Les aventures du roi Pausole
Deux besoins qui réuniront toujours les hommes en sociétés, le besoin de l'ordre et celui de se perpétuer, déterminèrent ces nouveaux habitants à demander un chef et des femmes.
Bon de Wimpfen, Voyage à Saint-Domingue.—1789.
La préfecture et l'Hôtel de Ville s'étant, par hasard, entendus pour se partager l'honneur de l'insigne présence royale, Pausole accepta le festin des conseillers municipaux et fit porter ses bagages dans les appartements préparés chez le préfet.
Il y avait bien quelque part un palais de la couronne, mais comme Pausole ne venait jamais dans sa capitale, il avait consenti à ce qu'on transformât la vieille résidence en un jeune musée populaire.
Aussitôt après le repas, Pausole ragaillardi et non pas fatigué par ses deux jours de promenade, déclara qu'il ferait sur le dos de sa mule le tour des bas quartiers de la ville.
Macarie, d'un air placide, le reprit sur son échine et abaissa les deux oreilles avec beaucoup de résignation.
Le Roi, Taxis et Giguelillot s'en allèrent sans autre escorte.
Autour d'eux, le peuple, toujours empressé, mais un peu moins bruyant que la veille, emplissait les rues et les fenêtres. On criait toujours: «Vive le Roi!» et même certaines voix disaient: «Bonjour, Sire!», à quoi Pausole répondait: «Bonjour! Bonjour! mes amis!»
Des camelots parcouraient les trottoirs en annonçant leurs feuilles encore fraîches:
—Demandez la Paix! l'Indépendant!
—La Nudité! son édition de cinq heures!
Un petit bonhomme, se méprenant, hurla aux oreilles de Taxis:
—Le Moniteur général des jeunes filles à louer, vingt-cinq centimes avec sa prime!
—Qu'est-ce que c'est que la prime? demanda Guiguelillot.
—Bon pour un baiser d'une minute à toucher dimanche prochain!
Mais le gamin se rangea lestement pour laisser passer une voiture-réclame où deux Tryphémoises de vingt ans allongeaient les lignes pures de leurs corps veloutés sur une large bande d'annonce qui portait en lettres énormes une adresse de parfumeuse.
—Voilà de jolies personnes, dit Giguelillot fort éveillé.
—Erreur! grommela Taxis.
—Quelle femme saurait vous plaire?
—Il en fut une, monsieur.
—Oh! racontez-nous cela, rien n'est plus singulier.
—Comment? fit le Roi presque sérieux. Mais vous m'étonnez, monsieur le Grand-Eunuque. Vous avez aimé? Qu'est ce que cela veut dire?
—Aimé, non! Je n'ai jamais aimé que l'Éternel, Votre Majesté ne l'ignore point; mais j'ai un jour vivement senti la perfection de l'œuvre divine, devant une créature du sexe. En un mot j'ai connu une dame qui réalisait parfaitement mon idéal de la beauté. Je précise en disant: mon idéal physique de la beauté morale. Vous me comprenez?
—Pas du tout; mais cela ne fait rien... Continuez.
—Soit. Cette femme était l'unique locataire de mon père. Elle dirigeait une petite maison toujours close et extérieurement décente, un de ces pavillons que M. Lebirbe combat, mais que j'estime, pour ma part, excellents en ce qu'ils concentrent sur un point les impuretés de la ville entière, et surtout en ce qu'ils sont ennemis du scandale. Sur cette question, les protestants, vous le savez, sont unanimes. La bonne et digne femme me recevait souvent; mon père savait que mes principes et ma chasteté native permettaient que j'entrasse chez elle sans y courir aucun danger; le dimanche, en sortant du prêche, j'allais jouer avec ses enfants... Un jour donc, comme je puisais là une salutaire horreur du vice par sa contemplation même, nous vîmes entrer cette digne personne que mon père estimait fort, car elle lui rapportait cinq mille francs par an. Elle n'avait aucune chemise, et je fus frappé intérieurement. Sa majestueuse obésité commandait avant tout le respect. On eût dit qu'elle était enceinte de six enfants et qu'elle aurait su les nourrir tant elle avait de vastes seins. On ne pouvait les voir sans comprendre que la maternité est la mission première et la suprême gloire de la femme, monsieur. Enfin, pour comble de beauté... (de beauté morale, veux-je dire) son ventre retombait devant elle avec une pudeur charmante jusque vers le milieu de ses jambes. Sa poitrine était un fichu; son abdomen était une jupe: ses enfants pouvaient donc la regarder sans crime: même nue, elle avait des voiles.
Giguelillot lui serra les mains:
—Ah! monsieur, j'ai le violent désir de vous prendre pour ami intime, car nous ne nous battrons jamais à propos d'une femme qui passe. Et les autres querelles ne comptent pas.
Pausole, qui n'écoutait plus, montra devant une boutique un écriteau orné d'une palme: «Société Lebirbe. Grand Prix d'honneur.»
—C'est ici, demanda-t-il, que demeure la lauréate?
—Oui, Sire, dit un voisin.
—Où est cette enfant? reprit le Roi. Je la veux féliciter. En effet, si M. Lebirbe exprime parfois des vœux dont la réalisation serait funeste pour les libertés publiques, il est plein de sens et il voit juste sur le chapitre des principes qu'il faut répandre autour de soi. Je suis sûr qu'il a fait un choix éclairé entre toutes les jouvencelles qui pouvaient aspirer à la couronne de roses. Où est l'heureuse rosière? Dites-lui que je lui fais une visite.
La jeune fille descendit en hâte, et, dès qu'elle aperçut le Roi, elle enleva prestement sa cotte et son fichu comme on retire un tablier pour s'endimancher à l'office.
Elle était jolie de la tête aux pieds.
—On t'a couronnée? dit le Roi.
—Oui, Sire, on a été bien bon.
—Tu le méritais?
—Comme beaucoup d'autres. J'ai eu de la chance, voilà tout.
—Mais qu'avais-tu fait pour être rosière?
—Sire, mes parents sont pâtissiers. Les quatre marmitons ont demandé ma main et chacun d'eux a dit qu'il se tuerait si je ne la lui donnais pas.
—C'était un cas difficile. Comment l'as-tu résolu?
—Oh! je n'ai pas voulu de suicides dans ma petite vie. Je les ai épousés tous les quatre. Il faut être bonne fille, n'est-ce pas, Sire? Les hommes sont si malheureux quand on les laisse à la porte! Ils veulent bien peu de chose! Pourquoi leur refuser?
—Eh! si un cinquième se présente, il faudra bien que tu lui dises non...
—Je n'ai jamais dit non à personne, Sire, ce n'est pas dans mon caractère. Mes maris ont compris tout de suite que j'étais gentille avec eux et que je n'avais pas de raisons pour être mauvaise avec les autres. Tout le monde me trouve jolie dans le quartier. Je ne dis pas que tout le monde me plaît, mais que voulez-vous? chacun pratique la charité comme il l'entend. On n'est pas riche à la maison, je donne ce que j'ai, j'aime faire plaisir et le soir je m'endors contente quand je me dis que j'ai eu bon cœur pour tous ceux qui me tendaient la main. C'est ma petite vertu, à moi.
Pausole demeurait rêveur.
—Je n'aurais rien à dire, fit-il, si tu ne t'étais pas mariée. Le mariage est une abdication volontaire de la liberté. On peut la révoquer, cette abdication; mais alors il faut se séparer...
—Oh! nous n'en voyons pas si long! Je me suis mariée avec les marmitons de mes parents. Ils tiennent la maison. Moi, je fais le ménage. C'est notre intérêt de rester ensemble, et, comme nous nous aimons bien, tout s'arrange. Quand la nuit est passée, quand le ménage est fini, je reste seule et je n'ai rien à faire. Mes maris sont à leur travail. Alors, comme tant d'autres, je pourrais aller de porte en porte causer avec les commères et dire du mal des voisins. Moi, je trouve que quand on a vingt ans, on peut s'occuper mieux que cela. Aussitôt que j'ai posé ma jupe, je me laisse emmener par l'un ou l'autre: au moins, ce n'est pas du temps perdu.
