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Les aventures du roi Pausole

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La conjonction de Vénus
Sera cause, comme il me semble,
Que aux estuves yront tous nudz
Femmes et hommes tous ensemble.

Prognostication de Maistre Albert.—1527.

Pausole fut reçu à la grille par le courtois M. Lebirbe.

Au même instant, à la fenêtre, Philis en colère se retournait:

—Tu vois bien, maman, c'est une gaffe! Tu nous as fait mettre des robes et le Roi vient avec une dame qui n'en a pas! Nous allons être ridicules!

—Je l'avais demandé à ton père, mon enfant, c'est lui qui m'a dit de vous habiller.

—Tu es jeune, Philis, que tu es donc jeune! dit simplement Galatée.

—Qu'est-ce que j'ai encore dit de si enfantin?

—Il vaut mieux d'abord avoir une robe, expliqua la sœur aînée.

Mais Philis ne comprenait point, et, comme le Roi s'introduisait, toutes trois, la jupe entre les doigts, glissèrent leurs révérences devant la porte.

Après les premières paroles, qui furent empreintes de respect, la maîtresse de la maison se laissa entraîner par Diane à la Houppe. Elles avaient des relations communes, et d'un fauteuil à l'autre elles renouèrent des souvenirs.

Giguelillot, dans un autre coin, sur un canapé à l'écart, causait avec les deux jeunes filles. Sa voix, haute d'abord, devint plus discrète, puis baissa jusqu'au chuchotement, et bientôt personne n'entendit plus rien, sinon, par instants, un rire étouffé.

Dans le cadre d'une fenêtre, M. Lebirbe pérorait:

—Sire, la Ligue contre la licence des intérieurs, ligue récente dont j'ai l'honneur d'être président, est une œuvre de moralisation et de salubrité publique. Je sais qu'elle a votre agrément...

—Oui certes, dit Pausole. Oui certes; cependant, rappelez moi son but. Je ne l'ai pas présent à l'esprit.

—Son but, son ambition unique est de mériter sa haute devise, laquelle s'exprime en trois mots: «Exemple.—Franchise.—Solidarité.»

—Ce sont de beaux mots, dit Pausole. Mais comment les entendez-vous?

—Votre Majesté n'ignore point qu'à Tryphême le parti de l'opposition affecte de s'en tenir aux anciens principes spécialement en ce qui touche la vie intime et le costume. Dans cette société, toutes les femmes, même les plus jolies, s'habillent jusqu'au menton pour sortir dans la rue et ne consentent à justifier une admiration masculine que dans le secret d'une chambre close et devant l'amant de leur choix. C'est là le fait d'une âme égoïste, avaricieuse et dépravée.

—D'accord, dit Pausole.

—Les hommes de cette même société luttent avec acharnement contre la propagation de notre influence et pour ce qu'ils appellent la décence des rues; mais comme l'instinct de la chair ne se tait pas plus en eux qu'en leurs adversaires ils s'en vont cacher leur vie dans des demeures infâmes où l'amour se flétrit, se métamorphose et devient une forme de l'ordure.

—Ils ont tort, dit Pausole. Mais qu'est-ce que cela vous fait?

—Sire, nous estimons qu'en agissant de la sorte, ils ne sont pas seulement hypocrites et faux; mais, si je puis dire, accapareurs. En notre siècle on n'admet plus qu'un amateur puisse acquérir une galerie de tableaux et en garder la jouissance pour lui seul; tout homme qui possède trois Rembrandt doit faire entrer la rue chez lui ou subir des attaques dont le bien fondé ne fait de doute pour personne. Eh bien, le même raisonnement d'où cette coutume a pris naissance devrait engendrer chez les hommes de sens droit une conscience supérieure et bienfaisante qui les retienne d'enfermer derrière les murs de leurs maisons tout ce que l'oisiveté ancestrale ajoute à la beauté de la femme et tout ce dont l'art, le luxe, l'espace, ornent l'amour entre ses bras.

—C'est assez mon sentiment.

—Cette société, qui se nomme elle-même la bonne et qui parvient à se faire passer pour telle dans beaucoup d'autres milieux, donne là un néfaste exemple dont je voudrais que Votre Majesté pénétrât le libertinage. Mettre une robe sur le corps d'une jeune fille, c'est proprement éveiller, chez les jeunes gens qui l'approchent, des curiosités malsaines qu'on leur défend par ailleurs de satisfaire: c'est de l'excitation au vice. Je reconnais que ce genre de perversité devient, à Tryphême, de plus en plus rare. Dans presque toutes les familles, les femmes commandent leur première robe au début de leur première grossesse. Mais il est, je le répète, de certaines maisons où l'on habille même les petites filles, ce qui est vraiment le comble de la malice. L'exemple donné porte ses fruits; souvent il est discuté; parfois il est suivi; une hésitation déplorable laisse flotter les mœurs nationales entre deux extrémités; on ne sait plus ce que la mode exige, et moi-même, l'avouerai-je ici? je n'ose pas toujours présenter mes enfants dans la tenue rigoureusement pure que j'ai mission de préconiser. Le but de notre société est de mettre un terme à cette incertitude en unifiant les mœurs en même temps que les consciences.

—Et comment en viendrez-vous là?

—Par deux moyens. D'abord par la propagande. Les ressources de la Ligue sont considérables. Nous avons obtenu pour vingt années la location d'un vaste terrain qui fait partie du Jardin Royal à Tryphême; nous y avons édifié en plein air une scène théâtrale sous les arbres et nous donnons là des ballets ainsi que des pièces inédites qui attirent une foule énorme et sont faites selon nos doctrines.

—C'est-à-dire?

—C'est-à-dire conformes à la vie elle-même, à sa réalité comme à sa beauté. Quand la scène représente une discussion d'intérêt dans le cabinet d'un notaire, les acteurs y sont vêtus de noir selon les modes de l'endroit; mais quand, au milieu d'un duo d'amour, la chanteuse crie: «Ô Voluptés! Extase! Ivresse!» elle est nue, selon la logique des choses, car le contraire serait inepte. Et lorsque le ballet présente aux spectateurs une Vénus, trois Grâces, douze Captives ou soixante Bacchantes, c'est évidemment sans plus de mystère que n'en chercheraient les mêmes personnages dans le cadre d'un tableau, car il est incohérent d'avoir deux esthétiques sur un même sujet: l'une pour la peinture et l'autre pour le théâtre.

—Jusqu'ici nous nous entendons.

—En outre, par le livre à bon marché, par le journal et par l'image, nous répandons sans relâche dans le peuple le goût de la nudité humaine avec le double sentiment qu'elle inspire, à l'esprit, d'une part, à la chair de l'autre, si tant est qu'on puisse séparer en deux éléments libres et distincts l'être unique soulevé par l'amour. Ces livres s'abstiennent d'enseigner ce que décrivent la plupart des romans populaires, c'est-à-dire le meilleur moyen de fracturer une serrure ou d'assommer une blanche aïeule et, s'il faut aller jusqu'aux détails, nous aimons mieux suggérer à l'ouvrière une volupté peu connue que de lui apprendre en six colonnes comment on fait la fausse monnaie.

—Et si cette volupté est stérile? dit Pausole.

—Si une joie passagère est stérile, qu'importe? Le corps de la femme renferme quatre-vingt mille ovules et ne peut guère concevoir plus de dix-huit fois sans danger. Donc (en prenant ce chiffre de quatre-vingt mille dans sa précision rigoureuse), il appert que l'ordre de la nature elle-même et le dessein du Créateur confèrent à la jeune fille vers le milieu de sa douzième année une réserve de soixante-dix-neuf mille neuf cent quatre-vingt-deux plaisirs à la fois stériles et licites dont ils ne seront frustrés en rien, puisqu'ils ne pourraient pas leur faire porter fruit. L'important est de maintenir la femme dans l'inclination naturelle qui la penche vers la volupté. Qu'elle ait le désir simple ou multiple, elle concevra un jour ou l'autre et léguera des existences qui justifieront la sienne. Mais il est clair qu'il en sera tout autrement si l'on propose aux vierges qui ne trouvent point de mari je ne sais quel idéal de vie solitaire et de négation qui, lui, est fatalement stérile, exécrable et contre nature.

—Continuez, dit Pausole, je suis curieux de savoir où vous vous arrêterez!

—Je me hâte d'ajouter que si nous proposons la recherche habituelle mais sagement pondérée de toutes les délectations qui récompensent les amants, celles qui ont la conception pour résultat sinon pour but sont de beaucoup les plus fréquemment décrites dans nos brochures populaires. Ce sont aussi, quoi qu'en disent les médecins, celles qui conservent encore la faveur générale. La preuve en est aisée à fournir: à la fondation de notre Ligue, l'excédent des naissances sur les décès à Triphême-Ville ne dépassait pas 4 pour 100. Il est aujourd'hui de 9 pour 100, à la troisième année de notre apostolat. Afin d'exciter et de subventionner, si l'on peut s'exprimer ainsi, une émulation féconde dans les basses classes de la société, nous avons institué des concours d'où les courtisanes sont exclues comme professionnelles, et où chaque année au printemps nous couronnons les jeunes filles qui, par leurs soins particuliers, ont porté leur beauté physique au plus haut point de perfection et qui par leurs talents intimes ainsi que par la chaleur de leurs embrassements sont désignées à l'acclamation du suffrage universel comme ayant donné chaque nuit dans leur quartier le plus recommandable exemple.

—Tout cela, dit Pausole, c'est de la propagande. Mais vous disposez de deux moyens différents, si j'ai bien compris vos paroles. Quel est le second des deux?

—J'y arrive, répondit M. Lebirbe. Notre propagande par les représentations publiques, par le livre, le journal, l'image et les prix du concours annuel, s'adresse principalement, ai-je besoin de le dire? à la jeune fille. Elle joue gros jeu à nous suivre; les peines de la grossesse et de l'enfantement l'épouvantent et il ne faut pas chercher ailleurs la cause profonde de sa réserve à l'égard de l'autre sexe. À quinze ans, une fille du peuple est apprentie et fait les courses; enceinte, elle perd sa place, elle perd même son amant dans la plupart des cas, et, si elle est attachée à l'un ou à l'autre, il ne lui reste au septième mois que misère, désespoir et douleur physique. Eh bien, nous voulons qu'elle affronte tout cela, s'y expose et en triomphe! Le pays l'exige; il lui faut des fils. Bien entendu, ce n'est pas ainsi que nous parlons à notre élève; elle aurait le droit de nous répondre que le pays n'en sera pas plus riche si elle lui donne un enfant, mais qu'elle en sera beaucoup plus pauvre; et nous ne pourrons jamais lui faire comprendre ce qu'il y a de faux dans son raisonnement. Aussi la flattons-nous d'une espérance tout autre. Ce que nous lui disons et ce qu'elle comprend tout de suite, c'est que le plaisir suprême des riches appartient aux plus misérables: l'amour pour lequel on entasse les fortunes et qui les fait écrouler ne se perfectionne pas en montant. Dès qu'une ouvrière sait être une amante, elle peut se dire qu'elle ignore toutes les joies de la vie, excepté la plus intense—car celle-là, elle l'embrasse, et la tient!

—Certes oui.

—C'est pourquoi notre ambition est satisfaite quand nous savons qu'après avoir lu telle de nos brochures, le soir, en quittant l'atelier, la modiste ou la ravaudeuse passe dans la chambre voisine et entre dans la vie grâce à nous. Car désormais nous savons que ses heures de travail seront pleines d'un souvenir et allégées par un espoir. Nous savons que sa journée ne sera pas tout entière sous le poids d'une tâche sans récompense; que son lit paraîtra moins rude et sa chambre moins froide en hiver si elle referme ses jambes nues sur un être qu'elle chérit. Puisse-t-elle en venir à ce dernier point dès que la nature l'y invite; mais quelle que soit la volupté qui la tente et qu'elle choisisse, nous nous estimons heureux si elle l'apprend à notre école, car il faut que les classes aisées partagent avec les plus pauvres non seulement leur trop grande fortune, mais le secret trop bien gardé de leurs mystérieux plaisirs où la foule réclame sa part.

—Je voudrais bien savoir, répéta Pausole, quel est votre second moyen...

—Je me résume, dit M. Lebirbe. En combattant la licence des intérieurs, en répandant le discrédit sur les pavillons clandestins et sur les vieillards abjects qui ne dénigrent la nudité que pour la retrouver moins fade entre le corset et les bas noirs, nous faisons effort passionnément dans le sens du nu antique et pur, nous favorisons la vie au grand jour, la franchise des mœurs, l'exemple et l'enseignement direct de l'étreinte, en un mot l'expansion de la volupté publique sur le territoire de Tryphême.

—Rien ne saurait m'être plus agréable, dit Pausole, mais vos moyens?

—Nos moyens? Nous en connaissons deux. Le premier, je vous l'ai dit, Sire, c'est la propagande. Le second, ce serait une sanction.

—Une sanction? s'exclama Pausole.

—Une sanction pénale. Notre énergie se heurte contre des opposants irréductibles. Nous avons pour nous la jeunesse et le peuple; mais nous ne pouvons rien, ou presque rien, contre une certaine caste qui exerce une autorité morale incontestable et nous résiste pied à pied. C'est contre elle que je vous demande des armes, Sire, contre elle et pour vous, pour la victoire immédiate de vos plus chères idées. Et d'abord, laissez-moi vous parler d'une loi que nous attendons avec fièvre et que vous pourriez signer ce soir: la loi de la nudité obligatoire pour la jeunesse.

—Ah! mais non! déclara Pausole. Mon cher monsieur, Tryphême n'est pas le monde renversé; c'est un monde meilleur, je l'espère du moins, mais je n'ai pas épargné tant de liens à mon peuple pour le faire souffrir avec d'autres chaînes. Imposer le nu sur la voie publique! Mais voyons, monsieur Lebirbe, ce serait aussi ridicule que de l'interdire!

Puis, scandant ses premiers mots avec des coups de poing abaissés dans le vide, Pausole articula lentement:

—Monsieur, l'homme demande qu'on lui fiche la paix! Chacun est maître de soi-même, de ses opinions, de sa tenue et de ses actes, dans la limite de l'inoffensif. Les citoyens de l'Europe sont las de sentir à toute heure sur leur épaule la main d'une autorité qui se rend insupportable à force d'être toujours présente. Ils tolèrent encore que la loi leur parle au nom de l'intérêt public, mais lorsqu'elle entend prendre la défense de l'individu malgré lui et contre lui, lorsqu'elle régente sa vie intime, son mariage, son divorce, ses volontés dernières, ses lectures, ses spectacles, ses jeux et son costume, l'individu a le droit de demander à la loi pourquoi elle entre chez lui sans que personne l'ait invitée.

—Sire...

—Jamais je ne mettrai mes sujets dans le cas de me faire un tel reproche. Je leur donne des conseils, c'est mon devoir. Certains ne les suivent pas, c'est leur droit. Et tant que l'un d'eux n'avance pas la main pour dérober une bourse ou donner une nasarde, je n'ai pas à intervenir dans la vie d'un citoyen libre. Votre œuvre est bonne, monsieur Lebirbe; faites qu'elle se répande et s'impose, mais n'attendez pas de moi que je vous prête des gendarmes pour jeter dans les fers ceux qui ne pensent pas comme nous.

CHAPITRE VII

OÙ L'ON FAIT DES RÉCITS DE VOYAGE SUR UN PAYS BIEN SINGULIER.

