Les cahiers du Capitaine Coignet (1799-1815)
Le lendemain, à midi, nous partîmes pour nous rendre au ministère; il se fit annoncer, et nous fûmes introduits près du ministre.
«Eh! capitaine, vous m'amenez un beau sapeur. Que me veut-il?—Il dit que vous l'aviez inscrit pour le faire venir dans la garde.—Comment te nommes-tu?—Jean-Roch Coignet. C'est moi qui étais sur la pièce de canon à Montebello.
—Ah! c'est toi.—Oui, mon général.—Tu as reçu ma lettre?—C'est mon colonel, M. Lépreux.—C'est juste. Va dans les bureaux en face.—Tu demanderas le carton des officiers de la 96e demi-brigade: tu diras ton nom, et tu m'apporteras une pièce que j'ai signée pour toi.»
Je demandai dans ce bureau; ils regardent ma barbe sans me servir. Cette barbe avait treize pouces de long, et ils croyaient qu'elle était postiche: «Est-elle naturelle?» me dit le chef.
Je la prends à poignée et la tire: «Voyez, lui dis-je, elle tient à mon menton, et bien plantée.—Tenez, mon beau sapeur, voilà un papier digne de vous.—Je vous remercie.»
Et je porte ce papier au ministre, qui me dit: «Vois-tu que je ne t'ai pas oublié? Tu porteras une petite machine! dit-il en touchant mon habit… Et toi, Renard, tu recevras demain, à dix heures, une lettre pour lui. C'est un soldat à l'épreuve; tâche de le garder dans ta compagnie.»
Je remerciai le ministre, et nous partîmes de suite pour nous rendre chez le général Davoust, colonel-général des grenadiers à pied. Il nous reçut très bien, en disant: «Vous m'amenez un sapeur qui a une belle barbe.—Je voudrais le garder dans ma compagnie, lui dit mon capitaine; il a un fusil d'honneur.—Mais il est bien petit.»
Il me fit mettre à côté de lui et dit: «Tu n'as pas la taille pour les grenadiers.—Je désirerais le garder, mon général.—Il faut tromper la toise. Quand il passera sous la toise, tu lui feras mettre des jeux de carte dans ses bas. Voyons cela, dit-il;… il lui manque six lignes. Eh bien! tu vois qu'avec deux jeux de cartes sous chaque pied, il aura ses six pouces; tu l'accompagneras.—Ah! certainement, mon général.—S'il est accepté, ce sera le plus petit de mes grenadiers.—Mon général, il va être décoré.—Ah! c'est différent, fais ton possible pour le faire recevoir.» Et nous partîmes pour nous procurer des cartes, mettre des bas. Mon capitaine menait tout cela grand train; il était vif comme un poisson et en vint à bout. Le soir même, je me tenais droit comme un piquet sous la toise, et mon capitaine était là qui se redressait, croyant me faire grandir. Enfin, j'avais mes six pouces, grâce à mes jeux de cartes. Je sortis victorieux.
Mon capitaine fut joyeux de son côté; je fus admis dans sa compagnie. «Il faudra, dit-il, couper cette belle barbe.—Je vous demande la permission de la garder quinze jours; je voudrais faire quelques visites avant de la faire couper.—Je vous donne un mois, mais il vous faudra faire l'exercice.—Je vous remercie de toutes vos peines pour moi.—Je vais vous faire porter sur les contrôles à compter d'hier pour votre solde.—Je vous demande la permission de porter ma lettre.—Certainement», dit-il.
Il envoie chercher un sergent-major, et lui dit: «Voilà un petit grenadier. Vous donnerez une permission à Coignet pour faire ses commissions, et vous allez la lui faire délivrer de suite pour qu'il puisse sortir et rentrer. Il faut le mettre dans l'ordinaire le plus faible[44]. Vous y avez l'homme le plus grand, eh bien! vous aurez le plus petit.—Justement, il se trouve seul en ce moment; c'est un bon camarade; nous pourrons dire: le plus petit avec le plus grand.» Le sergent-major me mena dans ma chambre, et il me présenta à mes camarades. Un grenadier, gaillard de six pieds quatre pouces, se mit à rire en me voyant si petit. «Eh bien, lui dit-il, voilà votre camarade de lit.—Je pourrai l'emporter en contrebande sous ma redingote.»
Ça me fit rire, et, le souper servi (on ne mangeait pas ensemble; chacun avait sa soupière), je donnai dix francs au caporal. Tout le monde fut enchanté de mon procédé.
Le caporal me dit: «Il faut vous acheter une soupière demain, vous irez avec votre camarade.» Le lendemain, nous allâmes acheter ma soupière, et je régalai mon camarade de lit de deux bouteilles de bière. Rentré à la caserne, je demandai la permission de sortir jusqu'à l'appel de midi. «Allez!» dit mon caporal.
Je vole pour aller voir cette bonne soeur place du Pont-Neuf, chez un chapelier. Je me présente avec la lettre que le maître de la maison avait eu l'obligeance de m'écrire, et ils furent surpris de voir une barbe comme la mienne: «Je suis le militaire à qui vous avez eu l'obligeance d'écrire au Mans. Je viens voir ma soeur Marianne; voilà votre lettre.—C'est bien cela, venez, me dit-il. Attendez un moment, votre grande barbe pourrait lui faire peur.»
Il revient et me dit: «Elle vous attend, je vais avec vous.»
J'arrive vers cette grosse mère, et lui dit: «Je suis ton frère, viens m'embrasser sans crainte.»
Elle vient en pleurant de joie de me voir; je lui dis: «J'ai deux lettres de mon père, datées de Marengo.»
Et le maître de me dire: «Il faisait chaud.—C'est vrai, monsieur.—Mais, dit-elle, mon frère l'aîné est ici à Paris.—Est-il possible?—Mais oui! il va venir me voir à midi.—Quel bonheur pour moi! Je suis dans la garde du Consul, je vais courir à l'appel et je reviendrai le voir; à une heure, je serai de retour.»
Je remerciai le maître et je cours à l'appel; je reviens le plus vite possible, mais mon frère était arrivé. Ma soeur lui dit que j'étais dans la garde du Consul. «Fais bien attention, lui dit-il, de ne pas faire connaissance d'un soldat, ne va pas nous déshonorer; nous avons été assez malheureux.—Mais, mon ami, dit-elle, il va venir après son appel, tu le verras.»
J'arrive; elle me voit et le fait cacher. Je lui dis: «Eh bien! ma soeur, et mon frère Pierre n'est donc pas venu.—Mais si, dit-elle; il dit que vous n'êtes pas mon frère.—Ah! lui dis-je, eh bien! il faut lui dire que c'est lui qui m'a emmené de Druyes pour Etais où il m'a loué, et il avait du mal au bras.»
Là-dessus, il vint fondre sur moi, et nous voilà tous les trois dans les bras l'un de l'autre, pleurant si fort que tout le monde de la maison est accouru pour voir des malheureux se retrouver au bout de dix-sept ans. La joie et la douleur furent si grandes que mon frère et ma soeur ne purent la surmonter; je les perdis tous les deux. J'enterrai ma pauvre soeur au bout de six semaines; la maladie se déclara au bout de huit jours, et il a fallu la conduire à l'hôpital où elle succomba; je la conduisis au champ du repos. Mon frère ne put survivre à cette perte; je le renvoyai au pays où il mourut. Je les perdis dans l'espace de trois mois; voilà des malheurs que je ne puis oublier.
Mes devoirs de famille terminés, je repris mes devoirs militaires, et je contai mes malheurs à mon capitaine qui m'a plaint sincèrement. Je fus habillé promptement et je fus à l'exercice. Comme j'étais déjà fort dans les armes, l'escrime, je continuai; je fus présenté aux maîtres qui me poussèrent rapidement. Au bout d'un an, on livra un assaut, et je fus applaudi pour ma force et ma modestie à leur laisser le point d'honneur. Plus tard, je me fis présenter par le premier maître dans la rue de Richelieu pour faire assaut avec des jeunes gens très forts, et là je fis voir ce dont j'étais capable. Je fus embrassé par les maîtres et invité par les forts élèves; le maître d'armes de chez nous me combla d'amitié, et dit: «Ne vous y fiez pas! Vous n'avez rien vu, il a caché son jeu et s'est conduit comme un ange. On peut en faire un maître s'il voulait, mais il dit: Non, je reste écolier… Voilà sa réponse.»
J'allais tous les jours à l'exercice pour apprendre les mouvements de la garde, et ça ne fut pas long pour moi; au bout d'un mois, je fus quitte et je fus mis au bataillon. La discipline n'était pas sévère; on descendait pour l'appel du matin en sarrau de toile et caleçon (pas de bas aux jambes), et on courait se remettre dans son lit. Mais il nous vint un colonel, nommé Dorsenne, qui arrivait d'Égypte couvert de blessures; il fallait un tel militaire pour faire un garde accompli pour la discipline et la tenue. Au bout d'un an, nous pouvions servir de modèle à toute l'armée. Sévère, il faisait trembler le plus terrible soldat, il réforma tous les abus. On pouvait le citer pour le modèle de tous nos généraux tant pour la tenue que pour la bravoure. On ne pouvait pas voir de plus beau guerrier sur un champ de bataille. Je l'ai vu couvert de terre par des obus. Une fois relevé, il disait: «Ce n'est rien, grenadiers, votre général est près de vous.»
On nous fit part que le premier Consul devait passer dans notre caserne, et qu'il fallait nous tenir sur nos gardes. Mais il trompa son monde, il nous prit tous dans nos lits, il était accompagné du général Lannes, son favori. Il venait de nous arriver des malheurs; des grenadiers s'étaient suicidés, on ne sut pourquoi. Il parcourt toutes les chambres, et arrive à mon lit. Mon camarade, qui avait six pieds quatre pouces, s'allongea en voyant le Consul près de notre lit; ses jambes passent de plus d'un pied notre couchette. Le Consul croit que c'est deux grenadiers au bout l'un de l'autre et vient à la tête de notre lit pour s'assurer du fait, et suit de sa main tout le long de mon camarade pour s'assurer. «Mais, dit-il, ces couchettes sont trop courtes pour mes grenadiers. Vois-tu, Lannes? il faut réformer tout le coucher de ma garde. Prends note, et que toute la literie soit mise à neuf; celle-ci passera pour la garnison.»
Mon camarade de lit fut cause d'une dépense de plus d'un million, et toute la garde eut des lits neufs de sept pieds.
Le Consul fît une morale sévère à tous nos chefs, et il voulut tout voir; il se fit donner du pain: «Ce n'est pas cela, dit-il, je paie pour du pain blanc, je veux en avoir tous les jours. Tu entends, Lannes? tu enverras ton aide de camp chez le fournisseur pour qu'il vienne me parler.»
Le Consul nous dit: «Je vous passerai en revue dimanche, j'ai besoin de vous voir. Il y a des mécontents parmi vous; je recevrai leurs réclamations.»
Ils s'en retournèrent aux Tuileries. Sur l'ordre qu'il passerait la revue le dimanche, le colonel Dorsenne se donna du mouvement pour que rien ne manquât pour la tenue. Tout le magasin d'habillement fut bouleversé, tous les vieux habits furent réformés, et il passa son inspection à dix heures; il était d'une sévérité à faire trembler les officiers. À onze heures, on part pour se rendre aux Tuileries; à midi, le Consul descend pour passer la revue, monté sur le cheval blanc que Louis XVI montait, disait-on. Ce cheval était de la plus grande beauté, couvert par sa queue et sa crinière; il marchait dans les rangs au pas d'un homme; on pouvait dire que c'était le plus fier cheval.
Le Consul fit ouvrir les rangs; il marchait au pas, il reçut beaucoup de pétitions; il les prenait lui-même et les remettait au général Lannes. Il s'arrêtait partout où il voyait un soldat lui présenter les armes, et il lui parlait. Il fut content de la tenue, et nous fit défiler. Nous trouvâmes des tonneaux de bon vin à la caserne, et la distribution se fit à chacun son litre. Les pétitions furent presque toutes accordées; le contentement était général.
QUATRIÈME CAHIER
MA DÉCORATION—JE SUIS EMPOISONNÉ.—RETOUR AU PAYS.—LE CAMP DE BOULOGNE ET LA PREMIÈRE CAMPAGNE D'AUTRICHE.
Fait général des grenadiers à pied, le général Dorsenne forma un deuxième régiment. La garde devint nombreuse et, par sa sévérité, il en fit un modèle de discipline. Sévère et juste, soldat à toute épreuve, brillant sur le champ de bataille comme aux Tuileries, voilà le portrait de ce général. On fit venir les sous-officiers et soldats marqués pour recevoir la croix, et nous nous trouvâmes dix-huit cents dans la garde. Le 14 juin 1804, la cérémonie eut lieu au dôme des Invalides. Voilà comme nous étions placés: à droite en entrant, sur des gradins jusqu'en haut, était la garde; les soldats de l'armée étaient à gauche sur des gradins pareils, et les invalides étaient au fond jusqu'au plafond. Le corps d'officiers occupait le parterre; toute la chapelle était pleine.
Le Consul arrive à midi, monté sur un cheval couvert d'or, les étriers étaient massifs en or. Ce riche coursier était un cadeau du Grand Turc; on fut obligé de mettre des gardes autour pour ne pas le laisser approcher (ce n'était que diamants sur la selle).
Il se présente; le plus grand silence règne dans la chapelle, il traverse tout ce corps d'officiers et va se placer à droite, dans le fond, sur son trône; Joséphine était en face, à gauche, dans une loge; Eugène, au pied du trône, tenait une pelote garnie d'épingles, et Murat avait une nacelle remplie de croix. La cérémonie commence par les grands dignitaires, qui furent appelés par leur rang d'ordre. Après que toutes les grandes croix furent distribuées, on fit porter une croix à Joséphine dans sa loge sur un plat que Murat et Eugène lui présentèrent.
Alors on appela: «Jean-Roch Coignet!» J'étais sur le deuxième gradin; je passai devant mes camarades, j'arrivai au parterre et au pied du trône. Là, je fus arrêté par Beauharnais qui me dit: «Mais on ne passe pas.» Et Murat lui dit: «Mon prince, tous les légionnaires sont égaux; il est appelé, il peut passer.»
Je monte les degrés du trône. Je me présente droit comme un piquet devant le Consul, qui me dit que j'étais un brave défenseur de la patrie et que j'en avais donné des preuves. À ces mots: «Accepte la croix de ton Consul», je retire ma main droite qui était collée contre mon bonnet à poil, et je prends ma croix par le ruban. Ne sachant qu'en faire, je redescendis les degrés du trône en reculant, mais le Consul me fit remonter près de lui, prit ma croix, la passa dans la boutonnière de mon habit et l'attacha à ma boutonnière avec une épingle prise sur la pelote que Beauharnais tenait. Je descendis et, traversant tout cet état-major qui occupait le parterre, je rencontrai mon colonel, M. Lepreux, et mon commandant Merle, qui attendaient leurs décorations. Ils m'embrassèrent tous les deux au milieu de tout ce corps d'officiers, et je sortis du dôme.
Je ne pouvais avancer, tant j'étais pressé par la foule qui voulait voir ma croix. Les belles dames qui pouvaient m'approcher, pour toucher à ma croix, me demandaient la permission de m'embrasser; j'ai vu l'heure que j'allais servir de patène à toutes les dames et messieurs qui se trouvaient sur mon passage. J'arrivai au pont de la Révolution, où je trouvai mon ancien régiment qui formait la haie sur le pont. Les compliments pleuvaient de tous côtés; enfin, pressé de toutes parts, je finis par entrer dans le jardin des Tuileries, où j'eus bien du mal à pouvoir gagner ma caserne. En arrivant à la porte, le factionnaire porte les armes. Je me retourne pour voir s'il n'y avait pas d'officier près de moi, et j'étais tout seul. Je vais près du factionnaire, je lui dis: «C'est donc pour moi que vous portez les armes?—Oui, me dit-il, nous avons la consigne de porter les armes aux légionnaires.»
Je lui pris la main, la serrai fortement et lui demandai son nom et sa compagnie. Lui mettant cinq francs dans la main, en le forçant de les prendre, je lui dis: «Je vous invite à déjeuner lors de la descente de votre garde.»
Dieu! que j'avais faim! Je fis venir dix litres de vin pour mon ordinaire, et je dis au cuisinier: «Voilà pour mes camarades!»
Le caporal voit ces bouteilles et dit: «Qui a fait venir ce vin?—C'est Coignet qui mourait de faim. Je lui ai donné son souper de suite, car le lieutenant est venu le chercher, ils sont partis bras dessus, bras dessous, et il a dit de boire à sa santé.»
Mon lieutenant, qui m'avait vu décorer le premier, ne m'avait pas perdu de vue, et s'était emparé de moi. Il me dit obligeamment: «Vous ne me quitterez pas de la soirée. Nous allons voir les illuminations et, de là, nous irons au Palais-Royal prendre notre demi-tasse de café. L'appel se fait à minuit, et nous ne rentrerons que quand nous voudrons; je réponds de tout.»
Nous nous promenâmes dans le jardin pendant une heure: il me mena au café Borel, au bout du Palais-Royal, et me fit descendre dans un grand caveau où il y avait beaucoup de monde. Là, nous fûmes entourés tous les deux. Le maître du café vint près de mon lieutenant, et lui dit: «Je vais vous servir ce que vous désirez, les membres de la Légion d'honneur sont régalés gratis.»
Les gros matadors[45], qui avaient entendu M. Borel, nous regardent, et ils s'emparèrent de nous. Le punch se faisait partout, et mon lieutenant leur dit que c'était moi le premier décoré; alors tout le monde de se rabattre sur moi, criant: «Allons! buvons à sa santé!»
J'étais confus. On me dit: «Buvez, mon brave.—Je ne puis boire,
Messieurs, je vous remercie.»
Enfin, nous fûmes fêtés de tout le monde; toutes les tables voulaient nous avoir. Nous fûmes saluer le maître de la maison et le remercier; à minuit, nous rentrâmes à notre caserne. Mon lieutenant était sobre comme moi; nous ne prîmes que très peu de chose… Que cette soirée fut belle pour moi qui n'avais jamais rien vu de pareil!
Mon lieutenant me mena chez mon capitaine le lendemain matin; nous fûmes embrassés tous les deux, et il fallut prendre le petit verre: «À midi, dit mon capitaine, vous irez avec le lieutenant qui vous présentera à M. de Lacépède comme le premier décoré; c'est l'ordre. Et les grenadiers à deux heures.»
Nous prîmes un fiacre et, arrivés dans la cour, on monte de grands escaliers. Puis, les deux battants s'ouvrirent et nous fûmes annoncés. Le chancelier paraît avec un gros et long nez; mon lieutenant lui dit que j'avais été décoré le premier; il m'embrassa et me fit signer en tenant ma main pour faire toutes les lettres de mon nom sur le grand registre. Il nous accompagna jusqu'à la porte du grand perron, et toute la garde fut en voiture à la chancellerie. Je fis des visites chez le frère de mon colonel, porte Saint-Denis, où je fis emplette de nankin pour me faire des culottes courtes. Bas, boucles d'argent de jarretières, c'était de rigueur pour l'uniforme d'été. Lorsque je fus prêt à me présenter chez le général Hulin, il me reçut et me fit cadeau d'une pièce de ruban de la Légion d'honneur.
Le lendemain, je voulais aller chez M. Champromain, marchand de bois, de Druyes, demeurant près le Jardin des Plantes; je suivais la rue Saint-Honoré. Arrivant près du Palais-Royal, je rencontrai un superbe homme qui m'accoste pour voir ma croix, me dit-il, et me prie de lui faire l'amitié de venir prendre une demi-tasse de café avec lui. Je refusai, et il insista tant que je me laissai tenter; il me mena au café de la Régence, place du Palais-Royal, qui longe cette place à droite. Arrivé dans ce beau café, il fait venir deux demi-tasses. Moi, je regardais la dame dans son comptoir qui était si belle (avec mes 27 ans, je la brûlais des yeux).
Ce monsieur me dit: «Votre café va refroidir, prenez votre tasse.»
Et, sitôt prise, il se lève et me dit: «Je suis pressé.» Il va payer et sort. Je ne venais que finir ma tasse; je me levai, qu'il était disparu.
En sortant du café, je tombai sur le pavé. Tout mon corps se tortillait, j'étais en double; des coliques me tordaient les boyaux. On vint à mon secours; le monde du café, je crois, me fit porter à notre hôpital, au Gros-Caillou, et je fus de suite traité. On me fit boire je ne sais quoi, on me fit bassiner un bon lit, et l'on fit venir M. Suze, le premier médecin, très grêlé et borgne, un excellent homme. Il s'aperçut de suite que j'étais empoisonné; il ordonna un bain et des frictions avec de l'huile qui infectait. Un infirmier, bras nus, me frottait le ventre à tour de bras; un autre était tout prêt pour le relayer; et ainsi toute la nuit et tout le jour, pendant huit jours. Et les coliques ne se passaient pas.
Il fallut mettre les ventouses sur le ventre, souffler avec un soufflet; et, lorsque le feu était éteint, on coupait la peau avec un canif. Et puis on mettait un bocal renversé sur mon ventre pour pomper le sang. On m'épuisa de cette manière que l'on pouvait voir, avec une chandelle, au travers de mon corps. Et les infirmiers de frotter nuit et jour, et de me changer de draps quatre fois par jour, à cause des sueurs qui sortaient. Tous les matins, je donnais 24 sous à mes deux infirmiers pour leurs bons soins, M. Suze venait trois fois par jour. Et toujours des ventouses et des remèdes qui ne faisaient rien; ce que l'on me donnait à prendre par le haut ne passait pas.
Il en fut fait rapport au premier Consul qui donna l'ordre de mettre deux médecins de nuit près de moi pour me garder, et des infirmiers nuit et jour… Un officier de service venait tous les matins savoir de mes nouvelles. Tous les soins me furent prodigués; on donna l'ordre de laisser entrer ceux qui viendraient me voir sans permission, et ma plus grande consolation c'était de voir ma croix qui était près de moi. Je supportais toutes les souffrances possibles pour me guérir.
Cette situation dura pendant quarante jours. Il y eut une consultation où fut appelé le baron Larrey et des médecins qui me mirent sur une table bien couvert sur des matelas: «Messieurs, leur dit-il, ce brave militaire est rempli de courage, consultez-vous et dites-moi votre avis.»
Ils délibèrent, et je n'entendis rien; M. Larrey dit: «Il faut faire apporter un baquet de glace et de la limonade, et nous lui en ferons prendre. Si elle passe, nous verrons.»
On me présenta un grand gobelet d'argent plein de limonade bien sucrée, je la bois et je ne vomis pas. Ces messieurs attendaient, et une demi-heure après ils m'en donnèrent un second verre. M. Larrey leur dit: «J'ai sauvé le haut, sauvez le bas!» Ils délibèrent pour me faire prendre un remède de leur composition, et il fit son effet; je rendis comme trois boules dont une comme une noix et les autres moins grosses, et la première était pleine de vert-de-gris; elles furent emportées soigneusement, et ils restèrent deux heures près de moi.
M. Larrey me dit: «Vous êtes sauvé, je viendrai vous voir», et il est venu trois fois me visiter. Je dois la vie à lui et à M. Suze. Je fus soigné: on me donna des confitures, et, quand je pus manger, on me donna du chocolat excellent et quatre onces de vin de Malaga que je ne pouvais pas boire (je le donnais au plus malade de ma chambre). Au bout de huit jours, on me donna du poisson frit, du mouton et une bouteille de vin de Nuits; j'en donnais la moitié à mes camarades. Les confitures venaient du dehors, je ne sais de quelle main bienfaisante. Je recevais des visites tous les jours. M. Morin, qui possédait un château dans mon pays, apprit que j'étais à l'hôpital, il vint me voir et m'offrit son château pour me rétablir. Je l'acceptai avec reconnaissance. «Vous trouverez du bon laitage, dit-il, je donnerai des ordres pour que vous soyez soigné.»
Les bons soins des médecins et des infirmiers me sauvèrent de la vengeance que l'on exerçait contre moi, ne pouvant pas atteindre le premier Consul, car c'est un des mouchards de Cadoudal qui me guettait pour me détruire.
Lorsque je fus convalescent, on me portait dans un fauteuil près de la croisée pour prendre l'air. M. Suze me fit peigner et dit à l'infirmier qu'il ne voulait pas que mes cheveux soient coupés. Il fallut mettre beaucoup de temps et de poudre, et il fit mettre un masque à l'infirmier. Il y avait deux verres à son masque pour qu'il ne soit pas empoisonné, tout le vert-de-gris étant dans ma chevelure. Cette opération dura une heure; je donnai trois francs à l'infirmier pour la conservation de ma chevelure. Nous portions alors des ailes de pigeons, et il fallait mettre des papillotes les soirs, et le perruquier venait nous coiffer tous les jours au corps de garde le matin. À midi, on ne connaissait pas la garde descendante avec la garde montante. Nous fûmes bien débarrassés lorsque l'ordre fut donné de couper les queues, quoique ça fît une révolution dans l'armée, surtout dans la cavalerie.
Ma convalescence venait à vue d'oeil. Je dis à M. Suze que je me portais bien et que je désirais avoir une permission pour prendre l'air du pays natal, vu que j'étais invité dans un château pour me rétablir et que le lait me ferait du bien. «Je vous donnerai, dit-il, trois mois si vous voulez. Je vous recommande de ne pas habiter avec une femme au moins d'un an, car vous pourriez tomber de la poitrine. Soyez prudent! il faut me le promettre.—Je vous le jure!»
Il me donna mon billet de sortie, et, arrivé à la caserne, je présentai mon billet et ma permission de convalescence au capitaine qui obtint ma paye entière. Je partis habillé tout à neuf, aux frais du Gouvernement, par le coche, et, arrivé à Auxerre, je fus logé chez Monfort, porte de Paris. Je me rappelai d'un parent, le père Toussaint-Armancier; je le fis venir et lui demandai s'il n'aurait pas entendu dire où était passé mon petit frère que je n'avais pas vu depuis l'âge de six ans. Il me répond: «Je sais où. Il est à Beauvoir, chez le meunier Thibault.—Il faut l'envoyer chercher. Dieu, que je suis content!»
Le lendemain, il arrive, se jette dans mes bras; il ne pouvait pas se contenir de joie de me voir si beau, dans un bel uniforme avec la croix. «Mon bon frère, me disait-il, que je suis content!—Je vais dans notre pays et si tu veux, je t'emmènerai, je te placerai dans le commerce, j'ai de bonnes connaissances à Paris.—Eh bien! me dit-il, viens me chercher, je partirai avec toi.—Je te le promets, lui dis-je; apprête-toi. As-tu de l'argent?—Oui, me dit-il, j'ai sept cents francs.—Ça prouve ta bonne conduite, mon ami.»
Et nous dînâmes comme deux enfants retrouvés. Le lendemain, après notre déjeuner, nous partîmes chacun de notre côté. Arrivant à Courson, je fus arrêté par le brigadier de gendarmerie nommé Trubert, qui me demande si j'étais en ordre; je lui dis: «Regardez ma croix et mon uniforme, c'est mon passeport.» Il fut sot… Je me fis conduire à Druyes. J'arrivai, le samedi à la nuit, au château du Bouloy, chez M. Morin, où l'on m'attendait. Suivant la vallée, je ne fus aperçu de personne.
