Les cahiers du Capitaine Coignet (1799-1815)
SEPTIÈME CAHIER
CAMPAGNE DE RUSSIE.—JE PASSE LIEUTENANT AU PETIT ÉTAT-MAJOR IMPÉRIAL.—LA RETRAITE DE MOSCOU.
Le 26 juin 1812, nous passâmes le Niémen. Le prince Murat formait l'avant-garde avec sa cavalerie; le maréchal Davoust, avec 60,000 hommes, marchait en colonne ainsi que toute la garde et son artillerie sur la grande route de Vilna. On ne peut se faire une idée de voir de pareilles colonnes se mouvoir dans des plaines arides, sans autres habitations que de mauvais villages dévastés par les Russes. Le prince Murat les atteignit au pont de Kowno; ils furent obligés de se retirer sur Vilna. Le temps qui avait été très beau jusque-là, changea tout à coup. Le 29 juin, un violent orage nous prit sur les trois heures, avant d'arriver à un village que j'eus toutes les peines du monde à pouvoir atteindre. Arrivés à l'abri dans ce village, nous ne pûmes dételer nos chevaux; il fallut les débrider, leur faucher de l'herbe et faire allumer des feux. La tempête était si forte en grêle et en neige que nous eûmes du mal à contenir nos chevaux, il fallut les attacher après les roues. J'étais mort de froid; ne pouvant plus tenir, j'ouvre un de mes fourgons et je m'y cachai. Le matin, quel spectacle déchirant! Dans le camp de cavalerie, près de nous, la terre était couverte de chevaux morts de froid; plus de dix mille succombèrent dans cette nuit d'horreur. En sortant transi de mon fourgon, je vois trois de mes chevaux morts. Je fais de suite distribuer ceux qui me restaient après mes quatre fourgons; ces malheureux tremblaient si fort qu'ils brisaient tout sitôt attelés, ils se jetaient dans leurs colliers à corps perdus, ils étaient fous et faisaient des sauts de rage. Si j'avais tardé d'une heure, je les perdais tous. Je puis dire qu'il fallut employer tout notre courage pour les dompter.
Arrivés sur la route, nous trouvâmes des soldats morts qui n'avaient pas pu soutenir ce monstrueux orage; ça démoralisa une grande quantité de nos hommes. Heureusement, nos marches forcées firent partir de Vilna l'empereur de Russie qui y avait établi son quartier général. Dans cette grande ville, on put mettre de l'ordre dans l'armée. L'Empereur donna des ordres dès son arrivée, le 29 juin, pour arrêter les traînards de toutes armes, et les parquer dans un grand enclos en dehors de la ville; ils y étaient bien enfermés, et on leur donnait des rations; la gendarmerie était sur tous les points pour les ramasser. On en forma trois bataillons de sept à huit cents hommes; ils avaient tous conservé leurs armes.
Après un peu de repos, l'armée se porta en avant dans des forêts immenses qu'il fallut fouiller, par crainte de quelques embûches de l'ennemi. Une armée n'y peut marcher qu'à pas comptés, pour n'être pas coupée. Avant son départ, l'Empereur fit partir les chasseurs de sa garde, et nous restâmes près de lui. Le 13 juillet, il donna l'ordre de lui présenter 22 sous-officiers pour passer lieutenants dans la ligne. Comme les chasseurs étaient partis, toutes les promotions tombèrent sur nous; il fallait se trouver sur la place à deux heures pour être présenté à l'Empereur. À midi, je me trouvai sur la place revenant avec mon paquet de lettres sous le bras pour les distribuer. Le major Belcourt me prit par le bras, et me serrant fortement: «Mon brave, vous passerez aujourd'hui lieutenant dans la ligne.—Je vous remercie, je ne veux pas retourner dans la ligne.—Je vous dis, moi, que vous porterez aujourd'hui des épaulettes de lieutenant. Je vous donne ma parole que si l'Empereur vous fait passer dans la ligne, je vous fais revenir dans la garde. Ainsi, pas de réplique! à deux heures sur la place, sans manquer!—Eh bien, je m'y trouverai.—J'y serai avant vous.—Ça suffit, mon capitaine.»
À deux heures, l'Empereur arrive nous passer en revue; nous étions tous les 22 sur un rang. Commençant par la droite, regardant ces beaux sous-officiers, et les toisant de la tête aux pieds, il dit au général Dorsenne: «Ça fera de beaux officiers dans les régiments.» Arrivé près de moi, il me regarde comme le plus petit; le major lui dit: «C'est notre instructeur, il ne veut pas passer dans la ligne.—Comment! tu ne veux pas passer dans la ligne?—Non, Sire, je désire rester dans votre garde.—Eh bien, je te nomme à mon petit état-major.»
S'adressant à son chef d'état-major, le comte Monthyon, il dit: «Tu prendras ce petit grognard comme adjoint au petit quartier général.»—Comme je me trouvai heureux de rester près de l'Empereur! Je ne me doutais pas que je quittais le paradis pour tomber dans l'enfer, le temps me l'a bien appris.
Le brave général Monthyon vint vers moi: «Voilà mon adresse. Demain, à huit heures, chez moi, pour prendre mes ordres!» Le même soir, mes camarades fusillèrent mon sac.
Le lendemain, à l'heure dite, j'arrive près du général qui me reçut avec la figure gracieuse d'un homme qui aime les vieux soldats: «Eh bien, me dit-il, vous ferez le service près de l'Empereur. Si ça ne vous faisait pas de peine de couper vos longues moustaches, vous me ferez plaisir; l'Empereur n'aime pas la moustache à son état-major. Eh bien, faites-en le sacrifice. Si je vous envoyais en mission, est-ce que vous auriez peur d'un cosaque?—Non, général.—Il me faut deux de vos camarades qui sachent commander, pour conduire chacun un bataillon d'isolés. Vous les connaissez, faites-les venir près de moi! Pour vous, je vous ai vu commander; vous connaissez votre affaire. J'ai trois bataillons de traînards à renvoyer à leurs corps d'armée. C'est vous qui demain les commanderez devant l'Empereur. Donc, vous viendrez avec vos deux camarades, et nous partirons de suite pour organiser les trois bataillons.»
Arrivé dans cet enclos, le général appela les soldats du 3e corps, les mit de côté et ainsi de suite. L'opération faite, nous rentrâmes pour terminer nos comptes avec le quartier-maître de la garde, pour recevoir nos certificats et notre masse. Heureusement pour moi, les soldats du train m'avaient pourvu d'un beau cheval avec la selle et le portemanteau; je me trouvais en mesure de ce côté-là, mais je n'avais pas de chapeau, pas de sabre; je n'avais que mon bonnet de police et on m'avait retiré mes galons; je me trouvais comme un sous-officier dégradé; cela me fit de la peine.
Je fus toucher ce qui m'était dû chez le quartier-maître ainsi que le certificat de mes services, et faire mes adieux à mes bons chefs. Ils me dirent de choisir un cheval dans mes attelages: «Je vous remercie, je suis bien monté, j'avais mis de côté un joli cheval tout sellé et bridé qui ne fait pas partie des équipages; je vous laisse tout en bon état.—Adieu, mon brave, nous nous verrons souvent.—Si j'avais un chapeau, je serais content.—Eh bien, passez ce soir, vous en trouverez un chez le quartier-maître; je m'en charge, dit l'adjudant-major.—Je suis sauvé.—Et si je puis vous trouver un sabre, je vais m'en occuper de suite. On vous doit bien cela.»
Je les quittai confus; je vais trouver le comte Monthyon pour lui faire part que j'étais libéré: «Je vous ferai payer votre entrée en campagne comme lieutenant pour vous monter. Dépêchez-vous de finir vos affaires; nous ne tarderons pas à partir.—Demain, mon général, tous mes comptes seront terminés.»
Le soir, je fus chez le quartier-maître, je trouvai un chapeau, un vieux sabre, et je me sentis une fois plus fort. Le lendemain matin, je me présente avec le grand sabre au côté et le chapeau à cornes: «Ah! c'est bien, dit-il, je vous trouverai des épaulettes. Nous partons le 16 juillet; venez deux fois par jour prendre mes ordres.»
Le 15 au matin, je me présente chez le comte Monthyon qui dit: «Nous partons demain, vous aurez 700 hommes à conduire au 3e corps. À midi, au château, devant l'Empereur. Je viens de faire prévenir vos deux camarades de se trouver à onze heures pour prendre le commandement de leur bataillon. Il faut aller de suite pour les passer en revue; les contrôles sont faits par régiment; mon aide de camp est parti pour faire l'appel; nous trouverons tout prêt.»
Nous arrivâmes dans l'enclos, tous étaient sous les armes, formant trois bataillons. Il nous remit le commandement, et nous fit reconnaître pour leurs chefs; il nous donna nos feuilles de route et le contrôle par régiment.—À six heures, le 15, j'étais dans l'enclos pour faire l'appel par régiment. Je trouvai d'abord 133 Espagnols de Joseph Napoléon, et ainsi de suite. Mon appel fait, je fais prendre les armes. On ne m'avait pas adjoint un sergent! Un tambour et un petit musicien, voilà quel était tout mon état-major pour maintenir 700 hommes! Je fais porter les armes et former les faisceaux. À neuf heures, la soupe, et à dix heures, tout le monde prêt. Mes deux camarades mirent le même zèle. À onze heures, le comte Monthyon arrive, passe rapidement, et nous partons… Heureusement, j'avais un tambour; sans cela, je marchais à la muette.
Mon petit musicien était à la droite du bataillon avec sa petite épée à la main. Nous arrivons au palais; je fais mettre mon bataillon sur la droite en bataille et en première ligne, les deux autres derrière moi; je plaçai des guides sur la ligne. Comme ils ne savaient rien, il me fallait les prendre par le bras, et l'Empereur me voyait de son balcon.
Je fais porter les armes, et commande: «Sur le centre, alignement! Guides, à vos places!» Je rectifie l'alignement, et vais me placer à la droite de mon bataillon. Le comte Monthyon va trouver l'Empereur; ils descendent et l'on me fit signe d'approcher. L'Empereur me demande: «Combien te manque-t-il de cartouches?—373 paquets, Sire.—Fais un bon pour tes cartouches et un bon pour deux rations de pain et de viande. Fais porter les armes, par le flanc droit, et conduis-les sur la place; je vais les faire garder. Et de suite au pain, à la viande et aux cartouches!»
Toutes les issues de la place étaient gardées; mes faisceaux formés. Je prends mes hommes de corvée, je vais aux cartouches et les distribue. Puis, je vais au pain et à la viande. À sept heures, toutes les distributions étaient terminées; j'étais mort de besoin; j'allai me restaurer et préparer mon beau cheval; je choisis un soldat à cheval démonté pour me servir de domestique. Je reçois l'ordre de partir à huit heures.
