Les cahiers du Capitaine Coignet (1799-1815)
The Project Gutenberg eBook of Les cahiers du Capitaine Coignet (1799-1815)
Title: Les cahiers du Capitaine Coignet (1799-1815)
Author: Jean-Roch Coignet
Editor: Lorédan Larchey
Release date: April 20, 2011 [eBook #35919]
Most recently updated: January 7, 2021
Language: French
Credits: Produced by Mireille Harmelin and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
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{~—- UTF-8 BOM —-~}LES CAHIERS DU CAPITAINE COIGNET
(1799-1815)
PUBLIÉS PAR LORÉDAN LARCHEY
D'après le manuscrit original
avec gravures et autographe fac-similé
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
1883
DÉTAILS SUR L'AUTEUR ET SUR SON OEUVRE.—PARALLÈLE DE COIGNET ET DE FRICASSE {XV}.—ENSEIGNEMENTS A TIRER DE CES CAHIERS {XX}.—LA DISCIPLINE ET L'ESPRIT MILITAIRE DU PREMIER EMPIRE {XXVIII}.—POURQUOI IL NE FAUT RIEN OUBLIER DE SON HISTOIRE {XXXVII}.
On trouvera dans cet avant-propos beaucoup de renvois aux pages du texte; ils m'ont paru nécessaires pour appuyer la partie analytique, en épargnant au lecteur les incertitudes de recherche.
[Illustration: FAC-SIMILÉ RÉDUIT AUX 3/4 DE L'ÉCRITURE DE JEAN-ROCH
COIGNET
D'après son manuscrit original.]
Le journal du sergent Fricasse m'a permis de faire revivre un type accompli du soldat de la République. Avec les Cahiers du capitaine Coignet, qui peuvent passer pour un chef-d'oeuvre du genre familier, nous tenons le type du soldat du premier Empire, car chez lui le grade ne modifia point l'homme; il resta sous l'épaulette un vrai sergent de grenadiers.
Le manuscrit de Fricasse avait été mis à la disposition de ceux qui voudraient en constater l'authenticité. Pour Coignet, je ferai la même offre. En telle matière il est bon de poser la question de confiance dès le début, et ceci m'amène à dire comment les Cahiers sont en ma possession.
Vers 1865, à l'étalage d'un bouquiniste, sur le parapet du quai des Saints-Pères, je mettais la main sur deux in-octavo à couverture verte dédiés solennellement aux Vieux de la Vieille: c'étaient les Souvenirs de Jean-Roch Coignet, imprimés en 1851, à Auxerre, par l'imprimeur Perriquet. Leur intérêt me parut si vif, que j'en servis presque aussitôt d'abondants extraits aux lecteurs du Monde illustré, où je poursuivais alors chaque semaine une sorte de revue rétrospective. Les extraits reparurent à la tête d'un volume d'essai publié en 1871, sous le titre de Petite Bibliothèque des Mémoires. «Il n'en est point dont la lecture soit plus attachante, disais-je alors… En admettant que l'orthographe doive sa correction à l'imprimeur, le récit a les allures qui devaient caractériser Jean-Roch.»
On voit que j'admettais, à première vue, la sincérité de l'oeuvre, mais je conservais le désir de m'en assurer mieux, et je finis par m'enquérir au pays de mon héros. J'écrivis à l'imprimeur du livre et au bibliothécaire de la ville, guide naturel et autorisé en pareilles recherches. Au premier, je demandais s'il avait vu l'auteur; je priais le second de vouloir bien me donner sur la personnalité de Coignet tous les renseignements qu'il pourrait recueillir.
Une double réponse arriva bientôt.—D'une part, l'imprimeur déclarait que l'impression n'avait pas été faite sur le manuscrit original, reconnu défectueux. De son côté, M. Molard, bibliothécaire d'Auxerre, me communiquait avec une obligeance parfaite de précieux détails, et me comblait de joie en m'annonçant que le précieux original n'était point perdu.
J'appris ainsi qu'un avocat de la ville avait préparé pour l'impression les premiers chapitres. Le travail, qu'il n'avait pas voulu continuer, avait été mené à bonne fin par un de ses confrères, non sans peine, à cause des entêtements d'un auteur peu familiarisé avec les exigences de la publicité. Tiré à peu d'exemplaires, le livre est devenu rare par suite d'une particularité assez curieuse.
Sur la fin de sa vie, Coignet était resté l'habitué d'un café très fréquenté par les voyageurs de commerce que divertissaient ses récits d'aventures. Cette clientèle, sans cesse renouvelée, avait suffi à l'écoulement de l'édition. Un nouveau venu ne paraissait point sans que Coignet liât conversation et lui dit, avec une tape amicale sur l'épaule: «Tu vas acheter ma belle ouvrage.» Le prix étant modéré (5 francs), on acceptait la proposition. Coignet courait alors au comptoir, où il avait installé un petit dépôt d'exemplaires. Tous les volumes se dispersèrent ainsi, mais leur conservation ne gagna point à la vie nomade des souscripteurs, peu bibliophiles de leur métier. Toutefois, leurs relations avec l'auteur n'en devaient pas rester là.
Lorsque le vieux capitaine mourut, il laissa une somme de sept cents francs pour les frais d'un grand repas qui devait être servi au retour des funérailles. Tous ses anciens et chers souscripteurs, les voyageurs de commerce en passage, étaient invités de droit. De plus, un crédit de trois cents francs était ouvert pour le café, les liqueurs et autres consommations. On devait, bien entendu, assister aux obsèques, et se mettre ensuite immédiatement à table.
Cent vingt invitations furent ainsi faites aux ayants droit. La moitié des invités s'abstint, jugeant tout divertissement peu convenable, malgré la volonté formelle du défunt. Le repas n'en fut pas moins animé. Un poète du cru récita des vers de circonstance, et les libations en l'honneur du brave Coignet furent multipliées pendant toute l'après-midi. Le soir, on mangea la soupe à la jacobine; puis on vogua toute la nuit dans les promenades d'Auxerre. Le lendemain, un excellent déjeuner, composé des reliefs du banquet, réunissait de nouveau les amis qui retrinquèrent de plus belle à la mémoire du héros[1].
Ce récit homérique augmenta mon désir de posséder le manuscrit original. J'appris qu'il avait passé dans les mains des légataires universels et bénéficiaires, qu'il avait ensuite été cédé à M. Lorin, ancien architecte et grand collectionneur. Mais ce dernier possesseur consentirait-il à une cession nouvelle? J'eus encore satisfaction sur ce dernier point, et je puis me considérer comme légitime possesseur des neuf cahiers de Coignet.
Le titre de Cahiers est donné à ses mémoires parce qu'il répond exactement à l'aspect du manuscrit original, composé de neuf grands cahiers. L'écriture s'allonge comme celle d'un commençant; l'orthographe manque dans la moitié des mots; on peut en avoir idée par le fac-similé, que notre cadre a réduit un peu. Toute indulgence doit être acquise à un auteur qui ne sut pas lire avant 35 ans, qui atteignit sa soixante-douzième année avant de songer à retracer sa vie. La tâche lui fut lourde, mais c'était un persévérant. Il vint à bout d'une oeuvre nécessairement incorrecte en sa forme, précieuse par la multiplicité des détails aussi bien que par la fraîcheur du coloris. Une faculté s'accroît souvent à défaut d'une autre; Coignet devait d'autant mieux se souvenir qu'il avait moins écrit.
J'ai tenu à donner l'original, sans arrangement ni substitution, et plus complet qu'on ne l'avait fait jusqu'ici. La sincérité m'a paru devoir passer avant tout. Il y a des pages excellentes; il en est quelques-unes pleines de redites et de longueurs que j'ai retranchées autant que possible, sans me permettre jamais d'ajouter un mot ni de changer une phrase. À ce sujet, je dois faire observer qu'on ne trouve pas dans le manuscrit original certains passages publiés en 1852. Cependant, ils n'ont pu être communiqués que par l'auteur, et je les ai placés sous le titre Additions, dans un supplément qui suit immédiatement le texte.
* * * * *
J'ai dit en commençant que Coignet personnifiait le soldat de l'Empire, comme Fricasse personnifiait le soldat de la République. L'un a combattu en effet pour une idée, comme l'autre s'est battu pour un homme. Tous deux ont eu la même foi, tous deux ont souffert avec le même courage, ont montré au plus haut degré la volonté de bien faire et le sentiment du devoir, ce sentiment qui distinguera toujours l'homme d'élite, à n'importe quel rang. Pour le reste, les caractères de nos deux soldats diffèrent.
Fricasse est relativement instruit, et j'ai dit combien grande était l'ignorance de Coignet. Fricasse a une élévation morale réelle. Coignet n'a que des impressions et ne les raisonne pas. C'est un honnête homme, et il n'aime pas les gendarmes{156}; il n'aime pas non plus les baiseurs de crucifix, comme il les appelle{487}, mais cela ne l'empêche pas d'avoir envie de pleurer avec son curé lorsque celui-ci présente la croix de l'église à la duchesse d'Angoulême. En 1814, il déclare que les Parisiens ne sont bons qu'à s'entretuer{380}; il les admire en 1815 quand ils vont faire le coup de feu à la barrière{410}. Tout en faisant son devoir de combattant, Fricasse a le coeur serré, il se reproche la pomme de terre qu'il prend dans un champ pour ne pas mourir de faim. Moins stoïcien, Coignet se fait nourrir sans attendrissement et sonde au besoin avec sa baguette de fusil les cachettes du paysan. Ce n'est pas qu'il soit pillard. Non! il applaudit en Italie au supplice d'une cantinière receleuse{116}, il flétrit un général prévaricateur{125}, un colonel larron d'églises{326}, il prend les armes pour empêcher des soldats indignes de dépouiller les Moscovites au milieu de leur ville embrasée{325}, et quand il fait des confiscations par ordre, il tape de bon coeur sur les coquins qui cherchent à le corrompre pour voler l'État{350}. C'est tout au plus s'il rapporte du château de Schoenbrunn un petit châle pour l'offrir en cadeau à son hôtesse strasbourgeoise, et nous ne devons pas nous exagérer la portée du mouvement de fanfaronnade soldatesque qui lui fait dire: «Je me croyais en pays ennemi», quand, invité à dîner par son capitaine, il est distrait par les belles dames, au point de fourrer une serviette dans sa poche. C'est une pointe destinée à faire oublier sa bévue. Rien de plus. Ne le voyons-nous pas ensuite seconder les aumônes, relativement considérables, de sa femme, et les continuer plus tard autant que le permet son modeste avoir?
Pour en revenir à mon parallèle, il est un point surtout qui semble éloigner Coignet de Fricasse. Ce dernier a résolu de défendre à Paris comme aux frontières la liberté de son pays; il jure de protéger l'Assemblée nationale, tandis que Coignet concourt à sa violation avec une profonde indifférence, pour ne pas dire plus. Ne lui en faisons pas un crime. Il ne s'est jamais douté de ce qu'était une Assemblée politique. Tout ce qu'il sait, c'est qu'il est sous les ordres d'un petit général proclamé très grand par tous ses chefs. Il l'a suivi à Saint-Cloud le 18 brumaire, comme les camarades. Il a vu là, d'un côté, ses frères d'armes; de l'autre, une réunion d'hommes à toges galonnées et à chapeaux emplumés qui gesticulaient dans une grande salle. La bataille a été tôt finie. On a fait sauter les hommes par les fenêtres qui n'étaient pas hautes; on a dégalonné leurs toges{77}, et tout a été dit. Franchement, pouvait-il comprendre que ces pigeons pattus{78} (comme on les appelle) représentaient un principe inviolable. Ce mot même de principe, l'avait-il seulement entendu prononcer? Coignet eût servi dans l'armée de Hoche, et ce grand républicain aurait continué à vaincre, que Coignet eût été dévoué corps et âme à son général-république comme il fut dévoué à son général-empire. Il justifiait sans le savoir cette merveilleuse définition de Saint-Évremont, qui disait déjà de nous, sous Louis XIV: «Le Français est surtout jaloux de la liberté de se choisir un maître.» Grande vérité très finement dite. En France, nous avons besoin d'admirer ceux qui commandent, soit au nom de la monarchie, soit au nom de la République, et la question de personnes passe malheureusement avant la question de principes.
Il est assez curieux de suivre Coignet dans ses appréciations des pays où la guerre l'a poussé. Il n'aime ni l'Italie, ni l'Espagne. De ces deux côtés, trop de vermine et trop d'assassinats. Les boues de la Pologne{193} et les cachettes de ses paysans{205} le rendent aussi insensible à la cause de l'émancipation polonaise{210}, et cependant il rend justice à l'héroïsme de ces alliés fidèles, soit en Italie{121}, soit en Espagne{231}. Il parle souvent aussi du courage des Russes, et il leur doit deux fois la liberté, sinon la vie{312, 337}. Mais ses sympathies vont surtout, qui le croirait? à nos implacables ennemis, il est touché par la charité et la résignation des bons Allemands qui enlèvent nos morts{351}, qui pansent nos blessés{344}; qui se montrent si prévenants pour nos soldats, qui les nourrissent avec une ponctualité si parfaite. Il est admirateur passionné de la reine de Prusse malheureuse{218}; il offre sa bouteille aux Saxons blessés ou prisonniers{187}; il fait assaut de compliments avec les bourgeois de Berlin{223}. Les détails gastronomiques de l'occupation de cette capitale{189} montrent le point de départ de certaines traditions qu'on a déjà fait revivre chez nous, trois fois pour une, en 1814, en 1815 et en 1870. Il est vrai qu'au retour de Russie, la bienveillance germanique était déjà singulièrement modifiée; on n'appelle plus Coignet «aimable caporal», et les sentinelles prussiennes insultent nos soldats éclopés, sans armes{343}.
Mais si notre Coignet est un pauvre logicien, il a pour lui le charme de ses récits. J'en connais peu de plus attachants dans leur simplicité. Les dialogues qui animent à chaque instant le récit, sont du ton le plus naturel; les mises en scène sont parfaites, et les tableaux peints avec vérité en quelques mots, tandis que Fricasse ne sait ni voir ni conter.
L'intérêt du livre n'est pas dans le fait de guerre considéré au point de vue technique; il est tout entier dans les accessoires (mots, figures, détails épisodiques). Lorsque parut la Chartreuse de Parme, de Beyle, son récit de la journée de Waterloo fit sensation. On sentait là le témoignage d'un combattant. Hé bien! ce chapitre encore si remarqué dans le roman, nous le retrouvons bien des fois dans les Cahiers de Coignet. Nous le retrouvons à Montebello, lorsqu'il marche au feu pour la première fois, se courbant sous un coup de mitraille, mais se relevant aussitôt, et condamnant sa faiblesse en répondant: Non! au sergent-major qui frappe sur son sac en disant: On ne baisse pas la tête{95}. Nous le retrouvons à Marengo, lorsque… (pourquoi ne le dirions-nous pas)? lorsqu'il est contraint de pisser dans son canon de fusil{103} pour le dégorger et envoyer ses dernières balles à l'ennemi triomphant; lorsque, renversé, sabré, il n'a d'autre chance de salut que de se cramponner sanglant à la queue du cheval d'un dragon pour rejoindre sa demi-brigade, ramasser une arme et recommencer de plus belle. Tout ce récit de Marengo est inimitable, les personnages s'y meuvent si naturellement qu'on croit les entendre. On voit ces pauvres petits pelotons faire leur retraite par échelons, en regardant derrière eux, on entend l'explosion des gibernes dans les blés allumés par les obus, tandis que le Consul, assis sur le bord d'un fossé, tient d'une main la bride de son cheval, et de l'autre fouette nerveusement les pierres de la route à coups de cravache{107}. Le secours suprême de la division Desaix couronne le morceau. Coignet n'a rien du poète, et cependant les muses ne désavoueraient pas sa comparaison: «C'était comme une forêt que le vent fait vaciller.» Et quand ce renfort si espéré fait regagner la partie, quelle péroraison! «On bat la charge partout. Tout le monde fait demi-tour. Et de courir en avant! On ne criait pas, on hurlait{109}!»
Parlerons-nous de ces grenadiers se tuant de désespoir dans les fondrières de Pologne où les moins vigoureux restent cloués sur place? Coignet prend chaque jambe à deux mains et l'arrache pour faire un pas{193}. À Essling, la canonnade autrichienne, qui «fait sauter les bonnets à poils à vingt pieds», projette des lambeaux de chair humaine avec une violence telle qu'il en est un instant assommé{248}. Sur la route de Witepsk, il voit, sans autre formalité que celle d'un tirage au sort, fusiller 70 hommes d'un bataillon de marche, dernier holocauste offert à une discipline expirante{305}…
Partout, d'ailleurs, c'est la mort qui règne sous une forme ou sous l'autre. À Mayence, pendant les horreurs du typhus, on entasse les cadavres sur des voitures à fourrage, et sous la menace de la mitraille, les forçats viennent corder cet épouvantable chargement pour le renverser ensuite comme un tombereau de pierres{369}. Voilà certes du drame, et du drame vrai.
Heureusement, la note n'est pas toujours si désespérée. Dès le début, on tombe dans une véritable ballade; on suit l'enfant fugitif, d'abord pauvre petit pâtre, bon pour faire un chien de bergère, puis conducteur de chariot, passant ses nuits dans les grands bois, où il couche entre les pattes de son boeuf pour échapper au froid{5}; puis encore rentrant méconnaissable au village, et conservant assez d'empire sur lui-même pour vivre comme un domestique étranger au milieu des siens{7}, jusqu'au jour où l'intérêt d'un passant lui permet de partir une seconde fois en se révélant dans ce dernier adieu: «Père sans coeur, qu'avez vous fait de vos enfants{21}?» On assiste ensuite à l'initiation de l'ancien garçon d'écurie comme farinier, jardinier, laboureur, dresseur de chevaux chez le plus parfait des maquignons de la Brie, son vrai père, celui-là{24 à 70}. Cette partie nous donne un tableau curieux de la richesse et de l'activité rurales dans le rayon parisien; elles étaient déjà grandes alors. Pour ne pas abandonner cet ordre d'idées pacifiques, il faut se reporter à la fin du livre, lorsque le capitaine Coignet revient à Coulommiers pour embrasser ses anciens patrons{477}, et lorsque, en demi-solde à Auxerre, il se détermine à prendre femme et «à faire trembler le manche de sa pioche» en cultivant ses vignes et son jardin{438 à 442}. C'est un tableau charmant de simplicité que sa demande de la main de cette honnête épicière, à laquelle il fait d'abord moudre une livre de café pour se donner le temps d'entrer en matière avec plus de délicatesse{439}. La confession et la célébration du mariage{442} sont dignes des préludes. Rien n'est touchant comme l'histoire de cet humble ménage.
Dans l'ordre historique, Coignet revient sur des faits de guerre bien connus, mais il y ajoute toujours quelques particularités intéressantes. Nous avons signalé ses récits du 18 brumaire, de Montebello, de Marengo, d'Essling, de Pologne, de Witepsk, de Mayence. N'oublions point son passage du Saint-Bernard{83}, la distribution des premières croix de la Légion d'honneur{146}; le camp de Boulogne{162}, le combat d'Elchingen{166}, la bataille d'Austerlitz{172}, Iéna{183}, le séjour à Berlin{189}, Eylau{200}, l'entrevue de Tilsitt{213}, les moines de Burgos{230}, le blocus de Madrid{231} et la pointe sur Bénévent{233}, la fameuse marche en charrettes de Limoges à Ulm{235}, la journée de Wagram{253}, le mariage de Marie-Louise{267}, la cour impériale à Saint-Cloud{273}. Toute la campagne de Russie est à lire dans le Septième Cahier. Puis viennent les journées de la période sombre: Lutzen{349}, Bautzen{352}, Dresde{354}, Leipzig{357}, Hanau{365}, Brienne{371}, Montereau{374}, Reims{377}, Fontainebleau{378}, Fleurus{399}, Waterloo{402}, Villers-Cotterets{408}, Paris{410}. L'histoire de l'armée de la Loire a là quelques pages peu connues{413 à 417}.
On ne saurait retrouver nulle part avec plus de détails la vie militaire du temps: le premier duel inventé pour tâter le nouveau{79}, les carottes telles que le bon de la plume{119}, les légumes coulantes{477}, et l'art de simuler la fièvre pour avoir du vin sucré{179}, les méprises de factionnaires{123}, les marches forcée{164, 240}, l'arrosage des galons{222}, la fusillade du sac{298}, la vie de caserne{133, 226, 228, 235, 281}, les scènes de bivouac{176, 193, 195, 200, 475}; elles enseignent ce que valent à certains jours un morceau de pain, un oeuf ou une pomme de terre, même pour les grands chefs. Le Cinquième Cahier apprend que les hautes coiffures militaires avaient leur utilité: on logeait sans effort deux bouteilles dans un bonnet à poil. Les citadins, qui ne se font pas une idée nette du service de l'état-major en campagne, pourront également voir le Septième Cahier. Dans le Cinquième Cahier, nous retrouvons également cet antagonisme goguenard entre cavaliers et fantassins qui est aussi vieux que l'armée. Ce que Coignet à son tour craint le plus au monde, c'est de tomber dans la ligne{345}. Il est vrai que les grenadiers à cheval lui rendent bien la pareille en ne l'admettant pas même à l'honneur de charger l'ennemi avec eux{367}. C'est une vraie tragi-comédie.
Les traits comiques sont nombreux. Citons: le dîner offert aux autorités de Coulommiers{45}, les incroyables de Lyon{126}, la vieille Bordelaise, victime des passions de Robespierre{130}, la quête de la colonelle{131}, la barbe tirée pour convaincre un bureaucrate incrédule{136}, le passage sous la toise{137}, les largesses au factionnaire{147}, la reconnaissance supposée des capucins du Saint-Bernard{181}, le repas offert par la garde française à la garde russe{215}, le coup de vent de Metz{238}, la promenade forcée d'EssIing{245}, la réception du capitaine Renard{258}, le danger des faux mollets en bonne fortune{263}, la description des charmes féminins de la cour impériale{208}, le grand dîner de la ville de Paris{271}, les promenades épiques de la garde nationale d'Auxerre{460 à 462}, où Coignet suant sous le poids de son drapeau, regarde du haut de son mépris les miliciens ivres qui écrasent ses pieds en voulant se mettre au pas.
* * * * *
La dernière partie des souvenirs de Coignet nous initie, parfois un peu longuement, aux petites misères de la vie de l'officier en demi-solde, espionné, ombrageux et colère. La mise en surveillance, les dénonciations, la présence forcée à des sermons sur l'usurpateur et ses satellites «qui mangent les petits enfants au berceau», les inévitables disputes de préséance avec les magistrats du tribunal dans les cérémonies publiques, tout cela était bien fait pour exaspérer un vieux brave qui possédait à fond l'art de se débrouiller en pays ennemi, mais qui ne connaissait rien des luttes de la vie bourgeoise. Aussi éclate-t-il en quelques pages qui appellent en même temps l'émotion et le sourire[2].
Ce livre permet aussi de bien connaître l'esprit du soldat français, qui ne ressemble pas aux autres, quoi qu'on en dise. Son grand défaut est toujours un certain manque de subordination. Pour ce qui se passait dans les hautes régions, un fragment de conversation entre Lannes et Napoléon donne assez à réfléchir{210}. Au passage du mont Saint-Bernard, nous voyons le général Chambarlhac menacé de mort par un canonnier qu'il veut diriger dans une manoeuvre{86}, et si le même général s'éclipse ensuite au moment le plus chaud d'une bataille pour reparaître après la victoire, ses soldats le reçoivent à coups de fusil, ils le forcent à repartir de plus belle, et cette fois pour toujours{115}. Un fait terrible en ce genre se serait passé à Montebello; les soldats d'une demi-brigade auraient profité de la chaleur de l'action pour tuer tous leurs officiers, moins un{468} Le seul moyen de punir tant de coupables est de les faire périr à leur tour, mais du moins glorieusement, et c'est ce que Bonaparte aurait fait[3] dès le début de la journée de Marengo. Pendant la campagne de Russie, nous voyons Coignet essuyer le feu d'un détachement de traînards qu'il est chargé de ramener à destination{301}. Lui-même ne craint pas de bousculer un colonel pour faciliter à son convoi le passage d'un pont{361}. Je ne parle point des scènes auxquelles il nous fait assister à Boulogne et en Russie{81, 305, 327, 472}. Il ne s'agit plus ici d'actes d'insubordination, mais de véritables brigandages.
Pour en revenir à notre point de départ, faisons observer que si une discipline étroite semble n'avoir jamais réglé les troupes, même dans la garde (comme on le voit par l'épisode bachique de son séjour d'Ay{178}, et par les facéties lancées au capitaine Renard sur le champ de bataille d'Austerlitz{475}), elles se dévouent aux chefs qui payent de leurs personnes. On fait alors plus que respecter le commandement, on le seconde avec une intelligence, une affection et un élan{113, 114, 176, 193, 301} qui ne se rencontrent pas chez des soldats mieux assujettis à l'obéissance. Chez nous, on n'arrive à rien par la raideur[4]. Il faut que le plus petit officier sache prendre son monde et s'en faire apprécier. Alors la troupe devient un instrument merveilleux pour la main de fer gantée de velours, qui est chez nous l'expression convenue pour désigner les aptitudes du parfait commandement.
C'est pourquoi vous voyez dans notre livre les officiers s'inquiéter constamment de leurs hommes, faire acte de fraternité et de persuasion. C'est ainsi qu'au mont Saint-Bernard, ils déchirent leurs bottes et leurs vêtements en s'attelant à l'artillerie, comme les simples soldats{87}. Aux heures critiques, ils ne négligeront point de les encourager{92-94}; et si l'un d'eux fait une belle action, ils iront l'embrasser de bon coeur, lui serreront la main, lui donneront le bras en causant{96-99}. Cette aménité ne les empêche pas de se risquer les premiers au péril. À Marengo, à Essling, des généraux vont placer eux-mêmes en tirailleurs des fantassins ralliés{103, 249}. À Essling encore, au moment où la canonnade couche par terre la moitié de la garde impassible, Dorsenne renversé par l'explosion d'un obus, se relève aussitôt «comme un beau guerrier», criant: «Soldats, votre général n'a point de mal. Comptez sur lui! Il saura mourir à son poste{247}.» Quelques jours après, à Wagram, un colonel d'artillerie, blessé le matin, ne se laisse emporter à l'ambulance que le soir, après la bataille. Celui-là dirigeait le feu d'une batterie de cinquante canons; il n'avait pu se relever comme Dorsenne, dit Coignet, mais «sur son séant, il commandait{255}».—Cinq mots superbes qui valent un tableau de maître.
A Kowno, Coignet voit de ses propres yeux le maréchal Ney saisir un fusil et s'élancer contre l'ennemi avec cinq hommes{342}; à Dresde, le capitaine Gagnard arrive seul sur une redoute{354}, et avec une tranquillité telle que l'ennemi le laisse ouvrir la barrière. A Brienne, le prince Berthier charge quatre cosaques et reprend une pièce d'artillerie{371}. A Montereau, le maréchal Lefebvre s'élance au galop sur un pont coupé et sabre une arrière-garde sans autre suite que les officiers de l'état-major impérial{274}. «L'écume sortait de la bouche du maréchal, tant il frappait.»