—Allons, dit Pausole, je vieillis. Je vois que je suis réactionnaire et que les mœurs marchent en avant. Je ne te condamnerai pas, ma fille. Au fond, tu appliques mieux mes lois que je n'ai su le faire en personne. Jusqu'ici, j'avais pour jurisprudence de frapper toutes les femmes adultères qui ne fuyaient pas de chez elles. Un dieu s'est montré jadis plus indulgent que je ne le fus. Il faut que la liberté ne puisse pas être abdiquée, même par consentement mutuel. Ton exemple me frappe, mon enfant, car tu te passes de mes principes et tu as, comme tu dis, ta petite vertu à toi, qui est peut-être bien la grande. Donne-moi la main, je te félicite.
Pausole continua ses visites, il entra dans les ateliers, dans les boutiques, dans les hangars; il questionna les vagabonds qui dormaient le long des murs, il serra beaucoup de mains noires et vit beaucoup de visages souriants. Personne ne se plaignait de la vie au point d'attaquer le gouvernement.
Rentré à la préfecture, il subit un second festin, écouta de nouveaux discours et serra de nouvelles mains avec une croissante fatigue.
Comme les invités se formaient par groupes dans les salons préfectoraux ornés des portraits de Pausole et de ses Reines favorites, le chef de la Sûreté surgit au moment où le Roi venait d'emmener dans un coin écarté Giguelillot par le coude gauche, afin de lui parler poésie.
S'inclinant avec une déférence qu'altérait la fierté de la tâche réussie, le chef prononça lentement ces paroles:
—J'ai l'honneur d'annoncer à Votre Majesté que son auguste fille, la Princesse Aline, est retrouvée saine et sauve.
—Déjà? s'écria Pausole.
—Oui, Sire. Vous êtes obéi.
CHAPITRE VII
OÙ LE LECTEUR RETROUVE HEUREUSEMENT LES HÉROÏNES DE CETTE HISTOIRE.
Dès que je fus couchée, je lui dis: «—Approchez-vous, mon petit cœur.» Elle ne se fit pas prier et nous nous baisâmes d'une manière fort tendre...
Histoire de Mme la comtesse des Barres, 1742.
Aline et Mirabelle, sortant de l'hôtel du Coq, arrivèrent à la ville vers dix heures du soir.
Tryphême, endormie aux heures du soleil, s'anime au crépuscule et reste éveillée tard. Toutes les boutiques étaient ouvertes le long des rues pleines de passants quand les deux amies se mêlèrent à la foule, et Mirabelle en profita pour s'habiller sans plus attendre. Le sentiment de sa nudité était le plus désagréable qu'elle eût encore éprouvé. Bien qu'elle coudoyât beaucoup d'autres jeunes filles aussi découvertes qu'elle-même, ses yeux croyaient voir tous les yeux fixés sur un point de sa personne, et cela ne pouvait pas se supporter,—au moins de la part d'une multitude.
Elle entra donc dans une boutique et expliqua ce qu'elle désirait.
—Oh! madame, fit la marchande, en la considérant des pieds à la tête, ce n'est pas mon intérêt de parler comme je le fais, mais quel dommage d'habiller madame! Quand on a la poitrine si jeune, le ventre si fin, les jambes si bien faites, peut-on cacher des choses pareilles?
—C'est mon caprice, dit Mirabelle.
—Alors, mettez des transparents... Je peux faire à Madame une petite robe Empire en linon blanc sans doublure, très collante autour des hanches... De loin, cela fait robe, et de près, c'est comme si l'on n'avait rien... J'ai là du linon tout ce qu'il y a de léger. On lirait le journal à travers. Madame veut-elle essayer?... Ou bien est-ce que madame préfère le tulle noir? mais c'est plutôt robe de bal.
—Non, rien de tout cela. De la batiste, des bas de fil, une jupe de toile toute faite et une chemisette bleue, voilà ce qu'il me faut. Donnez-en autant à ma sœur qui désire s'habiller exactement comme moi.
—Enfin... je veux bien, dit la brave femme. Vrai, c'est péché de vous obéir.
Habillées, elles achetèrent des canotiers quelconques, mais de paille et de ruban semblables. Mirabelle y tenait beaucoup.
Puis elles sortirent.
—Grande sœur, dit Line en souriant, où irons-nous passer la nuit?
Malgré le conseil de Giguelillot, Mirabelle répondit vivement:
—À l'hôtel.
—Pourquoi pas dans cette maison dont le page nous a donné l'adresse?
—Cela m'effraye, tous ces garçons et toutes ces petites filles ensemble...
—Ils doivent tant s'amuser! Tu ne veux pas aller voir?
—On nous retiendrait peut-être... Je ne suis pas tranquille. L'hôtel est plus sûr.
—Le page disait bien le contraire. Et il est si intelligent!... N'est-ce pas qu'il est gentil, ce petit page, Mirabelle?
—Ah!... tu trouves?
—Oui... J'aime beaucoup ses yeux.
—Moi pas!
—Oh! je t'ai fait de la peine. Tu es devenue blanche...
—Pas le moins du monde. Je ne suis pas de ton avis, voilà tout.
—Mais comme tu es nerveuse! Pourquoi t'ai-je dit cela?... Pardon, Mirabelle, je ne le dirai plus... Viens dans un petit coin noir, tout de suite...
—Pourquoi?
—Pour que je t'embrasse... Si tu me le permets.
Elles prirent une rue obscure et trouvèrent l'abri souhaité: derrière un tombereau de sable qu'on avait laissé là sur cales, les deux jeunes filles, bouche à bouche, se prouvèrent une fidèle tendresse.
—Viens, soupira Mirabelle. Dépêchons-nous, il est tard. Il nous faut une chambre, tu sais.
—Oui, dit Line, j'ai bien sommeil encore. Depuis trois jours j'ai si peu dormi... Je me sens faible, faible, ce soir. Et j'ai mal aux jambes... Comment cela se fait-il? Nous n'avons guère marché, pourtant?
—C'est parce que tu grandis. Je suis contente de cela. Bon signe, ma chérie.
Line croyait tout ce qu'on lui disait et ne s'inquiéta pas davantage.
Dans une avenue silencieuse, elles s'arrêtèrent devant un hôtel qui paraissait très convenable et qui avait pour enseigne: Hôtel du Sein-Blanc et de Westphalie.
Elles y pénétrèrent. Mirabelle choisit une chambre à grand lit, très vaste, avec des miradores qui lui assuraient une précieuse fraîcheur.
Au moment où elles gagnaient l'ascenseur, la directrice prit à part Mirabelle et s'excusa profondément: l'hôtel avait six attachés chargés du service de nuit près des dames qui voyageaient seules; mais il était venu dans l'après-midi une famille de sept Anglaises qui avaient retenu par télégramme toute cette partie du personnel et la maison se trouvait ainsi démunie pour quarante-huit heures. La directrice offrait de les remplacer, au moins dans la mesure du possible, en réveillant les deux petits grooms, qui étaient sans doute un peu jeunes, mais passaient pour très gentils. Elle demandait, en outre, si ces dames resteraient plusieurs jours afin de les inscrire sur-le-champ pour les premiers attachés disponibles.
Mirabelle la laissa parler; puis elle répondit simplement:
—Ma petite sœur et moi, madame, nous n'avons besoin de personne.
À peine enfermées dans leur chambre, elles se déshabillèrent avec lassitude. Line dormait en faisant sa toilette et restait les doigts dans ses cheveux sans pouvoir terminer sa natte.
Mirabelle, mélancolique, mais patiente et résignée, la coucha comme une enfant.
—Bonsoir, Mirabelle... Dors bien... murmura Line en tendant la bouche, mais sans pouvoir rouvrir les yeux.
—Bonsoir, ma chérie... je ne t'éveillerai pas.
—Bien gentille... bonne nuit.
Mirabelle se glissa le long de son amie, prit tendrement le petit corps entre ses belles jambes jalouses, posa la tête blonde sur sa poitrine et ne put s'endormir que longtemps, longtemps après.
Elle s'éveilla cependant la première, sonna, sauta du lit et sortit dans le couloir afin de donner ses ordres silencieusement.
Il lui fallait des fleurs, des gerbes, des brassées, des bottes de fleurs. Elle en mit partout, sur les tables, la cheminée, les divans, les chaises, les consoles. Elle en mit derrière les cadres, dans les marges de toutes les glaces, et jusque dans les gonds des hautes portes-fenêtres ouvertes. Elle en joncha le tapis, elle en couvrit la couche. Autour du cher profil de Line endormie elle en rougit l'oreiller blanc, et Line fut éveillée par leur immense parfum.
Les deux mains jointes sous la joue, souriante des yeux et de la bouche, la natte ramenée sur la poitrine et un sein dans le pli du coude, elle appela Mirabelle qui mit genou en terre comme si elle mimait un ballet d'amour.