«Je vous diray quelques Sonnets et croy que vous ne doutez du sujet.

—Non, respondirent ces Bergeres, ils seront de l'Amour.»

Remy Belleau.

À cet instant, une petite voix joyeuse et presque émue osa crier du fond de la pièce:

—Maman! maman! quel bonheur! monsieur est un poète!

—Un poète, Philis, est-il vrai?

—Un poète! répéta Diane à la Houppe. Oh! dites-nous des vers, voulez-vous?

Giglio s'approcha, s'inclina, et répondit avec déférence:

—Madame, il suffit que vous m'en ayez exprimé le désir pour que je manque à tous mes serments, car je m'étais bien juré de ne jamais dire mes vers moi-même; mais je sais que vous n'ordonnez rien qui ne soit agréable au Roi et je voudrais être sûr de ne pas lui déplaire en troublant son entretien...

—Vous ne troublerez rien du tout, monsieur Djilio; regardez le Roi: il vous écoute.

—Dis-nous tes vers, mon petit, fit Pausole. Cela vient fort à propos rompre ma conférence de politique intérieure, car M. Lebirbe et moi nous commencions à ne plus nous entendre, bien que courtois l'un envers l'autre. Mais choisis un poème court et dont tu te souviennes bien, car les lacunes de la mémoire me font une pénible impression.

—Sire, dit Giglio modestement, j'ai mes œuvres complètes sur moi.

Il porta la main à sa ceinture, y fit sauter le bouton d'une courte poche de cuir qui ressemblait à une cartouchière, et il en tira trois petits volumes du format in-trente-deux jésus.


L'un était édité au Mercure de France, tiré à cent quatre-vingt-trois exemplaires, dont quatre sur satin flamme de punch, huit sur chine gris poussière, neuf sur papier d'emballage tirant vers le caca d'oie, sept sur vieux buvard écrevisse, et le reste sur vergé des Indes. Cela s'appelait le Mannequin d'opale.

L'autre avait été déposé à la librairie Fischbacher. Le portrait de l'auteur, reproduit par le curieux procédé de la photogravure, ornait la page du titre, et le titre était celui-ci: Larmes d'une âme.

Le troisième était publié par un éditeur israélite. Sur la couverture, une jeune veuve très gaie, le voile sur l'oreille, levait sa jupe noire jusqu'à la ceinture, probablement pour montrer qu'elle n'avait pas de pantalon, et le titre était si scabreux que je ferais peut-être bien de le taire.

(Car, après tout, ce roman n'est pas lu que par des dames.)


Giguelillot sembla hésiter, il regarda ses hôtes, le Roi, Philis, Galatée et Diane à la Houppe... Puis il remit à leur place les deux premières plaquettes et ouvrit la troisième à la page 59.

—Quel joli volume! fit Diane à la Houppe. Il s'intitule?...

Oui.

—Charmant.

Oui tout court? demanda Philis.

—Que veux-tu donc de plus? s'écria Galatée.

—Oh! cela dit tout! soupira Diane.

Et, lançant un regard voilé, elle ajouta:

—C'est un mot que vous avez entendu, monsieur?

—Jamais, madame. Il ne s'emploie qu'en poésie.

—Comment dit-on en prose?

—On dit: «Non».

—Cela revient au même?

—Heureusement.

—Alors, c'est une convention?

—Une délicatesse.

—Pourquoi?

—En effet, madame, vous ne pouvez pas savoir... Une très vieille coutume, chez les peuples chrétiens, veut qu'un homme ne puisse rencontrer une dame sans être obligé de lui offrir un appartement meublé, avec des fleurs, de la poudre, des épingles à cheveux et des émotions. La dame répond toujours: «Non.» Si le monsieur se retire, elle comprend qu'il a été très poli. S'il insiste, elle réprime son trouble. Et s'il déclare qu'il en va mourir, elle fait tout ce qu'il faut pour lui sauver la vie. Voilà, madame, ce que veut dire un «non».

—Je ne dirai jamais ce mot-là, sourit malicieusement Philis.

Mais Pausole battait de la main le bras de son fauteuil évasé.

—Lis donc tes vers, mon petit. Il ne faut jamais répondre aux dames. Un homme pose des questions d'élève; il interroge sur ce qu'il ignore. Mais une femme pose des questions de maître et seulement sur les pages qu'elle connaît à fond.

—Alors, monsieur, fit Galatée, qu'est-ce que la pudeur, dites-moi?

—À propos de quoi cette... question d'élève? dit en riant la petite Philis.

—M. Djilio semble croire que les femmes disent: «Non» par discrétion d'abord, puis par miséricorde, si ce n'est par entraînement. Je lui demande ce qu'il sait de notre pudeur et j'espère qu'il me répondra.

—«Pudeur», mademoiselle (nous sommes en classe, n'est-ce pas?), «pudeur» est un mot latin qui signifie «honte». C'est le sentiment particulier qu'éprouve une dame lorsque, ayant reconnu par un impartial examen la valeur exacte de ses formes, il lui faut révéler à d'autres ce qu'elle aimerait mieux déplorer toute seule. Et rien n'est plus naturel.

Philis et Galatée se consultèrent du regard; mais tandis que l'aînée restait immobile, la cadette sortit en silence, piquée d'honneur, et sensible au défi.

Pausole tendait la main du côté de son page.

—Gilles, montre-moi ton livre, dit-il. Qu'est-ce que je vois donc sur la couverture?

Et comme le page lui remettait le volume:

—Oh! que c'est vilain! fit le Roi. Peux-tu publier des vers sous une pareille estampille? M. Lebirbe me disait à l'instant que ces sortes d'excitations s'adressaient à quelques vieillards dont nous haïssons tous deux l'hypocrisie et la sottise.

—À Tryphême, répondit Giglio, il en est peut-être ainsi. Mais en France, où les vieillards dirigent les mœurs et font les lois, elles s'adressent au peuple entier. Le retroussé est le costume national des Françaises. On le produit partout, dans les bals publics, au café-concert, au théâtre, à l'Élysée et même dans le monde. Au milieu des caricatures étrangères, le retroussé désigne la France entre le lion anglais et l'aigle d'Allemagne. Si j'ai fait graver sur mon livre une dame entièrement vêtue de noir excepté vers le haut des jambes, c'était pour qu'on vît tout de suite que je parlais des Parisiennes.

—Quelle singulière mode! fit Diane rêveuse. Pourquoi plaire aux vieillards et non aux jeunes gens?

—Les Parisiennes veulent plaire à tout le monde, et elles ont un respect très particulier pour les vieux messieurs... Il s'exprime différemment selon la femme et selon l'heure du jour...

—Oh! dites-nous! C'est si curieux, ces mœurs des pays sauvages...

—Dans les classes inférieures, la femme exprime sa déférence envers l'homme âgé en levant le pied à la hauteur de son œil. Ce geste est généralement accompagné d'une exclamation ironique ou injurieuse; mais le septuagénaire est enchanté. Si la scène se passe dans un bal public, la police et la tradition veulent que la femme montre en même temps des dessous multiples, beaucoup de fausses dentelles et de madapolams sales. L'habitué du Moulin-Rouge ou du Casino de Paris n'aime que l'élégance de la cuisse, et il distingue assez mal le linon de la cotonnade: plus il y a de linge, plus il est content. Si, au contraire, nous sommes au cabaret, ou dans la rue le soir, ou dans les familles simples, il ne faut porter de linge nulle part pour ravir le septuagénaire par ce salut de bas en haut. Les ethnologues constatent, sans les expliquer, ces contradictions du goût français.

—Vous avez vécu dans ce pays-là?

—J'y suis né, madame.

—Oh! pardon. Je vous croyais Italien. Vous disiez?... continuez donc... cela me passionne.

—Dans les milieux bourgeois, le geste est différent. Sur un trottoir, par exemple, une dame se sent suivie par un membre de la Chambre Haute pour qui elle ne peut avoir qu'une vénération toute filiale; elle la lui témoigne par une manœuvre assez difficile à réussir et qui consiste à tirer la jupe et à la relever de façon à mouler les formes en arrière, tout en dévoilant le mollet gauche. Ce n'est pas intéressant du tout, mais le septuagénaire est enchanté.

—Je ne comprends pas...

—Moi non plus... Dans les classes dites supérieures, le retroussé est plus en faveur du côté du décolletage. Voici comment on l'obtient: le vieillard étant debout et la jeune femme assise, celle-ci se penche en serrant les bras et en bombant les épaules; la posture est disgracieuse, mais le corsage flotte, s'élargit; l'œil du vieux monsieur s'y darde, et quand le sein de la dame est assez complaisant pour laisser voir la forme, la nuance et les curiosités de sa pointe, le septuagénaire ne se sent pas de joie.

—Mais que pensent les jeunes gens de tout cela?

—Les jeunes gens? la plupart pensent comme leurs grands-pères... Ils obtiennent des retroussés plus complets, voilà tout... Les autres n'osent pas protester...

—Et les dames?

—Oh!...les dames en ont tellement l'habitude! Et puis c'est la mode: on ne peut rien contre elle... Tout à l'heure, j'entendais M. Lebirbe dire au Roi que, sur son théâtre, les amoureuses se mettaient nues avant de chanter: «Extase! Ivresse!» Mais à Paris, monsieur Lebirbe, personne n'y comprendrait rien. L'uniforme des courtisanes, c'est le corset noir et les bas noirs avec ou sans pantalon; autrefois, cela se gardait même au lit, disent les bons auteurs; maintenant cela ne se porte plus qu'à la chambre, et voilà un point de gagné, mais le public des petits théâtres le sait-il? Pour lui, toutes les femmes nues représentent la même personne, la seule qu'il ait jamais vue dans les journaux illustrés: c'est la Vérité sur M. Dreyfus. Si on le faisait venir en scène, il y aurait des manifestations.

—Ha! ha! dit Pausole, tu exagères un peu.

—Je crois même qu'il invente, fit Diane inquiète. Des mœurs pareilles ne peuvent exister nulle part.

—Plût à Dieu! soupira M. Lebirbe. Mais elles ont pénétré jusqu'ici, madame, et cachent leur insanité dans le secret de nos intérieurs.

—À Tryphême?

—À Tryphême!

—Pas chez vous, du moins, fit Diane avec un sourire.

Philis rentrait sans autres voiles que ceux dont la nature elle-même commençait à la fournir. Derrière elle un domestique en livrée noisette apportait des citronnades avec des sorbets à la mandarine.

Elle s'assit auprès de sa sœur dans une causeuse à deux places, et Giglio eut des distractions.

Galatée vérifiait de la main l'ordonnance de sa coiffure.

Philis du bout du doigt estompait sur sa hanche un peu de poudre superflue.

—Eh bien! s'écria Pausole, voyons, finissons-en, mon petit! Lis-nous tes vers; tout le monde t'écoute. Mais choisis-les plus convenables que la couverture de tes œuvres. Tu parles devant deux jeunes filles.

—Oh! Sire, nous pouvons tout entendre, maman le permet, dit Philis.

Et Mme Lebirbe sortit de son silence pour émettre cet aphorisme qu'elle avait lu certainement quelque part:

—Quand les jeunes filles comprennent... on ne leur apprend pas grand'chose... Et quand elles ne comprennent pas... on ne leur apprend rien du tout.

Mais, comme Giglio rouvrait son livre, le dernier coup de minuit sonna...

Taxis, toujours ponctuel, se fit annoncer.

CHAPITRE VIII

COMMENT TAXIS PRÉTENDIT SUIVRE L'EXEMPLE DE LA BELLE THIERRETTE.

Tout ce qui met les hommes dans une dépendance les uns des autres par rapport à leurs plaisirs contribue infiniment à donner à leurs mœurs une impression de tendresse et d'humanité, si nécessaire au bonheur de la société en général; aussi a-t-on remarqué que les hommes disgraciés de la nature sont de tous les mortels les plus insociables.

Freron.—1776.

Le huguenot, d'un air à la fois obséquieux et vain, les yeux fermés et la bouche ouverte, salua.

Aussitôt, Diane à la Houppe s'assit de côté sur sa chaise en affectant de lui tourner le dos. Le bras droit sur le dossier elle éleva mollement sa main gauche vers le page et lui dit:

—Pourquoi ne lisez-vous pas?

—Madame, répondit Giglio, tous mes vers peuvent être mis entre les mains des jeunes filles, car ils parlent précisément de ce qui les intéresse le plus. Mais ils ne sont pas écrits pour M. Taxis, et, tant que M. Taxis sera là, je vous demande la permission de ne pas lui donner prétexte à scandale.

—Malheur à celui par qui le scandale arrive! dit Taxis lugubrement. Mais il faut que le scandale arrive! Mais il faut que le scandale arrive!

—Qui est ce monsieur? murmura Philis.

—Il est mal tenu, dit Galatée.

—Tu as vu ses mains?

—Ah! et son cou!

—Ses dents!

—Sa barbe!

—Et sa cravate! Oh! sa cravate!

—Comme il serait vilain tout nu! Il fait très bien de s'habiller.

En même temps, Taxis s'approchait du Roi:

—Sire, dit-il à voix haute, j'ai l'honneur de vous demander un entretien particulier. Il y va des intérêts les plus graves. J'ose vous rappeler qu'à partir de minuit Votre Majesté daigne m'honorer de sa confiance et j'insiste pour être entendu.

—Nous nous retirons, fit M. Lebirbe.

—Non, fit Pausole. Restez...

—Dès lors, je dois me taire, dit Taxis.

—Ah! quel ennui! répéta le Roi, quel ennui! Ne pouvez-vous prendre vos résolutions tout seul sans venir me troubler à pareille heure?

—Votre Majesté me donne carte blanche?

—Bien entendu.

—Il suffit.

Et, se dirigeant vers le page:

—Je vous arrête, monsieur!

—Ciel! s'écria Mme Lebirbe.

—Un instant! dit Pausole. Vous êtes fou, mon ami; je serai obligé de vous destituer si vous vous comportez de cette façon grossière vis-à-vis de mon meilleur page, chez le plus digne de mes sujets. Madame, je vous prie d'oublier une scène déplorable et dont j'ai l'esprit soulevé! Taxis est un fonctionnaire laborieux, parfois utile, mais d'un zèle excessif et d'un jugement troublé par je ne sais quel moralisme extravagant et chinois. Il s'excuse auprès de vous des paroles qu'il vient de prononcer ici.

Toutefois M. et Mme Lebirbe, affolés par cet esclandre, insistèrent pour que le Roi terminât le conflit hors de leurs présences et ils se retirèrent en emmenant leurs filles.

Dès qu'ils eurent fermé la porte:

—Mes amis, dit Pausole, je suis las de vous séparer et de donner raison à l'un ou à l'autre. Arrangez votre querelle entre vous et faites surtout qu'elle soit brève.

Puis il traversa le salon et vint affectueusement s'asseoir auprès de Diane à la Houppe.

Giglio, les bras croisés derrière le dos, se réservait.

Taxis, demeurant à distance, décocha cette vibrante apostrophe:

—Ah ça! monsieur, c'est donc un principe? Vous vous êtes donné pour tache de désigner chaque jour une malheureuse fille, servante ou paysanne, et de la faire outrager par une cohue, ivre de stupre et de luxure?

—Outrager? dit doucement Giguelillot.