Au sortir de Vilna, nous nous trouvons engouffrés dans des forêts. Je quitte la tête de mon bataillon pour me porter derrière et faire suivre tous ces traînards, en plaçant mon petit musicien à la droite pour marquer le pas. La nuit venue, je vois de mes déserteurs se glisser dans le fourré sans pouvoir les faire rentrer, vu l'obscurité. Il fallait mordre son frein; que faire contre de pareils soldats? Je me disais: «Ils vont tous déserter!»
Ils marchèrent pendant deux heures; la tête de mon bataillon trouvant à gauche de la route un rond-point où il n'y avait pas de bois, ils s'y établissent de leur chef; la queue arrivait que les feux étaient déjà allumés. Jugez de ma surprise: «Que faites-vous là? Pourquoi ne marchez-vous pas?—C'est assez marché, nous avons besoin de repos et de manger.»
Les feux s'établissent et les marmites aussi; à minuit, voici l'Empereur qui passe avec son escorte; voyant mon bivouac bien éclairé, il fait arrêter et me fait venir près de sa portière: «Que fais-tu là?—Mais, Majesté, ce n'est pas moi qui commande, c'est eux. Je faisais l'arrière-garde, et j'ai trouvé la tête du bataillon établie, les feux allumés. J'ai déjà beaucoup de déserteurs qui sont retournés à Vilna avec leurs deux rations. Que faire seul avec 700 traînards?—Fais comme tu pourras, je vais donner des ordres pour les arrêter.»
Il part, et moi je reste pour passer la nuit avec ces soldats indociles, regrettant mes galons de sergent. Je n'étais pas au bout de mes peines. Le matin, je fais battre l'assemblée, et au jour le rappel, et de suite en route, en leur signifiant que l'Empereur allait faire arrêter les déserteurs. Je marche jusqu'à midi, et, sortant du bois, je trouve un parc de vaches qui paissaient dans un pré. Voilà mes soldats qui prennent leurs gamelles et vont traire les vaches pour les remplir; il fallut les attendre. Le soir, ils campaient toujours avant la nuit, et, toutes les fois qu'ils trouvaient des vaches, il fallait s'arrêter. Comme c'était amusant pour moi! Enfin, j'arrivai dans des bois très éloignés des villes, des parties considérables se trouvaient détruites par les flammes. Une forêt incendiée longeait ma droite, et je m'aperçois qu'une partie de mes troupes prend à droite dans ce bois brûlé. Je pars au galop pour les faire rentrer sur la route. Quelle est ma surprise de voir ces soldats faire volte-face et tirer sur moi! Je suis contraint de lâcher prise. C'était un complot des soldats de Joseph Napoléon, tous Espagnols. Ils étaient 133; pas un seul Français ne s'était mêlé avec ces brigands. Arrivé près de mon détachement, je leur fais former le cercle, et leur dis: «Je suis forcé de faire mon rapport; soyez Français et suivez-moi. Je ne ferai plus l'arrière-garde, cela vous regarde. Par le flanc droit!»
Je sors de cette maudite forêt le même soir, et j'arrive près d'un village où était une station de cavalerie avec un colonel qui gardait l'embranchement pour diriger les troupes de passage. Arrivé près de lui, je fais mon rapport; il fait camper mon bataillon, et, sur les indications que je lui donne, il fait venir des juifs et son interprète; il juge par la distance de mes déserteurs du village où ils ont pu tomber; il fait partir 50 chasseurs à cheval et les juifs pour les conduire. À moitié chemin, ils rencontrèrent les paysans opprimés qui venaient chercher du secours. Ils arrivèrent à minuit et entourèrent le village où ils surprirent les Espagnols endormis; ils les saisirent, les désarmèrent, mirent leurs fusils dans une charrette. Les hommes furent attachés dans de petites charrettes bien escortées.
Le matin, à 8 heures, les 133 Espagnols arrivaient et étaient déliés de leurs entraves. Le colonel les fît mettre sur un rang et leur dit: «Vous vous êtes mal conduits, je vais vous former par ordinaires; y a-t-il parmi vous des sergents ou des caporaux pour former vos ordinaires?»
Voilà deux sergents qui font voir leurs galons cachés par leurs capotes:
«Mettez-vous là. Y a-t-il des caporaux?»
En voilà trois qui se font connaître: «Mettez-vous là! Il n'y en a plus?… C'est bien! Maintenant, vous autres, tirez un billet!»
Celui qui tirait un billet blanc était mis d'un côté, et celui qui tirait noir était mis de l'autre. Lorsque tout fut fini, il leur dit: Vous avez volé, vous avez mis le feu, vous avez fait feu sur votre officier; la loi vous condamne à la peine de mort; vous allez subir votre peine…, je pouvais vous faire tous fusiller; j'en épargne la moitié. Que cela leur serve d'exemple! Commandant, faites charger les armes à votre bataillon. Mon adjoint va commander le feu.»
On en fusilla soixante-deux. Dieu! quelle scène! Je partis de suite le coeur navré, mais les juifs étaient contents. Voilà mon étrenne de lieutenant!
Je désirais arriver à mon terme, mais le maréchal avait de l'avance sur moi. À Gluskoé, où je trouve la garde, je mets mes soldats au bivac, et je leur fais donner des vivres. Le lendemain, je pars pour Witepsk où deux forts combats avaient eu lieu. Combien il me tardait d'être débarrassé de ce pesant fardeau! Enfin, j'arrive à Witepsk, le coeur en joie, croyant être au bout. Pas du tout! le corps du maréchal était à trois lieues en avant. Je vais prendre des ordres sur la route à suivre, et je ne trouve plus en revenant que le tambour qui m'attendait: «Eh bien! où sont-ils? Tous sauvés! disent mon tambour et mon soldat, on leur a dit que le 3e corps n'était qu'à une lieue.»
Je pars avec mon tambour et mon soldat; j'avais trois lieues à faire. J'arrive à quatre heures près du chef d'état-major du maréchal; les aides de camp et les officiers, me voyant seul avec un tambour et un soldat, se mirent à rire: «Ça ne vous sied guère, Messieurs, de rire de moi. Tenez, général, voilà ma feuille de route; vous verrez ma conduite depuis Vilna.»
Lorsque ce chef d'état-major eut jeté un coup d'oeil sur mon rapport, il me prit à l'écart: «Où sont-ils, vos soldats?—Ils m'ont abandonné à Witepsk avant d'entrer en ville, au moment où je partais au galop prendre des ordres sur la route que je devais suivre pour vous rejoindre; ils sont partis dans la joie de rejoindre leur corps plus vite. Quant aux soixante-deux fusillés, ce ne sont pas des Français.—Mais vous avez souffert avec ces traînards.—J'ai sué du sang, général.—Je vais vous présenter au maréchal.—Je le connais et il me connaît, lui; il ne rira pas en me voyant, comme vos officiers; ils m'ont bien blessé.—Allons, mon brave, ne pensons plus à cela! Venez avec moi, je vais tout concilier.»
Il arrive près de ses officiers: «Vous allez mener ce brave à ma tente; faites-le rafraîchir, je vais chez le maréchal, car il nous apporte du nouveau; vous verrez cela tout à l'heure, je vous rejoins dans l'instant.»
Il revient, et me prenant le bras devant ses officiers qui étaient bien sots: «Venez, me dit-il, le maréchal veut vous voir.»
Le maréchal, voyant mon uniforme, dit: «Vous êtes un de mes vieux grognards.—Oui, mon général. C'est vous qui m'avez fait mettre des jeux de cartes dans mes bas afin que je sois assez grand pour être admis dans les grenadiers que vous commandiez à cette époque.—C'est juste, je me le rappelle. Vous aviez déjà un fusil d'honneur de la bataille de Montebello, et vous avez été décoré dans ce temps.—Oui, général, le premier en 1804.—C'est un de mes vieux grenadiers. Vous ne partirez que demain; je vous donnerai mes dépêches. Où est votre corps?—Adjoint au petit quartier général de l'Empereur, sous les ordres du comte de Monthyon.—Ah! vous êtes bien. Demain, à dix heures, vous prendrez mes dépêches. Faites donner à ce vieux militaire la table de vos officiers et du fourrage à son cheval.—Oui, maréchal.—Et faites-lui remettre tous les reçus des hommes rentrants. Voyez dans tous les régiments, s'ils sont rentrés; vous m'en ferez le rapport ce soir à 8 heures. Et à 10 heures, demain, vous partirez pour Witepsk; vous y trouverez l'Empereur. Je vous donnerai une lettre pour Monthyon.»
En arrivant près des officiers, ce chef d'état-major leur dit: «Cet officier est notre ancien à tous, recevez-le comme il le mérite; il est bien connu du maréchal; faites le dîner, et après, mon aide de camp le conduira aux chefs de corps pour recevoir le reçu des hommes rentrés.»
Pour le coup, ils chantaient messe basse avec moi, et ils mirent de l'eau dans leur vin; je fus bien reçu. Après avoir bien dîné, je fus conduit au camp où je trouvai mes soldats rentrés qui accouraient demander leur pardon de leur échauffourée à mon égard. «Je n'ai point de plainte à faire de vos soldats, disais-je, c'est le zèle qui les a emportés.»
Arrivé près du colonel des Espagnols, qui était Français, je lui demande mon reçu: «Mais, me dit-il, il en manque la moitié.—Ils sont morts, colonel. Voyez le maréchal.—Comment, morts?—La moitié a été fusillée.—Eh bien! je vais faire fusiller les autres.—Ils ont leur pardon, vous n'en avez pas le droit; ils ont subi leur peine; c'est à l'Empereur à décider.—Combien de morts?—Soixante-deux, dont deux sergents et trois caporaux.—Donnez-moi des détails.—Je ne le puis, le maréchal attend. Mon reçu, s'il vous plaît; je pars de suite.»
L'aide de camp le prend à l'écart, et après quelques mots nous partons. Le lendemain, à 8 heures, j'étais près du maréchal: «Voilà vos dépêches, partez!»
À midi, j'étais arrivé à Witepsk, près du comte Monthyon, je lui remis mes dépêches et mes reçus; il savait tout ce qui s'était passé et l'Empereur en était instruit. Le maréchal avait mis deux mots pour moi qui flattèrent mon général: «Vous ne ferez point de service, dit-il, que nous ne soyons arrivés aux environs de Smolensk.»
Witepsk est une grande ville, là je trouvai mes anciens camarades et mes bons chefs. Nous restâmes pour attendre les munitions. Les chaleurs excessives jointes à des privations de tous genres occasionnèrent des dyssenteries qui amenèrent des pertes considérables dans l'armée. L'Empereur quitta Witepsk dans la nuit du 12 août; tous les corps composant l'armée directement sous ses ordres se trouvèrent ainsi réunis le 14 août sur la gauche du Dnieper, et se portèrent à marches forcées sur Smolensk, place forte à environ 32 lieues; l'investissement fut achevé le 17 août au matin. Napoléon ordonna d'attaquer sur toute la ligne vers deux heures de l'après-midi, la bataille fut des plus sanglantes. Lorsqu'elle fut engagée, je fus appelé près de lui: «Tu vas partir de suite pour Witepsk avec cet ordre qui enjoint à tous, de telle arme qu'ils soient, de te prêter main forte pour desseller ton cheval. Aux relais, tous les chevaux sont à ta disposition en cas de besoin, sauf les chevaux d'artillerie. Es-tu monté?—Oui, Sire, j'ai deux chevaux.—Prends-les. Lorsque tu auras crevé l'un, tu prendras l'autre; mets dans cette mission toute la vitesse possible. Je t'attends demain; il est trois heures, pars.»