Le lendemain, dimanche matin, je me mets en grande toilette pour me rendre à la messe. Je demandai où je pourrais me placer dans une stalle; on m'indiqua celle à côté du maire, M. Trémeau, qui existe encore, et j'arrivai dans le choeur. Je me plaçai dans la place indiquée, et le maire se met à ma gauche. Je le salue. «C'est bien vous, Coignet?—Oui, monsieur.—Je vous attendais, j'ai reçu une lettre de M. Morin qui m'annonçait votre arrivée.—Je vous remercie; j'aurai l'honneur d'aller vous faire ma visite après la messe.—Je vous attends.»
Tout le monde se portait du côté du choeur pour voir ce beau militaire décoré. Je reconnus ma belle-mère en face de moi, et mon père qui me tournait le dos; il chantait au lutrin. Je ne laissai pas finir la messe tout entière pour sortir de l'église; je me présente chez mon père. La porte n'était pas fermée; je me tiens debout, mon père arrive et me voit qui l'attendais au milieu de la chambre. Je fus à lui pour l'embrasser, il me serra dans ses bras et je lui rendis la pareille. Ma belle-mère paraît pour venir m'embrasser. «Halte-là! lui dis-je, je n'aime pas les baisers de Judas. Retirez-vous, vous êtes une horreur pour moi.—Allons! mon fils, dit mon père, assieds-toi là. Pourquoi n'es-tu pas venu chez ton père!—Je ne voulais pas y recevoir l'hospitalité sous les yeux de votre femme que je déteste. Des étrangers m'ont offert un asile par amitié; je l'ai accepté. Je vais faire ma visite à M. le Maire, et demain je viendrai vous voir à midi, si vous le permettez.—Je t'attendrai.»
Je partis pour monter à la ville, et je trouvai la foule qui m'attendait à mon passage, disant: «Le voilà, ce cher M. Coignet; il n'a pas perdu son temps, il a une belle croix, le bon Dieu l'a béni à cause de toutes les souffrances que sa belle-mère lui a fait endurer.—Laissez-moi! leur dis-je. Je vous verrai tous, mes bons amis; laissez-moi monter à la ville chez M. Trémeau.»
Je fus reçu à bras ouverts chez M. Trémeau, qui dit: «Vous avez votre couvert mis chez moi, et nous vous mènerons à la chasse avec mes frères pour vous désennuyer; vous portez votre port d'armes sur votre poitrine.—Je vous remercie, je viendrai vous voir.»
Quel baume pour moi que cet accueil de l'amitié! Je rentrai à mon hôtel, et le lendemain, je descendis chez mon père. Je lui dis: «J'ai enfin retrouvé mon petit frère, après avoir eu le malheur d'avoir perdu les deux autres, dont un est venu mourir près de vous sans que vous lui donniez l'hospitalité. Voilà encore une barbarie de votre femme, et vous, homme faible, vous avez pu fermer la porte à votre fils aîné. Il faudra cependant nous rendre compte, vous savez que vous nous devez trois mille francs.»
Ma belle-mère, qui était au coin du feu, me dit: «Comment ferions-nous pour vous donner tout cet argent?—Il n'est pas permis à une marâtre de femme comme toi de se mêler de mes affaires. Cela me regarde avec mon père, si je n'avais pas tout le respect que je lui dois, je te ferais sauter la tête de dessus tes épaules; tu ne prendras plus les pincettes pour m'arracher le nez. Malheureuse! tu n'as pas de honte d'avoir mené ces deux innocents dans les bois et les avoir abandonnés à la merci de Dieu. Vois ton crime, serpent! Si Dieu ne retenait pas mon bras, je ne sais pas, je ferais un malheur.»
Mon père était tout pâle; je frémis de la sortie que je m'étais permis de faire devant lui, mais j'avais le coeur soulagé.
Il ne fut parlé que de moi dans tout le pays et aux environs. Je reçus des visites de toutes parts, que je rendis et je fus reçu partout avec amitié. Je reçus une lettre de M. de la Bergerie, préfet de l'Yonne, sur l'ordre du maréchal Davoust qui était arrivé à Auxerre, pour être près du maréchal pour une chasse au loup dans la forêt de Frétoy, près de Courson. J'y fus accompagné de MM. Trémeau, qui me dirent très obligeamment qu'il fallait être en chasseur pour ménager mon uniforme; j'étais comme un vrai chasseur avec mon ruban de la Légion d'honneur. Le maréchal me reconnut de suite: «Voilà mon grenadier, dit-il au préfet; vous nous suivrez à la chasse toute la journée.»
Les gardes nous placèrent, et les traqueurs partirent après le signal. Il fut tué deux loups et des renards; il était défendu de tirer sur le chevreuil, mais on permit de chasser le gibier le soir et de tirer sur tout. La chasse fut terminée à quatre heures, et nous fûmes invités, moi et les MM. Trémeau. Le dîner fut brillant: je fus fêté. Le maréchal dit au préfet: «C'est le plus petit de mes grenadiers. Allons! amusez-vous bien dans votre pays.»
Nous partîmes à onze heures du soir, et les MM. Trémeau furent enchantés du bon accueil du préfet et du maréchal; nos carniers étaient bien garnis de lièvres.
Je passai mon temps à chasser, je fus voir mon père, qui m'invita à faire une partie de chasse; je ne pus refuser. Arrivé au rendez-vous, il me dit: «Voilà le train de trois chevreuils qui ont passé la nuit dans ce taillis; ils ne sont pas loin. Viens, que je te place. Tu tiendras ma chienne et, au bout d'un quart d'heure, tu marcheras droit devant toi. Sitôt que j'aurai tiré, tu la lâcheras.»
Je pars, et, arrivé au milieu de ma course, j'entends deux coups de fusil. Je lâche le chien, et j'entends mon père me crier: «Par ici!» J'arrive. Quel fut mon étonnement! Deux chevreuils par terre. «Je les ai tués tous les deux, je devais les avoir tous les trois, dit-il, je me suis trop pressé. Allons à la ferme, on viendra les chercher; mais, me dit-il, il nous faut deux lièvres. Chacun le nôtre! je sais où les trouver.»
Au bout d'une heure, les lièvres étaient dans le carnier: «C'est suffisant, lui dis-je, allons-nous-en.»
Je fis tous mes adieux de porte en porte pour me rendre à Beauvoir, chez le père Thibault, pour prendre mon petit frère et l'emmener avec moi à Paris. Je cachai mon départ, je ne le dis qu'à mon camarade Allart, et je partis à deux heures du matin. Arrivé à Paris, je plaçai de suite mon frère garçon marchand de vin; je me rendis à ma caserne, où mes camarades me souhaitèrent la bienvenue. Je touchai ma solde entière et trois mois de ma Légion ce qui me donna deux cents francs; ça remonta mes finances. Exempt de service pendant un mois par ordre du capitaine, je fus tout à fait rétabli pour rentrer en campagne.
On s'apprêtait pour la descente d'Angleterre, disait-on. On faisait faire des hamacs pour toute la garde, avec une couverture pour chacun. Le camp de Boulogne était en grande activité, et nous faisions la belle jambe à Paris. Mais notre tour arriva pour prendre part aux manoeuvres de terre et de mer, après de grandes revues et de grandes manoeuvres dans la plaine de Saint-Denis, où il fallut endurer la pluie toute la journée; les canons de nos fusils se remplissaient d'eau, l'arme au bras. Le grand homme ne bougeait pas; l'eau lui coulait sur les cuisses; il ne nous fit pas grâce d'un quart d'heure. Son chapeau lui couvrait les épaules, ses généraux baissaient l'oreille, et lui ne voyait rien. Enfin, il nous fit défiler et, rendus à Courbevoie, nous barbotions comme des canards dans la cour, mais le vin était là, et on n'y pensait plus.
Le lendemain, on nous lit à l'ordre du jour qu'il fallait se tenir prêt à partir. «Faites vos sacs, dirent nos officiers, faites vos adieux à tout le monde, car il ne reste que les vétérans.»
L'ordre arrive, il faut porter toute la literie au magasin et coucher sur la paillasse, prêts à partir pour Boulogne. On nous campa au port d'Ambleteuse, où nous formâmes un beau camp; le général Oudinot était au-dessus de nous avec douze mille grenadiers, qui faisaient partie de la réserve. Et tous les jours à la manoeuvre. Nous fûmes embrigadés pour faire le service sur mer chacun notre tour. On nous mit très loin, sur une ligne de deux cents péniches. Toute cette petite flottille, divisée par sections, était commandée par un bon amiral, qui était monté sur une belle frégate, au milieu de nous. Pendant vingt jours, toujours manoeuvrant les pièces, nous étions canonniers et marins. Les marins, canonniers et soldats, tout ne faisait qu'un seul homme, l'accord était parfait à bord. La nuit, on criait: Bon quart! et le dernier criait: Bon quart partout! Le matin, les porte-voix demandaient le rapport de la nuit:
«Qu'est-ce qu'il y a de nouveau à votre bord?—On vous fait savoir qu'il y a deux grenadiers qui se sont jetés à l'eau.—Sont-ils noyés? répétait le porte-voix.—Oui, répétait l'autre; oui, mon commandant.—À la bonne heure!» (Il disait à la bonne heure, parce qu'il avait compris le mot d'ordre.)
Une fois, j'étais monté sur une corvette avec dix pièces de gros calibre, cent grenadiers et un capitaine couvert de blessures. J'étais servant de droite d'une pièce, car il fallait tout faire, et la moitié restait sur le pont la nuit. Lorsque mon tour arrivait de descendre pour me coucher dans mon hamac, je disais: «Allons, vieux soldat, te voilà donc dans ton hamac! Allons, repose-toi!»
Le maître cambusier m'entendit: «Où est-il le vieux soldat?—Me voilà, lui dis-je.—Où est votre hamac? Je vais vous mettre dans une bonne place.»
Et il descendit mon hamac près des caisses de biscuit, et leva une planche: «Mangez du biscuit, et demain je vous donnerai le boujaron» (c'est la petite mesure d'eau-de-vie).
On mangeait dans des vases de bois, avec les cuillers de même, des fèves qui dataient de la création du monde; toutes les rations par ordinaire étaient dans des filets; c'était de la viande fraîche et de la sole.
Un jour, messieurs les Anglais vinrent nous faire une visite avec une forte escadre; un vaisseau de soixante-quatorze fut assez insolent pour arriver près du rivage, il s'embosse et nous envoie des boulets à toute volée dans notre camp. Nous avions de gros mortiers sur la hauteur, un sergent de grenadiers demanda la permission de tirer sur ce vaisseau, disant qu'il répondait de le couler du premier ou du second coup. «Mets-toi à l'oeuvre! comment te nommes-tu? dit le Consul.—Despienne.—Voyons ton adresse.»
La première bombe passe par-dessus: «Tu as manqué ton coup, dit notre petit caporal.—Eh bien! dit-il, voyez celle-ci.»
Il ajuste et fait tomber sa bombe sur le milieu du vaisseau. Ce ne fut qu'un cri de joie. «Je te fais lieutenant dans mon artillerie», dit-il à Despienne.
Voilà les Anglais qui tirent à poudre pour appeler à leur secours, et voilà le feu dans le vaisseau. Les Anglais sautaient dans nos barques comme dans les leurs. Notre petite flottille poursuivit leurs gros bâtiments, il fallait voir tous ces petits carlins après des gros dogues! c'était curieux. Les Anglais voulurent revenir à la charge, mais ils furent mal reçus; nous étions en règle. Nos petits bateaux faisaient des dégâts; tous les coups portaient, et leurs bordées passaient par-dessus nos péniches. Nous eûmes l'ordre de rentrer dans le port pour faire une grande manoeuvre sur toute la ligne. Jamais on n'avait vu cent cinquante mille hommes faire des feux de bataillon; tout le rivage en tremblait.
Tous les préparatifs se faisaient pour la descente; c'était un jeudi soir que nous devions mettre à la voile pour arriver sur les côtes d'Angleterre le vendredi. Mais, à dix heures du soir, on nous fit débarquer, sac au dos, et partir pour le pont de Briques pour déposer nos couvertures. C'était des cris de joie. Dans une heure, toute l'artillerie était en marche pour la belle ville d'Arras. Jamais on n'a fait une marche aussi pénible, on ne nous a pas donné une heure de sommeil, jour et nuit en marche par peloton. On se tenait par rang les uns aux autres pour ne pas tomber; ceux qui tombaient, rien ne pouvait les réveiller. Il en tombait dans des fossés, les coups de plat de sabre n'y faisaient rien du tout. La musique jouait, les tambours battaient la charge, rien n'était maître du sommeil. Les nuits étaient terribles pour nous. Je me trouvais à la droite d'une section. Sur le minuit, je dérivai à droite sur le penchant de la route. Me voilà renversé sur le côté; je dégringole et je ne m'arrête qu'après être arrivé dans une prairie. Je n'abandonnais pas mon fusil, mais je roulais dans l'autre monde; mon brave capitaine fit descendre pour venir me chercher; j'étais brisé. Ils prirent mon sac et mon fusil, et je fus bien réveillé.
Lorsque nous fûmes sur les hauteurs de Saverne, il fallut prendre des voitures pour les dormeurs. Arrivés enfin à Strasbourg, nous trouvâmes l'Empereur, qui nous passa la revue le lendemain et distribua des croix. Deux nuits nous rétablirent; nous passâmes le Rhin et nous marchâmes à grandes journées sur Augsbourg, et de là sur Ulm, où nous trouvâmes une armée considérable, qu'il fallut repousser au delà d'une forte rivière, avant de parvenir à un couvent, sur une hauteur imprenable. Le maréchal Ney, dans l'eau jusqu'au ventre de son cheval, faisait rétablir le pont, malgré la mitraille; les sapeurs tombaient et cet intrépide Ney ne bougeait pas. Aussitôt la première travée posée, les grenadiers et voltigeurs passèrent pour soutenir les sapeurs, le maréchal revint au galop près du prince Murat, lui prend la main, disant: «Le pont est fini, mon prince. J'ai besoin de vous pour me soutenir.—Je pars de suite, dit-il, avec ma division de dragons.»
Les voilà partis au galop. Le temps était si horrible que le pont était inondé, on ne le voyait plus. Nous étions près de cette rivière, dans un pré; l'eau nous gagna, elle nous monta jusqu'aux genoux. Il fallait voir la garde barboter comme des canards; tout le monde de rire et de se promener dans l'eau. J'avais la marmite sur mon sac; elle n'était pas renversée, elle se remplissait d'eau, je la versais dans les jambes de mes camarades; nos canons de fusils se remplissaient aussi. Nous ne pouvions pas changer de position, tout le corps du maréchal attendant que l'eau diminue pour passer; les soldats étaient dans la boue, c'est encore nous qui étions les mieux placés. Voilà l'eau qui diminue, on voit les planches du pont, les troupes s'arrachent de la boue et se lavent les jambes en passant sur le pont. Nos canards sortent du pré à leur tour, et les colonnes arrivent au pied de cette montagne monstrueuse, défendue par des forces considérables, mais rien ne put résister au maréchal Ney. Arrivé au village d'Elchingen, il le fait attaquer, les maisons l'une après l'autre, avec les enclos entourés de murs qu'il fallait escalader. Ce village extraordinaire fut pris à la baïonnette, et nos colonnes arrivèrent au couvent, tout en haut du bourg. L'Empereur nous fit alors monter au pas de charge pour finir de renverser l'armée du général Mack. Les Autrichiens se battirent en déterminés. Derrière ce village, ce sont des plaines où l'on peut manoeuvrer, un peu boisées, et la chaîne de montagnes se prolonge depuis le couvent jusqu'en face d'Ulm. On ne laissa pas l'ennemi un moment tranquille. Murat se couvrit de gloire dans ses belles charges, et le maréchal Ney ne s'arrêta que devant Ulm. L'Empereur fit cerner la ville de toutes parts, et nous donna enfin le temps de nous faire sécher. Le malheur voulut que le feu prît à une jolie maison bourgeoise: il ne fut pas possible de la sauver. L'Empereur dit, dans sa colère: «Vous la paierez. Je vais donner six cents francs et vous donnerez un jour de votre paie. Que cela soit versé de suite au propriétaire de la maison.»
Nos officiers faisaient la grimace, mais il fallut passer par là, et la garde a une maison dans ce village. Le propriétaire a fait une bonne journée, car il a reçu une somme considérable.
L'Empereur fit sommer le général Mack qui se rendit prisonnier de guerre le 19 octobre. On donna les ordres pour partir le lendemain à cinq heures du matin; toute la garde se porta au pied du Michelberg, en face d'Ulm. L'Empereur se plaça sur le haut de ce pain de sucre et fit faire un bon feu; c'est là qu'il brûla sa capote grise. Toute sa garde était autour de lui, et cinquante pièces de canon braquées sur la ville. J'étais de garde sur le mamelon, près de l'Empereur, qui parlait au comte Hulin, général des grenadiers à pied. Tout à coup, on voit sortir de la ville d'Ulm une colonne qui n'en finissait pas, et arrivait en face de l'Empereur, dans une plaine au bas de la montagne. Tous les soldats avaient passé leurs gibernes sur leurs sacs pour se débarrasser en arrivant au lieu de désarmement; ils jetaient les armes et les gibernes dans un tas en passant. Le général Mack à leur tête vint remettre son épée à l'Empereur qui la refusa (tous ses officiers et généraux gardèrent leurs épées et leurs sacs) et qui s'entretint avec les officiers supérieurs fort longtemps. Cette sortie dura bien quatre à cinq heures (il y en avait vingt-sept mille), et la ville était pleine de blessés et de malades. Nous fîmes notre entrée dans Ulm aux cris de tout le peuple, les officiers furent renvoyés dans leur pays sur parole de ne pas prendre les armes contre la France, et l'Empereur nous fit une proclamation. Le lendemain de la reddition d'Ulm, Napoléon partit pour Augsbourg avec toute sa garde; on fit des marches forcées pour arriver à Vienne.
Des marches de dix-huit et vingt lieues par jour, c'était la ration du soldat. Aussi, ils disaient: «Notre Empereur ne se sert pas de nos bras pour faire la guerre, mais de nos jambes.»
Lorsque l'Empereur apprit que le prince Ferdinand s'était sauvé d'Ulm avec sa cavalerie, il fit partir le prince Murat et les grenadiers d'Oudinot à leur poursuite. Nous les rencontrâmes à dix lieues de chemin; ce n'était que voitures, canons, caissons et cavalerie; ils avaient pris la moitié de leurs armes avec quatre mille chevaux; les routes étaient couvertes de prisonniers.
Nous étions partis à minuit pour rejoindre les avant-gardes, et il fallait traverser les troupes qui se trouvaient sur la route sans les déranger de leur chemin, sur les côtés de la route. Il fallait prendre le milieu, dans la boue et traverser des colonnes de deux lieues. Nos grenadiers faisaient des enjambées d'une toise et dépassaient deux soldats à chaque pas, et moi avec mes petites jambes, je trottais pour suivre mes camarades. L'Empereur dormait dans sa voiture, et lorsqu'il s'arrêtait, il fallait monter la garde, et les corps d'armée passaient. Lorsque ces troupes avaient fait quinze lieues, l'Empereur repartait à son tour; il nous fallait mettre sac au dos et avaler tout le trajet toujours la nuit. Nous ne pouvions voir ni ville ni village. Heureusement, les Russes nous attendaient. Les grenadiers d'Oudinot avec le maréchal Lannes et Murat firent connaissance; ça nous donna le temps d'arriver à Lintz, un peu à gauche de la grande route de Vienne. Cette ville est adossée à de fortes montagnes, et le Danube passe au pied, entre des rochers; il est si serré, qu'il s'est fait jour dans les fentes des rochers; ce torrent fait frémir. Nous passâmes deux jours; il arrivait des princes envoyés de Vienne, puis, un aide de camp du maréchal Lannes, annonçant que les Russes étaient battus. Le lendemain, l'Empereur partit au galop; il était maussade. «Ça ne va pas bien, disaient nos chefs, il est fâché.»
Il donne l'ordre de partir sur-le-champ pour Saint-Polten. Avant d'arriver, à gauche, se trouvent des montagnes boisées très hautes; il y avait là un corps d'armée campé. Puis nous partîmes pour Schoenbrunn, résidence de l'empereur d'Autriche. Ce palais est magnifique, avec des forêts entourées de murs et remplies de gibier. Nous restâmes quelques jours pour nous reposer; les carrosses venaient de Vienne; on faisait la cour à Napoléon pour qu'il ménageât la ville. Les corps d'armée arrivaient sur tous les points; celui du maréchal Mortier avait souffert beaucoup; il resta en réserve pour se rétablir. L'Empereur ne perdit pas grand temps, il donna ses ordres pour que sa garde se mît en grande tenue et il se mit à sa tête pour traverser cette grande ville aux acclamations d'un peuple en joie de voir un si beau corps[46]. Nous passâmes sans nous arrêter; nous arrivâmes près des ponts, à une petite distance des faubourgs, dans des endroits boisés où ils se trouvent un peu masqués. Le grand pont en bois est superbe; nous nous disions: «Mais comment se fait il que les Autrichiens nous aient laissés passer sur un aussi beau pont sans le faire sauter?» Nos chefs nous dirent que c'était un tour de finesse du prince Murat, du maréchal Lannes et des officiers du génie.
Nous allâmes coucher dans des villages tout dévastés, par un temps terrible de neige. L'Empereur prit le devant, il se porta aux avant-postes pour visiter ses corps d'armée, et de là il se remit en route pour Brunn, en Moravie, où il établit son quartier général. Nous ne pouvions pas le rattraper; cette marche était des plus pénibles; nous avions quarante lieues à faire pour le rejoindre. Nous arrivâmes le troisième jour abîmés de fatigue. Cette ville est belle; nous eûmes le temps de nous reposer. Nous étions près d'Austerlitz; l'Empereur allait faire des courses tous les jours sur la ligne et revenait content. Nous le voyions joyeux; les prises de tabac faisaient leur jeu (c'était la preuve de sa joie) et, ses mains derrière son dos, il parlait à tout son monde. On donne l'ordre de nous porter en avant près des montagnes de Pratzen. Devant nous, une rivière à franchir, mais elle était si gelée qu'elle ne fit aucun obstacle.
Nous campons à gauche de la route des montagnes de Pratzen, avec les grenadiers d'Oudinot à droite, la cavalerie derrière nous. Le 1er décembre, à deux heures, Napoléon vient faire visite avec ses maréchaux, à notre front de bandière. Nous étions à manger du cotignac, nous en avions trouvé des pleins saloirs dans des villages, et nous faisons des tartines. L'Empereur se mit à rire: «Ah! dit-il, vous mangez des confitures! Ne bougez pas, il faut mettre des pierres neuves à vos fusils. Demain matin, nous en aurons besoin, tenez-vous prêts!»
Les grenadiers à cheval amenaient une douzaine de gros cochons; ils passèrent devant nous. Nous mîmes le sabre à la main, et tous les cochons furent pris. L'Empereur de rire, il fit la distribution: six pour nous, et les six autres pour les grenadiers à cheval. Les généraux se tirent une pinte de bon sang, et nous eûmes de quoi faire de bonnes grillades. Le soir, l'Empereur sortit de sa tente, monta à cheval pour visiter les avant-postes avec son escorte. C'était la brune, et les grenadiers à cheval portaient quatre torches allumées. Cela donna le signal d'un spectacle charmant: toute la garde prit des poignées de paille après leurs baraques et les allumèrent. On se les allumait les uns aux autres, une de chaque main, et tout le monde de crier: «Vive l'Empereur!» et de sauter. Ce fut le signal de tous les corps d'armée: je peux certifier deux cent mille torches allumées. La musique jouait et les tambours battaient au champ. Les Russes pouvaient voir de leurs hauteurs, à plus de cent pieds, sept corps d'armée, sept lignes de feux qui leur faisaient face.
Le lendemain, de bon matin, tous les musiciens eurent l'ordre d'être à leur poste sous peine d'être punis sévèrement.
Nous voici au 2 décembre; l'Empereur partit de grand matin pour visiter ses avant-postes et voir la position de l'armée russe: il revint sur un plateau au-dessus de celui où il avait passé la nuit; il nous fait mettre en bataille derrière lui avec les grenadiers d'Oudinot. Tous ses maréchaux étaient près de lui; il les fit partir à leur poste. L'armée montait ce mamelon pour redescendre dans les bas-fonds, franchir un ruisseau et arriver au pied de la montagne de Pratzen, où les Russes nous attendaient le plus tranquillement du monde. Lorsque les colonnes furent passées, l'Empereur nous fit suivre le mouvement. Nous étions vingt-cinq mille bonnets à poil, et des gaillards.
Nos bataillons montèrent cette côte l'arme au bras et, arrivés à distance, ils souhaitèrent le bonjour à la première ligne par des feux de bataillon, puis la baïonnette croisée sur la première ligne des Russes, en battant la charge. La musique se faisait entendre, sur l'air:
On va leur percer le flanc.
Les tambours répétaient:
Rantanplan, tirelire en plan!
On va leur percer le flanc,
Que nous allons rire!
Du premier choc, nos soldats enfoncèrent la première ligne, et nous, derrière les soldats, la seconde ligne. On perça le centre de leur armée et nous fûmes maîtres du plateau de Pratzen, mais notre aile droite souffrit beaucoup. Nous les voyions qui ne pouvaient monter cette montagne si rapide. Toute la garde de l'empereur de Russie était en masse sur cette hauteur. Mais on nous fit appuyer fortement à droite. Leur cavalerie s'avança sur un bataillon du 4e qui couvrit de ses débris le champ de bataille. L'Empereur l'aperçoit et dit au général Rapp de charger. Rapp s'élance avec les chasseurs à cheval et les mamelucks, délivre le bataillon, mais est ramené par la garde russe. Le maréchal Bessières part au galop avec les grenadiers à cheval qui prennent la revanche. Il y eut une mêlée pendant plusieurs minutes, tout était pêle-mêle, on ne savait qui serait maître, mais nos grenadiers furent vainqueurs et ils revinrent se placer derrière l'Empereur. Le général Rapp revint couvert de sang, amenant un prince avec lui. On nous avait fait avancer au pas de charge pour soutenir cette lutte; l'infanterie russe était derrière cette masse et nous croyions notre tour arrivé, mais ils battirent en retraite dans la vallée des étangs.
Ne pouvant pas passer sur la chaussée qui était encombrée, il leur fallut passer sur l'étang de gauche en face de nous, et l'Empereur, qui s'aperçut de leur embarras, fait descendre son artillerie et le 2e régiment de grenadiers. Nos canonniers se mettent en batterie. Voilà boulets et obus qui tombent sur la glace, elle cède sous cette masse de Russes qui se voient forcés de prendre un bain, le 2 décembre. Toutes les troupes tapaient des mains, et notre Napoléon se vengeait sur sa tabatière; c'était la défaite totale. La journée se termine à poursuivre et prendre des canons, des équipages et des prisonniers. Le soir, nous couchâmes sur la belle position que la garde russe occupait le matin, et l'Empereur donna tous ses soins à faire ramasser les blessés. Il y avait deux lieues de champ de bataille à parcourir pour les ramasser, et tous les corps fournirent du monde pour cette pénible corvée.