—Hier, vous ligottiez sur sa couche une camérière du Roi pour la livrer aux atteintes de douze polissons coup sur coup! Et ce soir c'est une fille de ferme que vous jetez dans les bois avec quarante satyres?

—Quarante hommes choisis par vous, monsieur Taxis! Quarante anachorètes triés sur le volet! Et voilà ce qu'ils deviennent dès qu'on leur confie une femme? Ah! que la chair est faible! que la chair est donc faible!

—Le spectacle qu'il m'a fallu contempler ne sortira pas de ma mémoire. Jamais, peut-être, pareille orgie ne s'était déroulée à la face du ciel depuis les tristes âges du paganisme, et, si je n'avais été prévenu, je me serais cru transporté par un songe diabolique dans les sentines de Suburre, dans les lupanars de Capoue! La misérable fille était écarquillée des quatre membres dans la position la plus critique au milieu de cinq ou six reîtres qui la souillaient je ne sais comment, mais tous à la fois, et le reste de la bande chantait une chanson de l'enfer en dansant une ronde autour de la victime.

—Et la victime faisait des difficultés?

—Non, elle était stoïque! Ulcérée, je n'en doute pas, ulcérée intérieurement des violences qu'elle subissait, et plus encore du scandale dont ses regards étaient témoins, elle n'en laissait rien paraître. Sa vaillance était bien d'une martyre. Sous l'outrage, elle tendait l'autre joue, elle demandait sans cesse de nouvelles tortures. Avait-elle des péchés à expier? Je l'ignore; mais dans les convulsions de l'agonie, la sublime enfant se réjouissait. Elle-même me l'a fièrement crié!

—Vous le voyez, dit Giguelillot, les dames ne trouvent jamais qu'elles sont trop entourées.

Ici Diane à la Houppe soupira longuement.

Mais Taxis trépignait de colère et agitait des doigts frénétiques.

—Riez! dit-il. Divertissez-vous! Votre rire est sinistre, jeune homme! Vous êtes malfaisant et lascif. Vous avez l'âme d'un Borgia! d'un Richelieu! d'un Héliogabale!...

Giguelillot fit un pas et interrompit:

—Monsieur, j'ai pour Héliogabale une admiration sans bornes et je suis ravi de lui ressembler à vos yeux...

—Ah!...

—... Mais vous faites vos comparaisons historiques sur un ton qui ne me plaît en aucune façon...

—Monsieur...

—Et puisque le Roi nous autorise à régler notre querelle entre nous...

—Toutefois...

—... J'exige que vous m'articuliez des excuses...

—Jamais!

—... Ou que vous fixiez avec moi, sans intermédiaire ni délai, les conditions d'une...

—Jamais non plus!

Taxis, d'un naturel bouillonnant mais craintif, reculait d'un pas à chaque mot. Il se buta contre la porte, l'ouvrit, voulut disparaître...

Giguelillot le suivait et le retint par le bras.


Dans la pièce où ils pénétrèrent ensemble, Philis et Galatée, près de leurs dignes parents, attendaient l'issue d'une conférence dont les éclats singuliers les frappaient douloureusement.

—Madame, dit le page avec calme et respect, je ne devrais certainement pas terminer en votre présence une discussion particulière, mais vous l'avez vue naître bien malgré moi et, si vous daigniez y consentir, je vous présenterais mon accusateur, M. le Grand-Eunuque, à qui je demande réparation.

Puis, se tournant vers Taxis qui était devenu livide:

—Monsieur, poursuivit-il, je vous méprise bien sincèrement; vous êtes sot, ambitieux, servile, vous n'avez ni tact ni courage...

—M'insulteriez-vous?

—Je ne crois pas.

—Je prends acte de cette déclaration.

—Nous disions donc, reprit Giglio en souriant, que vous manquiez à la fois de courage et de dignité. Néanmoins, je suis prêt à vous accorder l'honneur d'une rencontre...

—Mais je ne le demande pas!

—Je vous l'offre.

—Je le décline.

—Vous refusez de vous battre?

—Monsieur, l'Éternel a écrit en lettres de flamme sur le sommet du Sinaï, ce commandement: «Tu ne tueras point.» Christ l'a répété. Paul l'a enseigné aux Gentils. Et vous attendez de moi que je touche une arme de meurtre! Non, monsieur! c'est mal me connaître. Je veux suivre le noble exemple qui m'a été donné ce soir dans le petit bois d'oliviers. Moi aussi, sous l'outrage, je tends l'autre joue! Moi aussi je veux boire l'opprobre jusqu'à la lie! Moi aussi je m'écarquille sur la claie des afflictions! Je vous fais des excuses, monsieur! Je vous fais des excuses publiques! Je sortirai victorieux de la lutte avec mon orgueil. Voyez: je courbe la tête, et je sens mon cœur réconforté.

CHAPITRE IX

COMMENT GIGUELILLOT COMPRENAIT LES DEVOIRS DE L'HOSPITALITÉ ANTIQUE.

Il est d'usage que les jeunes filles permettent les attouchements jusqu'à un certain point; mais la décence des mœurs actuelles ne me permet pas de vous dire lequel.

Fischer. Ueber die Probenächte... etc.—1780.

Diane à la Houppe et le Roi, guidés par leurs hôtes, gagnèrent les appartements qui attendaient depuis tant d'années l'honneur d'une visite souveraine.

Taxis avait peut-être l'intention de séparer les deux époux; mais le trouble qu'il ressentit à la suite de sa dispute fit qu'il en oublia jusqu'aux règles fondamentales de sa politique courante.

Le sort déjouait ainsi les calculs du petit page qui en resta tout surpris. Ce fut pis encore lorsque en entrant avec Pausole dans la chambre où elle allait vivre sa troisième nuit conjugale, Diane jeta vers son mari des regards de pardon et de renaissant amour.

Alors Giguelillot se sentit mordu par le petit serpent d'une petite jalousie. Cette femme qu'on lui enlevait (car on la lui enlevait) acquit à ses yeux aussitôt des séductions fascinatrices. Inquiet de lui-même, soucieux d'enterrer son souvenir sous une bonne réalité, il se résolut à faire diversion.

En jeune homme pratique et déterminé, il avait ses armes sur lui.

L'étui où il enfermait ses plaquettes était un nécessaire complet pour aventures et habitudes, une triple trousse indispensable divisée en trois poches d'inégale importance.

La première contenait:

Un tire-bouton;

Six lacets de corset;

Des sels;

Un poison inoffensif;

De la poudre blanche, de la poudre Rachel, de la poudre rose (en petites boîtes de poche);

Trois bâtons de rouge tout neufs;

Des épingles noires, blanches et à tête ronde.

Des épingles à cheveux de différentes formes;

Des épingles doubles;

Un petit peigne à fermoir;

Une glace à main;

Plusieurs produits pharmaceutiques;

Enfin divers objets curieux, sinon véritablement usuels.


La deuxième renfermait les trois volumes de vers où Giguelillot avait fait entrer sous forme de dédicaces, de titres ou d'acrostiches quatre cents prénoms féminins ou noms d'animaux diminutifs rangés par ordre alphabétique afin que la recherche en fût plus facile au milieu des émotions.

—Lisez! lisez!... cette élégie... à Miquette***... c'était vous, Miquette! Je vous aimais comme un fou! Et vous ne le saviez pas!

Le dernier compartiment était le plus précieux des trois.

Giguelillot y conservait une collection de trente billets, déclarations simples ou déclarations demandant rendez vous. Ces billets répondaient par leur variété à tous les caractères, et par leur provision à toutes les urgences: on n'a jamais ce qu'il faut pour écrire dans ces cas-là. Il y en avait de tendres, de respectueux, d'enflammés, de littéraires, de timides, de fort inconvenants, de désespérés et de pratiques. Certains disaient: «Ne m'abandonnez pas!» D'autres: «Eh bien! oui je vous aime!» D'autres encore: «Faites trois courses avant de venir pour avoir un emploi du temps.» Certains étaient presque illisibles tant l'encre y nageait dans les gouttes de larmes.

Sitôt que l'un d'eux avait passé de sa case dans une main, toujours curieuse et tremblante même en cas de refus arrêté, Giguelillot le recopiait de mémoire pour une occasion future et la collection n'y perdait rien. Des enveloppes de couleurs diverses, rangées dans un ordre connu, rappelaient aisément le sujet de la lettre sans qu'il fût besoin de l'ouvrir pour en vérifier le choix ni les termes soigneusement vagues.

Dans ce précieux nécessaire, Giguelillot prit à l'écart le troisième et le quatrième billet bleu, qui, avec des nuances développaient ce thème: «Je vous adore. J'aurai la folie de venir cette nuit jusqu'à votre chambre. Ouvrez-moi, ne fût-ce que pour me renvoyer!»

Et, avant de quitter ses hôtes, il put glisser aux mains de leurs filles, secrètement, l'un et l'autre pli, afin d'avoir deux chances contre une d'oublier Diane à la Houppe.

Il monta dans sa chambre, défit ses bagages, en tira des objets de toilette et s'occupa longuement de son joli physique par un sentiment de politesse bien plutôt que de suffisance, car il n'était à vrai dire ni vaniteux ni modeste lorsqu'il parlait avec lui-même et prenait aussi peu de plaisir à s'adresser des compliments qu'à se dire des choses désagréables.

Si les dames avaient eu quelques bontés pour lui, ce n'était point, pensait-il, par l'effet d'un charme, mais parce qu'il les avait beaucoup entreprises, et, pour peu que l'on ait su rendre les circonstances favorables, deux sexes faits pour s'unir oublient vite les mauvaises raisons qu'ils croyaient avoir trouvées de ne pas se rendre leurs devoirs.

En une heure, les derniers bruits s'éteignirent aux derniers étages; Giguelillot, ouvrant avec précaution la serrure de sa porte épaisse, se glissa dans le long corridor, monta silencieusement un escalier de marbre...


Philis vraiment n'avait pas assez d'expérience pour jouer les rôles d'amoureuse: elle l'attendait sur la dernière marche.

—Chut! dit-elle. Oh! que je suis contente! Venez vite!

Ils entrèrent. Elle se retourna vers lui:

—Vous êtes amoureux de moi? Comment cela se fait-il?

Giglio n'eut pas le courage de jouer son rôle ordinaire, d'ailleurs parfaitement inutile cette fois. Il prit sous les bras la petite Philis, rouge et riante de plaisir, il lui mit un baiser dans l'œil et un autre au coin de la bouche, mais vivement et en camarade.

—Vous êtes très gentille, lui dit-il.

—C'est vrai?

—Mais oui.

—Qu'est-ce que j'ai de gentil?

—Vous ne le savez pas?

—On ne m'a jamais dit...

—Eh bien, ceci, et ceci encore; et cela, ceci, tout vous!

Elle se remit à rire, puis pensivement:

—Mais les autres jeunes filles sont mieux que moi.

—Vous vous trompez bien.

—Malheureusement non. J'ai une cousine qui vient déjeuner ici tous les dimanches et, quand elle ôte sa robe dans ma chambre pour aller à table, j'ai envie de la battre tant elle est plus belle que moi. C'est vilain, ce sentiment-là, n'est-ce pas?

—Oui, vous êtes d'une modestie ridicule, fit Giglio avec tendresse. Comment vous croyez-vous donc faite?

—Moi? comme une allumette-bougie...

—Parce que vous avez la tête rose et le corps blanc?

—Surtout parce que je suis maigre. Vous ne direz pas non.

—Je dirai non tout de suite! Vous, une maigre? Vous êtes mince comme il faut être. Les jeunes filles de quinze ans qui ressemblent à des poussahs trouvent quelquefois des maris parce que leur double surface donne l'illusion de la bigamie; mais des amants, c'est une autre affaire: elles sont trop difficiles à enlever.

Philis, qui avait le rire facile, fit une vocalise, puis demanda très sérieusement:

—Vous avez enlevé des jeunes filles, déjà?

—Tout un pensionnat.

La petite le regardait avec admiration:

—Racontez-moi, dites?

—Impossible, c'est un grand secret.

—Alors, sans les noms?... Où cela se passait-il?

—En France. Je ne peux pas en dire plus...

—C'étaient des grandes ou des petites, dans cette pension-là?

—Des deux.

—Combien en tout?

Giguelillot chercha un chiffre extraordinaire et admissible:

—Trente et une, répondit-il.

—Aucune ne vous a boudé?... Oh! je comprends ça, par exemple! Vous êtes si joli garçon... Je vous ai dit oui comme elles, vous voyez... Et encore, elles savaient peut-être ce qu'elles faisaient en vous suivant, tandis que moi je ne sais pas du tout. Ou presque pas.

—Vraiment?

—Ma sœur ne veut jamais me répondre quand je lui demande des renseignements. Tout ce que j'ai appris, c'est par ma cousine. Mais elle ne m'a pas dit ce qu'il y a de plus important, j'en suis sûre.

—Qu'est-ce qu'elle vous a dit?

Philis hésita en souriant.

—Vous allez vous moquer de moi si je vous le répète.

—Certainement non.

—J'ai retenu tout de travers, je m'en doute. Et puis je ne sais pas tous les mots... Enfin, tant pis, vous me reprendrez; voilà.

Et, comptant sur ses doigts pour ne rien oublier, Philis énuméra ses petites connaissances, d'une voix basse, lente et circonspecte, levant parfois un œil alarmé, comme une élève incertaine qui redoute le fatal zéro.

Giguelillot l'écoutait avec une estime croissante. Dès qu'elle eut achevé de parler, il lui dit en joignant les mains:

—Mais pardon, mademoiselle Philis, qu'est-ce que vous croyez ignorer?

—Ce qui est mal, dit-elle simplement.

Elle s'expliqua:

—Il paraît que c'est très honteux de recevoir un jeune homme dans sa chambre... On fait donc le mal avec lui?

—Mais non, mais non, fit Giguelillot.

—Si. Papa nous le défend. Il ne reçoit jamais de jeunes gens, et quand on lui demande pourquoi, il répond qu'il a des filles. Tout ce que je viens de vous dire, évidemment, ce sont des façons de jouer qui ne font de mal à personne; alors ce n'est pas cela qu'on défend.

—Bien entendu... Et je suis sûr que M. Lebirbe vous protège contre «certains» jeunes gens; ceux qui ne savent pas jouer, vous me comprenez bien. Mais s'il apprenait que vous jouez avec moi...

—Vous? Mais vous surtout, grand Dieu! Ce soir je ne sais pas ce que vous lui avez dit, il vous craignait comme le diable, et il avait fait coucher une bonne sur un matelas dans le corridor, entre la porte de ma sœur et la mienne. Vous savez que ma sœur dort là-bas tout au fond? Elle a horreur des domestiques, Galatée, et elle n'aime pas être surveillée. Elle a donné de l'argent à la bonne en la priant d'aller coucher dans les communs comme d'habitude. Quelle chance, dites? sans cela je n'aurais pas pu vous voir.

Cette confidence intéressa vivement Giglio. On avait dit oui des deux côtés. Il regarda la petite Philis et sentit un scrupule devant elle. Il pensa qu'attendu par l'aînée, résolu à la connaître, il n'avait guère le droit de conduire la plus jeune à d'irréparables imprudences, et qu'il valait mieux aborder la plus responsable des deux.

Discret, il se borna donc à donner les éclaircissements que lui demanda la petite Philis sur un certain sujet dont elle était curieuse. Il lui donna aussi des conseils, des méthodes de rêverie et des leçons faciles, mais il ne lui suggéra rien dont elle ne sût les éléments.