Je monte à cheval; le comte Monthyon me dit: «Ça presse, mon vieux, prenez votre second cheval en main, et vous laisserez le premier sur la route.—Mais ils sont sellés tous les deux.—Laissez votre meilleure selle à mes domestiques, ne perdez pas une minute.»
Je pars comme la foudre, mon second cheval en main. Lorsque le premier fléchit sous moi, je mets pied à terre, d'un tour de main je desselle et resselle, laissant ma pauvre bête sur place. Je poursuis ma route; arrivé dans un bois, je trouve des cantines qui rejoignaient leur corps: «Halte-là, un cheval de suite, je vous laisse le mien tout habillé, je suis pressé. Détellez et dessellez mon cheval.—Voilà quatre beaux chevaux polonais, dit le cantinier, lequel voulez-vous?—Celui-là! habille, habille! ça presse, je n'ai pas une minute.»
Ah! le bon cheval, qu'il me porta loin! Je trouvai dans cette forêt une correspondance pour protéger la route; arrivé vers le chef du poste: «Voyez mon ordre: vite un cheval, gardez le mien!»
Pas une heure de perte pour arriver à Witepsk! Je donne mes dépêches au général commandant la place. Après avoir lu, il dit: «Faites dîner cet officier, faites-le mettre sur un matelas une heure, préparez-lui un bon cheval et un chasseur pour l'escorter. Vous trouverez près des bois un régiment campé. Il pourra changer de cheval dans les bois, à la correspondance.»
Au bout d'une heure, le général arrive: «Votre paquet est prêt, partez, mon brave! Si vous n'avez pas de retard en route, vous ne mettrez pas 24 heures, y compris la perte de temps pour changer de chevaux.»
Je pars bien monté et bien escorté. Dans la forêt, je trouve le régiment campé. Je présente mon ordre au colonel. Aussitôt lu, il dit: «Donnez votre cheval, adjudant-major, c'est l'ordre de l'Empereur! dessellez son cheval, ça presse.»
Je comptais trouver les stations de cavalerie dans le bois, mais pas du tout, toutes s'étaient sauvées ou étaient prises. Je me trouve seul sans escorte, je réfléchis; je ralentis le pas, je vois à une distance éloignée de moi, sur une éminence, de la cavalerie pied à terre; je me range sur le côté pour ne pas être aperçu, car c'était bien des cosaques qui attendaient. Je longe au plus près du bois tout à coup; il sort du bois un paysan qui me dit: Cosaques!
Je les avais bien vus; sans hésiter, je mets pied à terre, et saisissant mon pistolet, j'aborde mon paysan, lui montrant de l'or d'une main, et mon pistolet de l'autre. Il comprit, et me dit: Toc! toc! ce qui veut dire: «C'est bon.» Remettant mon or dans la poche de mon gilet, tenant mon cheval avec la bride passée au bras, pistolet armé dans la main gauche, je tiens de la droite mon Russe qui me conduit par un sentier. Après un long détour, il me ramène sur ma route, en me disant: «Nien, nien, cosaques!»
Je reconnais alors mon chemin en voyant des bouleaux; tout en joie, je donnai trois napoléons à mon paysan et montai à cheval. Comme je serrais ses flancs! La route disparaissait derrière moi, j'eus le bonheur d'atteindre une ferme avant que mon cheval ne fît faux bond. Je me jette dans la cour; je vois trois jeunes médecins, je mets pied à terre et cours à l'écurie: «Ce cheval de suite! je vous laisse le mien. Lisez cet ordre.»
Je monte encore un bon cheval qui détalait bien, mais il m'en fallait encore au moins un pour arriver, et la nuit venait, je ne voyais plus devant moi. Par bonheur, je trouve quatre officiers bien montés, je recommence la même cérémonie: «Voyez si pouvez lire cet ordre de l'Empereur pour me faire remplacer mon cheval.» Un gros monsieur que je pris pour un général, dit à l'un deux: «Dessellez votre cheval, donnez-le à cet officier. Ses ordres pressent; aidez-lui.»
Je fus sauvé; j'arrive sur le champ de bataille. Me voici cherchant l'Empereur, le demandant. On me répond: «Nous ne savons pas.» Poursuivant ma course, je quitte la route et je vois quelques feux sur ma gauche. Je me trouve dans de petites broussailles; j'avance, je passe près d'une batterie, on me crie: «Qui vive!—Officier d'ordonnance.—Arrêtez! Vous allez à l'ennemi.—Où est l'Empereur?—Venez par ici, je vais vous mener près du poste.»
Arrivé près de l'officier, il dit: «Conduisez-le à la tente de l'Empereur.—Je vous remercie.»
J'arrive près de la tente; je me fais annoncer. Le général Monthyon sort et me dit: «C'est vous, mon brave. Je vais vous présenter à l'Empereur de suite; il vous croit pris.»
Mon général dit alors à l'Empereur: «Voilà l'officier qui arrive de Witepsk.» Je donne mes dépêches, il regarde mon état déplorable: «Comment as-tu passé dans la forêt? les cosaques y étaient.—Avec de l'or, Sire; un paysan m'a fait faire un détour et m'a sauvé.—Combien lui as-tu donné?—Trois napoléons.—Et tes chevaux?—Je n'en ai plus.—Monthyon, paye-lui ses frais de route, ses deux chevaux et les 60 francs que le paysan a bien gagnés; donne le temps à mon vieux grognard de se remonter. Pour ses deux chevaux, 1,600 francs et les frais de poste! Je suis content de toi.»
Le lendemain, on fit l'entrée de Smolensk (17 août au matin), mais on ne pouvait pénétrer dans cette ville; toute la grande rue était encore en feu de notre côté; les Russes, de l'autre côté sur des hauteurs, criblaient la ville d'obus et de boulets; elle était dans un état déplorable. On ordonna d'attaquer sur toute la ligne vers deux heures de l'après-midi; la bataille fut des plus sanglantes et ne cessa qu'à la fin du jour; la ville était en feu par la plus belle nuit du mois d'août. Pour y arriver, il fallait passer par un bas-fond et remonter jusqu'à une porte barricadée par des redoutes faites avec des sacs de sel; des milliers de sacs fermaient cette belle entrée; quant à la rue, on la traversait entre des fournaises; tous ces beaux magasins étaient en braise, surtout un entrepôt de sucre. On ne peut se figurer un pareil embrasement de feux de toutes couleurs. Il fallut tourner la ville pour se rendre maître des hauteurs; puis nous restâmes à Smolensk quelques jours. Pour sortir, il faut descendre une pente très rapide, traverser un pont et tourner de suite à droite. C'est le cas de dire que Smolensk nous coûta cher et aux Russes davantage; les pertes de part et d'autre furent considérables. De Smolensk à Moscou on compte 93 lieues, toujours dans de grandes forêts. C'est le 19 août qu'eut lieu le combat soutenu par le maréchal Ney à Valoutina, dans lequel le général Gudin fut frappé mortellement d'un boulet. Les Français et les Russes éprouvèrent dans cette affaire des pertes qui furent évaluées de chaque côté à plus de sept mille hommes; on peut dire que c'était une bataille et non un combat. L'Empereur reçut un courrier de cette affaire, et apprit que le maréchal Davoust avait dépassé la ligne de bataille de trois lieues; il avait franchi une forêt sans la fouiller et pouvait se faire couper par les Russes. L'Empereur le prévut et me fit partir pour le faire rétrograder. Arrivé près du maréchal, je lui remets mes dépêches; sur-le-champ il fait faire demi-tour à sa réserve, et donne des ordres de retraite à tout son corps, et me renvoie. Je trouve déjà sa division de réserve en colonnes serrées qui occupait toute la route dans le bois. Ne pouvant passer, je prends un chemin à gauche qui longeait la route, je vais au galop pour gagner le devant de la division en retraite et je tombe au milieu d'une colonne russe qui traversait ce chemin étroit. Voyant qu'elle était en déroute, je ne perds pas la carte, je me mets à crier d'une voix de Stentor: «En avant!» Et rebroussant chemin, je traverse ces fuyards épouvantés qui baissaient le dos en traversant le chemin, je finis par me dégager, et regagnant la grande route, je dis aux chefs de corps que les Russes étaient dans le bois.
Je rencontrai la garde en marche, partie de Smolensk le 25 août pour se rendre aux avant-postes; je trouvai l'Empereur et rendis compte de mon aventure. «As-tu vu le champ de bataille? demanda l'Empereur.—Non, Sire, mais la route est couverte de Russes et de beaucoup de Français.—Tu ne peux me suivre; tu partiras demain avec mes équipages pour me rejoindre.»
Il dit à son piqueur: «Recevez mon vieux grognard, il vous suivra.» Je fus bien traité, et le lendemain j'eus un cheval pour laisser reposer le mien; on rejoignit l'Empereur à marches forcées. En abandonnant une ville sur les bords de la Wiazma, le 29, les Russes mirent le feu aux magasins, et le quart de la ville fut la proie des flammes; ils continuèrent ainsi pendant 40 lieues, faisant brûler sans pitié leurs chaumières encombrées de leurs blessés, que nous trouvions réduits en charbons. Pas une baraque ne restait sur notre route; quant à leurs blessés, les amputations étaient bien faites, les bandes bien posées, mais ils les envoyaient ensuite dans l'autre monde, et s'ils n'avaient pas le temps de leur donner la sépulture, ils les laissaient en piles à nos regards. C'était un tableau déchirant. L'Empereur, après avoir consacré une partie de la journée du 6 septembre à reconnaître la position de l'ennemi, envoya des ordres pour la bataille qui devait se livrer le lendemain; elle est connue sous le nom de bataille de la Moscowa. Pour déboucher dans la plaine où étaient les Russes, il fallait sortir d'un bois. Dès le début, on trouvait à droite de la route, une grande redoute qui foudroyait tout ce qui débouchait; il fallut des efforts inouïs pour la prendre. Les cuirassiers l'enlevèrent, et alors les colonnes débordèrent dans la plaine. La grande réserve était placée à gauche de la grande route, et l'on ne pouvait découvrir les colonnes en bataille; ce n'étaient que des osiers en taillis, et des bouquets de bois. La nuit fut employée à se mettre en mesure; au petit jour, tous furent sur pied, et l'artillerie commença des deux côtés. L'Empereur fit faire un grand mouvement à sa réserve, et la fit passer à droite de la grande route, appuyée sur un profond ravin d'où il ne bougea pas de la journée. Il y avait là 20 à 25,000 hommes, l'élite de la France, tous en grande tenue. De temps en temps, en venait lui demander de faire donner la garde pour en finir, mais c'est en vain; il tint bon toute la journée. Nos troupes firent tous leurs efforts pour prendre les redoutes qui foudroyaient sur notre droite notre infanterie; elles étaient toujours repoussées, et de cette position dépendait la victoire. Voilà le général qui m'amène à l'Empereur: «Es-tu bien monté?—Oui, Sire.—Pars de suite porter cet ordre à Caulaincourt, tu le trouveras à droite le long d'un bois; tu apercevras des cuirassiers, c'est lui qui les commande. Ne reviens qu'après la fin.»
