête comme des émaux sous les flammes.


Pausole ne s'arrêta guère à des contemplations que les circonstances ne comportaient point.

Il s'étendit sur un divan, et les sept Reines désignées à ses tendresses de la semaine l'entourèrent aussitôt d'une sympathie agitée qui n'allait pas sans bavardage.

—Eh bien?

—Comment donc!

—Quelle nouvelle!

—Qui l'eût dit?

—Ce n'est pas possible!

—Et que s'est-il passé?

—Nous ne savons rien!

—En est-on bien sûr?

—Dit-on avec qui?

—Êtes-vous sur leur piste?

—Où sont-ils cachés?

Le Roi haussa les épaules.

—Je n'en sais pas plus que vous.

—Mais qu'a-t-on décidé?

—On ne peut rien décider aujourd'hui; ce serait absurde.

—Pourquoi?

—Parce que les plans irréfléchis déterminent les pires catastrophes.

—Mais le temps passe et la Princesse fuit.

—Fadaises. Elle ne quittera pas Tryphême, soyez-en sûres. Si je me résous à la faire traquer (et cette perspective m'est odieuse), cela sera possible demain; encore possible le jour suivant. C'est une vérité qui saute aux yeux.

—Et alors?

—Alors, je viens prendre vos conseils. Je ne sais pas si je les suivrai. Peut-être l'une de vous pourra-t-elle découvrir l'artifice dont j'ai besoin.

Les femmes s'empressèrent.

—Oh! moi... dit l'une.

—Moi... interrompit la seconde.

Mais, avant qu'elles eussent parlé, la Reine Denyse avait glissé, de sa petite voix persuasive:

—Sire, vous devriez écrire à saint Antoine. Voyez-vous, quand on a perdu quelqu'un ou quelque chose, c'est le seul moyen de le retrouver.

Autour d'elle on parut douter.

Elle rougit, s'entêta:

—Mais si!

Et elle développa le récit complet d'une anecdote personnelle qui, on doit l'avouer, était péremptoire.

Pausole, pendant ce témoignage, regardait avec insistance une Reine très jeune, encore toute pure, qui jusque-là n'avait rien dit.

Il l'interrogea finement.

—Où serais-tu, à l'heure qu'il est, si pareille aventure t'avait enlevée à moi? Quel moyen aurais-tu pris pour t'enfuir, et quel chemin? Courrais-tu loin d'ici pour gagner de vitesse, ou resterais-tu près, pour tromper les soupçons? Dis-moi tout cela, Gisèle; et réfléchis bien: c'est intéressant.

Gisèle se tut, très étonnée.

—Oui, sourit le Roi. Je comprends. Tu ne veux pas vendre tes ruses...

—Oh! fit-elle, piquée du reproche. Je n'en aurai jamais à prendre! Si j'hésitais, c'est qu'on ne peut guère répondre à une question pareille. Nous menons les hommes jusqu'à nos bras, mais ensuite, ce sont eux qui nous mènent. J'ai vu cela dans les romans, Sire, car je n'en ai pas d'autre expérience. Pourtant, même ignorante, je trouve que cela va de soi. J'ai quitté mon père et ma mère pour venir où vous me voyez, et je vous suivrais ailleurs s'il vous plaisait ainsi. Soyez sûr que la Princesse a plus de confiance que de présomption. Vous qui connaissez les hommes mieux que moi, cherchez ce qu'a pu faire son amant: c'est le meilleur moyen de savoir où elle est.

—Plus tard, dit le Roi. Il est inutile que je me donne moi-même une peine qui peut être prise très dignement autour de moi. Lorsqu'il se présente un cas difficile et sujet à méditations, on ne fait le tour des banalités nécessaires qu'après un travail considérable. C'est un premier effort dont je ne me mêle jamais. Dans quelques jours, la question sera déblayée sans qu'il m'en ait coûté même un froncement de sourcil. Je verrai alors s'il est urgent que je réfléchisse à mon tour; mais plus probablement je me contenterai de faire un choix entre les avis les plus sages, à moins que cette tâche elle-même ne me semble trop délicate.

—Alors qu'arriverait-il?

—Nous verrons cela. Aujourd'hui, c'est à vous de penser pour moi. Je suis impatient de vous entendre.

—Puis-je parler? demanda la Reine Françoise.

—Je le demande, répéta Pausole.

—Eh bien, dans un enlèvement, le premier jour est celui des imprudences, et le second celui des malices. La Princesse est à deux pas d'ici; je le sais comme si je la voyais. Le jeune imbécile qui l'accompagne se croit caché par un buisson ou par les rideaux de son lit. Il l'a conduite au plus près, c'est évident, cela ne laisse pas un doute. Demain il s'apercevra qu'il a fait une bêtise. Et après-demain il aura pris tant de précautions que toute la police du royaume ne pourra plus trouver sa trace. C'est aujourd'hui qu'il faut agir, et tout de suite, sans perdre une heure. Est-ce que vous ne le sentez pas?

—Bien, remercia le Roi. Voici une première banalité. Je suis ravi qu'elle soit dite: je n'aurai plus à m'occuper d'elle. D'ailleurs, le conseil ne me plaît en aucune façon; mais vous avez, Françoise, la peau si nuancée autour de la ceinture et si fine entre les seins que je veux vous donner raison au moins pendant cinq minutes.

—Vous vous moquez de moi.

—Vous êtes seule à le penser.

—Sire, fit la Reine Diane, je voudrais parler aussi.

Diane, qu'on nommait au harem Diane à la Houppe, afin de la désigner par ses attributs entre plusieurs belles homonymes, Diane à la Houppe tremblait un peu. C'était elle qui devait, ce soir-là, enviée par trois cent soixante-cinq rivales, partager le lit du Roi. On disait, on savait, il était clair, enfin, que l'année d'espoirs et de souvenirs dont elle voyait le terme si proche avait duré plus de jours que sa résignation. Elle était donc émue, et balbutia non sans rougeur:

—Sire, on vous abuse. Le premier jour d'un enlèvement est celui de tous les mystères, et le second celui des oublis. L'inconnu qui conseille la Princesse Aline a pu lui faire quitter le palais au milieu de cinq cents personnes, sans éveiller une attention. Il avait un plan fort habile et fort bien exécuté. Soyez sûr qu'il le suit encore. Ce soir il doit penser que tout le monde est à ses trousses: il n'aura garde de se laisser prendre; et s'il se terre sous un buisson, c'est que ce buisson est bien le dernier où l'on imagine sa retraite... Mais il faudra qu'il en sorte... Attendez-le au passage. Mieux vous lui démontrerez d'ici là qu'il a pris trop de précautions, plus il sera imprudent par la suite. Sa capture ne dépend que de votre réserve. Si personne ne le chasse, dans huit jours vous le trouverez sur les grandes routes ou dans une loge à l'Opéra. Ainsi, non seulement vous pouvez l'attendre, mais il est très important que vous restiez tranquille ce soir.

—Je suis comblé, fit le Roi. Cet avis est aussi banal, aussi sage, aussi nécessaire que le premier. En outre, comme il le contredit exactement, il le balance avec justesse et je ne me sens l'esprit chargé par aucun de leurs deux poids égaux.

Après un court silence, il conclut de la sorte:

—C'est donc avec une liberté exquise et déliée même d'inquiétude que j'adopterai pour le mien, Diane à la Houppe, ton sentiment. Redis-le-moi, car il me plaît. Ainsi, cher visage, tu m'affirmes...

—Que le meilleur est de ne rien faire et que vous pouvez aller au lit.

Pausole approuva de la main.

La belle Diane eut un soupir, et, achevant son conseil, sa phrase, sa pensée:

—Avec moi, fit-elle en souriant.

CHAPITRE VI

COMMENT DIANE À LA HOUPPE ET LE ROI PAUSOLE VIRENT ENTRER QUELQU'UN QU'ILS N'ATTENDAIENT POINT.

Sa seule nudité descouvre sa richesse;
Plus on voit de son corps, plus on voit de beauté;
Sa pompe est toute en elle, et comme une déesse
Elle doit son éclat à sa propre clarté.

Malleville.—1634.

Diane à la Houppe, gardée par une servante, copiait un Bacchus de Velasquez dans le salon carré du musée Pausole, quand le Roi, estimant la perfection de son goût, et pressentant celle de ses formes, lui demanda, non sans égards, toutes les grâces qu'elle pouvait donner.

La jeune fille accepta sur l'heure. Sa bonne elle-même, consultée, n'y vit aucun inconvénient. Seuls, les parents eussent volontiers retenu leur enfant chez eux, mais ils savaient au nom de quel principe sacré Pausole entendait protéger les libertés individuelles, et ils ne tentèrent point d'exprimer en public leur égoïsme inexcusable.


Introduite dans une des chambres qui précédaient le harem, Diane jeta sur la chaise longue, avec un soulagement très vif, les vêtements qu'on lui avait imposés pendant ses années de servitude familiale.

Et Pausole observait debout les révélations successives d'un corps teinté, ferme et vivace, tandis qu'elle ouvrait tour à tour la chemisette bossue, la jupe monastique, le difforme pantalon blanc.

Elle était plus belle encore que jolie; son adolescence valait une maturité. Un torse rond, des épaules droites, des seins gorgés comme des pastèques, des jambes longues et bien en chair se délivrèrent agilement d'un multiple linge importun. Toute sa peau apparut, très brune, pleine et fertile, duveteuse même au creux des reins et sur la rondeur des cuisses, tandis que la chevelure noire, démordue de ses écailles dentées, recourbait sur le dos les plumes de son aile.