Il fut même si réservé qu'au moment où elle le pria de tenter avec elle une fatale expérience, il répondit qu'au sein d'une maladie grave il avait formé le vœu de ne jamais accomplir quoi que ce fût d'approchant, et que d'ailleurs, selon l'avis général, ces violences n'amenaient que déception.

Deux heures après il se retira, feignit de descendre l'escalier, mais revint bientôt à pas sourds et frappa deux légers coups sur la porte de Galatée.

La jeune fille ouvrit elle-même en robe de chambre très boutonnée. Elle referma soigneusement la porte, s'y appuya des épaules et dit du ton le plus froid:

—Monsieur, je sais tout ce que vous avez fait ce soir dans une chambre de l'hôtel du Coq...

—Comment? s'écria Giguelillot stupéfait.

—Et je suis décidée à ne pas le taire si vous m'approchez sans ma permission. Maintenant écoutez bien. J'ai à vous parler.

CHAPITRE X

OÙ GIGUELILLOT REÇOIT DE Mlle LEBIRBE UNE PROPOSITION QUI LUI SOURIT TOUT DE SUITE.

Ἐγὼ δὲ μόνα καθεύδω.

ΣΑΠΦ.

—Vous me menacez? dit Giguelillot.

—Je vous avertis.

—Et que s'est-il passé, selon vos renseignements, dans cette pièce de l'hôtel du Coq où l'on prétend que je suis entré?

Galatée prit dans un tiroir une jumelle d'officier à long tube.

—Je m'ennuie, dit-elle. Je passe toutes mes journées dans ma chambre et ne sachant à quoi penser, je rêve. En payant ma maîtresse d'anglais, j'ai réussi à me procurer quelques romans défendus; je les aime beaucoup; mais je les sais par cœur, je les ai vécus vingt fois toute seule. Je sais tout ce qu'André Sperelli dit sur la bouche d'Hélène, tout ce qu'Henri de Marsay répond à Madame de Maufrigneuse, et M. de Maupassant m'a tant de fois étreinte que j'ai envie de le renvoyer. Alors, je me mets à ma fenêtre et par la fente des jalousies je regarde avec cette jumelle ce qu'on fait à l'hôtel du Coq.

—Ah! Ah!

—Oui. On y fait beaucoup de choses et personne ne croit être vu, mais cela aussi est monotone. J'avais quinze ans quand j'ai commencé à regarder chaque soir ce spectacle changeant. Aujourd'hui, j'en ai vingt-trois. Pendant les deux premières nuits, je me suis rapidement instruite. Pendant les huit années suivantes, je n'ai rien découvert que je n'eusse déjà vu, ou facilement imaginé. Pourtant, ces gens paraissent heureux; plus heureux que je ne suis, croyez-moi.

—Ah? dit Giguelillot sur un autre ton.

—Depuis des mois je n'avais rien vu d'aussi intéressant que ce qui s'est passé dans les trois derniers jours derrière les fenêtres de la grande chambre. Ces petites étaient délicieuses. J'ai prétexté une migraine et je suis restée sans cesse accoudée ici, à suivre leurs moindres mouvements. Je me relevais la nuit pour voir si elles n'avaient pas rallumé leurs flambeaux, et une fois ainsi, de trois à quatre heures du matin, j'ai surpris un de leurs réveils. Quand je me suis recouchée moi-même, je ne me suis pas rendormie...

Elle se passa la main sur le front.

—Je vous en ai beaucoup voulu de troubler leurs secrets et de les faire partir. Mais votre déguisement, le leur, et le soin que vous avez pris de jeter leurs vêtements par la fenêtre prouvent qu'elles étaient en faute et que vous êtes leur complice.

—C'est exact.

—Vous l'avouez?

—Tout de suite; je n'hésite pas.

—Vous ne me craignez donc guère?

—En effet.

—Et pourquoi?

—D'abord, parce que vous avez l'âme beaucoup moins vilaine que vous ne le croyez. Ensuite, parce que, moi aussi, je suis armé. Ah! Ah! Brrr!... J'ai la foudre à la main!

—Voulez-vous me la montrer?

—Voici: M. Lebirbe, votre vénérable père, mademoiselle, avait étendu en travers de votre seuil une jeune esclave sans défense, afin, sans doute, que s'il se présentait un féroce séducteur, la pauvre fille lui servît de proie et s'offrît en sacrifice pour vous conserver l'Honneur.

—Ce n'était pas précisément son but, mais comment le savez-vous?

—Mystère et roman-feuilleton.

—Continuez.

—Vous avez mis de l'or dans la main de cette enfant...

—Cela, c'est raide! Elle vous l'a dit?

—... Et vous l'avez priée d'aller retrouver dans les communs le valet de chambre ou l'aide-cuisinier qu'elle préfère, au lieu de passer une triste nuit sans autre raison que d'obéir à son maître.

—Et après?

—Après? Mais comme une jeune fille ne renvoie d'ordinaire son gardien qu'au moment où elle aurait le plus de motifs d'être sévèrement observée, comme ma présence chez vous, à la suite de cette manœuvre, prouve immédiatement notre entente, vous pouvez vous débattre, crier, m'accuser de tous les crimes, personne ne croira que je ne sois pas ici d'accord avec vous, mademoiselle, si ce n'est sur votre invitation.

—Et vous comptez en abuser?

—De point en point.

—Vous n'êtes point galant.

—Quelle funeste erreur!

—Ah!... Expliquez-moi, je vous en prie. Vous m'avez donné, ce soir déjà, une définition de la pudeur qui n'est pas dans les dictionnaires. Continuez mon éducation. Dites-moi, maintenant, ce que c'est que la galanterie. Je vous écoute.

—Dans le sens où vous prenez le mot, mademoiselle, la galanterie est un jeu de scène très connu, mais assez fin, qui permet d'insulter impunément les dames en leur témoignant un respect qu'elles ont l'étourderie de demander elles-mêmes. C'est encore un excellent moyen de déguiser sous les dehors les plus aimables le repentir qui saisit la plupart des hommes au moment où ils se trouvent seuls avec l'objet de leurs longs désirs. Comme je suis fort loin d'éprouver ces sentiments indignes de vous, et comme votre beauté ne me laisse pas le loisir de modérer ceux qui m'agitent, je serai très «galant» tout à l'heure, mais dans le sens justement opposé à celui que vous regardez comme bon; car ce mot-là, lui aussi, peut signifier le contraire de ce qu'il semble dire.

—Et si je vous criais que je vous déteste?

—Alors, raison de plus.

—Vraiment!

—Oui. Vous obéir, ce serait m'en aller, c'est-à-dire renoncer à vous, et je perdrais ainsi tout espoir de vous faire changer d'avis. Si je vous force, peut-être me reste-t-il une chance...

—En attendant, vous n'en faites rien!

—Non. Non. Ce que je vous dis là, c'est de la littérature. Je n'ai pas le moindre désir de vous être désagréable.

Il s'assit, prit la jumelle noire et en fit jouer la vis avec une certaine application.


Galatée inquiète et un peu haletante le regardait de loin, cherchait à le pénétrer.

Ne pouvant y réussir, elle prit le volant de sa robe de chambre, l'examina, le tendit, le retourna, regarda la lumière à travers la dentelle...

Le froid aurait duré très longtemps encore si Giguelillot n'avait eu au milieu du silence un accès de gaieté affectueuse et très communicative:

—Nous jouons bien, dit-il.

—Nous?

—Beaucoup de talent!

—Quel enfant vous êtes!

—Passons a la scène suivante, dites, elle est si jolie!

—Qu'en savez-vous?

—Je soupçonne le dénouement.

—Ce n'est pas une comédie.

—C'est une charade! J'ai trouvé! Je vous ai remis un «poulet». Il s'en est suivi un «froid». Et mon tout est la strophe célèbre de Paul Robert:

Si tu veux, faisons un rêve:
Montons sur un poulet froid!
Tu m'emmènes, je t'enlève...

Voulez-vous jouer le troisième vers? Je suis précisément en costume.

Et il fit pirouetter sa toque à l'extrémité de son doigt.

Puis, se levant tout à coup:

—Au fait, pourquoi m'avez-vous laissé entrer?

—Je n'ose plus vous le dire...

—C'était donc bien criminel?

—Non.

—Alors... bien inconvenant?

—Oui.

—Dites-moi cela tout bas?

—Je n'ose.

—Faites-moi les gestes.

—C'est trop compliqué.

—Je vous aiderai.

—Jusqu'au bout?

—Oui.

—Vous le promettez?

—Je vous le promets.

—C'est bien. J'ai confiance en vous.

—Maintenant, laissez-moi deviner.

—Oh! vous ne pourrez jamais. N'essayez même pas!

—C'est au-dessus de mon imagination? vous en êtes sûre?

—Oui.

—Miséricorde! qu'est-ce que cela peut être?


Galatée ne répondit pas.

Pour adopter une contenance sous le regard curieux et souriant de Giguelillot, elle saisit la jumelle à son tour et en caressa les tubes familiers.

Puis, debout dans la fenêtre ouverte, elle mit au point l'instrument sur un petit pavillon qui dépendait de l'hôtel.

—Fi! que c'est laid! dit Giguelillot. Voulez-vous bien ne pas regarder ces choses-là, mademoiselle?

—Serait-ce que... vous voulez ma place? Je vous l'offre.

—Merci, non.

—Vous avez tort. Je m'amuse comme une folle. Pourquoi refusez-vous?

—Ce n'est pas encore de mon âge.

—C'est cependant déjà du mien!

—Je ne dis pas non. Ce genre de distractions a été mis au monde pour la calvitie et la virginité qui ont chacune la même raison de le trouver intéressant. Quant à moi, je vous jure qu'il m'est profondément désagréable.

Galatée reprit son poste d'observation. Puis, avec des impatiences dans la main:

—Mais j'aurais besoin de vous! Venez vite! C'est de la fantasmagorie, ce qui se passe là-bas. Tout à l'heure il y avait un monsieur et deux dames; maintenant je trouve une dame et deux messieurs... Personne n'est entré ni sorti... Expliquez-moi, je vous en conjure.

Au bout d'une demi-minute, Giglio donna cette consultation:

—Un monsieur... avec une dame très bien... qui est laide... suivie d'une seconde dame moins bien... qui est jolie...

—Ah! par exemple!... mais enfin...

Elle allait discuter, quand une rougeur subite lui monta aux joues et elle dit simplement en secouant la tête:

—Oui. Je vois bien que je ne sais pas tout.

Et comme si cette constatation lui donnait l'ardeur nécessaire pour exprimer ce qu'elle voulait dire:

—Eh bien, cela ne peut pas durer! fit-elle. Il faut que je vous parle, et vous allez apprendre pourquoi j'ai besoin de vous. C'est fort inconvenant: ne me regardez donc pas. Et ce sera long peut-être: ne soyez pas distrait.

—Je suis vivement intéressé, au contraire.

—J'ai vingt-trois ans, monsieur. Je ne suis pas mariée. Je mène une vie stupide, comme toutes les jeunes filles.

—Oui... Oui...

—Vous me comprenez. Je vois cela. Mon père a les idées les plus larges sur la vie intime et sur l'éducation...

—Mais naturellement, il ne les applique pas à ses filles?

—Naturellement?

—C'est on ne peut plus humain.

—Vous trouvez, vous? Pour moi, c'est de l'incohérence...

—C'est humain et incohérent; deux fois humain. Nous sommes d'accord,

—Ne m'interrompez plus: sans cela j'oublierai tout ce que j'ai à vous dire avant de...

—Avant de parler franchement?

—Vous êtes insupportable! Je suis sûre que vous allez me condamner et vous ne saurez pas pourquoi j'ai raison.

—Je sais déjà très bien pourquoi vous avez tort...

—Quand je le disais! Vous ne m'entendez pas!

—Je vous entends d'avance, et je veux vous épargner la peine d'achever une conversation qui vous embarrasse beaucoup... Un monsieur que je connais et qui passe pour un esprit fin ne dit jamais que la moitié des phrases parce qu'un interlocuteur avisé en devine le dessein dès les premiers mots et que pendant la conclusion, l'adversaire, n'ayant pas besoin d'écouter, préparerait trop à loisir ses arguments à brûle-pourpoint.

—Alors terminez mon rôle vous-même. Il faut que je sache au moins si vous m'avez comprise.

—Si je vous ai... Mais à votre place je ne penserais pas autrement que vous. Et j'aurais tort. Et c'est ce que je voudrais vous dire en deux mots, qui, bien entendu, ne serviront à rien. Je m'y attends.

—Dites.

—Voici. Vous avez vingt-trois ans, vous êtes belle, vous êtes jeune fille depuis une dizaine d'années, vous avez beaucoup pleuré quand vous avez eu quinze ans, seize, dix-sept et ainsi de suite; vous lisiez des romans très chauds où des personnes de votre âge, parfois même un peu plus jeunes, passaient des nuits échevelées avec des amants plus que parfaits; votre jumelle vous a prouvé que ces romans-là n'étaient pas des fables, et quand vous vous êtes comparée aux personnes qui vous font envie, vous avez reconnu à des signes certains que vous pourriez faire comme elles le bonheur de plusieurs messieurs qui pourraient aussi faire le vôtre.

—Ouf! dit Galatée. J'aime mieux ne pas avoir dit tout cela. Ne me regardez pas ainsi. Vous me gênez beaucoup.

—En lisant ma lettre, continua Giglio, vous n'avez pas cru un instant que je vous aimais, ou plutôt vous avez espéré que je ne vous aimais pas...

—«Espéré» est très bien. C'est tout à fait cela.

—... Et comme vous m'aviez vu à l'œuvre dans mon rôle de costumier, vous avez compté sur moi pour vous aider à sortir en travesti, avec toutes les ressources de mon beau talent. Car si aucun gendarme ne vous retient prisonnière vous ne voudriez pas cependant vous en aller avec éclat. Vous aimez mieux disparaître, faire en sorte que personne ne puisse vous suivre à la piste...

—Et sans savoir ce que je vous demanderais vous m'avez promis tout à l'heure que vous m'aideriez jusqu'au bout. Ne l'oubliez pas, mon ami!


Giglio lui prit la main et lui dit très affectueusement:

—Vous avez tort.

—Non, non.

—Vous ne connaissez pas la vie où vous courez. Là tout se passe comme ailleurs et comme dans les familles: c'est-à-dire que le bonheur est divisé en deux parties: presque tout pour les hommes, presque rien pour les femmes. Cela tient, dit-on, à des événements qui se sont passés autrefois entre une pomme et un serpent. Les femmes sont sur la terre pour être très malheureuses; souvent sans raison aucune; mais quand une cocotte se met à pleurer, je vous réponds qu'elle sait pourquoi.

—Voulez-vous me le dire?

—Parce qu'elle joue avec un amour qui ne cesse de lui échapper. Parce qu'entre vingt hommes qu'elle déteste elle en choisit un qu'elle chérit et que celui-là n'a qu'un désir, c'est de la quitter le plus vite possible. Parce qu'il n'y a pas de comédie plus triste ni plus laborieuse à jouer que celle des sentiments tendres. Parce que...

—Mais au moins elle connaît la vie, cette femme! elle n'est pas une chose inutile, une solitaire malgré elle, une existence sans but, sans joies, sans liberté!