Quand ils avaient des exemples de cette taille, croyez que nos soldats ne restaient pas en arrière; ils eussent rougi de le céder à leurs officiers. C'est ainsi qu'un petit voltigeur resté seul au Mincio suffit pour ramener au feu sa division en retraite{121}. Les grenadiers d'Essling et de Wagram se disputent l'honneur de marcher à la mort comme canonniers volontaires{247, 254}. Il faut aussi lire l'histoire de ce mameluck s'élançant une dernière fois dans la mêlée d'Austerlitz pour y conquérir son troisième étendard, et ne reparaissant plus{473}. N'oublions pas ce fourrier qui perd sa jambe à Eylau, et marche seul à l'ambulance, avec deux fusils pour béquilles, en disant: «J'ai trois paires de bottes à Courbevoie; j'en ai pour longtemps{201}» Nous tombons ici dans la facétie, mais à des heures où les plus gais ne rient plus, la facétie devient un héroïsme dont l'effet est certain sur des Français.
* * * * *
On a fait bien des études sur Napoléon; je n'en connais pas une où l'homme soit mieux représenté dans sa vie de combat, dans son étroite intimité avec les soldats qui l'aidèrent à se faire un nom.
Des plus grandes opérations, nous le voyons descendre aux plus minces; il se dérangera pour aller prendre cent nageurs à la caserne de Courbevoie et leur faire traverser la Seine au pont de Neuilly{225}, il confère avec les pointeurs{163, 356}; il s'assure de tous les détails d'instruction militaire{280}, faisant manoeuvrer devant lui un simple peloton de vélites{290}, reprenant au besoin le sous-officier qui récite mal sa théorie{280}, annonçant lui-même un exercice à feu{230}, recrutant à la volée un bel homme pour tambour-major{470}, arrivant dans les chambres d'une caserne à l'heure où les soldats sont couchés, et examinant leur literie{142}.
Passer une revue est un devoir qu'il ne néglige jamais. Je ne parle pas seulement des grandes revues qu'il maintient par tous les temps, faisant imperturbablement manoeuvrer des soldats qui ne se plaignent pas de voir l'eau remplir leurs canons de fusil en remarquant «l'eau qui ruisselle le long de ses cuisses et les ailes détrempées de son chapeau qui retombent sur ses épaules{161}». Mais il n'est pas une parade sans qu'il fasse manoeuvrer chaque régiment avant le défilé{258}. En campagne, il examine de même les sous-officiers promus officiers, et règle au besoin leur destination{298}. Dès qu'un soldat présente les armes, il s'arrête et lui parle{144, 320}. A l'approche du combat, il ne négligera point la visite des avant-postes{173, 185}, et en dehors des proclamations officielles, il saura enlever son monde par de courtes harangues{366}. On le voit surtout à Brienne, quand il se place devant le front des troupes en s'écriant: «Soldats, je suis aujourd'hui votre colonel, je marche à votre tête{371}.»
Qu'un officier revienne de mission, il l'interroge après son chef d'état-major, ne négligeant pas de régler ses frais de route et sur l'heure, que le temps presse ou non{337, 314}. Il veut voir les combattants qui ont accompli des actions d'éclat{98}, et fait aussitôt leurs promotions sur le champ de bataille{320, 355}. A certains moments décisifs, nous le voyons donner directement ses ordres à un capitaine d'infanterie ou d'artillerie{354, 377}. De même, par tous les temps, et à toute heure, il passera la revue des officiers prisonniers, leur demandant si on leur a pris quelque chose{320, 333}. Que ses soldats arrivent fourbus par des marches forcées, il paraîtra s'indigner contre des ordres outrepassés, les entourera de soins, surveillant la distribution des cordiaux qui peuvent les rétablir{241}; il assiste du reste volontiers au repas du soldat, et ne dédaigne pas de présider à la distribution d'une douzaine de porcs pris à la course{172}. A l'occasion, il demande une pomme de terre et une bûche par escouade{200}, ayant soin de faire cuire sa ration lui-même au feu de son bivac, toujours placé bien en vue de l'armée{475}.
Il a soin de régler lui-même les petites querelles de son état-major, après confrontation des parties{365}. Si un beau coup de sabre est donné devant lui, il en fera son compliment nuancé parfois de petites taquineries{368-397}. Et cela sur un ton familier qui honore, avec des tutoiements qui enorgueillissent. Qui voudra se rendre compte du prestige exercé, devra se reporter aux renvois que nous avons multipliés pour mieux appuyer nos affirmations; ils en disent long sur l'ascendant de l'homme et sur les soins infinis qu'il prenait pour le maintenir. Ascendant si complet qu'il pouvait sacrifier de parti pris ses officiers, et s'étonner librement devant eux de voir que la mort n'en eût pas voulu{336}. «Il eut beau faire, dit Coignet, je rentrais toujours et j'étais payé d'un regard gracieux, qu'il savait jeter à la dérobée{345}.»
A la vérité, pour son maître, le pauvre Coignet n'était bon qu'à tuer. Il le comprend et il avoue n'en adorer que plus son dieu[5]: «Je l'aimais de toute mon âme, mais j'avais le frisson quand je lui parlais{345}.» Il est vrai que des frissons d'un autre genre courent en 1813 au grand état major impérial où on blasphème (le mot est de Coignet) en disant: «L'Empereur est un … qui nous fera tous périr{357}.» A Dresde, en 1813, notre héros lui-même hasarde respectueusement que l'Empereur devrait se replier sur le Rhin, mais c'est la seule note dissonante dans une admiration perpétuelle, et il s'en excuse. Elle fait comprendre tout ce qu'avait d'émouvant ce dernier baiser à l'aigle, dans la grande cour de Fontainebleau{379}. Le second départ, à Laon, est loin d'avoir un tel caractère{407}.
* * * * *
Ceux qui tiennent pour dangereuse la légende napoléonienne trouveront peut-être que j'y suis revenu avec trop de complaisance. Mais en histoire comme en autre chose, j'estime qu'on gagne à ne rien oublier, surtout quand il s'agit d'un tel capitaine. Appliquons-nous plutôt à le bien connaître, à voir comment il a pu surexciter tous les éléments guerriers de la nation. On peut en tirer un double enseignement: l'un professionnel, bon à méditer pour les patriotes que préoccupe le relèvement de notre esprit militaire; l'autre, non moins utile, montre les dangers du culte d'un seul homme substitué au culte de la patrie. C'est pourquoi on ne saurait proscrire ni le nom de Napoléon, ni celui de Bonaparte. La leçon qui se dégage de ses revers serait perdue si on oubliait sa gloire qui est aussi la nôtre. Plus grand fut le succès, plus dure reste la chute qui nous laisse, au bout de soixante-dix ans, doublement mutilés.
On a dit que les proverbes étaient la sagesse des nations. Cela nous paraît surtout vrai pour celui qui dit: En toute chose, il faut considérer la fin. Quand on l'applique à l'histoire du premier Empire, il n'est pas difficile de s'apercevoir que les entrées triomphales à Vienne et à Berlin n'ont point empêché la France de perdre deux petites places appelées Sarrelouis et Landau. La domination d'un grand homme de guerre ne nous a pas même laissé les frontières conservées par le faible Louis XVI.
Puisse la France ne plus associer sa fortune à celle des beaux joueurs dont la devise est «tout ou rien!» En attendant, gardons-nous d'effacer, même au coin d'une rue, le souvenir de leurs parties périlleuses. Il doit rester, au contraire, comme une leçon éternelle.
* * * * *
On prétend que la vanité est notre défaut national. Pourtant, on ne nous voit point, comme d'autres peuples réputés plus sages, célébrer obstinément de glorieux anniversaires. Puisque nous épargnons nos souvenirs aux voisins, sachons du moins profiter des leurs à notre manière. Pensons à Waterloo en même temps que les Anglais, à Sedan en même temps que les Prussiens, aux Vêpres Siciliennes en même temps que l'Italie. Il est des rappels d'autant plus salutaires qu'ils sont pleins d'amertume, car, dans l'hygiène des peuples comme dans celle des individus, les amers peuvent être de grands préservatifs.
C'est ce que nos pères appelaient «l'école de l'adversité». Coignet n'en connut pas d'autre, et il en sortit l'homme fortement trempé que nous allons connaître.
22 septembre 1882.
LORÉDAN LARCHEY.
TABLE DES MATIÈRES
Premier cahier: Mon enfance.—Je suis tour à tour berger; charretier; garçon d'écurie; homme de confiance chez M. Potier, marchand de chevaux.
Deuxième cahier: Ma vie militaire.—On m'incorpore dans le bataillon de Seine-et-Marne.—Le 18 brumaire.—Départ pour l'Italie.—Passage du Saint-Bernard.—Combat de Montebello.
Troisième cahier: Bataille de Marengo.—Dans les États de Venise.—En Espagne.—Je suis sapeur.—En garnison au Mans.—J'arrive à Paris dans la garde.
Quatrième cahier: Je suis décoré.—Empoisonné par un agent royaliste.—En congé au pays.—Le camp de Boulogne.—Première campagne d'Autriche.—Austerlitz.
Cinquième cahier: Campagne de Prusse: Iéna.—À Berlin.—En Pologne.—Eylau.—Entrevue de Tilsitt.—Je suis caporal.—Guerre d'Espagne.—À Madrid.—Deuxième campagne d'Autriche.—Je suis sergent.—Essling et Wagram.
Sixième cahier: Rentrée en France.—Une bonne fortune.—Fêtes du mariage impérial.—On me nomme instructeur; chef d'ordinaire; vaguemestre.
Septième cahier: Campagne de Russie.—Je passe lieutenant à l'état-major général.—À Moscou.—La retraite.—Rentrée à Koenigsberg.
Huitième cahier: Campagne d'Allemagne.—Je suis promu capitaine-vaguemestre du quartier général.—Batailles de Dresde et Leipzig.—Hanau.—L'invasion.—Visite à Coulommiers (Additions).
Neuvième cahier: En demi-solde à Auxerre.—Les Cent jours.—Waterloo.—Rentrée à Auxerre.—Mon mariage.—Liquidation de ma retraite.—La garde nationale me prend pour porte-drapeau.—Le duc d'Orléans rétablit ma nomination d'officier de la Légion d'honneur.—Pourquoi j'écris mes mémoires.
Additions, et pièces justificatives.
PREMIER CAHIER
MON ENFANCE.—JE SUIS TOUR À TOUR BERGER, CHARRETIER, GARÇON D'ÉCURIE, HOMME DE CONFIANCE CHEZ UN MARCHAND DE CHEVAUX.
Je suis né à Druyes-les-Belles-Fontaines, département de l'Yonne, en 1776, le 16 août, d'un père qui pouvait élever ses enfants avec de la fortune[6].
Mon père eut trois femmes: la première a laissé deux filles; de la seconde, il lui est resté quatre enfants (une fille et trois garçons). Le plus jeune avait six ans, ma soeur sept ans, moi huit, et mon frère aîné neuf ans lorsque nous eûmes le malheur de perdre cette mère chérie. Mon père s'est remarié une troisième fois; il épousa sa servante qui lui donna sept enfants.
Je fais le portrait de mon père: il était aimable, sobre, n'aimant que la chasse, la pêche et les procès; enfin c'était le coq de toutes les filles et femmes de toutes classes. En dehors de ses trois femmes, il lui a été reconnu vingt-huit garçons et quatre filles, ce qui fait trente deux. Je crois que c'est suffisant.
Je suis, comme j'ai dit, de la seconde femme; la troisième était notre servante. Elle avait dix-huit ans; on l'appelait la belle; aussi, au bout de quinze jours, elle se trouvait enceinte et par conséquent maîtresse de la maison. Vous pensez bien que cette marâtre prit toute l'autorité.
Voyez ces pauvres petits orphelins battus nuit et jour! Elle nous serrait le cou pour nous donner de la mine[7]. Cette vie durait depuis deux mois lorsque mon père l'épousa. Ce fut bien le reste.
Tous les jours le père revenait de la chasse. «Ma mie, disait-il, et les enfants?—Ils sont couchés», répondait la marâtre.
Et tous les jours la même chose… Jamais nous ne voyions notre père; elle prenait toutes ses mesures pour éviter que nous puissions nous plaindre. Cependant sa vigilance fut bien déçue lorsqu'un matin nous trouvant en présence de mon père moi et mon frère, les larmes sur nos figures: «Qu'avez-vous? demanda-t-il.—Nous mourons de faim; elle nous bat tous les jours.—Allons! rentrez, je vais voir cela.»
Mais cette dénonciation fut terrible. Les coups de bâton ne se faisaient pas attendre, et le pain était retranché. Enfin, ne pouvant plus tenir, mon frère, l'aîné, me prit par la main et me dit: «Si tu veux, nous partirons. Prenons chacun une chemise, et nous ne dirons adieu à personne.»
De bon matin en route, nous arrivâmes à Étais, à une heure de nos pénates. C'était le jour d'une foire; mon frère met un bouquet de chêne sur mon petit chapeau, et voilà qu'il me loue pour garder les moutons. Je gagnais vingt-quatre francs par an et une paire de sabots.
J'arrive dans le village qui se nomme Charnois, il est entouré de bois.
C'est moi qui servais de chien à la bergère.
«Passe par là!» me disait cette fille. Comme je longeais le bois, en détournant mes chèvres[8], il sort un gros loup qui refoule mes moutons et qui se charge d'un des plus beaux du troupeau. Moi, je ne connaissais pas cette bête; la bergère se lamentait et me disait de courir. Enfin, j'arrive au lieu de la scène: le loup ne pouvait pas mettre le mouton sur son dos, j'ai le temps de prendre le mouton par les pattes de derrière. Et le loup de tirer de son côté, et moi du mien.
Mais la Providence vient à mon secours; deux énormes chiens, qui avaient des colliers de fer, tombent comme la foudre, et dans un moment le loup est étranglé. Jugez de ma joie d'avoir mon mouton, et ce monstre qui gisait sur le carreau!
Enfin je servis de chien à la bergère pendant un an. C'était moi qui ramassais les miches de la semaine. De là, je pars pour la foire d'Entrains. Je suis loué pour trente francs, une blouse, une paire de sabots, au village des Bardins, près de Menou, chez deux vieux propriétaires qui exploitaient des bois sur les ports, et qui gagnaient de douze à quinze cents francs avec mes deux bras.
Il y avait douze bêtes à cornes, dont six boeufs. L'hiver, je battais à la grange, et couchais sur la paille. La vermine s'était emparée de moi; j'étais dans la misère la plus complète.
Le 1er mai, je partais avec mes trois voitures pour mener de la moulée sur les ports, et de là au pâturage. Tous les soirs, je voyais mon maître apporter ma miche pour mes vingt-quatre heures, qui consistait en une omelette de deux oeufs cuite avec des poireaux et de l'huile de chènevis. Je ne rentrais à la maison que le jour de la Saint-Martin, où l'on me faisait l'honneur de me donner un morceau de salé.
En belle saison, je couchais dans les beaux bois de Mme de Damas. J'avais mon favori, c'était le plus doux de mes six boeufs. Aussitôt était-il couché, que j'étais vers mon camarade; je commençais par ôter mes sabots et fourrer mes pieds dans ses jambes de derrière, et ma tête sur son cou.
Mais, vers deux heures du matin, mes six boeufs se levaient sans bruit, et mon camarade se levait sans que je le sentisse. Alors le pauvre pâtre restait sur la place, ne sachant de quel côté trouver mes boeufs, dans l'obscurité. Je remettais mes sabots, et je prêtais l'oreille. Je m'acheminais du côté des jeunes bois, en rencontrant des ronces qui me faisaient ruisseler le sang dans mes sabots; je pleurais, car mes cous-de-pied étaient fendus jusqu'aux nerfs.
Souvent je rencontrais des loups sur mon passage, avec des prunelles qui brillaient comme des chandelles, mais le courage ne m'a jamais abandonné.
Enfin, retrouvant mes six boeufs, je faisais le signe de croix. Combien j'étais heureux! Je ramenais mes déserteurs vers mes trois voitures qui étaient chargées de moulée, et là j'attendais mon maître pour les atteler et partir sur le port. De là, je revenais au pâturage; le maître me laissait là le soir. Je recevais ma miche et toujours les deux oeufs cuits avec des poireaux et de l'huile de chènevis. Et tous les jours la même chose pendant trois ans; la marmite était renversée sous la maie[9]. Mais le plus pénible, c'était la vermine qui s'était emparée de moi.
Ne pouvant plus tenir, malgré toutes les instances possibles, je quittai le village. Je reviens sur mon lancé[10] pour voir si l'on me reconnaîtrait, mais personne ne pensait à l'enfant perdu. Cela faisait quatre ans d'absence; je n'étais plus reconnaissable.
J'arrive le dimanche; je vais voir ces belles fontaines[11] qui coulent auprès du jardin de mon père. Je me mets à pleurer, mais étant plus fort que l'adversité, je prends mon parti. Je me débarbouille dans cette eau limpide, au lieu où naguère je me promenais avec mes frères et ma soeur.
Enfin, la messe sonne. Je m'approche près de l'église, mon petit mouchoir à la main, car j'avais le coeur bien gros. Mais je tiens bon; je vais à la messe; je me mets à genoux. Je fais ma petite prière, regardant en dessous. Personne ne faisait attention à moi. Cependant j'entends une femme qui dit: «Voilà un petit Morvandiau qui prie le bon Dieu de bon coeur.» J'étais si bien déguisé que personne ne me reconnut; mais moi ce n'était pas la même chose. Je ne parle à personne; la messe finie, je sors de l'église. J'avais bien vu mon père qui chantait au lutrin; il ne se doutait pas qu'il y avait près de lui un de ses enfants qu'il avait abandonné.
J'avais fait trois lieues, et j'avais grand besoin de manger à ma sortie de la messe. Je me dirige chez ma soeur du premier lit, qui tenait une auberge; je lui demande à manger.
«Que veux-tu, mon garçon, à dîner?
—Madame, une demi-bouteille et un peu de viande et du pain, s'il vous plaît.»
On me sert un morceau de ragoût, je mange comme un ogre; je me mets dans un coin pour voir tout le monde qui venait des campagnes faire comme moi. Enfin, mon dîner fini, je demande: «Combien vous dois-je, madame?—Quinze sous, mon garçon.—Les voilà, madame.—Tu es du Morvan, mon petit?—Oui, madame. Je viens pour tâcher de trouver une place.»
Elle appelle son mari. «Granger, dit-elle, voilà un petit garçon qui demande à se louer.—Quel âge as-tu?—Douze ans, monsieur.—De quel pays es-tu?—De Menou.—Ah, tu es du Morvan.—Oui, monsieur.—Sais-tu battre à la grange?—Oui, monsieur.—As-tu déjà servi?—Quatre ans, monsieur.—Combien veux-tu gagner par an?—Monsieur, dans mon pays, on gagne du grain et de l'argent.—Eh bien! si tu veux, tu resteras ici, tu seras garçon d'écurie; tous les profits seront pour toi. Tu es accoutumé à coucher à la paille?—Oui, monsieur.—Si je suis content de toi, je te donnerai un louis par an.—Ça suffit, je reste. Alors, je ne paye pas mon dîner.—Non, me dit-il; je vais te mettre à la besogne.»
Il me mène dans son jardin, que je connaissais avant lui, et où j'avais fait toutes mes petites fredaines d'enfant. J'étais l'enfant le plus turbulent de l'endroit; aussi mes camarades me couraient à coups de pierres, ils m'appelaient le poil rouge; j'étais toujours le plus fort, ne craignant pas les coups; notre belle-mère nous y avait accoutumés[12].
Mon beau-frère me mène donc dans son jardin, me donne une bêche. Je travaille un quart d'heure; il me dit: «Ça suffit, c'est bien. On ne travaille pas le dimanche.—Eh bien! dit ma soeur, que va-t-il faire?—Il servira à la table; viens chercher du vin à la cave.»
Je prends un panier de bouteilles, et je sers tout le monde. Je courais comme un perdreau.
Le soir, on me donne du pain et du fromage. À dix heures, mon beau-frère me mène à la grange pour me coucher et me dit: «Il faut se lever du matin pour battre la fournée, et puis nettoyer l'écurie bien propre.—Soyez tranquille, tout cela sera fait.»
Je dis à mon maître bonsoir, et je me fourre dans la paille. Jugez si j'ai pleuré! Je puis dire que si l'on m'avait regardé, l'on m'aurait vu les yeux rouges comme un lapin, tellement j'étais chagrin en me voyant chez ma soeur et surtout son domestique, et à la porte de mon père.
Je n'eus pas de peine à me réveiller. Comme je n'avais qu'à sortir de mon trou et secouer mes oreilles, je me mets à battre le blé pour faire la fournée à huit heures. Je passe à l'écurie et je mets tout en ordre, et à neuf heures je vois paraître mon maître. «Eh bien, Jean, comment va la besogne?—Mais, monsieur, pas mal.—Voyons la grange. Ce que tu as fait, dit-il, c'est bien travaillé. Ces bottes de paille sont bien faites.—Mais, monsieur, à Menou je battais tout l'hiver.—Allons, mon garçon, viens déjeuner.»
Enfin, le coeur gros, je vais chez cette soeur que ma mère avait élevée comme son enfant. J'ôte mon chapeau. «Ma femme, dit-il, voilà un petit garçon qui travaille bien, il faut lui donner à déjeuner.»
On me donne du pain et du fromage et un verre de vin. Mon beau-frère dit: «Il faut lui faire de la soupe.—Eh bien! demain; je me suis levée trop tard.»
Le lendemain, je me mis à l'ouvrage, et à l'heure je fus manger. Ah! pour le coup, je trouvai une soupe à l'oignon et du fromage, et mon verre de vin. «Ne sois pas honteux, mon garçon, dit-il. Tu vas aller au jardin bêcher.—Oui, monsieur.»
À neuf heures, ma bêche sur l'épaule, je me mis à la besogne. Quelle fut ma surprise! je vois mon père qui arrosait ses choux. Il me regarde; j'ôte mon chapeau, le coeur bien gros, mais je tiens ferme. Il me parle: «Tu es donc chez mon gendre?—Oui, monsieur. Ah! c'est votre gendre!—Oui, mon garçon. D'où es-tu?—Du Morvan.—De quel endroit?—De Menou. Je servais au village des Bardins.—Ah! je connais tous ces pays. Connais-tu le village des Coignet.—Oui, oui, monsieur.—Eh bien! il a été bâti par mes ancêtres.—Ça se peut, monsieur.—Tu as vu de belles forêts qui appartiennent à Mme de Damas?—Je les connais toutes, car j'ai gardé les boeufs de mon maître pendant trois ans; je couchais toutes les nuits sous les beaux chênes dans l'été.—Ah! bien, mon garçon, tu seras mieux chez ma fille.—Ça se peut.—Comment te nommes-tu?—Jean.—Et ton père?—On le nomme dans le pays l'Amoureux. Je ne sais si c'est son véritable nom.—A-t-il beaucoup d'enfants?—Nous sommes quatre.—Que fait-il, ton père?—Il va dans les bois; il y a beaucoup de gibier par là; on n'y voit que des cerfs et des biches, et du chevreuil. Et des loups, c'en est plein; ils m'ont fait bien peur des fois. Oh! j'avais trop de peine, et je suis parti.—C'est bien, mon garçon, travaille! tu es bien chez mon gendre.»
Enfin, il me vient des voyageurs dans deux voitures; je mets les chevaux à l'écurie, et le lendemain je reçois un franc pour boire. Combien j'étais content! On me fit descendre à la cave pour rincer des bouteilles, et je m'en acquittais bien, car on me les faisait remplir. Alors le petit garçon d'écurie était propre à tout; aussi on me faisait trotter ferme: Jean par-ci! Jean par-là! Je servais à table. C'était ensuite la cave, l'écurie, la grange, le jardin. Je voyais mon père, et je disais: «Bonjour, monsieur Coignet. (Je ne pouvais pas oublier ce nom, il était trop bien gravé dans mon coeur.)
—Bonjour, Jean; tu ne t'ennuies pas, mon garçon?—Non, monsieur, pas du tout.»
Enfin, tous les jours, je gagnais de l'argent. Je finis par détruire la vermine; au bout de deux mois, j'étais propre. Mes dimanches me rapportaient, y compris les pourboires de l'écurie, six francs la semaine. Cette vie a duré trois mois; mon grand chagrin, c'était de ne plus retrouver mes deux plus jeunes frère et soeur.
Je voyais tous les jours deux camarades d'enfance, qui étaient porte à porte. Je les saluai; le plus jeune des deux vint me voir. Je bêchais et mon père se trouvait dans son jardin.
«Bonjour, monsieur Coignet, lui dit le jeune Allard.—Ah, te voilà,
Filine!» (C'était le nom de mon bon camarade.) Et mon père s'en va.
Alors la conversation s'engage: «Tu es de bien loin d'ici? me dit-il.—Je suis du Morvan.—C'est donc bien loin le Morvan?—Oh! non, cinq lieues. M. Coignet connaît mon pays. Il y a dans les environs de chez nous un village qui s'appelle le village des Coignet.—Ah! ce vilain homme a perdu ses quatre enfants; nous avons pleuré, nous deux mon frère, de si bons camarades[13]! Nous étions toujours ensemble; ils ont perdu leur mère bien jeunes; ils eurent le malheur d'avoir une belle-mère qui les battait tous les jours. Ils venaient chez nous, et nous leur donnions du pain, car ils jeûnaient et pleuraient, ça nous faisait de la peine. Nous prenions du pain dans nos poches, et nous le leur portions pour le partager à nous quatre. Ils dévoraient, c'était pitié à voir. Mon frère me dit: «Allons voir les petits Coignet, il faut leur porter du pain.» Mais quelle est notre surprise! Les deux plus vieux étaient partis sans qu'on puisse les trouver. Le lendemain, point de nouvelles. Nous disons ça à papa, qui nous dit: «Ces pauvres enfants, ils étaient trop malheureux, toujours battus.» Je fus demander au petit et à sa soeur où étaient leurs deux frères: «Ils sont partis, me dirent-ils.—Et où?—Ah! dame, je ne sais pas.» Mon père est venu demander au père Coignet: «On dit que vos garçons sont partis?» Mais il a répondu: «Je crois qu'ils sont allés voir des parents du côté de la montagne des Alouettes. C'est des petits coureurs. Je les rosserai[14] à leur retour.» Mes deux camarades me racontèrent ensuite que les deux plus jeunes n'étaient plus à la maison. «Ces pauvres petits», dirent-ils, «on ne sait pas ce qu'ils sont devenus; tout le monde crie après le père Coignet et sa femme.»
À ce récit, les larmes m'échappèrent des yeux. «Vous pleurez? me dirent-ils.—Ça fait trop de mal d'entendre des choses comme cela.—Dame! on les battait tous les jours, et leur père ne les a pas cherchés du tout.»