Line avait l'âme reconnaissante. Elle réunit ses bras nus derrière le cou de son amie, ébaucha quelques baisers plus sonores que voluptueux, puis tourna doucement la tête de Mirabelle de façon à poser l'oreille sur sa bouche et lui offrit sans détours ce que la jeune fille pouvait désirer de plus agréable à ses tentations.
Mirabelle ne se fit pas prier. Ayant prouvé douze heures durant toute la discrétion dont elle était susceptible, elle jugea qu'elle avait atteint l'extrême limite de la réserve et qu'il lui devenait permis de se montrer enfin telle que les dieux l'avaient faite.
Sa franchise, durant quatre heures, se montra sous tous les aspects. Après plusieurs attendrissements qui l'ébranlèrent jusqu'au fond de sa jeune et prompte émotion, Line avoua qu'elle était décidément souffrante et qu'elle n'aurait pas même la force de se lever pour déjeuner sur une chaise.
Elle prit son repas au bord du lit.
Cependant la journée s'avançait. Mirabelle rangea la chambre, reçut les vêtements, les plia, en ancienne apprentie soigneuse, et, comme il fallait bien méditer aussi les exigences de la vie pratique, elle visita les porte-monnaie et fit le compte des richesses communes.
Deux journées d'auberge au village, les achats de vêtements, les fleurs, avaient absorbé les trois quarts de ce que contenaient les petites bourses...
Mirabelle, toute soucieuse, ébaucha des combinaisons...
—À quoi penses-tu? demanda Line.
—À toi, chérie... Il faut que je sorte...
—Tu penses à moi et tu me quittes?
—Pas pour longtemps... Deux heures peut-être... Si je n'étais pas rentrée à l'heure du dîner, tu ne t'inquiéterais pas, le promets-tu?
—Oh! mais comme je vais m'ennuyer! Pourquoi faut-il que tu sortes?
—Ne me demande pas... C'est pour nous deux... Dès que je serai sortie, ferme bien la porte, n'est-ce pas? et ne laisse entrer personne... Puisque tu es fatiguée, tu devrais faire une longue sieste en m'attendant...
Elle prit des ciseaux, se coupa une boucle brune et la fixa au second oreiller avec une épingle à cheveux.
—Tiens, mon amour, voici un peu de moi pour que tu ne te sentes pas seule...
CHAPITRE VIII
OÙ LES ÉVÉNEMENTS SE PRÉCIPITENT.
Il étoit trop poli, trop galant pour desobliger un sexe dont il avoit toujours été l'idole. Dès qu'une jolie femme se présentoit, elle était sûre d'être placée.
Le Cosmopolite.—1751.
—Ma fille est retrouvée? dit Pausole. C'est fort heureux pour elle. Mais quelle heure singulière vous avez choisie, monsieur, pour une pareille découverte!
—Sire... je suis confondu... Nous ne choisissons guère les...
—Comment voulez-vous que j'aille courir les rues quelques instants avant minuit, un soir de fête, en pleine foule, au milieu des plaisirs et sans doute des excès que toute fête conseille et même facilite, pour une démarche aussi intime, aussi délicate, aussi scabreuse que de pénétrer en personne dans l'appartement clandestin d'une Altesse royale avec le dessein paternel de ressaisir son affection? La Princesse Aline se couche à neuf heures, monsieur le chef de la Sûreté. Elle est certainement au repos en ce moment. J'arriverais comme un personnage de vaudeville au milieu d'un flagrant délit et cette seule idée m'est odieuse. Vous m'en voyez tout révolté. Allez, monsieur, vous êtes un maladroit!
—Mais, Sire, c'est votre ministre, l'honorable, seigneur Taxis, qui m'a conseillé de...
—Encore lui! Toujours cet homme! Je n'apprends donc rien de malencontreux, de brouillon, d'impolitique sans qu'il n'y ait sa part de responsabilité! Il se rendra intolérable, et je ne sais pas vraiment si je ne finirai point par me priver de tels services où je ne recueille que trouble et vicissitude... Allez! vous dis-je; je suis très mécontent... Réglez la suite avec mon page. Je ne veux plus m'occuper de rien.
Giguelillot emmena le malheureux.
—Pourquoi venir parler de cela au Roi? lui dit-il. Si vous m'aviez pris à part, je vous aurais prévenu d'un mot... Voyons, dites-moi ce que vous savez. J'essayerai d'arranger les choses.
Le chef de la Sûreté expliqua que la Princesse Aline avait été retrouvée, non avec un jeune homme, comme on croyait le savoir, mais avec une jeune fille un peu plus âgée qu'elle, hôtel du Sein-Blanc et de Westphalie. Il ajouta que, deux agents restés pendant trois heures aux écoutes derrière la porte avaient fait le rapport le plus singulier de tout ce qu'ils avaient su entendre. Il insista pour obtenir que l'arrestation fût prompte, disant que, à plusieurs reprises, Son Altesse s'était plainte d'une lassitude extrême et que le souci de l'auguste santé devait primer, semblait-il, toute autre considération.
—Ne savez-vous rien de plus? demanda Giguelillot.
—L'inconnue parlait d'une absence qu'elle avait faite dans le courant de l'après-midi et qui a été confirmée par le portier de l'hôtel.
—Où pouvait-elle aller?
—Elle refusait de le dire; mais elle rapportait deux cents francs d'une mystérieuse origine, et une bague qu'elle voulait revendre sans la garder un seul jour.
—C'est tout ce qu'on sait?
—Demain lundi, de quatre à huit, elle sortira une seconde fois.
—Ah! ah! c'est très intéressant.
Giglio remercia le policier, lui ordonna de faire cesser la surveillance le lendemain à quatre heures précises, et surtout de renoncer à toute communication avec Taxis, d'une part, avec Pausole, de l'autre.
Il achevait à peine, lorsqu'un grand mouvement se fit autour de lui,
Le Roi venait de manifester au préfet qu'il lui était agréable de se retirer dans ses appartements avec la jeune femme qu'il avait épousée le matin même.
Giguelillot traversa vivement le salon, s'approcha de Diane à la Houppe et prit en penchant la tête sur l'épaule un air suppliant et doux...
Diane fronça les sourcils sans pouvoir en même temps s'empêcher de sourire, et, le visage tendu en avant, elle articula nettement:
—Oui.
Puis, dans un rire silencieux, elle murmura non sans bravade:
—Tu ne diras plus, petite horreur, que tu n'as jamais entendu ce mot-là.
Il la rejoignit une heure plus tard. Elle l'attendait sur une chaise longue; ses cheveux noirs ondulaient largement sur chacune de ses joues et la recouvraient jusqu'à la hanche. Il ne vit de son expression que deux yeux très brillants et une bouche humide...
—Eh bien, madame, dit-il, je vous ai obéi. La Princesse Aline n'est pas arrêtée.
—Oh! tu es gentil! tu es si gentil!
—Quelle récompense aurai-je?
—Toutes celles que tu aimes.
Elle ferma doucement le verrou, tandis qu'il éteignait toutes les lampes électriques, sauf une qu'il posa sur le sol, afin de laisser le sommet du lit dans une demi-obscurité. Il retira son costume jaune et bleu dans le cabinet de toilette. Un flacon de parfum s'offrait: il le reconnut aussitôt et s'en versa par attention.
Mais lorsqu'il frissonna enfin dans les bras de la jeune femme il se sentit presque humilié, ou, si l'on peut le dire, inutile. Son gracieux talent ne lui servait à rien. Diane obéissait aux caresses avec un tel empressement que toute subtilité devenait ruse perdue. Déjà elle avait ressenti ce qu'il s'occupait de lui suggérer avec plus de méthode qu'elle n'avait de patience. Ainsi plusieurs fois de suite elle le déconcerta.
Au milieu de la nuit, comme pour le dominer et le maintenir au moment où elle attendait de lui des réponses presque solennelles, Diane à la Houppe s'étendit avec un soupir sur celui qu'elle chérissait tant, s'accouda de chaque côté, le frôla régulièrement de ses seins gonflés et souples dont la caresse passait tiède et lui dit avec effort:
—Tu m'aimes?
—Oui.
—Combien de temps m'aimeras-tu?
—Toujours.
—Alors... je peux te confier... un secret?
—Tu peux.
—Le Roi m'a dit qu'il songeait à permettre aux pages... d'entrer dans le harem... et qu'il fermerait les yeux sur... ce qui se passerait... très probablement.