Le soir, nous allâmes chercher du bois et de la paille dans un village, sur le revers de cette montagne, qui fait face aux étangs. Il fallait descendre rapidement, on ne voyait pas pour se conduire. Mais nos maraudeurs trouvèrent des ruches, et, pour prendre le miel, ils mirent le feu à un hangar immense. L'incendie nous éclaira pour transporter tout ce dont nous avions le plus grand besoin pour passer une nuit glaciale, et pour remonter des sentiers tortueux. Ne trouvant pas de vivres, je m'emparai d'un grand tonneau en sapin. Je prends un lit de plume; je le fourre dans mon tonneau et le fais mettre sur mon dos par les camarades. Puis, je remontai la côte; ce malheureux tonneau roulait sur mon dos, mais j'eus le courage d'arriver à mon bivouac. Je déposai mon fardeau, et mon capitaine Renard vint de suite me prier de lui donner place dans mon tonneau. Je repars de suite au village et rapporte une charge de paille, que je mets dans mon tonneau, puis je mets le lit de plume. Nous nous fourrons la tête dans le fond, et les pieds près du feu. Jamais on n'a passé une nuit plus heureuse. Mon capitaine disait: «Je me rappellerai toute ma vie de vous.»
Le lendemain, nous partîmes pour Austerlitz, pauvre village couvert en paille, avec un vieux château, mais nous trouvâmes six cents moutons dans les écuries de ce manoir, et la distribution en fut faite à la garde. L'empereur d'Autriche vint là trouver Napoléon. Après que les deux empereurs se furent entendus, nous partîmes pour Vienne à journées raisonnables, et nous arrivâmes à Schoenbrunn, dans ce beau palais où on nous laissa reposer jusqu'au règlement des affaires. La garde eut l'ordre de rentrer en France par étapes à petites journées. Quelle joie pour nous! et bien nourris! mais l'armée ne rentrait pas, il fallait que la paix fût signée, et nos troupes eurent le temps de se refaire. Les étapes n'étaient plus de vingt lieues; c'était bien commode pour nous de trouver la nourriture prête en arrivant. Nous fûmes bien reçus en Bavière et nous repassâmes le Rhin avec des transports de joie en revoyant notre patrie.
Nous fûmes reçus à Strasbourg et fêtés de ce bon peuple; je fus droit à mon logement, où j'avais laissé mes effets en passant. Je trouvai tout dans un état parfait. Ces braves gens me tâtaient et me disaient: «Vous n'êtes pas blessé?» Leur demoiselle disait: «Nous avons prié pour vous; tout votre linge est bien blanc et vos boucles d'argent sont brillantes; je les ai fait nettoyer par l'orfèvre.—Eh bien! ma jeune demoiselle, je vous rapporte de Vienne un joli châle que je vous prie d'accepter.»
Elle devint rouge devant sa mère; le père et la mère étaient ivres de joie. Je leur dis: «Si j'étais mort, c'était pour votre demoiselle.» Il me prit par la main: «Allons au café, me dit-il; la garde fait séjour, vous aurez le temps de vous reposer.»
Ce beau châle me venait du château impérial où j'avais été en sauvegarde. La dame me demanda si j'étais marié; je lui dis: «Oui, Madame.—Je vous ferai un cadeau pour votre épouse, pour votre conduite avec mon mari.»
Nous nous dirigeâmes sur la belle ville de Nancy, et de Nancy à Épernay. On détacha le premier bataillon au bourg d'Ay, à une lieue d'Épernay: c'est là qu'on récolte le vin mousseux, cette ville est très riche par le produit de ses vins; il y avait quinze ans qu'ils n'avaient logé de troupes. Il n'est pas possible d'être mieux reçu que nous; ils ne voulurent pas que la garde dépense rien; ils se chargèrent de tout défrayer: «Vous ne boirez pas de vin mousseux, dirent-ils, mais ce soir nous verrons. Soyez tranquilles, vous serez régalés.» Le soir, après dîner, le vin mousseux arrive, et les propriétaires furent obligés de mener leurs soldats coucher, en les conduisant par-dessous les bras; ils n'avaient plus de jambes. Le lendemain, tous les propriétaires nous firent la conduite avec leurs domestiques qui portaient des paniers de vin, et nos officiers furent obligés de prier ces braves gens de s'en aller. Nos ivrognes tombaient dans les fossés; c'était un désordre; il fallut trois heures de repos dans la plaine, à deux lieues d'Épernay, pour donner le temps de rejoindre, et les propriétaires d'Ay furent obligés de ramasser et de ramener nos traînards. Nous ne fûmes réunis que le lendemain, mais personne ne fut puni.
Nous arrivâmes à Meaux, en Brie, où nous fûmes bien reçus. J'étais seul; je vais présenter mon billet de logement dans la rue Basse, qui va à Paris. Je fais lire mon billet, comme je ne savais pas lire. Un gros monsieur me dit: «Cette dame est riche, mais elle va vous mener à l'auberge. Tenez! allez à cette boutique de serrurier.» Je me présente chez ce serrurier et lui montre mon billet: «Mon brave, dit-il, ma propriétaire va vous mener à l'auberge.—Soyez tranquille! j'espère convenir à cette dame. Vous viendrez me voir dans une heure.—Mais vous n'y serez plus.—Vous verrez cela sans bruit.»
Je monte au premier: «Madame, je vous salue, voilà votre billet.—Mais, Monsieur, je ne loge pas.—Je le sais, Madame, mais je suis bien fatigué, je vais me reposer un peu. Si Madame voulait avoir la bonté d'aller me chercher une bouteille de vin, voilà quinze sous, et je partirai après.»
Elle va avec mes quinze sous me chercher une bouteille et, aussitôt sortie, je mets habit bas et mon mouchoir autour de ma tête; je me fourre dans son lit, et me mets à trembler de toutes mes forces. Voilà madame qui arrive; me voyant dans son lit, elle fit un cri, elle fut chercher ses locataires qui avaient le mot. Ils lui dirent: «Il faut lui faire chauffer du vin bien sucré et lui mettre le pot-au-feu pour lui faire du bon bouillon, le bien couvrir; c'est un fort frisson.»
Les malins se régalèrent aux dépens de l'avare. Le soir, on vient me visiter, et la dame passa la nuit dans son fauteuil. Le lendemain, madame me remit les quinze sous et l'on me fit la conduite; les voisins furent enchantés de la farce que j'avais jouée. Nous arrivâmes à Claye et de Claye à la porte Saint-Denis, où le peuple de Paris nous attendait; on nous avait fait dresser un arc de triomphe. Nous trouvâmes, aux Champs-Élysées, des tentes et des tables servies de viandes froides, avec des vins cachetés, mais le malheur voulut que la pluie tombât tellement fort que les plats se remplissaient d'eau. Nous ne pûmes manger, on faisait sauter les cous de bouteilles avec les bouchons et ou buvait debout. C'était pitié de nous voir, tous trempés comme des canards.
Nous partîmes pour Courbevoie trois bataillons; un resta pour faire le service. L'Empereur nous donna du repos, et nous fûmes habillés tout à neuf. Nous passâmes de belles revues, et la bonne ville de Paris nous servit un dîner magnifique sous les galeries de la place Royale; rien n'y manquait. Le soir, comédie gratis à la porte Saint-Martin, on nous donna pour représentation le Passage du mont Saint-Bernard, et nous vîmes les bons moines qui descendaient de cette montagne avec leurs gros chiens qui les suivaient. En voyant ces bons capucins et leurs chiens, je me croyais encore à traîner ma pièce de canon. J'en tapais des pieds et des mains. Mes camarades me disaient: «Vous êtes donc fou.» Je répondais: «Mais je les ai vus au mont Saint-Bernard, ces beaux chiens, et voilà les mêmes capucins.»
L'appel ne se fit qu'à deux heures du matin, personne ne fut puni et toutes les petites escapades furent pardonnées.
CINQUIÈME CAHIER.
CAMPAGNES DE PRUSSE ET DE POLOGNE.—ENTREVUE DE TILSIT.—ON ME FAIT CAPORAL.—CAMPAGNES D'ESPAGNE ET D'AUTRICHE.—JE SUIS NOMMÉ SERGENT.
Les princes alliés venaient faire leur cour à Napoléon, et il les régalait de belles revues. Nous montions la garde chez ces princes qui nous donnaient tous, plus ou moins. Pour les grands fonctionnaires, c'est Mgr Cambacérès qui était le moins généreux; jamais plus d'une demi-bouteille au factionnaire qui était à l'entrée. Aussi, nous faisions la grimace lorsque notre tour tombait chez lui.
Nous étions surchargés de service: huit heures de faction et deux heures de patrouille, qui font dix heures par nuit; de planton pendant vingt quatre heures, sans se déshabiller; il fallait descendre au premier coup de rappel et répondre: présent. Tous les jours la garde descendante avait vingt-quatre heures de planton à faire. Puis, c'étaient de grandes manoeuvres qui nous tenaient toute la journée dans la plaine des Sablons et aux Tuileries.
L'Empereur fit venir beaucoup d'artillerie, des fourgons, des caissons, il les fit ouvrir pour s'assurer si rien n'y manquait. Il montait sur les roues pour voir si rien n'était oublié, surtout la pharmacie, les pelles et pioches; il faisait l'inspection sévère, M. Larrey présent pour la pharmacie, et les chefs du génie pour les pelles et pioches; il les menait durement si tout n'était pas complet. C'était l'homme le plus dur et le meilleur; tous tremblaient et tous le chérissaient. L'ordre fut donné de passer la revue de linge et chaussures, et l'inspection des armes pour faire campagne. L'Empereur nous passa en revue, et nous eûmes l'ordre de nous tenir prêts à partir. Nos officiers nous disaient que nous partions pour un congrès, que l'empereur de Russie et le roi de Prusse s'y trouveraient réunis. Mais arrivés sur les frontières de Prusse, on nous lit à l'ordre que la guerre était déclarée avec la Prusse et la Russie.
Nous partîmes dans les premiers jours de septembre 1806 pour nous diriger sur Wurtzbourg où l'Empereur nous attendait. Cette ville est belle, elle a un château magnifique; il y eut grande réception des princes par Napoléon. De là, les corps d'armée furent dirigés sur Iéna, à marches forcées; nous y arrivâmes le 13 octobre, à dix heures du soir. Nous traversâmes cette ville sans la voir; pas une seule lumière ne nous éclairait; tout le monde était parti. Silence absolu. Arrivés contre la ville, au pied d'une montagne raide comme le toit d'une maison, il fallut grimper et nous mettre en bataille de suite sur le plateau. Sur le bord de ce précipice, il fallait nous placer à tâtons; personne ne se voyait. Il fallait faire le plus grand silence; l'ennemi était près de nous. On nous fit mettre de suite en carré, l'Empereur au milieu de la garde. Notre artillerie arrivait au pied de cette terrible montagne, et, ne pouvant pas la franchir, il fallut élargir le chemin et couper les roches. L'Empereur était là qui faisait travailler le génie, il ne quitta que lorsque le chemin fut terminé et que la première pièce de canon passa devant lui attelée de douze chevaux, sans parler ni faire le moindre bruit.
On montait quatre pièces par voyage, et on les mettait de suite en batterie devant notre front de bandière. Puis, on retournait avec les mêmes chevaux au pied de cette montagne pour les atteler à d'autres. Une partie de la nuit fut employée à ce pénible travail, et l'ennemi ne s'en aperçut pas.
L'Empereur se plaça au milieu de son carré, et nous permit de faire deux à trois feux par compagnie. (Nous étions deux cent vingt par compagnie.) Il nous fut permis de partir pour aller chercher des vivres (à vingt par compagnie). Le voyage n'était pas long; nous pouvions jeter une pierre du haut dans la ville. Toutes les maisons étaient désertes; ces pauvres habitants avaient tout abandonné. Nous trouvâmes tout ce dont nous avions besoin: surtout du vin, du sucre. Il y avait des officiers pour maintenir l'ordre, et dans trois quarts d'heure nous étions en route pour remonter chargés de vin, sucre, chaudières, et des vivres de toutes espèces. Nous avions des bougies pour nous éclairer pour descendre dans les caves, et nous trouvâmes dans les gros hôtels beaucoup de vin cacheté. On fit porter du bois, et les feux s'allumèrent, avec le vin et le sucre dans les chaudières. Nous bûmes à la santé du roi de Prusse toute la nuit, et tout le vin cacheté fut partagé. Il y en avait en profusion; chaque grenadier avait trois bouteilles: deux dans le bonnet à poil et une dans sa poche. Toute la nuit, on eut le vin chaud; nous en portâmes à nos braves canonniers qui étaient morts de fatigue et ils nous remercièrent. Leurs officiers furent invités à venir prendre le vin chaud avec les nôtres, nos moustaches furent bien arrosées, mais défense de faire du bruit. Quelle punition peur nous de ne pouvoir parler, ni chanter! Tout le monde avait de l'esprit dans la tête.
L'Empereur nous voyait si sages que cela le rendait joyeux; avant le jour, il était à cheval pour visiter son monde. L'obscurité était si profonde qu'il fut obligé de se faire éclairer pour se conduire, et les Prussiens voyant des lumières qui se promenaient le long de leur ligne, firent feu sur Napoléon, mais il continua sa course, rentra à son quartier général, et fit prendre les armes.
Le petit jour ne paraissait pas encore que les Prussiens nous souhaitèrent le bonjour (le quatorze octobre) par des coups de canon qui passèrent par-dessus nos têtes, et un vieux soldat d'Égypte dit: «Les Prussiens sont enrhumés; les voilà qui toussent. Il faut leur porter du vin sucré.»
Toute l'armée se porta en avant sans y voir d'un pas, il fallait tâter comme des aveugles, nous heurtant les uns contre les autres. Au bruit du mouvement qui s'entendait devant nous, on reconnut qu'il fallait faire halte et commencer l'attaque. Notre brave maréchal Lannes se fit entendre à notre gauche; ce fut le signal pour toute la ligne, on ne se voyait qu'à la lumière de la fusillade. L'Empereur nous fit avancer rapidement contre leur centre. Il fut obligé de nous dire de nous modérer et de nous arrêter (leur ligne était percée comme celle des Russes à Austerlitz). Le maudit brouillard nous gênait, mais nos colonnes avançaient toujours et nous avions du terrain pour nous reconnaître. Sur les dix heures, le soleil vient nous éclairer sur un beau plateau. Là, nous pûmes nous voir en face.
Nous aperçûmes à notre droite un beau carrosse et des chevaux blancs, on nous dit que c'était la reine de Prusse qui se sauvait. Napoléon nous fit arrêter pendant une heure, et nous entendîmes sur notre gauche une fusillade épouvantable. L'Empereur envoie de suite un officier pour savoir ce qui se passait, il était en colère, il prenait des prises de tabac et il piétinait devant nous. L'officier arrive et lui dit: «Sire, c'est le maréchal Ney qui est aux prises avec ses grenadiers et ses voltigeurs contre une masse de cavalerie.»
Il fit partir de suite sa cavalerie, et tout le monde marcha en avant; Lannes et Ney furent maîtres de la gauche; l'Empereur s'y porta et il ne grogna plus.
Le prince Murat arrive avec ses dragons et ses cuirassiers; ses chevaux tendaient la langue. On ramena une division entière de Saxons, c'était pitié à voir, car le sang ruisselait sur la moitié de ces malheureux. L'Empereur les passa en revue, et nous leur donnâmes tout notre vin, surtout aux blessés, ainsi qu'à nos braves cuirassiers et dragons. Nous avions bien encore mille bouteilles de vin cacheté, et nous leur sauvâmes la vie. L'Empereur leur donna le choix de rester avec nous ou d'être prisonniers, disant qu'il ne faisait pas la guerre à leur souverain.
L'Empereur, après la bataille gagnée, nous laissa à Iéna; il partit pour voir les corps de Davoust et Bernadotte. Sur notre droite, on entendait le canon de très loin, et l'Empereur envoya l'ordre de nous tenir prêts à partir. Nous passâmes la nuit dans cette malheureuse ville déserte. L'Empereur revint, on ramassa les blessés et nous les emmenâmes sur Weimar, une belle ville. Nous eûmes une affaire sérieuse à l'attaque de Hassenhausen contre beaucoup de cavalerie, mais le prince Murat en fit son affaire. Nous marchâmes sur Erfurt, sans pouvoir rattraper les corps d'armée de Davoust et Bernadotte qui ramassèrent tous les bagages des Prussiens et des canons. Nous perdîmes beaucoup de monde.
Le 25, nous arrivâmes à Potsdam; nous eûmes séjour le 26 et le 27 à Charlottembourg, beau palais du roi de Prusse qui fait face à Berlin. Cet endroit est boisé jusqu'à la porte d'entrée de cette belle capitale; on ne peut rien voir de plus joli. Cette porte est surmontée d'un beau char de triomphe et les rues sont tirées au cordeau. De la porte de Charlottembourg pour arriver au palais, il y a une allée au milieu et des bancs pour les curieux.
L'Empereur fit son entrée, le 28, à la tête de 20,000 grenadiers et de nos cuirassiers, et de toute notre belle garde à pied et à cheval. On peut dire que la tenue était aussi belle qu'aux Tuileries; l'Empereur était fier dans son modeste costume, avec son petit chapeau et sa cocarde d'un sou. Son état-major avait le grand uniforme, et c'était curieux pour des étrangers de voir le plus mal habillé maître d'une si belle armée.
Le peuple était aux croisées comme les Parisiens, le jour de notre arrivée d'Austerlitz. C'était magnifique de voir un si beau peuple se porter en foule sur notre passage et nous suivre.
On nous forma en bataille devant le palais qui est isolé devant et derrière par de belles places et un beau carré d'arbres où le grand Frédéric est sur un piédestal avec ses petites guêtres.
Nous fûmes logés chez les habitants et nourris à leurs frais, avec une bouteille de vin par jour. C'était terrible pour les bourgeois, car le vin valait trois francs la bouteille. Ils nous prièrent, ne pouvant pas se procurer de vin, de prendre de la bière en cruchon. À l'appel, tous les grenadiers en parlèrent à nos officiers, qui nous dirent de ne pas les contraindre à donner du vin, que la bière était excellente. Nous portâmes la consolation dans toute la ville, et la bière en cruchon ne fut pas épargnée (il n'est pas possible d'en boire de meilleure). La paix et la bonne harmonie régnaient partout: il n'était pas possible d'être mieux, et tous les bourgeois venaient avec leurs domestiques nous apporter notre repas, et bien servi. La discipline était sévère; le comte Hulin était gouverneur de Berlin: le service était rigoureux.
L'Empereur passa la revue de sa garde devant le palais, du côté de la statue du grand Frédéric, auprès de beaux tilleuls; derrière la statue sont trois rangées de bornes de cinq pieds de haut, avec barres de fer enclavées. Nous étions en bataille devant le palais; l'Empereur arrive, fait porter les armes, croiser la baïonnette (notre colonel répétait le commandement). Il commande: Demi-tour! (le colonel répète) puis: «En avant, pas accéléré, marche!» Et nous voilà arrêtés contre les bornes de cinq pieds de haut.
L'Empereur, nous voyant arrêtés, dit: «Pourquoi ne marches-tu pas?» Le colonel répond: «On ne peut passer.—Comment t'appelles-tu?—Frédéric.»
L'Empereur avec un ton sévère, lui dit: «Pauvre Frédéric! Commande: En avant!»
Et nous voilà sautant par-dessus les bornes et les barres de fer; il fallait nous voir escalader. Le corps du maréchal Davoust fit son entrée dans Berlin le premier et marcha sur la frontière de Pologne. Nous apprîmes avant de partir de Berlin que Magdebourg s'était rendu. L'Empereur régla ses comptes avec les autorités de Berlin, et nous partîmes pour rejoindre les corps qui se portaient sur la Pologne. Arrivés à Posen, nous fîmes séjour. Nos corps marchaient sans relâche sur Varsovie. Les Russes eurent la bonté de nous céder ces deux belles villes, mais ils ne furent pas généreux pour les vivres; ils emportèrent tout de l'autre côté et ravagèrent tout le pays, ne laissant que ce qu'ils ne purent emporter; ils firent sauter tous les ponts, emmenèrent tous les bateaux. L'Empereur montra du mécontentement. Déjà, à Posen, je l'avais vu monter à cheval si en colère qu'il sauta par-dessus son cheval de l'autre côté, et donna un coup de cravache à son écuyer.
On nous fit mettre en position avant d'arriver à Varsovie. Nous aperçûmes les Russes de l'autre côté d'une rivière, sur une hauteur commandant la route. On rassembla 1,500 nageurs, on les fit passer à la nage avec leurs cartouches et leurs fusils sur leurs têtes; à minuit, ils tombèrent sur les Russes endormis autour de leurs feux. On s'empara de la position et nous fûmes maîtres de la droite du fleuve; mais les barques nous manquaient. Le maréchal Ney qui avait fait des prodiges sur Thorn, nous envoya des barques pour faire des ponts. L'Empereur fut au comble de sa joie, et dit: «Cet homme est un lion.»
L'Empereur fit son entrée la nuit dans Varsovie; les grenadiers d'Oudinot et nous arrivâmes de jour; ce bon peuple vint au-devant de nous pour voir cette belle colonne de grenadiers. Ils s'efforcèrent de bien nous recevoir. Les Russes leur avaient tout emporté. Il fallut acheter des grains et des boeufs pour nourrir l'armée, et les juifs firent de bonnes affaires avec Napoléon. Il nous arriva des vivres de tous côtés; on fit faire du biscuit. On peut dire que les juifs sauvèrent l'armée tout en faisant leur fortune.
Lorsque l'Empereur fut en mesure pour recommencer la campagne et que ses troupes furent pourvues de vivres, il passa de grandes revues; la dernière eut lieu par un froid des plus rigoureux. Il arrive pendant la revue un bel équipage; un petit homme descend de voiture, et se présente à l'Empereur devant la garde. Il avait cent dix-sept ans, et il marchait comme à soixante. L'Empereur voulut lui donner le bras. «Je vous remercie, Sire», dit-il. C'était, à ce qu'il paraît, le doyen de la Pologne[47].
Les gelées étant arrivées au point où on le désirait, on fit faire la distribution de biscuits pour quatorze jours. J'achetai du jambon pour vingt francs, et je n'en avais pas une livre; personne ne pouvait rien avoir pour de l'argent.
Nous entrâmes par un temps des plus rigoureux, en décembre, dans un pays tout désert, couvert de bois, avec des routes de sable. On ne trouva personne dans ces malheureux villages; les Russes nous faisaient place et nous trouvions leurs bivouacs déserts. On nous fit marcher la nuit, et nous arrivâmes près d'un château à minuit. Ne sachant pas où nous étions, nous posâmes nos sacs sous des noisetiers dans un bivouac abandonné par les Russes. En posant mon sac, je sens une petite hauteur, je tâte dans la paille. Dieu, quelle joie pour moi! deux pains de munition de trois livres chacun. Je me mets à genoux devant mon sac, je l'ouvre, je prends un de mes pains, et le place dans mon sac. Pour l'autre, je le partage en morceaux. Il faisait si nuit que personne ne me vit. «Que faites-vous?» dit mon capitaine Renard.
Lui prenant la main, et y mettant un morceau de pain, je lui dis:
«Silence! gardez mon sac et mangez… Je vais chercher du bois.»
Je partis avec quatre hommes de mon ordinaire, et nous trouvâmes une pièce de canon braquée devant le château. Nous démontâmes la pièce et nous apportâmes les roues et les affûts. Arrivés près de notre capitaine avec ces morceaux monstrueux, nous fîmes un feu pour toute la nuit. Quelle bonne nuit! Nous fûmes nous cacher, nous deux mon capitaine, pour nous régaler de ce bon pain. Je lui dis: «J'en ai un dans mon sac, vous aurez votre part demain soir.»
Le lendemain, nous partîmes pour prendre à droite dans des sables et des bois, et voilà un temps affreux, neige, pluie et dégel. Voilà le sable qui plie sous nos pieds, et l'eau qui surnage sur le sable mouvant. Nous enfoncions jusqu'aux genoux. Il fallait prendre des cordes pour attacher nos souliers sur le cou-de-pied, et quand nous arrachions nos jambes de ce sable mouvant, les cordes cassaient et les souliers restaient dans la boue détrempée. Parfois, il fallait prendre la jambe de derrière pour l'arracher comme une carotte, et la porter en avant, puis aller rechercher l'autre avec ses deux mains et la rejeter aussi en avant, avec nos fusils en bandoulière pour pouvoir nous servir de nos mains. Et toujours la même manoeuvre pendant deux jours.
Le découragement commençait à se faire sentir dans les rangs des vieux soldats; il y en eut qui se suicidèrent dans le transport des souffrances. Nous en perdîmes bien soixante dans le trajet de deux jours pour arriver à Pultusk, un mauvais village couvert en paille. La chaumière que l'Empereur habitait ne valait pas mille francs. C'était là le but de notre misère, il ne fut pas possible d'aller plus loin.
Nous campâmes sur le front de ce pauvre village que l'on nomme Pultusk. Pour établir notre bivouac, nous fûmes chercher de la paille pour mettre sous nos pieds. N'en trouvant pas, nous prîmes des gerbes de blé pour pouvoir nous maintenir sur terre, et les granges furent pillées. Je fis plusieurs voyages, je rapportais une auge que les grenadiers à cheval n'avaient pu enlever; ils me la chargèrent sur le dos, et j'arrive à mon bivouac en faisant trembler mes camarades qui étaient des colosses auprès de moi. Mais Dieu m'avait donné des jambes fines comme celles d'un cheval arabe. Je retourne encore au village, je rapporte un petit pot, deux oeufs et du bois; j'étais mort de fatigue.
Non! jamais l'homme ne pourra peindre cette misère, toute notre artillerie était embourbée; les pièces labouraient la terre; la voiture de l'Empereur, avec lui dedans, ne put s'en tirer. Il fallut lui mener un cheval près de sa portière pour le sortir de ce mauvais pas pour se rendre à Pultusk, et c'est là qu'il vit la désolation dans les rangs de ses vieux soldats qui se faisaient sauter la cervelle. C'est là qu'il nous traita de grognards, nom qui est resté et qui nous fait honneur aujourd'hui.
Je reviens à mes deux oeufs, je les mis dans mon petit pot devant le feu. Le colonel Frédéric qui nous commandait vint vers mon feu, car c'est moi qui, le plus courageux dans l'adversité, avais le premier fait un feu de maître. Voyant un aussi bon feu, il vint à notre bivouac, et voyant un petit pot devant, il dit: «Il va bien, le pot-au-feu?—Oui, colonel, c'est deux oeufs que j'ai trouvés.—Ah bien, dit-il, puis-je compter sur un?—Oui, colonel.—Eh bien! je reste près de votre feu.»
Je fus chercher deux gerbes de blé pour le faire asseoir, et je lui mets ses deux gerbes. Puis je vais prendre mes deux oeufs et lui en donne un. En le prenant, il me donne un napoléon, et me dit: «Si vous ne prenez pas ces vingt francs, je ne mangerai pas votre oeuf; il vaut cela aujourd'hui.»
Je fus contraint de prendre les vingt francs pour un oeuf.