Il était temps que cette conversation finisse, car j'étais au bout de mes forces, je ne pouvais plus tenir… Je rentrai dans ma grange pour pleurer à mon aise, ne sachant pas ce que je devais faire, si je rentrerais à la maison accabler mon père de reproches et tomber sur cette furie de belle-mère qui était la cause de notre malheur. Je délibère dans ma petite tête de ne pas faire de scandale, je prends ma bêche et vais au jardin travailler. Quelle fut ma surprise de voir paraître ma belle-mère avec un petit marmot qu'elle tenait par la main! Oh! alors, je ne pus me retenir de voir cette furie de femme paraître devant moi. Je fus prêt à faire un malheur; je quittai le jardin, la voyant s'approcher de moi; je pars comme un trait du côté de l'écurie pour pleurer à mon aise. J'avais pris le jardin en horreur. Toutes les fois que j'y allais je trouvais toujours le père ou la mère, que j'évitais autant que je pouvais. Combien de fois j'ai été tenté de passer par-dessus la séparation des deux jardins pour aller asséner un coup de bêche sur la tête de la mère et de son enfant, mais Dieu retenait ma main, et je me sauvais.
* * * * *
Maintenant la scène change de face; la Providence vient à mon secours. Deux marchands de chevaux se présentent dans l'auberge de M. Romain, gros aubergiste, pour coucher, mais le maître et la maîtresse se battaient à coups de fourches. Alors ces messieurs descendent chez ma soeur. Quelle joie pour moi de voir arriver deux beaux messieurs à la maison, et sur deux beaux chevaux! Quelle aubaine! «Mon petit, disent-ils, mets nos chevaux à l'écurie et donne-leur du son.—Soyez tranquilles, vous serez contents!»
Ces messieurs vont à la maison, se font servir un bon souper, et après ils viennent à l'écurie voir leurs bidets, qui étaient bien pansés et dans la paille jusqu'au ventre. «C'est bien, mon petit garçon, nous sommes contents de vous.»
Le plus petit me dit: «Mon jeune garçon, pourriez-vous venir nous conduire demain sur la route d'Entrains? Nous allons à la foire, mais il faudrait que nos chevaux soient prêts à trois heures du matin.—Eh bien! messieurs, ils seront prêts, je vous le promets.—Nous avons trois lieues à faire, n'est-ce pas?—Oui, messieurs, mais il faut demander la permission à madame, pour que je puisse vous conduire.—C'est vrai, nous lui demanderons.»
Je donne l'avoine et le foin devant ces messieurs, et ils vont se coucher pour partir à trois heures du matin pour la foire d'Entrains que l'on nomme les Brandons. A deux heures, les chevaux étaient sellés. Je vais réveiller ces messieurs et leur dis: «Vos bidets sont prêts.»
Je vois sur la table de nuit des pistolets et une montre; ils la font sonner: «Deux heures et demie. C'est bien, mon petit, donne-leur l'avoine et nous partirons. Dites à madame que nous voudrions manger des oeufs à la coque.»
Je vais faire lever ma soeur qui se dépêche.
Je retourne à l'écurie préparer mes deux bidets. Ces messieurs arrivent et montent à cheval. «Madame, vous nous permettez d'emmener votre domestique avec nous pour passer les bois?—Eh bien! va, me dit-elle, avec ces messieurs.»
Me voilà parti. Aussitôt hors de l'endroit, ces messieurs mettent pied à terre, me mettent entre eux deux, et me demandent combien je gagnais par an. «Je puis vous le dire. C'est de l'argent, des chemises, une blouse, des sabots, et puis j'ai des profits; je ne puis pas dire au juste ce que je gagne.—Eh bien! ça vaut-il bien cent francs?—Oh! oui, messieurs.—Comme vous paraissez intelligent, si vous voulez venir avec nous, nous vous emmènerons; nous vous donnerons trente sous par jour, et nous vous achèterons un bidet tout sellé. Nous vous prendrons en passant ici. Si vous vous ennuyez chez nous, votre voyage sera payé.—Messieurs, je le veux bien, mais vous ne me connaissez pas, et l'on ne me connaît pas non plus dans l'auberge où je suis. Eh bien! vous allez me connaître. Je suis le frère de la grande dame[15] chez qui vous avez couché.—Ça n'est pas possible!—Oh! je vous le jure.—Comment ça se fait-il?—Eh bien! si vous me permettez, je vais vous l'apprendre.»
Oh! alors, voilà qu'ils me serrent de près, ils me prennent par le bras. Je vous promets qu'ils sont tout oreilles pour m'entendre: «Voilà quatre ans que je suis perdu. Nous étions quatre enfants. Les mauvais traitements de notre belle-mère nous ont fait quitter la maison paternelle et pas un ne m'a reconnu. Je suis domestique chez ma soeur du premier lit, vous pouvez vous en assurer à votre passage.» Et me voilà à pleurer.
«Allons, ne pleurez pas; nous allons vous faire un mot d'écrit que vous remettrez à madame, qui vous enverra à Auxerre pour aller chercher notre cheval qui est tombé à l'auberge de M. Paquet, près la porte du Temple. Voilà de l'argent et des assignats pour payer le vétérinaire et l'aubergiste: cela fait trente francs. Vous le ramènerez tout doucement, vous lui ferez manger du son à Courson; vous ne monterez pas dessus.—Non, messieurs. Il ne faut pas parler de moi à ma soeur.—Soyez tranquille, mon jeune garçon. Remettez-lui ce petit mot et demain vous partirez pour Auxerre. Vous aurez bien soin de notre cheval. Nous sommes à Entrains pour huit jours. Quand vous verrez arriver nos chevaux, vous vous tiendrez prêt. Prenez seulement une chemise dans votre poche. —Ça suffit.»
Je quittai ces messieurs le coeur bien gros. On me dit en arrivant: «Tu as été bien longtemps.—Dame! ils m'ont mené bien loin, ces messieurs-là. Voilà une lettre qu'ils ont donnée pour vous, et de l'argent et des assignats pour aller à Auxerre chercher un cheval qui est malade.—Ah! ils ne se gênent pas, ces messieurs.—Dame! voilà la lettre; ça vous regarde.»
Il lit la lettre: «Eh bien, tu partiras à trois heures du matin; tu as quatorze lieues à faire demain.»
De la nuit je ne ferme l'oeil, ma petite tête était bouleversée de tout ce qui venait de m'arriver. Je fais mes sept lieues en cinq heures, j'arrive à huit heures du matin chez M. Paquet; je trouve mon cheval bien portant, je présente ma lettre, et l'on m'envoie chez le vétérinaire, qui donne un reçu de son payement. Je reviens à l'hôtel, je règle avec M. Paquet, je pars pour Druyes, et j'arrive à sept heures à la maison, bien fatigué. Faire quatorze lieues dans un jour à douze ans, c'était trop pour mon âge. Enfin je soigne bien mon cheval; je lui fais une bonne litière, et je vais souper. Je remets les reçus et trois francs du reste de l'argent de ces messieurs, et je vais me fourrer dans ma paille. Oh! comme j'ai dormi. Je n'ai fait qu'un somme.
Le lendemain, j'ai pansé mon cheval le plus propre possible, et j'ai déjeuné. «Tu vas battre à la grange, me dit mon beau-frère.—Ça suffit.»
Je bats jusqu'à l'heure du dîner.
«Tu vas aller au jardin bêcher.»
Me voilà parti. Je trouve mon père et ma belle-mère: «Te voilà, Jean!—Oui, monsieur Coignet.—Tu viens d'Auxerre?—Oui, monsieur.—Tu as bien marché. Connais-tu cette ville?—Non, monsieur, je n'ai pas eu le temps de la voir.—C'est vrai.»
Et comme j'allais me retirer, j'entends ma belle-mère qui disait à mon père: «La Granger a du bonheur d'avoir un petit jeune homme aussi intelligent.—C'est vrai, lui répondit mon père. Quel âge as-tu?—Douze ans, monsieur.—Ah! tu promets de faire un homme.—Je l'espère.—Allons, continue; l'on est content de toi.—Je vous remercie.»
Et je me retire, le coeur gros.
Tous les jours j'allais au jardin pour voir si je verrais venir ces marchands de chevaux; on pouvait les voir d'une demi-lieue. Enfin, le huitième jour, je vois sur le grand chemin blanc beaucoup de chevaux descendre sur le bourg. Chaque homme ne menait qu'un cheval; ils n'étaient pas encore accouplés. Il y en avait quarante-cinq, ça n'en finissait pas. Je cours de suite à la maison pour prendre ma plus jolie veste, mettre une chemise, et en mettre une dans ma poche; je vais vite à l'écurie pour seller le cheval de ces messieurs.
Je n'ai pas sitôt fini que je vois passer tous ces beaux chevaux, tous gris-pommelés. Je n'osais parler à ces Morvandiaux; je pétillais de joie. La queue n'était pas encore passée que voilà ces messieurs qui arrivent dans la cour avec trois chevaux. «Eh bien, mon petit garçon, et notre bidet, comment va-t-il?—Il est superbe.—Mettons pied à terre, voyons cela. Comment! il est bien guéri. Il faut le remettre à notre garçon pour qu'il l'emmène, il n'est pas encore passé.»
Et leurs chevaux défilaient toujours. Leur piqueur passe: «François, prenez votre bidet, suivez les chevaux!»
Ma soeur paraît, ces messieurs la saluent: «Madame, combien vous est-il dû pour la nourriture de notre cheval?—Douze francs, messieurs.—Les voilà, madame.—N'oubliez pas le garçon.—Cela nous regarde.»
Ma soeur m'aperçoit que je sortais le cheval: «Tiens, dit-elle, tu es habillé en dimanche.—Comme tu vois.—Comment! à qui parles-tu?—À toi.—Comment?—Eh! oui, à toi. Tu ne sais donc pas que ton domestique est ton frère.—Par exemple!—C'est comme cela. Tu es une mauvaise soeur. Tu nous as laissés partir moi et mon frère, et mon petit frère et ma petite soeur, mauvaise soeur que tu es. Te rappelles-tu que tu as coûté trois cents francs à ma mère pour apprendre le métier de lingère chez Mme Morin? Tu n'as pas de coeur. Ma mère qui t'aimait comme nous, et nous avoir laissés partir!»
Voilà ma soeur à pleurer, à crier. «Eh bien, madame, c'est bien la vérité que ce jeune enfant vous dit? Si ça est, ça n'est pas beau.—Messieurs, ce n'est pas moi qui les ai perdus, c'est mon père. Ah! le malheureux, il a perdu ses quatre enfants!»
Aux cris et lamentations de ma soeur, il arrive des voisins qui accourent de toutes parts pour me voir: «C'est un des enfants du père Coignet. En voici un de retrouvé.» Et ma soeur et moi de pleurer. Un de ces messieurs, qui me tenait par la main, dit: «Ne pleure pas, mon petit, nous ne t'abandonnerons pas, nous.»
Mes petits camarades viennent m'embrasser. Cette scène était touchante. Mon père, qui entend ce brouhaha, accourt. On dit: «Le voilà, ce M. Coignet qui a perdu ses quatre enfants!—C'est mon père que voilà, messieurs.—Voilà un de vos enfants, monsieur, et nous l'emmenons avec nous.—Eh bien, dis-je alors, père sans coeur, qu'avez-vous fait de mes deux frères et de ma soeur? Allez donc chercher cette marâtre de belle-mère qui nous a tant battus.—C'est vrai, crie tout le monde. C'est un mauvais père, et leur belle-mère est encore plus mauvaise.»
Enfin tout le monde était autour de moi, et ces messieurs me tenaient par le bras: «Allons, à cheval! dit M. Potier (le plus petit des deux), en voilà assez! Partons, montez sur votre bidet.»
Et tout le monde de me suivre, criant: «Adieu, mon petit, bon voyage!» Mes petits camarades viennent m'embrasser tous, et moi, je pleurais à chaudes larmes en disant: «Adieu, mes bons amis!»
Ces messieurs me mettent au milieu d'eux et nous traversons entre deux haies de monde, les hommes le chapeau bas. Et les femmes de faire des révérences à ces messieurs, et moi de pleurer, mon petit chapeau à la main.
* * * * *
«Nous montons la montagne au trot, disent ces messieurs. Rattrapons nos chevaux! Allons, mon petit, tenez-vous bien!»
Nous dépassons les chevaux à la sortie des bois, et nous arrivons à Courson, à la grande auberge de M. Raveneau, où je visitai les écuries et fis préparer tout ce qu'il fallait pour quarante-neuf chevaux. Ces messieurs commandent le souper pour quarante-cinq hommes, non compris les maîtres.
En arrivant, on forme les chevaux par quatre pour les accoupler le lendemain, et on les attache à deux longes. C'est la première fois que ces chevaux se trouvaient à côté l'un de l'autre; il était temps que le foin et l'avoine fussent servis à ces gaillards, je crois que nous n'aurions pu les contenir; c'étaient comme des furibonds qui se cabraient. Et moi de taper dessus; je ne les quittais pas d'un instant, et les maîtres de rire en me voyant frapper de l'un à l'autre. À sept heures, ces messieurs viennent faire la visite et font souper tous leurs hommes qui étaient quarante-cinq; ils payent leur journée, et retiennent les hommes qu'il fallait pour le lendemain. Ils commandent des gardes d'écurie pour la nuit, et m'emmènent. «Allons souper, dirent-ils, venez avec nous, mon garçon, nous reviendrons après les voir.»
Quelle surprise de voir une table servie comme pour des princes: la soupe, le bouilli, un canard aux navets, un poulet, une salade, du dessert, du vin cacheté!
«Mettez-vous là, entre nous deux, et mangez comme vous êtes courageux!»
Le roi n'était pas plus content que moi.
«Ah çà! dit M. Potier, il faut mettre une cuisse de poulet dans du papier avec du pain pour le manger le long de la route parce qu'on ne s'arrête qu'à la couchée. Vous trouverez des garçons d'auberge qui vous attendront avec des grands verres de vin qu'ils donneront à chaque homme en passant, sans s'arrêter, et tout sera payé. Vous vous tiendrez derrière autant que possible.»
Le matin, on met les chevaux par quatre, avec des torches et des quenouilles, liens garnis de paille pour maintenir tous ces chevaux (cela a demandé du temps); et puis en route!
Tous les jours j'étais traité de la même manière que le premier jour. Quel changement dans ma position!… Comme je me trouvais heureux de coucher dans un bon lit! Ce pauvre orphelin ne couchait plus sur la paille. Enfin tous les soirs, j'avais à souper. Je considérais ces messieurs comme des envoyés de Dieu à mon secours.
Nous arrivâmes à Nangis-en-Brie le huitième jour avant la foire, et j'eus tout le temps de connaître mes deux maîtres. L'un se nommait M. Potier, et l'autre M. Huzé. Celui-ci était aimable, spirituel et poli; M. Potier était petit et laid. Je me disais: «Si je pouvais être chez M. Huzé!» Pas du tout, c'est chez M. Potier que l'heureux sort m'attendait.
Je pars donc de Nangis le vendredi pour Coulommiers; j'arrive à trois heures dans une grande cour, à cheval, comme un pacha à trois queues, monté sur mon joli bidet. Voilà madame qui paraît. «Eh bien, mon garçon, et votre maître ne vient pas ce soir?—Non, madame, il ne viendra que demain.—Que l'on mette le cheval à l'écurie! venez avec moi.»
Comme je marchais à côté de madame, me voilà assailli par quatre grosses filles de la maison qui se mettent à crier: «Ah! le voilà! le petit Morvandiau!»
Combien ce nom me faisait de peine! Mon petit chapeau à la main, je suivais madame. «Allons, dit-elle, laissez cet enfant, allez à votre ouvrage. Venez, mon petit!»
Comme elle était belle, Mme Potier! car c'était bien la femme du petit que je redoutais. Je ne l'appris que le lendemain. Quelle surprise pour moi de voir une si belle femme et un si vilain mari! «Allons, continue-t-elle, il faut manger un morceau et boire un coup, car on ne soupe qu'à sept heures.»
Et voilà madame qui me fait parler de notre voyage, et je lui dis: «Madame, tous les chevaux sont vendus.—Êtes-vous content de votre maître?—Oh! madame, je suis enchanté.—Ah! c'est très bien ce que vous dites là. Aussi mon mari m'a écrit que vous étiez un bon sujet.—Je vous remercie, madame.»
Le soir, à sept heures, on soupe (c'était le vendredi). Je vois une table servie comme pour un grand repas, tout en argenterie, timbales d'argent, deux paniers de bouteilles. On me fait appeler pour me mettre à table. Quelle est ma surprise de voir douze domestiques: garde-moulin, charretiers, laboureur, fille de laiterie, femme de chambre, boulangère et femme de peine. Le tout formait dix-huit. Les six autres étaient à Paris avec des chariots qui menaient les farines pour les boulangers de Paris; ils faisaient le voyage toutes les semaines (il y a quinze lieues de Coulommiers à Paris). Il y avait sur cette table deux plats de matelote; je croyais que l'on donnait un repas en ma faveur.
On me fait mettre à côté d'un grand gaillard, et madame lui recommande de me servir. Il me donne un morceau de carpe; j'en étais honteux de voir mon assiette pleine de poisson; j'aurais pu en faire deux repas. Il s'aperçut que je mangeais peu; il mit un morceau de pain dans sa poche, et me le présente à l'écurie en me disant: «Vous n'avez pas mangé, vous êtes trop timide.»
Comme je l'ai dévoré à mon aise, du pain blanc comme la neige!
À neuf heures il vient une grosse fille faire mon lit dans l'écurie. J'étais bien couché: un lit de plumes, un matelas, des draps bien blancs. Je me trouvais heureux.
Le matin, mon grand camarade me mène à la salle à manger pour déjeuner, avec ma demi-bouteille et du fromage. Dieu! quel fromage[16]! comme de la crème! et du pain de Gonesse, avec le vin du pays. Je lui demandai ce que je ferais. «Il faut attendre que madame soit levée, elle vous le dira.—Eh bien, je vais panser mon bidet et le faire boire, et nettoyer l'écurie.»
Je pétillais du désir de travailler. Le garçon d'écurie était parti à la ville; je profite de cette occasion pour nettoyer toutes les écuries. Madame arrive et me trouve habit bas, le balai à la main: «Qui vous a dit de faire cela?—Personne, madame.—Eh bien, ce n'est pas votre ouvrage, venez avec moi. Chacun fait son ouvrage dans notre maison; mais vous avez bien fait. Quand mon mari sera venu, il vous dira ce que vous devrez faire. Allons au jardin, prenez ce panier, nous rapporterons des légumes. Savez-vous bêcher?—Oui, madame.—Ah! tant mieux. Je vous ferai travailler quelquefois dans notre jardin, car chez nous chacun fait son ouvrage, personne ne s'en dérange.»
Je rentre à la maison, et vais visiter les moulins à Chamois. De retour à la maison, quelle est ma surprise de voir mes deux maîtres qui cherchaient madame! «Te voilà, mon ami», dit Mme Potier à son vilain mari, car c'était bien celui auquel je désirais le moins appartenir (et c'était l'homme par excellence, tant par le coeur que par la fortune). M. Huzé salue et se retire. On me fait venir: «Ma femme, dit mon maître, voilà un enfant que je t'amène de la Bourgogne; c'est un bon sujet, je te le recommande; je te conterai son histoire plus tard.»
Et moi qui étais là, bien timide!
«Eh bien, dit-il, vous êtes-vous ennuyé, mon garçon? Allons voir nos chevaux!» Et le voilà à me faire voir toutes les écuries, les moulins. Et les domestiques de saluer leur maître; ce n'était pas un maître, c'était un père pour tout le monde; jamais il ne lui échappait une expression déplacée. Il me dit: «Demain, nous monterons à cheval pour vous faire voir mes laboureurs et mes terres. Il faut que vous soyez à même de connaître tous les morceaux qui m'appartiennent.»
Je me disais: «Que va-t-il faire de moi?»
Il parle à ses laboureurs et à ses autres ouvriers toujours avec un ton affable. Puis il dit: «Allons voir mes prés! (Et toujours il me parlait avec bonté.) Faites attention à tout ce que je vous montre, et les limites, car je pourrai vous envoyer faire une tournée quelquefois pour voir mes laboureurs et mes autres ouvriers, pour me rendre compte de ce qui est fait.—Soyez tranquille, je rendrai un fidèle compte de tout ce que vous me direz.—Il faut que je vous mette au fait de tout. Vous prendrez toujours votre bidet, car les routes sont longues.»
Nous fûmes bien trois heures dehors. «Allons, me dit-il, rentrons à la maison! demain nous irons ailleurs.»
Enfin il me mit au courant de tous les détails de la manutention du dehors. Huit jours se passent ainsi en tournées de part et d'autre; le neuvième jour, il vient un orage épouvantable. Voilà les eaux qui inondent la maison, arrivent de toutes parts; tout le monde était bloqué. Il se trouvait encore des chevaux à l'écurie. Ni maître ni garde-moulin ne pouvaient sortir, et moi de courir d'une écurie à l'autre, car l'eau montait à vue d'oeil. Enfin, je barbotais comme un canard, les chevaux en avaient au-dessus des jarrets, mais l'eau n'a pas pénétré dans la maison.
Il y avait trois étables où les porcs couraient grand risque d'être noyés, vu qu'ils étaient sous voûte. M. Potier me fait venir et me donne une pince du moulin, et me dit: «Tâchez de délivrer les cochons.—Soyez tranquille, je vais de suite.» Et me voilà dans l'eau. Je ne croyais pas pouvoir arriver, mais enfin parvenu à la première porte, je fais une percée et l'eau m'aide à ouvrir. Voilà mes six gaillards sortis, et nageant comme des canards. Je vais en faire autant aux deux autres étables; mes dix-huit cochons étaient sauvés. Et tout le monde de la maison de me regarder par les croisées.
M. Potier, qui ne me perdait pas de vue, me guidait: «La petite porte de la cour est-elle fermée?—Non, monsieur.—Les cochons vont sortir, ils suivront le cours de l'eau!»
Je me suis mis à traverser la cour, dans l'eau qui était maîtresse de mes forces; je n'arrive pas assez à temps. Voilà un des cochons qui enfile la porte, et suit le courant. M. Potier qui s'aperçoit que j'ai un déserteur de parti, court à l'angle de sa maison, me crie: «Prenez votre bidet et tâchez de gagner le devant.» Je cours à l'écurie, mets le bridon à mon bidet, et fais jaillir l'eau pour rattraper mon déserteur. M. Potier me crie: «Doucement! appuyez à droite.»
Ses paroles se perdent. Je prends trop à gauche; je me plonge dans un trou où l'on avait amorti de la chaux. Du même bond, mon cheval me sort du trou. Je ne voyais plus. Comme je tenais mon cheval ferme de la main droite, je m'essuyai la figure et poursuivis ma bête, qui filait dans les prés. Enfin, en luttant contre l'eau, je gagne le devant de mon cochon; lorsqu'il eut le nez tourné du côté de la maison, il revient comme je le désirais. Arrivé dans la cour, je lâche mon bidet, bien transi de froid. Mes maîtres m'attendaient sur le perron, et les grosses filles de regarder ce pauvre petit orphelin trempé, pâle comme la mort, mais j'avais sauvé le cochon de mon maître.
«Venez, mon ami, me disent monsieur et madame, venez vous changer.» Ils me mènent dans leur belle chambre où un bon feu était allumé, et les voilà à me déshabiller tout nu comme je suis venu au monde. «Buvez, disent-ils, ce verre de vin chaud!»
Les voilà qui m'essuient comme leur propre enfant, et m'enveloppent dans un drap. M. Potier dit à son épouse: «Ma chère amie, si tu lui donnais une de mes chemises neuves, il pourrait bien l'essayer.—Tu as raison, ce pauvre petit n'en a que deux.—Eh bien! il faut lui donner la demi-douzaine. Tiens! il faut lui payer sa bonne action: je vais lui faire cadeau du pantalon et du gilet rond que tu m'as fait faire; il sera habillé tout à neuf.—Bien, mon ami, tu me fais plaisir.»
M. Potier me dit: «Vous gagnerez dix-huit francs par mois et les profits: trois francs par cheval.—Monsieur et madame, combien je vous remercie!—Si vous vous étiez noyé en sauvant notre cochon! Vous avez mérité cette récompense.»
Je me vois habillé comme le maître de la maison. Dieu! que j'étais fier!
Je n'étais plus le petit Morvandiau.
Comme ils se prêtaient à m'habiller, je dis: «Mais, monsieur, il ne faut pas m'habiller. Et les chevaux! et les cochons! Il faut je retourne à mon poste, mes habits seraient perdus.—Tu as raison, mon enfant.»
Ils vont chercher des vêtements à leur neveu et me voilà en petite tenue. Je me trouvais seul, le garçon d'écurie était à la ville et les garde-moulins ne voulaient pas se mettre les pieds à l'eau. On me donne un grand verre de vin de Bourgogne bien sucré, et je me remets à l'eau. Je donne le foin aux chevaux. Je bloque mes dix-huit cochons dans une écurie qui était vide. Pour cela je prends une grande perche et poursuis tous mes gaillards devant moi, et finis par être le maître. Je peux dire que j'ai barboté deux heures ce jour-là. Le soir, l'eau avait disparu et les charretiers arrivent de toutes parts. Et moi de rentrer à la maison, de changer de tout et de me coucher de suite. Le vin sucré me fit dormir; le lendemain je n'y pensais plus.
Monsieur et madame me firent demander de venir et m'emmenèrent dans leur chambre; ils m'habillèrent tout à neuf. Après le déjeuner, M. Potier dit au garçon d'écurie: «Selle nos bidets!» Et nous voilà partis pour voir des gros fermiers et acheter des blés. Mon maître fit des affaires pour dix mille francs, et nous fûmes traités en amis. Sans doute que M. Potier avait parlé à ces gros fermiers; on me fit beaucoup d'amitiés, et je fus mis à table près de mon maître.
Il faut dire que j'étais bien décrassé. J'avais l'air d'un secrétaire. S'ils avaient su que je ne savais pas la première lettre de l'alphabet!… mais les habits de M. Potier me servaient de garantie auprès de ces messieurs. Et dame! après dîner, nous partîmes au galop, nous arrivâmes à sept heures, et on me fit changer de place à table. Je vois mon couvert près de M. Potier, à sa gauche, et madame à sa droite. Et le premier garde-moulin près de madame, qui servait nos maîtres les premiers. Il faut dire que monsieur et madame étaient toujours au bout de la table; on pouvait dire que c'était une table de famille. Jamais on ne disait toi à personne, toujours vous. Le dimanche, monsieur demandait: «Qui veut de l'argent[17]?»
Tous les domestiques étant réunis, M. Potier leur dit: «Je nomme ce jeune homme pour vous transmettre mes ordres. Je lui confie les clés du foin et de l'avoine, c'est lui qui fera la distribution à tous les attelages.»
Tout le monde me regarde, et moi qui ne savais rien du tout de cet arrangement, j'étais tout confus, je n'osais lever la tête. Enfin mon maître me dit: «Vous allez venir avec moi à la ville.» J'étais content d'être hors de table.
M. Potier me donne des clés et me dit: «Partons! nous allons voir des greniers de blé considérables. Eh bien! êtes-vous content de moi? Ma femme aura soin de vous.—Monsieur, je ferai tout mon possible pour que vous soyez content de moi.»
Aussi, je me multipliais: le soir, le dernier couché; le matin, le premier levé.
Le lendemain, la sonnette m'appelle pour me donner l'ordre que je transmis à tous les domestiques. Le plus grand me dit: «Monsieur, que dites-vous?—Je ne suis pas monsieur, je suis votre bon camarade, dites-le à tout le monde. Je suis aux gages comme vous; je ferai mon service; je n'abuserai jamais de la confiance de monsieur et de madame, j'ai besoin de vos conseils.—Comme je suis le plus ancien de la maison, vous pouvez compter sur moi», dit-il.