Les autres femmes du harem, quand on leur présenta cette beauté... ombreuse, trouvèrent qu'elle prêtait à rire et ne surent que lui imposer un surnom volontiers narquois. Les femmes ont des théories très particulières sur l'esthétique de leurs rivales. Diane à la Houppe ne se fâcha point. Elle avait bon caractère. Et puis sa première conversation avec le Roi l'avait mise du soir au matin en humeur de trouver tout le palais charmant.

Hélas! il n'en fut pas ainsi des douze mois qui suivirent cette unique entrevue. Pausole en vain lui exposa que s'il ne la revoyait plus, s'il fallait qu'elle entrât dans la règle commune, c'était parce qu'il avait grand'peur de devenir amoureux d'elle, catastrophe qui aurait compromis à la fois sa tranquillité d'âme et les intérêts de l'État. Diane ne comprenait pas du tout ce raisonnement. Elle ne partageait pas non plus l'indifférence de ses compagnes, lesquelles considéraient la cérémonie annuelle comme une occasion excellente d'obtenir des soies de Manille ou des pantoufles de Paris. Diane à la Houppe, tel saint Augustin au temps de sa jeunesse dispose, aimait à aimer et ne cherchait rien d'autre. Privée du Roi, elle ne voulut même pas apprendre les jeux variés et traditionnels dont les autres Reines lui donnaient l'exemple à toute heure et qu'elles vantaient en sa présence ou comme suffisants ou comme incomparables, selon la tournure de leur esprit.

La pauvre fille vécut un an dans l'attente. Année de larmes et de pensées. Le dernier jour en faillit être, on le devine, le plus déchirant. La Princesse royale disparue ce matin-là, Diane épouvantée vit pendant plusieurs heures, avec l'imagination du désespoir, le Roi lui-même partir à sa recherche...

—Ah! Sire, s'écria-t-elle dès que la portière de la chambre à coucher fut retombée sur elle et lui, ne regardez pas trop mes yeux. J'ai tant pleuré depuis ce matin!

—Houppe, tu es charmante, répondit Pausole. En effet, tes paupières se gonflent et tes yeux sont encore humides; mais cela donne à leurs regards l'expression de la Volupté même. Tu serais épuisée des suites du plaisir et à la limite de l'évanouissement, tes yeux, ma Houppe, luiraient du même éclat. Ne me détrompe pas: dans un instant, je pourrai croire qu'ils me le doivent.

Diane pencha la tête et sourit malgré elle.


La nuit pleine de clartés entrait dans la chambre obscure par une très large baie ouverte sur une terrasse. Sous le store levé au linteau, entre les portes ramenées au mur, Tryphême bleue et blanche apparaissait mollement.—C'était une campagne onduleuse semée de bois et de maisons plates, avec une grande route plantée d'arbres, chemin qu'aurait pris le Roi pour aller à sa capitale s'il n'avait pas eu cent raisons (et même trois cent soixante-six) de ne pas quitter son palais. Un énorme figuier faisait retomber comme un tapis par-dessus la balustrade ses branches cachées par les feuilles plates et ses fruits poudrés de lilas. Vers la gauche, le parc se massait, avec ses magnolias déjà défleuris, ses eucalyptus frissonnants, ses palmiers trapus du Japon, ses magnifiques sagoutiers lunaires. Une défense d'aloès ourlait le jardin sombre et la plaine s'étendait au delà jusqu'aux étoiles.


—Comme cette nuit ressemble à celle de mes noces! murmura Diane. Il n'y a pas eu d'autre belle nuit depuis un an. Celle-ci est tout à fait la sœur de la première. N'est-ce pas qu'il y a des nuits étranges où le paysage qui nous regarde a l'air de contenir tout le bonheur que nous voudrions enfermer en nous?

Pausole ne répondit rien.

—On a frappé, reprit la Reine.

—Ce doit être pour le dîner, dit Pausole. Il fait grand'faim.

Et il cria:

—Entrez! Entrez!


Mais, au lieu du Grand-Échanson, ce fut le Grand-Eunuque qui montra, tout à coup, entre les portières, sa vilaine physionomie de personnage antipathique.

—Ah! qu'est-ce encore? fit le Roi, du ton le plus maussade. Je n'ai aucun besoin de vous, Taxis, j'ai affaire.

—Allez-vous-en, dit la belle Diane, vous n'avez rien à voir ici.

—C'est l'heure de mon repas, continua Pausole. Je n'ai pas d'autres papiers à lire que le menu.

—Avez-vous le menu? répéta Diane à la Houppe. Non? Alors allez-vous-en!

—Mon ami, reprit le Roi, si vous empiétez sur les attributions des autres officiers de la cour, nous courons à l'anarchie. Allez dire au Grand-Échanson que pour ce soir encore je le prie de bien vouloir choisir en mon nom le vin que je dois préférer. J'ai trop de tracas pour rien décider sur ce point, et à plus forte raison pour vous entendre. Allez!

—Mais allez-vous-en donc! cria Diane, au comble de l'agacement.

Et comme Taxis, respectueux mais entêté, ne faisait aucun geste d'obéissance, Diane le prit par les deux épaules et lui dit en face, du ton le plus sérieux:

—Vilain parpaillot! Si vous obtenez de la bonté du Roi la permission de parler ici, je vous forcerai de partir avant que vous ayez prononcé un mot; si ce n'est pas par la violence, ce sera par un moyen que vous connaissez bien!

Le Roi leva les bras:

—Allons! fit-il. Un conflit! Houppe, tiens-toi tranquille. Taxis va s'en aller. Il est homme de sens. Il doit avoir déjà compris que nous ne souhaitons pas en ce moment son entretien.

Taxis eut un sourire mielleux, qui s'acheva en importance.

—En effet, dit-il. Et si la voix inflexible de ma conscience, si l'unique souci d'un devoir souvent ingrat, si la passion de la vérité ne m'appelaient où je suis, croyez, Sire, que j'aurais déjà déféré au désir que m'exprime Votre Majesté. Mais ma tâche est plus haute que mon intérêt personnel, et dussé-je en souffrir, je ferai mon devoir jusqu'au bout. Je n'empiète pas, quoique Votre Majesté m'en fît tout à l'heure le cruel reproche, sur les attributions de mes collègues. Je suis maréchal du palais, et comme tel, je devais m'occuper du grave incident qui s'est produit ce matin au rez-de-chaussée du pavillon sud. Mon initiative ne s'est pas trouvée en défaut. J'ai fait rechercher la Princesse Aline.

—Hélas! gémit la Reine Diane.

Mais, ressaisie aussitôt, et debout, elle interpella:

—Qui vous en a donné l'ordre?

—Le Roi m'a confié la mission sacrée de prévenir, de suspendre, de réprimer au besoin la turbulence et les excès dans l'enceinte de la demeure royale.

—Ah! de prévenir!... Eh bien, il paraît que vous n'avez pas «prévenu», puisqu'un étranger a pu s'introduire ici comme chez lui... Vous n'avez n'avez pas non plus «suspendu», puisque la Princesse est partie à votre barbe et que personne n'en a rien su pendant six heures. Maintenant vous voulez «réprimer»? Le Roi vous le défend, seigneur Grand-Eunuque.

—Sa Majesté...

—Le Roi désapprouve. C'est tout. Cela suffit. Tournez les talons. Le Roi vient de prendre une décision qui est admirable et sur laquelle il ne reviendra certainement pas pour écouter vos lubies. Il vaut mieux ne rien faire pendant un jour au moins; on ne vous expliquera pas pourquoi, mais tel est l'ordre: suivez-le. Allez-vous-en! Rappelez vos hommes. Gardez le silence sur l'événement et disparaissez jusqu'à demain soir. M'entendez-vous?

Taxis tendit en frémissant les trois papiers qu'il avait en main.

—Mais, Sire, voici les rapports. Le suborneur est découvert. La Princesse ne l'a pas quitté. Leur asile est gardé à vue sans qu'ils le sachent. Je n'attends qu'un mot de vous pour agir.

—Monsieur, répondit Pausole, je n'ai pas l'habitude de me jeter à l'étourdie au milieu des faits divers. Je n'aime pas les aventures; et j'entends n'en pas avoir. Vous parlez et vous décidez avec une précipitation funeste. Il n'y a ni sagesse ni méthode dans une telle pétulance, et je ne sais où j'avais pris l'estime que je vous portais. Taxis, vous êtes un hurluberlu. Faites cesser la surveillance que vous avez organisée si légèrement devant la retraite où dort ma fille. Et tenons-nous-en là pour ce soir. J'ai dit. Veuillez vous retirer.

Taxis recula de trois pas, montra le plafond d'un doigt osseux:

—L'Éternel appréciera! dit-il.

Sur ces mots, il salua d'un front sec et disparut.

Diane, restée seule avec le Roi, saisit l'occasion par le nez.