Les grenadiers à cheval occupaient le village de Pultusk; ils découvrirent un énorme cochon et le poursuivirent dans notre camp. Comme il passait devant notre bivouac, je me lance après cette bonne proie, le sabre à la main. Le colonel Frédéric qui parlait gras, me criait: «Coupe-lui le jarret.» Je me lance, le joins et lui coupe les deux jarrets, puis, je lui passe mon sabre au travers du cou. Le colonel arrive avec les grenadiers, et il fut décidé que, l'ayant arrêté, il m'en appartenait un quartier et les deux rognons. Je fus chercher de suite du sel chez l'Empereur, je trouvai mon lieutenant de service, je lui demandai du sel et un pot de la part du colonel, ajoutant que j'avais arrêté un gros cochon que les grenadiers à cheval poursuivaient. «C'est, me dit-il, le cochon de la maison. L'Empereur est furieux, on a enlevé son pot-au-feu. Heureusement, ses cantines viennent d'arriver et il a fini par en rire, mais il avait le ventre serré comme les autres.—Mon lieutenant, je vous apporterai une grillade dans une heure.—C'est bien, mon brave, allez vite la faire cuire!»
Arrivé, je trouve le colonel qui m'attendait: «Voilà du sel et une grande marmite.—Nous sommes sauvés, dit-il.—Mais, colonel, c'est le cochon de la maison de l'Empereur, et on lui a pris son pot-au-feu.—Ça n'est pas possible.—C'est la vérité.»
Les grenadiers et les chasseurs à cheval partirent à la maraude pour tâcher d'avoir des vivres pour demain; ils arrivèrent le soir avec des pommes de terre et l'on fut à la distribution. Faite par ordinaire, elle donna vingt pommes pour dix-huit hommes. C'était pitié, pour chacun une pomme de terre. Le colonel et mon petit capitaine Renard furent bien chauffés, et mangèrent chacun un rognon; tout fut partagé en famille. Le colonel me prit à l'écart et me demanda si je savais lire et écrire: «Non, lui répondis-je.—Que c'est fâcheux! je vous aurais fait passer caporal.—Je vous remercie.»
L'Empereur fit appeler le comte Dorsenne et lui dit: «Tu vas partir avec ma garde à pied et rentrer à Varsovie, voilà la carte. Il ne faut pas suivre la même route, tu perdrais mes vieux grognards. Tu me feras ton rapport des manquants. Vois ta route pour rentrer à Varsovie.»
Nous partîmes le lendemain par des chemins de traverse, toujours d'un bois à l'autre. Nous arrivâmes à trois lieues de Varsovie dans un état de misère la plus complète, les yeux caves et les joues enfoncées, la barbe pas faite. Nous ressemblions à des cadavres sortant du tombeau. Le général Dorsenne nous fit former le cercle autour de lui et nous fit des reproches sévères, disant que l'Empereur était mécontent de ne pas voir plus de courage dans l'adversité, qu'il avait tout supporté comme nous: «Aussi, dit-il, il vous traite de grognards.» Nous criâmes: «Vive le Général!»
Les habitants de Varsovie nous reçurent à bras ouverts le 1er janvier 1807; le peuple ne savait que nous faire, et l'Empereur nous laissa reposer dans cette belle ville. Mais cette petite campagne de quatorze jours nous avait vieillis de dix ans.
Après avoir passé quelque temps à Varsovie, on nous fit partir en avant, dans de mauvais villages. Les habitants avaient tout emporté, et emmené leurs bestiaux dans des forêts très éloignées de leurs villages. Comme la faim met le loup hors du bois, étant réduits à la dernière misère, nous partîmes douze hommes bien armés pour fouiller la forêt à une lieue de notre village, par des neiges d'un pied de haut. Arrivés là, nous trouvâmes les pas d'un homme, nous les suivîmes, et nous arrivâmes dans un camp de paysans sur le revers d'une montagne. Tous leurs animaux étaient attachés, et les marmites au feu; ils furent saisis et n'osèrent faire feu sur nous. Il y avait des chevaux, des vaches, des moutons: tout fut détaché, et nous prîmes de la farine et du pain en très petite quantité. Nous arrivâmes à notre village avec 208 bêtes, et le partage se fit moitié pour nous, moitié pour les paysans. On leur laissa tous leurs chevaux, moins quatre pour faire la correspondance d'un village à l'autre, et quatre paysans pour nous servir de guides. Ce furent les conditions du partage, et les malheureux repartirent avec leur part. Nous fîmes du pain de suite, il y avait si longtemps que nous en avions mangé qu'aussitôt sorti du four, mes camarades le mangèrent au point d'en être victimes; deux étouffèrent; nous ne pûmes les sauver. Nous trouvâmes dans notre maison des pommes de terre sous le carrelage d'une chambre, à six pieds de profondeur; cela nous sauva la vie.
Nous n'avons pas à nous louer des Polonais, ils avaient tout enfoui; tous leurs villages étaient déserts; ils auraient laissé périr un soldat à leur porte sans le secourir. Les Allemands ne quittaient jamais leurs maisons, c'est l'humanité en personne. J'ai vu un maître de poste tué dans sa maison par un Français, et sa maison servir d'ambulance, le maître était sur le lit de mort, tandis que sa fille et sa femme cherchaient du linge pour panser nos blessés. Elles disaient: «C'est la volonté de Dieu.» Ce trait est sublime.
Dans les derniers jours de janvier, nous reçûmes l'ordre de nous tenir prêts à partir. Les Russes avaient fait un mouvement sur Varsovie. Quelle joie pour des affamés! on va donc nous sortir de la misère. Le général Dorsenne reçut l'ordre de faire lever les cantonnements et de partir le 30 janvier. L'Empereur était parti le même jour pour se porter en avant; nous ne le joignîmes que le 2 février, il s'en alla de suite; le 3, nous partîmes pour le rattraper. On nous dit que nous marchions sur Eylau et que les Russes gagnaient la ville de Koenigsberg pour s'embarquer, mais ils nous attendaient dans une position en avant d'Eylau qui nous coûta cher. Les bois et les hauteurs furent emportés, et on les serrait de près; ils prirent la route qui conduit à Eylau à droite sur des mamelons, là, ils se battirent en déterminés. Ils perdirent enfin leurs positions; le prince Murat et le maréchal Ney les poursuivirent dans Eylau pêle-mêle dans les rues. La ville fut occupée par nos troupes malgré les efforts faits pour la reprendre. Le 7 février, l'Empereur nous fit camper sur une hauteur en face d'Eylau; il nous fit faire son feu. Nous portâmes du bois, des bottes de paille, et il nous demanda une pomme de terre par ordinaire; nous lui en portâmes une vingtaine. Il s'assit au milieu de ses vieux grognards sur une botte de paille, un bâton à la main. Nous le voyions retourner ses pommes de terre, en faire le partage à ses aides de camp.
Le 8 février, les Russes nous souhaitèrent le bonjour de grand matin par des bordées de canon. Tout le monde sur pied; l'Empereur, à cheval, nous fit porter en avant sur le lac avec toute notre artillerie et toute la cavalerie de sa garde. La foudre venait nous trouver sur ce lac gelé; ils avaient vingt-deux pièces de siège amenées de Koenigsberg qui nous foudroyaient; les obus traversaient les maisons et faisaient des ravages épouvantables dans nos rangs. Il n'est pas possible de souffrir davantage que d'attendre la mort sans pouvoir se défendre. Un beau trait de notre fourrier, un boulet lui emporte la jambe; il coupe un peu de chair qui restait, et nous dit: «J'ai trois paires de bottes à Courbevoie, j'en ai pour longtemps.» Il prit deux fusils pour se servir de béquilles, et fut à l'ambulance tout seul. À force de perdre du monde, l'Empereur nous fit porter en avant sur la hauteur, notre gauche appuyée à l'église, et lui présent avec son état-major près de cette église et observant l'ennemi. Il eut la témérité de se porter près du séminaire où il se passait un carnage horrible et répété. Ce cimetière fut le tombeau d'une quantité considérable de Français et de Russes. Nous fûmes les maîtres de cette position. Mais, à droite en face de nous, le 14e de ligne fut taillé en pièces, les Russes pénétrèrent dans leur carré et ce fut un carnage horrible. Le 43e de ligne perdit la moitié de son monde. Un boulet vint couper le bâton de notre aigle entre les jambes du sergent-major, et fit un trou à sa redingote par devant et par derrière; heureusement il ne fut pas blessé.
Nous criâmes: «En avant! Vive l'Empereur!» Comme il était dans le péril aussi, il se décida à faire partir le 2e régiment de grenadiers et les chasseurs commandés par le général Dorsenne. Les cuirassiers avaient enfoncé des carrés et fait un carnage épouvantable; nos grenadiers tombèrent à la baïonnette sur la garde russe sans tirer un seul coup de fusil, et en même temps l'Empereur fit charger deux escadrons de grenadiers à cheval et deux de chasseurs. Ils se portèrent si rapidement en avant que les grenadiers traversèrent toutes leurs lignes et firent le tour de l'armée russe; ils revinrent couverts de sang et perdirent quelques hommes démontés et faits prisonniers; ils eurent pour prison Koenigsberg, et le lendemain l'Empereur leur envoya cinquante napoléons.
Lorsque ces charges eurent repoussé les Russes et rabattu leur fureur, ils ne furent plus tentés de recommencer. Il était temps. Nos troupes étaient à bout, les rangs se dégarnissaient à vue d'oeil; sans la garde, notre bonne infanterie aurait succombé. Nous ne perdîmes pas le champ de bataille, mais nous ne le gagnâmes pas.
Le soir, l'Empereur nous ramena à notre position de la veille; il fut enchanté de sa garde, et dit au général: «Dorsenne, tu n'as pas plaisanté avec mes grognards, je suis content de toi.» La faim et le froid nous firent passer une mauvaise nuit.
Le champ de bataille était couvert de morts et de blessés; ce n'était qu'un cri. On ne peut se faire une idée de cette journée. Le lendemain fut consacré à faire des fosses pour enterrer les victimes et porter les blessés à l'ambulance. Sur le midi, il arrive des tonneaux d'eau-de-vie que des juifs amenaient de Varsovie, escortés par une compagnie de grenadiers. L'ordre fut établi pour que chacun puisse en avoir à son tour; on mit un tonneau debout et défoncé. Deux grenadiers tenaient le sac, quatre à la fois laissaient tomber chacun six francs, et puisaient avec un verre réglé dans le tonneau. Et défense de recommencer; puis venaient quatre autres, ainsi de suite: ces quatre tonneaux sauvèrent l'armée, et les juifs firent fortune. Ils furent escortés jusqu'à Varsovie par une compagnie de grenadiers, à trois francs par jour.
Une trêve fut convenue; il n'était pas possible de continuer; l'armée avait trop souffert. L'Empereur nous fit prendre nos cantonnements, mais avant de partir, on évacua les blessés et malades dans des traîneaux, ainsi que les pièces de canon prises à l'ennemi et les prisonniers. Le 17 février, nous partîmes pour Thorn et Marienbourg où nous trouvâmes de meilleurs cantonnements. Il était temps, car nous n'avions pas changé de linge depuis un mois. Nous vînmes dans un grand village désert nommé Osterode, c'était tout à fait misère, mais nous trouvâmes des pommes de terre. L'Empereur était logé dans une grange; on finit par lui trouver un logement plus convenable et toujours au milieu de nous, il vivait souvent de ce que donnaient ses soldats. Les pauvres officiers, sans les soldats, ils seraient morts de faim. Les habitants avaient tout enfoui dans les forêts et dans leurs maisons. À force de chercher, nous finîmes par découvrir leurs cachettes. En sondant avec nos baguettes de fusil, nous découvrîmes des vivres de toute espèce, du riz, du lard, du blé, de la farine, des jambons; on faisait de suite la déclaration à nos chefs, et ils présidaient à l'enlèvement des objets mis en ordre en magasin. Notre cher Empereur faisait tout pour se procurer des vivres, mais ils n'arrivaient pas, et les rations manquaient souvent. Alors il fallait aller à la maraude et par un temps rigoureux. «Allons, partons demain! dis-je un jour. À une vingtaine, bien armés, nous fouillerons ces grandes forêts de sapins, on dit que nous trouverons des daims et des cerfs! La neige nous fera découvrir du gibier. Il faut partir au petit jour, ne rien dire à personne, notre sergent répondra pour nous.—C'est décidé, dirent-ils; notre petit intrépide veut manger du daim. Allons, en route!»
Nos fusils bien chargés, nous nous enfonçâmes très loin. Voilà un troupeau de daims qui passe à deux cents pas, et puis beaucoup de lièvres, mais à balle on manquait à tout coup. Voyant un lièvre sauter, je me dis qu'il n'est pas loin, et comme il se trouvait là des petits sapins très épais de quatre à cinq pieds de haut, je les détourne pour voir mon lièvre au gîte. Voilà un sapin qui me reste dans la main, j'en prends un autre, il s'arrache aussi. Je continue, je me mets à appeler mes camarades: «Par ici! par ici! il y a du nouveau; les sapins ne tiennent pas dans cet endroit.—Comment? me dirent-ils.—Tenez, voyez!»
Certains que c'était une cachette fameuse, nous voilà à sonder, mais nos baguettes de fusil n'étaient pas assez longues, et le carré était de cent pieds, quelle joie! Je dis: «C'est pourtant mon lièvre qui est la cause de notre trouvaille, il faut marquer l'endroit. Il n'y a pas de chemin pour arriver; comment ont-ils pu faire? Les malins ont porté à dos. Maintenant il faut nous orienter. Lardons les sapins pour demain», et nous voilà avec nos sabres traçant notre chemin, enlevant l'écorce des sapins à droite et à gauche. Toujours le nez en l'air, je vois une planche clouée après un gros sapin, et puis une autre à vingt-cinq pieds de hauteur. Il faut voir cela. On coupe des sapins, on entaille leurs branches pour servir d'échelle. Arrivés à la boîte, on ôte la cheville qui tient la planche qui avait de cinq à six pieds de haut, et on trouve viandes salées, langues fourrées, oies, jambon, lard, miel, enfin, deux cents boîtes remplies, avec des chemises en quantité. Nous emportâmes des chemises, des langues fourrées et des oies. Notre chemin marqué, mes camarades dirent: «Notre furet a bon nez.»
Nous arrivâmes fort tard, bien chargés, mais le coeur content. De suite, le sergent-major prévient les officiers de notre bonne journée. Le capitaine vient nous voir: «Voilà notre furet, dirent mes camarades, c'est lui qui a tout trouvé.—Oui, capitaine, une cachette de cent pieds de long, creusée à ne pouvoir la sonder avec nos baguettes de fusil. Voilà du jambon, du lard, de l'oie; prenez votre part. Demain, nous partirons avec des voitures, des pelles et des pioches, et beaucoup de monde, et des vivres, car il faudra coucher dans le bois.—Les deux lieutenants iront avec cinquante hommes, dit notre capitaine, il faut aussi des sacs, des haches. Le lieutenant prendra mon cheval et une botte de foin; s'il faut coucher, il reviendra rendre compte.»
Nous partîmes avec nos officiers et tous les sacs des ordinaires. Arrivés sur les lieux, on fit la découverte de cette cachette avec des peines inouïes. Quel trésor! Nous restâmes vingt-quatre heures pour débarrasser cette cachette; il fallait voir la joie sur toutes les figures. Des quantités de blé, de farine, de riz, de lard. Des grands tonneaux pleins de toile de chemises, des viandes salées de toutes espèces. Ils avaient replanté les sapins, replacé la mousse; il fallait chasser un lièvre pour découvrir ce trésor. Le lieutenant partit pour faire son rapport et faire venir des voitures et du monde des autres compagnies. Ce trou renfermait vingt-cinq voitures à quatre chevaux; il fallut faire un chemin pour arriver. Quelle fête pour nos grognards en voyant arriver les voitures. Ça fit renaître la gaîté sur toutes les figures. «Ce n'est pas tout, leur dis-je, il faut aller dénicher nos boîtes de miel que nous avons trouvées hier, et regarder en l'air pour découvrir des boîtes après les gros sapins.» La découverte fut riche; plus de cent boîtes furent trouvées remplies de viandes salées, de linge et de miel. Et nous voilà à grimper et à remplir nos sacs. De retour, avec toutes nos provisions, on fit un bon feu pour cuire les grillades et se régaler aux dépens des Polonais qui voulaient nous faire mourir de faim. Car dans nos cantonnements d'hiver, nous avons été cinquante jours sans goûter de pain. Ils avaient quitté leurs demeures, s'il en restait quelques-uns, c'était pour surveiller leurs cachettes. Quand nous leur demandions des vivres, c'était toujours non! C'est une race sans humanité, l'homme mourait à leurs portes. Vivent nos bons Allemands toujours résignés, qui jamais n'abandonnèrent leurs maisons! À mon cantonnement, je fus fêté de tout le régiment. Le riz fut distribué aux grenadiers; le blé fut moulu pour faire du pain. Ce fut la cause de grandes recherches, les sondes faisaient leur jeu, toutes les granges furent fouillées, les maisons, décarrelées ainsi que les écuries. Partout des cachettes! partout des vivres! Les Russes mouraient de faim aussi, et ils venaient mendier des pommes de terre à nos soldats; ils ne pensaient plus à se battre, et nous laissaient tranquilles dans nos quartiers. Ce malheureux hiver nous coûta bien des souffrances.
Voyant un paysan regarder dans un jardin tous les matins, j'en fis la remarque et je fus sonder. Je rencontre un objet qui faiblit, je vais prévenir mes camarades. De suite à l'oeuvre, nous découvrîmes deux vaches pourries; c'était une infection. Mais, sous ces charognes, il y avait de gros tonneaux remplis de riz, de lard et de jambon, avec tous les outils du village: scies, haches, pelles et pioches, enfin tout ce dont nous avions besoin, et du raisiné pour notre dessert. Je sautais de joie d'avoir persisté à enlever ces maudites charognes (le coeur en sautait); on en fit la déclaration à nos officiers; cela donna plus de quinze cents livres de riz et des bandes de lard. L'Empereur voyant la fonte des neiges, fit venir ses ingénieurs pour dresser un camp dans une belle position en avant de Finkenstein. Des lignes furent tracées en forme de carré. Au milieu, une place pour faire un palais qui fut bâti en briques. Le plan fait, on alla chercher des planches pour nos baraques. Dans ce pays, les enclos sont fermés de gros poteaux et de planches de sapin de vingt pieds de long et d'un pied de large. Nous voilà à défaire planches et poteaux; vingt voitures partaient, d'autres revenaient; à trois lieues à la ronde, tous les enclos furent démolis. Dans quinze jours, nos baraques étaient montées, et le palais de l'Empereur était presque fini. Il n'était pas possible de voir un plus beau camp; les rues portaient les noms des batailles remportées depuis le commencement de la guerre. Nos officiers étaient bien logés, et toute l'armée fut campée dans de belles positions. L'Empereur allait visiter et faire faire la manoeuvre. De Dantzick, il fit venir de l'eau-de-vie et des vivres, du vin pour l'état-major: la joie était sur toutes les figures. Il venait souvent nous voir manger notre soupe: «Que personne ne se dérange! disait-il, je suis content de mes grognards, ils m'ont bien logé et mes officiers ont des chambres parquetées. Les Polonais peuvent en faire une ville.» Comme nous avions trouvé des pièces de toile dans les cachettes, nous fîmes des pantalons et de beaux sacs de six pieds de haut pour coucher. Les Polonais venaient avec de belles dames en voiture pour voir cette ville en planches.
Nous passâmes le mois de mai à faire la belle jambe, frais et poudrés comme à Paris. Mais le 5 juin, notre intrépide maréchal Ney fut attaqué, et poursuivi par une forte armée russe. Le courrier arrive près de l'Empereur pour lui apprendre cette nouvelle; de suite le camp fut levé et prêt à partir. Le 6, à trois heures du matin, on partit pour rejoindre l'armée. Arrivés le même jour, on nous mit de suite à notre rang de bataille avec notre artillerie. Nous étions près d'Eylau; on nous fit prendre à droite et remonter pour rejoindre les Russes, dans la belle plaine de Friedland, au passage d'une rivière. Ils nous attendaient dans une belle position; beaucoup de redoutes sur des hauteurs, avec des ponts derrière eux. Le brave maréchal Lannes arriva de Varsovie, fort mécontent des Polonais. Dans une discussion avec l'Empereur devant le front des grenadiers, nous entendîmes qu'il lui disait: «Le sang d'un Français vaut mieux que toute la Pologne.» L'Empereur lui répondit: «Si tu n'es pas content, va-t'en!—Non! lui répondit Lannes, tu as besoin de moi.»
Il n'y avait que ce grand guerrier qui tutoyait l'Empereur. Lui serrant la main, celui-ci dit: «Pars de suite avec les grenadiers Oudinot, ton corps et la cavalerie. Marche sur Friedland; je t'envoie le maréchal Ney.»
Ces deux grands guerriers se trouvèrent contre des forces plus que doubles des leurs; ils souffrirent jusqu'à midi. Les grenadiers, les voltigeurs et la cavalerie purent contenir l'ennemi jusqu'à notre arrivée; mais il était temps. L'Empereur passa au galop devant toutes les troupes qui allaient au pas de course; il traversait un bois où les blessés d'Oudinot passaient. «Allez vite, dirent-ils, au secours de nos camarades. Les Russes sont les plus forts dans ce moment.» L'Empereur trouvant les Russes près d'une rivière, voulut leur couper les ponts; il donna cette tâche périlleuse à l'intrépide Ney qui partit au galop. Toutes les troupes arrivèrent; l'Empereur donna une heure de repos, visita ses lignes, revient au galop vers sa garde, change de cheval et donne le signal de pousser les Russes sur tous les points. Les Russes se battirent comme des lions; ils ne voulurent pas se rendre et préférèrent se noyer. Après cette mémorable journée, qui finit fort tard à la lueur de l'incendie de Friedland et des villages voisins, le combat cessa, et ils profitèrent de la nuit pour battre en retraite sur Tilsitt. Notre Empereur coucha sur le champ de bataille comme de coutume pour faire ramasser ses blessés; il fit poursuivre les Russes le lendemain sur le Niémen.
Nos soldats ne purent que joindre l'arrière-garde, les traînards; ils firent prisonniers des sauvages que l'on nomme Kalmucks, avec de gros nez, des figures plates, des oreilles larges, et des carquois pleins de flèches. Ils étaient 1,800 hommes de cavalerie, mais nos gilets de fer tombèrent dessus et les chassèrent comme des moutons; ils étaient commandés par des officiers et sous-officiers russes. Nous eûmes la permission d'aller les voir dans leur camp; on leur faisait la distribution de viande, et de suite elle était dévorée par ces sauvages. Le 19 juin, nos troupes se trouvèrent en face des Russes qui avaient passé le Niémen et détruit tous les ponts. Le fleuve n'est pas large dans cet endroit; il coule au bas d'une belle rue très large qui traverse Tilsitt et qui est fermée par une espèce de caserne où la garde russe était logée pour faire le service du souverain; il était campé au bout d'un lac sur la droite de la ville. L'Empereur arriva sur le Niémen avec la cavalerie; les Russes étaient de l'autre côté, sans pain; nous fûmes obligés de leur faire passer des vivres qui nous coûtaient des courses de six à sept lieues.
Enfin, le 19 juin, un envoyé de l'empereur de Russie passe le fleuve pour parlementer, il fut présenté au prince Murat, et aussitôt à Napoléon qui répondit de suite, car il donna l'ordre de nous tenir prêts en grande tenue pour le lendemain. Le lendemain, arrive un prince de Russie, et les ordres furent donnés partout de prendre les armes pour recevoir l'empereur de Russie, devant toutes les troupes en grande tenue. On dit qu'on allait faire un radeau sur le fleuve, et que les deux empereurs allaient se voir pour faire la paix. Dieu, quelle joie pour nous! tout le monde était fou.
Les officiers étaient parmi nous pour que rien ne manque à notre belle tenue: les queues bien faites et bien poudrées, les buffleteries bien blanches; défense de s'éloigner. Lorsque tout fut prêt, nous eûmes l'ordre de prendre les armes à onze heures pour nous porter sur le fleuve. Là nous attendait le plus beau spectacle que jamais homme verra sur le Niémen. Sur le milieu du fleuve, se trouvait un radeau magnifique garni de belles tentures très larges, et sur le côté, à gauche, une tente. Sur les deux rives, une belle barque richement décorée et montée par les marins de la garde. L'Empereur arrive à une heure, et se place dans sa barque avec son état-major. Les Empereurs partirent au même signal, ils avaient chacun les mêmes degrés à monter et le même trajet à parcourir, mais le nôtre arriva le premier sur le radeau. On voit ces deux grands hommes s'embrasser comme deux frères revenant de l'exil. Ah! quels cris de «vive l'Empereur!» des deux côtés!
Cette entrevue fut longue, et ils se retirèrent chacun de leur côté… Le lendemain nous recommençâmes la même manoeuvre, c'était pour recevoir le roi de Prusse; heureusement que le grand Alexandre était là pour prendre sa défense, il avait l'air d'une victime. Dieu, qu'il était maigre, le vilain souverain! mais aussi il avait une bien belle reine. Cette entrevue entre les trois souverains fut courte, et il fut convenu que notre Empereur leur donnerait dans la ville le logement et la table; c'était glorieux après les avoir bien rossés, mais pas de rancunes! La ville fut donc partagée par moitié, et le lendemain toute la garde sons les armes dans la belle rue de Tilsitt sur trois rangs de chaque côté. Notre Empereur fut au-devant de l'empereur de Russie au bord du fleuve avec des chevaux de selle pour faire monter l'empereur et les princes, mais le roi de Prusse n'y était pas ce jour-là. Quel beau coup d'oeil que ces souverains, princes et maréchaux, avec le fier Murat qui ne cédait en rien en beauté à l'empereur de Russie, tous dans le plus beau costume. L'empereur de Russie vint devant nous et dit au colonel Frédéric: «Vous avez une belle garde, colonel.—Et bonne, Sire», dit-il à l'empereur qui répondit: «Je le sais.»
Le lendemain, il les régala d'une belle revue de sa garde et du troisième corps commandé par le maréchal Davoust, dans une plaine à une lieue de Tilsitt. Ce fut un beau jour, la garde était brillante comme à Paris, et le corps du maréchal ne laissait rien à désirer (toute sa troupe en pantalons blancs). Après la revue de ces trois souverains, on nous fit défiler par division; on commença par le troisième corps; puis les grognards (c'était un rempart mouvant). L'empereur de Russie, le roi de Prusse et tous leurs généraux saluèrent la garde, à chaque division qui passait.
On donna l'ordre de se préparer pour donner un repas à la garde russe, et de faire des tentes très longues et larges, avec toutes les ouvertures sur la même ligne, et des plantations de beaux sapins. La moitié partit avec des officiers pour en chercher, et l'autre moitié fit les tentes. On donna huit jours et huit lieues de pays en arrière pour se procurer des vivres. On partit en bon ordre; et le même jour, les provisions étaient chargées… Le lendemain on arrivait au camp avec plus de cinquante voitures chargées et les paysans pour les conduire; ils se prêtèrent de bonne grâce à cette réquisition, et ils furent renvoyés tous contents. Ils croyaient bien que les voitures traînées par des boeufs resteraient au camp, mais elles furent congédiées de suite, et ils sautaient de joie.