Je peux dire que tout le monde me fit bonne mine. Comme c'était moi qui faisais la distribution du son, de l'avoine et du foin, on me faisait la cour pour avoir la bonne mesure. M. Potier me grondait quand il trouvait du son dans les auges. «Mes chevaux sont trop gras, je vais y veiller pour que cela n'arrive plus; il ne faut pas leur faire la ration aussi forte.—Donnez-moi la mesure du son et de l'avoine, je m'y conformerai; ils prennent des corbeilles et vont au moulin les remplir. Maintenant ils n'y mettront pas les pieds, toutes les distributions seront à leur place.—C'est très bien», dit mon maître.
Voilà tous les charretiers et laboureurs rentrés; se voyant servir, ils me disent: «On nous fait donc notre part?—Vous m'avez fait gronder, c'est monsieur qui a mesuré le son et l'avoine, et m'a dit: ne tolérez personne, je veillerai à tout cela, soyez-en sûr.»
Le lendemain, il arrive deux gros fermiers qui déjeunent. M. Potier me sonne et dit: «Passez dans mon cabinet. Vous m'apporterez dix sacs.»
Je les apporte. Dieu! que de piles d'écus dans ces sacs! Je reste chapeau à la main: «Jean, dit-il, faites seller nos bidets et nous partirons avec ces messieurs.» Madame me dit: «Habillez-vous proprement. Voilà un mouchoir et une cravate. Elle a la bonté de m'arranger.» «Allez, mon petit garçon, vous voilà propre!»
Comme j'étais fier! je présentai le cheval à mon maître, et je tins l'étrier. (Cela l'a flatté beaucoup devant ces messieurs, car il me l'a dit depuis.) Les voilà tous trois à cheval. Je suivais en arrière, plongé dans mes petites réflexions. Arrivés à une belle ferme, on met nos chevaux à l'écurie, et moi je me tiens dans la cour à voir ces belles meules de blé et de foin; un domestique vient me chercher pour me faire mettre à table. Je refusai, disant: «Je vous remercie.» Le maître de la maison me prend par le bras et dit à mon maître: «Faites-le mettre à table près de vous.»
Je n'étais pas à mon aise; enfin je mangeai du premier plat servi, et je me levai de table. «Où allez-vous? me dit le maître de la maison.—M. Potier m'a permis de me retirer.—C'est différent.»
J'étais flatté de me voir à une table servie comme celle-là. Je me la rappelle toujours. Mme la fermière, après le dîner, m'invite à voir sa laiterie. Je n'ai jamais rien vu de si propre: des robinets partout. «Tous les quinze jours, me dit-elle, je vends une voiture de fromages. J'ai quatre-vingts vaches!»
Elle me ramène au réfectoire pour me faire voir sa batterie de cuisine; tout était reluisant de propreté. La table, les bancs, tout était ciré. Ne sachant que dire à cette aimable dame, je lui dis: «Je conterai tout ce que j'ai vu à Mme Potier.—Nous y allons trois fois l'hiver dîner et passer la soirée. Comme l'on est bien reçu chez M. et Mme Potier!»
Ces messieurs arrivent. Je me retire. M. Potier me fait signe et me met vingt-quatre sous dans la main. «Vous donnerez cela au garçon d'écurie: faites brider, nous partirons.»
On amène nos deux bidets, la belle fermière dit à M. Potier: «Le bidet de votre domestique est charmant, il me conviendrait. Si mon mari était galant, il me l'achèterait, car le mien est bien vieux.—Eh bien! voyons cela, dit celui-ci, veux-tu l'essayer? Fais mettre ta selle, et monte-le. Tu verras comme il va.»
On apporte la selle de côté. Je lui dis: «Madame, il est très doux, vous pouvez le monter sans crainte.»
Voilà madame à cheval et qui part au trot, va en tous sens à droite et à gauche, disant: «Il a le trot très doux. Je t'en prie, mon mari, fais-moi cadeau de ce bidet.—Eh bien! monsieur Potier, il faut le lui laisser, dit le mari. Nous nous arrangerons. Combien me le vendrez-vous?—Trois cents francs.—Ça suffit, te voilà contente. Maintenant, c'est toi qui donneras le pourboire au garçon.—Oh! de suite, venez! me dit-elle.
Elle me met six francs dans la main et me fait seller son vieux cheval.
Et nous voilà partis au bon trot. «Quelle bonne journée pour moi!… M.
Potier me dit: «Je suis content de vous.—Je vous remercie, monsieur.
Cette dame m'a fait voir la laiterie et sa batterie de cuisine. Que tout
cela est beau! Ce sont de vrais amis, madame n'est pas fière.»
Le lendemain, on vient chercher le vieux bidet, et M. Potier me dit: «Vous prendrez celui que nous avons amené de votre pays. Demain nous allons ensacher de la farine: il nous en faut cent sacs pour Paris, c'est vous qui prendrez le boisseau, je vous montrerai cela. Demain vous boirez un coup à sec, il faut que vous appreniez à tout faire. Chez nous, vous n'aurez jamais d'ouvrage comme les autres; je vous mettrai au courant de bien des ouvrages; il faut que vous sachiez tout faire.»
Le lendemain matin, il me présente au garde-moulin, et lui dit: «Baptiste, voilà Jean que je vous amène, il faut lui montrer à manier le boisseau, il sera à votre disposition toutes les fois que vous en aurez besoin, il est rempli de bonne volonté.—Mais, monsieur, sera-t-il assez fort pour manier le boisseau avec moi?—Soyez tranquille, je vais présider à tout cela.»
Voilà M. Potier qui prend le boisseau, et me montre: «Faites comme cela.» Je voulais lui prendre la mesure des mains. «Non, me dit-il, laissez-moi finir ce sac!»
Je m'empare du boisseau et je le manie comme une plume. À mon premier sac, Baptiste dit à M. Potier: «Nous en ferons un homme.»—Je vais rester près de vous, dit mon maître.—C'est inutile, dit Baptiste, nous nous tirerons d'affaire tous les deux.»
Enfin je m'en acquittai de mon mieux, avec cet homme un peu dur. Cela dura toute la journée. Comme j'avais mal aux reins! Nous n'en avions fait que cinquante baches, il fallut recommencer le lendemain. Enfin, j'en vins à bout à mon honneur.
Monsieur et madame s'aperçurent d'une petite pointe de jalousie de la part des domestiques à mon sujet, et ils profitèrent du moment de mon absence pour leur conter mes malheurs. Ils leur dirent que je n'étais pas destiné à faire un domestique, que mon père avait beaucoup de bien et qu'il avait perdu ses quatre enfants. «C'est moi, dit M. Potier, qui ai retrouvé celui-ci, les autres sont perdus; je veux qu'il sache tout faire.—Je lui montrerai à tenir la charrue, lui dit le premier laboureur.—Ah! c'est bien, je vous reconnais là.—Je le mènerai avec moi quand vous voudrez.—Eh bien! prenez-le sous votre protection, je vous le confie; ne le fatiguez pas, car il est plein de courage.—Soyez tranquille, je lui montrerai à semer, je lui donnerai mes trois chevaux.»
J'arrive le soir de porter des invitations à trois lieues, et je rapportais les réponses. Je me mis à table: monsieur et madame me firent des questions sur les personnes à qui j'avais remis les lettres. Je répondis que partout l'on avait voulu me faire rafraîchir, que je n'avais rien pris; je vois tous les domestiques qui me regardent.
Le premier laboureur dit à table: «Jean, si vous voulez, je vous mènerai avec moi demain; je vous ferai faire un sillon avec ma charrue.—Ah! vous me faites bien plaisir, mon père Pron (c'était le nom de ce brave homme); si monsieur le permet, je partirai avec vous.—Non, dit M. Potier, nous irons ensemble.»
En route, monsieur me dit que ce brave homme s'était offert de me montrer de tenir la charrue et il ajoutait: «Il faut en profiter, car c'est le plus fort de notre pays.»
Une fois arrivés: «Voilà votre élève, dit monsieur, tâchez d'en faire un bon laboureur.—Je m'en charge, monsieur.—Voyons, faites-lui faire un enrayage.
Voilà le père Pron qui dresse sa charrue et place ses trois chevaux sur une ligne droite, et me fait prendre des points de vue très loin, et des points intermédiaires de place en place. Il me dit: «Regardez entre les deux oreilles de votre cheval de devant les points que je vous montre, ne faites pas attention à votre charrue, tenez vos guides et fixez bien vos trois points. Aussitôt que le premier sera dépassé, vous en ressaisirez un autre.»
De suite, j'arrive au bout de mon rayage, je regarde ma première raie; elle était droite. «C'est bien, me dit M. Potier, ça n'est pas tremblé. Je suis content; ça va bien; continuez.»
Il eut la complaisance de rester deux heures et il me ramena à la maison, où madame l'attendait. «Eh bien! lui dit-elle, et la charrue, comment s'en est-il tiré?—Très bien. Je t'assure que Pron est content de lui; ça fera un bon laboureur.—Ah! tant mieux; ce pauvre enfant. Pron a eu une bonne idée de se charger de lui montrer à tenir la charrue. Je veux qu'il apprenne à semer; il commencera par semer des vesces, et puis du blé.»
Le lendemain, je m'aperçus que tous les domestiques me faisaient une mine gracieuse. Je ne savais ce que cela voulait dire. C'étaient monsieur et madame qui leur avaient conté mon histoire. Enfin je fus l'ami de tout le monde. M. Potier avait sept enfants; c'est moi qui allais les chercher dans les pensions et les ramenais. C'étaient des fêtes pour eux et pour moi. J'étais de toutes les parties, à pied et en voiture. C'est moi qui réglais tous les petits différends entre les demoiselles et leurs frères.
M. Potier me dit: «Nous partirons demain pour la foire de Reims, il me faut des chevaux pour Paris, il m'en faut qui soient bien appareillés, c'est pour des pairs de France[18]; ils les veulent tout dressés et de quatre à cinq ans. Vous aurez le temps de vous exercer.»
Il fait appeler son garçon marchand de chevaux: «Je vous emmène avec nous à cinq heures demain matin, à cheval, pour la foire de Reims. Il nous faut cinquante chevaux, voilà les tailles et les couleurs. Je n'ai pas besoin de vous en dire davantage; vous connaissez votre affaire. Partez ce soir.»
On fait prévenir M. Huzé de venir s'entendre pour le départ et de prendre un domestique avec lui pour mener le cheval qui portait les valises. Nous voilà partis à midi, nous arrivâmes à Reims trois jours avant la foire. Le vieux piqueur de M. Potier eut tout le temps de parcourir toutes les campagnes pour signaler tous les chevaux qui nous convenaient, et il revient avec le signalement de trente, et des arrhes avaient été données. Le vieux piqueur dit: «Je crois avoir fait une bonne affaire. J'ai une liste de cent chevaux que j'ai tenus; j'ai tous les noms des particuliers.»
La foire fut terminée en trois jours; le total fut de cinquante-huit chevaux. Nous eûmes le bouquet de la foire; ces messieurs étaient contents de leur voyage, et tout fut réglé dans deux jours. Et en route pour Coulommiers, où nous arrivâmes sans accidents.
C'est là que je fus mis à l'épreuve pour dresser tant de chevaux. Au bout de deux jours on les met au manège: vingt par jour avec des caparaçons sur le nez. Comme ils faisaient des sauts! on finit par les réduire et les rendre dociles. Pas un jour de repos, pendant un mois de manège. Et puis, au char à bancs, au cabriolet, à la selle. Comme ils s'allongeaient sur la paille! ils dormaient comme un pauvre qui a sa besace pleine de pain. Nous les menions dans les plaines, et ils étaient sots dans les terres labourées; je montais sur l'un, sur l'autre; je tenais la discipline sévère avec tous ces gaillards-là. Je corrigeais les mutins et flattais les dociles. Cette manoeuvre dura deux mois sans relâche; j'étais fatigué, j'avais la poitrine brisée, j'en crachais le sang, mais j'en vins à bout à mon honneur.
M. Potier écrivit à ces gros matadors de Paris que ses chevaux étaient prêts. Au lieu de répondre, ils arrivent avec de belles calèches et des domestiques tout galonnés. «On met leurs chevaux à l'écurie; M. Potier, le chapeau bas, les conduit au salon et madame paraît. Comme elle avait un port majestueux!
Ces gros ventres se lèvent pour la saluer; elle se retire et fait apporter des rafraîchissements; elle fait demander si ces messieurs lui feraient l'honneur d'accepter son dîner: ils répondirent qu'ils acceptaient avec plaisir. Le dîner fut magnifique.—M. Potier me fit appeler: «Dites à tous les palefreniers de tenir les chevaux prêts; je vais mener ces messieurs visiter les chevaux.»
Je donne les ordres et tout fut prêt. Ces messieurs voulurent voir l'établissement, dont ils furent enchantés, et passèrent aux écuries pour visiter les chevaux et les faire sortir. «Les voilà tous par ordre, leur dit M. Potier. Faites-les sortir.»
On demande le numéro 1 avec bridon et couverture. On me présente le cheval, je le fais trotter. Monsieur me dit: «Montez-le!» Je le fais marcher au pas en tenant mon bridon, et là la main bien placée, je saute; ils n'eurent pas le temps de me voir monter. Je le fais trotter et le présente devant ces messieurs qui le flattent en disant: «C'est bien!»
«Numéro 2», dit mon maître. On me présente le cheval: «Montez-le, disent ces messieurs. Au pas!… au trot!… Ça suffit. À un autre!»
Et ainsi de suite, jusqu'à douze. On me demande alors: «Sont-ils tous dressés comme ces douze-là?—Je vous l'assure.—Ça suffit. Ce petit jeune homme monte bien un cheval.—Il est bien hardi, dit mon maître.—Demain nous les mettrons au char à bancs. Vous avez des harnais pour cela?—Tout est prêt.—En voilà assez pour aujourd'hui; nous voudrions voir la ville.—Voulez vous que l'on mette les chevaux à votre voiture?—Ça serait mieux. Nous vous demanderons la permission de vous amener deux convives.—Tout ce qui peut vous être agréable. Jean, fais mettre les chevaux à la calèche!»
Et les voilà partis. Mon maître était content. «Jean, me dit-il, nous ferons une bonne journée, ça va bien; vous vous en êtes bien tiré. C'est vous qui servirez à table, faites un peu de toilette. Voyez ma femme, il faut aller à la ville faire apporter ce que j'ai commandé et vous faire donner un coup de peigne, et vous mettre en dimanche.»
Me voilà de retour, bien poudré. Madame me met au courant de mes fonctions, et, la table servie, elle va faire une toilette magnifique. Comme elle était belle!
Ces messieurs arrivent à six heures; ils étaient six. Monsieur va les recevoir, le chapeau à la main. «Eh bien! monsieur, nous sommes de parole, nous vous amenons deux convives.—Soyez les bienvenus.»
Monsieur reconnaît le sous-préfet et le procureur de la République; on se met à table; madame fit les honneurs; rien n'y manquait, ni moi, la serviette sur le bras, ni les laquais des messieurs qui étaient derrière leurs maîtres. Tous mangeaient sans parler au premier service; l'un des laquais était découpeur et présentait les morceaux tout coupés que nous présentions à ces messieurs, qui en refusaient souvent. Au second service, paraît un brochet monstre et des écrevisses superbes. «Ah! madame, dit un convive, voilà une pièce rare.—C'est vrai», disent-ils tous. Mais le sous-préfet ajoute: «M. Potier a un réservoir superbe, il prend des anguilles magnifiques.»
Enfin les louanges pleuvent de toutes parts; le champagne arrive, voilà tout le monde en gaieté! Monsieur leur dit: «J'ai passé par Épernay, et j'en ai fait une petite provision.—Il est parfait», dit le sous-préfet.
Le dessert servi, on nous fit retirer, et madame demande la permission de s'absenter pour un moment. On lui répond: «Toute liberté, madame!» Madame donne ses ordres et dit à son mari: «Ces messieurs prendront du punch pour finir la soirée?—Ça va sans inconvénient.»
Le sous-préfet dit: «Je vous prie de prendre ma maison pour votre hôtel, et j'invite monsieur et madame à me faire l'amitié de venir dîner chez moi. Nous viendrons voir vos beaux chevaux.»
Ces messieurs arrivent à midi pour voir atteler. Tout était prêt; on voit en suivant la liste. «Prenez le char à bancs et la calèche, ça ira plus vite. Amenez par ordre quatre par quatre.»
Les voilà attelés, moi conduisant le char à bancs, et le piqueur, la berline: «Faites un tour devant la maison pour que nous puissions voir.—Ils sont très beaux, disent ces messieurs. Sont-ils tous dressés comme ces quatre-là?—Oui, messieurs! répond M. Potier. Si ces messieurs désiraient voir un beau cheval? C'est une folie que j'ai faite à Reims.—Voyons-le.—Jean, allez le chercher!»
Il était tout prêt; je le présente devant ces messieurs: «Oh! s'écrient-ils, qu'il est beau! faites-le monter!»
Je dis au piqueur: «Prenez-moi le pied pour l'enjamber, il est trop haut.» Lorsque je fus sur ce fier animal, je le fais marcher au pas, au trot, et je le présente. «C'est bien, dit le maître au laquais, montez-le, que je le voie mieux.»
Le jeune homme était plus leste que moi. Comme il le manoeuvrait! «Ramenez-le! en voilà assez.» Le piqueur le présente devant son maître, le chapeau bas. «Monsieur, dit-il, les mouvements sont très doux.—J'ai trouvé sa place, dit le pair de France. Il conviendra au président de l'Assemblée, mettez-le en tête de vos comptes, tous vos chevaux sont acceptés. Vous recevrez mes ordres du départ pour Paris; vous les accompagnerez, et ce jeune garçon viendra pour les conduire. S'il veut rester à mon service, je le prendrai.—Je vous remercie, monsieur, je ne quitte pas mon maître.—C'est bien! je vous donnerai votre pourboire.»
Ils montèrent en voiture et saluèrent tous monsieur et madame. «À six heures, dit le sous-préfet, sans manquer!»
Mon maître dit: «Que la voiture soit prête à cinq heures! Jean, faites votre toilette, vous nous conduirez.»
Mon maître et madame furent reçus avec affabilité par tous ces messieurs. Toutes les autorités étaient au dîner, et le couvert de ma maîtresse était auprès de monseigneur. La soirée finit à minuit, et le lendemain ils partirent pour Paris. M. Potier reçut l'ordre de partir le vendredi pour arriver le dimanche à l'École militaire où ils se trouveraient, à midi précis, pour recevoir ses chevaux. Mon maître fait prévenir M. Huzé que tous les chevaux étaient vendus. «Ça n'est pas possible», disait-il.
Nous partons le lendemain à six heures avec quatre-vingt-treize chevaux, et une voiture de son pour la route; je menais le beau cheval en main tout seul. Nous arrivons à dix heures à l'École militaire, où nous trouvons tout prêt; il y avait un aide de camp et des écuyers. On distribue le son de suite, et on fait le pansement; les pieds des chevaux furent bien noircis. À midi tout était prêt.
L'aide de camp fait manger tout le monde et met les domestiques de garde. M. Huzé va déjeuner avec l'aide de camp, et mon maître part pour prévenir ces gros messieurs que ses chevaux étaient prêts. À deux heures précises, tous les gros ventres descendent de voiture et vont visiter les chevaux, les font sortir appareillés par quatre. «Voilà de beaux chevaux, dit le président, vous pouvez renouveler vos équipages. Et celui dont vous m'avez parlé, faites-le sortir.»
Je le présente à l'aide de camp, qui monte ce fier animal, qui le manoeuvre et le présente. On dit: «C'est un beau cheval; faites-le rentrer.»
L'aide de camp se retire avec M. Potier et M. Huzé pour nous faire dîner, et il arrive un homme par quatre chevaux pour les panser. Ces messieurs réformèrent vingt chevaux de leurs écuries, que mon maître prit, au prix de l'estimation par des marchands de chevaux. Après cette brillante affaire, il me renvoie avec les beaux chevaux de carrosse de ces messieurs. MM. Potier et Huzé restèrent huit jours à Paris pour régler leur compte. Ils furent invités chez le gros pair de France qui avait été reçu à Coulommiers. Pour mettre d'accord ces messieurs sur le choix des attelages des chevaux neufs, il fut décidé qu'ils seraient tirés au sort par quatre et que chacun donnerait son pourboire pour les domestiques.
Ces messieurs furent si contents de la loyauté de mon maître que le président en fit part au ministre de la guerre. Celui-ci fit appeler M. Potier pour lui proposer une commande de deux cents chevaux pour le train d'artillerie: «Voilà le prix et les tailles. À quelle époque pouvez-vous les fournir?—Monsieur, je peux les livrer dans deux mois.—Je vous fais observer que l'on est sévère pour les recevoir; les chevaux qui ne sont pas reçus sont pour votre compte.—C'est juste, vous m'en donnerez avis.—Ils seront reçus à l'École militaire. Vous savez l'âge: quatre à cinq ans, et point de chevaux entiers. Pouvez-vous faire les avances?—Oui, monsieur.—D'où les tirez-vous?—De Normandie et du Bas-Rhin.—Ah! c'est cela; c'est de bonne race.»
M. Potier arrive à Coulommiers enchanté, et trouve ses vingt chevaux dans le meilleur état possible: «Ils ne sont pas reconnaissables; il faut les mener à la foire de Nangis; nous pourrons les vendre. Ils sont pour rien, on peut gagner moitié dessus. Tenez-les prêts pour demain et en route à six heures; ça presse, il faut partir pour la Normandie, j'ai un marché de passé avec le ministre de la guerre.»
La foire de Nangis était si bonne que les chevaux furent vendus. M. Potier dit: «J'ai doublé mon prix.» Quatre jours après il partit pour Caen en Normandie, où il trouva une partie de son emplette; il les envoie à la maison, et nous partons pour Colmar, où il fit de bonnes affaires qu'il finit à Strasbourg complètement. M. Huzé fut chargé de ramener tous les chevaux. Mon maître part pour Paris et rend compte au ministre que dans quinze jours ses chevaux seraient arrivés. «Eh bien! dit le ministre, faites-les diriger sur Paris, vous épargnerez de grands frais. Donnez de suite vos ordres pour qu'ils arrivent; vous avez mis beaucoup d'exactitude. Vous me donnerez avis, ne perdez pas de temps!»
M. Potier prend la diligence, fait diriger les deux cents chevaux sur Paris, en écrivant à son épouse de me faire partir pour Saint-Denis avec une voiture de son, ses chevaux devant rester quatre jours pour se rafraîchir. J'eus le bonheur d'arriver à Saint-Denis le premier, et tout fut prêt; les quatre jours furent suffisants pour re-ferrer tous les chevaux, et arriver à l'École militaire comme si nos chevaux sortaient d'une boîte, tant ils étaient frais. La voiture de son fut bien payée: tous les chevaux furent reçus. Devant les officiers d'artillerie, des inspecteurs, un général, on fut quatre heures à faire trotter, mais le pourboire fut nul pour moi. Je fus bien désappointé de ce contre-temps. Monsieur me dit: «Vous ne perdrez rien, je vous ferai cadeau d'une montre.» Aussi il m'en donna une belle, et deux cents francs pour les chevaux des représentants et deux louis pour le beau cheval. Quel bonheur pour moi! En arrivant, je donne tout mon argent à madame, et le dimanche suivant elle me fit cadeau de six cravates. Monsieur dit: «Mes deux voyages me valent trente mille francs.» Il avait de plus placé cinq cents sacs de farine.
Nous reprîmes nos travaux habituels. Je devins fort et intelligent. Je montais les chevaux les plus fougueux, je les rendais dociles. Je repris aussi la charrue; je fis présent à mon maître laboureur d'une blouse bien brodée au collet; il était content. À seize ans, je portais un sac comme un homme; à dix-huit ans, je portais le sac de trois cent vingt-cinq; je ne rebutais à rien; mais l'état de domestique commençait à devenir pour moi un fardeau pesant. Ma tête se portait vers l'état militaire; je voyais souvent de beaux militaires avec de grands sabres et de beaux plumets; ma petite tête travaillait toute la nuit. Enfin je finis par me le reprocher, moi qui étais si heureux! Ces militaires m'avaient tourné la tête, je les maudissais; l'amour du travail avait repris ses droits, et je n'y pensais plus.
Les fermiers arrivaient de toutes parts pour livrer les blés vendus à M.
Potier. Chaque fermier avait un échantillon de son blé à la maison.
«Jean, disait mon maître, allez chercher dix sacs.» Que de sacs de mille
francs sortaient de son cabinet! Cela dura jusqu'à Noël.
Je finis une grosse pile de cent sacs dans deux mois. Puis, monsieur dit à son épouse: «Fais tes invitations pour aujourd'hui en huit. Je pars pour Paris. Je prends le cabriolet; nous irons voir nos enfants, et Jean emportera des sacs vides, car il m'est dû beaucoup. Nous serons de retour samedi. À dimanche ton grand repas.—Il faut m'apporter de la marée, dit madame, et ce que tu voudras pour me faire deux plats, et des huîtres.—Ça suffit, madame.»
Les recettes se trouvaient toutes faites le jeudi et employées à des placements considérables. «C'est, dit mon maître, que vous me portez bonheur. Voilà un voyage complet. Faisons nos emplettes, nous partirons demain matin.»
Nous arrivons à cinq heures. Quelle joie pour madame de nous voir arriver de bonne heure! Le lendemain, à cinq heures, cabriolets et carrioles arrivaient de tous les côtés, je ne savais auquel entendre: «Jean, allez à la ville chercher M. et Mme Brodart et sa demoiselle!… Jean, repartez de suite chercher mon gendre et ma fille!» Et je faisais ronfler la voiture, toujours au galop. «Jean, il faut servir à table!» Et le pauvre Jean se multipliait.
La soirée fut magnifique, et ma part de friandises fut mise de côté par madame. À onze heures, on me dit de me tenir prêt pour reconduire tout le monde. À minuit je commence: je fis trois voyages qui me valurent dix-huit francs. Mon maître et madame me firent appeler pour me rafraîchir. «Prenez un bon verre de vin de votre pays et un morceau de brioche; nous sommes contents de vous!—Ah! j'ai mis sa petite part de côté», dit madame.
Le lendemain, je reçus mes petites provisions que je partage avec mes camarades, et je repris le boisseau avec le garde-moulin, pour ensacher de la farine pour Paris, pendant huit jours. Enfin j'étais de tous les métiers.