—Pouvez-vous obtenir de monsieur votre père qu'il vous serve une pension et vous permette de vivre sans contrainte aucune comme il le ferait tout de suite si le ciel avait voulu que vous fussiez un fils?

—Il ne voudra jamais.

—La loi de l'homme! toujours la loi de l'homme!

—Ce serait pourtant juste, en effet.

—Devenez un garçon, comme la dame que vous regardiez tout à l'heure, et M. Lebirbe trouvera tout simple que vous rentriez en habit vers dix ou onze heures du matin avec des yeux couleur d'orage et des jambes de convalescent. Même si vous étiez un peu grise, je crois qu'il aurait des indulgences.

—Ah! vous n'êtes pas sérieux.

Et la jeune fille sourit tristement.

Giglio reprit:

—Rien de ce que je vous ai dit sur la vie de plaisir ne vous a convaincue, n'est ce pas?

—Rien.

—Je le pensais bien. À quel âge avez-vous désiré partir pour la première fois?

—Je ne sais pas... Toujours...

—Alors ce n'est pas une boutade? Vous avez réfléchi, vous savez ce que vous voulez et vous êtes sûre de le vouloir?

—Ah! Dieu, oui!

—Ces femmes que vous observiez dans le joli voisinage que votre père vous donne, vous les enviez? Regardez-les encore.

Et pendant qu'elle prenait sa jumelle et la dirigeait vers le lointain, Giguelillot considérait combien il était heureux qu'il n'aimât point cette jeune fille, pour avoir la liberté de lui parler comme il allait le faire.

—Je les envie, dit Galatée.

—Toutes les deux?

—Toutes les deux également. Je voudrais être la bonne de l'hôtel. Je voudrais être la petite mendiante qui dort en ce moment dans les fossés de la route et qu'on étranglera tout à l'heure, mais pas avant de l'avoir saisie.

Giglio s'inclina.

—Je n'ai plus rien à dire, mademoiselle. Et si vous voulez que je vous aide à partir d'ici, je suis tout prêt.

—Comment? Vous voulez bien?

—C'est peut-être absurde; je n'en sais rien. En tout cas, cela ne me regarde pas. Vous avez bien le droit d'exprimer une volonté après dix ans de réflexion. J'ai dit ce que j'avais à vous dire. Maintenant, si vous êtes déterminée, je n'insiste plus. D'ailleurs, je suis dans mon rôle de jeune homme en jetant le désordre au milieu des familles et en bouleversant les projets d'un père. Et puis je crois même que je vous avais promis de vous obéir? Cela tombe admirablement bien.

Galatée lui serra les deux mains:

—Oh! vous êtes bon; et moi qui vous ai mal accueilli! Pardonnez-moi si vous le pouvez. Je vous aime de tout mon cœur. Écoutez... Quelle heure est-il?... Quatre heures dix... Les domestiques ne sont jamais levés avant six heures et demie. Nous avons plus de deux heures à nous... Je vous permets de ne pas m'habiller tout de suite.

CHAPITRE XI

COMMENT LES PROJETS DE PAUSOLE ET LES RÊVES DE DIANE À LA HOUPPE S'ACCORDAIENT EXACTEMENT.

On dit qu'il vaut mieux, sur des feuilles de bananier
Coucher avec deux hommes à la fois
Que de dormir seule.

Chanson populaire annamite. (Trad. Dumoutier.—1890.)

Pausole débout dans sa chambre, se croisa les bras et secoua la tête.

—Que suis-je venu faire si loin? dit-il tout haut. Dans quelle escapade me suis-je lancé? Me voilà sur les grandes routes, moi aussi, à plus de trois kilomètres de mon palais, prêt à dormir dans un lit de hasard, sans aucune de mes aises ni de mes habitudes familières. Quelle folie que cette aventure!

Mais Diane, qui avait bien des raisons de souhaiter que l'aventure parût bonne et durât le plus longtemps possible, conduisit le Roi vers un vaste fauteuil et s'accroupit à ses pieds.

Elle opposait un esprit simple aux complexités de la vie, et c'eût été la méconnaître que voir en elle une cérébrale; mais elle était, par intuition, experte à régler sa politique sur la psychologie de l'amour, seule partie de la sagesse où elle eût acquis des lumières. Nul autre conseil que le sien n'avait amené le Roi à retarder son départ au moment où elle désirait qu'il ne quittât point le palais. Il lui fallait maintenant prolonger l'excursion, mais surtout y prendre part, c'est-à-dire se faire pardonner sa poursuite importune et contraire aux règlements.

Sur ce dernier point, elle pensa que le silence lui serait d'un meilleur secours que la contrition, car les excuses rappellent la faute plus certainement qu'elles ne l'atténuent, et elles provoquent le ressentiment même lorsqu'elles obtiennent les mots du pardon.

Diane ne s'excusa donc en aucune manière. Elle compta sur la seule influence de son bonheur personnel pour apaiser l'esprit du Roi, et elle leva vers lui un visage dont le calme n'était troublé que par l'éclat d'un noir regard.

—Que je me sens bien ici, dit-elle, et quel souvenir adorable je rappellerai en moi plus tard en songeant à cette chambre étrangère! Voyez: notre hôte a disposé toutes choses selon vos goûts particuliers. Il fait confortable et frais entre ces murs. Voici un divan bas; un autre plus haut et moins ferme; et celui-ci qui est si large, et celui-là qui est si bien placé dans l'air libre de la grande fenêtre. Voici des citrons et du sucre. Et voici de votre porto sec. J'en avais pris avec moi de peur qu'on ne l'eût oublié.

—Est-il vrai? fit Pausole.

—En voulez-vous maintenant?

—Non. Il suffit que je le sache à ma portée. Mais cela m'aurait fort contrarié de ne pas le voir avant de m'endormir.

—Demain matin vous aurez votre chocolat espagnol, que j'ai recommandé que l'on fît noir et d'une épaisseur très égale, car l'Ecuyer des cuisines ne l'avait pas dit avec autorité.

—Cela est bien.

—J'ai demandé surtout que le château gardât un silence de cathédrale tant que vous n'auriez pas daigné annoncer votre réveil.

—C'est, en effet, très important.

—Votre camérière est ici. Demain, à l'heure où je sonnerai pour vous, c'est elle qui se présentera, et je lui ai fait dire de se taire; elle vous a ennuyé ce matin, m'a-t-on dit. Enfin, j'ai demandé pour vous à Mme Lebirbe deux oreillers de crin, parce que je sais que la plume vous est désagréable.

—Ah! ceci est parfait. Je veux t'embrasser, ma Houppe. Viens sur ce divan bas. Les sièges sont, en effet, très confortables ici, et cela me réconcilie avec ma nouvelle chambre. Dis-moi: tu as donc beaucoup parlé avec Mme Lebirbe?

—Beaucoup. Nous sommes un peu parentes. Sa sœur, qui a épousé un médecin, a été la maîtresse de papa pendant trois ans. Mme Lebirbe m'a rappelé cela tout de suite.

—Elle est veuve, cette sœur?

—Non. Elle a eu d'abord un enfant de son mari et puis deux fils de mon père.

—Je n'aime pas cela, dit Pausole. Pourquoi n'a-t-elle pas franchement divorcé?

—Parce que mon père était marié aussi; et maman avait le caractère très difficile. La polygamie, avec elle, il ne pouvait pas en être question. Je me souviens que quand papa ramenait des maîtresses chez lui, c'étaient des scènes interminables. Il n'a jamais pu en garder une plus de huit jours.

—Tu tiens de ta mère, dit Pausole, car tu avais bien cruellement griffé cette pauvre Denyse que j'ai vue ce matin...

—Et que vous avez renvoyée, Sire! Oh! que j'ai été contente quand je l'ai vue revenir au harem! Je me souviendrai aussi de cette joie-là... mais celle que j'ai ce soir est plus douce.

Pausole lui mit la main sur l'épaule.

—Tu mènes donc au harem une vie bien triste, ma Houppe? Je vois cela derrière toutes tes paroles.

—Oh! oui, bien triste l'an dernier. Bien heureuse depuis deux jours.

—C'est désolant... Que faire? Je ne veux pas te contraindre, petite, ni toi ni aucune de mes femmes... Si je fais garder le harem avec tant de rigueur, c'est parce qu'il me serait personnellement très désagréable d'être trompé. Mais je ne retiens personne par la force...

—Pouvez-vous me parler ainsi? Vous m'aimez donc bien peu? fit Diane très pâle.

—Houppe, je t'aime bien, et c'est pour cela que je te donnerai la liberté le jour où tu me la demanderas.

—Je ne vous la demanderai jamais.

—Et tu prévois que tu resteras malheureuse?

—Oui. Mais moins malheureuse d'un jour chaque année.

—C'est désolant, reprit Pausole. C'est désolant.

Diane, mécontente du point où elle avait conduit la conversation, se demandait déjà comment elle allait persuader au Roi de consentir à voir en elle seule trois cent soixante-cinq femmes diverses; mais le bon Pausole remuait dans son esprit des scrupules de tout autre sorte:

—Je devrais peut-être, fit-il, aller plus loin... J'y ai déjà songé... Eh! qu'il est parfois délicat d'accorder son propre bonheur et sa propre liberté avec la liberté et le bonheur des autres! C'est un idéal impossible: il faut toujours aller jusqu'au sacrifice. Et alors la question se pose de savoir qui doit se sacrifier... Je veux bien la résoudre contre moi, cette question, si elle se rapproche ainsi de l'équité...

—Contre vous?

—Eh! oui! Je me rends compte qu'en obligeant ces jeunes femmes à une continence absolue pendant presque toute leur adolescence, je leur fais acheter trop cher les satisfactions que le titre de reine peut donner à leur tendresse ou plus souvent à leur vanité. Elles s'en accommodent. Je le sais bien. Cela est pourtant contre la nature, et je me suis demandé parfois si je ne devrais pas lâcher le corps des pages nuit et jour dans le harem en fermant les yeux sur ce qui se passerait très probablement... Je ne m'y suis pas résolu; mais je n'en repousse pas non plus l'idée... Ce sont des enfants sans barbe dont on ne saurait être sainement jaloux... Et si je prévois que leurs jeux m'apporteraient quelques soucis, du moins m'y résignerais-je comme à la solution la moins choquante de toutes, et avec le contentement d'avoir donné un peu de joie aux petites captives volontaires qui battent de l'aile autour de moi... Houppe, il se fait très tard. J'ai beaucoup marché à dos de mule, et je suis las. Prenons du repos.


Vers six heures du matin, un rayon de soleil déjà chaud réveilla Diane à la Houppe.

Pausole dormait sur les épaules, le nez haut et la bouche en volcan.

Elle se retourna, ouvrit les jambes, s'étira en serrant les poings et en tendant la poitrine, puis retomba, les sourcils froncés.

Rêvait-elle encore? c'est presque certain, car l'esprit hanté sans doute par les dernières paroles du Roi, elle eut la vision suivante:

La porte, restée entre-bâillée pour maintenir un courant d'air au milieu de cette nuit trop chaude, tournait lentement sur elle-même... Un page entrait, d'abord timide, puis rassuré, puis entreprenant... Deux mains légères passaient délicieusement sur toute sa peau chaude et moite... Une douce joue câline lui frôlait le sein gauche... Puis un sourire licencieux vint effleurer le sien et se mêler à lui... Elle murmura (de la voix des songes): «Prenez garde...» Et elle crut qu'on lui répondait: «Rien n'éveille le Roi, madame...» Alors, comme elle se retournait sur le côté gauche, pour mieux surveiller le sommeil qu'elle appréhendait d'interrompre, il lui sembla que le page se comportait envers elle beaucoup plus en mari qu'en fidèle servant... Elle tressaillit trois fois, perdit toute conscience et tomba du haut de son rêve dans l'anéantissement noir.

FIN DU LIVRE TROISIÈME

LIVRE QUATRIÈME

CHAPITRE PREMIER

COMMENT DIANE À LA HOUPPE EXPLIQUA SON RÊVE ET THIERRETTE SES AMBITIONS.

En général, vous verrez les femmes préférer un fat à un honnête homme, un libertin à un amant qui a des mœurs... Cette préférence, de la part des femmes, tient dans la nature aux convenances sexuelles qu'elles imaginent sous un rapport plus intéressant, et dans le moral à ce sentiment inné par lequel chacun recherche ce qui a le plus d'identité avec lui.

La Femme dans l'ordre social et dans l'ordre de la nature.—1787.

Les cloches de la Pentecôte sonnèrent à grande volée dès neuf heures et demie du matin, et Diane, qui avait oublié de faire prévenir le carillonneur, s'éveilla pour la seconde fois.

Avait-elle vraiment rêvé?

D'abord elle n'en douta point. Les rêves de Diane à la Houppe entraient facilement dans le voluptueux et même dans l'imaginatif. Ils lui avaient suggéré bien des fantaisies qui, parfois, la laissaient pensive pendant une journée entière et qu'elle ne méditait point sans une sorte de respect, car elle eût été incapable de les construire à l'état de veille. Leur souvenir posait des jalons dans son existence monotone. Elle s'entendait clairement lorsqu'elle se disait que tel petit fait s'était passé avant le rêve du tambour-major ou après celui du petit nègre entre les deux institutrices. Aussi allait-elle se résoudre à classer le songe du page à la suite de beaucoup d'autres lorsque, ayant découvert des raisons d'incertitude qui ne lui étaient pas venues par la seule réflexion, et ne pouvant, d'autre part, accepter comme vraisemblable un événement aussi fantasque, elle plongea jusqu'au fond dans la perplexité.


Pausole, que les éclats du bronze avaient fini par distraire de son pesant et doux sommeil, se mit alors sur son séant, et, peu après, fut en bas du lit.

C'était l'heure où il s'occupait de ses affaires.

Il lui fallait un conseiller.

Il demanda Giguelillot.

Le petit page se fit attendre, car il avait peu dormi après une journée fort rude. Rosine d'abord, puis Thierrette, puis Philis, puis Galatée, et enfin Diane à la Houppe avaient éprouvé tour à tour ce qu'il pouvait leur offrir d'énergie, de persévérance et de bons procédés, mais cela n'allait point pour lui sans un peu de vertige et même d'abattement. Aussi lorsqu'il se présenta pour répondre à l'appel du Roi sans avoir reposé plus de deux heures et demie, il était de vingt minutes en retard. Pausole avait quitté sa chambre pour son cabinet de toilette.

Gilles entra et, comme il était fort mal élevé, Diane vit tout de suite à son sourire qu'il avait manifestement partagé au moins son rêve.

Après un instant de confusion, elle prit son parti d'une aventure où elle avait si peu de responsabilité et qui tenait du cambriolage beaucoup plus que de l'adultère. De son lit elle fit signe au page d'approcher, lui entoura la jambe droite d'un bras languissant et nu, et lui dit lentement, tout bas:

—Brigand! scélérat! canaille! petite infection! gibier de guillotine!

Il répondit d'une voix sage qui pouvait bien avoir cinq ans:

—Pardon, madame.

—Je te déteste.

—Oui, madame.

—Qui t'a appris cela?

—C'est ma petite sœur.

—Ne recommence jamais...

—Je ne le ferai plus.

—Au moins... si imprudemment.

—Ah! bien!

—Et avec personne.

—Personne. Personne. Personne. Jamais. Jamais. Jamais.