Le 30 juin 1807, notre repas était sur table à midi; on ne peut pas voir des tables mieux décorées, avec des surtouts en gazon garnis de fleurs. Au fond de chaque tente, deux étoiles et les noms des deux grands hommes tracés en fleurs, avec les drapeaux français et russes.
Nous partîmes en corps pour aller au-devant de cette belle garde qui arrivait par compagnie; nous prîmes chacun notre géant par-dessous le bras, et comme ils n'étaient pas aussi nombreux que nous, nous en avions un pour deux. Ils étaient si grands que nous pouvions leur servir de béquilles. Moi, qui étais le plus petit, j'en tenais un seulement; j'étais obligé de regarder en l'air pour lui voir la figure; j'avais l'air d'être son petit garçon. Ils furent confus de nous voir dans une tenue si brillante: il fallait voir nos cuisiniers bien poudrés, en tabliers blancs pour servir; on peut dire que rien n'y manquait.
Nous plaçâmes nos convives à table, entre nous, et le dîner fut bien servi. Voilà la gaîté qui se fait parmi tout le monde!… Ces hommes affamés ne purent se contenir; ils ne connaissaient pas la réserve que l'on doit observer à table. On leur servit à boire de l'eau-de-vie; c'était la boisson du repas, et, avant de la leur présenter, il fallait en boire, et leur présenter le gobelet en fer-blanc qui contenait un quart de litre, son contenu disparaissait aussitôt; ils avalaient les morceaux de viande gros comme un oeuf à chaque bouchée. Ils se trouvèrent bientôt gênés; nous leur fîmes signe de se déboutonner, en en faisant autant. Les voilà qui se mettent à leur aise; ils étaient serrés dans leur uniforme par des chiffons pour se faire une poitrine large; c'était dégoûtant à voir tomber ces chiffons.
Il nous arrive deux aides de camp, un de notre Empereur et un de l'empereur de Russie pour nous prévenir de ne pas bouger, que nous allions recevoir leur visite. Les voilà qui arrivent; du signe de la main notre Empereur dit que personne ne bouge; ils firent le tour de la table, et l'empereur de Russie nous dit: «Grenadiers, c'est digne de vous, ce que vous avez fait.»
Après leur départ, nos Russes qui étaient à leur aise recommencèrent à manger de plus belle. Nous voilà à les pousser en viande et en boisson, et comme ils ne peuvent plus manger tant de rôtis servis sur la table, que font-ils? Ils mettent leurs doigts dans leurs bouches, rendent leur dîner en tas entre leurs jambes, et recommencent comme de plus belle. C'était dégoûtant à voir de pareilles orgies; ils firent ainsi trois cuvées dans leur dîner. Nous reconduisîmes le soir ceux que nous pûmes emmener; une partie resta dans ses vomissements sous les tables.
Un de nos farceurs voulut se déguiser en Russe, et fit quitter à un d'eux l'uniforme; ils échangèrent et partirent bras dessus bras dessous. Arrivés dans la belle rue de Tilsitt, notre farceur quitte le bras de son Russe (habillé en Français), et va pour épancher de l'eau. Aussitôt fini, il court pour rejoindre et rencontre un sergent russe, auquel il ne fait pas de salut, et qui lui applique deux coups de canne sur les épaules. Se voyant frappé, il oublie son déguisement, saute sur le sergent, le terrasse, il l'aurait tué, si on l'avait laissé faire, sous le balcon des deux empereurs qui regardaient la troupe joyeuse. Cette scène les fit bien rire; le sergent russe resta sur place et tout le monde fut content, surtout les soldats russes.
Lorsque l'Empereur eut terminé ses affaires, il fit ses adieux à l'empereur de Russie, et partit le 10 juillet de Tilsitt pour Koenigsberg où il arriva le même jour. On nous mit de suite en route pour le rejoindre, nous passâmes par Eylau; là nous vîmes les tombeaux de nos bons camarades morts pour la patrie; nos chefs nous firent porter les armes en traversant le champ de repos avec un silence religieux. Nous arrivâmes à Koenigsberg, belle ville maritime, et nous fûmes logés et nourris chez l'habitant. Les Anglais, ne sachant pas la paix faite, arrivèrent dans le port avec des bâtiments chargés de provisions pour l'armée russe. Un des bâtiments était chargé de harengs, et l'autre de tabac. On fit cacher les troupes dans les maisons le long du port. Aussitôt entrés dans le bassin, on fit feu dessus et ils se rendirent. Dieu, que de tabac et de harengs! Toute la troupe fut pourvue de six paquets, et d'une douzaine de harengs par homme. Les Russes qui étaient à bord de cette belle prise, furent contents de se trouver pris, et notre Empereur les renvoya à leur souverain.
Nous reçûmes en ce moment l'ordre de planter des arbres le long de la grande rue et de la sabler pour recevoir la reine de Prusse qui venait rendre une visite à notre Empereur. Elle arriva à dix heures du soir. Dieu, qu'elle était belle avec son turban autour de la tête! On pouvait dire que c'était une belle reine pour un vilain roi, mais je crois qu'elle était roi et reine en même temps. L'Empereur vint la recevoir au bas du grand perron et lui présenta la main, mais elle ne put le faire plier. J'eus le bonheur de me trouver le soir de faction au pied du perron pour la voir de près, et, le lendemain à midi, je me trouvais à mon même poste; je la contemplai. Quelle belle figure, avec un port de reine! à trente-trois ans, j'aurais donné une de mes oreilles pour rester avec elle aussi longtemps que l'Empereur. Ce fut la dernière faction que j'ai faite comme soldat.
Le général Dorsenne reçut alors l'ordre de nous faire distribuer des souliers et des chemises dans les magasins russes et prussiens, et de nous passer l'inspection, l'Empereur devant passer la revue de sa garde avant de partir. Tout fut mis en mouvement; nous trouvâmes de tout dans cette belle ville. En propreté rien ne peut la rivaliser; les dames françaises n'ont qu'à y passer pour voir des appartements brillants; pelles, pincettes, entrées de portes, balcons, tout reluit; il y a des crachoirs dans tous les coins d'appartements, et du linge blanc comme neige. C'est un modèle de propreté. La distribution de linge et de chaussures faite, le général fit prévenir les capitaines de passer leur inspection par compagnie; à onze heures sur la place, on devait passer la revue. Le capitaine Renard fut trouver l'adjudant-major, M. Belcourt, pour s'entendre avec lui à mon sujet; ils me firent venir pour me dire que j'allais passer caporal dans ma compagnie, qu'on voulait me récompenser: «Mais, leur dis-je, je ne sais ni lire, ni écrire.—Vous apprendrez.—Mais ça n'est pas possible; je vous remercie.—Vous serez caporal aujourd'hui, et si le général vous demande si vous savez lire et écrire, vous lui répondrez: Oui, général, et je me charge de vous faire apprendre. J'ai des jeunes vélites instruits qui se feront un plaisir de vous montrer.»
J'étais bien triste, à trente-trois ans, d'apprendre à lire et à écrire; je maudissais mon père de m'avoir abandonné. Enfin, à midi, M. Belcourt et mon capitaine furent au-devant du général et lui parlèrent de moi: «Faites-le sortir du rang.»
Il me toise des pieds à la tête, et, voyant ma croix, il me demande: «Depuis combien de temps êtes-vous décoré?—Des premiers, je l'ai été aux Invalides.—Le premier? me dit-il.—Oui, général.—Faites-le reconnaître caporal de suite.»
Il était temps; je tremblais devant cet homme si dur et si juste. Toute la compagnie fut surprise en me voyant nommer caporal dans la même compagnie; personne ne s'en doutait; tous les caporaux vinrent m'entourer et me dire obligeamment: «Soyez tranquille, nous vous montrerons à écrire.»
Rentré dans mon logement, je fus de suite trouver mon sergent-major qui me prit la main: «Allons de suite chez le capitaine.»
Il me reçut avec amitié, et dit qu'il fallait me donner de suite un ordinaire de dix-neuf hommes et y mettre sept vélites des plus négligents, mais des plus instruits. «Il les dressera, dit-il au sergent-major, et ils lui montreront à lire et à écrire. Je vous charge de cette bonne oeuvre; il le mérite; il nous a sauvé la vie; c'était toujours à son bivouac que nous trouvions à manger». Je rendis visite à M. Belcourt qui se rappela l'empressement avec lequel je lui avais remis une montre perdue. (Le voyant chercher au galop en arrière, je lui avais dit: «Où courez-vous, major, vous avez perdu votre montre, la voilà!»)
«C'est de ces actions que l'on n'oublie pas, dit M. Belcourt. Allez, faites bien votre service; vous ne resterez pas là.»
Dieu, que j'étais content de cette belle réception! Me voilà donc chef d'ordinaire de 12 grognards et de 7 vélites instruits; le sergent-major leur fit la leçon, car ils partirent de suite chez le libraire pour m'acheter papier, plumes, règle, crayon et un vieil évangile. Me voilà bien surpris de voir sept maîtres pour un écolier: «Eh bien! me dirent-ils, voilà de quoi travailler.—Moi, dit le nommé Galot, je vous ferai des modèles.» Et le nommé Gobin dit: «Je vous ferai lire.—Nous vous ferons lire chacun à son tour, dirent-ils.—Allons! je vous aime tous, leur dis-je. Je vous récompenserai en soignant votre tenue qui a besoin d'être rectifiée.»
Mais ce n'était pas fini. Voilà les sept caporaux de la compagnie qui m'apportent deux paires de galons, et le tailleur pour les coudre: «Allons de suite, dit-on, ôtez votre habit! Ces galons viennent de nos deux camarades morts au champ d'honneur.—Eh bien! leur dis-je, vous vous occupez donc tous de moi; il faut les arroser.—Non, dirent-ils, nous sommes trop.—C'est égal, nous prendrons chacun une demi-tasse et le petit verre. Mais je vous prie de laisser venir mes maîtres et le tailleur qui a cousu mes galons.—Eh bien, soit! dirent-ils, partons.»
Et me voilà avec mes quinze hommes au café; je les fis mettre à table, et fus trouver le maître. Je lui dis: «C'est moi qui paie, vous m'entendez.—Ça suffit, dit-il.—De l'eau-de-vie de France, surtout.—Vous allez être servis.»
J'en fus quitte pour douze francs, et nous partîmes tous contents. Me voilà à mes études comme un enfant, commençant par faire des bâtons et apprendre mon évangile et le réciter à mon maître. Mais il fallut passer la revue du départ, et le lendemain, 13 juillet, nous partîmes pour Berlin, la joie dans l'âme. À Berlin, le peuple vint au-devant de nous; il savait la paix faite. On nous reçut on ne peut mieux, nous fûmes bien logés, et la plus grande partie nous menèrent au café. Ils demandaient: «Eh! les Russes ont donc trouvé leurs maîtres? Ils disent cependant que nos soldats ne se battent pas bien.—Ils sont aussi braves que les Russes, vos soldats, et l'Empereur a eu bien soin de vos blessés; nous les portions à l'ambulance comme les nôtres. Vous avez aussi un grand général qui a eu bien soin de nos prisonniers. Notre Empereur le connaît bien.»
Et ils nous serraient les mains, disant: «C'est bien là les Français!—Mais, leur dis-je, vos prisonniers sont plus heureux que vos soldats: bon pain, de l'ouvrage bien payé, pas battus.—Aimable caporal, vous nous comblez de joie, vous vous êtes conduits à Berlin comme des enfants du pays.—Je vous remercie pour mes camarades.»
Nous partîmes par étapes; les grandes villes de Potsdam, Magdebourg, Brunswick, Francfort, Mayence nous fêtèrent; la joie était sur toutes les figures; les habitants des campagnes venaient sur les routes nous voir passer. Il y avait des rafraîchissements partout le long des villages. On peut dire que les villages rivalisaient avec les villes en soins. Bien nourris, bien fêtés, nous arrivons aux portes de notre capitale, c'est encore elle qui surpasse toutes celles que j'ai vues. Là nous attendaient des arcs de triomphe, des réceptions magnifiques, et la comédie, et les belles dames de Paris qui nous regardaient en dessous, cherchant à reconnaître leur favori.
L'Empereur voulut nous voir aux Tuileries avec nos habits râpés, mais propres. Puis, nous traversons le jardin des Tuileries pour nous mettre à table dans l'avenue de l'Étoile, et de là à Courbevoie pour prendre du repos. Mais l'Empereur ne nous laissa pas longtemps tranquilles, il forma de suite des écoles régimentaires, et il fit venir de Paris deux professeurs pour nous instruire, un le matin et l'autre le soir. Que cela faisait bien mon affaire! De suite, je fis emplette d'une grammaire et d'une théorie. Deux fois par jour en classe, secondé par mes vélites, je fis des progrès; je n'en quittais pas, sinon pour monter ma garde. Sorti de la classe, je partais me cacher dans le bois de Boulogne, dans un endroit bien retiré, et là j'apprenais ma théorie. Au bout de deux mois j'écrivais en gros, et je peux dire bien[48], les professeurs me disaient: «Si nous vous tenions pendant un an, vous en sauriez assez; vous avez une bonne main.» Comme j'étais fier!
L'Empereur forma en même temps une école de natation pour nous apprendre à nager, il fit établir des barques près du pont de Neuilly, et là on mettait une large sangle sous le ventre du grenadier qui ne savait pas nager. Tenu par deux hommes dans chaque barque, ce militaire était hardi, et en deux mois il y avait déjà huit cents grenadiers qui pouvaient traverser la Seine. On me dit qu'il fallait que j'apprenne à nager, je répondis que je craignais trop l'eau: «Eh bien! dit l'adjudant-major, il faut le laisser tranquille, ne pas le forcer.—Je vous remercie.»
L'Empereur donna l'ordre de tenir prêts les plus forts nageurs en petite tenue et pantalon de toile pour midi. Le lendemain, il arrive dans la cour de notre caserne; on fait descendre les nageurs. Il était accompagné du maréchal Lannes, son favori; il demande cent nageurs des plus forts. On nomme les plus avancés: «Il faut, dit-il, qu'ils puissent passer avec leurs fusils et des cartouches sur la tête.» Il dit à M. Belcourt: «Tu peux les conduire?—Oui, Sire.—Allons, prépare-les, je vous attends.»
Il se promenait dans la cour; me voyant si petit à côté des autres, il dit à l'adjudant-major: «Fais approcher ce petit grenadier décoré.» Me voilà bien sot: «Sais-tu nager? me dit-il.—Non, Sire.—Et pourquoi?—Je ne crains pas le feu, mais je crains l'eau.—Ah! tu ne crains pas le feu. Eh bien! dit-il à M. Belcourt, je l'exempte de nager.»
Je me retire bien content. Les cent nageurs prêts, on se rendit au bord de la Seine; il y avait des barques montées par les marins de la garde pour suivre, et l'Empereur descendit à pied sur la berge.
Tous les nageurs passèrent au-dessous du pont, en face du château de Neuilly, sans accident. Il n'y eut que M. Belcourt qui fut accroché par des grandes herbes qui traînent en deux eaux et qui s'entortillèrent autour de ses jambes, mais il fut secouru de suite par les bateliers, et il passa comme les autres. Arrivés de l'autre côté dans une île, les voilà à faire feu. L'Empereur part au galop, fait le tour et arrive; il fait de suite donner du bon vin aux grognards et les fit repasser dans les barques. Il y eut distribution de vin pour tout le monde et vingt-cinq sous pour les nageurs. Il prit aussi fantaisie à l'Empereur de faire traverser la Seine à un escadron de chasseurs à cheval, en face des Invalides, avec armes et bagages, dans la même place qu'occupe le pont aujourd'hui. Ils passèrent sans accident et arrivèrent dans les Champs-Élysées; l'Empereur fut ravi, mais les chasseurs et leurs bagages furent mouillés.
Je me multipliais dans mes fonctions de caporal: deux leçons par jour et une de mes deux vélites, sans compter ma théorie qu'il fallait réciter tous les jours. Je la savais en partant de l'endroit où je venais de l'apprendre, mais arrivé devant M. Belcourt, je ne savais plus le premier mot: «Eh bien! disait-il… Allons, remettez-vous!—Je la savais cependant.—Eh bien, voyons!—J'y suis.»
Et je récitais sans manquer: «C'est cela, disait-il. Ça viendra. Demain, pas de théorie, nous apprendrons le ton du commandement.»
Le lendemain, rangés autour de lui: «Voyons, faisait-il, je vais commencer.» Il fallait répéter son commandement, chacun à son tour. Je déployai si bien ma voix qu'il en fut surpris, et me dit: «Recommencez, ne vous pressez pas. Je vais vous faire le commandement, vous n'aurez qu'à répéter après moi. Point de timidité! nous sommes ici pour nous instruire.»
Me voilà à crier!… «C'est cela, dit-il. Voyez, Messieurs! Le petit caporal Coignet fera un bon répétiteur. Dans un mois, il nous dépassera.—Ah! major, vous me rendez confus.—Vous verrez, me dit-il, quand vous aurez de l'aplomb.»
Pour ma théorie, je n'eus pas bon temps, j'avais toujours le nez dedans, mais j'étais loin d'atteindre mes camarades qui récitaient comme des perroquets. En revanche, dans la pratique je les surpassais; je devins fort pour montrer l'exercice et je me trouvais dédommagé de mon peu de savoir. J'avais fait emplette de deux cents petits soldats de bois que je faisais manoeuvrer.
Quand on faisait la grande manoeuvre, je retenais tous les commandements. Le brave général Harlay qui commandait, ne laissait rien à désirer; on pouvait apprendre sous ses ordres. C'est la marche de flanc qui est la plus difficile; par bataillon, il faut partir comme un seul homme, faire halte de même, front par un à-gauche, tout le monde conservant sa distance, aussi bien aligné que les guides généraux sur la ligne. Aussi, il fallait bien préciser le commandement de marche, comme celui de halte, sur le pied gauche. De ces savantes manoeuvres, je n'en perdis pas une syllabe. Je ne sortais pas de ma caserne.
À la fin d'août, l'Empereur fit faire de grandes manoeuvres dans la plaine de Saint-Denis, des revues souvent. Nous nous aperçûmes qu'il prenait ses mesures pour rentrer en campagne. Les cartes se brouillaient du coté de Madrid.
Jusqu'au mois d'octobre 1808, nous eûmes le temps de faire la belle jambe à Paris, de passer de belles revues, de faire des cartouches, et moi de me fortifier dans mon écriture et ma théorie. Le général Dorsenne passait des inspections tous les dimanches; il fallait voir ce général sévère visiter les chambres, passer le doigt sur la planche à pain. Et s'il trouvait de la poussière, quatre jours de salle de police pour le caporal! Il levait nos gilets pour voir si nos chemises étaient blanches, il regardait si nos pieds étaient propres, si nos ongles étaient faits, et jusque dans nos oreilles. Il regardait dans nos malles pour s'assurer qu'elles ne renfermaient pas de linge sale; il regardait sous les matelas; il nous faisait trembler. Tous les quinze jours, il venait avec le chirurgien-major nous visiter dans nos lits. Il fallait se présenter en chemise, et défense de se soustraire à cette visite sous peine de prison! S'il en trouvait qui avaient attrapé du mal, ils partaient de suite à l'hôpital; il leur était retenu quatre sous par jour, et à leur sortie ils avaient quatre jours de salle de police.
Enfin l'Empereur, dans les premiers jours d'octobre, donna l'ordre de nous tenir prêts à partir sous peu de jours; nos officiers firent faire nos malles pour les porter au magasin. Il était temps; l'ordre arriva de partir pour Bayonne. Je dis à mes camarades: «Nous allons en Espagne, gare les puces et les poux! ils soulèvent la paille dans les casernes, et se promènent comme des fourmis sur le pavé. Gare nos ivrognes! le vin du pays rend fou, on ne peut le boire[49].»
De Bayonne, nous allâmes à Irun, puis à Vittoria, jolie ville; puis à Burgos où nous restâmes quelques jours. La ville est pourvue d'une belle église; l'intérieur de l'édifice est de toute beauté: le cadran de l'horloge est en dedans; à midi les deux battants s'ouvrent, et on voit défiler des objets curieux. La principale flèche de ce bel édifice est flanquée de petites tours qui forment quatre faces, et de jolies chambres qui communiquent l'une dans l'autre; un petit escalier qui part d'un grand vestibule longe à gauche l'édifice; au bout, est un beau jardin. Nos grenadiers à cheval placèrent leurs chevaux sous les beaux arceaux qui étaient occupés du côté gauche par des balles de coton. Ils allaient partir pour aller au fourrage, lorsqu'au pied du petit escalier, paraît un petit garçon de onze à douze ans qui se présente à nos grenadiers. Étant aperçu par un d'eux, il se retire pour regagner son escalier, mais le grenadier le suit et parvient à le joindre au haut de l'édifice. Arrivé sur le palier, le petit garçon fait ouvrir la porte et le grenadier entre avec lui. La porte se referme et les moines lui coupent la tête; le petit garçon redescend, se fait voir encore et un autre grenadier le suit; il subit le même sort. Le petit garçon revint une troisième fois, mais un grenadier qui avait vu monter ses camarades dit à ceux qui rentraient de la corvée du fourrage: «Voilà deux des nôtres montés au clocher qui ne reviennent pas. Nos camarades sont peut-être enfermés dans le clocher; faut voir cela de suite.»
Les voilà partis pour suivre l'enfant; ils prennent leurs carabines, montent le petit escalier étroit, et pour ne pas être surpris, ils font feu en arrivant en haut, enfoncent la porte et trouvent leurs deux camarades, la tête tranchée, baignant dans leur sang. Quelle fureur pour nos vieux soldats! Ils firent un carnage de ces moines scélérats, ils étaient huit avec des armes et des munitions de toutes espèces, et des vivres et du vin, c'était une vraie citadelle. On jeta les capucins et le petit garçon par les lucarnes dans leur jardin. Après avoir rendu les derniers devoirs à nos camarades, nous partîmes de Burgos pour marcher en avant. À deux lieues nous trouvâmes le roi d'Espagne qui venait au-devant de son frère, notre Empereur, et ils partirent pour rejoindre l'armée qui se portait sur Madrid. On joignit l'avant-garde que l'on poursuivit l'épée dans les reins. Le 30 novembre 1808, eut lieu la bataille de la Sierra. C'était une position des plus difficiles, mais l'Empereur ne balança pas, il fit rassembler tous ses tirailleurs et les fit longer les montagnes. Lorsqu'il les vit arriver près du flanc de l'artillerie, il fait partir les lanciers polonais sur la grande route, avec les chasseurs à cheval de sa garde, et leur donna l'ordre de franchir la montagne sans s'arrêter. C'était hérissé de pièces de canon; on part au galop, en culbutant tout. Le sol était jonché de chevaux et d'hommes. Les sapeurs désencombrèrent la route, en jetant tout dans les ravins.
Les Espagnols firent tous leurs efforts pour défendre leur capitale, mais l'Empereur fit tourner Madrid qui fut bloquée. La garnison était faible, mais le peuple et les moines avaient pris les armes; ils s'étaient tous révoltés, avaient dépavé la ville et avaient monté les pavés dans leurs chambres. On nous fit camper près d'un château peu éloigné de Madrid, où nous restâmes deux jours; le puits du château ne put nous fournir d'eau pour notre nécessaire; il fallut partir chercher des vivres. Nous revînmes avec 200 ânes chargés d'outres en peau de bouc et nous fûmes obligés de faire nos barbes avec du vin. Nous attachâmes nos quadrupèdes à des piquets pour passer la nuit, mais le lendemain matin ils firent entendre une musique si bruyante que l'Empereur ne pouvait plus s'entendre; il envoya un aide de camp pour faire cesser ce tintamarre. On lâcha ces pauvres bêtes; se trouvant en liberté, elles se sauvèrent dans la plaine où elles se dévoraient les unes les autres, n'ayant pas de quoi manger.
Le canon ne cessait pas, on envoyait des boulets dans la ville de tous côtés, mais ils ne voulaient toujours pas capituler; ils éprouvèrent des pertes si considérables qu'ils finirent par se rendre à discrétion. L'Empereur leur déclara que s'il tombait un pavé sur ses soldats, tout le peuple serait passé au fil de l'épée; ils en furent quittes pour repaver leur grande rue.
La ville est grande et pas jolie: de grandes places garnies de vilaines baraques, mais il y en a une au midi de la ville qu'on ne peut voir sans l'admirer à cause de sa belle façade, de ses belles promenades et d'une belle fontaine; voilà le plus beau. Pour le palais, les abords ne sont point dégagés, on entre dans une cour d'honneur très mesquine avec un corps de garde à gauche, le palais à droite est très bas du côté de la ville, il est bâti devant un ravin ou précipice d'une immense profondeur. La façade est superbe et l'on descend par un magnifique escalier; le palais faisant face à la ville n'est qu'un rez-de-chaussée avec de beaux degrés pour y monter. Les salons sont magnifiques; il y a une pendule en acier très riche.
Le maréchal Lannes fut chargé de prendre Saragosse, qui coûta des pertes considérables à notre armée; toutes les maisons étaient crénelées, il fallut les enlever les unes après les autres. L'Empereur quitta Madrid avec toute sa garde, et nous arrivâmes au pied d'une montagne formidable avec de la neige comme au mont Saint-Bernard. Il fallut la franchir avec des peines inouïes. Avant d'arriver à ce terrible passage, nous fûmes saisis par une tempête de neige qui nous renversait; personne ne se voyait; on était obligé de se tenir les uns aux autres; il fallait avoir un empereur à suivre pour y résister. Nous couchâmes au pied de cette montagne que notre artillerie eut toutes les peines du monde à franchir, et nous redescendîmes dans une plaine où étaient de mauvais villages dévastés par les Anglais. Arrivés au bord d'une rivière dont les ponts étaient coupés, nous la trouvons d'une rapidité sans pareille; il fallut la passer au gué, et se tenir les uns aux autres, sans lever les pieds, crainte d'être entraînés par la rapidité du courant. Nos bonnets étaient couverts de givre. Comme c'était amusant de prendre un bain au mois de janvier! en mettant le pied dans cette rivière, on en avait jusqu'à la ceinture. On nous recommanda d'ôter nos pantalons pour traverser les deux bras de cette rivière. Sortis de l'eau, nous avions les jambes et les cuisses rouges comme des écrevisses cuites.
De l'autre côté, était une plaine où notre cavalerie donnait une charge complète aux Anglais; il fallut poursuivre pour la soutenir, et nous arrivâmes au pas de course, sans nous arrêter, jusqu'à Bénévent que nous trouvâmes ravagée par les Anglais; ils avaient tout emporté. Notre cavalerie les poursuivit à outrance; ils détruisirent tous leurs chevaux, abandonnèrent tout leur bagage et leur artillerie. L'Empereur donna l'ordre de repasser la terrible rivière. Deux bains dans une journée si froide, il y avait de quoi faire la grimace, mais il avait tout prévu et avait fait préparer des feux à une petite distance pour nous réchauffer.