Madame me prie de donner tous mes soins à son jardin. Je lui fis d'abord un joli berceau au fond, en face de la porte, et je tirai au cordeau deux belles plates-bandes. Je creusai l'allée de quatre pouces pour relever mes deux plates-bandes; et je remplaçais la terre enlevée avec du sable. Mon maître et madame viennent me voir. «Eh bien, Jean, dit monsieur, vous nous allez donc faire une route dans notre jardin.—Non, monsieur, mais une belle allée.—Vous ne pouvez pas faire cela tout seul, je vais faire venir le jardinier.—Monsieur, le plus difficile est fait.—Comment l'entendez-vous?—Voyez mes trois lignes faites, mes piquets plantés; voilà le milieu de mon allée.—Vous avez donc pris tous les cordeaux de mes charretiers?—Je ne pouvais pas tirer ma ligne sans cela.—C'est juste.—Mon dernier piquet, vers le berceau, c'est pour faire une corbeille pour madame.—Ah! c'est bien pensé, Jean. Vous avez une bonne idée de me faire une jolie corbeille.—Il me faut du buis pour faire une belle allée, et beaucoup de sable, et des planches pour faire des bancs dans le berceau de madame.—Et pour votre maître, que faites-vous?—Le maître reste à côté de madame.—À la bonne heure! Mais, Jean, où prendrez-vous le sable?—Monsieur, je l'ai trouvé.—Et où?—Sous le petit pont près de l'abreuvoir. Je l'ai visité tout à l'heure; j'en ai trouvé trois pieds de hauteur.—Il faudra le faire tirer.—Non, monsieur, on le chargera sous le pont cet été; vous savez que toute la fausse rivière est à sec, et nous sortirons par l'abreuvoir.—C'est cela!—Il nous en faut bien vingt tombereaux; vous savez que l'allée a huit pieds de large.—Ma femme, dit mon maître, fais venir ton jardinier, car Jean va nous faire une route dans notre jardin.—Je prie madame de faire venir du buis et des rosiers pour planter le long de l'allée.»
Le jardinier arrive le soir, et madame le mène de suite au jardin, disant: «Jean, venez faire voir votre ouvrage?»
Le jardinier fut surpris. «Eh bien! dit-elle, que dites-vous de la folie de Jean?—Mais, madame, c'est superbe pour le tracé. Vous pourrez vous promener quatre de front, et, comme vous avez des enfants, ils ne gâteront pas votre jardin.—C'est vrai, dit-elle. Eh bien! il faut venir demain, car il se tuerait, il a mis cela dans sa tête pour me faire plaisir.—Madame, il a du goût; il s'y est bien pris. Nous vous ferons un beau jardin; il nous faut quarante rosiers à hautes tiges et du bois pour l'allée et la corbeille. Il faut quinze jours pour mettre votre jardin en état. Le sable est à votre portée.—Surtout ne laissez pas Jean tout seul; il se dépêche trop, il tomberait malade.—Je le connais; je le ménagerai.—Et vous ferez bien. Je l'ai trouvé avec sa chemise toute trempée.»
Madame part, le jardinier me dit: «Je vous sais bon gré du commencement de votre travail. Nous lui ferons une petite surprise devant son berceau; nous ferons quatre pans coupés, et nous mettrons quatre lilas de Perse, et du chèvrefeuille autour, et nous peindrons les bancs en vert. Ça sera joli. Il faut prier madame de ne pas venir de huit jours voir son jardin.»
Je lui dis le soir: «Madame, le jardinier m'a prié de vous dire de ne pas venir voir votre jardin de huit jours.—Eh bien! dit M. Potier, je vais aller à Paris placer de la farine et voir nos enfants.—Ah! c'est bien aimable de ta part.—Je serai de retour samedi; et je verrai la folie de Jean et du jardinier, après avoir vu si mon gros représentant est content de ses chevaux.»
Il revient satisfait de la réception du représentant qui lui a dit: «Je compte vous voir au printemps avec mon épouse; je lui ai parlé de votre dame, et elle désire la connaître.—Je vous prie de m'en donner avis.—C'est juste, il ne faut pas surprendre madame, qui fait si bien les honneurs de chez elle.»
Monsieur et madame viennent nous retrouver, et sont surpris de voir la grande allée terminée: «Ah! c'est joli; je suis content, c'est bien travaillé. Tu pourras te promener et t'asseoir, voilà de beaux bancs. Jean va nous ruiner avec ses folies.—Ne te dérange pas de huit jours pour qu'il finisse mon jardin. Je t'en prie. Je voudrais que ça soit sablé.—Eh bien! je vais surprendre Jean; nous allons faire détourner l'eau qui passe sous le petit pont, et il pourra prendre du sable à son aise, il ne sera pas toujours le plus fin.—Il va rire», dit madame.
Les huit jours suffirent pour finir tout le jardin, et je vins annoncer: Monsieur et madame, votre jardin est fini. Vous pouvez venir le voir. Ah! si j'avais du sable, ça serait joli.—Eh bien! Jean, vous en aurez demain; mon mari a mis le sable à sec, et a fait passer l'eau de l'autre côté du pont. Et demain vous aurez deux tombereaux et des hommes pour charger; vous n'aurez qu'à le rentrer.—Ah! madame, nous sommes sauvés. Dans quatre jours, tout sera fini.»
Monsieur et madame nous regardaient de leurs croisées sans venir nous voir. Le jardinier va leur dire: «Tout est terminé.—Voyons cela, ma femme.»
Me voilà le râteau sur l'épaule, à côté de la porte, le chapeau à la main. M. Potier me prit par le bras et me frappa sur l'épaule: «Jean, me dit-il, vous rendez votre maîtresse heureuse et moi content; c'est plus joli que l'herbe qui était dans le jardin.—C'est charmant, dit madame, si ton monde de Paris vient te voir, tu pourras les promener à présent.—Vous ne verrez plus d'herbe pousser dans vos allées.»
Je me remis au moulin, à la charrue et à tout faire, surtout à dresser des chevaux. Monsieur reçoit une lettre de Paris pour se rendre de suite au Luxembourg, chez son représentant, pour affaires. «Jean, mon garçon, il faut partir demain matin pour Paris. Je crois que c'est des chevaux que l'on demande.—Si cela est, ils payeront votre folie de jardin.»
Nous partîmes à cinq heures; à onze heures, nous étions à Paris. Mon maître se présente à l'adresse indiquée; le chef du Directoire[19] lui dit: «Il nous faut vingt chevaux de première taille, tout noirs, sans aucune tache; les prix sont de quarante-cinq louis. Où les prenez-vous?—Monseigneur, dans le pays de Caux et à la foire de Beaucaire. C'est là que je trouverai ces tailles-là.—Cela suffit. Partez de suite! À quelle époque livrez-vous?—Il me faut trois mois et je ne réponds pas d'être prêt à cette époque; ces tailles sont difficiles à trouver.»
Le voilà de retour à Coulommiers: «Allons, dit-il, partons pour la Normandie, et nous reviendrons par la foire de Beaucaire. Je vais faire venir François de suite, lui donner mes ordres et faire part de notre voyage à ma femme.»
Nous arrivons à Caen; on nous indique quelques chevaux. Dans tous les environs, nous trouvons quatre chevaux, on en voulait cinquante louis. «Eh bien! vous les mènerez à la foire, nous verrons cela!»
Nous visitons tout le pays de Caux; nous trouvons des fermes magnifiques et de beaux élèves; nous pûmes en choisir quatre très beaux. La foire de Caen fut bonne pour nous. Mon maître en acheta six superbes; il nous en fallait encore dix. Quant au peuple du pays de Caux, il est magnifique, les femmes surtout, avec leur coiffure belle, haute, large. Les petites femmes paraissent grandes, car leur bonnet a bien un pied de haut! ça leur fait paraître la figure petite. Le monde et les bestiaux, tout est magnifique.
Nous partîmes pour Beaucaire, où nous trouvâmes nos dix chevaux. Je n'ai jamais vu de si belles foires, tous les étrangers de toutes les puissances s'y trouvent. On dirait une ville bâtie dans une plaine: des cafés, des traiteurs, tout ce que l'on peut voir de plus beau. Il se fait des affaires pour des millions; la foire dure six semaines.
Les affaires de mon maître terminées, nous partîmes après avoir réuni nos chevaux et les avoir dirigés sur Coulommiers. Ce voyage fut long; nous fûmes deux mois dehors de la maison. Quelle joie pour madame de nous voir arriver!
Mon maître me dit: «Il faut que je fasse une dépense pour nos chevaux, je vais leur faire faire de belles couvertures et des oreillères; ça les parera; je veux qu'elles soient à raies. Allons chez M. Brodart de suite; c'est une dépense nécessaire pour les présenter.» Tout fut terminé dans huit jours. J'étais fier de voir mes beaux chevaux parés de si belles couvertures. Aussitôt, M. Potier part pour Paris, va rendre compte de son emplette à son représentant, annonce que les vingt chevaux étaient chez lui, et que, si monseigneur voulait les voir, il venait le prévenir. «Sont-ils beaux? dit-il. Dimanche nous serons chez vous à deux heures; un de mes amis et son épouse et la mienne. Nous serons quatre; prévenez Mme Potier que je lui mène deux dames.»
Leur belle chaise de poste arrive à deux heures devant la maison. Monsieur et madame les reçoivent et les mènent de suite au salon où se trouvait une collation superbe. Ces dames furent satisfaites du bon accueil de madame; M. Potier avait invité les amis du représentant. Le dîner fut superbe; madame invita à faire un tour de jardin qui fit plaisir à ces dames, et les messieurs visitèrent les beaux chevaux; les couvertures firent merveille: «Ils sont très beaux, vos chevaux; nos gardes vont être bien montés, les tailles sont superbes. Je vous fais mon compliment, je vais écrire de suite au président du Directoire; ils seront reçus au Luxembourg; vous pouvez les faire partir dans les vingt-quatre heures. Deux jours de repos suffiront pour les présenter; nos messieurs seront satisfaits de les voir, laissez-leur les couvertures; ils sont bien couverts comme cela, on vous payera vos couvertures à part. Combien vous coûtent-elles?—Quatre cents francs.—Bien, tout cela vous sera remboursé. Faites-les sortir que nous les voyions dehors. Ils surpassent les chevaux de nos grenadiers; ça montera nos sous-officiers; ce sont de belles bêtes. Faites-les partir demain; il vous faut trois jours et deux jours de repos, je serai à Paris pour les présenter à ces messieurs.»
Nous arrivâmes au Luxembourg le quatrième jour; tout était prêt pour nous recevoir. Les beaux sous-officiers et grenadiers nous entourent, prennent nos chevaux, et les placent, on peut dire, dans un palais. Je n'avais jamais vu de si belles écuries. M. Potier nous fit ôter les couvertures pour les panser, et les grenadiers s'en chargèrent: «Vous pouvez les laisser à nos soins, dit un officier, cela nous regarde, vous leur mettrez les couvertures après le pansement.»
Le lendemain, M. Potier reçut l'ordre de présenter ses chevaux à une heure dans l'allée des beaux marronniers du jardin. À deux heures arrivent une vingtaine de messieurs qui admirent nos chevaux et les font trotter. Un officier vient près de moi, et me dit: «Jeune homme, on dit que vous savez monter à cheval.—Un peu, monsieur.—Eh bien! voyons cela. Montez le premier venu.—Ça suffit.»
Il me mène près d'un maréchal des logis, et lui dit: «Donnez votre cheval à ce jeune garçon pour qu'il le monte.—Merci», lui dis-je.
Comme j'étais content! Me voilà parti au pas; mon maître me dit: «Au trot!» et je reviens de même: «Repartez au galop.» Je fendais le vent.
Je présentai mon cheval devant tous ces gros messieurs, et les quatre pieds sur la même ligne: «Qu'il est beau! ce cheval, dit-on.—Ils sont tous de même, messieurs, dit M. Potier. Si vous voulez, mon jeune garçon vous les montera tous.»
Ils se consultent tous ensemble et s'arrêtent devant un cheval qui avait eu peur.
Ils me firent appeler:
«Jeune homme, dit le représentant qui me connaissait de Coulommiers, faites voir ce cheval à ces messieurs; montez-le!»
Je le fais trotter sur tous les sens, et au galop encore une fois. Je reviens le présenter. On dit: «C'est bien monter; il est hardi, votre jeune homme.» M. Potier leur dit: «C'est lui qui a dressé le beau cheval de Mgr le président; personne ne pouvait le monter, il a fallu le mener en plaine et il l'a rendu docile comme un mouton.» Le président dit à un officier: «Donnez un louis à ce jeune homme pour le cheval qu'il m'a dressé et cent francs pour ceux-ci; il faut l'encourager.»
L'officier dit aux gardes: «Vous voyez ce garçon comme il manoeuvre un cheval.» Je fus bien récompensé par tout le monde; les militaires me pressaient les mains en disant: «C'est un plaisir de vous voir à cheval.—Ah! je les fais obéir, je corrige les mutins et flatte les dociles; il faut qu'ils plient sous moi.»
Enfin, M. Potier livre ses vingt chevaux qui furent tous acceptés, avec les couvertures, sur un mémoire à part, et tous les frais de voyage à leur compte. «Sans cela, leur dit M. Potier, je serais en perte.» On lui répond: «Vous êtes connu, les remontes que vous avez fournies ne laissent rien à désirer.—Je vous remercie, dit M. Potier.—Vous ferez trois mémoires: on vous fera trois mandats que vous toucherez au Trésor; ils seront signés par le trésorier du Gouvernement et seront payés à vue. Maintenant, je vous nomme pour recevoir six cents chevaux qui arrivent d'Allemagne; taille de chasseurs et hussards. Cela vous convient-il? Il vous faut de huit à dix jours pour les recevoir. Vos appointements seront de trois francs par cheval, y compris votre garçon, qui les montera tous; et surtout soyez sévère avec les Allemands; vous recevrez des ordres aussitôt l'arrivée.—Vous pouvez compter sur moi.—Les officiers seront là pour recevoir leurs chevaux.»
M. Potier finit ses affaires et nous partîmes pour Coulommiers où monsieur fut bien fêté à son arrivée de ce voyage de trois mois; toutes les affaires de la maison étaient comme monsieur le désirait. «Eh bien! mon ami, es-tu content de ton voyage?» dit Mme Potier.—Je suis enchanté de ces messieurs. Tout s'est passé pour le mieux du monde. Jean s'est surpassé d'adresse; il s'est fait remarquer de tout le monde; de plus, il est invité à venir avec moi pour recevoir six cents chevaux de remonte pour la cavalerie et c'est lui qui est nommé pour les monter; tous ces messieurs l'ont compris dans les émoluments qui me sont alloués. Tu peux lui faire ton cadeau, il le mérite. Il a soufflé le pion aux grenadiers du Directoire pour manier un cheval.»
Madame me mène le dimanche à la ville et me fait cadeau d'un habillement complet: «Vous enverrez tout cela à mon mari avec la facture acquittée.»
Combien je fus flatté de ce procédé! M. Potier me présente le paquet: «Voilà le cadeau que vous avez mérité! Il faut lui faire faire son habillement de suite. Demain nous reprendrons nos travaux au moulin; il nous faut deux cents sacs de farine pour Paris.»
Toute la semaine fut employée au moulin; le dimanche nous passâmes nos chevaux en revue; monsieur et madame furent dîner en ville. Et moi de régaler tous les domestiques de nos voyages, racontant tout ce que j'avais vu à Paris. Le soir, je fus chercher mes maîtres sans leur permission. Ils furent contents de cette attention et je les ramenai à minuit. Le lendemain, je reçus mes habillements; tout était complet.
«Allons, Jean! il faut voir si tout cela va bien!» Ils me mènent dans leur chambre et président à ma toilette, disant: «On ne vous reconnaîtra plus!… Tenez, ajoute madame, voilà des cravates et des mouchoirs de poche. Je vous ai acheté une malle pour mettre toutes vos affaires.—Monsieur et madame, je suis confus de toutes vos bontés.»
Le dimanche je m'habille et parais devant tout le monde de la maison, comme si je sortais d'une boîte. Tous mes camarades de me toiser de la tête aux pieds, et tout le monde de me faire des compliments. Je les remerciai par une poignée de main, et je fus rempli d'attention pour tous.
Les années se passaient dans une servitude douce, quoique pénible, car je me multipliais, je veillais à tous les intérêts de la maison. Des souvenirs s'étaient glissés dans ma tête, je pensais à mes frères, à ma soeur, et surtout aux deux disparus de la maison à un âge si tendre, je n'étais pas maître de retenir des larmes sur le sort de ces deux pauvres innocents; je me disais: «Que sont-ils devenus? Les a-t-elle détruits, cette mauvaise femme?» Cette idée me poursuivait partout, je voulais aller m'en assurer, et je n'osais en demander la permission, par crainte de perdre ma place. Ma présence était nécessaire à la maison, il fallut patienter et me résigner à attendre tout du sort. Les années se passaient sans ne pouvoir rien apprendre de leurs nouvelles; ma gaîté s'en ressentait, je n'avais personne à qui je pouvais conter mes peines.
Je me fortifiai dans l'agriculture où je devins très fort, et je fus reconnu tel; à vingt et un ans, je pouvais me passer de maître pour mener la charrue, et conduire un chariot à huit chevaux.
Les ordres arrivèrent de Paris et il fallut partir de suite pour nous rendre à l'École militaire, où nous trouvâmes un général et les officiers de hussards et de chasseurs. Mon maître fut reçu par le général pour passer les chevaux en revue; on lui remet sa nomination d'inspecteur de la remonte. Le lendemain, les chevaux étaient amenés dans le Champ de Mars, au nombre de cinquante chevaux. J'avais acheté une culotte de peau de daim et une ceinture large pour me soutenir les reins; cela me coûtait trente francs.
Mon maître se promenait avec le général qui me fit appeler: «C'est vous, me dit-il, qui êtes désigné pour monter ces chevaux, nous allons voir cela. Je suis difficile.—Soyez tranquille, général, lui dit M. Potier, il connaît son affaire.—Eh bien, à cheval! les chevaux de chasseurs les premiers!—Laissez-le faire, vous serez content de lui: il est timide.—Eh bien! laissons-le, commençons par la droite, et ainsi de suite.»
Je monte le premier; personne n'eut le temps de me voir monter. Ce cheval veut faire quelques écarts; je lui allonge deux coups de cravache sous le poitrail, et lui fais faire une pirouette sous lui, et le rends docile. Je le mène au trot, je reviens au galop; je recommence au pas, c'est la marche essentielle pour la cavalerie… Je mets pied à terre, je dis à l'officier: «Marquez ce cheval numéro 1; il est bon.» Je dis au vétérinaire: «Voyez la bouche de tous les chevaux, et surtout les dents, je les visiterai après.»
Je continue, je fais trois lots et les fais marquer par le capitaine de chasseurs. Arrivé au trentième, je demande un verre de vin que le général me fait apporter, disant: «Je vous laisse faire, jeune homme! Dites-moi, pourquoi ces trois lots?—Le premier pour vos officiers, le deuxième pour vos chasseurs, et le troisième, réformé.—Comment réformé?—Eh bien! général, je vais me faire comprendre. Les quatre chevaux du troisième lot sont des chevaux refaits qui ne peuvent être acceptés sans une visite des experts. Voilà la sévérité que j'y mets. Cela vous regarde. Maintenant faut-il que je continue de faire mon devoir?—Oui, je vous approuve: sévère et juste.»
Je continuai toute la journée… J'avais monté cinquante chevaux; six du premier lot et quatre du second étaient mauvais; il en restait quarante pour les chasseurs. Lorsque les officiers connurent mon opération, ils me prirent la main: «Vous savez faire votre devoir, nous ne serons pas trompés.—Vous avez, dis-je, six chevaux parfaits, ils peuvent monter des officiers.»
Le général me fit venir près de lui, il était près de M. Potier avec son aide de camp: «Vous avez bien opéré, je vous ai suivi de l'oeil, je suis content de vous. Continuez… Vous devez être fatigué, demain nous prendrons les chevaux de hussards, vous opérerez de même. À onze heures!—Ça suffit, général.—Savez-vous écrire?—Non, général.—J'en suis fâché, je vous aurais pris avec moi.—Je vous remercie; je ne quitte pas mon maître; c'est lui qui m'a élevé.—Vous êtes un fidèle garçon.»
Il fit appeler les officiers, et leur dit: «Vous allez vous emparer de ce jeune homme. Faites-le dîner avec vous; il travaille dans vos intérêts. Que les fournisseurs ne lui parlent pas! Vous le ramènerez chez moi à neuf heures. Monsieur l'inspecteur vient dîner avec moi.»
Je fus fêté de tous les officiers: le dîner fut très gai. À neuf heures, nous arrivâmes chez le général, et le café fut servi, je reçus l'accueil le plus aimable de la part du général: «Demain nous visiterons les chevaux que vous devez monter, et je vous ferai seconder par un maréchal des logis qui monte bien, cela vous avancera.—Je lui ferai monter les juments.—Pourquoi cela?—Général, la jument est meilleure que le cheval hongre; elle résiste mieux à la fatigue; je l'examinerai avant de faire monter.—Ah! pour le coup, je suis content de votre observation. Je l'approuve.—Si votre militaire est content de sa jument, il la mettra au premier lot, et ainsi de suite; moi, de même.—Eh bien, messieurs! que dites-vous de cela? Nous sommes bien tombés. On ne nous donnera plus de ces mauvais chevaux qui ne durent pas six mois.—Je puis me tromper, mais je ferai de mon mieux.—Allons, messieurs, à demain onze heures précises!»
Nous prîmes congé du général; mon maître me mit en voiture pour gagner notre hôtel. «Jean, le général est content de vous; il est enchanté. Tâchons de faire une bonne journée demain; il faudrait pouvoir recevoir cent chevaux. Comme vous serez deux, ça nous avancerait beaucoup.—Je ferai mon possible.»
Le lendemain, à dix heures, nous reçûmes la visite du capitaine de hussards; mon maître lui dit: «Faites-moi l'amitié d'accepter une côtelette et une tasse de café. Nous partons de suite. Le fiacre est prêt.—Dépêchons-nous! Le général ne plaisante pas.»
À dix heures et demie, nous étions près du Champ de Mars à voir les chevaux; mon maître dit: «Préparez encore cinquante chevaux.»
À onze heures, le général arrive; nous passons les chevaux en revue, et nous montâmes à cheval deux à la fois. Ces chevaux étaient charmants; je fus content; je le dis au général qui fut content aussi. Il n'en fut réformé que deux sur cent. Ces pauvres marchands de chevaux n'étaient plus si chagrins que la veille. Enfin, nous reçûmes cent chevaux par jour, et tout fut terminé dans neuf jours. Je fus bien remercié de tous les officiers et du général qui me fit remettre trente francs pour les dix chevaux réformés. Je fus avec mon maître remercier le général qui nous dit: «J'ai fait mon rapport du soin que vous avez mis dans le choix des chevaux pour les officiers et la réforme que vous avez faite, c'est ce qui a fait donner trente francs de récompense à votre jeune homme.»
Je remercie et nous allâmes finir nos affaires; mon maître toucha dix-huit cents francs pour son voyage, et nous partîmes le lendemain pour Coulommiers. Mon maître me dit: «Nous avons mené notre affaire grand train et tout le monde est content.»
Je lui dis: «Si jamais je suis soldat, je ferai mon possible pour être dans les hussards, ils sont trop beaux.—Il ne faut pas penser à cela; nous verrons plus tard; ce sera mon affaire: le métier de soldat n'est pas tout rose, je vous en préviens.—Je le crois; aussi je ne suis pas parti; il faudrait que je fusse forcé de partir pour vous quitter.—Eh bien! je suis content de votre réponse.»
Nous arrivâmes à la maison le samedi, et le dimanche fut une fête pour tout le monde; monsieur ne tarissait pas sur mon compte. Je me remis à mes occupations habituelles, mais un jour je fus invité à passer à la mairie. Là, on me demande mes nom et prénoms, ma profession, mon âge.
«Je me nomme Jean-Roch Coignet, né à Druyes-les-Belles-Fontaines, département de l'Yonne.—Quel âge avez-vous?—Je suis né le 16 août 1776.—Vous pouvez vous retirer.»
Que diable me veulent-ils? Ça me mit martel en tête. «Je n'ai pourtant rien fait», me disais-je. Je dis cela de suite à mes maîtres qui me disent: «C'est pour vous enregistrer pour la conscription.—Je vais donc être soldat.—Pas encore, mais c'est une mesure qu'ils prennent. Si vous voulez, nous vous achèterons un homme.—Je vous remercie; nous verrons cela plus tard.»
Je me trouvais accablé de cette nouvelle; j'aurais voulu être parti de suite, mais cela se prolongea jusqu'au mois d'août où j'eus tout le temps de faire toutes mes réflexions. Ma tête travaillait nuit et jour, je me voyais sur le point de quitter cette maison où j'avais passé des jours si heureux, avec de si bons maîtres et de bons camarades.
Je termine la première partie de mon ouvrage pour ne pas faire trop de répétitions qui pourraient ennuyer. Je vais commencer mon état militaire, et j'ai fini la première partie de mes peines.—Celles-là ne sont que des roses.
DEUXIÈME CAHIER
DÉPART POUR L'ARMÉE.—MA VIE MILITAIRE JUSQU'À LA BATAILLE DE MONTEBELLO.
Le 6 fructidor an VII, deux gendarmes se présentèrent pour me donner une feuille de route pour partir le 10 fructidor pour Fontainebleau. Je fis de suite mes préparatifs pour partir; on voulait me faire remplacer; je remerciai en pleurant: «Je vous promets que je reviendrai avec un fusil d'argent, ou je serai tué!»
Mes adieux furent tristes; je fus comblé d'égards par tout le monde, conduit un bout de chemin, et bien embrassé. Mon petit paquet sous le bras, je viens coucher à Rozoy, première étape militaire. Je fus chercher mon billet de logement que je présente à mon hôte qui ne fait pas attention à moi. Je sors et vais acheter un pot-au-feu, que le boucher me mit dans la main. Je fus blessé de voir cette viande dans le creux de ma main. Je la présente à ma bourgeoise pour qu'elle ait la complaisance de me la faire cuire et je vais lui chercher des légumes. On finit par mettre mon petit pot-au-feu; j'eus alors les bonnes grâces de mes hôtes qui voulurent bien m'adresser la parole, mais je ne leur en tins aucun compte.
Le lendemain, j'arrive à Fontainebleau où des officiers peu ardents au service nous reçurent, et nous mirent dans une caserne en très mauvais état. Notre beau bataillon s'est formé dans la quinzaine; il était de l,800 hommes: comme il n'y avait pas de discipline, il se forma de suite une révolution, et la moitié s'en allèrent chez eux. Le chef de bataillon en fit son rapport à Paris, et il fut accordé quinze jours pour rejoindre le bataillon, sans quoi on serait porté déserteur et poursuivi comme tel.
Le général Lefèvre fut envoyé de suite pour nous organiser. On fit former les compagnies et tirer les grenadiers; je fus du nombre de cette compagnie qui se montait à cent vingt hommes et nous fûmes habillés de suite. Nous reçûmes tout au grand complet, et de suite à l'exercice deux fois par jour!… Les retardataires furent ramenés par les gendarmes, et l'on nous mit à la raison.
Le dimanche c'était le décadi[20] pour tout le bataillon. Il fallait chanter la victoire, et les officiers brandissaient leurs sabres; l'église en retentissait, et puis on criait: Vive la République! tous les soirs, autour de l'arbre de la liberté, qui était dans la belle rue; il fallait chanter: Les aristocrates à la lanterne! Comme c'était amusant!