—Ah! Sire, quand nous délivrerez-vous de cet odieux personnage? Il est notre bourreau, vous ne pouvez savoir ce qu'il invente pour nous exaspérer. Il règle tout, il distribue tout, il administre jusqu'à nos pensées. Nous ne pouvons ni dormir, ni danser, ni courir au parc, ni lire de romans, ni manger de bonbons qu'aux heures fixées par sa manie. Le moindre oubli est puni de cellule. Un simple retard suffit. Il nous tue!... Pour le faire fuir nous n'avons qu'un moyen: c'est celui que je voulais employer tout à l'heure; et encore si vous ne lui aviez pas interdit de nous parler décence, il nous châtierait terriblement de ceci, car rien ne le met en plus grande fureur que les spectacles dont parfois il faut bien qu'on le rende témoin. Mais ce moyen-là me répugne et je n'ai même pas toujours plaisir à le voir employer par les autres. Aussi quelle idée singulière que de mettre un pasteur protestant à la tête d'un harem si nu! Vous l'avez voulu, c'est donc parfait ainsi, et je vous pose des questions, Sire, sans les résoudre. Pourquoi ne pas nous donner de véritables eunuques, comme cela se fait en Orient? Mes compagnes les regrettent quelquefois en disant que ces pauvres êtres peuvent, eux aussi, donner aux femmes un plaisir complet qu'ils ne partagent point et qui ne doit éveiller la jalousie de personne. Moi, je ne pense guère à de pareilles choses; je n'ai de joie qu'en votre souvenir, mais je voudrais qu'on ne m'empêchât plus d'y rêver tout à mon aise et qu'une haïssable face ne se dressât pas tout le jour entre lui et moi.

—Eh! eh! dit Pausole, Taxis a du bon.

CHAPITRE VII

QUI EST CONSIDÉRABLEMENT ÉCOURTÉ EU ÉGARD AUX LOIS EN VIGUEUR.

Ô mourir agréable! ô trépas bienheureux!
S'il y a quelque chose en ce monde d'heureux,
C'est un tombeau tout nud d'une cuisse yvoirine.
Ces esprits vont au ciel d'un ravissement doux.

Théophile de Viau.—1625.

Je ne décrirai point le repas qui suivit.

On m'a dit, en effet, que les lois de notre pays permettent aux romanciers de proposer en exemple tous les crimes de leurs personnages mais non point le détail de leurs voluptés, tant le massacre est aux yeux du législateur un moindre péché que le plaisir.

Et comme je ne sais plus exactement si l'on bannit de nos œuvres les voluptés du lit ou celles de la table; comme d'ailleurs, en consultant toute ma conscience et toute ma sincérité, il m'est impossible d'augurer lequel est le plus pendable de manger une tartine ou de créer un enfant, j'aime mieux prendre mes précautions et ne parler ici ni de seins ni de grenades.


On saura donc en peu de mots que le dîner du Roi Pausole et de la belle Diane à la Houppe comprenait:

Des hors-d'œuvre.
Une première entrée.
Un relevé.
Une deuxième entrée.
Un rôti.
Une salade.
Un légume.
Un entremets.
Des fruits et des confiseries.
Les vins X... Y... et Z...

C'était un petit dîner. N'en disons pas plus.

Voilons de la même manière ce qui s'ensuivit.

Diane, privée du Roi depuis une année et cloîtrée dans le harem après un seul matin d'amour, était redevenue jeune fille.—Comprenne qui peut. Je n'explique rien.—Bref le Roi trouva lui aussi que cette seconde entrevue intime ressemblait beaucoup à la première.

Un peu avant le lever du soleil, tous deux allèrent prendre le frais sur la terrasse semée de tapis; et pour cueillir les plus hautes figues, Diane à la Houppe levant les bras s'étirait douloureusement, lisse comme une fleur et trois fois tachée de noir.

CHAPITRE VIII

OÙ PAUSOLE EXAMINE DES RÉVÉLATIONS SUR UNE LETTRE DONT L'IMPORTANCE N'ÉCHAPPERA POINT AU LECTEUR.

On devine ce qu'un jeune homme assez fat et habitué aux succès faciles peut dire à une jeune fille lorsqu'il a monté sept étages pour arriver jusqu'à elle et qu'il se croit attendu.

Mme Ancelot.—1839.

Vers midi, Pausole s'éveilla, simplement, comme de coutume. Il n'avait pas de petit lever. Les cérémonies inutiles n'embarrassaient point sa vie.

Son coup de sonnette fit accourir une camérière qui débutait, ce matin-là, dans le service de la chambre. La jeune personne, en tremblant des deux mains, trébucha, heurta des chaises et rougit avec violence lorsqu'elle aperçut près du Roi Diane immodeste et endormie.

—Chut! fit Pausole. Parlez bas. Quelle heure est-il?

—Oui, Sire... Non, non... Je ne sais pas, balbutia la pauvre enfant.

—Donnez-moi ma robe de chambre et faites préparer mon bain. Prévenez aussi ma lectrice et l'écuyer des cuisines. Et maintenant fermez les rideaux pour que la Reine dorme le plus longtemps possible.

Puis, avec mille précautions il mit ses pieds l'un après l'autre, et silencieusement, sur le sol. La perspective de dire adieu pour une seconde année à la redoutable Diane ne le retenait en aucune façon.

Il s'esquiva.


Peu après, couché dans une eau parfumée, il admit à six pas de sa baignoire la lectrice ordinaire qui venait chaque matin lui donner un aperçu des nouvelles télégraphiques et le résumé des principaux feuilletons. En vertu de l'article premier du code en usage à Tryphême (Tu ne nuiras pas à ton voisin) il était interdit aux journaux d'insérer les nouvelles scandaleuses ou diffamatoires. Aussi pas une feuille ne publiait-elle la fuite de la blanche Aline; et si quelques-unes, çà et là, s'étaient permis des allusions, la lectrice eut le tact de ne pas les comprendre.

Cependant Pausole demeurait distrait. Quand sa toilette fut achevée, quand l'écuyer des cuisines eut fait servir dans un cabinet de repos le premier déjeuner fumant et quand Pausole s'en fut nourri—enfin, quand il eut fumé deux cigarettes de tabac frais, il sortit et pénétra seul dans la chambre où avait grandi sa fille.


Rien n'y était rangé. La pièce conservait l'aspect mouvementé d'une fin de toilette et d'un départ rapide. À sa suite, la salle d'étude, le cabinet de coiffure, le boudoir et les bains offraient un mélange singulier de tire-boutons, de géographies, de bas noirs et de raquettes. Un exemplaire de Télémaque flottait sur l'eau calme du tub.

Pausole erra mélancoliquement de chambre en chambre pendant un quart d'heure. Il ouvrit les cahiers de style, souleva les petits corsages, déroula une ceinture de cuir et remit dans leur boîte trois épingles à cheveux.

Puis il appuya le médius de la main droite sur le bouton d'une sonnette et dit au valet survenant:

—Faites prévenir M. le maréchal du palais que je l'attends ici et désire lui parler.

Taxis entra.

—Monsieur, dit Pausole, j'estime votre zèle et votre méthode, en ce qu'elles me délivrent chaque jour de vingt soucis dont je n'ai que faire. Mais votre enquête d'hier marchait dans le domaine de l'intempestif, surtout si l'on considère l'heure et le lieu où vous avez cru pouvoir m'en offrir le compte rendu. Je vous avais pourtant signifié qu'entre cinq heures du soir et deux heures de l'après-midi, je ne voulais méditer nulle entreprise. Vous avez outrepassé vos instructions en prenant une initiative dans un cas où votre compétence était plus que douteuse et en me demandant mes ordres sans que j'eusse manifesté le dessein de vous en donner aucun.

Ici, fort posément, il alluma une cigarette, s'assit, plaça le coude droit sur le bras large du fauteuil, inclina la tête du même côté, croisa les jambes, fit un geste et dit:

—Maintenant, lisez votre rapport.

Taxis n'avait pas bronché. Les conseils que porte la nuit ayant eu sur son empressement une influence pacifiante, il avait cessé de crier que l'intérêt de sa carrière cédait le pas à celui de sa tâche. En outre, consultant sa Bible, il s'était arrêté à ce passage catégorique:

«Vous clamerez contre le roi que vous vous serez choisi, mais l'Éternel ne vous exaucera point»4.

[4] Samuel, VIII, 22.

Ceci levait tous les scrupules. Il redevint courtisan.

—Sire, voici l'affaire en deux mots. La minute et l'expédition de mes rapports sont dans ce portefeuille, mais je crois préférable de les résumer.

Il s'approcha de la fenêtre ouverte.

—Hier matin, vraisemblablement vers quatre heures, Son Altesse Royale la Princesse Aline s'est assise tout habillée sur le marbre de cette fenêtre. Ayant levé les jambes et opéré de droite à gauche un mouvement de rotation qui a laissé trace dans la poussière, elle a sauté d'une hauteur d'environ soixante-quinze centimètres au milieu de la platebande. Ses deux pieds ont marqué là leurs empreintes parallèles, puis alternées—et il n'y a pas d'autres vestiges. Son Altesse est donc partie seule.

Sur cette révélation, Taxis croisa les mains devant son maigre ventre, et prit un temps.

—Hier soir, continua-t-il, la Princesse se préparait à passer la nuit dans une auberge appelée «Hôtel du Coq» et située à 3 kil. 2, sur la route de la capitale. Elle y était arrivée à 3 h. 40, venant d'un petit bois voisin et accompagnée d'un jeune homme dont je possède le signalement, mais qui est inconnu dans la région.

—Quel âge a-t-il? dit Pausole.

—Très jeune. Dix-sept ans au plus.

—Allons, c'est gentil, fit le Roi.

—Si Votre Majesté l'avait voulu, le suborneur était arrêté dès hier et la Princesse ramenée au palais.

—Par des policiers, n'est-ce pas?

—Ou par des envoyés spéciaux.

—Et lesquels? Vous ne voyez jamais, Taxis, le point délicat d'une situation, ni la complexité qui résulte des devoirs imposés par le scrupule affectueux.