Toute la garde se mit en route pour Valladolid, grande ville; là, les moines avaient pris les armes, mais les couvents étaient déserts, et nous ne manquions pas de logements. On nous mit en grande partie dans ces beaux couvents en face des couvents de femmes qui tiennent les jeunes filles de l'âge de douze à dix-huit ans jusqu'à l'âge d'être mariées. Nos soldats cherchent dans les jardins avec leurs baguettes de fusil pour trouver la cachette des moines; ils furent bien surpris de trouver à chaque pas des enfants nouveau-nés, en terre à deux ou trois pieds de profondeur dans le jardin même. Je frémis encore au souvenir d'avoir vu de pareilles horreurs; elles donnent un aperçu de ce qui se passait dans ce pays.
Nous eûmes l'ordre de rentrer en France à marches forcées, et l'Empereur partit pour Paris; il nous fit préparer une petite surprise qui nous attendait à notre arrivée dans Limoges, car il voulait conserver nos jambes et nos souliers. Nous fûmes reçus dans cette belle ville et nous y couchâmes; le lendemain nos officiers disent: «Il faut démonter les batteries de nos fusils et les bien envelopper avec les vis et la baïonnette, crainte de les perdre. Toute la garde montera en voiture jusqu'à Paris. Les voitures sont prêtes hors la ville.»
En démontant mon fusil, je dis à notre capitaine: «Mais on nous prend donc pour des veaux pour nous mettre sur la paille.»
Il se mit à rire: «C'est vrai, dit-il, mais ça presse! Les cartes se brouillent, nous ne sommes pas près de coucher dans un lit, et d'ici Paris, il ne faut pas y compter.»
Nos fusils démontés, nous voilà partis; le peuple était là en foule. Hors de la ville, nous trouvâmes des charrettes garnies de bottes de paille. Les gendarmes les gardaient rangées sur un rang à droite de la route; on était distribué par compagnies dans un ordre parfait; on montait suivant ce que devait contenir la charrette (s'il y avait trois chevaux, c'était douze hommes). Arrivés aux relais, on donnait cinq francs par collier, et si le cheval périssait, trois cents francs étaient payés de suite. À la descente de la troupe, les payeurs se trouvaient pour tout solder; d'autres charrettes étaient prêtes pour repartir. Les billets de rafraîchissements étaient donnés par compagnies; les habitants étaient à l'arrivée du convoi avec le billet du nombre d'hommes qu'ils devaient avoir pour les faire manger, et les emmenaient de suite pour se mettre à table. Tout était prêt partout; nous n'avions que trois quarts d'heure pour manger, et il fallait de suite partir. Le tambour-major était servi sur la place, jamais en retard. En partant, le bataillon s'allongeait sur la route de manière que chaque compagnie se trouvait en face de ses charrettes pour y monter et distribuer les ordinaires. Il n'y avait pas une minute de perte, chacun étant pénétré de son devoir. Nous faisions 25 lieues par jour, c'était la foudre qui partait du midi pour se porter au nord. Ce grand trajet de Limoges à Versailles fut bientôt fait.
Arrivés aux portes de cette jolie ville, on nous fit descendre des charrettes pour faire l'entrée; il fallut remonter nos fusils, et traverser cette ville dans un état de misère et de fatigue complet (ni rasés ni brossés). Sortis de Versailles, nous pensions trouver des voitures. Pas du tout! il fallut faire le voyage à pied pour aller coucher à Courbevoie, où morts de faim et de fatigue nous reçûmes des vivres et du vin.
Le lendemain fut employé à nous rapproprier, nous passâmes au magasin de linge et de chaussures, et le surlendemain l'Empereur nous passa en revue. Puis nous partîmes de suite, mais on nous fit une petite galanterie en nous faisant monter dans des fiacres qui avaient tous été mis en réquisition. Quatre grenadiers par fiacre avec nos sacs et nos fusils, c'était suffisant. Arrivés à Claye, on fit manger l'avoine à ces mauvaises rosses, et nous régalâmes notre cocher; nous repartîmes par la même voiture. Et toujours le dîner sur la table partout!
Nous arrivâmes à la Ferté-sous-Jouarre où les grosses voitures de la Brie, avec de gros chevaux et de bonnes bottes de paille, nous attendaient (12 hommes par charrette). Ces maudites routes avaient des ornières profondes et de grosses pierres; les cahots nous assommaient, nous culbutaient les uns sur les autres. Dieu, quelles souffrances!
Nous faisions toujours nos 25 et 26 lieues par jour. Arrivés en Lorraine, nous trouvâmes de petits chevaux légers et de petites voitures basses qui nous menaient ventre à terre; ils passaient les uns devant les autres. Nous pouvions faire 30 lieues avec de pareils chevaux; mais c'était effrayant de descendre des montagnes rapides, surtout celle qui tourne pour arriver à Metz. Arrivés aux portes de la ville, il fallut lui rendre les honneurs, remonter nos fusils et nous mettre en grande tenue, défaire les sacs pour changer de linge. Il y avait plus de dix mille âmes pour nous voir, surtout des dames qui n'avaient jamais vu la garde de l'Empereur. Nos fusils montés, nous défîmes nos sacs pour faire notre toilette; il faisait un grand vent pour changer de chemise; tout volait en l'air, de sorte que le champ fut bientôt libre, les dames criant à l'horreur en voyant les plus beaux hommes de France tout nus, mais nous ne pouvions pas faire autrement.
Notre entrée fut magnifique, nous fûmes tous logés chez le bourgeois et bien traités. L'Empereur dit que les chevaux de Lorraine avaient fait gagner 50 lieues à sa garde par leur vitesse. Nous partîmes de Metz pour ne plus nous arrêter ni jour ni nuit, nous étions conduits par la baguette des fées. Nous arrivâmes à Ulm de nuit, on nous donna nos billets de logement, mais après avoir mangé, la grenadière[50] battit, il fallut prendre les armes et partir de suite. Sur la route d'Augsbourg, on fit l'appel, de 9 à 10 heures du soir. Plus de voitures! nous étions sur le pays ennemi. Il fallut nous dégourdir les jambes et marcher toute la nuit; nous arrivâmes à un bourg, le matin sur les 9 heures; on ne nous donna que trois quarts d'heure pour manger et partir de suite. Il fallut faire vingt et une lieues le premier jour avec notre pesant fardeau sur le dos; rien qu'une halte d'une demi-heure! Le lendemain, point de repos que le temps de manger et de repartir. Nous avions encore vingt lieues au moins à faire pour arriver à Schoenbrunn; après avoir fait quinze à seize lieues, en avant d'un grand village, on nous fit mettre en bataille, et là on demanda vingt-cinq hommes de bonne volonté pour aller rejoindre l'Empereur aux portes de Vienne et monter la garde au château de Schoenbrunn. Je le connaissais et j'y avais fait faction bien des fois. Je sortis du rang le premier, «Je pars, dis-je à mon capitaine.—C'est bien, dit le général Dorsenne, le plus petit montre l'exemple.»
On fut au complet de suite, et en route! On nous promit une bouteille de vin à trois lieues de Vienne. Nous y arrivâmes sur les 9 heures du soir, bien fatigués et bien altérés, comptant sur la bouteille promise. Mais point de vin! il fallut passer tout droit sans s'arrêter. Je me détournai de la route pour trouver de l'eau pour étancher la soif qui me dévorait. Je longe une rue, et je rencontre un paysan qui venait de mon côté… En me voyant, il entre dans une maison d'apparence où se trouvait un factionnaire; il portait un baquet plein; je passe mon chemin, mais au détour de la rue, je me blottis le long du mur. Mon paysan revient avec son baquet; je l'arrête en lui parlant sa langue. Quelle surprise! Son baquet était plein de vin. Il fut contraint de s'arrêter devant moi, tenant son baquet des deux mains, et moi, l'arme aux pieds, je me mets à boire à grands traits, et recommence une seconde fois. Je puis dire n'avoir jamais bu si avidement, cela me donna des jambes pour faire mes trois lieues, et je rejoignis mes camarades le coeur content.
Nous arrivâmes au village de Schoenbrunn à minuit; nos officiers eurent l'imprudence de nous laisser reposer à un quart d'heure de chemin du château pour prendre les ordres de l'Empereur qui fut surpris d'une pareille nouvelle et furieux: «Comment, vous avez fait faire à mes vieux soldats quarante et des lieues dans deux jours? Qui vous a donné l'ordre? Où sont-ils.—Près d'ici.—Faites-les venir que je les voie!»
Ils vinrent aussitôt nous faire lever, mais nos jambes étaient raides comme des canons de fusil, nous ne pouvions plus avancer, il fallut prendre nos fusils pour nous servir de béquilles pour finir d'arriver. Lorsque l'Empereur nous vit courbés sur la crosse de nos fusils, pas un de droit, tous la tête penchée, ce n'était plus un homme, c'était un lion: «Est-il possible de voir mes vieux soldats dans un pareil état! Si j'en avais besoin! Vous êtes des…» Ils furent traités de toutes les manières. Il dit aux grenadiers à cheval: «Faites de suite de grands feux au milieu de la cour, allez chercher de la paille pour les coucher; faites-leur chauffer des chaudières de vin sucré!»
De suite, on mit les grandes marmites au feu pour nous faire la soupe; il fallait voir tous les cavaliers se multiplier, et l'Empereur faire tout apporter. Dans le bombardement de Vienne, les habitants de la ville avaient sauvé des voitures d'épicerie qui étaient devant les portes du château; il s'y trouvait du sucre et des quatre mendiants. Voilà le sucre qui paraît; on en fait mettre dans les bassines de vin chaud, on apporte des tasses de toutes sortes. L'Empereur ne quittait pas, il resta plus d'une heure; les tasses prêtes, les grenadiers à cheval arrivèrent autour des feux pour nous faire boire. Ne pouvant nous soulever, ils furent obligés de nous tenir la tête pour que nous puissions boire; les malins grenadiers se moquaient de nous: «Eh bien! les dessous-de-pieds et les bretelles de vos sacs vous ont anéantis. Allons, buvez à la santé de l'Empereur et de vos bons camarades! nous passerons la nuit près de vous à vous soigner; tout à l'heure, nous vous donnerons encore à boire et vous pourrez dormir; la soupe se fait; demain il n'y paraîtra plus.»
L'Empereur remonta dans son palais; à cinq heures, on nous mit sur notre séant pour nous faire manger la soupe, de la viande, du pain et du bon vin. À neuf heures, l'Empereur descendit pour nous voir, il dit aux officiers de nous faire lever, mais il fallait deux hommes pour nous promener; les jambes étaient raides. L'Empereur tapait des pieds de colère, les grenadiers se moquaient de nous et nos officiers n'osaient se faire voir par crainte d'être mal reçus. Le soir, on nous donna des logements dans ce beau village très riche; toute la garde arriva et fut bien logée.
Le bombardement de Vienne avait cessé, nos troupes avaient pris la capitale; les armées d'Autriche avaient fait sauter les ponts après avoir passé de l'autre côté du Danube. On prit toutes les mesures pour recommencer; il fallait aller les trouver et se faire un passage sur ce terrible fleuve qui avait augmenté et était d'une force effrayante; l'eau était à pleins bords; on eut de la peine à maintenir les grosses barques avec des ancres, il fallait des bateaux assez forts pour établir un pont d'une longueur démesurée, avec un courant si rapide. Tous ces préparatifs demandèrent du temps; l'Empereur fit descendre ces grandes barques à trois lieues, dit-on, au-dessous de Vienne, en face de l'île Lobau et la plaine d'Essling. Les deux ponts établis, l'Empereur fit descendre le corps du maréchal Lannes pour attendre les ordres de passage; il mit dans Vienne cent mille hommes pour maintenir la capitale, s'emparer de tous les édifices de manière que personne ne pouvait faire aucun signe au prince Charles de l'autre côté. On faisait des patrouilles considérables dans les rues, tout le peuple était renfermé. Puis on fit des démonstrations de passage en face de Vienne pour maintenir l'armée du prince Charles en face de sa capitale, et les empêcher de descendre du coté d'Essling.
Lorsque tout fut prêt, l'Empereur fit faire les promotions dans la garde; je fus nommé sergent le 18 mai 1809 à Schoenbrunn. Ce fut une joie que je ne puis exprimer de me voir sous-officier, rang de lieutenant dans la ligne, avec droit, arrivé à Paris, de porter l'épée et la canne. Je restais dans ma même compagnie, mais je n'avais point de galons de sergent; il fallut rendre mes galons de caporal à mon remplaçant, et me voilà simple soldat, mais patience! il s'en trouvera. L'Empereur donna l'ordre au maréchal Lannes de faire passer le grand pont du Danube à son corps d'armée et de se porter en avant de l'autre côté d'Essling; les fusiliers de la garde, le maréchal Bessières et un parc d'artillerie étaient en position dès le matin. Les Autrichiens ne s'en aperçurent que lorsque notre intrépide Lannes leur souhaita le bonjour à coups de canon, leur faisant tourner le dos à leur capitale, pour venir au-devant de notre armée qui avait passé sans leur permission. Toute l'armée du prince Charles arriva en ligne sur la nôtre, et le feu commença de part et d'autre.
Plus de cent mille hommes arrivèrent sur le corps du maréchal Lannes, la foudre tombait sur nos troupes, mais il se maintint jusqu'à la dernière extrémité. L'Empereur nous fit partir dès le matin de Schoenbrunn pour le Danube; toute l'infanterie de la garde et lui à la tête. À onze heures, il donnait l'ordre de passer et de mettre nos bonnets à poil. Comme ça pressait, en passant sur trois rangs le grand pont, nous nous défaisions nos bonnets[51] les uns les autres en marchant. Cette opération fut faite dans la traversée du pont, et tous nos chapeaux furent jetés dans le Danube, nous n'en avons jamais porté depuis. Ce fut la fin des chapeaux pour la garde.
Nous traversâmes la pointe de l'île et trouvâmes un second pont que nous passâmes au galop; les chasseurs à pied passèrent les premiers, débouchèrent dans la plaine et firent un à-gauche en colonne au lieu d'un à-droite. La fausse manoeuvre ne put se réparer, il fallut se mettre de suite en bataille, notre droite près du bras du Danube. Aussitôt en bataille, il arrive un boulet qui vient frapper la cuisse du cheval de l'Empereur; tout le monde crie: «À bas les armes, si l'Empereur ne se retire pas sur-le-champ!» Il fut contraint de repasser le petit pont, et se fit établir une échelle en corde attachée en haut d'un sapin; de là il voyait tous les mouvements de l'ennemi et les nôtres.
Un second boulet frappa le sergent-tambour; un de mes camarades fut de suite lui ôter ses galons et ses épaulettes et me les apporta, je le remerciai en lui donnant une poignée de main. Ce n'était que le prélude; l'ennemi plaça devant nous cinquante canons sur la gauche d'Essling. L'envie me prend de faire mes besoins, mais défense d'aller en arrière! il fallait se porter en avant de la ligne de bataille. Arrivé à la distance voulue pour les bienséances, je pose mon fusil par terre, et me mets en fonctions, tournant le derrière à l'ennemi. Voilà un boulet qui fait ricochet et m'envoie beaucoup de terre sur le dos, je fus accablé par ce coup terrible; heureusement j'avais gardé sac au dos, ce qui me préserva.
Je ramasse mon fusil d'une main, ma culotte de l'autre, et reviens, les reins meurtris, rejoindre mon poste. Mon commandant me voyant dans cet état, arrive au galop près de moi: «Eh bien, me dit-il, êtes-vous blessé?—Ce n'est rien, commandant; ils voulaient me nettoyer le derrière, mais ils n'ont pas réussi.—Allons, buvez un coup de rhum pour vous remettre.»
Il me présente une bouteille d'osier qu'il prend dans ses fontes de pistolets et me la présente: «Après vous, s'il vous plaît.—Buvez un bon coup! Vous reviendrez bien seul?—Oui», lui dis-je.—Il part au galop, et j'arrive à mon poste mon fusil d'une main, ma culotte de l'autre, en serre-file; c'était mon poste; là je me rétablis.
«Eh bien, me dit le capitaine Renard, vous l'avez échappé belle.—C'est vrai, capitaine, leur papier est bien dur; je n'ai pu m'en servir. Ce sont des butors.» Et voilà des poignées de main qui m'arrivent de tous mes chefs et camarades.
Les cinquante pièces de canon des Autrichiens tonnaient sur nous sans que nous puissions faire un pas en avant, ni tirer un seul coup de fusil. Qu'on se figure les angoisses que chacun endurait dans une pareille position, on ne pourra jamais le dépeindre; nous avions quatre pièces de canon devant nous, et deux devant les chasseurs pour répondre à cinquante. Les boulets tombaient dans nos rangs et enlevaient des files de trois hommes à la fois, les obus faisaient sauter les bonnets à poil à 20 pieds de haut. Sitôt une file emportée, je disais: «Appuyez à droite, serrez les rangs!» Et ces braves grenadiers appuyaient sans sourciller et disaient en voyant mettre le feu: «C'est pour moi.—Eh bien, je reste derrière vous, c'est la bonne place, soyez tranquilles.»
Il arrive un boulet qui emporte la file, et les renverse tous les trois sur moi; je tombe à la renverse: «Ce n'est rien, leur dis-je, appuyez de suite!—Mais, sergent, votre sabre n'a plus de poignée; votre giberne est à moitié emportée.—Tout cela n'est rien, la journée n'est pas finie.»
Nos deux pièces n'avaient plus de canonniers pour les servir. Le général Dorsenne les remplaça par douze grenadiers et leur donna la croix, mais tous ces braves périrent près de leurs pièces. Plus de chevaux, plus de soldats du train, plus de roues! les affûts en morceaux, les pièces par terre comme des bûches! impossible de s'en servir! Il arrive un obus qui éclate près de notre bon général et le couvre de terre, il se relève comme un beau guerrier: «Votre général n'a point de mal, dit-il, comptez sur lui, il saura mourir à son poste.»
Il n'avait plus de chevaux, deux avaient péri sous lui. À de tels hommes que la patrie soit reconnaissante! Et la foudre tombait toujours… Un boulet emporte une file près de moi, je suis frappé au bras, mon fusil tombe; je crois mon bras emporté, je ne le sens plus. Je regarde; je vois attaché à ma saignée un morceau de chair. Je crois que j'ai le bras fracassé. Pas du tout! c'était un morceau d'un de mes braves camarades qui était venu me frapper avec tant de violence qu'il s'était collé à mon bras.
Le lieutenant arrive près de moi, me prend le bras, me le remue et le morceau de viande tombe; je vois le drap de mon habit. Il me secoue et dit: «Il n'est qu'engourdi.» On ne peut se figurer ma joie de remuer les doigts. Le commandant me dit: «Laissez votre fusil, prenez votre sabre.—Je n'en ai plus, le boulet qui m'a renversé a emporté la poignée.» Je prends mon fusil de la main gauche.
Les pertes devenaient considérables; il fallut mettre la garde sur un rang pour faire voir à l'ennemi la même ligne sur le terrain. Sitôt cette opération faite, il arrive sur notre gauche un brancard porté par des grenadiers qui déposèrent au centre de la garde leur précieux fardeau. L'Empereur, du haut de son sapin, avait reconnu son favori; il avait quitté son poste d'observation et était accouru pour recevoir les dernières paroles du maréchal Lannes, frappé à mort à la tête de son corps d'armée. L'Empereur mit un genou à terre pour le prendre dans ses bras, et le fit transporter dans l'île, mais il ne put supporter l'amputation. Là finit la carrière de ce grand général. Tout le monde fut dans la consternation d'une pareille perte.
Il restait de notre côté le maréchal Bessières qui était comme les autres démonté; il parut devant nous. La canonnade continuait; un de nos officiers est frappé par un boulet qui lui emporte la jambe, le général donne la permission à deux grenadiers de le porter dans l'île, ils le mettent sur deux fusils, ils n'avaient pas fait 400 pas qu'un boulet les tue tous les trois. Mais voilà un plus grand malheur qui nous arrive: le corps du maréchal Lannes battait en retraite; une partie vint se jeter sur nous, tous épouvantés et couvrant notre ligne de bataille. Comme nous étions sur un rang, nos grenadiers les prenaient par le collet et les mettaient derrière eux en disant: «Vous n'aurez plus peur.»
Heureusement, ils avaient tous leurs armes et des cartouches; le village d'Essling était en notre pouvoir quoique pris, repris et incendié, les braves fusiliers en restèrent les maîtres toute la journée. Le calme étant un peu rétabli chez les soldats qui étaient derrière notre rang, le maréchal Bessières vint les prendre, et les rassurant leur dit: «Je vais vous mener en tirailleurs et je serai, comme vous, à pied.»
Tous ces soldats partent avec ce bon général, il les fait mettre sur un rang, à portée de fusil des cinquante pièces qui faisaient feu sur nous depuis onze heures du matin. Voilà une ligne de tirailleurs qui protégeait le feu de file commencé sur l'artillerie autrichienne. Le brave maréchal, les mains derrière le dos, n'arrêtant pas d'un bout à l'autre, fit taire pour un moment leur furie contre nous. Cela nous donne un peu de répit, mais le temps est bien long quand on attend la mort sans pouvoir se défendre. Les heures sont des siècles. Après avoir perdu un quart de nos vieux soldats sans avoir brûlé une amorce, je ne fus plus en peine d'avoir des galons et des épaulettes de sergent, mes grenadiers m'en donnèrent plein mes poches. Cette cruelle journée vit des pertes considérables… Le brave maréchal resta derrière ses tirailleurs plus de quatre heures; le champ de bataille ne fut ni perdu ni gagné. Nous ne savions pas que les ponts sur le grand fleuve étaient emportés, et que notre armée passait le Danube à Vienne.
À neuf heures, le feu cessa. L'ordre de l'Empereur fut de faire chacun son feu pour faire croire à l'ennemi que toute notre armée était passée. Le prince Charles ne savait pas notre pont emporté, car il nous aurait tous pris à son premier effort et n'aurait pas demandé une trêve de trois mois qui lui fut accordée de suite, car nous étions, on peut le dire, dans une cage, il pouvait nous bombarder de tous les côtés. Tous nos feux bien allumés, nous eûmes l'ordre de repasser dans l'île sur notre petit pont, et d'abandonner nos feux; nous passâmes la nuit à nous placer dans des endroits sans feux pour attendre le jour. Le matin, de grosses pièces passèrent devant nous et furent braquées à la tête de notre petit pont. Quelle fut notre surprise de ne plus voir le grand pont que nous avions passé la veille! Tout était parti comme nos chapeaux que nous avions jetés dans le Danube.
Sur le fleuve, en face de Vienne, on avait lâché les moulins qui sont sur bateaux, et ôté les roues qui les faisaient marcher; on les avait chargés de pierres, et ces masses lancées par le fleuve emportèrent le grand pont. Le grand sacrifice de leurs moulins nous bloqua trois jours dans l'île, sans pain; nous mangeâmes tous les chevaux qui avaient échappé à la mort, il n'en resta pas un; les prisonniers faits le matin eurent pour leur part les têtes et les boyaux. Il ne restait plus à nos chefs que la bride et la selle; on ne peut se figurer une pareille disette, et nous entendions des cris déchirants près de nous… C'était M. Larrey qui faisait ses amputations; c'était affreux à entendre.
L'Empereur fit sommer la ville de Vienne de réunir tous ses bateaux, et de les redescendre pour faire le pont. Le quatrième jour, nous fûmes délivrés; nous repassâmes ce terrible fleuve avec joie et avec des figures bien pâles. Les vivres nous attendaient à Schoenbrunn où nous arrivâmes le soir. Tout était prêt pour nous recevoir et nos billets de logement préparés. Nous eûmes le temps de nous rétablir pendant trois mois de trêve; puis les travaux commencèrent dans l'île Lobau: cent mille hommes se mirent à faire des redoutes, des chemins couverts; on ne peut se faire une idée de la terre remuée pendant ces trois mois. Les Autrichiens en firent de bien plus considérables encore en face de nous. L'Empereur partait de son palais à cheval avec son escorte, il arrivait dans l'île Lobau et montait au haut de son sapin; de là il voyait tous leurs travaux et faisait exécuter les siens: il revenait satisfait et joyeux, ça se voyait à son arrivée, il parlait à tous ses vieux soldats en se promenant dans la cour les mains derrière le dos. Il recompléta sa garde, et comme il avait fait venir des acteurs de Paris, il donna la comédie dans le château; les belles dames de Vienne furent invitées avec cinquante sous-officiers. C'était un coup d'oeil magnifique, mais c'était trop petit pour tant de monde. Pendant ces trois mois, mon bras étant remis de son engourdissement, je me mis à écrire sans relâche; je fis des progrès. Mes maîtres étaient contents de moi. Personne de la garde ne mit le pied dans Vienne, pas même l'Empereur, mais il faisait de fréquentes visites à l'île Lobau pour voir les grands préparatifs, il faisait faire la manoeuvre à toute son armée pour la tenir prête à rentrer en campagne. Lorsque tout fut prêt, il fit voir un échantillon de son armée aux amateurs de Vienne, dans une revue de cent mille hommes sur les hauteurs à gauche de la ville. Là, il fit venir notre colonel Frédéric, et le reçut général en lui disant: «Je te ferai gagner tes épaulettes.» Tous les corps reçurent l'ordre du départ pour se rendre le 5 juillet dans l'île Lobau. Le bonheur voulut que le prince Eugène avec l'armée d'Italie arrivât pour le passage du Danube le 6 juillet, à dix heures du matin. Tout fut réuni dans la même plaine.
L'Empereur avait fait faire des radeaux qui pouvaient contenir deux cents hommes, pour prendre une île occupée par les Autrichiens qui gênaient son mouvement; il ne pouvait passer sans être vu de l'armée autrichienne. Tous les préparatifs étaient prêts, les voltigeurs et les grenadiers sur leur radeau, avec le général Frédéric; on les lâcha à minuit sonné pour être dans son droit, la trêve finissant le 6 juillet. Voilà la pluie qui tombe par torrents; les soldats autrichiens vont se mettre dans leurs abris; nos radeaux arrivent en travers de l'île sur le sable. N'ayant d'eau qu'aux mollets, on la prit sans brûler une amorce: tous les Autrichiens furent faits prisonniers et alors l'ennemi ne put voir notre mouvement. Deux mille sapeurs furent chargés de faire avec le génie un chemin pour faire passer les pontons et l'artillerie, les arbres qui gênaient le passage fondaient sous la hache et la scie. Au jour, nous étions à trois lieues au-dessous des travaux de l'ennemi et des nôtres sans que l'ennemi s'en doutât. Dans un quart d'heure, trois ponts étaient établis, et à dix heures du matin, cent mille hommes avaient passé dans la plaine de Wagram. À midi, toute notre armée était en ligne avec sept cents pièces de canon en batterie; les Autrichiens en avaient autant. On ne s'entendait pas. C'était drôle de nous voir faire face à Vienne, et les Autrichiens tourner le dos à leur capitale; on peut dire à leur louange qu'ils se battirent en déterminés. On vint dire à l'Empereur qu'il fallait remplacer la grande batterie de sa garde, que les canonniers étaient détruits: «Comment! dit-il, si je faisais relever l'artillerie de ma garde, l'ennemi s'en apercevrait et redoublerait d'efforts pour percer mon centre. De suite, des grenadiers de bonne volonté pour servir les pièces!»