Cette vie dura à peu près deux mois lorsque la nouvelle circula, dans les journaux, que le général Bonaparte était débarqué, qu'il venait à Paris, et que c'était un grand général. Nos officiers en devenaient fous, parce que le chef de bataillon le connaissait, et ce fut une joie dans le bataillon. On nous passait des revues de propreté; on faisait porter et présenter les armes, croiser la baïonnette; on voulait nous faire soldats dans deux mois. Nous en avions des durillons dans les mains à force de taper sur la crosse de nos fusils. Toute la journée sous les armes! Nos officiers nous colletaient, ajustaient nos habillements; ils se mettaient en quatre pour que rien n'y manquât.
Enfin, il nous arrive un courrier que Bonaparte passerait par Fontainebleau et qu'il devait passer la nuit. On nous mit sous les armes toute la journée, et rien ne venait. On ne voulait pas nous donner le temps de manger; les boulangers et les traiteurs de la grande rue firent une bonne recette. Des vedettes furent placées dans la forêt; à chaque instant on criait: Aux armes! et tout le monde au balcon, mais en pure perte, car Bonaparte n'arriva qu'à minuit.
Dans la grande rue de Fontainebleau où il mit pied à terre, il fut enchanté de voir un si joli bataillon; il fit venir les officiers autour de lui, et leur donna l'ordre de partir le lendemain pour Courbevoie. Il remonte dans sa voiture, et nous de crier «Vive Bonaparte!», et de rentrer dans nos casernes faire nos sacs, faire lever les blanchisseuses, et payer partout.
Nous venons coucher à Corbeil; nous y fûmes reçus en enfants du pays par tous les habitants, et le lendemain nous partîmes pour Courbevoie où nous trouvâmes une caserne dépourvue de tout le nécessaire; même pas de paille pour nous coucher! Nous fûmes obligés d'aller chercher les paisseaux dans les vignes pour nous chauffer et faire bouillir nos marmites.
Nous ne restâmes que trois jours et nous reçûmes l'ordre de partir pour l'École militaire, où l'on nous mit dans des chambres qui ne contenaient que des paillasses, et au moins cent hommes dans chaque chambre. Puis, on nous fit la distribution de trois paquets de cartouches (de quinze par paquet); et trois jours après, l'on nous fit partir pour Saint-Cloud où nous vîmes des canons partout, des cavaliers enveloppés dans leurs manteaux.
On nous dit que c'étaient des gros talons[21], que c'était la foudre quand ils chargeaient sur l'ennemi, qu'ils étaient couverts de fer. Tout cela n'était pas; ils avaient seulement de vilains chapeaux à trois cornes et deux plaques de fer en croix sur la forme de leurs chapeaux. Ces hommes ressemblaient à de gros paysans, avec des chevaux gros, pesants à faire trembler la terre, et des sabres de quatre pieds. Voilà les hommes de notre grosse cavalerie qui furent plus tard nos beaux cuirassiers qui se nommèrent les gilets de fer. Enfin, ce régiment était à Saint-Cloud. Les grenadiers du Directoire et des Cinq-Cents dans la première cour formaient la haie; une demi-brigade d'infanterie était près de la grande grille, et quatre compagnies de grenadiers, derrière la garde du Directoire.
On entend crier: «Vive Bonaparte!» de tous les côtés, et il paraît. Les tambours battent aux champs: il passe devant le beau corps de grenadiers, salue tout le monde, nous fait mettre en bataille, et parle aux chefs. Il était à pied, il avait un petit chapeau et une petite épée; il monte les degrés seul.
Tout à coup nous entendons des cris, et Bonaparte de sortir et de tirer sa petite épée, et de remonter avec un peloton de grenadiers de la garde. Et puis on crie encore plus fort; les grenadiers étaient sur le perron et dans l'entrée. Et puis nous voyons de gros monsieurs[22] qui passaient par les croisées; les manteaux, les beaux bonnets et les plumes tombaient par terre; les grenadiers arrachaient les galons de ces beaux manteaux[23].
Bonaparte rappelle son frère Lucien qui était le président, et lui dit de se placer dans le beau fauteuil, avec Cambacérès à sa droite et Lebrun à sa gauche. Et les voilà installés.
À trois heures, on nous donne l'ordre de partir pour Paris, mais les grenadiers ne partirent pas avec nous. Nous mourions de faim; en arrivant on fit la distribution d'eau-de-vie. Les Parisiens nous serraient de tous les côtés pour savoir des nouvelles de Saint-Cloud: nous ne pouvions pas passer dans les rues pour arriver au Luxembourg où l'on nous mit dans une chapelle, en entrant dans le jardin (il fallait monter des marches). Et puis à gauche, c'était une grande pièce voûtée que l'on nous dit être la sacristie, où l'on nous fit établir des grandes marmites pour quatre cents grenadiers. Devant le corps de bâtiment, il y avait de beaux tilleuls, mais cette belle place devant le palais, ce n'étaient que des masures démolies. Il n'existait dans ce beau jardin que les vieux marronniers qui y sont encore, et une sortie derrière, au bout de notre chapelle. C'était pitié de voir ce beau jardin avec des démolitions.
Voilà qu'il nous arrive un beau grenadier qui se présente avec le chef de bataillon qui fait prendre les armes pour recevoir M. Thomas (ou Thomé) pour lieutenant dans la 96e demi-brigade; et là sur-le-champ, il nous dit: «C'est moi qui ai sauvé la vie avec mon camarade à Bonaparte. La première fois qu'il est entré dans la salle, deux ont foncé sur lui avec des poignards et c'est moi et mon camarade qui avons paré les coups. Et puis il est sorti; ils lui criaient: hors la loi! C'est là qu'il a tiré son épée et nous a fait croiser la baïonnette, et leur a crié: hors la salle! en appelant son frère. Tous les pigeons battus se sont sauvés par les croisées, et nous avons été maîtres de la salle.»
Il nous dit encore que Joséphine lui avait donné une bague qui valait bien quinze mille francs, avec défense de la vendre, disant qu'elle pourvoirait à tous ses besoins.
Tout notre beau bataillon fut définitivement incorporé dans la 96e demi-brigade de ligne, vieux soldats à l'épreuve qui avaient des officiers distingués qui nous menaient ferme. Notre colonel se nommait M. Lepreux, natif de Paris, bon soldat et doux à ses officiers. Notre capitaine se nommait Merle, il possédait tous les talents militaires: sévère, juste, toujours avec ses grenadiers aux distributions, à l'exercice deux fois par jour, sévère pour la discipline; il assistait aux repas; il nous faisait apprendre à tirer des armes. Tout notre temps se trouvait employé; dans trois mois, nos compagnies pouvaient manoeuvrer devant le premier Consul.
Je devins très fort dans les armes; j'étais souple, j'avais deux bons maîtres d'armes qui me poussèrent. Ils m'avaient tâté et ils avaient senti ma ceinture[24]; ils me faisaient la cour. Je leur payais la goutte (il fallait cela à ces deux ivrognes). Je n'eus pas lieu de m'en plaindre, car, au bout de deux mois, ils me mirent à une forte épreuve; ils me firent chercher une querelle, et je puis dire sans sujet: «Allons! me dit ce crâne, prends ton sabre! Et que je te tire une petite goutte de sang!—Eh bien! voyons, monsieur le faquin.—Prends un témoin.—Je n'en ai pas.» Et mon vieux maître, qui était du complot, me dit: «Veux-tu que je sois ton témoin?—Je le veux bien, mon père Palbrois.—En route! dit-il, pas tant de raisons!»
Et nous voilà partis tous les quatre: nous ne fûmes pas loin dans le jardin du Luxembourg, il s'y trouvait de vieilles masures, et ils me mènent entre des vieux murs. Là, habit bas, je me mets en garde. «Eh bien! attaque le premier, lui dis-je.—Non, me dit-il.—Eh bien! en garde!»
Je fonce sur lui; je ne lui donnais pas le temps de se reconnaître. Voilà mon maître qui se met en travers, le sabre à la main. Je le repoussais, disant: «Ôtez-vous, que je le tue!—Allons! c'est fini, embrassez-vous!»
Et nous allons boire une bouteille. Je disais: «Et cette goutte de sang, il n'en veut donc plus?»—C'est pour rire, me dit mon maître.
Je fus reconnu pour un bon grenadier. Je vis où ils voulaient en venir, c'était une épreuve pour me faire payer l'écot; c'est ce que je fis de bonne grâce, et ils m'en tinrent bon compte. Le grenadier qui voulait me tuer le matin, fut le meilleur de mes amis, il eut tous les égards pour moi, il me rendait de petits services.
Mes deux maîtres me poussèrent ferme: quatre heures d'exercice, deux heures de salle d'armes, ce qui faisait six heures par jour. Cette vie dura trois mois, et je payais bien des gouttes à ces ivrognes. Heureusement que M. et Mme Potier avaient garni ma ceinture. Je m'en sentis longtemps.
Nous passâmes l'hiver à Paris. La revue du premier Consul eut lieu au mois de février aux Tuileries; les trois demi-brigades (24e légère, 43e de ligne et 96e de ligne) formaient une division de quinze mille hommes, dont il donna le commandement au général Chambarlhac. Le premier Consul nous fit manoeuvrer, passa dans les rangs et fut content; il fit appeler les colonels et voulut voir les conscrits à part. On lui présenta la compagnie de grenadiers du bataillon de Seine-et-Marne; il dit à notre capitaine Merle de nous faire manoeuvrer devant lui; il fut surpris: «Mais c'est des vieux que vous faites manoeuvrer.—Non, lui dit le capitaine, c'est la compagnie du bataillon auxiliaire qui a été formé à Fontainebleau.—Je suis content de cette compagnie. Faites-la rentrer au bataillon. Tenez-vous prêts à partir.»
Nous reçûmes l'ordre de partir pour le camp de Dijon qui n'existait pas, car je ne l'ai pas vu. Nous partîmes toute la division ensemble pour Corbeil, où Chambarlhac nous fit camper dans les vignes de ce brave département de Seine-et-Marne qui avait fait tant de sacrifices pour notre bataillon; tout le long de la route nous avons ainsi campé. D'Auxerre, il nous amène à Sainte-Nitasse; les citoyens voulaient nous loger, ils nous amenaient des voitures de bois et de paille[25]. Tout cela fut inutile; il fallut brûler leurs paisseaux et couper leurs peupliers. On nous appelait les brigands de Chambarlhac, cependant il ne couchait pas au bivouac avec ses soldats. Cette vie dura jusqu'à Dijon, où on nous logea chez le bourgeois; nous y restâmes près de six semaines.
Le général Lannes forma son avant-garde, et il partit pour la Suisse; nous ne partîmes que les derniers de Dijon pour Auxonne où nous logeâmes. Le lendemain à Dôle où nous ne fûmes que coucher, et de là à Poligny. De là à Morez; le lendemain nous fûmes coucher aux Rousses; de là à Nyon où nous fîmes toute notre petite réunion dans une belle plaine. Nous passâmes la revue du premier Consul assisté de ses généraux dont Lannes faisait partie; on nous fit manoeuvrer et former des carrés. Le Consul nous tint toute la journée; il nous fit défiler, et le lendemain nous partîmes pour Lausanne, une très jolie ville; le Consul y coucha et nous fûmes bien reçus.
De ces côtés, on arrive sur une hauteur boisée qui domine toute l'étendue du pays, on découvre Genève à droite de l'autre côté du lac; on aperçoit le rivage boisé à perte de vue qui longe ce lac majestueux bordé de rochers, avec une eau bleue, dans toute sa longueur. On prend à gauche le chemin qui longe cette belle côte, qui est cultivée en amphithéâtre, ce ne sont que des murs jusqu'au sommet qui sont garnis d'espaliers. Cette côte est une richesse pour tout le pays; c'est un chef-d'oeuvre de la nature. Dans tous les villages de la Suisse, pays de montagnes et de bois, il faut des guides pour conduire. C'est un bon peuple pour le soldat; nous ne partions pas sans un bon morceau de jambon dans du papier; on nous reconduisait sur notre route, car il y avait de quoi se perdre.
De Lausanne, après avoir tourné le lac de Genève, on remonte la vallée du Rhône, et on arrive à Saint-Maurice. De là nous partîmes pour Martigny (tous ces villages sont tout ce que l'on peut voir de plus malheureux); on prend une autre vallée que l'on peut dire la vallée de l'Enfer; là, on quitte la vallée du Rhône pour prendre la vallée qui conduit au Saint-Bernard; et l'on arrive au bourg de Saint-Pierre, situé au pied de la gorge du Saint-Bernard.
Ce village n'est composé que de baraques couvertes de planches, avec des granges d'une grandeur immense où nous couchâmes tous pêle-mêle. Là, on démonta tout notre petit parc, le Consul présent. L'on mit nos trois pièces de canon[26] dans une auge; au bout de cette auge il y avait une grande mortaise pour conduire notre pièce gouvernée par un canonnier fort et intelligent qui commandait quarante grenadiers. Avec le silence le plus absolu, il faut lui obéir à tous les mouvements que sa pièce pourrait faire. S'il disait: Halte, il ne fallait pas bouger; s'il disait: En avant, il fallait partir. Enfin il était le maître.
Tout fut prêt pour le lendemain matin au petit jour, et on nous fit la distribution de biscuits. Je les enfilai dans une corde pendue à mon cou (le chapelet me gênait beaucoup), et on nous donna deux paires de souliers. Le même soir, notre canonnier forma son attelage qui se montait de quarante grenadiers par pièce, vingt pour traîner la pièce (dix de chaque côté, tenant des bâtons en travers de la corde qui servait de prolonge), et les vingt autres portaient les fusils, les roues et le caisson de la pièce. Le Consul avait eu la précaution de faire réunir tous les montagnards pour ramasser toutes les pièces qui pourraient rester en arrière, leur promettant six francs par voyage et deux rations par jour. Par ce moyen, tout fut rassemblé au lieu du rendez-vous, et rien ne fut perdu.
Le matin, au point du jour, notre maître nous place tous les vingt à notre pièce: dix de chaque côté. Moi je me trouvais le premier devant, à droite; c'était le côté le plus périlleux, car c'était le côté des précipices, et nous voilà partis avec nos trois pièces. Deux hommes portaient un essieu; deux portaient une roue; quatre portaient le dessus du caisson; huit, le coffre; huit autres, les fusils; tout le monde était occupé, chacun à son poste.
Ce voyage fut des plus pénibles. De temps en temps, on disait: Halte! ou En avant! et personne ne disait mot. Tout cela n'était que pour rire, mais arrivé aux neiges, ça devient tout à fait sérieux. Le sentier était couvert de glace qui coupait nos souliers, et notre canonnier ne pouvait être maître de sa pièce qui glissait; il fallait la remonter, il fallait le courage de cet homme pour y tenir. «Halte!… En avant!…» criait-il à chaque instant. Et tout le monde restait silencieux.
Nous fîmes une lieue dans ce pénible chemin; il fallut nous donner un moment de répit pour mettre des souliers (les nôtres étaient en lambeaux) et casser un morceau de biscuit. Comme je détachais ma corde autour de mon cou pour en prendre un, ma corde m'échappe et tous mes biscuits dégringolent dans le précipice. Quelle douleur pour moi de me voir sans pain! et mes quarante camarades de rire comme des fous! «Allons, dit notre canonnier, il faut faire la quête pour mon cheval de devant qui entend à la parole[27].»
Cela fit rire tous mes camarades. «Allons, dirent-ils tous, il faut donner chacun un biscuit à notre cheval de devant.»
Et la gaîté reparaît en moi-même. Je les remerciai de tout mon coeur, et je me trouvais plus riche que mes camarades. Nous voilà partis bien chaussés de souliers neufs. «Allons, mes chevaux, dit notre canonnier, à vos postes, en avant! Gagnons les neiges, nous serons mieux, nous n'aurons pas tant de peine.»
Nous atteignîmes ces horreurs de neiges perpétuelles, et nous étions mieux, notre canot glissait plus vite. Voilà que le général Chambarlhac passe et veut faire allonger le pas; il va vers le canonnier et prend le ton de maître, mais il fut mal reçu.
«Ce n'est pas vous qui commandez ma pièce, dit le canonnier, c'est moi qui en suis responsable. Aussi, passez votre chemin! Ces grenadiers ne vous appartiennent pas dans ce moment, c'est moi seul qui les commande.»
Il voulut venir vers le canonnier, mais celui-ci fit faire halte: «Si vous ne vous retirez pas devers ma pièce, dit-il, je vous assomme d'un coup de levier. Passez, ou je vous jette dans le précipice.»
Il fut contraint de passer son chemin, et nous arrivâmes avec des efforts inouïs au pied du couvent. A quatre cents pas, la montée est très rapide, et là nous vîmes que des troupes avaient passé devant nous; le chemin était frayé; pour gagner le couvent, on avait formé des marches. Nous déposâmes nos trois pièces et nous entrâmes quatre cents grenadiers, avec une partie de nos officiers, dans la maison de Dieu où ces hommes dévoués à l'humanité sont pour secourir tous les passagers et leur donner l'assistance. Leurs chiens sont toujours en faction pour guider les malheureux qui pourraient tomber dans les avalanches de neige et les reconduisent dans cette maison où l'on trouve tous les secours dus à l'humanité. Pendant que nos officiers et notre colonel étaient dans les salles avec de bons feux, nous reçûmes de ces hommes vénérables un seau de vin pour douze hommes, un quarteron de fromage de Gruyère et une livre de pain; on nous mit dans des corridors très larges. Ces bons religieux nous firent tout ce qui dépendait d'eux, et je crois qu'ils furent bien traités. Pour notre compte, nous serrâmes les mains de ces bons pères en les quittant, et nous embrassions leurs chiens qui nous caressaient comme s'ils nous connaissaient. Je ne puis trouver d'expressions dans mon intelligence pour pouvoir exprimer toute la vénération que je porte à ces hommes.
Nos officiers décidèrent de prendre nos pièces pour les descendre et notre tâche fut terminée là. Notre brave capitaine Merle fut désigné pour conduire les trois compagnies. On passe sur le lac qui est au pied du couvent, où nous vîmes, en une place, que la glace était trouée. Le bon religieux qui nous fit faire le tour nous dit que c'était la première fois depuis quarante ans qu'il avait vu l'eau. Il serra la main de notre capitaine et nous salua tous. On redescend à pic; en deux heures, on arrive à Saint-Rémy. Ce village est tout à fait dans des enfers de neige; les maisons sont très basses et couvertes en laves très larges, nous y passâmes la nuit. Je me fourrai dans le fond d'une écurie où je trouvai de la paille, et je passai une bonne nuit avec une vingtaine de mes camarades; nous n'eûmes pas froid. Le matin, rappel, et départ pour faire trois lieues plus loin. Enfin nous sortîmes de l'enfer pour descendre au paradis. «Ménagez vos biscuits, nous dit notre capitaine, nous ne sommes pas encore dans le Piémont. Nous avons de mauvais passages pour arriver en Italie.»
Nous arrivâmes au rendez-vous du rassemblement de tous les régiments, qui était une longue gorge et un village adossé à cette montagne. À droite, une pente rapide qui montait à un rocher très élevé. Dans cette plaine, tout notre matériel se réunit dans deux jours; nos braves officiers arrivèrent sans bottes, n'ayant plus de drap aux manches de leur redingote; ils faisaient pitié à voir.
Mais ce rendez-vous, c'était le bout du monde, il n'y avait pas de chemin pour passer. Le premier Consul arrive et fait de suite apporter des pièces de bois très fortes; il se présente avec tous ses ingénieurs et fait faire un trou dans ce rocher qui était au bord d'un précipice. Cette roche était comme si on l'avait sciée[28]. Une première pièce de charpente est posée dans le trou. Il en fit mettre une autre en travers (ce fut le plus difficile à faire), et un homme au bout.
Lorsque la deuxième pièce fut posée, avec des poutres sur les deux premières, il ne fut plus difficile d'établir notre pont. On fit mettre des garde-fous du côté du précipice, et ce chef-d'oeuvre fut terminé dans deux jours. Durant ce temps, tout notre matériel fut remonté et rien ne fut perdu.
De l'autre côté, on pouvait descendre facilement dans la vallée qui conduit au fort de Bard qui est entouré de rochers. Ce fort est imprenable; il ne peut être battu en brèche; ce n'est qu'un roc et des rochers tout autour qui le dominent et que l'on ne peut franchir. Là, le Consul prit bien des prises de tabac, et eut fort à faire avec tout son grand génie. Ses ingénieurs se mirent à l'oeuvre pour passer à portée des canons. Ils découvrirent un sentier dans des murgers[29] de pierres, qui avaient plus de deux cents toises de long, et il le fit aplanir. Ce sentier arrivait vers le pied d'une montagne, il fit fabriquer un sentier dans le flanc de cette montagne à coup de masse de fer pour pouvoir faire passer un cheval, mais ce n'était pas le plus difficile à faire. Le matériel était là, dans un petit enfoncement à l'abri du fort, mais il ne pouvait monter le sentier, il fallait le passer près du fort. Et voilà qu'il prend toutes ses mesures; il commence par placer deux pièces sur la route en face du fort, et fait tirer dessus. Il fallut les retirer de suite, car un boulet entra dans une de nos pièces. Il envoya un parlementaire pour sommer le chef du fort de se rendre, mais la réponse ne fut pas en notre faveur; il fallut agir de finesse. Il choisit des bons tirailleurs et leur donna des vivres et des cartouches, les plaça dans des fentes, et leur fit faire des niches dans des roches qui dominaient le fort. Leur feu tombait sur le dos des soldats; ils ne pouvaient faire aucun mouvement dans leur cour. Le même jour, il découvrit à gauche du fort une roche plate très large. Il en fit de suite faire la reconnaissance pour y monter deux pièces. Les hommes, les cordages, tout fut mis à l'oeuvre, et les deux pièces placées sur cette plate-forme qui dominait de plus de cent pieds le fort. Elles le foudroyaient à mitraille, et ils ne pouvaient sortir dans le jour de leurs casemates; mais il restait nos pièces et nos caissons qu'il fallait passer.
Dès que Bonaparte apprit que les chevaux du train étaient passés, il fit ses préparatifs pour faire passer son artillerie sous les murs du fort; il fit empailler les roues et tout ce qui pouvait faire du bruit, et jusqu'à nos souliers pour ne pas éveiller l'attention. Tout fut prêt à minuit. Les canonniers de notre demi-brigade demandèrent des grenadiers pour le passage de leur artillerie, et l'on nomma les vingt hommes qui avaient monté le mont Saint-Bernard, et ça leur fut accordé. Je fus du nombre avec le même canonnier qu'au passage du Saint-Bernard, il me mit à la tête de la première pièce, et tout le monde à son poste. Nous eûmes le signal du départ; il ne fallait pas souffler. Nous passâmes sans être aperçus.
Arrivés de l'autre côté, on tourne à gauche tout court; en longeant le chemin de quarante pas, on se trouve garanti par le rocher qui tend la tête sur le chemin et qui masque le fort. Nous trouvâmes les chevaux tout prêts; ils furent de suite attelés et partis. Nous revînmes par le même chemin sur la pointe du pied, à la queue au loup[30], mais ils nous entendirent et nous lancèrent des grenades par-dessus le rempart. Comme elles tombaient de l'autre côté du chemin, nous ne fûmes pas atteints, personne; nous en fûmes quittes pour la peur, et nous revînmes prendre nos fusils. On fit là une faute; il fallait mettre nos fusils sur les caissons, et nous faire continuer notre chemin; on nous a exposés, mais on ne pense pas à tout.
En arrivant de notre pénible corvée, le colonel nous fit compliment de notre bon succès. «Je vous croyais perdus, mes braves.» Notre capitaine nous fit former le cercle autour de lui, et nous dit: «Mes grenadiers, vous venez de remplir une belle mission. C'est une bonne épreuve pour la compagnie!» Il nous serra la main à tous, et me dit: «Je suis content de votre premier début, je vous noterai.» Et il me serra fortement le bras, en répétant: «Je suis content!»
Et nous de répondre: «Capitaine, nous vous aimons tous.—Ah! c'est bien, grenadiers, je m'en rappellerai, je vous remercie.»
Nous remontâmes ce sentier si rapide, et arrivés au sommet de cette montagne, on découvre les belles plaines du Piémont. La descente est praticable, et nous nous trouvâmes descendus dans le paradis, à marches forcées jusqu'à Turin, où les habitants furent surpris de voir arriver une armée avec son artillerie.
C'est la ville la mieux bâtie de l'Europe; elle est bâtie sur un même modèle, toutes les maisons sont pareilles, avec des ruisseaux d'une eau limpide; toutes les rues sont droites, des rues magnifiques. Nous partîmes le lendemain pour Milan; nous n'eûmes point de séjour; la marche fut forcée. Nous fîmes notre entrée dans la belle ville de Milan où tout le peuple formait la haie pour nous voir. Ce peuple est magnifique. La rue qui va à la porte de Rome est tout ce que l'on peut voir de plus beau. En sortant de cette porte à droite, nous trouvâmes un camp tout formé et les baraques toutes faites; nous vîmes qu'il y avait une armée devant nous. On nous fit former les faisceaux, on commande des hommes de corvée pour aller aux vivres et je fus du nombre; personne ne pouvait rentrer en ville. Je me détachai durant la distribution pour voir la cathédrale; l'oeil ne peut voir rien de pareil, tout n'est que colonnes en marbre blanc. Je revins porter mon sac de pain et on nous fit une bonne distribution.
Nous partîmes le lendemain matin et nous prîmes à droite pour descendre sur le Pô qui est un fleuve très profond. Là, nous trouvâmes un pont volant qui pouvait contenir cinq cents hommes, et, au moyen d'une grosse corde qui traversait le fleuve, on parvenait de l'autre côté en tirant la corde. Cela demanda beaucoup de temps, surtout pour notre artillerie. Nous arrivâmes fort tard sur des hauteurs toutes ravagées où nous couchâmes. On fit partir notre division pour Plaisance, une superbe ville. Le général Lannes battait les Autrichiens et les rabattait sur le Pô, et nous de nous porter sur tous les points sans nous battre. On nous faisait marcher de tous les côtés au secours des divisions d'avant-garde, et nous ne brûlâmes pas une cartouche. Ce n'étaient que des manoeuvres.
Nous redescendîmes sur le Pô. Là, les Autrichiens s'emparèrent des hauteurs avant d'arriver à Montebello. Leur artillerie ravageait toutes nos troupes qui montaient, et il fallut faire marcher la 24e et la 43e demi-brigade pour être maître de ces positions. Enfin le général Lannes les renversa sur Montebello et les poursuivit jusqu'à la nuit. Le lendemain, il leur souhaitait le bonjour, et notre demi-brigade occupa les hauteurs qui coûtèrent tant de peine à prendre, vu qu'ils étaient le double de nous. Nous partîmes le matin pour suivre le mouvement de cette grosse avant-garde, et on nous plaça à une demi-lieue en arrière de Montebello, dans une belle plantation de mûriers, dans une allée très large. On nous fit former les faisceaux par bataillon.
Nous étions à nous régaler de mûres (les arbres en étaient chargés), lorsque sur les onze heures nous entendîmes la canonnade. Nous la croyions très loin. Pas du tout! Elle se rapprochait de nous. Il arrive un aide de camp pour nous faire avancer le plus vite possible. Le général était forcé de tous les côtés. «Aux armes! dit notre colonel, allons, mon brave régiment! c'est notre tour aujourd'hui de nous signaler!» Et nous de crier: «Vive notre colonel, vivent nos bons officiers!»