—Admirable inspiration!
—Oh! ne ris pas!... Je suis si contente!... Nous pourrons nous revoir... Maintenant cela m'est bien égal que la blanche Aline soit prise... puisque cela ne nous sépare plus...
—Amour!...
—Mais tu vas me jurer quelque chose.
—Tout ce que tu voudras.
—Il y a tant de femmes au harem... Sais-je seulement si quelqu'une ne te fera pas la cour? Souviens-toi, Djilio, souviens-toi que je me suis soumise la première... et jure-moi que les autres n'obtiendront rien de ta bouche... Jure-moi que personne ne t'étreindra comme je t'étreins... avec mon corps et mon âme!... Jure, Djilio! Donne-toi comme je me donne!
Giguelillot ne fit aucune difficulté. Il jura selon les traditions et prit le ton qui convenait à la circonstance. Puis il quitta la belle Diane «afin de ne pas la compromettre», ainsi qu'il le lui fit comprendre,—et aussi pour dormir tranquille, mais il ne dit rien de cette-raison-là.
Le lendemain, comme il passait dans le corridor préfectoral, un appel murmuré mais pressant lui fit retourner la tête.
Le petit visage de Philis se hasardait, timidement, derrière une porte entre-bâillée.
La porte s'ouvrit tout à fait, puis se referma sur eux deux.
—Le Roi dort, dit Philis. Restons là,... Nous ne serons pas surpris.
—Comment! à midi et demi, le Roi dort encore?
—Pas depuis longtemps! expliqua la petite avec une certaine fierté.
—Et vous?
—Moi! je n'ai pas sommeil quand je pense à vous. Il y a une heure que je vous attends derrière cette porte.
—Que vouliez-vous de moi?
Elle prit un air penché:
—Une petite leçon, monsieur... Vous ne m'en avez donné qu'une et je l'ai vite apprise par cœur, mais je ne ferai jamais de progrès si vous ne m'enseignez qu'une règle sur quatre...
Giguelillot la félicita de ses dispositions studieuses. Toutefois, comme il ne trouvait ni agréable ni décent le rôle qu'on voulait lui faire jouer, il décida que dans l'intérêt même de l'élève, la seconde leçon devait être plus expérimentale que théorique, et, consultant ses fantaisies plutôt que les devoirs de sa tâche, il abusa diversement de l'acceptation préalable que Philis exprimait toujours à l'étourdie, avec un jeune élan de confiance et parfois de curiosité.
Philis apprit les quatre règles. Son esprit s'ouvrait peu à peu à toutes les lumières nouvelles d'une science qui la ravissait, et qui n'était jamais trop difficile, prétendait-elle, pour ses jeunes compréhensions. Cependant après une heure et quart Giguelillot lui dit en ami que son petit cerveau délicat avait assez travaillé.
Elle le retint:
—Vous vous en allez?
—Jusqu'à ce soir.
—Vous sortez en ville?
—Oui.
—Puis-je vous donner une commission?
—Laquelle?
—Écoutez... Ma sœur n'a pas toujours été gentille pour moi... mais je l'aime bien tout de même... et je suis triste qu'elle soit partie... Vous êtes si adroit, petit ami... Vous pourrez peut-être découvrir son adresse... et la voir un instant... et lui parler de moi... Cherchez-la, vous me ferez plaisir... Gardez son secret, je n'en veux pas... mais dites-moi si elle va bien... Je ne vous demande pas autre chose...
—Vous le saurez ce soir, dit Giguelillot.
—C'est gentil... Encore un petit mot... Vous lui parlerez... vous lui parlerez de tout près... Ne l'embrassez pas...
—Je vous le promets.
—Même si elle a l'air d'en avoir envie?
—Les jeunes filles n'ont jamais cet air-là, mademoiselle.
—Oh!... alors on voit bien que vous ne les connaissez pas!
Giguelillot déjeuna fort tranquillement, fit à plusieurs amis l'aveu confidentiel de son départ pour une enquête, afin que cela fût immédiatement répété au Roi. Puis il sortit, seul et sans canne.
Devant l'hôtel de la préfecture, sur la planche d'un banc public, il aperçut la belle Thierrette, qui, les deux mains croisées en poing et le corps courbé en cerceau, posait, sans en avoir conscience, pour la statue monumentale du Découragement silencieux.
Il la releva par le menton.
—Eh bien, pauvre Thierrette, cela ne va pas? dit-il.
—Ah! monsieur! je ne peux pas suffire... Ce n'est pourtant pas faute de bonne volonté... J'y mets tout mon cœur, vous savez... je me mets en quatre pour contenter... mais il y a trop d'ouvrage... Je vais demander mon compte.
—Déjà? Déjà? Comment, toi, une forte fille, avec tes muscles et ta santé, tu ne peux pas crier: «Vive l'armée!» pendant deux jours de suite? Qui est-ce qui m'a flanqué une mauviette pareille, sacré nom d'un chien?
—Mauviette? Je voudrais bien en voir une autre à ma place!... Monsieur, ils amènent leurs amis, maintenant!... Un régiment, passe encore, mais toute la ville, je ne peux pas... Alors je viens vous prier... pour si vous connaissiez une maison plus tranquille... même avec plusieurs maîtres... pourvu qu'ils ne soient pas plus de cinquante...
—Allons, console-toi. Je sais ce qu'il te faut. De ma propre autorité je te nomme ribaude ordinaire à la suite du corps des pages. Nous sommes quinze à peine...
—Oh! si ce n'est que cela!
—... Et nous avons tous beaucoup d'amies; mais il nous manquait... comment dirai-je... quelqu'un qui fût à portée... Les soubrettes du Roi ne sont jamais seules à l'heure où on leur rend visite... On ne peut pas compter sur elles... Toi, tu seras notre petit harem particulier. C'est entendu. Sèche tes larmes.
La paysanne se confondit en remerciements et resta clouée sur la place.
La quittant avec un geste d'encouragement et d'entrain, Giguelillot fut d'abord s'acheter des cigarettes, puis il se rendit vers les lieux où il savait pouvoir rencontrer Galatée.
C'était un petit hôtel blanc, fort convenable d'aspect, et dont rien ne décelait la vie intérieure.
Le page sonna. On l'introduisit auprès d'une grande dame âgée qui avait de parfaites façons et qui s'enquit tout de suite de ses préférences, c'est-à-dire qu'elle lui demanda s'il fallait faire prévenir en ville Mme X., femme d'un magistrat, personne blonde très effarouchée, ou plutôt Mme Y., dont la photographie était sur la cheminée.
Mais Giglio, sans y toucher, fit en quelques mots précis le portrait d'une jeune fille idéale qui ressemblait à Galatée comme Galatée à son miroir.
On le laissa seul dans une chambre, et, après vingt minutes d'attente pendant lesquelles on fit semblant d'aller quérir l'ingénue chez elle, il vit entrer Mlle Lebirbe qui venait simplement de la chambre voisine.
Dès qu'elle l'aperçut, elle poussa un cri et, détournant la tête, se mit à pleurer.
Au lieu de triompher par un «Je vous l'avais bien dit!» qui ne lui eût pas apporté les consolations indiquées, Giglio s'approcha d'elle et lui prit la main:
—Qu'avez-vous?
—Ah! vous êtes gentil d'être venu!
Ses larmes redoublèrent. Elle reprit:
—Vous aviez raison... vous m'avez parlé comme un ami... J'ai eu tort de ne pas vous croire... On a été si grossier pour moi, si vous saviez!... Je ne suis pas plus heureuse que dans ma famille...
—Vous retourneriez chez votre père?
—Oh! non! mais je veux sortir d'ici.
—Personne n'a le droit de vous retenir. Où irez-vous quand vous serez sortie?
—Je ne sais pas...
Puis, de plus en plus désespérée, elle sanglota:
—Je suis amoureuse.
Giglio ne comprenait plus.
—Vous dites?
Elle ne répondit rien.
—Amoureuse de qui?
Elle hésita encore, sourit légèrement, soupira, et dit enfin:
—De votre amie.
Très sérieux, le page hasarda:
—Est-ce que vous ne pourriez pas désigner plus clairement...
—Votre amie de l'hôtel du Coq... L'aînée des deux... Elle est venue ici... Elle avait besoin d'argent, paraît-il... Ah! si vous aviez vu ma joie quand je l'ai aperçue... N'est-ce pas qu'il y a des hasards providentiels et que nous étions prédestinées à nous retrouver un jour, peut-être pour longtemps?