Diane, en riant, le battit de la main et reprit presque aussitôt, mais avec plus de sérieux:

—J'espère que nous n'allons pas la retrouver ce soir, cette blanche Aline?

—Ah! vous ne voulez pas?

—Je ne suis pas pressée.

—Très bien.

Puis, pour plaire à la jeune femme par une confidence qui ne lui coûtait d'ailleurs en aucune façon:

—Il y a une seconde fugitive, dit-il.

—Qui cela?

—Mlle Lebirbe, l'aînée.

—Depuis quand?

—Cette nuit. Elle m'a exposé que la vie de famille ne se prêtait pas à l'inconduite, qu'elle sentait en elle toutes les frénésies, et que des voix mystérieuses l'appelaient à la basse prostitution. Alors je l'ai envoyée...

—Oh! que c'est mal!

—Je l'ai envoyée à une dame respectable qui tient un hôtel particulier de Tryphême où un grand nombre de femmes mariées rencontrent des messieurs—souvent mariés aussi, mais généralement pas avec elles...

Quel petit bandit! C'est abominable...

—Pas tant que cela! M. Lebirbe est président de la Ligue contre la licence des intérieurs, admirable société dont l'action mollit un peu, je crois. Quand il saura que sa fille aînée, dans un intérieur fameux, admet toutes les licences et les prend tour à tour, voilà qui lui rendra du zèle et de l'entrain pour la bonne cause.


L'éclat de rire de Diane fut entendu par Pausole, qui, fraîchement baigné, se montra dans un costume du matin:

—Ah! c'est toi, petit? Je n'ai que deux mots à te dire. Tu as fait, hier, une enquête qui dut être clairvoyante et dont je ne te demande pas le récit. Je viens de lire la petite lettre que tu as trouvée. Elle est fort affectueuse, mais ne donne pas de renseignements. Sais-tu ce qu'est devenue ma fille? Où peut-elle être aujourd'hui? Je n'en désire pas plus.

Giguelillot consentait de grand cœur à sauver la blanche Aline; mais pour diverses raisons, il voulait en même temps se rapprocher d'elle. Aussi, faisant à Diane un signe léger qui lui épargnait l'inquiétude, il répondit:

—À Tryphême.

—Cela me suffit. Es-tu d'avis que nous partions aujourd'hui même vers une nouvelle étape?... Je consulterai Taxis pour la forme, puisqu'il est mon conseiller du matin, mais j'ai plus de confiance en toi.

—Il vaut mieux partir, en effet.

—Tu as raison. Et quelle heure te paraît la bonne?

—Le milieu de l'après-midi.

—Quelle distance parcourrons-nous?

—Tryphême est à quatre kilomètres. On y va en trois quarts d'heure.

—C'est beaucoup; mais nous ferons cela. Je me sens fort dispos, ce matin. Va, et dis à Taxis de venir me parler à son tour.

Taxis, fort agité, parut.

—Sire, dit-il, un nouveau crime a été commis ce matin. Une vierge a été enlevée à l'affection de ses parents...

—Quoi?

—Par un suborneur inconnu. La fille aînée de nos hôtes n'est plus dans ses appartements.

—Ha! ha! ha! fit Pausole. Ce pauvre Lebirbe! Cela devait lui arriver!

—Je ne puis m'empêcher d'établir une corrélation entre les événements extraordinaires qui se produisent depuis quelques jours et qui, tous, tiennent du rapt ou de la séduction clandestine.

—Le rapprochement est insoutenable, dit le Roi d'un ton bourru. Outre que j'ai mes raisons de le trouver fort déplacé, il ressort du simple bon sens qu'un même individu ne saurait séduire et enlever plus d'une jeune fille à la fois. Vous êtes vraiment trop ignorant des choses de la galanterie, monsieur. Les confesseurs eux-mêmes croient devoir s'en instruire. Mais brisons là. Vous n'avez point d'autre rapport à me présenter?

—L'inconnu que je persiste à tenir pour l'unique auteur de tous les attentats commis ces jours derniers est arrêté, Sire, ou sur le point de l'être. Cette fois encore, je n'attends qu'un signe de vous...

—Ah! s'il en est ainsi, je le donne, dit Pausole. Puisse-t-il interrompre un voyage dont je commençais à sentir lourdement l'importunité. Qu'on en finisse! Où est l'inculpé?

—Sur la route de Tryphême.

—Et qui l'accompagne?

—La Princesse Aline.

—Comment le savez-vous?

—En opérant des recherches dans les appartements de Mlle Lebirbe, j'ai trouvé une puissante jumelle dont la studieuse enfant se servait sans doute dans un but astronomique et afin de contempler chaque nuit l'œuvre insondable du Créateur que le firmament nous...

—Abrégez, Taxis. Vous êtes prolixe.

—J'ai donc saisi cette jumelle et j'en ai fait usage pour observer les environs. La Providence a voulu que cet objet fût dans mes mains l'instrument d'une découverte. À deux cents mètres sur la route de Tryphême j'ai aperçu un jeune homme dont le costume répond exactement à celui qui m'a été signalé par mes sbires comme revêtant le mystérieux inculpé. Auprès de lui, dans la robe verte que tout le monde connaît au palais depuis une quinzaine de jours, s'avançait la Princesse Aline. Tel est le résultat de mes efforts. Je crois devoir prévenir Votre Majesté que la hâte dans la décision et dans l'action est absolument nécessaire à la réussite de ses projets, quels qu'ils soient.

—Mon opinion, dit Pausole, est formelle sur un premier point. Personne autre que moi-même n'aura mission d'arrêter ma fille. Je ne reviendrai pas là-dessus; j'ai eu trop de peine à m'y résoudre.

—En ce cas, il faut partir immédiatement.

—Partons donc. Les bagages sont-ils prêts?

—Pour la plupart. Et les autres suivront. J'ai fait seller les montures, y compris mon fidèle Kosmon à qui un stupide malfaiteur a fait subir le plus scandaleux des outrages.

—Comment, à lui aussi?

—Pardon... Ma pensée...

—C'est de l'aberration! dit Pausole. En pleine campagne, dans un pays facile et simple, où chacun peut fléchir sans peine de jolies filles dans les champs, aller prendre pour amoureuse un bidet cagneux et poussif comme celui que vous enfourchez! Voilà une dépravation dont je n'avais jamais eu l'idée!

—Je n'ai rien dit de semblable, et...

—Votre malfaiteur est un homme plus à plaindre qu'à blâmer. Je m'oppose à toutes poursuites... Faisons le silence autour de cela.

—Je m'explique...

—Vous vous expliquerez en chemin. Cela ne présente aucun intérêt. Faites diligence, Taxis, et prenez congé de moi.


Le rassemblement s'accomplit dans la cour, où les gardes formèrent la haie, de la grand'grille à l'escalier.

Giglio, déjà en selle, se montrait au peuple curieux quand d'un groupe de paysans se détacha la belle Thierrette.

Souriante, avec un peu de fatigue dans le pli des sourcils, elle s'avançait péniblement mais encore non sans vaillance.

Bien qu'elle fût fille à combattre avec toute une escorte en armes, elle se laissa intimider par le silence et l'espace qui entouraient les cavaliers, et ce fut en rougissant qu'elle s'approcha de Giguelillot:

—Je vous remercie bien, monsieur... Merci... Vous avez été bon pour moi... ainsi que ces messieurs... Merci à tous... Merci bien de votre générosité... Merci encore... Merci... Merci...

Puis, avec un soupir qui venait du fond de sa franchise, elle dit en hochant la tête ces simples mots:

—Je n'oublierai pas.


Mais Giguelillot se penchait du haut de son zèbre:

—Qu'est-ce que tu tiens donc à la main?

—C'est la quarantième tulipe, monsieur... Je l'ai gardée pour vous... pour qu'elle vous porte bonheur...

—Gentille attention. Je la conserverai, ta quarantième tulipe. Que puis-je te donner à mon tour? Dis-le-moi.

—Monsieur... on a été bien mauvais pour moi à la métairie... Le patron a dit comme ça que je me dérangeais... que j'avais des fréquentations... et que je n'avais pas fait la traite du soir... et qu'il lui manquait deux seaux... Enfin, quoi?... je suis à la porte avec six francs dans mon foulard, et pas d'emploi pour le moment.

—Mais, ma pauvre Thierrette, je n'en ai pas à t'offrir.

—Oh! si!... Moi, j'en vois bien un... Ces messieurs n'ont pas de cantinière... Le service est dur, je ne dis pas... mais je serais bien dévouée, bien complaisante... Je ferais ce que je pourrais, vous savez...

—Comment? tu voudrais...

—Oui... Mais pour les premiers jours je suivrais dans les bagages... Je monterais à cheval un peu plus tard... si ça ne vous fait rien.

—Accepté. Va dans les bagages, c'est une excellente précaution. Et cache-toi bien jusqu'à midi. Ne te montre pas plus tôt, tu m'entends?

—Oh! non... dans ce moment-ci, j'ai plus envie de dormir que de faire la belle, monsieur... Et merci encore... Merci... Vous avez bon cœur avec les femmes.

CHAPITRE II

COMMENT PHILIS TROUVA UN MARI.

Mon pere, mariez-moy
Ou je suis fille perdue.
Se vous ne me mariez,
Il me faudra courir la rue
Soit en chemise ou toute nue
Faisant du pis que je pourrai.

S'ensuyt plusieurs belles chansons nouvelles.—1542.

Trois vases des manufactures royales, un portrait avec autographe et des libéralités aux serviteurs marquèrent le passage de Pausole chez le malheureux M. Lebirbe.

Mais le vieillard en perdit ses deux filles du même coup.

Le Roi, ne sachant comment consoler son hôte après la fuite de Galatée, et pensant avoir appris par son expérience du cœur humain que chez la plupart des individus la vanité personnelle l'emportait bien sur l'affection, crut alléger tous ses chagrins en l'informant de but en blanc qu'épris par les jeunes grâces de la petite Philis, il la mettait au rang des Reines et l'emmenait avec le convoi.

Puis tout le cortège se mit en marche, Philis en bleu sur son poney à droite de Pausole sur sa mule; Giguelillot à gauche sur son zèbre; Taxis en éclaireur sur le minable Kosmon, toujours moignonneux et stigmatisé, tandis que plus loin, mollement bercée au pas nautique de son chameau, Diane à la Houppe, les yeux dormants, étendue sur le côté gauche, renouait les fils de son rêve...

CHAPITRE III

OÙ PHILIS BABILLE, ÉCOUTE ET S'INSTRUIT.

Elle ressemble, dans les bandes
De son petit vertugadin,
Aux damoiselles de lavandes
Dans les bordures d'un jardin.

Elle bravoit, faisant la roüe
Devant le galant qui la sert
Comme une mouche qui se joüe
Dessus la nappe d'un dessert.

Les Muses gaillardes recueillies des plus beaux esprits de ce temps.—1609.

Philis ne pouvait y croire:

—Sire, dit-elle, je serai une Reine comme tout le monde, bien vrai?

—Mais oui.

—Comme les trois cent soixante-six? Et je vivrai dans le harem? Et j'aurai tant d'amies que cela? Oh! que je vais m'amuser!

—À la bonne heure, dit Pausole. Voilà de bonnes dispositions.

—Est-ce qu'il y a des Reines de mon âge?

—Une trentaine.

—Tant que cela? Et elles sont gentilles?

—Très gentilles.

—Est-ce qu'elles s'aiment bien entre elles ou est-ce qu'elles se battent?

—Oh! je crois qu'elles s'aiment plutôt à l'excès.

—On ne s'aime jamais trop, d'abord. Est-ce qu'elles sont sérieuses?

—Pas sérieuses du tout.

Philis, avec un petit cri de gaieté, se souleva sur ses fourches et retomba plusieurs fois assise, ce qui était sa manière d'exprimer une joie frétillante lorsqu'elle faisait de l'équitation.

—Enfin! dit le page. Vous aurez donc, Sire, une femme superflue, une de plus que l'an ne compte de jours! Je suis sûr qu'à partir d'aujourd'hui, vous avez le sentiment de la richesse en amour.

—Non pas! Non pas! dit Pausole. Je congédie la Reine Denyse. Le harem est pacifié. Chaque Reine a des droits égaux qui s'affirment une fois par an. Je n'aurais pas l'extravagance de compromettre par boutade un ordre de succession qui doit être l'ordre parfait, puisqu'il se modèle sur les révolutions de notre planète elle-même.

—Qu'est-ce que cela veut dire? demanda Philis.

Puis elle se reprit:

—Pardon, Sire. On m'a dit bien des fois qu'il ne fallait pas poser de questions. Ce n'est pas ma faute. Je ne sais rien.

—J'en suis ravi, dit Pausole. Mais qu'appelles-tu rien, réponds-moi?

—La liste des Rois de Tryphême avec les sous-préfectures et la règle des participes.

—Tu sais tout cela? C'est admirable.

—Je le sais, je le sais... pas très bien.

—Et que voudrais-tu savoir de plus?

À cette question Philis répondit si franchement que Pausole en eut un sursaut.

Toute confuse et l'œil bas, elle se reprit encore:

—Pardon, Sire, j'ai dit une bêtise? Je n'aurais pas dû... surtout devant vous... Mais c'est toujours la même chose... Papa le disait bien... Quand je monte à cheval depuis cinq minutes je ne suis plus tenable, il paraît... Une autre fois, je ferai attention.

Pausole la rassura du geste:

—C'est moi qui ai eu tort, ma petite, si je t'ai laissé croire que je te désapprouvais, car tu as fort bien répondu.

—Vraiment?

—Je le crois. D'abord tu as parlé du fond du cœur.

—Oh! oui!

—... Et il faut toujours dire la vérité.

—Même cette vérité-là?

—Elle est la grande vérité des femmes et la plus belle ambition qu'elles puissent décemment exprimer. Si tu m'avais répondu que tu regrettais de savoir peu de chose sur la mécanique céleste ou le calcul différentiel, j'aurais été moins satisfait; non pas qu'il n'y ait de par le monde des mathématiciennes et des astronomes qui tiennent convenablement leurs petits emplois; mais simplement parce que celles-là deviennent semblables à des hommes, et prennent à plaisir les défauts d'une moitié du genre humain qui m'inspire de l'antipathie.

—Oh! pas à moi! dit Philis.

Cette fois, le mot parut léger.


Giguelillot, toujours complaisant, se hâta de combler le silence:

—Avez-vous remarqué, Sire, dit-il brusquement, combien les Tryphémois ressemblent aux Français?

—Quelle question baroque! Comment voudrais-tu qu'il en fût autrement? Ce sont des Catalans et des Languedociens mêlés; il sont de race gallo-romaine.

—Oui; mais ce n'est pas ce que je voulais dire. Je suis venu de Paris, croyant trouver ici un milieu tout nouveau. Vous aviez fait une révolution complète, proclamé la liberté morale...

—Oh! dit Pausole. Ce n'est rien, mon petit. L'importance des révolutions se mesure à l'intérêt que peut avoir le gouvernement à retarder leur réussite. Il n'y a jamais eu qu'une révolution improbable avant le succès et inconcevable dans le souvenir, c'est celle qui vous a donné la liberté religieuse, parce qu'en renonçant au droit divin, le pouvoir s'est privé d'un soutien fondamental qui lui avait assuré jusque-là une stabilité plusieurs fois séculaire. Mais la liberté morale? Vous l'aurez quand vous la demanderez.