Notre capitaine, avec ses cent soixante quatorze grenadiers, dit: «Je réponds de ma compagnie. Je serai le premier à la tête.»
On nous met par sections sur la route, on nous fait charger nos armes en marchant, et c'est là que je mis ma première cartouche dans mon fusil. Je fis le signe de la croix avec ma cartouche et elle me porta bonheur.
Nous arrivons à l'entrée du village de Montebello où nous voyons beaucoup de blessés, et voilà la charge qui bat…
Je me trouvai à la première section, au troisième rang, par mon rang de taille. En sortant du village une pièce de canon fit feu à mitraille sur nous et ne fit de mal à personne. Je baissai la tête à ce coup de canon. Mais mon sergent-major me donne un coup de sabre sur mon sac: «On ne baisse pas la tête! me dit-il.—Non! lui répondis-je.»
Le coup parti de cette pièce, le capitaine Merle crie pour prévenir le second coup: «À droite et à gauche dans les fossés!»
Comme je n'avais pas entendu le commandement de mon capitaine, je me trouvais tout à fait à découvert. Je cours sur la pièce, je dépasse nos tambours et tombe sur les canonniers. Comme ils finissaient de charger, ils ne me virent pas; je les passai à la baïonnette tous les cinq. Et moi de sauter sur la pièce, et mon capitaine de m'embrasser en passant! Il me dit de garder ma pièce, ce que je fis, et nos bataillons se jetèrent sur l'ennemi. C'était un carnage à la baïonnette, avec des feux de peloton; les hommes de notre demi-brigade étaient devenus des lions.
Je ne restai pas longtemps. Le général Berthier vint au galop et me dit: «Que fais-tu là?—Mon général, vous voyez mon ouvrage. C'est à moi cette pièce, je l'ai prise tout seul.—Veux-tu du pain?—Oui, mon général.»
Il parlait du nez et dit à son piqueur: «Donne-lui du pain.» Puis, il tire un petit calepin vert et me demande comment je m'appelle: «Jean-Roch Coignet.—Ta demi-brigade?—Quatre-vingt-seizième.—Ton bataillon?—Premier.—La compagnie?—Première.—Ton capitaine?—Merle.—Tu diras à ton capitaine qu'il t'amène à dix heures près du Consul. Va le trouver, laisse là ta pièce!»
Et il part au galop. Moi, bien content, je pars à toutes jambes rejoindre ma compagnie qui avait pris dans un chemin à droite. Ce chemin était creux, bordé de haies et encombré de grenadiers autrichiens. Nos grenadiers les attaquaient à la baïonnette, ils étaient dans un désordre complet, sur tous les points. Je me présente à mon capitaine, et lui dis qu'on m'avait mis en écrit: «C'est bien, dit-il. Passons par ce trou pour gagner le devant de la compagnie; ils pourraient être coupés, ils vont trop vite. Suivez-moi!»
Je passe par le même trou; à deux cents pas, de l'autre côté du chemin, il se trouvait un gros poirier sauvage, et derrière, un grenadier hongrois qui attendait que mon capitaine fût en face de lui pour l'ajuster. Mais comme il le vit, il me cria: «À vous, grenadier!»
Comme j'étais en arrière, je le mets en joue à dix pas; il tombe roide mort, et mon capitaine de m'embrasser: «Ne me quittez pas de la journée, dit-il, vous m'avez sauvé la vie!» Et nous voilà à courir pour gagner le devant de la compagnie qui était trop avancée.
Voilà un sergent qui passe de l'autre côté comme nous; il est enveloppé par trois grenadiers. Moi de courir pour le délivrer: ils le tenaient et me disaient de me rendre. Je leur tends mon fusil de la main gauche et je lui fais faire bascule de la main droite, en plongeant ma baïonnette dans le ventre d'un, et ainsi de suite à son camarade; le troisième fut jeté par terre par le sergent qui le prit par le haut de la tête et le mit sous ses pieds. Le capitaine finit la besogne.
Le sergent reprit sa ceinture et sa montre, et les dépouilla à son tour. Nous le laissâmes se remettre et se rhabiller, nous courûmes pour gagner le devant de la compagnie qui débouchait dans une grande prairie où le capitaine prit la tête pour la réunir au bataillon qui marchait toujours au pas de charge.
Nous étions embarrassés de trois cents prisonniers qui s'étaient rendus dans le chemin creux; on les remit à des hussards de la mort qui avaient échappé, car ils avaient été massacrés le matin; il n'en restait pas deux cents de mille. On faisait des prisonniers; on ne savait qu'en faire, personne ne voulait les conduire et ils s'en allaient tout seuls. C'était une déroute complète. Ils ne faisaient plus feu sur nous; ils se sauvaient comme des lapins, surtout la cavalerie, qui avait mis l'épouvante dans toute leur infanterie… Le Consul arriva pour voir la bataille gagnée et le général Lannes couvert de sang (il faisait peur), car il était partout au milieu du feu, et c'est lui qui fit la dernière charge. Si nous avions eu deux régiments de cavalerie, toute leur infanterie était prise.
Le soir, le capitaine me prit par le bras, me présente au colonel, et lui dit ce que j'avais fait dans ma journée. Il répond: «Mais, capitaine, je n'en savais rien du tout.»
Il vient me serrer la main et dit: «Il faut le noter.—Le général Berthier veut le présenter au Consul à dix heures ce soir, dit mon capitaine; je le mène.—Ah! c'est bien, mon grenadier.»
En arrivant près de Berthier, mon capitaine lui dit: «Voilà mon grenadier qui a pris la pièce, puis il m'a sauvé la vie et a délivré mon premier sergent; il a tué trois grenadiers hongrois.—Je vais le présenter au Consul.»
Le général Berthier et mon capitaine vont près du Consul, et lui parlent un peu de temps. On me fait approcher. Le Consul vint et me prit par l'oreille. Je croyais que c'était pour me gronder. Pas du tout! c'était de l'amitié. Me tenant l'oreille, il dit: «Combien as-tu de services?—C'est le premier jour que je vais au feu.—Ah! c'est bien débuté. Berthier, lui dit-il, marque-lui un fusil d'honneur. Tu es trop jeune pour être dans ma garde; il faut quatre campagnes. Berthier, marque-le de suite et porte-le dans le portefeuille des notes… Va, me dit-il, tu viendras dans ma garde.»
Et mon capitaine me prit, et nous vînmes bras dessus, bras dessous, comme si j'étais son égal. «Savez-vous écrire, me dit-il?—Non, mon capitaine.—Oh! que c'est fâcheux pour vous; votre carrière serait ouverte.—Mais c'est égal; vous serez bien noté.—Je vous remercie, mon capitaine.»
Tous les officiers me serrèrent la main, et le brave sergent que j'avais délivré vint m'embrasser devant toute la compagnie qui me fit compliment. Comme j'étais heureux!
Ainsi finit la bataille de Montebello.
TROISIÈME CAHIER
LA JOURNÉE DE MARENGO.—POINTE EN ESPAGNE.
Le lendemain, après avoir réglé nos comptes avec les Autrichiens, nous couchâmes sur le champ de bataille, car nous ne leur donnions pas le temps de se reconnaître. Le 10, au matin, on bat le rappel. Lannes et Murat partirent avec leur avant-garde pour souhaiter le bonjour aux Autrichiens, mais ils ne les trouvèrent pas, ils n'avaient pas dormi et avaient marché toute la nuit. Notre demi-brigade finit de ramasser les blessés autrichiens et français que nous n'avions pas trouvés la nuit; nous les portâmes à l'ambulance, et nous ne partîmes du champ de bataille que très tard.
Nous fûmes toute la nuit en marche dans des chemins de traverse. Sur le minuit, M. Lepreux, notre colonel, fit faire halte et passa dans les rangs, disant: «Faites le plus grand silence, il faut un silence absolu.» Et il fit commencer le mouvement par notre premier bataillon. Nous passâmes dans des défilés où l'on ne se voyait pas; les chefs qui étaient à cheval avaient mis pied à terre, et le plus grand silence régnait dans les rangs. Nous sortîmes, et l'on nous mit dans des terres labourées: il fut encore défendu de faire du bruit et de faire du feu: il fallut se coucher entre des grosses mottes de terre, la tête sur le sac, et attendre le jour.
Le matin, on nous fit lever, et rien dans le ventre! On part pour descendre dans des villages tout ravagés, on traverse des fossés, des marécages, un gros ruisseau et des villages remplis de bosquets. Pas de vivres, toutes les maisons étaient désertes; nos chefs étaient accablés de fatigue et de faim. Nous partîmes de ces bas-fonds pour remonter à gauche, dans un village entouré de vergers et d'enclos; nous y trouvâmes de la farine, un peu de pain, quelques bestiaux. Il était temps: nous serions morts de faim.
Le 12, nos deux demi-brigades vinrent appuyer notre droite, et voilà notre division réunie; on nous dit que ce village se nommait le village de Marengo. Le matin, on fit battre la breloque. Quelle joie! Il venait d'arriver 17 fourgons de pain. Quel bonheur pour des affamés! tout le monde voulait aller à la corvée. Mais quel fut notre désappointement! il se trouvait tout moisi et tout bleu… Enfin, il fallut s'en contenter.
Le 13, au point du jour, on fit marcher en avant dans une grande plaine, et à deux heures on nous mit en bataille. On forma les faisceaux; il arrive des aides de camp qui venaient de notre droite et qui volaient de tous côtés. Voilà un mouvement qui se fait partout, et l'on détache la 24e demi-brigade en avant à la découverte. Elle marcha très loin, découvrit les Autrichiens et eut une affaire sérieuse; ils perdirent du monde. Il n'y eut plus de doute que les Autrichiens étaient devant nous, dans la ville d'Alexandrie.
Toute la nuit sous les armes. On plaça des avant-postes le plus loin possible, et des petits postes avancés. Le 14, à trois heures du matin, ils surprirent deux de nos petits postes de quatre hommes, et les égorgèrent. Ce fut le signal du réveille-matin, et nous prîmes les armes. À quatre heures, fusillade sur notre droite, on bat la générale sur toute la ligne, et les aides de camp vinrent nous faire prendre nos lignes de bataille. On nous fit rétrograder un peu en arrière, derrière une belle pièce de blé qui se trouvait sur une petite éminence qui nous masquait, et nous attendîmes un peu de temps. Tout à coup, leurs tirailleurs sortirent de derrière des saules et des marais, et puis l'artillerie commence. Un obus éclate dans la première compagnie et tue sept hommes; il arrive un boulet qui tue le gendarme en ordonnance près du général Chambarlhac qui se sauve à toute bride. Nous ne le revîmes pas de la journée.
Arrive un petit général qui avait de belles moustaches; il vint trouver notre colonel et demande où est notre général. On lui répond: «Il est parti.»—Eh bien! je vais prendre le commandement de la division.»
Et il prit de suite la compagnie de grenadiers dont je faisais partie, et nous mena pour l'attaque, sur un rang. Nous commençâmes le feu. «Ne vous arrêtez pas en chargeant vos armes, dit-il. Je vous ferai rentrer par un rappel.»
Et il court rejoindre sa division. Il ne fut pas sitôt à son poste que la colonne des Autrichiens débusque de derrière des saules, se déploie devant nous, fait un feu de bataillon, et nous crible de mitraille. Notre petit général répond, et nous voilà entre deux feux, sacrifiés.
Je cours derrière un gros saule; je m'appuie contre et tirai dans cette colonne, mais je ne pus y tenir… Les balles venaient de toutes parts, et je fus contraint de me coucher la tête par terre pour me garantir de cette mitraille qui faisait tomber les branches sur moi; j'en étais couvert. Je me voyais perdu.
Heureusement, toute la division avance par bataillon. Je me relevai et me trouvai dans une compagnie du bataillon, j'y restai toute la journée, car il ne restait plus que quatorze de nos grenadiers sur cent soixante-quatorze, le reste fut tué ou blessé. Nous fûmes obligés de venir reprendre notre première position, criblés par la mitraille. Tout tombait sur nous qui tenions la gauche de l'armée, contre la grande route d'Alexandrie, et nous avions la position la plus difficile à soutenir. Ils voulaient toujours nous tourner, et il fallait toujours appuyer pour les empêcher de nous prendre par derrière.
Notre colonel se multiplie partout derrière la demi-brigade pour nous maintenir; notre capitaine, qui avait perdu sa compagnie et qui était blessé au bras, faisait les fonctions d'aide de camp près de notre intrépide général. On ne se voyait plus dans la fumée. Les canons mirent le feu dans la grande pièce de blé, et ça fit une révolution dans les rangs. Des gibernes sautèrent; on fut obligé de rétrograder en arrière, pour nous reformer le plus vite possible. Cela nous fit beaucoup de tort, mais ça fut rétabli par l'intrépidité des chefs qui veillaient à tout.
Au centre de la division, se trouvait une grange entourée de grands murs, où un régiment de dragons autrichiens était caché; ils fondirent sur un bataillon de la 43e demi-brigade et l'entourèrent; il fut fait prisonnier tout entier, et ce beau bataillon fut conduit dans Alexandrie. Heureusement, le brave général Kellermann est accouru avec ses dragons pour rétablir l'ordre. Ses charges firent faire silence à la cavalerie autrichienne, et l'ordre fut rétabli.
Cependant leur nombreuse artillerie nous accablait, et nous ne pouvions plus tenir. Nos rangs se dégarnissaient à vue d'oeil; de loin, on ne voyait que blessés, et les soldats qui les portaient ne revenaient pas dans leurs rangs; ça nous affaiblit beaucoup. Il fallut céder du terrain, et personne pour nous soutenir! Leurs colonnes se renouvelaient, personne ne venait à notre secours. À force de brûler des cartouches, il n'était plus possible de les faire descendre dans le canon de notre fusil. Il fallut pisser dans nos canons pour les décrasser, puis les sécher en y brûlant de la poudre sans la bourrer.
Nous recommençâmes à tirer et à battre en retraite, mais en ordre. Les cartouches allaient nous manquer, et nous avions déjà perdu une ambulance, lorsque la garde consulaire arriva avec huit cents hommes chargés de cartouches dans leurs sarraux de toile; ils passèrent derrière les rangs et nous donnèrent des cartouches. Cela nous sauva la vie.
Alors le feu redoubla et le Consul parut. Nous fûmes une fois plus forts: il fit mettre sa garde en ligne au centre de l'armée et les fit marcher en avant. Ils arrêtèrent l'ennemi de suite, formant le carré et marchant en bataille. Les beaux grenadiers à cheval arrivèrent au galop, et chargèrent de suite l'ennemi, ils culbutèrent leur cavalerie. Ah! ça nous fit respirer un moment, ça nous donna de la confiance pour une heure.
Mais ne pouvant pas tenir contre les grenadiers à cheval consulaires, ils rabattent sur notre demi-brigade et enfoncent les premiers pelotons qu'ils sabrent. Je reçus un coup de sabre si fort sur le cou que ma queue fut coupée à moitié. Heureusement que j'avais la plus forte de tout le régiment. Mon épaulette fut coupée avec l'habit, la chemise; et la chair, un peu atteinte. Je tombai à la renverse dans un fossé.
Les charges de cavalerie furent terribles; Kellermann en fit trois de suite avec ses dragons; il les menait et les ramenait. Toute cette cavalerie sautait par-dessus moi qui étais étourdi dans le fossé. Je me débarrassai de mon sac, de ma giberne et de mon sabre; je pris la queue du cheval d'un dragon qui était en retraite, laissant tout mon fourniment dans le fossé. Je faisais des enjambées derrière ce cheval qui m'emportait, et je tombai roide, ne pouvant plus souffler. Mais, Dieu merci! j'étais sauvé. Sans ma chevelure (que j'ai encore à soixante-douze ans), j'avais la tête à bas.
J'eus le temps de retrouver un fusil, une giberne et un sac (la terre en était couverte), et je repris mon rang dans la deuxième compagnie de grenadiers qui me reçurent avec amitié. Le capitaine vint me serrer les mains: «Je vous croyais perdu, mon brave, dit-il, vous avez reçu un fameux coup de sabre, car vous n'avez plus de queue et votre épaule a bien du mal. Vous devriez vous mettre en serre-file.—Je vous remercie, j'ai une giberne pleine de cartouches et je vais bien me venger sur les cavaliers que je pourrai joindre, ils m'ont trop fait de mal; ils me le payeront.»
Nous battions en retraite en bon ordre, mais les bataillons se dégarnissaient à vue d'oeil, tous prêts à lâcher pied, si ce n'avait été la bonne contenance des chefs. Nous arrivâmes à midi sans être ébranlés. Regardant derrière nous, nous vîmes le Consul assis sur la levée du fossé de la grande route d'Alexandrie, tenant son cheval par la bride, faisant voltiger des petites pierres avec sa cravache. Les boulets qui roulaient sur la route, il ne les voyait pas. Quand nous fûmes près de lui, il monte sur son cheval et part au galop derrière nos rangs: «Du courage, soldats, dit-il, les réserves arrivent. Tenez ferme.»
Et il fut sur la droite de l'armée. Les soldats de crier: «Vive Bonaparte!» Mais la plaine était jonchée de morts et de blessés, car on n'avait pas le temps de les ramasser; il fallait faire face partout. Les feux de bataillon par échelons en arrière les arrêtaient, mais ces maudites cartouches ne voulaient plus descendre dans nos canons de fusil; il fallait encore pisser dedans pour pouvoir les décrasser. Ça nous faisait perdre du temps.
Mon brave capitaine Merle passe derrière le deuxième bataillon, et le capitaine lui dit: «J'ai un de vos grenadiers, il a reçu un fameux coup de sabre.—Où est-il? faites-le sortir que je le voie? Ah! c'est vous, Coignet?—Oui, mon capitaine.—Je vous croyais au rang des morts, je vous avais vu tomber dans le fossé.—Ils m'ont donné un fameux coup de sabre; tenez, voyez! ils m'ont coupé ma queue.—Allons! tâtez dans mon sac, prenez mon sauve-la-vie[31] et vous boirez un coup de rhum pour vous remettre; ce soir, si nous y sommes, je viendrai vous chercher.—Me voilà sauvé pour la journée, mon capitaine, je vais joliment me battre.»
L'autre capitaine dit: «J'ai voulu le mettre en serre-file; il n'a pas voulu.—Je le crois, il m'a sauvé la vie à Montebello.»
Ils me prirent la main. Que c'est donc beau la reconnaissance! J'en sentirai le prix toute ma vie.
En attendant, nous avions beau faire, nous baissions l'oreille. Il était deux heures; «la bataille est comme perdue», dirent nos officiers, lorsqu'arrive un aide de camp ventre à terre, qui crie: «Où est le premier Consul? Voilà la réserve qui arrive, du courage! vous allez avoir du renfort de suite, dans une demi-heure.» Et voilà le Consul qui arrive: «Tenez ferme! dit-il en passant, voilà ma réserve!» Nos pauvres petits pelotons regardaient du côté de la route de Montebello, à tous les demi-tours que l'on nous faisait faire.
Enfin cris de joie: «Les voilà! les voilà!»
Cette belle division venait l'arme au bras; c'était comme une forêt que le vent fait vaciller. La troupe arrivait sans courir, avec une belle artillerie dans les intervalles des demi-brigades, et un régiment de grosse cavalerie qui fermait la marche.
Arrivés à leur hauteur[32], ils se trouvaient comme si on l'avait choisie pour se mettre en bataille. Sur notre gauche, à gauche de la grande route, une haie très élevée les masquait: on ne voyait même pas la cavalerie, et nous battions toujours en retraite. Le Consul donnait ses ordres, et les Autrichiens venaient comme s'ils faisaient route pour aller chez eux, l'arme sur l'épaule; ils ne faisaient plus attention à nous, ils nous croyaient tout à fait en déroute.
Nous avions dépassé la division du général Desaix de trois cents pas, et les Autrichiens étaient prêts aussi à dépasser la ligne, lorsque la foudre part sur leur tête de colonne… Mitraille, obus, feux de bataillon pleuvent sur eux, et on bat la charge partout! Tout le monde fait demi-tour. Et de courir en avant! On ne criait pas, on hurlait…
L'intrépide 9e demi-brigade passe comme des lapins au travers de la haie; ils fondent sur les grenadiers hongrois à la baïonnette, et ne leur donnent pas le temps de se reconnaître. Les 30e et 59e fondent à leur tour sur l'ennemi et font quatre mille prisonniers. Le régiment de grosse cavalerie tombe sur la masse. Voilà toute leur armée en pleine déroute. Tout le monde fit son devoir, mais la neuvième par-dessus tout. Notre autre cavalerie se réunit à celle-là, et se jette comme une masse sur la cavalerie autrichienne qu'ils mirent dans une telle déroute qu'ils se sauvèrent à toute bride dans Alexandrie. Une division autrichienne venant de l'aile droite vient sur nous à la baïonnette, et nous courûmes aussi baïonnette croisée; nous les renversâmes, et je reçus une petite incision dans le cil de l'oeil droit, en parant le coup que me portait ce grenadier. Je ne le manquai pas, mais le sang me bouchait l'oeil, ils en voulaient à ma tête ce jour-là. C'était peu de chose. Je continuai de marcher et je ne sentais pas mon mal; nous les poursuivîmes jusqu'à neuf heures du soir, nous les jetâmes dans les fossés pleins d'eau. Leurs corps servaient de pont pour laisser passer les autres. C'était affreux de voir ces malheureux se noyer, et le pont tout embarrassé. On n'entendait que des cris; ils ne pouvaient plus rentrer en ville, et nous prenions les voitures, les canons. À dix heures, mon capitaine m'envoie chercher par son domestique pour me faire souper avec lui, et mon oeil fut pansé, ma chevelure fut remise en état.
Nous couchâmes sur le champ de bataille, et le lendemain à quatre heures du matin, il sort de la ville des parlementaires; ils demandaient une suspension d'armes, et ils allaient au quartier général du premier Consul; ils furent bien escortés.
La joie renaissait par tout le camp. Je dis à mon capitaine: «Si vous vouliez me permettre d'aller au quartier général.—Pourquoi faire?—J'ai des connaissances dans la garde. Donnez-moi un camarade.—Mais c'est bien loin.—C'est égal, nous serons de retour de bonne heure, je vous le promets.—Eh bien, allez!»
Nous voilà partis, le sabre au côté. Arrivé à la grille du château de Marengo, je fais demander un maréchal des logis qui soit ancien dans le corps, et voilà un bel homme qui se présente: «Que me voulez-vous? dit-il.—Je désire savoir depuis combien de temps vous êtes dans la garde du Directoire.—Il y a neuf ans.—C'est moi qui ai dressé vos chevaux et qui les ai montés au Luxembourg. Si vous vous rappelez, c'est M. Potier qui vous les a vendus.—C'est vrai, me dit-il, entrez je vais vous présenter à mon capitaine.»
Il dit à mon camarade de m'attendre, et m'annonce ainsi: «Voilà le jeune homme qui a dressé nos chevaux à Paris.—Et qui montait si bien à cheval, dit celui-ci.—Oui, capitaine.—Mais vous êtes blessé.—Ah! c'est un coup de baïonnette d'un Hongrois; je l'ai puni. Mais c'est ma queue qu'ils m'ont coupée à moitié. Si j'avais été à cheval, ça ne me serait pas arrivé.—J'en réponds pour vous, dit-il, je vous connais sur cet article. Maréchal des logis, donnez-lui la goutte.—Avez vous du pain, mon capitaine?—Allez-lui chercher quatre pains! Je vais vous faire voir vos chevaux, si vous les reconnaîtrez!»
Je lui en montrai douze. «C'est cela, me dit-il, vous les reconnaissez très bien.—Je suis content, capitaine. Si j'avais été monté sur un de ces chevaux, ils ne m'auraient pas coupé ma chevelure, mais ils me le payeront. Je viendrai dans la garde du Consul. Je suis marqué pour un fusil d'argent, et lorsque j'aurai quatre campagnes, le Consul m'a promis de me faire entrer dans sa garde.—C'est possible, mon brave grenadier. Si jamais vous venez à Paris, voilà mon adresse. Comment se nomme votre capitaine?—Merle; première compagnie de grenadiers de la 96e demi-brigade de ligne.—Voilà cinq francs pour boire à ma santé, je vous promets d'écrire à votre capitaine. Il faut lui donner de l'eau-de-vie dans une bouteille.—Je vous remercie de votre bonté, je m'en vais, j'ai mon camarade à la grille qui m'attend, il faut lui porter du pain de suite.—Je ne le savais pas, allez! Prenez un pain de plus, et partez rejoindre votre corps.—Adieu, capitaine, vous avez sauvé l'armée avec vos belles charges. Je vous ai bien vu.—C'est vrai!» dit-il.
Il vient me reconduire avec son maréchal des logis jusqu'à la grille. Dans la cour, les blessés de la garde étaient étendus sur la paille, et l'on faisait des amputations. C'était déchirant d'entendre des cris partout. Je sortis le coeur navré de douleur, mais il se passait un spectacle plus douloureux dans la plaine. Nous vîmes le champ de bataille couvert de soldats autrichiens et français qui ramassaient les morts et les mettaient en tas, et les traînaient avec les bretelles de leurs fusils. Hommes et chevaux, on mettait tout pêle-mêle dans le même tas, et l'on y mettait le feu pour nous préserver de la peste. Pour les corps éloignés, on jetait un peu de terre dessus pour les couvrir.
Je fus arrêté par un lieutenant qui me dit: «Où allez-vous?—Je vais porter du pain à mon capitaine.—Vous l'avez pris au quartier général du Consul. Peut-on en avoir un morceau?—Oui, lui dis-je; je dis à mon camarade: vous en avez un morceau, donnez-le au lieutenant.—Je vous remercie, mon brave grenadier, vous me sauvez la vie. Passez à gauche de la route.»
Et il eut l'obligeance de nous conduire un bon bout de chemin, crainte de nous voir arrêtés. Je le remerciai de son obligeance, et j'arrive près de mon capitaine qui rit en me voyant un paquet: «Est-ce que vous venez de la maraude?—Oui, capitaine, je vous apporte du pain et de l'eau-de-vie.—Et comment avez-vous pu trouver cela?»
Je lui contai mon aventure: «Ah! dit-il, vous êtes né sous une bonne étoile.—Allons! voilà un pain et une bouteille de bonne eau-de-vie. Mettez-en dans votre sauve-la-vie. Si vous voulez prendre un pain pour le colonel et le général, vous leur partagerez; ils ont peut-être bien faim.—C'est une heureuse pensée, je vais faire votre commission avec plaisir, et je vous remercie pour eux.—Allons! mangez d'abord et buvez de cette bonne eau-de-vie. Je suis bien content de pouvoir me venger[33] de celle que vous m'avez donnée, et du bon repas que vous m'avez fait faire.—Vous me conterez tout cela plus tard, je vais porter ce pain au colonel et au général.»
Tout cela fut mis en ligne de compte de la part du capitaine. Le 16, l'armée eut l'ordre de porter des lauriers, et les chênes[34] n'eurent pas bon temps. À midi, nous défilâmes devant le premier Consul, et notre excellent général défila à pied devant les débris de sa division. Le général Chambarlhac avait paru à cheval devant la division; mais il fut salué de coups de fusil de notre demi-brigade, et il disparut. Nous ne l'avons jamais revu, et tout cela reste secret pour nous[35]. Mais nous criâmes: «Vive notre petit général!» pour celui qui s'était si bien conduit le jour de la bataille.