Arrivé près du général, je lui présente l'ordre; il lit et dit à son aide de camp: «Voilà l'ordre que j'attendais, faites sonner à cheval, faites venir les colonels à l'ordre!» Ils arrivèrent à cheval et formèrent le cercle; Caulaincourt leur lit l'ordre de prendre les redoutes et leur distribue les redoutes dont ils devaient s'emparer, disant: «Je me réserve la deuxième. Vous, officier d'état-major, suivez-moi, ne me perdez pas de vue.—Ça suffit, mon général.—Si je succombe, c'est vous, colonel, qui prendrez le commandement: il faut que ces redoutes soient enlevées à la première charge.» Puis, il dit aux colonels: «Vous m'entendez, allez prendre la tête de vos régiments. Les grenadiers nous attendent. Pas une minute à perdre! Au trot à mon commandement, et au galop dès qu'on sera à portée de fusil! Les grenadiers enfonceront les barrières.»
Les cuirassiers longèrent le bois, et fondirent sur les redoutes à l'opposé du front d'attaque pendant que les grenadiers arrivaient aux barrières. Cuirassiers et grenadiers français luttèrent pêle-mêle avec les Russes. Le brave Caulaincourt tomba raide mort près de moi. Je me rattachai au vieux colonel qui avait le commandement, et ne le perdis pas de vue. La charge terminée et les redoutes en notre pouvoir, le vieux colonel me dit: «Partez, dites à l'Empereur que la victoire est à nous. Je vais lui envoyer l'état-major pris dans les redoutes.»
Tous les efforts des Russes se portaient au secours de ces redoutes, mais le maréchal Ney les foudroyait sur leur droite. Parti au galop et traversant le champ de bataille, je voyais les boulets labourer le champ de bataille, et je ne croyais pas en sortir. Mettant pied à terre en arrivant près de l'Empereur et ôtant la mentonnière qui retenait mon chapeau, je vois qu'il lui manque la corne de derrière: «Eh bien, me dit-il, tu l'as échappé belle.—Je ne m'en suis pas aperçu; là-bas, les redoutes sont prises, le général Caulaincourt est mort.—Quelle perte!—On va vous amener beaucoup d'officiers.»
Tout le monde riait de mon chapeau avec une seule corne. Je n'en étais pas fier, car on rit de tout. L'Empereur demanda sa peau d'ours; comme il se trouvait sur la pente du ravin, il était couché et presque debout. Là vinrent les officiers pris dans les redoutes, escortés d'une compagnie de grenadiers. Ils furent mis sur un rang par ordre de grade. L'Empereur les passa en revue, et leur demanda si ses soldats leur avaient pris quelque chose; ils répondirent que pas un soldat ne les avait touchés. Un vieux grenadier de la compagnie sort du rang et dit en présentant son arme à l'Empereur: «C'est moi qui ai pris cet officier supérieur.» L'Empereur reçoit toutes les déclarations du grenadier et fait prendre son nom.
«Et ton capitaine, qu'a-t-il fait?—Il est entré le premier dans la troisième redoute.» L'Empereur lui dit: «Je te nomme chef de bataillon, et tes officiers auront la croix. Commandant ajoute-t-il, fais faire par le flanc droit, et partez au champ d'honneur.» On crie: «Vive l'Empereur!» et ils volèrent rejoindre leur aigle. Nous passâmes la nuit sur le champ de bataille, et le lendemain l'Empereur fit ramasser les blessés. Nous traversâmes le champ de bataille, cela faisait frémir; les fusils russes couvraient la terre; près de leurs grandes ambulances on voyait des piles de cadavres; les membres détachés du tronc étaient en tas. Murat les poursuivit si rapidement qu'ils brûlèrent tous leurs blessés; nous les trouvâmes tous en charbon; voilà le cas qu'ils font d'un soldat. L'Empereur quitta Mojaïsk dans l'après-midi du 12, et transporta son quartier général à Tartaki, petit village. Le comte Monthyon me fait demander: «Vous êtes bien heureux, me dit-il, l'Empereur vous désigne pour joindre le prince Murat qui entre demain à Moscou. Venez prendre les ordres de l'Empereur.»
Arrivé près de Sa Majesté: «Je t'ai désigné pour aller rejoindre Murat; tu prendras vingt gendarmes, et en arrivant au Kremlin, tu visiteras les caveaux; tu poseras les gendarmes aux issues du palais. Monthyon, donne-lui ton interprète, et mes dépêches pour Murat. Demain matin, tu partiras.»
Que j'étais fier d'une pareille mission! À dix heures, j'étais près du prince Murat; je lui remets mes dépêches: «Nous allons partir, me dit-il, vous me suivrez avec vos gendarmes.—Oui, mon prince.—Mais vous n'avez que la moitié d'un chapeau?—Ce sont les Russes qui en avaient besoin pour faire de l'amadou.» Il se mit à rire aux éclats: «Vous sortez de la garde?—Oui, mon prince, des grenadiers à pied.—Vous êtes un de nos vieux. Donnez l'ordre à vos gendarmes d'être à cheval à onze heures pour nous rendre au pont.»
On sort de la forêt. Une plaine aride et sablonneuse descend en pente assez rapide et fait face à un grand pont d'une longueur démesurée, bâti sur pilotis, sans eau; il ne sert qu'à la fonte des neiges. Arrivés près du pont, nous trouvons les autorités et un général russe qui présentèrent les clefs au prince; après les cérémonies d'usage, le prince donna une boîte enrichie de diamants au général russe, et nous entrâmes par une belle rue large et bien bâtie. Nous étions précédés de quatre pièces de canon, d'un bataillon et d'un piquet de cavalerie; tout le peuple était aux croisées pour nous voir passer; des dames nous présentaient des bouteilles, mais personne ne s'arrêtait. Nous avancions au petit pas; arrivés au bout de cette immense rue, on arrive au pied du Kremlin. Pour y monter, c'est rapide; c'est un château fort qui domine la ville, divisée en deux parties qui sont, on peut le dire, deux villes basses d'une grandeur immense. Sur le sommet, à droite, se trouve le beau palais des empereurs. Sur la place du Kremlin, à gauche, un grand arsenal; à droite, l'église qui est adossée au palais, et en face de cette place, un hôtel de ville magnifique. Comme nous détournions à droite, nous fûmes assaillis d'une grêle de balles parties des croisées de l'Arsenal. Nous fîmes demi-tour; les portes furent enfoncées; le rez-de-chaussée et le premier étaient remplis de soldats et de paysans ivres, il s'ensuivit un carnage; ceux qui échappèrent furent mis dans l'église. J'y perdis mon cheval. Après cette échauffourée, le prince Murat continua sa marche, descendit dans la ville basse pour sortir de la ville et se porter sur la route de Kalouga.
Je quittai le prince au Kremlin pour aller remplir ma mission; mon interprète me mène près des magistrats pour faire loger mes gendarmes et me faire ensuite introduire dans le palais. L'interprète leur en dit trop sur mon compte, car ils me firent donner de suite des rafraîchissements, et c'est là que je pris pour la première fois du thé au rhum. Un logement me fut donné chez un général russe, ainsi qu'à quatre gendarmes et à l'interprète. Je me fais accompagner des gardes pour visiter les souterrains, et je remonte au palais; il y avait de quoi se perdre. Je plaçai mes gendarmes et leur fis donner des vivres par ces messieurs qui m'avaient bien reçu. Je fus invité dans une tabagie avec mon guide. Je ne sais si mon chapeau à une corne leur faisait de l'effet, mais ils auraient bien voulu le toucher, et ils jetaient tous des regards dessus.
Je revins près du tombeau des czars. Quelle est ma surprise de voir au pied de ce gigantesque monument une cloche d'une hauteur démesurée; elle s'est enfouie, dit-on, en tombant du haut de la charpente. On a décoré le tour de cette cloche pour la faire voir comme un monument extraordinaire; elle est entourée de briques disposées de manière à pouvoir la voir. J'ai monté dans le tombeau des empereurs; j'ai vu la cloche qui remplace celle dont j'ai parlé; elle est aussi monstrueuse, le battant est un morceau sans pareil; des milliers de noms sont inscrits sur cette cloche. Une belle rue, partant du Kremlin, aboutit sur un beau boulevard; de riches palais en font le tour. Cette partie ne fut pas incendiée et devint notre refuge.
Lorsque j'eus rempli la mission qui m'était confiée, j'attendis l'Empereur, mais en vain; il ne vint pas. Il avait établi son quartier général dans le faubourg; la garde vint s'emparer du palais et relever mes quatre gendarmes. Passant sur la place du Kremlin, je trouve des soldats chargés de fourrures et de peaux d'ours; je les arrête et marchande leurs belles pelisses: «Combien celle-ci?—40 francs.» Elles étaient en zibeline. Je m'en empare et lui donne le prix convenu: «Et cette peau d'ours?—40 francs.—Les voilà.»
Quelle bonne rencontre que ces deux objets d'un prix inestimable pour moi! Je partis avec mes gendarmes chez mon général russe. L'Empereur fut forcé dans la nuit de quitter son quartier général du faubourg pour venir habiter le Kremlin par suite de l'incendie qui se manifestait dans les deux parties des villes basses; il fallait un monde considérable pour pouvoir mettre le feu dans tous les quartiers à la fois. On dit que tous les galériens étaient du nombre, ils avaient chacun leur rue, et sortant d'une maison, ils mettaient le feu dans l'autre. Nous fûmes obligés de nous sauver sur des places immenses et des jardins considérables. Il en fut arrêté 700, mèche à la main, qui furent conduits dans les souterrains du Kremlin. Cet incendie était effroyable par un vent qui enlevait les tôles des palais et des églises; tout le peuple et les troupes se trouvaient sous le feu. Le vent était terrible, les tôles volaient dans les airs à deux lieues. Il y avait à Moscou 800 pompes, mais on les avait emmenées.