—Je n'insiste pas. Votre Majesté a raison contre moi. J'ai déféré à ses ordres et la surveillance a été levée hier soir à huit heures. Depuis lors, je me suis maintenu strictement dans l'expectative.

—Il serait pourtant essentiel de savoir à qui nous avons affaire, et d'abord afin de décider s'il convient de poursuivre ou de s'abstenir. Qu'est-ce que c'est que ce galopin dont nul n'a jamais vu la tête, qui n'appartient pas au palais, qui n'habite point aux environs et qui prend tout à coup assez d'ascendant sur l'esprit de ma fille pour l'enlever à notre barbe, sans même avoir la peine de venir la chercher? Il se fait rejoindre par elle! Il l'attend et elle vient à lui! Elle qui n'avait jamais quitté les pelouses du parc, la voici sur les grandes routes, dans une auberge de bicyclistes, avec un écolier de seize ans qu'elle n'a pu rencontrer nulle part avant de se jeter dans ses bras! Avouez-le, Taxis, c'est extravagant! Je désespère d'y rien comprendre... Mais n'avez-vous aucun indice?

Après un sourire bref, Taxis répondit de sa voix exacte:

—Avant-hier et le jour précédent, une troupe de danseuses françaises a donné deux représentations à la Cour, devant Leurs Majestés du Harem. La Princesse Aline était présente au fond de sa baignoire, autorisée pour la première fois à pénétrer sur le théâtre. Elle a manifesté pendant tout le ballet le plaisir le plus vif, et l'on a pu remarquer que son émotion grandissait chaque fois qu'elle voyait danser une... pécore nommée Mirabelle.

Taxis prit un nouveau temps, puis articula:

—Après le spectacle, la Princesse a fait remettre à cette personne un don en argent—sous la forme d'un billet de banque—contenu dans une enveloppe cachetée.—Je prie Votre Majesté de peser tous les mots de ma phrase. À mon sens, il y a corrélation entre ce petit fait et le malheur public qui l'a suivi de si près.

Il y eut un silence gênant.

Le Roi continuait de fumer.

Taxis crut nécessaire de préciser davantage.

—J'accuse, en un mot, reprit-il, j'accuse la ballerine nommée Mirabelle d'avoir machiné une intrigue diabolique dans le but d'entraîner à l'abîme une âme que tant de soins et de piété paternelle avaient conservée à l'état de candeur. J'accuse cette coquine d'avoir été l'entremetteuse du crime qui s'est perpétré! Le nom du suborneur, nous le saurons plus tard; il n'importe; mais qu'il ait connu Mirabelle et qu'elle lui ait permis d'arriver à ses fins, c'est ce que je me fais fort de démontrer par la suite de l'instruction si Votre Majesté n'y met pas d'obstacle.

Pausole leva les deux mains.

—Nous n'en sortirons pas! dit-il découragé. Cela se complique de plus en plus. Et que sont devenues ces danseuses?

—Parties le même jour pour Narbonne.

—Vous le voyez bien! nous n'en sortirons pas! C'est une affaire inextricable.

—Pardon. Deux coupables: deux informations. L'un est en France, nous allons télégraphier à la Place Vendôme et après les formalités nécessaires nous obtiendrons de le faire extrader. Le détournement de mineure est un chef d'inculpation prévu par les traités internationaux. De ce côté, rien d'embarrassant. Quant à l'autre coupable, nous le tenons, il est là. Dites un mot, et je l'arrête.

Le Roi dirigea son regard vers Taxis toujours debout.

—Vous êtes un homme dangereux, seigneur Grand-Eunuque. Utile; mais dangereux. Si les destinées vous avaient mis à ma place, je ne donnerais pas un rouge liard du bonheur de mon pauvre peuple. Vous êtes un caïman, Taxis. Vous avez l'œil féroce d'un sénateur français. Et puis vous ne me comprenez pas.

Il secoua la cendre de sa cigarette avec un geste de lassitude.

—Je vais réfléchir à tout ceci. Votre rapport est instructif, et s'il conclut du possible au certain, cela ne me dispense pas de méditer les hypothèses qu'il suggère. J'y songerai tout à loisir; dès demain je prendrai une résolution. Attendez. Calmez-vous.

Il se leva, et, plus franchement:

—D'ici là, soupira-t-il, j'aurais bien besoin de penser à autre chose. Cette préoccupation m'accable. Pour peu qu'elle persiste j'en ferai une maladie. Parlez-moi, mon ami. Changez l'ordre de mes idées.

Taxis enfla sa poitrine en baissant les yeux et poussa un soupir ému. Le ton bienveillant du Roi l'enhardissait. Il crut le moment opportun pour aborder un sujet qui lui tenait fort à cœur.

—Oserais-je donc, fit-il, attirer l'attention de Votre Majesté sur ma modeste personne? Et si mes services, ou du moins mes efforts, recueillent l'auguste approbation de celui qui peut seul en juger l'importance, me sera-t-il permis d'exprimer ici l'espoir dont je me plais parfois à bercer mes solitudes?

—Que signifie ce galimatias? dit Pausole. Exprimez donc. Ne préambulez point.

—Je ne suis que commandeur de l'ordre des Colombes. Certes, et je me hâte de le dire, mes humbles ambitions personnelles sont comblées; mais ma vieille mère, du fond de son hameau jurassien, aurait une joie bien touchante et peut-être un regain de vie à me savoir grand-officier... J'ajoute qu'à mon sens, la haute charge dont Votre Majesté a daigné me donner l'investiture mérite une distinction honorifique à laquelle je n'eusse point songé si le bon plaisir du Roi ne m'avait pas élevé au sommet de la hiérarchie palatiale. Je parle ici, non pour Taxis, mais pour le chef de la maison civile, et pour la cause de l'autorité!... Ma demande est entièrement désintéressée.

Pausole temporisa:

—Nous verrons. Un peu plus tard. Vous avez aujourd'hui une affaire délicate à mener dans la bonne voie. Si vous vous en tirez, je vous donnerai la plaque; c'est faveur promise. Continuez vos rapports.

—La Princesse...

—Encore elle? Ne s'est-il rien passé depuis hier soir que vous me fatiguiez ainsi la tête avec un événement vieux déjà de trente-six heures?

—Si fait. Je n'osais pas...

—Ah! mais parlez! je vous y invite.

—Sire, il s'agit d'un attentat injurieux et exécrable, mais dont le caractère est grotesque. Un souffle de démence traverse le palais. Il ne convient pas que Votre Majesté s'arrête à de telles fredaines, sujet indigne de ses réflexions dans les circonstances actuelles. Je veillais. J'ai puni. L'auteur de cette escapade peut attendre d'être jugé.

—Que de peines pour obtenir l'exposé d'un fait! Je vous écoute, Taxis. Qui est le délinquant?

—C'est un page, le dernier nommé de la compagnie, celui-là même dont je me suis plaint tant de fois à Votre Majesté. Il a mis le comble à ses friponneries par un acte inqualifiable. J'ai plus de honte à le rapporter qu'il n'en a eu à l'accomplir.

—Enfin, qu'a-t-il fait?

—Voici... L'honorable M. Palestre, ministre des Jeux publics, conserve encore malgré son âge un penchant déterminé vers les amours ancillaires. Votre Majesté l'ignore peut-être. Quant à moi, je ne l'excuse point. Toujours est-il que cette faiblesse d'un vieillard si respectable par ailleurs défrayait les conversations des pages. Le plus malfaisant d'entre ces jeunes chenapans résolut de surprendre M. Palestre à l'instant où il convenait le moins que M. Palestre fût surpris. Il se posta sous le lit de la camérière avec qui le ministre faisait ses déportements—votre propre camérière, Sire—et quand, à de certains signes que je ne pourrais ni ne voudrais décrire, il estima que ses deux victimes devaient être dans l'état de distraction favorable à ses desseins, il sortit de sa retraite et jeta sur le couple un filet de tennis...

—Ha! ha! ha! fit le roi.

—... Il le noua au pied du lit, forçant ainsi M. Palestre et la femme de chambre à garder, quoi qu'ils en eussent, la plus licencieuse des attitudes.

—Ha! ha!

—Et non content d'avoir été l'acteur et le témoin de cette triste scène, il appela tout le corps des pages dans la chambre du scandale, le multipliant ainsi par le nombre des spectateurs. Les incidents qui suivirent furent d'un tel caractère que la malheureuse servante en garde le lit pour huit jours, de fatigue et d'émotion. Voilà pourquoi ce matin, à votre réveil, vous avez entrevu un visage nouveau... Sire, je suis confondu que vous accueilliez avec cette gaieté sympathique une scélératesse que j'aurais jugée digne de toutes les flétrissures, en attendant les châtiments.

Pausole protesta:

—Non pas! Vous avez, Taxis, une méthode de généralisation qui vous pousse à l'erreur facile. Vous classifiez les gestes et les actes selon je ne sais quelle table de mathématiques morales où ils ne reconnaissent pas leur ordonnance naturelle. Plus que vous encore je hais le grivois. La volupté qui rit n'existe point. Le plaisir touche de plus près à la douleur qu'à la gaieté. Ceci proclamé en principe, l'anecdote que vous me révélez n'en est pas moins excellente.

—Votre Majesté raille.