Vingt hommes par compagnie partirent aussitôt; on fut obligé de faire le compte; tous voulaient y aller. On ne voulut pas de sous-officiers, rien que des grenadiers et des caporaux. Les voilà partis au pas de course pour servir la batterie de cinquante pièces; sitôt arrivés à leur poste, les coups de canon se firent entendre, l'Empereur prit sa prise de tabac et se promena devant nous. Pendant ce temps, le maréchal Davoust s'empare des hauteurs et rabattait l'ennemi sur nous, en filant sur le grand plateau, pour leur couper la route d'Olmutz. L'Empereur voyant le maréchal lui faire face, n'hésita pas à faire partir tous les cuirassiers en une seule masse pour enfoncer leur centre; cette masse s'ébranle, passe devant nous; la terre tremblait sous nos pieds. Ils ramenèrent cinquante pièces de canon toutes attelées et des prisonniers. Le prince de Beauharnais va au galop vers l'Empereur lui apprendre que la victoire est certaine. Il embrasse son fils.
Le soir quatre grenadiers rapportaient le colonel qui commandait la batterie de cinquante pièces où l'Empereur avait envoyé ses grognards; ce brave était blessé depuis onze heures. On l'avait fait porter en arrière de sa batterie: «Non, dit-il, reportez-moi à mon poste, c'est ma place.» Et sur son séant, il commandait.
La garde fut formée en carré et l'Empereur coucha au milieu; il fit ramasser tous les blessés et les fit conduire à Vienne. Le lendemain, nous trouvions des trente boulets à la suite dans le même endroit; on ne peut se faire idée de cette bataille. Le 23, toutes les colonnes partirent de grand matin, les Autrichiens étaient partis après des pertes considérables, ils furent obligés de venir demander la paix sur les hauteurs d'Olmutz, où l'Empereur avait fait dresser sa belle tente. Le feu cessa de part et d'autre. Nous partîmes pour Schoenbrunn, et là on traita de la paix; les armées restèrent en présence pendant que l'Empereur réglait ses affaires.
SIXIÈME CAHIER.
RENTRÉE EN FRANCE.—LES FÊTES DU MARIAGE IMPÉRIAL.—JE FAIS LES FONCTIONS DE SERGENT INSTRUCTEUR, DE CHEF D'ORDINAIRE, DE VAGUEMESTRE.
Nous partîmes pour la deuxième fois de Schoenbrunn. Arrivés dans la Confédération du Rhin, nous fûmes reçus comme dans notre patrie. En France, dans les grandes villes on venait au-devant de nous; nous étions reçus dans nos logements avec amitié. Aux portes de Paris, nous trouvâmes un peuple impossible à nombrer, c'est à peine si nous pouvions passer par section, tant nous étions pressés par la foule. On nous mena de suite aux Champs-Élysées, devant un repas froid donné par la ville de Paris. Le temps gêna beaucoup; il fallut manger et boire debout, puis partir pour Courbevoie. Cette bonne ville de Paris nous donna un second repas sous les galeries de la place Royale et la comédie à la porte Saint-Martin; des arcs de triomphe étaient dressés, le peuple de Paris était ivre de joie de nous revoir; malheureusement il en manquait beaucoup à l'appel, il en était resté un quart sur les champs de bataille d'Essling et de Wagram. Mais personne n'était plus content que moi de rentrer à Paris avec les galons de sergent, de porter l'épée, la canne et les bas de soie l'été. J'étais pourtant bien en peine pour une chose: je n'avais point de mollets; il fallut avoir recours aux faux mollets; ça me taquinait.
Après un repos de quinze jours dans la belle caserne de Courbevoie, habillés à neuf, nous passâmes la revue de l'Empereur aux Tuileries. On faisait des préparatifs pour l'enterrement du maréchal Lannes, cent mille hommes formaient le cortège du célèbre guerrier, qui partit du Gros-Caillou pour se rendre au Panthéon. Je fus du nombre des sous-officiers qui le portèrent; nous étions seize pour le descendre de huit ou dix degrés sur le côté gauche de l'aile du Panthéon, là nous le déposâmes sur des tréteaux. Toute l'armée avait défilé devant les restes de ce bon guerrier; cela dura jusqu'à minuit.
Je repris mon service dans mes fonctions de sous-officier; je m'appliquais à écrire, et un jour, étant de garde à Saint-Cloud, je fis un rapport de mes 50 grenadiers, avec tous les noms bien écrits, et le portai moi-même à M. Belcourt qui fut content de la netteté de mon rapport: «Continuez, me dit-il, vous êtes sauvé.» Que je me donnais de peine pour apprendre ma théorie! Je surpassais mes camarades pour le ton du commandement, je fus désigné comme ayant la plus forte voix; je me trouvais heureux avec mon grade de sergent et 43 sous par jour. Ayant des visites indispensables à faire, je me mis sur mon trente et un, il me fallut des bas de soie pour porter l'épée. J'ai dit déjà que j'avais passé à Saint-Malo[52]. Je n'avais point de mollets, il fallut avoir recours à des faux. J'allai au Palais-Royal pour me les procurer, je trouvais mon affaire que je payai 18 francs, ce qui me fit une jambe passable, avec une paire de bas fins sur les faux mollets, et les bas de soie (en troisième). Je fis les visites de rigueur, et je fus comblé de politesses sur ma bonne tenue. Je rentrai à la caserne le soir à neuf heures, satisfait de ma journée, et je trouvai une lettre de mon capitaine Renard qui m'invitait pour le dimanche à dîner chez lui, sans faute à cinq heures précises, disant que son épouse et sa demoiselle voulaient me voir pour me remercier d'avoir fait coucher mon capitaine dans un tonneau le soir de la bataille d'Austerlitz.
Je me rendis à cette invitation, je trouvai là des militaires de distinction, des bourgeois et des dames de haut parage[53]. J'étais gêné avec mes supérieurs, tous décorés, et de si belles dames, avec des plumes! Que j'étais petit dans ce beau talon en attendant le dîner! Mon capitaine vint à mon secours, me présenta à son épouse, à ces dames et à ses amies. Je ne me trouvai plus isolé, mais j'étais bien timide, j'aurais préféré ma pension à ce grand dîner. On passa dans la salle à manger où je fus placé entre deux belles dames qui n'étaient pas fâchées d'être éloignées de leurs maris, et elles me mirent à mon aise en s'occupant de moi. Au second service, la gaîté se fit sur tous les visages, et le vin de Champagne fut le complément de la gaîté. Il fallut que mes chefs commençassent à conter leurs campagnes, et les dames leur disaient: «Et vos conquêtes auprès des dames étrangères, vous n'en parlez pas?—Eh bien! leur dit le commandant, je vais vous satisfaire, je suis garçon.»
Il fit le portrait des dames de Vienne et de Berlin, toujours en ménageant toutes les convenances (qui font le charme de la société); il fut applaudi. Je fus attaqué par les deux dames qui étaient près de moi pour conter mon histoire: «Je vous supplie de me faire grâce; mes chefs la connaissent.—Eh bien! dit le capitaine, je vais vous satisfaire pour lui, vous verrez que c'est un bon soldat. Il a été décoré le premier aux Invalides; il nous a empêchés de mourir de faim en Pologne, en dénichant toutes les cachettes des Polonais. Enfin, Mesdames, je serais mort sans lui. Je fus confus du témoignage de mon capitaine et comblé d'amitiés par tout le monde. Le feu m'avait monté à la figure; j'avais un mouchoir blanc, je le prenais pour m'essuyer et le remettais sans cesse dans ma poche. Ma serviette était fine; par distraction, je m'en essuyais la figure et la mis aussi dans ma poche. À l'heure de rentrer à la caserne, je prends congé. Le capitaine me dit: «Vous partez?—Oui, capitaine, je suis de garde demain.—Mais vous viendrez demain.—Ce n'est pas possible, je suis de garde.—Mais vous emportez votre serviette.»
Mettant la main dans ma poche, je trouve la serviette et mon mouchoir. Rendant la serviette à mon capitaine, je lui dis: «Je croyais être encore en pays ennemi, vous savez que si on ne prend rien on croit avoir oublié quelque chose.—Eh bien, me dit-il, restez là! Je vais envoyer mon domestique à la caserne, et vous passerez la soirée avec nous.» Me montrant sa demoiselle: «Voilà votre dénonciateur, qui m'a dit: Papa, il emporte sa serviette, mais laisse-le faire.—Que j'ai eu du bonheur d'être vu par votre demoiselle!»
Je rentrai à la caserne des Capucins près la place Vendôme; le lendemain matin, je reçus une lettre de Mme *** qui me priait de passer chez elle à onze heures du matin, ça me fit monter l'imagination au cerveau, je pétillais de joie; je trouvai un camarade qui monta ma garde au quartier, je me mis sur mon trente et un et je pris un cabriolet pour me conduire à l'adresse indiquée. Je puis dire que j'avais des transports d'amour (mon âge le permettait). J'arrive, je me fais annoncer, la femme de chambre me conduit auprès de sa maîtresse, dans un beau salon, où je fus reçu par une des deux dames qui étaient près de moi chez mon capitaine, et qui était dans un négligé des plus galants. Je ne me possédais pas. «Allez! dit-elle à sa femme de chambre.»
Me voyant seul avec cette belle dame, j'étais confus et muet; elle me prit le bras et me fit passer dans sa chambre à coucher. Il y avait là tous les rafraîchissements désirables, du vin sucré et tous les réconfortants possibles; c'est par là qu'elle débuta avec moi. La conversation s'engagea sur ses intentions à mon égard; elle me dit qu'elle avait jeté ses vues sur moi, mais qu'elle ne pouvait pas me recevoir chez elle: «Si vous êtes mon fait, je vous donnerai une adresse où nous nous réunirons trois fois par semaine. Je vais à l'Opéra, et sur cette place vous aurez une chambre prête. En descendant de voiture, j'irai vous rejoindre pour passer la soirée.—Je n'y manquerai pas.—Faites monter votre garde à tout prix, c'est moi qui paie.» Elle me poussait par le vin et le sucre; je vis par ses manières agaçantes qu'il fallait payer de ma personne, et sautant sur une de ses mains: «Vous pouvez, lui dis-je, disposer de moi.» Me menant vers sa bergère, il fallut donner des preuves de mon savoir-faire; elle me montra son beau lit qui était garni de glaces au plafond et au pourtour, jamais je n'avais vu de pareille chambre. Elle parut contente de moi; je passai une journée de délices près de cette belle dame et la quittai pour aller à l'appel. Je tremblais un peu sur mes jambes de la journée orageuse que j'avais passée, mais content de ma belle conquête, je ne manquai pas le jour indiqué. Je trouvai mon dîner servi par la belle femme de chambre qui resta pour faire la toilette de sa maîtresse et la défaire. Je me mis à table et dînai comme un enfant gâté avec un dîner froid: «Et vous, Mademoiselle, vous ne dînez pas?—Si, Monsieur, après vous, s'il vous plaît. Madame est bien contente de vous; elle va venir de bonne heure prendre le café et passer la soirée avec vous. Dînez bien et buvez de bons coups, c'est du bordeaux; voilà du sucre, il sera meilleur.—Je vous remercie.—Je vous préviens que je vais déshabiller madame pour qu'elle soit à son aise; et je reviendrai lui faire sa toilette pour rentrer à l'hôtel.—Ça suffit.»
Madame arrive à huit heures, et dit, après les civilités données et reçues: «Allez chercher le café.» Nous restâmes seuls, je vais près d'elle: «Eh bien! dit-elle, nous passons la soirée ensemble.—Je le sais, Madame.—Restez à votre place!» Le café est servi de suite; sitôt pris, elle dit: «Passez dans ce cabinet, je vous ferai appeler.»
Je sors et m'assois en attendant mon sort; on vint me dire de passer dans la chambre de madame, qu'elle m'attendait. Quelle surprise pour moi! elle était au lit: «Allons! me dis-je, je suis pris.—Venez vous asseoir dans cette bergère, près de moi. Avez-vous la permission de vingt-quatre heures?—Oui, Madame.»
Elle donna ses ordres à la femme de chambre et la congédia jusqu'au lendemain pour nous apporter le café et faire la toilette de sa maîtresse. Moi, je restais dans l'embarras pour me déshabiller, il me fallait cacher mes maudits faux mollets et mes trois paires de bas. Que j'étais mal à mon aise! J'aurais voulu éteindre la bougie pour m'en débarrasser; je les fourrai sous l'oreiller le plus adroitement possible, mais cela m'avait ôté ma gaîté. Le lendemain, pour les remettre, quel supplice!
Heureusement, ma belle dame se leva la première pour me sortir d'embarras, et passa dans le cabinet avec sa femme de chambre pour faire sa toilette; je ne perds pas de temps, je saute à bas du lit pour rétablir ma toilette et remettre mes trois paires de bas sans les mettre de travers, ce que je fis pour une jambe seulement, mais madame ne s'en aperçut pas.
Il aurait fallu le perruquier pour rétablir ma tête; on me fit demander si j'étais levé: «Dites à madame que je puis me présenter près d'elle; je suis à ses ordres.»
Madame paraît belle et fraîche, et nous prenons le chocolat en tête-à-tête. Après nous être entendus, elle partit avec sa femme de chambre et je rentrai à la caserne un peu en désordre; un de mes camarades me dit: «Vous avez un bas de travers, on dirait un faux mollet.—C'est vrai, dis-je un peu confus, je vais m'en défaire de suite.»
Rentré dans ma chambre, je me déshabille et j'ôte les maudits mollets qui m'avaient mis à la torture pendant vingt-quatre heures; je n'en ai jamais portés depuis.
Je continuai de voir ma belle et spirituelle dame les jours indiqués, mais la tâche était plus forte que mes forces et j'avais trouvé mon maître, il aurait fallu capituler. Elle me donna le moyen de battre en retraite: je reçus une lettre par laquelle elle désirait connaître mon style. Il fallait que je lui réponde à l'adresse indiquée. Je me trouvai dans un grand embarras, ne sachant que très peu écrire; enfin je me décide et fais de mon mieux. Les phrases ne répondaient pas à tous les désirs qu'elle attendait de moi, et elle me fit des reproches mérités sur mon manque d'éducation: «Je n'ai pas trouvé dans votre lettre ce que je désirais, dit elle; d'abord point d'orthographe, peu de style.»
Je lui répondis de suite: «Madame, je mérite le reproche que vous me faites, je m'y résigne. Si vous voulez une lettre parfaite, je vous écrirai les vingt-cinq lettres de l'alphabet avec tous les points et virgules qu'il faut pour une lettre digne de vous; placez-les où il en manquera, vous aurez suppléé à mes faibles moyens.»
Je ne voulus jamais la revoir; les instances furent inutiles.
Étant débarrassé de ma belle conquête, je me reportai sur mes écritures et théories sans relâche pendant sis mois, ne sortant de la caserne que pour monter ma garde (et toujours mon École de bataillon dans ma poche pour apprendre les manoeuvres qui concernaient mon grade). Je surmontai toutes les difficultés dans la pratique. L'Empereur donna l'ordre de faire manoeuvrer les sous-officiers et caporaux seuls, à l'aide de perches représentant les sections. Pour former le peloton, l'homme de section prenait les deux bouts de chaque perche; pour rompre, le caporal reprenait le bout de sa perche. On nommait cela manoeuvre à la perche; elle donnait du repos à tous les grognards. M. Belcourt nous commandait et on fit des progrès sensibles en arpentant la belle cour de la caserne de Courbevoie; avec cent hommes, on faisait les grandes manoeuvres comme un régiment complet.
L'Empereur nous fit former le carré; après une manoeuvre d'une heure, il fut content, et donna l'ordre de ne plus la faire que deux fois par semaine. Il fallait que tous les sergents et caporaux commandassent. Lorsque ce fut à mon tour, je fus dans la joie de pouvoir montrer à mes supérieurs les progrès que j'avais faits; ils me suivaient de l'oeil pour voir si je me tromperais. Pendant le repos, je fus entouré de tous mes camarades, et mes supérieurs me firent voir qu'ils étaient contents. Mais si l'Empereur était content de nous, nous n'étions pas contents de lui. Le bruit circulait dans la garde qu'il divorçait avec son épouse pour prendre une princesse autrichienne en paiement des frais de la seconde guerre avec l'empereur d'Autriche, et qu'il voulait avoir un successeur au trône. Pour cela, il fallut renvoyer la femme accomplie, prendre une étrangère qui devait donner la paix générale. L'Empereur passait de grandes revues pour se distraire de ses peines. On nous dit que le prince Berthier partait pour Vienne porter le portrait de notre Empereur à la princesse pour demander sa main, et qu'il devait se marier avec cette princesse avant de l'amener, et qu'il devait coucher avec elle avant de la présenter à son souverain. N'en sachant pas plus long, je me disais: «Il est bien heureux de coucher le premier, je voudrais être à sa place[54].» Je fis rire mon capitaine.
Tout était en mouvement pour recevoir cette nouvelle impératrice. Le 15, toute sa famille la conduisit à une grande distance de Vienne; elle témoigna des regrets de son chien et de sa perruche; les ordres furent donnés de suite, et elle fut bien surprise en arrivant à Saint-Cloud de trouver sa cage, ses oiseaux, son beau chien qui reconnaissait sa maîtresse, et sa perruche qui la nommait.
Notre premier bataillon fut commandé pour attendre à Saint-Cloud l'arrivée de l'Empereur. Les courriers arrivés, on nous fit mettre sous les armes; nous vîmes cette belle voiture attelée de huit chevaux, et l'Empereur à côté de sa prétendue. Comme il avait l'air heureux! Ils montèrent Saint-Cloud au petit pas et nous eûmes le temps de voir passer tous ces beaux équipages. Ils furent mariés civilement à Saint-Cloud; le lendemain ils partirent pour faire leur entrée dans la capitale. Nous eûmes l'ordre d'assister à la grande cérémonie du mariage religieux, qui fut célébré le 5 avril dans la chapelle du Louvre. On ne peut pas se faire une idée de tous les préparatifs. Dans la grande galerie du Louvre, à partir du vieux Louvre jusqu'à la chapelle qui se trouve au bout du pavillon des Tuileries du côté du Pont-Royal (ce trajet est immense), il se trouvait trois rangées de banquettes pour asseoir les dames et les messieurs. Au quatrième rang étaient cinquante sous-officiers décorés, placés de distance en distance dans des ronds en fer (pour ne pas être heurtés par personne). Le général Dorsenne nous commandait; lorsqu'il nous eut placés à nos postes, il prévint ces dames que nous étions leurs chevaliers pour leur faire donner des rafraîchissements. Il fallut faire connaissance. Nous en avions vingt-quatre de chaque côté de nous (quarante-huit par sous-officier), et il fallait répondre à leurs demandes. Dans l'épaisseur du gros mur, on avait fait de grandes niches pour placer quatre-vingt-seize cantines pour tous les rafraîchissements désirables. Ces petits cafés ambulants firent bonne recette.
Voilà le costume des dames: des robes décolletées par derrière jusqu'au milieu du dos. Et par devant l'on voyait la moitié de leurs poitrines, leurs épaules découvertes, leurs bras nus. Et des colliers! et des bracelets! et des boucles d'oreilles! Ce n'étaient que rubis, perles et diamants. C'est là qu'il fallait voir des peaux de toutes nuances, des peaux huileuses, des peaux de mulâtresses, des peaux jaunes et des peaux de satin; les vieilles avaient des salières pour contenir leurs provisions d'odeurs. Je puis dire que je n'avais jamais vu de si près les belles dames de Paris, la moitié à découvert. Ça n'est pas beau.
Les hommes étaient habillés à la française; tous le même costume: habit noir, culottes courtes, boutons d'acier découpés en diamant. La garniture de leurs habits leur coûtait 1,800 francs, ils ne pouvaient se présenter à la cour sans ce costume. Les fiacres furent défendus ce jour-là; on ne peut se figurer la quantité de beaux équipages aux abords des Tuileries. La grande cérémonie partit du château pour se rendre au vieux Louvre, et monta le grand escalier du Louvre pour se rendre à la chapelle des Tuileries. Que cette cérémonie était imposante! Tout le monde était debout dans le silence le plus religieux. Le cortège marchait lentement; sitôt passé, le général Dorsenne nous réunit, nous mena à la chapelle, et nous fit former le cercle. Nous vîmes l'Empereur à droite à genoux sur un coussin garni d'abeilles et son épouse à genoux près de lui pour recevoir la bénédiction. Après avoir placé la couronne sur sa tête et sur celle de son épouse, il se releva et se mit avec elle dans un fauteuil. La messe commença, dite par le pape.
Le général nous fit signe de sortir pour retourner à nos postes, et là nous vîmes revenir la cérémonie. La nouvelle impératrice était belle sous ce beau diadème; les femmes de nos maréchaux portaient la queue de sa robe qui traînait par terre à huit ou dix pas, elle devait être fière d'avoir de pareilles dames d'honneur à sa suite, mais on pouvait dire que c'était une belle sultane, que l'Empereur avait l'air content, que sa figure était gracieuse. Ce jour-là, c'étaient des roses, mais ça ne devait pas être la même chose à la Malmaison.
Toute la vieille garde était sous les armes pour protéger le cortège, et nous avions tous la fringale de besoin: nous reçûmes chacun vingt-cinq sous et un litre de vin. Après les réjouissances, l'Empereur partit avec Marie-Louise. Le 1er juin, ils rentrèrent à Paris: la ville leur offrit une fête et un banquet des plus brillants à l'Hôtel de Ville. Je me trouvais de service pour commander un piquet de vingt hommes dans l'intérieur, en face de cette belle table en fer à cheval, et mes vingt grenadiers, l'arme au pied, devant ce banquet servi tout en or et viandes froides. Autour du fer à cheval, des fauteuils; le grand était au milieu qui marquait la place de l'Empereur. Le cortège fut annoncé; le général vint me placer et me donner ses instructions.
Le maître des cérémonies annonce: l'Empereur! Il paraît suivi de son épouse et de cinq têtes couronnées. Je fais porter et présenter les armes; puis je reçus l'ordre de faire reposer l'arme au pied. J'étais devant mon peloton en face de l'Empereur; il se met à table le premier et fait signe de prendre place à ses côtés. Ces têtes couronnées assises, la table est desservie, tout est enlevé et disparaît, les découpeurs sont à l'oeuvre dans une pièce à côté. Derrière chaque roi ou reine, trois valets de pied à un pas de distance; les autres correspondaient avec les découpeurs et passaient les assiettes, sans faire plus qu'un demi-tour pour les prendre; quand l'assiette arrivait au plus près du souverain, le premier valet la présentait, et si le souverain secouait la tête, l'assiette disparaissait; de suite, une autre la remplaçait. Si la tête ne bougeait pas, le valet plaçait l'assiette devant son maître.
Comme ces morceaux étaient bien découpés, chacun prenait son petit pain, le rompait et mordait à même, ne se servait jamais de couteau, et à toutes les bouchées il se servait de sa serviette pour s'essuyer la bouche; la serviette disparaissait et le valet en glissait une autre. Ainsi de suite, de manière que, derrière chaque personnage, il y avait un tas de serviettes qui n'avaient servi qu'une fois à la bouche.
On ne soufflait pas mot. Chacun avait un flacon de vin et d'eau, et personne ne versait à boire à son voisin. Ils mordaient dans leur pain et se versaient à boire à leur gré. Par des signes de tête, on acceptait ou on refusait. Il ne fut permis de parler que lorsque le souverain maître adressa la parole à son voisin. Si c'est imposant, ça n'est pas gai.
L'Empereur se lève; je fais porter et présenter les armes, et tous passent dans un grand salon. Je restai près de ce beau service. Le général vint me prendre par le bras: «Sergent, venez avec nous, je vais vous faire boire du vin de l'Empereur, et, en passant, je ferai donner à vos vingt hommes du vin. Mettez-vous là! je vais aller faire patienter votre peloton et je les ferai rafraîchir à leur tour.»
Ces deux verres de vin me firent du bien, et mes grenadiers furent servis chacun d'un demi-litre; qu'ils étaient contents d'avoir bu du vin de l'Empereur!
Après quelques jours de repos, la vieille garde donna une fête des plus brillantes à l'Empereur au Champ de Mars, toute la cour y prit part. Des manoeuvres furent exécutées devant elle, et le soir, aux flambeaux, on nous donna des cartouches d'artifice de toutes les couleurs. Après avoir fait en l'air des feux de peloton et de bataillon, on nous fit former le carré devant le grand balcon de l'École militaire où la cour était à nous contempler. Le signal donné, ce carré immense commence son feu de file en l'air, jamais on n'avait vu de pareille corbeille de fleurs: la garde était couronnée d'étoiles; tout le monde tapait des mains. Je puis dire que c'était magnifique.
L'Empereur et toute sa cour partirent pour Saint-Cloud; là, il se plaisait parce qu'il y avait du gibier de toutes les espèces: chevreuils, et surtout des gazelles, animal plus fin et plus délicat. L'Empereur se plaisait tous les soirs à mener son épouse dans le parterre de la porte du haut. Je m'y trouvai par hasard; les voyant paraître, je voulus me retirer, mais sur un signe de l'Empereur, je me mis un peu sur le côté pour les laisser passer. Voilà les gazelles qui arrivent au galop vers Leurs Majestés. Ces animaux sont friands de tabac, et l'Empereur avait toujours sa petite boîte toute prête pour les satisfaire. N'étant pas assez prompt pour en donner au premier broquart, celui-ci baisse la tête sous la robe de son épouse, et me fait voir du linge bien blanc. L'Empereur, furieux, ne se possédait pas, je me retirai confus, mais ce souvenir me fait encore plaisir. Ces charmantes bêtes eurent leur pardon, mais ensuite il venait seul leur apporter du tabac.
L'Empereur donna un bal magnifique; ce fut lui qui l'ouvrit avec Marie-Louise. Non, jamais, on ne put voir homme mieux fait que l'Empereur. On pouvait dire de lui que c'était un vrai modèle, personne ne pouvait l'égaler par les pieds et les mains.
Marie-Louise était la plus forte au billard; elle battait tous les hommes, mais elle ne craignait pas de s'allonger comme un homme sur le billard quand il le fallait pour donner son coup de queue, et moi toujours l'oeil au guet pour voir; elle était souvent applaudie.
Le service de Saint-Cloud était pénible pour nous, il fallait faire le trajet de Courbevoie à Saint-Cloud, et les chasseurs venaient de Rueil pour nous relever, mais aussi nous étions nourris et le sergent servi seul: soupe, bouilli, bon poulet, salade, bouteille de bon vin. L'officier mangeait à la table des officiers de service.
Au mois de septembre 1810, il se fit de grands préparatifs pour Fontainebleau; le moment de la chasse arrivait et le premier bataillon, dont je faisais partie, eut l'ordre de partir pour faire le service; l'adjudant-major, M. Belcourt, suivit le bataillon. Nous fûmes casernés, et toute la cour arriva avec de belles voitures de chasse, il y avait quatre berlines avec des chevaux pareils, et des chevaux de rechange d'une autre couleur; c'était magnifique à voir.
Enfin l'ordre fut donné à M. Belcourt de commander pour la chasse douze sous-officiers et caporaux qui seraient dirigés par un garde des chasses et placés par quatre dans les endroits désignés. Arrivés au rendez-vous, on nous plaça à nos postes dans un beau rond bien sablé aboutissant à plusieurs allées, avec une belle tente, une table servie et des valets de pied autour. Toute la cour se mettait à table avant de commencer la chasse.