À onze heures du soir, nous entendîmes crier dans les jardins; c'étaient nos soldats qui dévalisaient les dames de leurs châles et de leurs boucles d'oreilles; nous courûmes faire cesser ce pillage. On pouvait voir de deux à trois mille femmes, en groupes, avec leurs enfants sur les bras, qui contemplaient les horreurs de l'incendie, et je puis dire que je ne leur vis pas verser une larme. L'Empereur fut forcé de s'éloigner le 16 au soir pour aller s'établir, à une lieue de Moscou, au château de Pétrowskoï; l'armée sortit aussi de la ville qui resta livrée sans défense au pillage et à l'incendie. L'Empereur séjourna quatre jours à Pétrowskoï pour y attendre la fin de l'embrasement de Moscou; il y rentra donc le 20 septembre et alla de nouveau habiter le Kremlin qui fut préservé du feu. Le grand état-major était établi au Kremlin, et le petit état-major, dont je faisais partie, était près des remparts, à peu de distance du Kremlin. Je fus employé comme adjoint, avec deux camarades, auprès d'un colonel d'état-major pour l'évacuation des hôpitaux. Nous étions logés chez une princesse, tous les quatre avec nos chevaux et nos domestiques; le colonel en avait trois pour lui seul, et il savait les employer. Il nous envoyait dans les hôpitaux pour faire évacuer les malades, mais lui jamais. Il restait pour faire ses affaires; il partait le soir avec ses trois domestiques munis de bougies; il savait que les tableaux des églises sont en relief sur une plaque d'argent; il les faisait décrocher pour en prendre la feuille en argent, mettait tous les saints et saintes dans le creuset, et en faisait des lingots; il vendait ses vols aux juifs pour des billets de banque. C'était un homme dur, à figure ingrate.
Nous avions des milliers de bouteilles de bordeaux, des vins de Champagne, des milliers de sucre et de cassonade. Tous les soirs, la vieille princesse nous faisait porter quatre bouteilles de bon vin et du sucre (ses caves étaient pleines de tonneaux); elle venait souvent nous visiter; aussi sa maison fut respectée; elle parlait bon français. Un soir, le colonel nous fit voir ses emplettes ou des vols, car il était toujours en route avec ses trois domestiques; il nous fit voir de belles fourrures en renard de Sibérie. J'eus l'imprudence de lui montrer la mienne, et il exigea de moi de la changer pour une de renard de Sibérie; la mienne était de zibeline, mais il fallut céder. Je craignais sa vengeance. Il eut la barbarie de m'en dépouiller pour la vendre au prince Murat trois mille francs. Ce pillard d'églises déshonorait le nom français; aussi je l'ai vu près de Vilna tomber raide mort gelé! Dieu l'a puni, et ses domestiques sautèrent sur lui pour le dévaliser.
Tous les hôpitaux de Moscou sont sous voûtes rondes; Russes et Français mouraient dans ces lieux infects; tous les matins, on en chargeait des voitures et il fallait présider à cet enlèvement, faire renverser ces charrettes dans des trous de 20 pieds de profondeur. On ne peut se faire une idée de pareils tableaux. Après l'incendie, on fit faire un relevé des maisons brûlées; le chiffre montait à dix mille, et les palais et églises, à plus de cinq cents. Il ne restait que les cheminées et les poêles qui sont très grands; c'était comme une forêt coupée; il ne reste que les baliveaux. On pouvait y mettre la charrue, car il n'y avait pas une pierre en fondation.
Les palais occupaient la moitié de la ville avec des parcs, des ruisseaux, des serres considérables qui contenaient des arbres à haute tige et des fruits en hiver; c'était le luxe de Moscou. Quant aux pertes, personne ne put les calculer; personne ne peut voir de plus tristes tableaux.
Mon pénible service terminé, j'eus quelques jours de repos. Mon général me dit: «Je vous attache près de moi; vous ne me quitterez plus, vous mangerez à ma table. Vous avez souffert dans l'emploi de l'évacuation des hôpitaux. Reposez-vous!» Je fus heureux d'être sous un pareil général; je n'avais que le souci d'approvisionner nos chevaux et de me mettre à table.
Mon général avait douze couverts, et comme son aide de camp était un peu paresseux, je lui dis: «Ne vous tourmentez plus, je veillerai.» Aussi, tout arrivait à la maison; nous avions des provisions pour passer l'hiver, nous et nos chevaux. Je n'étais pas non plus exempt de service pour porter les dépêches à mon tour. L'Empereur passait des revues tous les jours; il faisait enlever des trophées de Moscou et la croix du tombeau des czars. Il fallait voir cette charpente pour descendre la croix; les hommes paraissaient des nains. Cette croix avait 30 pieds de hauteur, elle était massive en argent. Tous les trophées étant chargés dans de grands fourgons ils furent remis au général Claparède avec un bataillon d'escorte, et il partit des premiers lors de la retraite. Les juifs dénoncèrent à nos soldats des cachettes enfouies; leur cupidité fit des torts considérables à des malheureux. Personne dans l'armée ne fit cesser ce brigandage. C'était déplorable à voir.
Je fus envoyé pour porter des ordres au prince Murat, dans un village, à 18 ou 20 lieues de Moscou. Je tombe dans une déroute de cavalerie; les nôtres, montés à poil nu, avaient été surpris au pansement de leurs chevaux. Je ne pus voir le prince Murat; il s'était sauvé en chemise. C'était pitié de voir ces beaux cavaliers se sauver. Je demandai le prince: «Il est pris, me disaient-ils; ils l'ont pris au lit.» Et je ne pouvais rien savoir. L'Empereur le sut de suite par les aides de camp de Nansouty, et, arrivant de cette pénible mission, je trouvai l'armée en route pour venir au secours de Murat. J'étais moitié mort, et mon cheval ne pouvait plus marcher, heureusement mon domestique s'en était procuré deux bons, et je fus remonté. Le 24 octobre, l'Empereur assiste à la bataille de Malojaroslawetz. Nous arrivâmes le 26 octobre sur les hauteurs de la Luja. L'Empereur, de la Luja, rétrograda sur Borowsk. Il avait donné l'ordre, pour le 23, de faire partir de Moscou sa maison, tous ses bureaux, et de rejoindre à Mojaïsk. On ne peut se faire une idée de la rapidité de l'exécution des ordres; les préparatifs furent terminés dans trois heures. Nous arrivâmes chez notre princesse; là nous trouvâmes de bons chevaux qu'on avait cachés dans une cave. Nous en fîmes monter deux superbes, et ils furent attelés de suite à un beau carrosse. Durant cette opération, je préparais des provisions; d'abord dix pains de sucre, une boîte de thé considérable, des tasses superbes, et une chaudière pour faire fondre le sucre. Il y avait des provisions plein le carrosse.
À trois heures nous sortîmes de Moscou. Il n'était pas possible d'avancer; la route était encombrée de carrosses, et tous les pillards de l'armée en avaient en profusion. À trois lieues de Moscou, une détonation se fit entendre; la secousse fut si terrible que la terre fit un mouvement sous nos pieds. On dit qu'il y avait 60 tonneaux de poudre sous le Kremlin, avec sept traînées de poudre et des artifices plantés sur les tonneaux. Nos 700 brigands, pris mèche à la main, subirent leur sort. C'étaient tous des galériens.
Il y avait donc sur la route 12 lieues de carrosses. Lorsque nous eûmes atteint l'endroit de notre premier gîte, j'en avais assez du carrosse; je fis mettre toutes nos provisions sur nos chevaux, et brûler la voiture. Dès lors, nous pouvions passer partout. Ce fut avec des peines inouïes que nous rejoignîmes le quartier général au delà de Mojaïsk. Le lendemain, l'Empereur traversa le champ de bataille de la Moscowa, et gémit de voir encore les cadavres sans sépulture. Le 31 octobre, à quatre heures de l'après-midi, il atteignit Wiazma. L'hiver russe commença avec toutes ses rigueurs dès le 6 novembre. L'Empereur faisait de petites étapes au milieu de sa garde, suivant sa voiture à pied avec un bâton ferré à la main, et nous sur les côtés de la route avec les officiers de cavalerie. Tous l'oreille basse, nous arrivâmes le 9 novembre à Smolensk. Les étapes étaient des plus pénibles, les chevaux mouraient de faim et de froid, et quand nous trouvions des chaumières, ils dévoraient les chaumes. Le froid était terrible déjà; 17 degrés au-dessous de zéro. Cela produisit de grandes pertes dans l'armée; Smolensk et les environs regorgeaient de cadavres. Je pris toutes mes précautions pour ma conservation. Nos chevaux tombaient sur la glace: passant près d'un bivac, je m'empare de deux haches, je fais sauter les fers de mes chevaux et ils ne glissent plus. Je me munis d'une petite chaudière pour faire du thé. Arrivé à l'endroit où l'Empereur s'arrêtait, je faisais un feu considérable, je plaçais mon général pour le faire dégeler, et de suite la chaudière sur le feu pour faire fondre de la neige. Quelle mauvaise eau que la neige fondue au milieu de la fumée! Mon eau bouillant, je mettais une poignée de thé, je cassais du sucre, et les jolies tasses faisaient leur jeu; on prenait son thé tous les jours. Jusqu'à Vilna, je ne manquai pas d'amis; ils suivaient ma chaudière, et j'avais dix beaux pains de sucre. Ils étaient trois capitaines et nous ne nous sommes quittés qu'à la mort, c'est-à-dire que je suis resté seul.
Je suivais mon général, toujours au plus près de la vieille garde et de l'Empereur. Lorsque nous fûmes atteints par les Russes, il fallait se concentrer le plus possible. Tous les jours les cosaques faisaient des hourras sur la route, mais tant qu'il y eut des armes dans les rangs, ils n'osaient approcher, ils se mettaient sur le côté de la route pour nous voir passer, mais ils couchaient dans de bons logements et nous sur la neige. Nous partîmes de Smolensk avec l'Empereur le 14 novembre. Les Russes nous serraient de près le 22; il apprit que les cosaques venaient de s'emparer de la tête du pont de Borisow et se vit forcé d'exécuter le passage de la Bérézina. Nous passâmes devant le grand pont que les Russes avaient brûlé à moitié; ils étaient de l'autre côté à nous attendre dans les bois et dans la neige. Sans échanger un seul coup de fusil, nous étions déjà dans la misère. À une heure de l'après-midi, 26 novembre, le pont de droite fut achevé et l'Empereur fît immédiatement passer sous ses yeux le corps du duc de Reggio et le maréchal Ney avec ses cuirassiers. L'artillerie de la garde passa avec les deux corps et traversa un marais heureusement gelé. Afin de pouvoir gagner un village, ils repoussèrent les Russes à gauche dans les bois et donnèrent le temps à l'armée de passer le 27. L'Empereur passa la Bérézina à une heure de l'après-midi, et alla établir son quartier général dans le petit hameau. Le passage de la rivière continua dans la nuit du 27 au 28. L'Empereur fit appeler le maréchal Davoust et je fus nommé pour garder la tête du pont et ne laisser passer que l'artillerie et les munitions, le maréchal à droite et moi à gauche. Lorsque tout le matériel fut passé, le maréchal me dit: «Allons, mon brave, tout est passé. Allons rejoindre l'Empereur.» Nous traversâmes le pont et le marais gelé; il pouvait porter notre matériel, sans quoi tout était perdu. Durant notre pénible service, le maréchal Ney avait taillé les Russes qui remontaient pour nous couper la route; nos troupes les avaient surpris en plein bois et cette bataille leur coûta cher; nos braves cuirassiers les ramenaient couverts de sang; c'était pitié à voir. Nous arrivons sur un beau plateau, l'Empereur passait les prisonniers en revue; la neige tombait si large que tout le monde en était couvert, on ne se voyait pas.