—Ce n'est pas douteux, dit Giguelillot qui entrevit des machiavélismes.
—Vous savez que j'en suis folle? reprit Galatée. Je comprends maintenant tout ce que j'ai vu par ma fenêtre, au bout de ma lorgnette qui tremblait... Nous sommes restées seules une demi-heure dans un salon d'attente... Je crois bien qu'elle en aime une autre et néanmoins elle m'a aimée... pour se purifier, disait-elle, de ce qu'elle allait faire dans l'horrible endroit où je suis encore. Quand je pense qu'elle va revenir dans une demi-heure et que peut-être nous ne nous reverrons pas...
—Vous vous reverrez, dit Giguelillot, ce soir même, et pour longtemps.
—Je le lui ai demandé. Elle ne veut pas.
—Elle voudra... Croyez-moi aujourd'hui puisque vous regrettez de ne m'avoir pas cru avant-hier... Venez ici écrire une lettre. Demandez ce qu'il faut pour cela.
Une esclave en bonnet apporta un buvard.
—Vous allez, dit Giguelillot, écrire à la jeune fille que vous espérez, que vous attendez ici même.
—Pourquoi?
—Pour lui dire d'abord ce que vous pensez d'elle...
—Elle le sait.
—Elle ne le sait pas. Rien ne vaut une déclaration écrite... Dites-lui par lettre tout ce que vous lui avez dit en pensée depuis que vous l'avez quittée... Et enfin...
—Mais puisqu'elle va venir?
—Oh! il ne faut pas lui en parler. C'est très important. Vous gâteriez tout.
—Soit...
—Dites-lui donc ce que vous pensez d'elle, et donnez-lui rendez-vous pour ce soir au Jardin-Royal, sous le monument de Félicien Rops.
—Elle y sera?
—Elle y sera. Je m'y engage. Mais dépêchez-vous. Le temps presse.
Galatée écrivit sa lettre, puis, la tendant:
—À quelle adresse?
—Je me charge de la faire parvenir.
—Et le résultat?
—Ce soir vous serez toute seule avec cette jeune personne et vous l'emmènerez où il vous plaira... Je vous conseille d'aller en France.
—Vous ne vous moquez pas de moi?
—Voulez-vous me dire pourquoi je me moquerais de vous?... et si jusqu'à présent je vous ai laissé croire que je faisais de fines mystifications autour de votre personne?
—Pardonnez-moi, mon ami. Merci... Merci de tout cœur... Vous reverrai-je?
—Non... ou du moins... pas cette semaine... On se revoit toujours: le monde est si petit. Mais je vous chasse d'où vous êtes, et ne vous donne aucun rendez-vous. C'est la meilleure preuve que je puisse vous offrir de ma respectueuse amitié.
CHAPITRE IX
OÙ GIGUELILLOT, LUI AUSSI, DEVIENT AMOUREUX.
La fille est pour le garçon;
Quoi qu'on fasse et qu'on babille,
Ce n'est, ma foi, que vétille,
Que mystère et que façon.
Le filet est pour l'anguille
Et le trou pour la cheville,
La limace à la coquille,
La coquille au limaçon.
Le garçon est pour la fille,
La fille pour le garçon.
Et la balle pour la grille,
Le fil pour la canetille
Et la pomme pour l'arçon,
L'appât est pour l'hameçon,
Le bout pour le nourrisson,
Et l'oiseau pour le buisson,
Et le garçon pour la fille.
Le cheval est pour l'étrille
Et pour le caparasson,
Le tillac est pour la quille,
La cage pour le pinson,
Et l'étang pour le poisson,
Et l'ente pour l'écusson,
Et l'épy pour la moisson,
Le rocher est pour l'anguille,
La fille pour le garçon.
. . . . . . . . . . . .
Virelai de Claude Le Petit.—1660.
Lorsque Giguelillot se rendit enfin hôtel du Sein-Blanc et de Westphalie—car vous pensez bien qu'il y courut—Mirabelle venait de sortir.
Il frappa trois coups discrets, et attendit:
—Qui est là?
—Moi.
—Vous?... le page de papa? dit Line tout bas, dans la serrure.
—Puis-je entrer?
—On m'a bien défendu d'ouvrir... Mais puisque c'est vous, il n'y a pas de danger.
Elle lui ouvrit, et, se haussant sur la pointe des pieds, elle lui tendit la joue.
—Embrassez-moi, dit-elle, je vous le permets... Sur l'autre joue aussi... La vôtre, maintenant...
Elle soupira.
—J'ai bien des choses à vous dire... Asseyons-nous tout près, sur le canapé... Comment vous appelez-vous?
—Djilio.
—Oh! quel joli nom! dit Line.
Et Giglio pensa une fois de plus que si chaque femme trouve à dire des banalités diverses, selon les amants qu'elle rencontre, chaque homme n'entend pas plus de dix phrases de la part de toutes les maîtresses, comme si elles répétaient en secret pour lui réciter le même rôle.
—Quel hasard! s'écria Line. Je pensais justement à vous... Laissez-moi vous regarder... Je me suis presque disputée avec mon amie à propos de vos yeux... Je les trouvais très jolis. On a prétendu que non. Mais j'ai raison contre elle, Djilio. Ils sont bien jolis, vos yeux.
—Tout à fait quelconques, dit Giglio; s'ils s'animent quand ils vous regardent, Altesse, c'est à vous qu'ils le doivent.
—Ne m'appelez pas Altesse, vous m'intimidez. Dites-moi Line, c'est plus gentil.
Mais il ne la nomma d'aucune façon, car, avec un trouble apparent qui n'était pas, cette fois, volontaire, il ne trouva plus rien qui lui semblât digne d'être dit à la blanche Aline.
Le premier jour où il l'avait vue, dans cette autre chambre d'hôtel où s'étaient précipités des événements si rapides, les circonstances ne se prêtaient guère à une contemplation tendre. Mirabelle, présente et jalouse, ne se laissait pas oublier, Aline inquiète montrait un visage altéré. Scène étourdissante et brève, ce quart d'heure singulier s'en était allé en folie dans le tourbillon de son souvenir.
Là au contraire, dans le silence, de ses yeux et si près de son visage charmant, il la vit semblable à elle seule.
Diane à la Houppe lui parut trop sensuelle; Philis trop exempte de tendresse. L'une dévorait et l'autre jouait, mais aucune des deux n'avait dans le regard cette petite flamme continue qui appelle et retient l'amour au moment où elle le révèle.
Il tenait les deux mains de Line, qui ne baissait pas les paupières et qui laissait entr'ouverte, comme pour un baiser toujours prêt, sa petite bouche plus haute que large de jeune fille encore enfant.
Il ne lui parlait point. Il n'aurait su que lui dire. Vaguement, et une à une, les phrases qu'il avait répétées cent fois se présentèrent à son esprit. D'abord il les rejeta, puis avec un sourire presque triste, il pensa que sur un autre ton, ces phrases-là ne seraient plus les mêmes. Il se dit que ses hyperboles, et les plus invraisemblables, se trouveraient mieux que jamais en situation; que les petits mensonges de la galanterie, excusables dans une aventure, deviendraient tout à fait touchants au début d'une passion réelle; enfin qu'il pouvait sans faute abuser sa nouvelle amie selon ses méthodes ordinaires, sachant qu'il lui ferait plaisir et sentant combien cela lui était dû.
—Qu'avez-vous? disait Line,
—Je vous aime, fit-il.
—Je vous aime aussi, Djilio; je vous aime de tout mon cœur. Je suis bien heureuse en vous le disant.
—Mais moi, je vous aime depuis si longtemps. Vous n'en saviez rien, n'est-ce pas?
—Depuis longtemps? répéta Line. Vous m'aimez depuis longtemps? Mais hier matin je ne vous connaissais pas...
—Je vous aime depuis trois ans, dit Giguelillot en soupirant.
—Et vous ne me l'aviez jamais dit?
—Je n'osais pas... Je pensais à vous, mais vous étiez si haut, si loin de moi!... Comment croire que jamais vous consentiriez à m'entendre?... Je vous aimais d'en bas... Je pensais à vous sans cesse, mais je n'espérais pas que j'arriverais un jour, par un hasard extraordinaire, à vous parler enfin seul à seule, la main dans la main, les yeux dans les yeux...
Line le regardait avec tendresse.
Il poursuivit:
—Vous ne me croyez pas?