—Je n'en fais rien. L'histoire est admirable et presque divine, en ce qu'elle est d'abord renouvelée des Grecs. Ainsi fut surprise et enclose dans un filet à mailles de fer la coupable Aphrodite chez le dieu des batailles. Ce souvenir classique inspirant l'un de mes pages est bien pour me satisfaire.

—Classique? Sire, dites païen.

—Ensuite, observez que ce jeune homme, au lieu d'imiter au hasard la tradition olympienne, a pris un filet de tennis pour en envelopper justement le ministre des Jeux publics. Ceci dénote un esprit personnel et des idées indépendantes...

—Soit. Deux tares, il me semble.

—Enfin, je loue au plus haut point l'intention moralisatrice qui plane sur toute la scène. Il est ridicule et odieux qu'un vieillard de soixante-dix-huit ans aille partager le lit d'une servante qui est peut-être son arrière-petite-fille. On ne sait jamais. Si M. Palestre se plaint, il ne peut s'en prendre qu'à lui-même de la posture piteuse en laquelle ces jeunes gens l'ont vu. Quant à ma camérière, elle n'a eu que ce qu'elle méritait; la honte résulte de son acte et non pas de son châtiment.

—Alors que dois-je faire du coupable?

—Le mettre en liberté sur l'heure et l'inviter à venir me voir ici même, où je l'attends. C'est à lui que je demanderai conseil dans ma perplexité présente.

CHAPITRE IX

OÙ PAUSOLE SE DÉTERMINE.

Je pense qu'Épicure étoit un philosophe fort sage, qui selon les tems et les occasions, aimoit la volupté en repos ou la volupté en mouvement.

Saint-Évremond.

Le costume des pages à la cour de Tryphême datait de la Renaissance. Il comprenait un maillot de soie jaune avec un petit pont relevé par deux aiguillettes, une toque à plume de pintade et un pourpoint bleu de roi.

Ce fut sous ce léger uniforme que l'oiseleur de M. Palestre se présenta, saluant de la toque et les deux jambes réunies.

—Comment t'appelles-tu, jeune drôle? demanda Pausole.

—Comme il vous plaira, Sire.

—Voilà qui est déjà fort bien, dit le Roi. Je ne sais rien de plus impertinent que la prétention d'obliger les gens à répéter un nom qui peut ne point leur plaire. Tu m'as conquis dès le premier mot. Dis-moi cependant le nom que tu portes, quitte à le changer si je t'y invite.

—Sire, mon nom s'écrit G, i, g, l, i, o. Prononcez-le comme vous voudrez, à l'italienne ou à la française. Djilio ou Giguelillot.

—Djilio, fit Pausole, c'est un poète; et Giguelillot, c'est un fou. Je voudrais que tu fusses l'un et l'autre.

—Je le voudrais aussi, dit le page très sérieux. Et je le désire si ardemment que je finirai peut-être par y arriver.

—Pourquoi veux-tu être un poète?

—Pour ne rien voir, fût-ce une mouche, avec l'œil de mon voisin.

—Tu n'aimes pas ton voisin?

—Je ne lui veux pas de mal. J'aime mieux ne pas être lui, voilà tout.

—Et pourquoi veux-tu être un fou?

—Si mon voisin m'appelle un fou, je comprendrai tout de suite que je ne lui ressemble pas.

—Mais si tu deviens pire?

—C'est bien difficile.

—Comment le sauras-tu?

—À son attitude. S'il me laisse en repos, c'est que j'aurai perdu. S'il m'attaque, c'est que je serai heureux.

Pausole eut un geste impulsif:

—Prends une cigarette! dit-il.

Et il la lui tendait d'une main familière.

—Jugeras-tu de la même manière si ton voisin est une voisine?

—Oh! du tout.

—Pourquoi?

—Les femmes ne sont pas de l'espèce humaine.

—J'espère que tu ne le leur dis pas?

—Je ne leur dis que du bien d'elles et je le pense toujours.

—Comment les regardes-tu?

—Comme les meilleures créatures qui soient; les seules qui sachent rendre le bien pour le bien. Ou même pour le mal, au besoin. Je ne leur ai que de la reconnaissance et pourtant je n'ai rien fait pour elles, que d'en flatter beaucoup et d'en aimer une.

Pausole le considérait:

—Es-tu heureux? continua-t-il.

—Non. Ni vous non plus, Sire, cela s'entend.

—Alors, pourquoi es-tu gai?

—Pour me faire croire que je suis heureux.

—Et que te manque-t-il?

—Comme à vous, Sire, il me manque une existence imprévue, le merveilleux, les événements.

—Les événements... J'en ai trop.

—Mais vous n'en profitez pas.

—Duquel me parles-tu?

—De celui que vous pensez.

—Je ne vois pas du tout comment celui-là pourrait me rendre heureux si je ne le suis point, fit Pausole d'un ton surpris.

Le page allait répondre, mais ne sachant pas exactement si le Roi le consultait ou le priait de s'expliquer, il attendit d'être éclairé sur cette nuance intéressante.

—Allons, assieds-toi, reprit Pausole. Tu m'as parlé d'un sujet scabreux qui m'absorbe, et tu ne t'es pas dit qu'il valait mieux pour toi paraître l'ignorer. En cela tu as montré que tu mettais les lois de la conversation avant celles de l'étiquette et je l'approuve, mon petit bonhomme. Écoute-moi: je ne suis pas d'avis que les vieillards soient de bon conseil. L'expérience ne sert de rien; un même fait ne se reproduit jamais dans les mêmes circonstances. Au contraire, il faut bien admettre que la spontanéité sert à quelque chose, puisque à vingt ans on fait sa vie et qu'on n'a rien de plus important à fabriquer de par la suite. C'est pourquoi, malgré la coutume, j'aime mieux prendre ton sentiment que de consulter, par exemple, le vénérable M. Palestre.

Giglio resta impassible.

Pausole, toujours plus expansif, continua comme s'il s'adressait à un confident familier:

—Jamais, disait-il, je ne me résoudrai à faire poursuivre cette enfant par la police de mon royaume. Il n'est pas convenable non plus que je la fasse ramener au palais par un envoyé spécial; car, si je la sépare de l'inconnu qu'elle a gentiment suivi, ce n'est point certes pour la confier à un légat tout aussi compromettant et moins sympathique à ses yeux. Quant à lui dépêcher une femme, ce serait une pitoyable idée. Je n'y songerai pas un instant.

—Pourquoi ne pas aller la chercher vous-même?

—Moi?

—Vous!

—Moi-même?

—Sans doute!

—Moi, m'en aller aux aventures à la recherche d'une petite fille qui s'est sauvée à travers champs avec un jeune premier que personne ne connaît?

—Oui.

—Mon ami, tu abuses de ta vocation de fou.

—Pardon, Sire, ai-je le droit de vous poser une question?

—Laquelle?

—Désirez-vous réellement que Son Altesse rentre au palais?

Pausole encastra son menton dans l'angle de sa main droite.

—C'est une question que je n'avais pas encore agitée, fit-il.

Mais après une réflexion brève:

—Oui. J'en ai le désir sincère. Cette escapade ne lui vaut rien.

—Vous en êtes certain?

—Certain.

—Eh bien, comme d'une part vous venez de découvrir que vous ne pouviez envoyer à la poursuite de la Princesse ni un homme, ni une femme, ni une bête de la police (c'est-à-dire, en un mot, personne), et comme d'autre part vous êtes résolu à la prier de revenir ici, je ne vois qu'un moyen de le lui faire savoir, c'est d'aller le lui dire vous-même.

—Tu as l'esprit logique?

—C'est le propre des fous.


Le Roi se leva, parcourut la chambre d'un pas large et balancé, puis ouvrant les bras en signe d'acquiescement:

—C'est indiscutable, dit-il. Et je serais arrivé aux mêmes conclusions si j'avais eu le temps de songer à tout cela.

—Alors...

—Alors, interrompit le Roi qui s'animait visiblement dans l'influence de son page, tout se simplifie aussitôt et je n'ai plus qu'une résolution à prendre!—Ou bien je laisserai cette petite faire le voyage de sept mois dont sa lettre m'annonce le projet;—ou bien j'irai lui parler en personne et je la ramènerai au palais qu'elle n'aurait jamais dû quitter!

Le page comprit d'un coup d'œil que s'il laissait Pausole réfléchir en silence, toute cette belle ardeur s'éteindrait dans une cendre d'inertie.

—Sire, il faut partir, affirma-t-il. Cela est bon, non seulement pour Son Altesse, mais davantage encore pour vous. Si comme vous le laissez voir vous n'êtes plus heureux, c'est qu'un homme a détruit l'avenir nonchalant que vous vous réserviez avec tant de sagesse. Pour vous délivrer du soin de vouloir chacun de vos actes, vous avez remis votre existence aux mains d'un monsieur qui n'y comprend rien et qui la guide tout de travers. C'est lui qui vous désappointe. C'est lui qui écarte de vous un bonheur toujours possible et toujours nouveau chaque matin. Vous périssez dans sa routine; vous mourez de monotonie. Demain, son calendrier vous impose la Reine Denyse. L'aimez-vous? Non. Vous ne l'aimez point. Et pourtant vous la subirez. Vous continuerez d'habiter les mêmes chambres, le même fauteuil, de voir le même horizon dans le cadre de la même fenêtre. Échappez donc à tout cela! Il y a si peu de jours dans la vie: faites que pas un d'eux ne ressemble au suivant.

—Mais alors qui me conseillera, si je me lance dans cette équipée?

—Qui? le hasard, la fantaisie. Laissez-vous tenter par la fortune de chaque jour et promener par la bonne étoile. Son conseil est facile à suivre.