Mais derrière nous, il se passait une scène effrayante; à notre départ du pont, les Russes dirigèrent sur la foule[55] qui entourait les ponts, les feux de plusieurs batteries. De notre position on voyait ces malheureux se précipiter vers les ponts, les voitures se renverser et tous s'engloutir dans les glaces. Non, personne ne peut se faire une idée d'un pareil tableau. Les ponts furent brûlés le lendemain à huit heures et demie.
Aussitôt la revue des prisonniers, l'Empereur me fit appeler: «Pars de suite, porte ces ordres sur la route de Vilna; voilà un guide sûr qui te conduira. Fais tous tes efforts pour arriver demain au petit jour.» Il fit interroger mon guide, récompense lui fut donnée devant moi et on nous donna à chacun un bon cheval russe. Je partis sur une belle route blanche de neige, mais ce n'était que peu de chose encore: nos chevaux ne glissaient pas. Arrivés dans un bois à la nuit, pour plus de sûreté, je passai une forte ficelle autour du cou de mon guide, de crainte qu'il s'échappât. Il me dit: Bac, tac. Cela veut dire: C'est bon. Enfin j'eus le bonheur d'arriver sans aucune mauvaise rencontre. Je mis pied à terre, et mon guide me fit connaître au maire qui fit conduire nos chevaux dans la grange. Je lui remis mes dépêches, il présenta un verre de schnapps et il en but le premier: «Buvez!» me dit-il en français. Il décachette mon paquet et me dit: «Il n'est pas possible que je fasse apprêter les immenses quantités de rations que votre souverain me demande à trois lieues d'ici. C'est bien dans mon diocèse, mais il faudrait un mois pour cela.—Cela ne me regarde pas.—C'est bien, me dit-il, je ferai mon possible.»
Mais il n'en put dire davantage. Celui qui venait de conduire mon cheval à la grange se mit à crier: Cosaques! Cosaques! Je me voyais pris. Ce brave maire me fait sortir de son cabinet dans l'antichambre, tourner de suite à droite, et, me prenant par les épaules, me fait baisser la tête et me pousse dans le four; je n'ai pas le temps de la réflexion; ce four est au ras de terre, sous voûte, très haut et long; il avait déjà été allumé, mais il n'était pas trop chaud, c'était supportable. Je n'eus pas le temps de me retourner; je mis le genou droit à terre et restai. J'étais dans une grande anxiété. Cet aimable maire avait eu la présence d'esprit de prendre du bois qu'il mit devant l'entrée de son four[56] pour me cacher. Sitôt fait, des officiers parurent chez le maire, mais ils passaient devant la gueule du four où j'attendais mon sort; les minutes étaient des siècles, mes cheveux se dressaient, je me croyais perdu. Que le temps est long quand la tête travaille!
J'entendis enfin sortir du cabinet tous ces officiers qui passèrent devant mon refuge; un frisson mortel passa dans tout mon être, je me crus perdu, mais la Providence veillait sur moi. Ils s'étaient emparés de mes dépêches et partirent rejoindre leur régiment au bout du village, pour se porter sur le point indiqué dans mes dépêches. Je sus plus tard que l'Empereur m'avait sacrifié pour faire prendre mes dépêches et pour détourner l'ennemi. Ce digne maire vint près de moi: «Sortez, me dit-il, les Russes sont partis avec vos dépêches, et vont pour arrêter votre armée. Votre route est libre.»
Sorti de ce four, je saute au cou de cet homme généreux, je le serre dans mes bras, je lui dis: «Je rendrai compte à mon souverain de votre action.» Après avoir pris un verre de schnapps, il me présenta du pain que je mis dans ma poche. Je trouve mon cheval à la porte, je pars au galop, je fendais le vent pendant une lieue; enfin, je me modérai, car mon cheval aurait succombé. Je ne m'occupai plus de mon guide qui resta dans le village. Lorsque j'eus atteint nos éclaireurs, quelle joie! je respirais en criant: gare! gare! et je mis alors la main sur mon morceau de pain que je dévorai. L'armée marchait silencieusement; les chevaux glissaient, car les routes étaient unies par les troupes qui frayaient le chemin. Le froid devenait de plus fort en plus fort; enfin je rencontrai l'Empereur, son état-major; j'arrive près de lui chapeau bas: «Comment te voilà? et ta mission?—Elle est faite, Sire.—Comment! tu n'es pas pris? et tes dépêches, où sont-elles?—Entre les mains des cosaques.—Comment! approche, que dis-tu?—La vérité! arrivé chez le maire, je lui donne mes dépêches, et un instant après, les cosaques sont arrivés, et le maire m'a caché dans son four.—Dans son four!—Oui, Sire, et je n'étais pas à mon aise; ils ont passé près de moi pour entrer dans le cabinet du maire, ils ont pris mes dépêches et se sont sauvés.—C'est curieux, mon vieux grognard, tu devais être pris.—Le brave maire m'a sauvé.—Je le verrai, ce Russe.»
Il conta mon aventure à ses généraux et dit: «Marquez-le pour huit jours de repos et ses frais doubles.» Je rejoins le général Monthyon, je retrouve mes chevaux et mon sucre; j'étais mort de besoin. Le soir, arrivé à une lieue de l'endroit où mes dépêches avaient été prises par les cosaques, il fit appeler le maire et eut une conférence avec lui. Ce maire le conduisit à une lieue de son village, et je lui donnai en passant près de lui une bonne poignée de main: «J'aime les Français, me dit-il. Adieu, brave officier!» Je bénis encore cet homme qui me sauva la vie.
Le froid devenait toujours plus rigoureux; les chevaux mouraient dans les bivacs, de faim et de froid; tous les jours il en restait où l'on couchait. Les routes étaient comme des miroirs; les chevaux tombaient sans pouvoir se relever. Nos soldats exténués n'avaient plus la force de porter leurs armes; le canon de leur fusil prenait après leurs mains par la force de la gelée (il y avait 28 degrés au-dessous de zéro). Mais la garde ne quitta son sac et son fusil qu'avec la vie. Pour vivre, il fallait avoir recours aux chevaux qui tombaient sur la glace; les soldats avec leurs couteaux fendaient la cuisse pour en prendre des grillades qu'ils faisaient rôtir sur des charbons quand ils trouvaient du feu, sinon ils les dévoraient toutes crues; ils s'étaient repus du cheval avant qu'il mourût. J'usais aussi de cette nourriture, tant que les chevaux purent durer. Jusqu'à Vilna, nous faisions de petites journées avec l'Empereur; tout son état-major marchait sur les côtés de la route. Dans l'armée, toute démoralisée, on marchait comme des prisonniers, sans armes et sans sacs. Plus de discipline, plus d'humanité les uns pour les autres! Chacun marchait pour son compte; le sentiment de l'humanité était éteint chez tous les hommes; on n'aurait pas tendu la main à son père, et cela se conçoit. Celui qui se serait baissé pour prêter secours à son semblable, n'aurait pu se relever. Il fallait marcher droit et faire des grimaces pour empêcher que le nez et les oreilles ne se gelassent. Toute sensibilité et humanité était éteinte chez les hommes; personne même ne murmurait contre l'adversité. Les hommes tombaient raides sur la route. Si par hasard on trouvait un bivac de malheureux qui se dégelaient, sans pitié les arrivants les jetaient de côté et s'emparaient de leur feu; ces malheureux gisaient sur la neige. Il faut avoir vu ces horreurs pour le croire.
Je peux certifier que la déroute de Moscou tenait plus de 40 lieues de route, sans sacs ni fusils. C'est à Vilna que nous éprouvâmes le plus de souffrances; le temps était si rigoureux que les hommes ne pouvaient plus le supporter; les corbeaux gelaient.
Dans ce temps rigoureux, je fus envoyé près du général chargé de la conduite des trophées de Moscou pour les faire renverser dans un lac à droite de notre route. En même temps on livra le trésor aux traînards; ces malheureux se jetèrent dessus et enfoncèrent les barriques; les trois quarts gelèrent près de leur pillage. Leurs fardeaux étaient si lourds, qu'ils tombèrent. J'eus toutes les peines du monde à rejoindre mon poste; je le dois à mon cheval déferré qui ne glissait pas. Je suis certain que l'homme dans l'état de faiblesse où il se trouvait n'était pas capable de porter 500 francs. Moi je possédais 700 francs d'économies dans mon portemanteau; mon cheval se couchait tant il était faible. Je m'en aperçus, et prenant le sac, je vais trouver mes vieux grognards dans leur bivac et leur propose de me débarrasser de mes 700 francs. «Donnez-moi 20 francs d'or, je vais vous donner 25 francs.» Tous s'en firent un plaisir, et je fus débarrassé, car je les aurais laissés sur place. Toute ma fortune se montait donc à 83 napoléons qui me sauvèrent la vie.
À Smorghoni, l'Empereur fit ses adieux, avant de quitter l'armée, à ceux des chefs qu'il put réunir autour de lui. Il partit à sept heures du soir, accompagné des généraux Duroc, Mouton et Caulaincourt. Nous restâmes sous le commandement du roi de Naples, assez déconcertés, car c'est le premier soldat pour donner un coup de sabre ou braver les dangers; mais on peut lui reprocher d'être le bourreau de notre cavalerie; il traînait des divisions toutes bridées sur les routes, toujours à sa disposition, et il en avait toujours de trop pour faire fuir les cosaques. Mais toute cette cavalerie mourait de besoin, et le soir ces malheureux ne pouvaient plus se servir de leurs chevaux pour aller au fourrage. Pour lui, le roi de Naples avait 20 à 30 chevaux de relais, et tous les matins il partait avec un cheval frais; aussi c'était le plus beau cavalier d'Europe, mais sans prévoyance, car il ne s'agit pas d'être un intrépide soldat, il faut ménager ses ressources; et il nous perdit (je l'ai entendu dire au maréchal Davoust) 40,000 chevaux de sa faute. De blâmer ses chefs on a toujours tort, mais l'Empereur pouvait faire un meilleur choix. Il se trouvait à notre tête deux guerriers rivaux de gloire, le maréchal Ney et le prince de Beauharnais, qui nous sauvèrent des plus grands périls par leur sang-froid et leur courage.
Le roi de Naples se porta sur Vilna; il y arriva le 8 décembre, et nous le 10, avec la garde. Nous arrivâmes le soir aux portes de la ville barricadées avec de fortes pièces de bois; il fallut des efforts inouïs pour pénétrer. Je me trouvais avec mon camarade dans un collège bien chauffé. Quand je fus trouver mon général pour prendre ses ordres: «Tenez-vous prêt à quatre heures du matin pour sortir de la ville, dit-il, car l'ennemi arrive sur la hauteur et nous serons bombardés au jour. Ne perdez pas de temps.» Rentré dans mon logement, je me prépare pour partir; je réveille mon camarade qui n'entendait pas de cette oreille; il était dégelé et préférait rester au pouvoir de l'ennemi; à trois heures, je lui dis: «Partons!—Non, dit-il, je reste.—Eh bien! je te tue, si tu ne me suis pas.—Eh bien! tue-moi!»