—Qu'est-ce que c'est? hasarda Philis.

—Tu penses bien, mon petit Gilles, dit Pausole sans répondre, que le jour où, à Paris, le public prendra la peine de réclamer une danseuse nue à l'Opéra, on la lui donnera tout de suite, car le ministère n'en sera pas renversé, surtout si les abonnés savent que la danseuse est bonne pour lui.

—C'est possible; mais je croyais trouver ici un monde plus différent du mien, quelque chose de bouleversé, d'inouï, un contraste absolu. Et tout se passe pourtant comme dans le pays voisin... Les routes sont calmes, les moissons poussent, les métayers chassent de chez eux les filles de ferme qui se conduisent mal; les soirées sont d'une tenue grave et les jeunes filles paraissent élevées avec une certaine rigueur.

—Bien entendu. Rien ne change rien à l'homme, mon petit. On peut seulement lui rendre la vie un peu plus facile et douce en le laissant libre d'accomplir tout ce qui ne fait de mal à personne. Et voilà ce que j'ai voulu faire. Je crois même que depuis bien des siècles, je suis le premier législateur qui se soit donné pour principe de ne pas ennuyer les gens.

Philis s'agitait sur sa selle.

—Alors, Sire, on fait tout ce qu'on veut dans le harem?... J'ai encore posé une question... Si je suis insupportable, il faut me le dire... Je suis habituée... On me gronde tout le temps.

—Non, tu n'es pas insupportable, dit Pausole. Et je t'aime ainsi. J'espère qu'au harem tu ne voudras rien faire qui n'y soit permis. En tout cas, ce n'est pas une prison. Tant que tu seras heureuse, je t'y garderai. Le jour où tu voudras partir, tu me diras simplement: Adieu.

—Et vous ne me retiendrez pas? C'est bien méchant.

Pausole se retourna vers Giguelillot.

—Tu vois, dit-il. On ne perd jamais l'habitude de se plaindre, et sitôt qu'on a obtenu la liberté...


Mais Taxis revenait au grand trot.

—Ah! ah! nous allons apprendre des nouvelles, dit Giguelillot perfide et gouailleur. Voici le seigneur Grand-Eunuque qui revient après une fructueuse battue. Il a retrouvé la Princesse. Louées soient sur terre et dans les cieux sa clairvoyance comme sa tactique.

—Quelle Princesse? demanda Philis.

—Les coupables sont arrêtés! cria Taxis du plus loin qu'il put.

—Quoi? ma fille? Vous avez osé arrêter ma fille?

—Oh! mais comme c'est intéressant! dit Philis tout bas.

—Je n'ai pas eu cette témérité, répondit Taxis. Je ne tiens que les complices, qui sont là-bas sous bonne garde. Ce sont deux petits paysans du hameau; sans doute ils se sont entremis pour aider à l'enlèvement, car ils portent la robe et le costume de la Princesse et de l'Inconnu.

—Ils avouent?

—Ils nient; c'est précisément ce qui les condamne. Le vrai coupable se reconnaît à un signe frappant: il commence toujours par déclarer qu'il est innocent. Sitôt cette déclaration reçue, la police donne l'ordre d'écrou. Il y a là plus qu'une présomption, à mon sens: presque une certitude. J'ajouterai même qu'à défaut d'autres preuves, je me contenterais de celle-là pour condamner.

—Faites comparaître, dit Pausole.

Et l'on vit arriver, se tenant par la main, une jeune campagnarde et son frère, larmoyants et livides de peur.


Ils expliquèrent en bégayant qu'ils avaient trouvé cette belle robe et ces beaux habits dans la cour de leur cabane; que, comme c'était le jour de la Pentecôte, ils avaient pensé que la sainte Vierge leur envoyait ces atours de fête pour les récompenser d'avoir beaucoup peiné pendant l'année précédente; qu'ils avaient vu là un miracle, c'est-à-dire quelque chose de bien naturel, et que s'ils s'étaient doutés de ce qui les attendait au milieu de la route, ils auraient plutôt jeté les vêtements au feu que de s'en parer un seul instant. Enfin, leur maintien fut si humble et si candide et si niais, que Pausole, levant les épaules, s'écria:

—Vous êtes fou, Taxis. Ces enfants sont parfaitement idiots, et par conséquent incapables de mal faire. Le crime est un des privilèges réservés à l'intelligence—j'entends du moins le crime complexe et clandestin comme celui que nous poursuivons. J'espère pour l'honneur de ma fille qu'elle a été enlevée par quelqu'un d'assez fin pour ne demander aucune aide aux bélîtres que vous avez pris.

—Je demande néanmoins qu'ils soient fouillés, dit le Grand-Eunuque.

—Soit. Mais vous ne trouverez rien. Je m'en porte garant.

Taxis déshabilla de sa propre main le frère et la sœur tout honteux, qui se serrèrent l'un contre l'autre en mettant chacun leurs doigts dans leur nez.

Sur le talus poudreux de la route il étala leurs habits, fouilla les poches, les goussets, les doublures?

—Rien? dit Pausole. Je le pensais bien!

—Quatre lettres, répondit Taxis.

Et, avec une déférence qui ne laissait pas d'être orgueilleuse, il les tendit d'un geste vif.

—Où se trouvaient ces lettres? dit Pausole.

—Dans la poche gauche intérieure du veston.

—Lisez-m'en une; celle que vous voudrez.

Et tandis que Philis, prodigieusement intriguée, amenait son petit cheval par derrière pour suivre par-dessus l'épaule, Taxis donna lecture du premier billet:

«Mon petit Mimi,

«Réveille-toi. Je casserai ta sonnette à dix heures et demie. Mon singe fait une adjudication à la campagne. Je suis libre comme une hirondelle et je me sens si tendre que mes yeux se ferment! Renvoie n'importe qui si tu n'es pas seule! On m'habille et j'accours.

«Ta bouche.

«Camille

—La lettre est bien cocasse, déclara Pausole. Qui peut être ce M. Camille qui se compare sottement à une hirondelle et possède un singe, lequel fait des adjudications? Chez quels peuples les vieux notaires vendent-ils leurs études à des ouistitis? Voilà qui ne se comprend guère.

—Dites donc, souffla Philis à l'oreille du page. C'est une écriture de femme, vous savez. Pour moi, il y a des choses là-dessous...

—Ah! Ah!

—Faut-il que je le dise?

—Non. Cela ferait mauvais effet.

Et, suggérant à son zèbre le désir de faire volte-face, il se tourna vers le Roi:

—On perd un temps précieux, fit-il, à lire cette correspondance. Elle ne peut rien nous apprendre: je sais depuis hier soir qui accompagne la princesse...

—Je le sais aussi, monsieur! cria Taxis. Ma découverte corrobore toutes mes présomptions. Ces quatre lettres sont adressées à «Mlle Mirabelle». J'affirme donc une fois de plus que cette précoce entremetteuse a servi de truchement dans la circonstance, et que le coupable est son ami, qu'il l'a commise et soudoyée.

—Je prétends, dit Giguelillot, que la vérité est bien différente.

Et, certain de la réponse qu'il allait recevoir, il ajouta:

—C'est ce que je vais avoir l'honneur d'exposer au Roi s'il m'accorde ici même trois heures d'entretien pendant lesquelles je lui rendrai compte de toutes les recherches que j'ai faites pendant la journée d'hier.

Eh! Pourquoi? dit Pausole. C'est bien inutile. Je ne suis point un chef de police et je n'ai nullement l'intention de me mêler à vos travaux. Entendez-vous, je vous le répète. Votre explication d'hier, quoique vive, a pu vous rapprocher. Menez l'enquête de concert ou chacun de votre côté. Cela m'est parfaitement égal. Je n'interviendrai qu'à la fin pour reprendre moi-même ma fille dans la retraite où j'espère que vous la retrouverez.

—Votre fille est donc partie, Sire, comme Galatée? demanda Philis.

—Ce n'est pas du tout la même chose, dit Pausole.

CHAPITRE IV

COMMENT TAXIS APPRIT ENFIN LA VÉRITÉ SUR TOUTE L'AFFAIRE.

J'ai dans mon répertoire plusieurs remèdes, Pulsatilla, Natrum muriaticum, Belladona, efficaces chez les gens qui se croient damnés.

Dr Gallavardin (de Lyon).—1896.

Les deux petits paysans mis en liberté, tout le cortège s'ébranla de nouveau dans la direction de Tryphême.

Giguelillot n'aurait point voulu mystifier le Roi Pausole, car il l'aimait très sincèrement, malgré qu'il l'eût fait cocu. Mais ses scrupules étaient moins vifs à l'égard du seigneur Taxis; et comme il lui fallait pallier le fâcheux épisode des lettres, il rejoignit le Grand-Eunuque et lui dit en confidence:

—Monsieur, pour ma part je mènerai l'enquête d'une façon impitoyable; mais je crois devoir vous annoncer que l'inculpé est par malheur un de vos coreligionnaires.

—Que dites-vous? Quel scandale!

—Ne vous effrayez pas. Sa voie est droite et ne l'égare qu'en apparence. Voici la vérité sur toute cette affaire: un jeune homme, choisi parmi les plus chastes d'une société qui en compte beaucoup, a été chargé d'une mission morale à Tryphême par un groupe de protestants qui habite Alais.

—Alais est une ville sans tache, dit Taxis.

—Vous le savez, monsieur, je ne partage pas vos idées, reprit Giguelillot imperturbable; mais je trouve malgré moi une certaine grandeur, un généreux désintéressement aux visites que font vos amis chez les courtisanes de nos grandes villes, à l'effet, sans doute, de les purifier.

—N'en doutez point.

—Tel était précisément le but du jeune homme que nous recherchons. Depuis cinq mois, si j'en crois ses propres paroles, il a passé toutes ses nuits et souvent même ses journées dans les lits des filles perdues, allant sans cesse de couche en couche, de répulsion en répulsion.

—Le noble enfant!

—Sa méthode particulière consistait à montrer sa propre personne, qui est en effet sans charmes, déplaisante et mal tenue. Il quittait ses vêtements, s'approchait de la pêcheresse et articulait d'une voix lamentable: «Voilà ce que c'est que la chair; comment n'es-tu pas écœurée?»

—Il en a converti beaucoup?

—Aucune. La plupart protestaient aussitôt qu'elles n'avaient jamais rien touché de plus tentateur que son corps, et qu'elles aimaient beaucoup les blonds (car il est blond). D'autres lui expliquaient avec un sourire qu'elles n'étaient pas moins aimables envers les beautés de second rang et qu'en échange d'un double prix elles donnaient double tendresse. Celles même qui restaient assez franches pour dire de lui ce qu'elles en pensaient se refusaient à injurier dans le sursaut d'un égal mépris le reste de leurs amants. Celles-là étaient les plus jeunes. Bref, il allait partir très découragé lorsque ayant appris que la Princesse Aline habitait non loin du harem, il jugea que nulle âme n'était plus en péril que la sienne, et eut la gloire de la sauver.

—Comment s'y est-il pris?

—C'est un secret. Concurremment, monsieur, il extirpait encore du sein du péché une pauvre danseuse nommée Mirabelle.

—Ah! nous y voilà donc!

—Mais cette danseuse manquait d'argent pour retourner dans son pays et oublier là sa jeunesse d'orgies. Son conseiller ne se souciait point de lui en remettre, car il avait en horreur toutes les prodigalités. La Princesse Aline s'en chargea. Et c'est ainsi qu'elle put le même jour non seulement se préserver elle-même, mais tirer du gouffre une autre brebis. Voilà pourquoi elle écrivit et fit porter où vous savez, par la main d'une dame d'honneur, la lettre qui vous alarmait.

—Tout s'explique, en effet! Et ces billets trouvés...

—Ce sont les derniers témoins d'une folle existence. Mirabelle voulait les détruire tout d'abord; puis elle en a fait don à son bon pasteur pour prouver un repentir sincère.

—Et ces vêtements eux-mêmes... ce veston bleu... cette robe verte...

—Une libéralité à de pauvres paysans. La Princesse Aline et son compagnon ne veulent plus s'habiller que de noir.


Taxis regarda fixement le petit page.

—Monsieur, dit-il (et je m'excuse à l'avance de ce que je vais présumer), j'ai des raisons de penser que vous vous moqueriez de moi si je vous en donnais l'occasion. Mais aujourd'hui je vous crois, oh! je vous crois! La Vérité illumine ce que vous venez de m'apprendre. Je le sens! Je le sais! Je le crie!... On n'invente pas cela!... Désormais une lutte effrayante va se livrer en mon cœur entre mon devoir moral et mon devoir public... Si je protège la Princesse, je trahis le Roi... Si je la livre, j'arrache une âme à la vertu... D'un côté, c'est le forfait; de l'autre, c'est la coulpe... Dans les deux cas, l'enfer me guette... Que faire? Où aller? Que devenir?... Sentinelle! Sentinelle! Que dis-tu de la nuit?

Le poney de Philis se rua au milieu de ce désespoir. Pourpre et haletante, la petite criait:

—Mais vous ne voyez donc rien! Regardez devant vous... Tenez! Tenez!... Là-bas, sur la route...

CHAPITRE V

COMMENT LE ROI PAUSOLE FUT REÇU PAR LE PEUPLE DE TRYPHÊME.

Le 30 janvier 1589, il se fit en la ville plusieurs processions auxquelles il y a grande quantité d'enfans, tant fils que filles, hommes et femmes, plus de cinq ou six cents personnes toutes nues, tellement qu'on ne vit jamais si belle chose.—Dieu merci!

Journal des choses advenües à Paris, depuis le 23 décembre 1588.

Sur la route, au grand soleil de juin, tout un cortège s'avançait lentement, annoncé par un brouhaha de voix, de chants et de musiques...

Le page et Taxis s'arrêtèrent.

—Qu'est-ce que c'est encore que cette multitude? dit Pausole qui les avait rejoints.

—Je crois, dit Giguelillot, que Tryphême prépare à son bon monarque une réception triomphale.

—Comment? une réception? Mais je fais un voyage secret!... Peut-être n'ai-je pas gardé en fait un rigoureux incognito, puisque j'ai la couronne en tête; cependant, je n'avais prévenu personne et je suis stupéfait de ce que j'aperçois.

—Tryphême est à sept kilomètres du palais. A bicyclette, cela se fait en un quart d'heure. La ville entière a su votre départ hier matin avant midi. Elle a eu tout le temps de préparer un accueil cordial et pompeux, et je crois bien que nous le subirons, Sire, quel qu'en soit notre sentiment.

—Tant pis, dit Pausole. Je m'y résigne. Acceptons d'un visage aimable ce qu'on voudra nous imposer. La popularité est une lourde charge; mais fou qui rechignerait contre elle.


Dans le centre d'un rond-point ombreux qui élargissait la route, la tête de la procession fit halte à six pas du Roi.

Elle était formée par deux jeunes filles à califourchon sur des juments arabes de robe blanche et à longue queue. Leurs cheveux noirs étaient couronnés de pivoines. Leurs jambes très brunes se fonçaient sur le poil éclatant des bêtes, et leurs pieds petits tombaient droit, n'ayant ni selle ni étriers.

D'une seule main, chacune d'elles tenait les brides de moire et, de l'autre, portait la hampe de bambou d'une bannière légère qui, tendue entre elles deux, élevait sur le ciel ces mots de soie et d'argent:

VIVE NOTRE BON ROI PAUSOLE!