—Puissé-je ne pas arriver, dit Pausole en secouant la tête, comme Melchior ou Balthazar, devant une crèche blonde et un petit enfant...

—Quand cela serait? vous l'aimeriez.

—Tu as raison. Et d'ailleurs nous y serons plus tôt. Les fugitifs dorment à deux pas. Il ne s'agit pas d'un voyage. Demain nous les rejoindrons sans doute.

—Vous partez? Vous partez vraiment?

—Je pars. Viens avec moi, petit. J'ai plaisir à te regarder vivre.

Ils sortirent côte à côte. Pausole avait mis la main sur l'épaule de son page et marchait d'un pas énergique.

Au tournant d'un corridor ils rencontrèrent Taxis.

Le Roi s'arrêta, la tête droite:

—Monsieur le Grand-Eunuque, dit-il, j'ai pris une détermination. J'irai moi-même à la recherche de la Princesse Aline. Annoncez mon départ pour demain matin et faites seller ma mule à dix heures et demie. Ce jeune homme m'accompagnera.

Taxis eut l'habileté de se taire.

Pausole l'examina quelque temps comme s'il pesait sa propre audace, puis d'un ton soudain radouci:

—Au fait, conclut-il, vous viendrez avec nous.

FIN DU LIVRE PREMIER

LIVRE DEUXIÈME

CHAPITRE PREMIER

COMMENT LA BLANCHE ALINE VIT DANSER UN BALLET, ET CE QUI S'ENSUIVIT.

Une grande princesse aimoit alors une de ses damoiselles... (p. 115.)

Sauval.—Mémoires historiques et secrets.—1739.

L'enquête menée par le Grand-Eunuque valait par ses résultats, mais péchait par ses conclusions.

La blanche Aline en s'échappant, n'avait pas eu besoin des deux complices imaginés par Taxis.

Un seul avait suffi.

Une seule, pour tout dire.

Voici comment elle avait fui:


On sait déjà que l'avant-veille du jour où la Princesse quitta le palais, une troupe de danseuses françaises était venue donner au harem le spectacle de ses jambes roses et de ses perruques fleuries.

Pour la première fois depuis sa naissance, la blanche Aline était admise à suivre une représentation. Pausole entendait commencer l'éducation théâtrale de sa fille par une soirée de ballet, jugeant qu'un sujet de pantomime est moins aisé à découvrir et par conséquent moins dangereux à méditer qu'une action de comédie. Au reste, les danses se déroulent toujours dans un décor invraisemblable; on ne rencontre point dans la vie les personnages qu'elles présentent, et l'on ne saurait imiter sans tomber dans le ridicule les gestes gracieux sur lesquels elles rythment de mauvaises passions.

Tout cela était fort bien conçu; malheureusement la blanche Aline n'avait pas besoin de comprendre pour admirer.

Au milieu des jetés-battus, des battements, des branles et des entretailles, la petite fille ne vit qu'une chose, c'est qu'un très joli jeune homme (qui était peut-être bien une dame habillée en Prince Charmant) recevait à chaque tableau les hommages enflammés de quarante autres dames et que vraiment il les méritait.

Elle le trouva bien pris, élégant, prestigieux. Elle compara ses gestes avec ceux des fonctionnaires qu'elle rencontrait au palais et elle lui donna le prix de la grâce. Il eut aussi le prix de la beauté, celui de l'esprit, celui du cœur. Elle le regardait la bouche ouverte et la tête penchée sur l'épaule avec une expression de tendresse si profonde que les dames d'honneur autour d'elle en eussent été bien inquiètes si elles-mêmes n'avaient suivi les péripéties du ballet avec tant d'absorbante passion.

Après le spectacle, elle demanda le nom de ce personnage éblouissant. On lui dit que le rôle était joué par la danseuse Mirabelle.

Où demeurait cette belle personne? Au fond du parc, lui répondit-on, dans les bâtiments des communs et pour deux nuits encore jusqu'à son départ.

Comment lui exprimer qu'on était content d'elle? Par un présent, suggéra une dame d'honneur mal inspirée.

La blanche Aline réfléchit.

Rentrée dans ses appartements et avant même de commencer sa minutieuse toilette du soir, elle demanda un billet de banque afin de le mettre sous enveloppe.

Un peu plus tard elle s'enferma dans son cabinet tendu de zinzolin, comme pour se livrer à une toilette intime que la dame d'honneur ne pouvait surveiller; puis, assise devant sa table et sûre de n'être point surprise, elle écrivit ces simples mots:

«Mademoiselle,

«Vous êtes bien jolie. Voulez-vous me parler? Cette nuit, à deux heures, je serai dans le parc, sous le grand amandier, près de la source.

«Ne dites à personne que je vous écris. Pour tout le monde, ce message ne contient qu'une estampe bleue. Acceptez-la aussi pour ne pas me trahir.

«Princesse Aline

Et puis elle glissa son estampe entre les feuilles de la lettre, écrivit en guise d'adresse:

«À Mademoiselle Mirabelle»

et cacheta l'enveloppe à la cire afin qu'elle ne fût point ouverte.

La même dame d'honneur qui avait donné, dans la naïveté de sa vieillesse, le conseil de ce présent, voulut bien se charger par surcroît de porter le billet à la destinataire. Disons qu'elle était inspirée d'abord par le louable désir de faire un acte charitable; ensuite, par la tentation peut-être non moins vive de pénétrer à l'heure des toilettes nocturnes parmi les filles de ballet. Car, pour une vieille demoiselle, veiller au salut de son âme en s'instruisant des dessous galants, c'est le programme du bonheur parfait.

Restée seule et bordée dans son petit lit frais, la blanche Aline se sentit prise d'une émotion insoutenable. Elle essaya de se calmer d'abord sur le côté droit, puis sur le côté gauche, sur le dos, sur la poitrine, assise, accroupie, étendue, épanouie ou recroquevillée; mais elle avait la fièvre dans toutes les positions et instinctivement elle reculait jusqu'au bord de son matelas comme pour laisser place auprès d'elle à un visiteur mystérieux.

Bien avant l'heure, elle se leva, chaussa des mules, ouvrit les rideaux et regarda la lune entrer jusqu'au fond de la longue chambre.

La nuit brillait, tiède et légère. Par la fenêtre ouverte Aline distinguait dans le lointain, au delà des pelouses brumeuses et des bois immobiles, la terrasse blanche des communs où Mirabelle lisait sa lettre.

—Que va-t-elle penser de moi? se dit la petite en rêverie. Viendra-t-elle? Peut-être que non... Peut-être qu'elle est fatiguée... Peut-être qu'elle a peur la nuit...

Pour occuper son attente, elle dessina sur son buvard une quantité de petites figures sensiblement géométriques, des ronds, des barres et des losanges, des grecques qui s'achevaient en spirales. Elle les ombrait avec une conscience et une distraction parfaites. Et puis elle commença, toujours au clair de lune, le portrait d'un bel inconnu qui avait trois cheveux, quarante cils et l'œil beaucoup plus grand que la bouche.

Mais l'art ne suffisait pas à calmer son impatience.

Elle retourna devant sa psyché, laissa choir sa longue chemise blanche et reprit son examen au point où elle l'avait laissé avant de rouvrir à la dame d'honneur la porte de son cabinet. Toute jeune et ignorante qu'elle fût, elle avait lu des contes de fées et comme il n'est question que d'amour dans les récits du bon Perrault, elle avait compris très vite à quel moment du rendez-vous l'amour devient ce qu'il doit être. Elle savait que la Belle au bois dormant reçut le Prince dans son lit, qu'on «leur tira le rideau» et qu'«ils dormirent peu», sans que l'auteur les plaigne. Aussi, Line ayant l'instinct des caresses en même temps que le désir d'en être l'heureux objet, elle ne doutait pas un instant que les faveurs de son amant ne dussent aborder peu à peu à toutes les parties de son corps où il serait doux de les attendre, et délicieux de les retenir.

C'est pourquoi elle voulut être digne des égards qu'elle espérait bien, sans les connaître exactement. Elle se poudra la peau. Elle se contempla. Sur son étagère à parfums elle choisit de la verveine, du cédrat et du foin coupé, parce que les essences végétales convenaient particulièrement à un rendez-vous sous les arbres, et elle en mouilla peut-être à l'excès le petit corps nu qu'elle aimait tant.

Deux bas à cordons furent vite mis, ainsi qu'une chemise de jour; le corset, plus vite encore flanqué au fond d'une armoire à linge. Là-dessus elle revêtit une robe Empire très légère, en serra la ceinture haute avec une épingle double qui se dissimulait sous un petit nœud, et constata que ce stratagème isolait en les soulignant les deux fruits chaque jour plus précieux de sa poitrine adolescente.

Enfin les trois quarts sonnèrent avant l'heure tant espérée.

La blanche Aline mit un chapeau qui, lui aussi, était Empire, elle enfila de longs gants sombres qui laissaient nu le haut de ses bras.

Elle était prête.

Alors, comme l'avait fort bien deviné le Grand-Eunuque, elle s'assit dans la fenêtre ouverte, leva les deux jambes à la fois, tourna sur elle-même et sauta.

Le saut n'avait rien de périlleux, la fenêtre étant au rez-de-chaussée.

Les pieds joints, elle tomba dans une platebande encore fraîche. Les gardes veillaient le long du parc, mais non pas à l'intérieur. Personne ne la vit passer.