Je tire mon sabre, et lui en applique de forts coups en le forçant à me suivre. Je l'aimais, ce brave camarade, je ne voulais pas le laisser à l'ennemi. Nous fûmes prêts à partir au moment où les Russes forcèrent la porte de Witepsk; nous n'eûmes que le temps de sortir. Ils commirent des horreurs dans la ville, tous ces malheureux couchés dans leurs logements furent égorgés; les rues étaient encombrées de cadavres français. Là les juifs furent les bourreaux de nos Français. Heureusement que l'intrépide Ney arrêta le désordre. Les ailes droite et gauche de l'armée russe avaient dépassé la ville et nous regardaient passer; avec quelques coups de fusil, on les arrêta, mais la déroute était complète. Arrivés à la montagne de Vilna, le désordre était à son comble. Tout le matériel de l'armée et les voitures de l'Empereur restèrent au pied; les soldats se chargèrent de vaisselle plate; toutes les caisses et les tonneaux furent défoncés. Que de butin resta sur la place! Non, mille fois non, on ne peut voir un pareil tableau.
Nous marchâmes sur Kowno que le roi de Naples atteignit le 11 décembre à minuit; il en partit le 13 à cinq heures du matin et se porta sur Gumbinnen avec la garde. Malgré les efforts du maréchal Ney, secondé par le général Gérard, Kowno ne tarda pas à tomber au pouvoir des Russes. La retraite était urgente; le maréchal Ney l'effectua à neuf heures du soir après avoir détruit tout ce qui restait en matériel d'artillerie, en approvisionnements, et avoir mis le feu aux ponts. Les Français se retirèrent sur l'Oder, et, après l'évacuation de Berlin, vinrent prendre position sur l'Elbe sous le commandement du prince Eugène, par suite du départ de Murat qui abandonna le commandement le 8 janvier 1813 pour retourner dans ses États. Je puis dire à la louange du maréchal Ney qu'il maintint l'ennemi à Kowno par son intrépidité; je l'ai vu prendre un fusil avec cinq hommes et faire face à l'ennemi. À de pareils hommes, la patrie peut être reconnaissante. Nous eûmes le bonheur d'être sous le commandement du prince Eugène, qui fit tous ses efforts pour réunir nos débris.
À Koenigsberg, nous trouvâmes des factionnaires prussiens qui insultaient nos malheureux soldats sans armes; toutes les portes leur étaient fermées; ils mouraient sur le pavé de froid et de faim. Je me portai de suite avec mes deux camarades à l'hôtel de ville; personne ne pouvait approcher; je fis voir ma décoration, mes épaulettes, et l'on me fit passer par la croisée; on me donna trois billets de logement et nous fûmes dans le meilleur. On ne nous parla de rien; on se mit à nous regarder. Ils étaient à dîner; voyant ce sang-froid de leur part, je tire 20 francs et leur dis: «Faites-nous donner à manger, nous vous donnerons 20 francs par jour.—Ça suffit, dit le maître. Je vais vous faire allumer un poêle dans cette chambre, vous faire mettre de la paille et des draps.»
On nous servit un potage de suite, et on nous donna à manger pour 30 francs par jour, non compris le café (1 franc par homme). Ce Prussien eut la bonté de loger nos chevaux et de leur faire donner leurs rations. Les pauvres bêtes n'avaient pas mangé de foin et d'avoine depuis Vilna; comme elles étaient heureuses de pouvoir mordre dans une botte de foin! Et nous, bien heureux de coucher sur la paille, dans une chambre chaude! Je fis venir de suite un médecin et un bottier pour visiter mon pied gauche qui avait été gelé. Il fallait consulter le médecin pour me faire faire une botte. Il fut décidé de m'en faire une fourrée en lapin, et d'y laisser mon pied en prison après avoir fendu la botte pour me panser: «Faites la botte cette nuit, dis-je, je vous donne 20 francs.—Demain, à huit heures, vous l'aurez.» Je gardai donc mes bottes. Le lendemain, arrivèrent le médecin et le bottier; celui-ci fendit ma botte, et on vit le pied d'un nouveau-né; plus d'ongles, plus de peau, mais dans un état parfait.—Vous êtes sauvé, me dit le médecin.
Il fait appeler le maître et son épouse: «Venez voir, leur dit-il, un pied de poulet. Il me faudrait du linge pour l'envelopper.» Ils donnèrent de bonne grâce du linge fin et bien blanc; mon pied fut remis dans ma botte bien lacée. Je demande au médecin: «Combien vous faut-il?—Je suis payé, me dit-il, ce service ne se paye pas.—Mais.—Pas de mais, s'il vous plaît.»
Je lui tendis la main. «Je vais vous donner, ajouta-t-il, un moyen de vous guérir. Votre pied va craindre le froid et la chaleur; ne le mettez pas à l'air, il faut qu'il reste longtemps comme il se trouve, mais si vous pouvez arriver à la saison des fraises, vous en écraserez plein un plat contenant de deux à trois livres et vous en ferez une compresse autour de votre pied. Vous continuerez ainsi pendant la saison des fraises, et jamais vous ne sentirez de douleurs.—Je vous remercie, docteur.—Et vous, monsieur le bottier, voilà vingt francs.—Pas du tout, me dit-il. Mes déboursés seulement, s'il vous plaît.—Combien? lui dis-je.—Dix francs.—Mais vous vous êtes entendus tous les deux.—Eh bien! dirent mes deux camarades, prenons un punch au rhum.—Non! dirent-ils, le temps est précieux, nous rentrons. Adieu, braves Français.»
Je suivis l'ordonnance du médecin, et jamais je ne m'en suis ressenti; mais cela me coûta douze francs de fraises.
Je fus au palais prendre les ordres du comte Monthyon; je trouvai là le prince Eugène et le prince Berthier. Le comte Monthyon dit au ministre de la guerre: «Je désire avoir pour aide de camp le vaguemestre Contant, et pour le remplacer, le lieutenant Coignet; c'est un bon serviteur. J'ai besoin de lui pour faire disparaître toutes les voitures nuisibles à l'armée.»
Le ministre me nomma de suite vaguemestre du quartier général, le 28 décembre 1812. Je ne craignais plus de passer dans la ligne, mais on me réservait toujours les missions dangereuses[57]. Nous restâmes quelques jours à Koenigsberg pour réunir tous les débris de cette grande armée réduite à un petit corps. Nous nous mîmes en marche sur Berlin qu'il fallut évacuer promptement pour nous retirer sur Magdebourg. Là, l'armée prit une petite consistance. Je reçus l'ordre de faire faire les plaques de fer-blanc avec écusson pour tous ceux qui avaient droit de conserver leurs voitures, et leurs noms et qualités devaient être sur les plaques ainsi que leur rang dans l'ordre de marche. Ces plaques coûtaient trois francs. Le vice-roi n'était pas exempt de cet ordre. Je n'eus que le temps nécessaire de faire poser toutes mes plaques avant de partir; toutes celles qui n'auraient pas de plaques devaient être brûlées. Je me disais: «Je vais joliment débarrasser l'armée.»
Sur l'Elbe, le prince Eugène réunit l'armée dans une belle position; il avait tout prévu: soins et attentions pour son armée, rien ne manquait. Il ne dormait pas; les vivres se distribuaient la nuit; il veillait à tout, il n'était pas trois jours sans se porter aux avant-postes pour reconnaître l'ennemi, et leur souhaiter le bonjour pendant trois mois, avec huit pièces de canon, 15,000 à 16,000 hommes d'infanterie, 700 à 800 de cavalerie. La petite frottée donnée, il commandait la retraite, marchant toujours le dernier; jamais il ne laissait un soldat derrière lui. Et toujours gracieux! quel joli soldat au champ d'honneur! Il se maintint pendant trois mois sans perdre de terrain.
Je reçus un jour la lettre suivante:
«Monsieur Coignet,
«Je vous envoie ci-joint un exemplaire du Moniteur qui contient les dispositions prescrites par l'Empereur pour les équipages de l'armée. Le prince vice roi se propose de faire un ordre du jour à cet égard, mais en attendant vous devez vous occuper de prévenir les personnes qui ne peuvent plus avoir de voitures que le 15 de ce mois elles seront brûlées.
«_Signé: Le Général de division,
«Chef d'état-major du major général_,
«Cte MONTHYON.»
Je me rends chez mon général, et je dis: «Voilà un ordre sévère, mon général.—Je vais débarrasser l'armée de ses entraves. Pas de grâce pour personne! Je vous donnerai des gendarmes, et toutes les voitures qui n'auront pas de plaque, vous les ferez brûler. Je les tiens, ces pillards d'armée; je vais reprendre leurs chevaux volés et les remettre à notre artillerie.—Vous êtes le maître d'agir. Cette mission sera orageuse pour moi.—Je suis là pour vous seconder. Qu'ils viennent se plaindre! Je les recevrai. Laissez-leur les chevaux de bât; et le reste, vous le remettrez à l'artillerie. Allez! le prince compte sur vous.»
HUITIÈME CAHIER
JE SUIS NOMMÉ CAPITAINE.—CAMPAGNES DE 1813 ET DE 1814.—LES ADIEUX DE FONTAINEBLEAU.
Le général faisait part, tous les jours, des nouvelles de Paris et de l'armée qu'on mettait sur pied. L'Empereur arriva dans le but d'opérer sa jonction avec le vice-roi, mais il fut trompé dans son attente; les Russes et les Prussiens furent au-devant de lui à marches forcées, nous laissant tranquilles dans notre camp. Ils longèrent notre gauche sans être aperçus, atteignirent l'Empereur et lui livrèrent bataille. Lorsqu'il se vit attaqué, il fit ses dispositions de défense, et en même temps fit partir un de ses aides de camp à toute bride pour informer le prince Eugène qu'il était aux prises. Celui-ci prit les ennemis en flanc; ils furent forcés de battre en retraite sur la route de Lutzen. L'armée continua sa marche sur Leipzig; le corps du maréchal Ney formait l'avant-garde. C'est le 2 mai qu'eut lieu la bataille mémorable de Lutzen dont le succès fut dû à l'infanterie française, et principalement à la valeur de nos jeunes conscrits, malgré l'absence de toute cavalerie. On ne peut se faire une idée de l'acharnement de nos troupes. Devant Lutzen, tous les blessés étaient emportés par de jeunes garçons et de jeunes filles. Trente couples au moins allaient de la ville au champ de bataille, et revenaient avec leur pénible fardeau pour retourner de suite. J'ai vu ce trait, il ne doit pas être passé sous silence; ces garçons méritaient des lauriers, et les filles, des couronnes.