—Oh! si!
—Tenez... J'écrivais des vers sur vous...
—Des vers? Vous faites des vers? Oh! j'aime tant les vers! Et vous en avez fait sur moi? c'est vrai?
—Voulez-vous les lire?
—Si je veux les lire?... mais oui!
—Les voici.
Giguelillot sortit de sa poche son premier volume de vers, feuilleta... Agnès... Alberte... Alexandrine... Alfrède... Alice... Alix... Aline!
—Lisez! dit-il simplement.
Line s'empara du petit volume et lut avec avidité:
Lumière de mes nuits si tristes et si brèves,
Idéal renaissant de mon premier désir,
Ne sentez-vous jamais mon âme vous saisir
Et fermer sur vos seins les ailes de ses rêves?
La petite Line leva de grands yeux.
—Mais qui me dit que ces vers sont pour moi?
—C'est un acrostiche... Vous savez bien ce que c'est qu'un acrostiche? Vous êtes abonnée au Journal de la Jeunesse? Lisez les premières lettres de chaque vers.
—A, L, I... Aline! s'écria-t-elle avec un sourire de joie. Oh! c'est vrai! Et comme ils sont jolis! Je n'en ai jamais lu d'aussi jolis que ceux-là... Mais vous avez beaucoup de talent!
—Quand je parle de vous, Line... C'est vous seule qui m'inspirez... Vous m'avez bien compris?... Je n'osais pas écrire votre nom dans un volume que tout le monde pouvait lire... Je l'ai caché dans un acrostiche... secrètement... pour vous et pour moi... Personne ne le sait, hors nous deux!
Line se jeta dans ses bras. Il la prit avec passion, et sans rien tenter de plus direct envers son petit corps plié, il unit sa bouche à celle qui se tendait, très tendrement, presque avec précaution.
—Comment! dit Line, vous connaissez cela aussi?... Mirabelle me disait qu'elle l'avait inventé...
—On le lui avait appris, dit Giguelillot.
—Comme à vous?
—Oh! je l'aurais deviné d'instinct, le premier jour où je vous ai vue.
—Mais alors... elle m'a trompée?
—Elle vous a trompée gentiment.
—C'est égal... elle m'a dit un mensonge... Je ne le lui pardonnerai de ma vie. C'est si vilain, les mensonges, n'est-ce pas?
—Rien n'est plus laid, dit Giguelillot.
Line réfléchissait, les lèvres serrées.
—Je vous aime encore plus que mon amie, dit-elle.
Ici, Giglio cessa de se contenir. Il prit la petite Line dans ses bras, la porta sur le lit sans quitter ses lèvres, d'autant plus facilement qu'elle lui disait:
—Oh! oui!... mettez-vous là... tout près... tout près...
Et une heure plus tard, la blanche Aline avouait dans ses bras très émus:
—Mirabelle est une menteuse. Je vous aime plus qu'elle, beaucoup plus qu'elle... Je vous aime... comme je n'ai jamais aimé personne au monde... Oh! ne vous en allez pas! ne vous en allez pas!
—Il le faut...
—Mais pourquoi?
—Le Roi m'attend... Mirabelle va rentrer...
—Je ne veux plus la voir! Je n'aime que vous! que vous!... Restez là... je voudrais vous toucher depuis les pieds jusqu'à la tête et rester ainsi toujours, les doigts dans vos doigts, la bouche sous la vôtre... Je ne veux pas que vous vous en alliez... Obéissez-moi, enfin!
Giglio brusqua les choses:
—Tout est perdu, dit-il, si nous restons ici. Mirabelle vous reprendra dans une heure. Elle-même sera prise une heure après et nous ne pourrons plus jamais, jamais nous revoir, car le Roi vous emprisonnera de nouveau dans vos appartements du palais.
—Alors, emmenez-moi, partons... Est-ce qu'il n'y a pas d'autres pays où nous pourrions vivre tranquilles, sans que personne puisse nous tourmenter?
Giglio eut pitié de Pausole:
—Vous aimez votre père, ma petite Line. Vous l'aimez beaucoup. Si vous allez où il n'est pas, vous le regretterez bientôt.
—Oui, j'aime papa, mais pourquoi m'enferme-t-il? Si je reviens au palais, je ne pourrai pas vous revoir et je serai malheureuse comme avant... Car je le sens bien maintenant... j'étais très malheureuse... Je ne m'en doutais guère...
—Il y a un moyen qui arrangera tout. Vous vous rappelez la maison dont je vous avais parlé hier? la maison de ces bons vieillards qui recueillent les enfants maltraités et les soignent?
—Oui. 22, rue des Amandines. Je crois que je me rappelle encore l'adresse.
—Parfaitement. Allez-y. Allez-y tout de suite. Et quand on vous aura donné la chambre qui vous convient (demandez la section des filles), je me charge de vous en faire sortir avec toute votre liberté.
—Pour toujours?
—Pour toujours.
CHAPITRE X
OÙ L'ON PRESSENT LA FIN.
Διὸ δεῖ ἦχθαί πως εὐθὺς ἐκ νέων, ὡς ὁ Πλάτων φησίν, ὥστε χαίρειν τε καὶ λυπεῖσθαι οἷς δεῖ· ἡ γὰρ ὀρθὴ παιδεία αὕτη ἐστίν.
Aristote, Éthique, II, 2.
Il était quatre heures, le lendemain, quand Pausole et ses deux ministres furent reçus rue des Amandines, où le bon Roi, si bon qu'il fût, ne croyait pas entrer en père.
Giguelillot, depuis le matin, avait mis zèle et patience, d'abord à persuader au Roi que cette visite serait pleine d'attraits; ensuite à instruire secrètement ses hôtes, afin qu'ils lui parlassent comme il convenait de le faire.
Le directeur de la Société mena Pausole jusqu'à un fauteuil, s'inclina trois fois devant lui et lut enfin, d'une voix satisfaite et ponctuée, l'allocution que voici:
«Sire,
«L'Union tryphémoise pour le Sauvetage de l'Enfance ne saurait être comparée aux œuvres similaires des pays limitrophes, pas plus que les lois de Votre Majesté ne souffrent de rapprochement avec celles des nations rivales. Ici, nous recueillons les enfants maltraités, physiquement ou moralement, mais le danger moral que nous prétendons combattre n'est pas du tout celui que redoutent nos meilleurs confrères étrangers, lesquels n'entendent pas comme nous le bonheur des petits enfants.»
—Je le crois sans peine, dit Pausole.
—«Nous estimons, avec vous-même, Sire, que le jeune être acquiert très tôt quelque droit à la liberté. Nous estimons qu'en soumettant la jeunesse à l'autorité paternelle pendant vingt et une années d'existence, les vieilles lois européennes prolongent dans leur sein l'une des nombreuses racines que l'esclavage antique y laisse encore vivantes. Le droit du père sur le fils, comme celui du mari sur la femme, c'est, au fond, sous un nom quelconque, la mainmise du plus fort sur l'épaule du plus faible, et il emprunte à la tyrannie son arbitraire sans limites, en même temps que son prétexte et son drapeau: la protection. Le mobile qui entraîne un citoyen libre à enfermer son enfant dans les horribles geôles qu'on nomme les internats n'est pas différent de celui qui le pousse, pendant les vacances, à martyriser le pauvre petit du revers de la main ou du bout de la règle. L'homme, qui n'a plus de droits sur les libertés de l'homme et qui ne peut plus impunément séquestrer ou frapper un esclave humain, conserve partout son pouvoir sur la personne de l'enfant, et, comme il faut bien qu'il abuse de tous les pouvoirs qu'on lui donne, il abuse de celui-là, pour se dédommager d'avoir perdu les autres.»
—Très bien pensé, dit Giguelillot. N'est-ce pas, Sire?
—Très bien, dit Pausole.