Ce jour-là, on avait apporté des cercles (avec un homme dedans chaque cercle), et autour des cercles, des faucons. Marie-Louise prenait un de ces oiseaux et le lançait sur le premier gibier venu; l'oiseau fondait comme la foudre et le rapportait à Marie-Louise. Cette chasse des plus amusantes dura une heure, puis les calèches partirent au galop pour se rendre dans un endroit où des paysans étaient en bataille avec des perches dans un grand enclos rempli de lapins qui ne pouvaient sortir. L'Empereur avait beaucoup d'armes chargées, il donne le signal et les paysans frappent sur les buissons, et des fourmilières de lapins se sauvent, et l'Empereur de faire feu. Les coups de fusil ne se faisaient pas attendre. Il dit à ses aides de camp: «Allons, Messieurs, à votre tour! prenez des armes et amusez-vous.» Et la terre était couverte de victimes; il fit appeler les gardes, et dit à notre adjudant-major: «Faites ramasser ce gibier, et donnez un lapin à chaque paysan, quatre à chaque garde, faites mettre tout le reste dans le fourgon, et vous ferez la distribution par compagnie à mes vieux grognards (il y en avait plein le fourgon). Demain, vous les conduirez à la chasse au sanglier, vous aurez des vivres et vous serez toute la journée dans la forêt.» L'adjudant-major donna ses ordres, et tout partit. Voilà le premier jour de chasse, et le bataillon mangea du lapin.
Le lendemain arrivent quatre fourgons, un pour les vivres, deux pour les grands chiens russes, et un pour mettre les sangliers tout en vie. Avec les piqueurs, les valets de chiens, les gardes-chasse, nous partîmes cinquante hommes et notre adjudant-major. Arrivés près du repaire où était baugée cette bande de sangliers, on déchargea les voitures et on mit les chiens deux par deux, et il y avait un médecin pour panser les chiens blessés dans le terrible combat qui allait s'engager: «Primo, dirent les piqueurs, il faut manger, nous n'aurions pas le temps plus tard.» Et voilà un valet de pied qui sert l'adjudant-major et le médecin, serviette sur le bras. Nous voilà à faire un dîner copieux; sitôt fini, nous partîmes pour arriver au lancé, et les valets menaient chacun deux de ces grands et longs chiens.
On fait lever les sangliers, et voilà six chiens partis sur cet animal furieux; trois sangliers sont arrêtés sans pouvoir bouger. Deux chiens prenaient chacun par une oreille et se collaient le long de son corps, et le tenaient tellement serrés entre eux que l'animal ne pouvait bouger. Et les gardes arrivaient avec un bâillon, lui mettaient cette forte bride dans le museau sans qu'il puisse se défendre; avec un noeud coulant les quatre pattes étaient unies, on débaillait les deux chiens et ils repartaient sur la bande suivis par les valets qui les conduisaient. Les prisonniers étaient portés dans la voiture; on ouvrait la porte par derrière, on ôtait leurs entraves et ils tombaient dans cette voiture profonde.
Nous prîmes la bande de quatorze ce jour-là, et la voiture était pleine. Nous eûmes deux chiens blessés par des coups de boutoir. Nous avions besoin de nous rafraîchir après des courses au milieu de bois fourrés. L'Empereur fut enchanté d'une pareille chasse; il avait fait préparer un enclos près de la route de Paris pour déposer ces animaux vivants. C'était une rotonde haute et solide; par le moyen d'une porte coupée, on reculait la voiture, et ces furieux tombaient dans la rotonde. Voilà notre deuxième chasse qui fut continuée pendant quinze jours; il y eut de pris cinquante sangliers et deux loups en vie.
Dans cet enclos, on avait construit un amphithéâtre sur pilotis avec des fauteuils autour pour contenir toute la cour. On arrivait par une pente douce au milieu de l'enclos, sous une belle tente; des factionnaires étaient placés pour empêcher d'approcher. La cour arrive à deux heures. Il fallait monter sur les sapins pour voir tous ces furieux sauter après les palissades. L'Empereur commença; il ne tirait pas sur les loups; ils restèrent les derniers et faisaient des sauts jusqu'au haut des palissades. L'Empereur permit à tous les principaux de sa cour de finir cette fête, et tous les sangliers furent partagés à sa garde et nous fûmes bien régalés; il s'en réserva trois des plus gros.
Il donna ensuite l'ordre à ses gardes d'aller reconnaître la quantité de cerfs, les âges de chaque cerf, et de lui en faire le rapport. Au bout de deux jours, la découverte était faite par numéros, les âges de chacun se connaissant au pied. La veille de cette grande chasse, il fit partir des gardes et des valets de chiens qui conduisaient deux gros limiers en laisse pour reconnaître le cerf qui avait le numéro 1. Dans les parcours de la nuit, on découvre les traces de cet animal; le garde s'empare du limier et fait reconnaître le pied du cerf à chasser pour demain. Cet animal tenu en laisse est conduit à pas comptés par le garde, et, à quelque distance du gîte, retenu par le garde, il lève sa patte droite en l'air pour s'élancer sur sa proie. Tout cela se fait à bas bruit; on marque l'endroit du gîte, et le rapport se fait à l'Empereur pour le rendez-vous de la cour. Les ordres sont donnés pour les calèches et les chevaux de relais. Cinquante-deux chiens forment quatre relais, à treize par relai, sans, compter le limier qui est le moteur du mouvement. Dans les treize chiens, il y a un meneur des douze autres. Sitôt que le limier a lancé le cerf, ce conducteur prend le pied du cerf et ne le quitte pas, et les douze chiens marchent en bataille à ses côtés.
L'Empereur donne l'ordre à M. Belcourt de commander vingt quatre hommes (sergents et caporaux) pour les placer sur les trois points désignés pour les relais des calèches. Avant de commencer, toute la cour se mettait à table dans un endroit bien sablé, et après le banquet les calèches arrivaient, tout le monde était à cheval et le cerf lancé. L'Empereur se portait au galop au lieu du passage, suivi de porte-mousquetons ayant des armes. Là, il attendait le passage du cerf, et s'il le manquait, il partait comme la foudre pour se trouver sur un autre point de passage.
Le second relai parti, la chasse, dans peu de temps, s'est trouvée très loin de nous. Nous étions silencieux à notre place. Le major me dit: «Il faut faire la manoeuvre et déployer votre voix… Faites former le carré par division en marchant, par la plus prompte manoeuvre.» Je commence: «Formez le carré sur la deuxième division, en marchant… Première division: Par le flanc gauche et par file à droite!… Troisième division: Par le flanc droit et par file à gauche!… Quatrième division: Par le flanc gauche, par file à gauche!… Pas accéléré! Deuxième division: Pas ordinaire!»
J'avais fait une faute que je ne pus réparer, et le major me dit: «Vous vous pressez trop; vous y mettez trop de feu. Faites déployer votre carré! Ne vous pressez pas.»
Mais l'Empereur m'avait entendu de l'endroit où il attendait son cerf; il n'avait rien oublié de mes fautes. Le cerf fut tué par lui, et les cors de chasse cornèrent le ralliement; toutes les calèches arrivèrent au rendez-vous. L'Empereur, content, était là pied à terre, ce beau cerf près de lui. Toute sa cour réunie, il nous fit appeler et dit à notre major: «Qui commandait la manoeuvre dans la forêt? Fais-le venir que je le voie!»
Le major me fait sortir du rang et me présente: «C'est donc toi, dit l'Empereur, qui fais retentir la forêt. Tu commandes bien, mais tu t'es trompé.—Oui, Sire, j'ai oublié pas accéléré.—C'est cela. Fais attention une autre fois!»
Le major lui dit: «Il s'en est donné un coup de poing dans la tête.—Fais-le instructeur des deux régiments. Qu'il soit secondé par deux caporaux instruits. Tu prendras les cinquante plus anciens vélites, et tu les feras manoeuvrer deux fois par jour; tu les pousseras à la théorie, et dans deux mois je les verrai. Tâche qu'ils soient forts et capables de faire des officiers.»
M. Belcourt arrive vers nous: «Hé bien! il nous en a taillé de l'ouvrage. Nous voilà consignés pour deux mois, mais nous n'avons pas besoin de nous donner au diable, nous en viendrons bien à bout. Êtes-vous content? me dit-il.—Je me rappellerai de la forêt de Fontainebleau.»
Le soir, on fit la curée du cerf aux flambeaux, dans la cour d'honneur garnie de beaux balcons où toute la cour assistait. C'était un coup d'oeil magnifique, cette meute de deux cents chiens en bataille derrière une rangée de valets qui les maintenaient fouet à la main. Au signal donné pour découdre, l'homme découvrait le cerf de sa peau; les cors annonçaient le pillage, et tous fondaient sur leur proie. Ces deux cents affamés ne faisaient qu'un monceau, tous les uns sur les autres.
Les chasses furent terminées au bout de quinze jours, la cour rentra à Paris et nous à Courbevoie; la caserne contenait trois bataillons; chaque mois, un bataillon faisait à son tour le service à Paris, service pénible: huit heures de faction, deux heures de patrouille et des rondes-major de nuit. L'adjudant-major fit son rapport au général Dorsenne que l'Empereur m'avait nommé instructeur des deux régiments de grenadiers, et je fus mis en fonctions de suite.
Mais ce ne fut pas tout. Le matin, les consignés, balai à la main, nettoyaient les ruisseaux, les lavaient, et le plus pénible pour eux était de laver les lieux. Comme j'avais une carrière à sable près de la grille, si j'avais beaucoup d'hommes punis, je les menais tirer du sable et ils étaient plus contents que de faire l'exercice. Je partais avec mes vingt ou trente hommes prendre les outils, et je les mettais à l'ouvrage: les uns tiraient le sable, les autres menaient la brouette, les autres le tombereau, et tout le sable rentrait dans la cour. Tout cela se faisait sans murmurer. De même, si je leur donnais la tâche d'arracher de l'herbe, on grognait un peu, mais ça se faisait. Je variais leurs punitions le plus que je pouvais. Je voyais ces vieux soldats assez dociles pour des hommes qui sortaient du régiment avec le grade de sergent et même sergent-major pour devenir simples grenadiers. J'avais du mal à rompre quelques mauvaises têtes, mais il fallait plier; j'avais le don de leur en imposer. Tout se passait devant les officiers de semaine et j'étais bien secondé par les deux adjudants-majors qui tenaient ferme pour la discipline. C'était devant le pavillon des officiers qui voyaient ces mouvements; ils avaient dans la caserne leur pension, d'où ils passaient dans leur jardin. Ils me firent appeler pour me montrer le plan d'un grand parterre qu'ils voulaient faire faire par les consignés. «Nous leur donnerons, me dirent ces messieurs, une bouteille de vin par homme, si vous voulez les diriger.—Je veux bien.—Très bien! nous allons vous tirer une ligne sur la terrasse et vous marquer la place des trous pour planter des acacias qui formeront deux quinconces sur le devant de la caserne et un de chaque côté de la grille. Allez faire l'appel de vos consignés et prévenez-les pour demain.»
Après l'appel, je leur dis: «Vous ne ferez plus d'exercice, nous allons planter des arbres pour nous mettre à l'ombre.—Bravo! mon sergent, cela nous amusera.—Vous ne serez pas gênés. Je vous ferai faire un trou par quatre hommes et vous avez deux heures.—Nous sommes contents.—Allez vous reposer! À six heures, le rappel des consignés. Une partie prendra le balai et les autres feront des trous.»
Les chefs firent venir une grosse tonne de vin de Suresnes qui ne leur coûtait pas dix centimes la bouteille, et ils en donnèrent une bouteille par homme. Tout marchait de front, les trous et les massifs, et ces belles plantations de huit mille sept cents arbres et arbrisseaux furent faites par les consignés.
Je fus complimenté par mes chefs, et on jeta les yeux sur moi pour tenir la pension des sous-officiers. C'était une affaire sérieuse de faire préparer et bien servir le repas de cinquante-quatre sous-officiers. J'étais payé d'avance, ce qui me faisait (par jour) la somme de 45 fr. 70 c. Les surcroîts de bénéfices étaient par jour: primo le pain (8 fr. 10 c); le vin (8 fr. 10 c); les plats fournis hors du réfectoire (3 fr.); le bois (1 fr.). Le dimanche, tous partaient pour Paris, ce qui faisait 21 fr. 20c. ajoutés aux 45 fr. 70 c, ci 66 fr. 90 c, que j'avais par jour à dépenser. Je pouvais faire face à tout et les contenter. Au bout du mois, je fis voir ma dépense au sergent-major. «Mais, me dit-il, vous êtes en arrière.—Pas du tout, j'ai un bénéfice de 21 fr. 20 c. par jour qui, avec mes 45 fr. 70 c, fait 66 fr. 90 c.—Mais vous?—Moi, j'ai 64 fr. 50 c. par mois. Cela me suffit. Avec trois jours de bénéfice, je paie mon chef et mes deux aides. Ainsi, soyez tranquille; la pension marchera.»
Les sergents dirent à dîner: «Il faut pousser à la consommation pour faire marcher notre ordinaire. Allons! chacun notre bouteille! Les bénéfices vous rentreront.—Soyez exacts à vous mettre à table par quatre. Vous serez servis à l'heure, et je présiderai à tous vos repas.»
Le conseil (d'administration) mit à ma disposition un char à bancs et un soldat du train pour aller chercher les provisions à Paris avec quatre hommes de corvée, et un caporal par compagnie. À deux heures du matin, je conduisais ce détachement à Paris avec la note de mon chef de cuisine, et cette emplette était considérable pour la semaine. Je payais cinq francs pour le déjeuner de mes quatre hommes, et ils étaient contents. À neuf heures et à quatre heures, j'étais de retour pour présider au repas. Le dimanche, inspection du réfectoire par le colonel ou le général. Le couvert était mis avec des serviettes bien blanches, je recevais des compliments de nos chefs, même si c'était le général Dorsenne, devant lequel toute la caserne tremblait.
J'ai déjà dit que, lorsque cet homme sévère passait dans les chambres, il passait son doigt sur la planche à pain. S'il rencontrait de la poussière, le caporal ou le chef de chambrée était puni pour quatre jours. Il passait encore son doigt sous nos lits; dans nos malles, il ne fallait pas qu'il trouvât du linge sale. Modèle pour la tenue, il aurait pu effacer Murat.
Je n'étais jamais surpris. Tout roulait sur moi: l'exercice des consignés, cinquante vélites à faire manoeuvrer, et mon réfectoire à conduire. Toutes mes heures étaient prises; à force de m'appliquer, je justifiai la bonne opinion de mon capitaine. Je puis dire que je lui dois le morceau de pain que j'ai gagné au champ d'honneur.—Voilà la fin de 1810.
En 1811, des réjouissances nous attendaient; le 20 mars, un courrier arrive à notre caserne annoncer la délivrance de notre Impératrice et dit que le canon allait se faire entendre. Tout le monde était dans l'attente; aux premiers coups partis des Invalides, on comptait en silence; au vingt-deuxième et au vingt-troisième, tous sautèrent de joie; ce n'était qu'un cri de vive l'Empereur! Le roi de Rome fut baptisé le 9 juin, on nous donna des fêtes et des feux d'artifices. Cet enfant chéri était toujours accompagné du gouverneur du palais lorsqu'il sortait pour se promener avec sa belle nourrice et une dame qui le portait. Me trouvant un jour dans le château de Saint-Cloud, le maréchal Duroc qui m'accompagnait me fait signe de m'approcher, et ce cher enfant tendait ses petites mains pour prendre mon plumet, je me penche et le voilà qui déchire mes plumes. Le maréchal me dit: «Laissez-le faire.»—L'enfant éclatait de joie, mais le plumet fut sacrifié. Je demeurai un peu sot. Le maréchal me dit: «Donnez-le-lui, je vous le ferai remplacer.» La dame d'honneur et la nourrice se firent une pinte de bon sang.
Le maréchal dit à la dame: «Donnez le prince à ce sergent, qu'il le porte sur ses bras!» Dieux! j'allonge les bras pour recevoir le précieux fardeau. Tout le monde vient autour de moi: «Eh bien! me dit M. Duroc, est-il lourd?—Oui, mon général.—Allons! marchez avec, vous êtes assez fort pour le porter.»
Je fis un petit tour sur la terrasse; l'enfant arrachait mes plumes et ne faisait pas attention à moi. Ses draperies tombaient très bas et j'avais peur de tomber, mais j'étais heureux de porter un tel enfant. Je le remis à la dame qui me remercia et le maréchal me dit: «Vous viendrez chez moi dans une heure.»
Je parais donc devant le maréchal qui me donne un bon pour choisir un beau plumet chez le fabricant: «Vous n'avez que celui-là?» dit-il.—Oui, général.—Je vais vous faire un bon pour deux.—Je vous remercie, général.—Allez, mon brave! vous en aurez un pour les dimanches.»
Arrivé près de mes chefs, ils me disent: «Mais vous n'avez plus de plumet.—C'est le roi de Rome qui me l'a pris.—C'est plaisant ce que vous dites là.—Voyez ce bon du maréchal Duroc. Au lieu d'un plumet, je vais en avoir deux, et j'ai porté le roi de Rome sur mes bras près d'un quart d'heure; il a déchiré mon plumet.—Mortel heureux, me dirent-ils, de pareils souvenirs ne s'oublient jamais.»
Mais je n'ai jamais revu l'enfant, c'est la faute de la politique qui l'a moissonné avant le temps. Tous les princes de la Confédération du Rhin étaient à Paris, et le prince Charles fut le parrain du petit Napoléon. L'Empereur leur fit voir une revue de sa façon sur la place du Carrousel. Les régiments d'infanterie arrivaient par la rue de Rivoli et venaient se mettre en bataille sur cette place qui longe l'hôtel Cambacérès. L'infanterie de la garde était sur deux lignes devant le château des Tuileries. L'Empereur descend à midi, monte à cheval et passe la garde en revue et revient se placer en face du cadran. Il fait appeler notre adjudant-major, et lui dit: «As-tu un sous-officier qui soit assez fort pour répéter mon commandement? Mouton ne peut répéter.—Oui, Sire—Fais-le venir et qu'il répète mot pour mot après moi.»
Voilà M. Belcourt qui me fait venir. Le général, le colonel, les chefs de bataillon me disaient: «Ne vous trompez pas! Ne faites pas attention que c'est l'Empereur qui commande. Surtout, de l'aplomb!»
M. Belcourt me présente: «Voilà, Sire, le sergent qui commande le mieux.—Mets-toi à ma gauche, et tu répéteras mon commandement.»
La tâche n'était pas difficile. Je m'en acquittai on ne peut mieux. À tous les commandements de l'Empereur, je me retournais pour répéter; et, sitôt fini, je me retournais face à l'Empereur pour recevoir son commandement. Tous les regards des étrangers se portèrent du balcon sur moi; ils voyaient un sous-officier avec son fusil recevoir le commandement et faire demi-tour de suite pour le répéter de manière que son corps était toujours en mouvement. Tous les chefs de corps répétaient mot pour mot, et après avoir fait passer leurs hommes sous l'Arc-de-Triomphe, les mettaient en bataille devant l'Empereur. Il passait au galop devant le régiment et revenait à sa place pour le faire manoeuvrer et le faire défiler.
Cette manoeuvre d'infanterie dura deux heures, la garde ferma la marche. Puis, je fus renvoyé par l'Empereur, et remplacé par un général de cavalerie. Il était temps: j'étais en nage. Je fus félicité de ma forte voix par mes chefs; le sergent-major, me prenant par le bras, me mena au café dans le jardin pour me faire rafraîchir: «Comme je suis content de vous, mon cher Coignet!» Le capitaine tapait des mains, disant: «C'est moi qui l'ai forcé d'être caporal; c'est mon ouvrage. Comme il commande bien!—Je vous remercie, lui dis-je, mais on est bien petit près de son souverain; je l'écoutais, je ne levais pas les yeux sur lui; il m'aurait intimidé; je ne voyais que son cheval.»
Après avoir bu notre bouteille de vin, nous arrivâmes devant la compagnie; mon capitaine me prenant la main dit: «Je suis content.» Je fus comblé d'éloges. Arrivé à Courbevoie, la table de mes camarades était servie; mon chef de cuisine n'avait rien négligé et la distribution du vin était faite: un litre et 25 sous par homme; les sous-officiers, un jour de paie (43 sous); les caporaux, 33 sous. La gaîté était sur toutes les figures.
Le lendemain, je repris mes pénibles travaux; je poussais mes cinquante vélites et mes consignés, je prenais mes leçons d'écriture le soir, sans compter la surveillance du réfectoire et la propreté de la caserne. Et jamais en défaut! Je me disais: «Je tiens mon bâton de maréchal, je serai le vétéran de la caserne sur mes vieux jours.» Je me trompais du tout au tout; je n'étais pas à la moitié de ma carrière, je n'avais encore qu'un lit de roses et il m'était réservé d'en défricher les épines.
Il arrivait des grenadiers pour mettre les régiments au grand complet, et pour réformer les vieux qui ne pouvaient plus faire campagne. On formait deux compagnies de vétérans de la garde qui se trouvaient heureux de faire un service si doux. Tous les jours, il arrivait des hommes superbes; je leur faisais faire l'exercice, et les adjudants-majors, la théorie. Ils poussèrent les vélites si rapidement que l'Empereur les reçut au bout de deux mois. C'était ravissant de les voir manoeuvrer; ils ne firent pas une faute et furent tous reçus sous-lieutenants dans la ligne; ils partirent pour rejoindre leurs régiments. L'Empereur me demanda: «Savent-ils commander?—Oui, Sire, tous.—Fais sortir le premier, et qu'il commande le maniement des armes!»
Il fut ravi: «Fais sortir, dit-il, le dernier. Qu'il fasse faire la charge en douze temps!… C'est bien… Fais sortir le n° 10 du premier rang. Qu'il commande le feu de deux rangs!… Fais porter les armes! C'est suffisant.»
J'étais content d'être sorti d'une pareille épreuve. Il dit aux adjudants-majors: «Il faut pousser les nouveaux arrivés, et faire des cartouches pour la grande manoeuvre. Je vous enverrai trois tonnes de poudre.»—Et il partit pour Saint-Cloud.
Pendant quinze jours, cent hommes faisaient des cartouches, et les adjudants-majors présidaient. Il fallait des chaussures sans clous pour éviter tout danger; toutes les deux heures, ils étaient relevés et les pieds visités. Nous fîmes cent mille paquets; aussitôt la récolte finie, grandes manoeuvres dans la plaine Saint-Denis et revues aux Tuileries, avec parcs d'artillerie considérables, fourgons et ambulances. L'Empereur faisait ouvrir, et montait sur la roue pour s'assurer si tout était complet; quelquefois M. Larrey recevait son galop. Les officiers du génie tremblaient aussi devant lui. De grands préparatifs de guerre se faisaient apercevoir de jour en jour; nous ne savions pas de quel côté elle pouvait être déclarée. Mais dans les derniers jours d'avril 1812, nous reçûmes l'ordre de nous tenir prêts à partir et de passer des inspections de linge et chaussures: trois paires de souliers, trois chemises, et grand uniforme dans le sac.
La veille de la revue de départ, je fus appelé devant le conseil et fus nommé facteur des deux régiments de grenadiers, chargé de la conduite du trésor et des équipages; ils formaient quatre fourgons, deux pour les malles des officiers, et deux qui furent chargés au Trésor, place Vendôme; je n'eus qu'à montrer une lettre dont j'étais porteur, mes deux fourgons furent chargés de suite de barriques de vingt-huit mille francs. La garde fut consignée la veille du départ, et il ne fut permis qu'à moi de sortir pour régler mes comptes avec le boucher et le boulanger. Je rentrai à deux heures du matin; la garde était partie à minuit pour Meaux le 1er mai 1812. Un vieux sergent qui restait à Courbevoie garde magasin, reçut mes comptes, et me remit une feuille de route qui m'autorisait à faire donner des rations pour huit hommes et seize chevaux. À midi, je partais de la place Vendôme avec mes quatre fourgons; monté sur le premier qui avait un joli cabriolet sur le devant, je me carrais, le sabre au côté, comme un homme d'importance.
J'arrivai à Meaux à minuit et me portai de suite au corps de garde pour savoir l'adresse de l'adjudant-major. Je suis conduit à son logement: «Qui est là? dit-il.—C'est moi, major.—Vous, Coignet! ça n'est pas possible. Vos fourgons sont-ils sur la place tout chargés?—Oui, capitaine.—Vous avez volé, mon brave. Je vous verrai demain avant de partir. Voilà des bons pour vos rations de fourrage et de pain. Prenez quatre hommes au corps de garde et quatre soldats des fourgons; ils feront lever le garde-magasin. Vos billets de logement sont sur ma cheminée. Prenez-les. Bonne nuit!—Mon capitaine, dormez tranquille. Je resterai au corps de garde cette nuit. Il sera trois heures lorsque les chevaux et les hommes seront servis. Les soldats du train coucheront près de leurs chevaux, et je serai prêt à sept heures pour partir.»
M. Belcourt vint me trouver au poste pour s'assurer si les rations d'hommes et de chevaux avaient été fournies; il fut content de mon activité: «Vous êtes sauvé pour toute la route, vous pouvez nous suivre.—Si vous voulez me donner ma feuille de route, je partirai tous les jours deux heures avant vous, et je pourrai aller à la poste prendre les lettres dans les grandes villes, bureau restant. Je serai là à vous attendre pour vous remettre vos lettres.» Il va trouver le colonel et je fus approuvé dans ma demande. Tous les jours, j'étais arrivé avant le corps; mes hommes et mes chevaux ne souffraient pas de la chaleur; arrivé aux séjours, je faisais réparer les avaries survenues.
L'Empereur était parti pour Dresde en compagnie de l'Impératrice. Dans cette belle ville est la plus belle famille royale d'Europe (le père et les fils n'ont pas moins de cinq pieds dix pouces). L'Empereur y resta dix jours pour s'entendre avec les rois, et après avoir donné et reçu de l'eau bénite de cour, il se sépara de son épouse. Les adieux furent tristes; les beaux équipages partirent pour Paris, et l'Empereur resta avec ses autres pensées à la tête de ses grandes armées.
Nous arrivâmes le 3 juin à Posen, et le 12 à Koenigsberg où il établit son quartier général. Là, nous avons un peu de repos, parce qu'il était allé à Dantzig où il resta quatre jours. Cela rétablit la vieille garde qui avait fait des marches forcées. Nous reçûmes ordre de départ pour Insterbourg, et nous arrivâmes le 21 juin à Wilkowski.
Nous en partîmes dans la nuit du 22 au 23 juin, et on établit le quartier général dans un hameau, à une lieue et demie de Kowno. Le lendemain, à neuf heures du soir, construction de trois ponts sur le Niémen; les travaux furent terminés le 25 à minuit, et l'armée commença à pénétrer sur le territoire russe.
C'était fabuleux de voir ces masses se mouvoir dans des plaines souvent arides. On était souvent sans gîte, sans pain; on arrivait dans la plus profonde obscurité, sans savoir où tourner ses pas pour trouver son nécessaire. Mais la Providence et le courage n'abandonnent jamais le bon soldat.