Pour ne faire aucun bruit et pour rester dans l'ombre, elle suivit, le long des allées, la lisière gazonneuse des bois.

Toute pressée qu'elle fût d'atteindre où elle allait, elle marchait avec lenteur, comme si une petite fierté lui conseillait de ne pas arriver la première.

Mais on avait fait sans doute, d'autre part, le même calcul, car sous le grand amandier elle ne trouva personne.

Piquée, elle reprit sa promenade, erra, fit un long détour; et puis, vaguement inquiète et commençant à douter si l'on viendrait à une heure quelconque, elle se cacha tout près de l'arbre et regarda obstinément dans la direction du bâtiment blanc.

Soudain, elle eut une vision.


Mirabelle, comprenant qu'elle perdrait tout prestige si elle se montrait en robe de ville à cette enfant qui adorait en sa personne le Prince Charmant, avait gardé son travesti pour aller à ce rendez-vous qui lui plaisait à plus d'un titre.

Et la blanche Aline, extasiée, vit venir à elle du fond de la pelouse le même jeune homme tant aimé par les quarante dames du ballet, mais beaucoup plus bel encore, remuant son costume à paillettes dans l'aube d'une lune enchantée, et fixant les yeux sur elle.

CHAPITRE II

OÙ PAUSOLE, NON CONTENT D'AVOIR PRIS UNE RÉSOLUTION, VA JUSQU'À L'EXÉCUTER.

Vous aurez des envieuses et des ennemies; et votre beauté ne donnera pas plus tôt de l'amour à Soliman qu'elle donnera de la haine à toutes les sultanes.

Scudéry. Ibrahim ou l'illustre Bassa.—1641.

Laissant Taxis et Giglio en présence, le Roi Pausole se rendit dans ses appartements privés où l'attendait la Reine Denyse, la même qui lui avait conseillé d'écrire une lettre à saint Antoine pour retrouver la blanche Aline.

La pauvre reine, malgré tous ses soins, n'avait pu dissimuler que bien mal sous la crème et la poudre de riz quatre estafilades parallèles qui lui déchiraient le sein gauche.

Elle fit le récit de ses infortunes.

Diane à la Houppe, ramenée au harem après son réveil solitaire, avait été prise d'un accès de désespoir et de sanglots sur un divan. Entourée de mauvaises amies, exaspérée par les ricanements, plaisantée à la fois sur son curieux physique et sa passion de mauvais ton, elle s'était redressée toute pleurante encore, la bouche amère, les mains en griffes. Et au lieu de s'en prendre à celles qui dansaient une farandole autour de ses larmoyades, elle avait cherché par toute la grande salle la douce et innocente Denyse pour lui balafrer la poitrine et se venger de lui céder sa place.

Pausole écouta cette histoire d'une oreille souvent distraite. Il avait pris la Reine Denyse dans un lot de douze adolescentes offertes par une cité loyale, et s'il ne l'avait pas renvoyée à sa mère, c'était qu'un sentiment de pitié l'avait retenu de faire affront à une jeune fille devant ses concitoyennes; mais il ne l'aimait point; il la trouvait insignifiante et prude, avec quelque gaucherie. Pour concilier sur sa personne les règlements du harem et les principes de la bienséance, Denyse avait accoutumé de porter devant elle un petit pagne de dentelles qui la faisait ressembler à une sauvagesse élégante et qui, d'ailleurs, instable, voletant et mal fixé, produisait le résultat justement opposé à sa destination réelle. Pausole, qui avait, lui aussi, des principes, favorisait le nu, mais blâmait le transparent. Le costume de la Reine Denyse le choquait jusqu'à l'offusquer.

Il dîna fort tard, s'en alla sur la terrasse méditer l'événement grave auquel il s'était résolu; puis, quand minuit sonna, il fit observer à sa pieuse compagne qu'on était arrivé au samedi de la Pentecôte et qu'il croyait lui être agréable en ne l'égarant point au sein des voluptés un jour de vigile et de jeûne.

Ceci dit, il l'envoya coucher au harem afin que Diane à la Houppe en fût consolée.


Le lendemain se leva l'aurore d'une journée trois fois solennelle. Pausole regarda les murs de sa chambre, ses tapis, ses bibelots, ses cadres familiers; il songea en frissonnant qu'il ne les verrait pas le soir... Sous l'émotion du premier réveil, qui est voisin du cauchemar, il eut le pressentiment de toutes les calamités qui attendent au coin des routes les chercheurs d'aventures.

Sa demeure était celle de la paix, du repos, du bonheur tranquille et de l'égalité des heures. Quelle aberration le poussait à quitter de si douces richesses?—Dans un souvenir pastoral, les vers d'une triste idylle écrite par La Fontaine flottèrent devant sa mémoire rêveuse, et, sous la forme symbolique d'un petit pigeon déplumé, le Roi Pausole se vit périr dans un lamentable destin.

Cette impression ne dura guère.

Un matin radieux emplissait la chambre. La nouvelle camérière, devenue plus hardie, parlait d'une voix fraîche et zélée, donnait des renseignements qu'on ne lui demandait point, osait même poser des questions. Sa Majesté aurait beau temps. Le vent venait du nord. Il avait plu un peu. L'autre camérière était bien souffrante; les médecins parlaient d'une métrite. Il y avait eu dans la soirée une retentissante dispute entre M. le Grand-Eunuque et le jeune page Giglio. Sa Majesté le savait-elle?

Pausole, excédé, faillit la menacer de lui faire subir par toute la compagnie des pages le même traitement qu'à son amie, mais ne sachant s'il la frapperait de terreur ou de convoitise, il la pria tout uniment d'aller chercher M. le Grand-Eunuque, en suivant la voie hiérarchique.

Sur ce, il mit pied à terre et endossa une robe de chambre.

Eh bien, Giguelillot avait eu raison, Pausole n'en doutait plus. La paix touchait à l'ennui, le repos à l'accablement, l'égalité des heures à la mélancolie. Cette chambre, à la bien examiner, était simplement fastidieuse. Cet horizon, dont il croyait suivre avec intérêt les métamorphoses nuancées, avait épuisé pour lui, depuis longtemps, la gamme restreinte de ses lumières. Un petit esprit pouvait seul borner ses curiosités aux quinze figues de la terrasse, aux trente aloès de la haie. Il y avait d'autres figuiers, d'autres hampes jaunes en Tryphême. L'excursion serait féconde en agréments inattendus.

Ainsi Pausole connaissait l'art d'échapper à tous les regrets en changeant la définition du bonheur sous la dictée des circonstances.


L'entrée dramatique de Taxis, interrompit ses réflexions.

Le huguenot se plaça devant la porte comme s'il était prêt à sortir au cas où sa requête eût reçu échec, et il réunit par le bout l'index et le pouce de sa main droite, non point avec la signification que donnaient à ce petit geste les courtisanes athéniennes, mais pour marquer qu'il s'exprimait en termes d'ultimatum:

—Sire, déclara-t-il, une question, une seule: Suis-je encore Maréchal du Palais?

—Je ne comprends pas, répondit Pausole.

—Je précise d'un mot. Suis-je le chef, le collègue ou le subordonné du page nommé Giglio?

Pausole haussa les épaules.

—Quelle diantre de mouche vous pique à toute heure, Taxis! La question ne se pose point. Nous allons partir dans quelques instants. Je n'emmène que lui et vous. Je ne vois pas dans quel but j'établirais la suprématie d'un de mes conseillers sur l'autre, alors que tous deux sont à mes côtés et ne relèvent chacun que de mon commandement.

—Sire, nous allons partir, mais nous ne sommes point partis. Quelle que soit l'aversion de Votre Majesté pour la pompe et le cérémonial, son départ exige des préparatifs, et son absence des précautions. Or, le jeune page dont il s'agit, animé d'un zèle inutile, prétend s'inspirer de vos secrètes préférences pour blâmer toutes mes mesures et en proposer d'autres. Je demande s'il est autorisé à prendre cette attitude qui paralyse mes actes et blesse ma dignité.

—Allons! encore un conflit! s'écria Pausole. Je ne m'en mêlerai pas! Ce jeune homme m'a parlé. Il est plein de sens. C'est un esprit juste et sagace. Je ne me priverai point de ses conseils. Vous, Taxis, vous avez aussi vos qualités dont personne ne songe à faire fi. Vous êtes déplaisant, mais indispensable, et je n'entends pas qu'on vous paralyse. Réglez donc à l'amiable votre différend et tâchez de vous mettre d'accord sans que j'aie à prendre parti.

—C'est impossible.

—Et pourquoi donc?

—Entre les principes de ce jouvenceau et les miens propres, que Votre Majesté semble estimer à titre égal, il y a incompatibilité absolue. Il faut que l'un de nous deux cède, ou casse. J'attends de votre bouche, Sire, le nom du sacrifié.


Le Roi frotta d'un geste impatient une allumette qui éclata comme l'expression même de sa mauvaise humeur. Il fuma en silence pendant quelques minutes, puis:

—Alors, c'est fort simple, dit-il. Vous commanderez à tour de rôle.

—Ah! fit sèchement Taxis.

—Vous vous partagerez la journée. De minuit à midi, vous, Taxis, vous aurez la haute main. Ce sont précisément les heures où je ne vous verrai pas, mon ami. Vous veillerez sur mon sommeil et au besoin sur mes plaisirs. Plus tard, de midi à minuit, votre successeur dirigera ma route et inspirera mes volontés. Je crois avoir trouvé ainsi une solution qui éloigne toute chance de froissements.