—«Nous considérons comme abus de pouvoir paternel toute atteinte portée à la libre expression comme au libre exercice des volontés de l'enfant, si ces volontés n'engagent que lui seul. Nous offrons chez nous un asile à tous les enfants malheureux sans leur demander pourquoi ils souffraient dans leur famille, mais en constatant avec une légitime fierté qu'ils sont heureux dans notre sein. Nous entretenons chez eux le goût spontané de l'étude au lieu de leur faire haïr toute espèce de travail en les emprisonnant dans la salle de classe. Leur émulation n'est pas moindre et nous avons constaté bien des fois que, près d'un maître aimé, l'espoir des récompenses vaut la crainte des punitions. Les deux sexes élevés ensemble apprennent à se connaître l'un l'autre et sont ainsi moins exposés à se tromper cruellement plus tard. Lorsqu'il leur plaît d'aller au jeu, ils sont libres là comme ailleurs. Rien ne leur est défendu, hormis de se disputer. Ils se groupent comme ils le veulent, dans la cour comme au dortoir. Respectant les lois naturelles plutôt que les principes des hommes, nous n'enfermons pas les sens de nos élèves dans une contrainte artificielle où ils dévieraient fatalement, pour le plus grand dommage de leur santé fragile. Nous favorisons au contraire l'expansion des jeunesses précoces, convaincus qu'à retarder l'amour on ne fait que le rendre plus redoutable, et qu'à suppléer le plaisir par le rêve on accomplit de mauvaise besogne. Ce n'est pas là de l'éducation, au sens vraiment élevé du mot...»
Pausjole interrompit le discours:
—Et quand ces enfants vous demandent conseil?
—Sire, nous leur déconseillons les amitiés particulières, mais c'est pour leur présenter les amitiés multiples comme un meilleur emploi de leurs jeunes tendances. L'amour, l'amour exclusif d'une personne individuelle, l'amour enfin tel qu'on l'enseigne dans les classes de littérature des lycées français ou allemands, est en effet une tragédie qui aboutit le plus souvent à la folie furieuse d'Oreste, à la triste fin de Marguerite ou au suicide lamentable de Roméo et de Juliette. Les faits divers de tous les grands quotidiens sont remplis de pareilles catastrophes. Pénétrés du devoir qui nous incombe et de l'influence salutaire que nous pouvons exercer, nous enseignons à nos élèves les dangers d'un amour unique; certes, nous apportons ici le tact et la discrétion que de pareils sujets comportent, mais nous ne saurions oublier devant nos petits orphelins qu'il y va de leur santé morale et de leur avenir tout entier.
—Je vous approuve des deux mains, dit Pausole. Débauchez! monsieur, débauchez! On voit assez par ce qui se passe au dehors de nos frontières les effets parallèles des deux grands systèmes. D'une part, dans les classes supérieures, la claustration à la chambre et la continence obligatoire de la jeunesse, contre la nature et le bon sens, ont fait croître la race efflanquée, débile, phtisique et frappée d'anémie en qui s'étiole aujourd'hui l'aristocratie européenne. Au contraire, d'où viennent les ouvriers forts, les manieurs de marteaux, les porteuses de pain? De Charonne et de l'East End, de Whitechapel et de Ménilmontant, des longs faubourgs de Hambourg et des cloaques de Marseille, de tous les milieux enfin où l'enfance pousse en liberté, se mêle et s'unit selon ses instincts, sans retenue et sans contrôle...
Pausole, fatigué d'avoir tant parlé, se reposa en interrogeant:
—Aboutissez-vous? dit-il.
—Pas toujours, répondit le vieillard. Nous sommes cependant satisfaits, au moins par comparaison. Une Société d'un pays voisin (œuvre dont je parlerai d'ailleurs avec tout le respect que mérite a priori une institution charitable) s'est donné pour mission de ne libérer ses filles que vierges ou mariées. On ne sait pas bien pourquoi. Mais voici des chiffres: en treize ans, cette Société a recueilli près de deux mille cent cinquante enfants...
Giguelillot glapit:
—«C'est beaucoup, dit Candide.»
Le président continua:
—Et sur ce nombre énorme de jeunes nubilités, savez-vous combien elle a marié de filles?... Deux.
Giguelillot grommela:
—«C'est beaucoup, dit Martin.»
Mais le président restait grave:
—Nous, au contraire, depuis sept années, sur huit cent quarante six filles, nous en avons débauché huit cent douze. J'ose dire qu'étant donné le but respectif des deux Sociétés...
—Oh! la vôtre l'emporte, affirma Pausole. Cela n'est pas douteux.
—Votre Majesté daigne reconnaître nos efforts?
—Non seulement je vous approuve, mais je vous subventionne, dit Pausole. J'inscris soixante mille francs pour vous à mon budget de l'Intérieur. Si cette somme ne suffit pas aux bonnes œuvres que vous pourriez faire, dites-le à mes ministres: elle sera augmentée.
Le vieillard s'inclina profondément, puis d'une voix subitement altérée, il balbutia:
—L'accueil si bienveillant... que Votre Majesté... l'approbation, veux-je dire... si flatteuse... que reçoivent ici nos idées... nos tentatives... nos essais de réalisation... m'encourage à...
—Mais parlez donc!
—Sire, la communication que j'ai à faire ici... est d'ordre si confidentiel... que je ne me crois pas le droit de l'exposer en ce moment...
—Retirez-vous, mes amis, dit Pausole à ses conseillers... Et maintenant parlez, monsieur: nous sommes seuls.
—Hier soir, à sept heures... nous avons vu entrer ici... une auguste visiteuse, Sire... Son Altesse la Princesse Aline.
Pausole bondit:
—Ici?... Ma fille est ici?... dans ce lieu de perdition et de proxénétisme?
—Elle demande secours... murmura le vieillard presque défaillant.
—Et contre qui?
—Contre son destin, Sire, contre son destin... elle n'accuse personne.
—Elle est seule?
—Toute seule.
—Dites-lui donc que je l'attends! elle se jettera dans mes bras!
—Oui... mais auparavant... elle demande que nous lui assurions... les libertés que vous trouviez à l'instant si équitables, Sire, et que vous déclariez justement offertes à la jeunesse des deux sexes...
—Allons! qu'est-ce que cela signifie?... Où est ma fille?... J'entends la voir à l'instant même.
On la pria d'entrer.
Comme pour affirmer par un signe extérieur toutes les libertés qu'elle avait déjà prises, Line avait revêtu le costume national des Tryphémoises: le mouchoir de couleur aux cheveux et les mules.
Elle fit quelques pas, très fière de sa nudité symbolique, mais un peu timide aussi.
Pausole la prit dans ses bras.
—Ma petite fille! mon petit enfant! pourquoi es-tu partie?
—Parce que j'avais rencontré une très bonne amie, papa, et parce que dans ton palais tu me défendais d'aimer personne.
—Avec qui donc es-tu partie?
—Avec une danseuse d'opéra.
—Une danseuse? mais cela n'a aucune importance, alors?
—Ah! dit Line.
Pausole l'embrassa de nouveau.
—Tu veux bien revenir avec moi, maintenant? Tu m'embrasses?
—Oui, papa. Je te dis: «Oui» tout de suite. Je sens que je vais te suivre partout; mais je sens aussi que tu vas me dire, et tout de suite comme moi, dans l'oreille, quelque chose de très gentil.
—Que je t'aime bien?
—Et que tu me laisses libre.
—Mais enfin pourquoi?
—Parce que tu m'aimes bien.
Pausole, très ému, regarda sa fille. Longtemps il resta silencieux, comme si une lutte profonde et presque pénible se livrait sous sa poitrine entre les divers conseils de son affection paternelle. Puis il dit un peu tristement:
—Eh bien, nous verrons, mon enfant. Je t'aime assez pour te rendre plus heureuse que moi.
ÉPILOGUE
Sat prata biberunt, comme dit le vieil Horace.
Le Temps, 20 novembre 1900.
Revenu au palais le soir même par une marche très fatigante qui dura près d'une heure et quart, le Roi Pausole passa trois jours en silencieuses méditations.
Tryphême après son départ reprit sa vie accoutumée. La jeune fille primée par M. Lebirbe continua de donner chaque soir le recommandable exemple qui lui avait valu les palmes. Mirabelle, déchirée par le désespoir en apprenant que Pausole avait repris sa fille, se rendit pourtant à la nuit sous le monument de Félicien Rops où elle savait pouvoir rencontrer Galatée. Toutes deux s'unirent ce soir-là jusqu'aux derniers vertiges de la sensation et elles ne savaient pas encore de quel amour fidèle et tendre cette longue étreinte en larmes nouait le premier souvenir.
Giguelillot avait parcouru le chemin du retour en quatre bonds de son petit zèbre, car il se devinait également incapable de cacher à la blanche Aline les sentiments nouveaux qu'elle lui inspirait, et d'exprimer à la belle Diane ceux qu'elle ne lui inspirait plus.