Plus loin, deux autres jeunes filles élevaient une seconde bannière sur laquelle on pouvait lire:

TRYPHÊME EST HEUREUSE.

Un troisième couple suivait avec cette dernière inscription:

TRYPHÊME EST RECONNAISSANTE.

Au delà, de longues files de femmes qui portaient sur leur tête des corbeilles de fleurs, encadraient d'abord la musique, puis les autorités de la ville, hommes à barbe ou vieillards rasés, tous vêtus de coutil blanc.

Derrière, marchait une foule énorme.

—Oh! que c'est joli! que c'est joli! dit Philis, la main au menton. C'est pour nous, tout cela? pour nous deux? C'est une fête pour mon mariage?

—Oui, dit Pausole. Tu l'as deviné.

Alors, Philis cria:

—Vivent les Tryphémoises!

Sa voix perçante traversa l'air même au-dessus de toutes les fanfares, et la foule répondit:

—Vive le Roi Pausole!

Puis les ophicléides ayant fini leur marche sur douze cadences parfaites, répétées selon toutes les coutumes, entonnèrent l'Hymne Pausolien dont cent voix chantaient les paroles.


Pausole ne l'écouta pas debout. Un monsieur fort affairé, la main fébrile et l'œil inquiet, ayant fait former le cercle à toute la procession, conduisit le Roi jusqu'à une estrade, hâtivement échafaudée dans l'ombre verte du rond-point.

Philis, n'y trouvant pas de siège pour elle, s'assit en riant sur un petit coussin. Diane à la Houppe, moins jalouse que la veille et pour de bonnes raisons, se contenta d'un coussin semblable. Ainsi flanqué de ses deux femmes comme une statue de marbre qu'entourent des figures allégoriques, Pausole ouvrit les bras en inclinant la tête pour exprimer à tous qu'il se disait comblé d'honneurs, et prit doucement place dans son trône.

Hélas! il prévoyait bien que l'éloquence officielle devrait être, ce jour-là, reçue comme un fléau divin.

Mais la Ville entendait flatter ses préférences, et le premier de tous les discours fut fait par un homme du peuple.

—Sire, dit cet orateur, nous vous aimons bien, nous, les gueux, les gens sans cabane. Quand on nous trouve étendus au pied d'un mur ou sur la planche verte d'un banc, en train de dormir ou d'aimer, on ne nous envoie pas en prison pour nous punir de n'être pas riches. Quand nous n'avons que deux sous pour nous acheter du pain, la loi ne nous force pas d'aller voler six francs pour nous acheter un pantalon. Quand nous n'avons ni sou ni maille, nous savons que nous pouvons entrer dans les boulangeries royales où vous faites donner de quoi vivre aux loqueteux que la faim travaille. Enfin tant que nous ne faisons rien contre ceux qui nous laissent passer, nous avons le droit d'être gueux et de ne pas mourir tout de même... On ne voit cela que dans notre pays. Le Roi Pausole est un brave homme.

Pausole étendit la main.

—Ce discours me plaît beaucoup. Qu'on donne à ce pauvre claquedent une maisonnette et une pension avec du tabac, du bon vin et deux ou trois fortes filles pour chauffer ses draps en décembre. Qu'on en donne autant aux douze gueux qu'il désignera de son plein gré. Je prends les frais de leur entretien sur ma cassette particulière, et s'ils font des enfants, je leur donnerai double rente. Enfin, qu'on réunisse tous les autres errants et qu'on remette à chacun une petite pièce d'or; c'est mon don de joyeuse entrée dans ma bonne ville de Tryphême.

La foule poussa des acclamations.


Un autre orateur s'avança.

—Sire, dit-il, nous vous bénissons, nous, les gens du petit commerce, car vous nous laissez tranquilles, et nous vendons ce qu'il nous plaît, sans patentes ni privilèges. Personne n'a le droit d'entrer chez nous de la part du gouvernement: nos allumettes, nos cigares et même nos cartes à jouer ne portent aucune estampille. Si l'acheteur méprise nos cravates mais se sent du goût pour la vendeuse et le lui exprime sur-le-champ, nous pouvons fermer les yeux sur ce qui se passe dans l'arrière-boutique sans que l'État ouvre les siens dans un cas où personne ne réclame son appui. Si, pour mieux joindre les deux bouts, nous déclarons teindre et blanchir les mouchoirs que nous vendons, on ne vient pas tripler nos impôts pour nous pousser à la faillite et ruiner du même coup vingt-cinq pauvres gens. C'est à vous seul que nous devons, Sire, un sort que l'Europe nous envie. Au nom de tout le petit commerce, je remercie Votre Majesté.

—Mon ami, dit Pausole, vous n'accepteriez pas que je vous fisse une largesse dont vous n'avez aucun besoin, mais je donne dix hectares des terres de la couronne avec l'argent nécessaire pour construire une maison de retraite aux petits commerçants malchanceux. Si je pouvais ajouter la moindre liberté à celles que vous avez déjà, je le ferais avec allégresse, mais le code de Tryphême ne me laissant pas le droit de vous imposer une entrave (et je l'ai bien voulu ainsi) me retire en même temps le plaisir de vous apporter une liberté de plus. Pénétrez-vous de vos satisfactions, puisque vous affirmez qu'elles sont véritables et renversez mon successeur sans pitié comme sans scrupule s'il prétend restreindre d'une ligne l'infini que je livre à vos initiatives.

—Vous vivrez toujours! cria le peuple.

—Je n'aime pas à en douter, répondit Pausole.


Un troisième personnage se présenta.

Le sens de son discours se lisait dans ses yeux, et plus encore dans le long geste par lequel il annonça le mouvement de sa première période. Au nom des classes dirigeantes, il allait remercier le Roi des bénéfices que ses amis savaient tirer, eux aussi, de la grande loi tryphémoise.

Mais le Roi l'arrêta d'un mot.

—Monsieur, ce n'est pas d'abord pour vous que j'ai changé toutes les coutumes. Si ma loi vous plaît, voilà qui m'enchante, mais vous conviendrez avec moi que vous pouviez atteindre au bonheur, dans la limite des joies humaines, sans que je m'occupasse de vous taper les joues pour vous empêcher de pleurer. La stupide charge des lois n'était pas moindre sur vos têtes que sur les derniers de mes sujets. Leur intérêt, cependant, passait avant le vôtre et je ne m'occupe de vous que par-dessus le marché. Cela n'empêche point que je ne sois sensible à votre hommage et touché de vos remerciements. Vous êtes homme, et comme tous les hommes, vous aviez le droit strict de régler votre vie avec indépendance. J'ai le plaisir de vous saluer.

Les acclamations redoublèrent.

—Bien... bien... dit Pausole, cela suffit. Je déclare la séance levée. Le chef de la Sûreté générale est-il parmi les assistants? J'ai deux mots à lui dire en particulier.


Pausole et tous ses compagnons reprirent leurs diverses montures. Le cortège, les porte-bannière, la foule, les bagages et les quarante lanciers se suivirent dans un désordre voulu par Giguelillot, qui venait de prendre le commandement.

Entre temps, le chef de la Sûreté, tenu à l'écart par le Roi, entendit les paroles suivantes:

—J'aurais préféré, monsieur, passer les portes de Tryphême sant être reconnu ni connu, car je voyage dans un dessein que le mystère et le silence ne sauraient trop favoriser. Mais, puisque aussi bien mon déplacement n'est plus un secret pour personne, il ne me reste pas de motifs raisonnables pour vous en cacher le but en me privant de vos services dévoués. Soyez donc mon auxiliaire.

—Ce sera mon devoir et mon honneur, répondit le fidèle agent.

—Ma fille, la Princesse Aline, a quitté le palais jeudi. Elle a eu pour cela ses raisons et je ne permettrai à personne de les mettre en discussion. Un jeune homme la conseille, l'accompagne et la protège. J'ignore où il l'a conduite et je désirerais être fixé sur ce premier point. J'ignore également qui il est, et il serait bon que je fusse tiré de cette seconde incertitude.

—Votre Majesté peut-elle me donner un signalement?

—Taxis! appela le Roi.

Taxis, très pâle, comparut. Pausole lui dit à voix basse:

—Le chef de la Sûreté demande le signalement de l'inconnu que nous poursuivons...

—Ah!

—Eh bien?... répondez... l'avez-vous?

Déchiré par l'obligation d'obéir, Taxis plongea une main tremblotante dans sa poche et en tira un papier qu'il tendit.

«Le signalement! se disait-il, le signalement!... Ah! malheureux jeune homme!... Admirable martyr!... Ils vont le reconnaître tout de suite et c'est moi qui l'aurai livré!»

La pièce était ainsi conçue:

TAILLEMoyenne.
CHEVEUXChâtains.
BARBENéant.
YEUXGris.
FRONTMoyen.
NEZOrdinaire.
BOUCHEMoyenne.
MENTONRond.
VISAGEOvale.
SIGNES PARTICULIERS.Néant.

—Voilà qui est parfait, dit le chef de la Sûreté. Avec ce signalement caractéristique, nous pouvons entrer en campagne. Mais quel âge?

—Environ seize ans, dit Pausole.

—Oh! fit Taxis... Seize... ou dix-huit... Moins de trente ans... Probablement moins de trente ans... Il n'a pas été vu de près...

—Alors comment connaît-on la couleur de ses yeux? demanda le policier.

—Heu!... on la connaît... il serait plus exact de dire qu'on la suppose...

—A-t-il de la barbe, enfin? Le signalement prétend que non.

—Peu de barbe... Peu... Mais un peu...

—Cela n'importe guère, d'ailleurs. Tel qu'il est, le document suffit, et au delà.

Taxis se retira très en hâte.

—Monsieur le chef, reprit Pausole, veuillez ne m'importuner ni de questions ni de comptes rendus. Retenez, en outre, que vous avez mission de découvrir, mais non pas d'arrêter. Je ne vous donne qu'un mandat de recherches. Dès que vous l'aurez su remplir, vous rédigerez un rapport et le remettrez à mon page: vous le voyez là-bas monté sur un zèbre, aux côtés de la Reine Philis qui lui parle et rit en ce moment. Si pourtant vos efforts aboutissaient entre l'heure de minuit et celle de midi, vous auriez pour supérieur mon conseiller Taxis, qui nous quitte à l'instant. Car mon page n'a d'autorité que pendant la moitié du jour. Allez. Je vous ai dit tout ce que vous deviez entendre.


Pendant cette conversation, Giguelillot s'était rapproché de Philis.

—Allez-vous-en, lui dit la petite avec une moue qui voulait être sévère.

—Pourquoi?

—Parce que je vous trouve de plus en plus gentil. Et il paraît que je n'ai pas le droit de vous le dire.

—Alors ne le dites pas...

—Mais c'est que je le pense!... Allez-vous-en!... j'ai envie de vous embrasser.

—Mais non, mais non...

—Si... là, dans le cou, derrière l'oreille où Vous m'avez mis hier un baiser si bien fait, si bon... Je vais m'en donner un sur la main... Faites attention!... Il est pour vous.

—Je l'ai senti.

—Moi aussi, allez!...

Elle rougit beaucoup, sentant que Giglio la regardait.

Ils se turent.

—Mais partez donc, reprit-elle. Vous me faites dire des horreurs.

—Ce n'est pas mon avis.

—Vraiment?... Oh! si, tout de même... Il ne faut pas m'écouter, voyez-vous... Je ne sais jamais ce qui est inconvenant...

—Moi non plus.

—Ainsi... j'ai pensé à vous tout le temps la nuit dernière quand vous avez été parti... Est-ce que je peux vous dire ça, ou non?

—Si c'est la vérité...

—Oh! je vous ai fait plaisir! vous vous êtes troublé. Vous êtes très content. Ah! Ah!... Restez là, maintenant, je vous défends de me suivre.

Devinant avec un instinct très sûr qu'il fallait s'en aller sur ce petit effet, elle talonna son petit poney noir qui vint en quelques bonds se ranger aux côtés du Roi Pausole.


On entrait dans les faubourgs.

De toutes parts, aux fenêtres, aux portes, sur les toits et sur les arbres, une populace exultante se pressait, mêlait des rires, levait des bras frémissants, lançait des bouquets de cris joyeux.

Ouvriers en chemise de couleur et en panlalon de toile bleue; bourgeois en vêtements de soleil, petites filles nues, trottins en bas rouges, femmes en cotillons rayés se penchaient au bord des trottoirs avec des fleurs et des branches vertes.

On entendait des cris, des voix soudaines:

—Je le vois!... c'est lui!... le voilà!... maman! maman!... le voilà!... oh! je l'ai bien vu! je l'ai vraiment bien vu!

Et d'autres qui pleuraient:

—Papa! porte-moi!... je suis trop petite!... où est-il?... prends-moi sous les bras!... plus haut!... plus haut!... encore plus haut!...

Une enfant de trois ans cria en brandissant par la patte une poupée rose:

—Ive le Roi!... le Roi Paupaul!

Et Pausole la prit à bout de bras pour l'embrasser sur les deux joues.

Partout des arcs de triomphe échafaudés en une nuit se dressaient au coin des rues, à l'entrée des places et des carrefours. Toutes les fenêtres étaient pavoisées. Des étoffes de couleur, des feuillages, des rameaux frissonnants, des roses, couvraient les maisons, les trottoirs, les pavés et le ciel lui-même. Depuis les portes de la cité jusqu'à la Grand'Place, dix-huit cents jeunes filles nues formaient une haie brune et versaient un fleuve de roses rouges sur les pas du Roi et des Reines. Les innombrables fleurs de juin tombaient des fenêtres dans la rue comme des cascades au torrent.


Pausole saluait, saluait, ouvrait les bras, penchait la tête, levait parfois une main qui semblait dire: «C'est trop!» Et sa bonne barbe et ses bons yeux rendaient par leur expression douce à l'enthousiasme de la foule une affection toute paternelle qui enchantait les assistants.

Philis, auprès de lui, se tenait très raide, consciente de ses nouveaux droits et de la part qu'elle pouvait prendre aux acclamations publiques. Son regard était sévère et digne; mais pour se mettre dans le ton des modes qu'elle voyait générales elle avait enlevé l'épingle qui arrêtait à mi-buste l'ouverture de son corsage, et elle montrait au peuple ses seins élevés à l'ombre, étant fière de leurs pointes pâles et de leur peau transparente.

Taxis cherchait dans sa Bible de saines distractions à un tel spectacle; mais le hasard l'ayant fait tomber sur le second livre des Chroniques, il ne trouvait dans la biographie de Salomon que des exemples encore plus scandaleux des turpitudes où peut sombrer le dévergondage royal.

Diane à la Houppe regardait la foule en soulevant le rideau de son palanquin.

Giguelillot, à rebours sur sa selle, tenait par les mains deux jeunes filles dont chacune tirait en avant une farandole mouvementée de sœurs, d'amies ou d'inconnues. Ce qu'il leur disait devait être d'un intérêt particulier, car, sitôt qu'il avait prononcé le moindre mot, on le répétait d'un bout à l'autre de la file avec d'assourdissants éclats, et le cortège avançait toujours, traînant derrière son étambot où Giguelillot était sirène, un double sillage de rires.

CHAPITRE VI

DE LA PROMENADE QUE FIT PAUSOLE À TRAVERS SA CAPITALE.

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