L'œil amer, Taxis conclut en ces mots:

—Il est écrit: «J'aurai le même sort que l'insensé; pourquoi donc ai-je été plus sage?»

Et, s'inclinant, il sortit.

Trois heures après, le Roi Pausole, entre son page et son huguenot, précédé par quarante lances et suivi de nombreux bagages, chevauchait pour la première fois sur la route de sa capitale.

CHAPITRE III

COMMENT LE MIROIR DES NYMPHES DEVINT CELUI DES JEUNES FILLES.

Salvete æternum, miseræ moderamina flammæ
Humida de gelidis basia nata rosis.

Joannes Secundus.

La source et le grand amandier étaient situés dans le canton le plus reculé du parc. Seule, la blanche Aline aimait assez les longues promenades pour aller quelquefois visiter le silence de ce refuge perdu.

L'eau, d'une gueule de satyre aux oreilles foliesques, tombait dans une cuve naturelle de terre rouge et d'herbes vertes où s'enracinaient des lauriers-roses en touffes compactes. Ce n'était point la vasque moisie et lépreuse de nos jardins où la source inutile vient inonder une terre déjà molle de pluie. C'était une naissance de fleurs dans le sol pourpré du Midi, une fontaine de sève, une urne génitrice d'où la vie ruisselait en verdures mouvantes, et le vieux satyre, fils de Pan, regardait la jeunesse des bois descendre éternellement de ses lèvres.

Au-dessus du mascaron cornu, que la blanche Aline prenait pour le diable, deux nymphes de marbre s'enlaçaient, debout et penchées sur le bassin obscur. À la fin de chaque hiver l'amandier les couvrait de ses petites églantines. L'été, elles prenaient sous le soleil toutes les couleurs de la chair. La nuit elles redevenaient déesses.


Près de cette eau fertile et sombre qu'on nommait le Miroir des Nymphes, la petite Princesse en robe Empire vit venir à elle son Prince Charmant qui remuait sa veste à paillettes dans l'aube d'une lune enchantée.

Elle l'aperçut du plus loin qu'il se montra sous les arbres, semblable à une fine étoile blanche. Puis elle le vit grandir et se préciser. Il marchait d'un pas tranquille, cueillait parfois des feuilles aux rameaux et les respirait comme des corolles. Il paraissait et s'éclipsait selon les zones d'ombre et de clarté. Line ne s'était jamais sentie aussi émue. Si jalouse qu'elle fût de l'embrasser tout de suite, elle recula jusqu'à la fontaine et, la main devant la bouche, n'osa pas lui dire un mot.

—Vous m'avez appelée; me voici, fit Mirabelle, tendrement.

Line ouvrait des yeux énormes. Elle regardait son Prince des pieds à la face, mais surtout dans les prunelles.

Il était nu-tête, les cheveux foncés et coupés court et flottants autour des oreilles. Son regard était profond et fixe avec une expression très douce qui n'allait pas jusqu'au sourire. Elle vit le cher visage se pencher vers le sien, et, comme elle fermait les yeux, deux lèvres chaudes s'y posèrent.

L'ombre noire des nymphes enlacées cachait les jeunes filles debout. Line tremblait. Les deux lèvres avec lenteur tramèrent leur caresse autour de sa joue et ne s'arrêtèrent que sur sa bouche.

—Ah!... fit-elle enfin.

Mirabelle se sépara. Cette fois un sourire léger mais toujours tendre effilait ses yeux margés de noir...

Elle leva les sourcils et regarda autour d'elle.

—Non. Nous sommes seules, répondit Line. Restez.

Puis, se reprenant:

—Venez avec moi.


À quelques pas derrière la source, il y avait un petit temple grec, cinq colonnes corinthiennes soutenant une coupole ronde. Les colonnes étaient murées jusqu'à mi-hauteur. Un large banc circulaire au cœur du monument plein d'ombre portait des coussins de varech, et le lieu était si confidentiel qu'à peine assise près de la danseuse, Line s'enhardit jusqu'à lui parler.

—On vous a remis ma lettre?

—Vous le voyez.

—Savez-vous pourquoi je vous ai demandé de venir?

Mirabelle fut très prudente.

—Pour causer avec moi, dit-elle.

—Mais oui.... Et vous êtes là, et je n'ai plus rien à vous dire...

Mirabelle lui prit la main. Line crut sentir qu'elle tremblait à son tour.

—Je voulais aussi vous voir de tout près, continua-t-elle. Vous êtes si jolie!... jolie comme un jeune homme... Pendant tout le ballet je n'ai regardé que vos yeux... Et je vous envie, si vous saviez! Je suis bien triste d'être blonde; j'aurais voulu être brune comme vous; mais vraiment tout à fait comme vous; être votre sœur...

Mirabelle jugea inutile de protester.

Line tendit elle-même ses lèvres.

—Embrassez-moi comme tout à l'heure, voulez-vous?

Et quand leurs bouches se désunirent:

—Comme c'est délicieux! reprit-elle. Qui a pu vous apprendre cela?

—Je l'ai inventé, dit la danseuse.

—Oh! que c'est bien! Quel âge avez-vous?

—Dix-huit ans. Et vous?

—Quatorze... Voulez-vous recommencer?

Le jeu était dangereux pour la jeune Mirabelle. Si maîtresse qu'elle fût de son attitude, si décidée à ne rien brusquer, à préparer ses voies par le ménagement, la lenteur et l'insinuation, il y eut dans sa pensée un moment de trouble où elle ne put se contenir. Elle tâtonna d'abord la robe à l'endroit où les petits seins en gonflaient l'étoffe mince et chaude; puis, profitant des facilités exceptionnelles que l'habillement de la blanche Aline offrait aux gestes sympathiques, elle risqua certaines recherches qui témoignaient, sinon encore de ses complaisances, au moins de ses curiosités.

Line, docile et instinctive, se prêtait volontiers à tout. Mirabelle en perdit l'esprit. Encouragée par les ténèbres, certaine qu'on ne verrait point le sang des voluptés affluer à son visage, elle s'abandonna mystérieuse au frisson qu'elle sentait proche et ne sut en modérer ni l'ondulation, ni le soupir, ni les soubresauts. Déjà elle reprenait conscience quand Line, inquiète, mais rassurante, lui demanda:

—Vous avez froid, mon amie? Vous grelottez...

—Une petite faiblesse... dit Mirabelle. Ce n'est rien... J'y suis habituée...

—Voulez-vous marcher un peu?

—Oui...

—Venez. Le parc est désert. Nous irons où il vous plaira.

Line laissa retomber sa jupe et se leva pour sortir.


Toutes deux reparurent sous le clair de lune.

La robe verte et la veste à paillettes errèrent ainsi quelque temps autour de la source gloussante.—L'une était d'émeraude et l'autre d'argent, mais, quand elles voulurent mirer dans le bassin leurs formes enlacées d'après les nymphes de marbre, elles virent que la nuit assemblait leurs couleurs à la teinte de l'eau et des bois.

Mirabelle ne parlait point. Son trouble et son désir, à peine suspendus, renaissaient. Elle connut qu'elle était éprise.

Dès lors elle ne songea plus qu'aux moyens de l'être avec succès. Assurément quelques heures lui appartenaient encore, mais c'eût été les perdre que de les employer selon ses tentations présentes. Une idée romanesque lui traversa l'esprit; elle l'examina en silence, la trouva réalisable et avant de l'exprimer voulut la suggérer, tant elle avait d'artifice.

—Adieu, dit-elle soudain. Je ne vous reverrai plus.

La blanche Aline devint toute pâle.

—Oh! pas encore... supplia-t-elle.

—Il le faut.

—Mais je ne vous ai pas vue, je ne vous ai rien dit... Vous venez, et puis tout de suite vous voulez partir... Je vous ennuie peut-être; vous ne comprenez pas pourquoi je vous ai appelée? Moi-même je ne le sais qu'à peine, mais je suis bien heureuse quand je vous prends la main.

Mirabelle la serra dans ses bras.

—Restez là, je vous en prie, continua la jeune fille. Restez, ou alors revenez demain à la même heure... Je vous attendrai...

—Demain? Mais nous partons à l'aube.

Line devint encore plus pâle et peu à peu se mit à pleurer.

—C'est vrai?... C'est vrai, vous partez? Et quand reviendrez-vous?

—Jamais...

—Mais je n'ai que vous à aimer; ne le savez-vous pas? Hier au théâtre j'ai bien compris qu'il y avait quelque chose entre vous et moi et qu'il fallait nous réunir et que vous seriez mon amie. Je vous appelle, je vous attends, nous mêlons nos bouches, et puis c'est fini pour toujours? Si vous vous en allez, je m'en vais avec vous.

L'étreinte de Mirabelle se dénoua.

—Eh bien, partons! Je vous emmène.

—Vraiment? Vous voulez bien?

—Venez.

—Avec vous seule?

—Oui. Je quitterai mes camarades. Nous serons l'une à l'autre, et seules toujours.

—Oh!... Et pour où partons-nous?

—Pour mon pays.

—Non! non! Restons à Tryphême.

—Ce n'est pas possible. Demain vous seriez découverte.

—Comment?

—Par les ordres du Roi.

—Papa? Vous ne le connaissez guère! C'est une grave décision que de m'envoyer chercher. Quand il la prendra, nous serons loin!

CHAPITRE IV

OÙ PAUSOLE ET SES CONSEILLERS MANIFESTENT LEURS CONTRASTES.

Chargement de la publicité...