Pendant les trois jours où le Roi, seul avec sa bonne conscience, agita en lui des questions de morale, Line et son ami page se retrouvèrent toutes les nuits devant le Miroir des Nymphes toujours plein d'eau lunaire et de feuillages obscurs.
—C'est très mal, disait Line, songeant à Mirabelle.
—Non, disait Giguelillot, puisqu'elle n'en sait rien.
Et il savait se faire pardonner tout ce que cette parole avait d'abominable par tout ce qu'elle avait d'absolutoire et de consolant.
Enfin Pausole, un matin de soleil où la Reine Alberte venait de recevoir ses faveurs courtoises mais un peu distraites, sortit du palais en couronne et demanda sa mule Macarie.
En même temps il fit annoncer que tous les habitants de la demeure royale, Reines, écuyers et dames d'honneur, ministres, pages et palefreniers, eussent à se réunir en grande assemblée devant le cerisier de sa justice afin d'y entendre les discours qu'il jugerait bon d'y prononcer.
Lorsqu'il fut assis là dans sa rouge robe flottante avec le sceptre et le globe d'or:
—Mesdames, dit-il, et vous, Messieurs, il est dur d'appliquer à sa propre personne les principes que le sage répand comme des bienfaits. J'ai cru longtemps qu'il me serait permis de maintenir la liberté sur mon peuple bien-aimé sans éprouver moi-même dans certains cas ardus, ce que cette liberté a parfois de pénible; du moins pour celui qui la donne. Il me semblait que sur un territoire où l'on compte cinq cent mille foyers, je pourrais sans grand dommage, en excepter un, un seul, où une certaine autorité serait encore vivante. Il était tout naturel que ce foyer fût le mien et que le dispensateur des indépendances ne souffrît pas le premier de leurs excès possibles.
Ici le Roi prit un temps, cueillit une cerise délicieuse ou plutôt en cassa le fil qui l'attachait à portée de ses doigts, et tout en aspirant doucement le suc du fruit juteux et tiède, il suivit d'un œil un peu mélancolique l'agitation passionnée de la multitude qui l'écoutait.
—Mais, reprit-il, le Roi lui-même s'instruit. Je viens de faire un voyage secret pendant lequel j'ai beaucoup appris, tant sur le genre humain que sur mes devoirs envers lui. J'ai vu des foules heureuses et libres dont le bonheur tenait à la liberté par des racines déjà si profondes que je ne puis plus douter d'avoir semé cette graine dans son terrain d'élection. Il m'a paru qu'autour de moi, on était moins heureux parce qu'on était moins libre et cela suffit pour me dicter une sorte d'abdication...
De grands cris l'empêchèrent d'achever:
—Non! Vive le Roi! disaient les voix. Abdiquer? Nous ne le voulons pas!
Pausole étendit la main.
—Je resterai votre chef, ou du moins, l'arbitre choisi par votre consentement général pour assurer le maintien des droits qui sont l'apanage de tous, et je ne changerai rien, pour ma part, à mes habitudes d'existence que j'ai reconnues nécessaires à ma tranquillité d'esprit. Mais je lève désormais la contrainte relative qui pesait sur mes familiers. Taxis, mon ami, retournez en France d'où vous êtes venu à nous comme le corbeau dans le vent d'hiver. À l'avenir mes femmes et ma fille se règleront selon leurs inclinations. J'émancipe leurs têtes charmantes que la vôtre rendait plus charmantes encore par le contraste de sa hideur.
À ces mots il y eut dans la foule moins de joie peut-être que d'attendrissement et, comme des enfants qui reçoivent des cadeaux prestigieux sans oser y toucher encore, les femmes se pressèrent autour de celui qui était si bon pour elles, et vinrent avec la blanche Aline, fidèlement, lui baiser les mains.
Ci finit l'aventure extraordinaire du Roi Pausole, qui, pour retrouver sa fille, alla jusqu'à parcourir sept kilomètres à dos de mule, de son palais à sa grand'ville.
On aura lu cette histoire ainsi qu'il convenait de la lire, si l'on a su, de page en page, ne jamais prendre exactement la Fantaisie pour le Rêve, ni Tryphême pour Utopie, ni le Roi Pausole pour l'Être parfait.
FIN
TABLE DES MATIÈRES
LIVRE PREMIER
- Chapitre Premier.—Comment le Roi Pausole connut pour la première fois les vicissitudes de l'existence
 - Chapitre II.—Où l'on présente le Roi Pausole, son harem, son Grand-Eunuque et le palais du gouvernement
 - Chapitre III.—Où l'on décrit la blanche Aline de la tête aux pieds, pour que le lecteur déplore sa fuite et la pardonne en même temps
 - Chapitre IV.—Comment le Roi Pausole rentra dans son palais et ce qu'il jugea bon d'y faire
 - Chapitre V.—Du conseil que tint le Roi chez les femmes de son harem et du choix qu'il sut faire entre plusieurs avis
 - Chapitre VI.—Comment Diane à la Houppe et le Roi Pausole virent entrer quelqu'un qu'ils n'attendaient pas
 - Chapitre VII.—Qui est considérablement écourté, eu égard aux lois en vigueur
 - Chapitre VIII.—Où Pausole examine des révélations sur une lettre dont l'importance n'échappera point au lecteur
 - Chapitre IX.—Où Pausole se détermine
 
LIVRE DEUXIÈME
- Chapitre Premier.—Comment la blanche Aline vit danser un ballet, et ce qui s'ensuivit
 - Chapitre II.—Où Pausole, non content d'avoir pris une résolution, va jusqu'à l'exécuter
 - Chapitre III.—Comment le Miroir des nymphes devint celui des jeunes filles
 - Chapitre IV.—Où Pausole et ses conseillers manifestent leurs contrastes
 - Chapitre V.—Où Mirabelle dévoile sa petite âme malicieuse et sentimentale
 - Chapitre VI.—Où Pausole et ses compagnons causent à bâtons rompus et s'arrêtent sur une pointe d'épingle
 - Chapitre VII.—Comment Giguelillot, après plusieurs aventures pendables, inventa un stratagème et retrouva la blanche Aline
 - Chapitre VIII.—Où la blanche Aline prend son tub vers quatre heures de l'après-midi
 - Chapitre IX.—Où Pausole, ayant secoué la mélancolie de la Règle, éprouve les déboires de la Fantaisie
 - Chapitre X.—Comment Giguelillot parvint jusqu'au chevet de la blanche Aline, et ce qui s'ensuivit
 
LIVRE TROISIÈME
- Chapitre Premier.—Comment le harem abandonné leva l'étendard de la révolte
 - Chapitre II.—Où M. Lebirbe entre en scène et où Philis pousse un petit cri
 - Chapitre III.—Où l'on découvre un crime horrible
 - Chapitre IV.—Comment Giguelillot se présenta chez le Roi et quelles paroles furent prononcées pour et contre sa bonne cause
 - Chapitre V.—Où chacun est traité selon ses vertus
 - Chapitre VI.—Où M. Lebirbe et le Roi Pausole s'aperçoivent avec surprise qu'ils ne s'entendent pas sur tous les points
 - Chapitre VII.—Où l'on fait des récits de voyage sur un pays bien singulier
 - Chapitre VIII.—Comment Taxis prétendit suivre l'exemple de la belle Thierrette
 - Chapitre IX.—Comment Giguelillot comprenait les devoirs de l'hospitalité antique
 - Chapitre X.—Où Giguelillot reçoit de Mlle Lebirbe une proposition qui lui sourit tout de suite
 - Chapitre XI.—Comment les projets de Pausole et les rêves de Diane à la Houppe s'accordaient exactement
 
LIVRE QUATRIÈME
- Chapitre Premier.—Comment Diane à la Houppe expliqua son rêve et Thierrette ses ambitions
 - Chapitre II.—Comment Philis trouva un mari
 - Chapitre III.—Où Philis babille, écoute et s'instruit
 - Chapitre IV.—Comment Taxis apprit enfin la vérité sur toute l'affaire
 - Chapitre V.—Comment le Roi Pausole fut reçu par le peuple de Tryphême
 - Chapitre VI.—De la promenade que fit Pausole à travers sa capitale
 - Chapitre VII.—Où le lecteur retrouve heureusement les héroïnes de cette histoire
 - Chapitre VIII.—Où les événements se précipitent
 - Chapitre IX.—Où Giguelillot, lui aussi, devient amoureux
 - Chapitre X.—Où l'on pressent la fin
 - Épilogue
 
3403.—L.-Imprimeries réunies, 7, rue Saint-Benoît, Paris.