Le 16 au matin, le général Mélas nous renvoie nos prisonniers, il pouvait y en avoir douze cents et ce fut une grande joie pour nous; on leur avait donné des vivres et ils furent bien fêtés à leur arrivée. Le 26, la première colonne autrichienne défila devant nous, et nous les regardâmes passer. Cette superbe colonne, il y en avait assez pour nous battre pour le moment, vu le peu que nous étions. C'était effrayant de voir autant de cavalerie, d'artillerie; et trois jours de même. Ce n'était que bagages. Ils nous laissèrent la moitié de tous leurs magasins; nous eûmes des vivres et des munitions considérables. Ils nous donnèrent quarante lieues de pays, ils se retirèrent derrière le Mincio, et nous fermions la marche de la dernière colonne. Nous faisions route ensemble; nos éclopés montaient sur leurs chariots; ils tenaient le côté gauche, et nous le côté droit de la route. Personne ne se rencontrait, et nous étions les meilleurs amis du monde.
Nous arrivâmes dans cet ordre jusqu'au pont volant sur le bord du Pô. Là nous vîmes un spectacle hideux. Nos maraudeurs entrèrent dans un château, prirent de l'argenterie et la vendirent à une cantinière qui eut le malheur de recéler ces objets. Le maître du château qui vit les soldats déposer ses objets dans le tablier de cette femme, monte à cheval et arrive au bord du fleuve; il vient trouver le colonel et lui désigne la recéleuse des objets volés, et la marque de son argenterie, et la quantité. Tout cela vérifié, la cantinière fut condamnée à être tondue et menée sur son âne toute nue et à défiler devant le front du régiment. Huit militaires menaient l'âne, et cette malheureuse tremblait nue sur cet âne à poil[36].
Le maître de l'argenterie demandait grâce; elle pleurait, mais le soldat rit de tout. La malheureuse, épuisée de fatigue dans cette position, lâcha tout sur le dos de son âne, et les militaires qui conduisaient la victime par devant et par derrière ne voulaient plus faire leur service parce que l'odeur ne leur convenait pas. Ils jetèrent l'âne et la femme dans le Pô pour la laver et on les retira de suite. La femme fut chassée du régiment, et le seigneur du château lui donna une bourse; il pleurait sincèrement.
Comme on ne pouvait passer que cinq cents hommes à la fois sur ce pont volant, nous ne perdîmes pas de temps, et nous poursuivîmes notre marche sur Crémone, lieu de notre garnison pendant trois mois de trêve convenue. Crémone est une grande ville qui peut se défendre d'un coup de main; de beaux remparts et des portes solides. La place est considérable, il y a une belle cathédrale, un cadran d'une grande dimension; une flèche en fait le tour tous les cent ans. Sur les marchés, on pèse tout, oignons et herbages; c'est rempli de melons que l'on nomme pastèques (c'est délicieux). On y trouve des cabarets de lait, mais c'est la plus mauvaise garnison de l'Italie; nous étions couchés sur de la paille en poussière et nous étions remplis de vermine; nos culottes, vestes et tricots étaient dans un état déplorable. L'idée me prit de tâcher de détruire la vermine qui me rongeait. Je fis une cendrée dans une chaudière et j'y mis ma veste. Quel malheur pour moi! Il ne me resta que la doublure, le tricot était fondu comme du papier. Me voilà tout nu, et rien dans mon sac pour me changer.
Mes bons camarades vinrent à mon secours. Sur-le-champ, je fis écrire à mon père et à mon oncle pour leur demander des secours, je leur faisais part de ma détresse et les priais de m'envoyer un peu d'argent. Cette réponse fut longue, mais elle arriva. Je reçus les deux lettres à la fois (pas affranchies); elles coûtaient chacune un franc cinquante, trois francs de port. Mon vieux sergent se trouve là: «Faites-moi ce plaisir de les lire.»
Il prend mes deux lettres, et me les lit. Mon père me disait: «Si tu étais un peu plus près de moi, je t'enverrais un peu d'argent!» Et mon oncle me disait: «Je viens de payer des biens nationaux, je ne peux rien t'envoyer.» Voilà mes deux charmantes lettres, jamais je ne leur ai récrit de ma vie. Après la trêve, je fus obligé de monter quatre gardes aux avant-postes, en sentinelle perdue, sur le bord du Mincio, à quinze sous la garde, pour payer cette dette.
Ces deux lettres m'ont éloigné de mon sujet. Je reviens à Crémone où nous passâmes trois mois dans la misère la plus complète. Notre demi-brigade fut complétée, et notre compagnie fut organisée; on prit un tiers dans les deux compagnies pour les mettre au pair, et on tira des grenadiers dans le bataillon pour nous compléter. Tous les jours, on nous menait à la promenade militaire, sac au dos, sur la grande route, avec défense de quitter son rang; la discipline était sévère. Le général Brune forma une compagnie de guides pour son escorte (des hommes magnifiques). Il était le général en chef de cette belle armée. Nous pouvions nous dire commandés par un bon général. Que la France nous en donne de pareils! on pouvait passer partout avec lui. Donc, durant les trois mois de trêve, notre armée se mit au grand complet, les troupes arrivaient de toutes parts. Les Italiens prirent les armes avec nous, mais ces soldats ne sont propres qu'au pillage et au jeu. Il faut toujours être sur ses gardes avec ce peuple jaloux; votre vie est en danger jour et nuit. Comme nous aspirions au quinze septembre pour rentrer en campagne, et sortir de cette mauvaise garnison!
Ce beau jour arriva et ce fut une joie pour toute l'armée. Nous partîmes le premier septembre pour nous porter sur la ligne, à un fort bourg nommé Viédane, où nous commençâmes à respirer et trouvâmes des vivres. Nos fureteurs découvrirent une cave sous une montagne; on tint conseil comment on pourrait avoir du vin. Il y avait danger de violer le domicile, vu que la guerre n'était pas déclarée. Il fut décidé que l'on ferait un bon. Mais qui le signera?—«La plume, dit le fourrier, en écrivant de la main gauche.—Combien de rations?—Cinq cents, dit le sergent-major. Il faut montrer le bon au lieutenant, nous verrons ce qu'il dira.—Portez-le à l'alcade, dit le lieutenant, et vous verrez si ça peut prendre.—Allons, partons! nous verrons.»
On part, après avoir mis le cachet du colonel (son domestique nous avait dit: «J'ai votre affaire, et je vais vous appliquer cela au bas avec du noir de fumée.»)
On se présente chez l'alcade, la distribution se fit de suite et la plume nous donna cinq cents rations de bon vin. Le lieutenant et le capitaine rirent de bon coeur le lendemain.
Nous partîmes pour Brescia où l'on rassembla l'armée dans une belle plaine; nous passâmes la revue du général en chef. Brescia est une ville forte qui peut se défendre; il y passe une rivière qui n'est pas large, mais profonde. Nous partîmes le lendemain pour marcher sur le Mincio; là, toute l'armée était en ligne, les préparatifs du passage de cette rivière se firent sur de belles hauteurs, et le passage fut décidé à la pointe d'une hauteur très élevée qui dominait l'autre rive. Ce passage se fit à l'abri d'un village qui le masquait à l'armée autrichienne qui était très nombreuse, et l'on fit passer vingt-cinq mille hommes pour les attirer sur ce point. Il y eut une bataille terrible; nos troupes, battues à plate couture, furent contraintes de se replier sur le Mincio, avec pertes.
Heureusement, pour protéger notre armée, nous avions une position très élevée qui dominait la plaine et qui leur empêchait de nous culbuter dans le Mincio. Le général Suchet avec cinquante pièces de gros calibre leur envoyait des bordées qui passaient par-dessus nos colonnes, foudroyaient leurs masses, et les maintenaient dans la plaine. Tout le monde servait les pièces, et nous étions trois bataillons de grenadiers à voir tout ce spectacle sans pouvoir porter secours.
J'ai vu ce trait d'un petit voltigeur. Resté seul de l'armée en retraite dans la plaine, il fait feu sur la colonne qui marchait en avant, et crie aussi: En avant! Son intrépidité fit faire demi-tour à la division: ils battirent la charge et furent à son secours.
Le général le tenait à l'oeil; il fit partir son aide de camp pour aller le chercher. L'aide de camp arrive au point désigné et voit le voltigeur qui était encore en avant de la ligne; il court sur lui et lui dit: «Le général vous demande.—Non! dit-il.—Venez avec moi, obéissez à votre général!—Mais je n'ai pas fait de mal.—C'est pour vous récompenser.—Ah! c'est différent. Je vous suis.»
Arrivé près du général, il fut fêté de tous les officiers, et porté pour un fusil d'honneur.
Le soir nous partîmes pour trois lieues plus haut, auprès d'un moulin qui était à notre gauche avec une belle hauteur derrière nous. Le beau régiment de hussards de la mort demanda de passer les premiers pour se venger de Montebello. Le colonel promit cinquante louis au hussard qui donnerait le premier coup de sabre avant lui, et on leur donna dix-huit cents hommes d'infanterie polonaise[37], sans sacs. Ils défilèrent sur le pont et prirent à droite le long du Mincio; les Polonais au pas de course les suivirent. Ils tombèrent sur la tête de colonne des Autrichiens, ne leur donnèrent pas le temps de se mettre en bataille, les sabrèrent et ramenèrent six mille prisonniers et quatre drapeaux. Nos trois bataillons de grenadiers passèrent de suite, et le premier dont je faisais partie était commandé par le général Lebrun, bon soldat. Le général Brune lui donna l'ordre de prendre la redoute qui battait sur le pont, et nous marchâmes dessus de suite. À portée de fusil, ils se rendirent; ils étaient deux mille hommes et deux drapeaux. Toute l'armée passa et l'on se mit en bataille. Les colonnes se virent face à face; on les renversa et on leur prit des bagages, des caissons, des pièces de canon. La frottée fut terrible.
Ils prirent la route de Vérone pour passer l'Adige. Avant d'arriver à Vérone, nos divisions les poursuivirent, on bloqua le fort qui domine la ville de plus de trois cents pieds. Le général Brune envoya un parlementaire dans la citadelle pour les prévenir qu'il allait faire son entrée dans Vérone, et que s'il y avait un coup de canon de tiré sur la ville durant son passage, il ferait sauter le fort de suite. Nos trois bataillons de grenadiers traversent la ville, et les Autrichiens de nous regarder. Nous fûmes campés à deux lieues en avant, et, à minuit, on nous fit prendre l'aile droite de l'armée en avant-postes.
Je fus de garde au poste avancé. L'adjudant-major vient nous placer; c'était moi le premier pour la faction; on me met dans un pré en me donnant la consigne: «Tout ce qui viendra de votre droite, il faut faire feu, ne pas crier qui vive et bien écouter, sans te laisser surprendre.»
Me voilà seul pour la première fois en sentinelle perdue, ne voyant pas clair du tout, et mettant mon genou à terre pour écouter. Enfin la lune se lève; j'étais content de voir autour de moi, je n'avais plus peur. Voilà que j'aperçois à cent pas un grenadier hongrois avec son bonnet à poil. Ça ne bougeait pas; je l'ajuste de mon mieux, et à mon coup de fusil, toute la ligne répond[38]. Je croyais que l'ennemi était partout; je recharge mon fusil, et le caporal arrive avec ses trois hommes. Je lui montre mon Hongrois; on me dit: «Tirez dessus et nous irons voir tous les cinq.»
J'ajuste, je tire, rien ne bouge. L'adjudant-major arrive: «Tenez, lui dis-je, le voyez-vous, là-bas?—Tirez», dit-il.
Je donne mon second coup, et nous marchâmes dessus. C'était un saule à grosse tête qui m'avait fait peur… Le major me dit que j'avais bien fait, qu'il y aurait été trompé lui-même, et que j'avais fait mon devoir.
Nous marchâmes sur Vicence, jolie ville; mais les Autrichiens filaient sur Padoue à grandes journées. La joie était partout, à cause de nos bons cantonnements, mais notre demi-brigade fut désignée avec un régiment de chasseurs à cheval pour aller du côté de Venise.
Le général qui commandait cette expédition n'avait qu'un bras. Il fit faire des lanternes pour nous faire marcher de nuit, et le jour nous restions cachés dans des roseaux. Il fallait faire des petits ponts sur des grands fossés pour passer notre artillerie et notre cavalerie; ce ne sont que marais et chaumières de pêcheurs. À force de courage, nous arrivâmes au lieu désigné. C'était une forte rivière avec une chaussée la séparant de la mer; cette rivière va se joindre à quatre autres qui tombent aussi dans la mer et forment la patte d'oie. Il fallait prendre toutes ces rivières pour être maître des eaux douces.
Sur la grande chaussée était un corps de garde autrichien à l'avancée; des redoutes à un quart de lieue faisaient face aux rivières. On plaça un factionnaire sur la chaussée; le factionnaire parlait allemand et fit connaissance avec le factionnaire autrichien. Le nôtre lui demanda du tabac, et l'allemand lui demanda du bois. Le nôtre lui dit: «Je vous en apporterai avec deux de mes camarades lorsque je serai descendu de faction.» Voilà nos grenadiers partis avec du bois; les autres leur apportent du tabac. Le lendemain on leur promit une grande provision et les voilà enchantés et disant: «Nous vous donnerons du tabac.»
Le matin, cinquante grenadiers arrivent chargés de bois et sont bien reçus; ils s'emparent des fusils des Autrichiens, et les font prisonniers. De suite la tranchée est ouverte, et des pièces mises en batterie. C'était un bon point d'appui.
Les bâtiments qui descendaient pour gagner la mer chargés de farine, tombent en notre pouvoir ainsi que deux bâtiments chargés d'anguilles et de poissons. Nous en eûmes un bâtiment à notre discrétion, et nous en mangeâmes à toutes sauces.
Lorsque les Vénitiens eurent soif, ils vinrent faire de l'eau et le général en eut tout ce qu'il voulut; il nous avait promis trois francs par jour, mais les comptes furent bientôt réglés; il ne donna pas un sou et envoya tout chez lui. Puis le général Clausel prit le commandement.
Nous restâmes peu de temps; Mantoue se rendit, nous vîmes passer sa garnison, et nous eûmes ordre de partir pour Vérone pour célébrer la paix.
Dans cette place, qui est magnifique, on nous lit à l'ordre du jour que notre demi-brigade était désignée pour Paris. Quelle joie pour nous! Nous traversâmes tout le pays d'Italie; l'on ne peut rien voir de plus beau jusqu'à Turin; c'est magnifique. Nous passâmes le Mont-Cenis, nous arrivâmes à Chambéry, et de Chambéry à Lyon.
Lorsque notre vieux régiment arriva sur la place Bellecourt, tous les incroyables avec leurs lorgnons nous demandaient si nous venions d'Italie. Nous leur disions: «Oui, messieurs!—Vous n'avez pas la gale?—Non, messieurs!»
Et refrottant leurs lorgnons sur leurs manches, ils nous répondaient:
«C'est incroyable!»
Ils ne voulaient pas nous loger en ville, mais le général Leclerc les força à nous donner des billets de logement, et de suite il fut accordé sept congés par compagnie des plus anciens. Quelle joie pour ces vieux soldats! Jamais le Consul n'en a tant donné que cette fois. Le lendemain on nous annonça que nous n'allions pas à Paris comme nous comptions, mais bien en Portugal. Le général nous comprit dans les quarante mille hommes de son armée; il fallut se résigner et partir dans un état déplorable (des habits faits de toutes pièces).
Nous partîmes pour Bayonne; cette route fut très longue; nous souffrîmes des chaleurs; enfin nous arrivâmes au pont d'Irun.
Nos camarades furent dénicher un nid de cigognes et prirent les deux petits. Les autorités vinrent les réclamer au colonel; l'alcade lui dit de les rendre parce que ces animaux étaient nécessaires dans leur climat pour détruire les serpents et les lézards, qu'il y avait peine de galères dans leur pays pour qui tue les cigognes. Aussi l'on en voit partout; les plaines en sont couvertes, et elles se promènent dans les villes; on leur monte de vieilles roues sur des poteaux très élevés, et elles font leurs nids sur les pignons des édifices.
Arrivés à notre première étape, nos soldats trouvèrent du vin de Malaga à trois sous la bouteille et ils en burent comme du petit-lait; ils tombèrent morts-ivres. Il fallut mettre des voitures en réquisition pour les charger comme des veaux (ils étaient comme morts). Au bout de huit jours il fallut faire manger nos ivrognes, la soupe ne restait pas dans leurs cuillers. Le soldat ne pouvait pas boire sa ration, tant le vin était fort.
Nous arrivâmes à Victoria, jolie ville; de là, à Burgos, et de Burgos à Valladolid, belle grande ville où nous restâmes longtemps dans la vermine. C'est les poux qui font les lits des soldats à force de remuer la paille qui ressemble à de la balle. Les trois quarts des Espagnols prennent les poux à pincée, et les jettent par terre en disant: «Celui qui t'a créé, qu'il te nourrisse!»—Voilà ce sale peuple.
J'eus le bonheur d'être sapeur; j'avais un collier de barbe très long, et je fus choisi par le colonel Lepreux. Je fus habillé à neuf (petite et grande tenue) et nous fûmes logés chez le bourgeois où nous pûmes nous débarrasser de la vermine, mais il fallait bien se renfermer de crainte d'être égorgés la nuit.
Me promenant le long de la rivière, je rencontrai deux prêtres français émigrés qui étaient dans un état de misère complète; ils m'accostèrent pour me demander des nouvelles de France. Je leur dis que je n'avais fait que passer, que l'on disait que les émigrés seraient rappelés, et que s'ils voulaient aller voir le général Leclerc, ils seraient bien reçus, que le général était le beau-frère du premier Consul. Ils y furent le lendemain et ils reçurent de bonnes nouvelles; ils me retrouvèrent et me prirent les mains et me dirent que j'étais leur sauveur. Quinze jours après, ils reçurent l'ordre de rentrer en France, et je fus embrassé par ces malheureux proscrits; je leur donnai le conseil de se déguiser crainte d'être insultés en rentrant en France. De Valladolid nous partîmes pour Salamanque, grande ville où nous restâmes longtemps à passer des revues et faire la petite guerre; notre avant-garde poussait sa pointe sur la frontière du Portugal et la guerre n'eut pas lieu. Ils amenèrent dix-sept voitures bien escortées[39], et la paix fut faite sans se battre.
Nous rentrâmes en France par Valladolid. En partant de cette ville, les Espagnols nous tuèrent nos fourriers[40] à coups de masse, et eurent la hardiesse de venir prendre nos drapeaux dans le corps de garde chez le colonel, dans un bourg près de Burgos. Tous les hommes étaient endormis; le factionnaire crie: Aux armes! et il était temps; ils sortaient du village. Ils furent pincés par nos grenadiers qui les passèrent à la baïonnette sans miséricorde[41].—Voilà ce peuple fanatique.
Nous arrivâmes à Burgos et partîmes pour Vittoria. De là, nous passâmes la frontière pour nous rendre à Bayonne, notre ville frontière. Nous suivîmes toutes les étapes jusqu'à Bordeaux, où nous eûmes séjour.
Je fus logé chez une vieille dame qui était malade. Je me présentai avec mon billet de logement, et elle fut un peu effrayée de voir ma grande barbe. Je la rassurai de mon mieux, mais elle me dit: «J'ai peur des militaires.—Ne craignez rien, madame, je ne vous demande rien; mon camarade est très doux.—Eh bien! je vous garde chez moi; vous serez nourris et bien couchés.»
Le bon logement! Après dîner, elle me fit appeler par sa femme de chambre: «Je vous fais venir près de moi pour vous dire que je suis rassurée, que vous êtes bien tranquille chez moi; j'ai recommandé de bien vous traiter.—Je vous remercie, madame, nous ne sortirons que demain pour passer la revue.—Vous me voyez dans un mauvais état; ce sont des malheurs que j'ai éprouvés. Robespierre a fait guillotiner quatorze personnes de ma famille; le scélérat m'a fait donner pour trente mille francs de bijoux et d'argenterie, et il exigeait que je couchasse avec lui pour sauver la vie de mon mari; le lendemain, il lui fit couper la tête. Voilà, monsieur, les malheurs de ma famille. Ce scélérat a été puni, mais trop tard[42].»
Nous partîmes pour nous rendre à Tours par les étapes désignées, et là nous fûmes passés en revue par le général Beauchou, qui nous présenta un vieux soldat qui avait servi quatre-vingt-quatre ans simple soldat dans notre demi-brigade[43]. Le Consul lui avait donné pour retraite la table du général; il avait cent deux ans, et son fils était chef de bataillon. On lui fit apporter un fauteuil; il était habillé en officier, mais point d'épaulettes. Il y avait au corps un sergent de son temps qui avait trente-trois ans de service.
Après avoir quitté cette belle ville de Tours, nous partîmes pour prendre garnison au Mans (département de la Sarthe), que l'on peut citer la meilleure garnison de France. La belle garde nationale vint au-devant de nous, et ce fut de la joie pour la ville de voir un bon vieux régiment prendre garnison.—Les murs de la caserne étaient encore teints du sang des victimes qui avaient été égorgées par les chouans, et on nous mit, pendant deux mois, chez le bourgeois, où nous fûmes reçus comme des frères. On répara la caserne, où je restai un an.
Le colonel se maria avec une demoiselle d'Alençon, fort riche, et ce fut des fêtes pour la ville. Les invitations furent considérables; je fus désigné pour porter les invitations dans les maisons de campagne. Le colonel fut généreux avec le régiment; tous ses officiers furent invités.
Au bout de trois mois, la caserne rendit le pain bénit, et l'on fit faire trois brancards garnis en velours, chargés de brioches, et portés par six sapeurs. L'épouse du colonel fit la quête, et mon capitaine Merle, nommé commandant, conduisait notre belle quêteuse; le tambour-major était le suisse; moi, je portais le plat, et madame faisait la révérence.
La quête fut de neuf cents francs pour les pauvres; tout le régiment était à la messe. On fit porter un brancard chargé de pain bénit chez le colonel, et là on fit des parts, avec une branche de laurier sur chaque part et une lettre d'invitation. Deux sapeurs portaient la grande bannette pleine de pain bénit, et je fus nommé pour accompagner les deux sapeurs qui portaient la bannette. Ils restaient à la porte: je prenais une part et la lettre; je me présentais: on me donnait six francs ou le moins trois francs. Cette grande promenade dans la ville et les maisons de campagne me valut cent écus. Le colonel voulut savoir si j'avais été bien récompensé; je lui vidai mes goussets. Quand il vit tout cet argent, il fit deux parts et me dit: «Voilà la moitié pour vous, et l'autre que vous partagerez aux sapeurs.»
Mes deux porteurs ne savaient rien de ce qui s'était passé; je les ramenai à la caserne, et devant le sergent et le caporal, je déposai l'argent. Ils furent confus de joie en me voyant leur mettre des poignées d'argent sur la table: «Vous avez donc volé la caisse du régiment. Pour qui tout cet argent? dit le sergent.—C'est pour nous, partagez-le, c'est le pain bénit.»
Nous eûmes chacun quinze francs; ils étaient contents de moi, ils me serraient la main. J'eus mes quinze francs et mes cent cinquante francs, c'était une fortune pour moi. Ils voulurent me régaler; je m'y opposai: «Je ne le veux pas. Demain, je paie une bouteille d'eau-de-vie, et voilà toute la dépense qu'il faut faire. Et c'est moi qui régale, vous entendez, mon sergent?—Rien à répliquer, dit-il, il est plus sage que nous.»
Et le lendemain, je fus chercher une bouteille de cognac, et ils furent contents. Ce beau dîner du colonel me valut un louis, qu'il me donna pour avoir passé la nuit. Le bal ne finit qu'au jour; on se mit à table à trois heures, et je fus bien récompensé.
Quinze jours après, je reçus une lettre de Paris, et je fus surpris (mais quelle surprise!). C'était ma chère soeur qui m'avait découvert par le moyen des recherches faites par son maître qui avait un parent au ministère de la guerre. Ce fut une joie pour moi de la savoir à Paris, cuisinière chez un chapelier, place du Pont-Neuf.
Le conseil d'administration du régiment avait ordre de porter des militaires pour la croix, et je fus porté avec les officiers qui avaient droit. Mon commandant Merle et le colonel me firent appeler pour m'en faire part et que c'était parti au ministère de la guerre. Je répondis: «Je vous remercie, mon commandant.—Le colonel et moi, nous avons réclamé la promesse du premier Consul à votre égard pour la garde, et j'ai signé cette demande avec le colonel, cela vous est dû.»
Quinze jours après, le colonel me fit appeler: «Voilà la bonne nouvelle arrivée! Vous êtes nommé dans la garde: on va vous faire votre décompte et vous partirez. Je vous donnerai une lettre de recommandation pour le général Hulin, qui est mon grand ami. Allez-en faire part à votre commandant, il sera content de l'apprendre.»
J'étais heureux de partir pour Paris et de pouvoir aller embrasser ma bonne soeur, que je n'avais pas vue depuis l'âge de sept ans; mon commandant me fît compliment en disant: «Si jamais je vais à Paris, je vous ferai demander pour vous voir. Ne perdez pas de temps, rentrez à la caserne.»
Je fis part de la bonne nouvelle à tous mes camarades, qui me dirent: «Nous vous conduirons tous.» Le sergent et le caporal aussi dirent: «Nous irons tous faire la conduite à notre brave sapeur.» Mon décompte terminé, je partis du Mans avec deux cents francs dans ma bourse (une fortune pour un soldat), bien accompagné de mes bons camarades, le sergent et le caporal en tête. Il fallut faire halte pour nous quitter à une lieue, et j'arrivais à Paris le 2 germinal an XI, dans la caserne des Feuillants, près la place Vendôme. Un passage longeait notre caserne jusqu'aux Tuileries; à peine si l'on pouvait passer deux de front; on l'appelait la caserne des Capucins.
Je fus mis en subsistance dans la troisième compagnie du premier bataillon; mon capitaine se nommait Renard; il n'avait qu'un défaut, c'était d'être trop petit. En compensation, il avait une voix de stentor; il était grand quand il commandait, c'était un homme à l'épreuve; il a toujours été mon capitaine. On me mena chez lui: il me reçut avec affabilité. Ma grande barbe le fit rire, et il me demanda la permission de la toucher. «Si vous étiez plus grand, je vous ferais entrer dans nos sapeurs; vous êtes trop petit.—Mais, capitaine, j'ai un fusil d'honneur.—C'est possible.—Oui, capitaine. J'ai une lettre pour le général Hulin de la part de mon colonel, une lettre pour son frère, marchand de drap, porte Saint-Denis.—Eh bien! je vous garde dans ma compagnie. Demain, à midi, je vous conduirai au ministère, et là nous verrons.—C'est lui, le ministre, qui m'a trouvé sur ma pièce de canon à Montebello.—Ah! vous m'en direz tant que je voudrais être à demain pour voir si le ministre vous reconnaîtra.—Je n'avais point de barbe à Montebello, mais il a mes noms, car il les a mis sur un petit calepin vert.—Eh bien! à demain à midi! Je vous présenterai.»