Quant aux équipages de l'armée, je les faisais parquer d'après l'ordre reçu, avec une forte escorte de gendarmes d'élite et tous les piqueurs; l'Empereur me faisait prévenir pour rejoindre le soir. Je faisais toujours former le carré, tous les chevaux en dedans, et les voitures se touchant de manière qu'il était impossible à l'ennemi de pénétrer.
Le 8 mai, l'armée entra vers midi à Dresde. Le 12, l'Empereur fut à la rencontre du roi de Saxe revenant de Prague où il s'était retiré, et le conduisit jusqu'à son palais au son des cloches et au bruit du canon.
Avant d'arriver à Dresde, je reçus l'ordre de me porter au passage du pont avec mes gendarmes pour ne laisser passer que les équipages des états-majors ainsi que les cantines appartenant au corps. Tout le reste fut dételé sur-le-champ, et les chevaux mis de côté. Ce qu'il y avait de curieux, c'était de voir les officiers et sergents-majors à cheval. Je faisais descendre ces messieurs. J'avais ainsi des chevaux tout harnachés, sans compter les voitures attelées de boeufs. Je fis conduire 200 chevaux à l'artillerie qui eut le choix; la cavalerie eut le reste; les boeufs furent envoyés au grand parc. Messieurs les juifs me montraient de l'or pour les prendre, mais moi de suite je leur détachais un coup de plat de sabre sur le dos: «Va porter cela à la cuisine!»
Je fis si bien mon devoir que ça fit du bruit dans le cabinet du ministre prince Berthier, mon général Monthyon présent: «Ce vieux grognard fait marcher tout le monde à pied, dit-il.—Il se peut, mon prince, mais il fait conduire les chevaux à l'artillerie.—Eh bien! je le nomme capitaine à l'état-major général de l'Empereur, et il continuera ses fonctions.»
Le soir, je rentre avec mes gendarmes à l'hôtel, près de mon général. Il se mit à rire: «Eh bien! avez-vous fait une bonne journée?—Oui, mon général, j'ai envoyé de bons chevaux à l'artillerie.—Allons dîner!»
Et se mettant à table, il dit: «Capitaine, nous monterons à cheval demain.—Mais, mon général, vous dites: Capitaine…—Oui, voilà la lettre du ministre, il vient de vous nommer sur le rapport que je lui ai fait de vous; venez embrasser votre général. Et voilà votre nomination en attendant votre lettre de service.
—Combien je suis heureux!
—Vous restez toujours près de l'Empereur, tâchez de vous procurer de suite des épaulettes de capitaine.—Mais, général, comment?—J'ai fait donner permission à un passementier de s'installer dans la grande rue.—Je vais le trouver, si vous me le permettez.—Allez, mon brave.—Mon général, dans la joie d'être capitaine, j'ai oublié de vous dire que j'avais renvoyé deux paysans de Lutzen avec leurs voitures et leurs chevaux; ils s'étaient mis à genoux; et je leur ai demandé de quel pays ils étaient. «De Lutzen», m'ont-ils répondu. Je leur ai dit alors: «Eh bien! je vous accorde votre demande pour récompenser la bonne action des jeunes gens et des jeunes filles de votre endroit qui ont ramassé nos blessés; vous pouvez choisir les meilleures voitures à la place des vôtres et prendre des chemins de traverse pour vous rendre chez vous. Vous devez cela aux bonnes actions de vos jeunes gens.» Ai-je bien fait, mon général?—Je rendrai compte au ministre de ce fait, je vous en loue, mais les autres voitures?—Je ne les ai pas brûlées; je les ai laissées au profit de la ville. Voilà, mon général, ma conduite. J'ai pris cela sous ma responsabilité.—Vous avez bien fait.»
Le lendemain, je parus à table avec mes belles épaulettes qui m'avaient coûté 220 francs et des belles torsades à mon chapeau. «Ah! cela, c'est du beau, me dit-on, c'est absolument les épaulettes de la garde.»
Le 19 mai, l'Empereur se porta devant Bautzen et s'y prépara à une bataille. Le 20 mai, la canonnade s'engagea à midi et dura cinq heures sans interruption. Deux heures après, la bataille recommença sur une plus large échelle. Le lendemain 21 mai, l'ennemi opéra sa retraite vers six heures du soir. Le 22 mai, à quatre heures du matin, l'armée se mit en marche pour suivre l'ennemi; les Russes furent enfoncés par la cavalerie de Latour-Maubourg après un combat meurtrier; le général de cavalerie Bruyère eut les jambes emportées par un boulet de canon. Comme nous étions à la poursuite des Russes sur la grande route, il part deux coups de canon sur notre côté droit. L'Empereur s'arrête et dit au maréchal Duroc: «Va voir cela.» Ils arrivèrent sur une hauteur et le maréchal fut frappé d'un boulet; par ricochet, le général du génie qui était avec lui mourut sur le coup. Duroc ne survécut que quelques heures; l'Empereur ordonna que la garde s'arrêtât. Les tentes du quartier impérial furent dressées dans un champ sur la droite de la route. Napoléon entra dans le carré de la garde et y passa le reste de la soirée, assis sur un tabouret devant sa tente, les mains jointes, la tête baissée. Nous étions tous là autour de lui sans bouger; il gardait le plus morne silence. «Pauvre homme! disaient les vieux grenadiers, il a perdu ses enfants.»
Lorsque la nuit fut tout à fait close, l'Empereur sortit du camp, accompagné du prince de Neuchâtel, du duc de Vicence et du docteur Ivan; il voulut voir Duroc et l'embrasser une dernière fois. Rentré au camp, il se mit à se promener seul devant sa tente: personne n'osait l'aborder; nous étions tous autour de lui, l'oreille basse.
Un armistice fut conclu le 4 juin. L'Empereur repartit immédiatement pour Dresde où il s'occupa avec activité des préparatifs d'une nouvelle campagne. Le 10 août, l'armistice fut rompu; le 12, l'Autriche fit connaître sa réunion à la coalition. Les armées coalisées formaient un effectif de plus de huit cent mille combattants; les forces qu'on était en mesure de leur opposer, ne s'élevaient pas au delà de trois cent douze mille hommes. Plusieurs engagements, dans lesquels l'ennemi perdit 7,000 hommes, eurent lieu dans les trois journées des 21, 22 et 23 août. L'Empereur reçut à cette époque des nouvelles de Dresde qui l'obligèrent à y revenir précipitamment. Le corps du maréchal Gouvion Saint-Cyr restait seul chargé de la défense de Dresde. Les coalisés, qui ignoraient le retour de Napoléon, attaquèrent le 26 août, à quatre heures de l'après-midi. L'ennemi fut repoussé; il perdit 4,000 hommes et 2,000 prisonniers dans la première journée; les Français eurent environ 3,000 hommes hors de combat; mais cinq généraux de la garde furent blessés. Le lendemain 27, on ordonna l'attaque; la pluie tombait par torrents, mais l'élan de nos soldats n'en fut pas ralenti. L'Empereur présidait à tous les mouvements, sa garde était dans une rue sur notre gauche, et ne pouvait sortir de la ville sans être foudroyée par une redoute défendue par 800 hommes et 4 pièces de canon; elle était à cent pas des palissades de l'enceinte.
Il n'y avait pas de temps à perdre; leurs obus tombaient au milieu de la ville. L'Empereur fait venir un capitaine de fusiliers de la garde, nommé Gagnard (d'Avallon). Ce brave se présente devant l'Empereur, la figure un peu de travers: «Qu'as-tu à la joue?—C'est mon pruneau, Sire.—Ah! tu chiques?—Oui, Sire.—Prends ta compagnie et va prendre cette redoute qui me gêne.—Ça suffit.—Tu marcheras le long des palissades par le flanc, ensuite cours dessus. Qu'elle soit enlevée de suite.»
Mon bon camarade part au pas de course par le flanc droit; arrivée à cent pas de la barrière de la redoute, sa compagnie fait halte; il court à la barrière. L'officier qui tenait la barre des deux portes, le voyant seul, croit qu'il va se rendre et ne bouge pas. Mon gaillard lui passe son sabre au travers du corps, et ouvre la barrière; sa compagnie en deux sauts est dans la redoute et fait mettre bas les armes. L'Empereur, qui suivait le mouvement, dit: «La redoute est prise.» La pluie tombant par torrents, ils se rendirent à discrétion, et mon gaillard les ramena au milieu de sa compagnie.
Je cours près de mon camarade (car nous sortions de la même compagnie), je l'embrasse, le prends par le bras et le conduis à l'Empereur qui avait fait signe à Gagnard de monter près de lui: «Eh bien! je suis content de toi. Tu vas passer dans mes vieux grognards; ton premier lieutenant sera capitaine; ton sous-lieutenant, lieutenant, et ton sergent-major, sous-lieutenant. Va garder tes prisonniers.» La pluie tombait si fort que le chapeau de l'Empereur lui tombait sur les épaules.
Sitôt la redoute prise, la vieille garde sortit de la ville, et vint prendre sa ligne de bataille; toutes nos troupes étaient en ligne dans des bas-fonds et notre droite appuyée sur la route de France; l'Empereur nous fit partir à trois pour porter des ordres sur toute la ligne pour l'attaque. Je fus envoyé à la division de cuirassiers; arrivé de ma mission, je rentre près de l'Empereur. Il avait dans sa redoute une très longue lorgnette sur pivot, et à chaque instant il regardait dedans. Ses généraux regardaient aussi tandis que, avec sa petite lorgnette à la main, il voyait les grands mouvements. Notre aile droite gagnait du terrain, nos soldats étaient maîtres de la route de France, et l'Empereur prenait sa prise de tabac dans la poche de sa petite veste. Tout d'un coup jetant ses regards sur la hauteur, il se met à crier: «Voilà Moreau! Voyez-le en habit vert, à la tête d'une colonne, avec les empereurs. Canonniers à vos pièces! Pointeurs, jetez un coup d'oeil dans la grande lunette. Dépêchez-vous. Lorsqu'ils seront à mi-côte, ils seront à portée.» La redoute était armée de seize pièces de la garde: leur salve fit trembler tout le monde, et l'Empereur avec sa petite lorgnette dit: «Moreau est tombé!»
Une charge des cuirassiers mit la colonne en déroute, et ramena l'escorte du général, et on sut que Moreau était mort. Un colonel, fait prisonnier dans la charge des cuirassiers, fut interrogé par notre Napoléon en présence du prince Berthier et du comte Monthyon, il dit que les empereurs avaient voulu donner le commandement à Moreau et qu'il l'avait refusé, avec ces paroles: «Je ne veux pas prendre les armes contre ma patrie, mais vous ne les battrez jamais en masse. Il faut vous diviser en sept colonnes, ils ne pourront faire tête à toutes; s'ils en écrasent une, les autres marcheront en avant.» À trois heures de l'après-midi, l'ennemi précipitait sa retraite par les chemins de traverse et des défilés presque impraticables. Cette victoire fut mémorable, mais nos généraux n'en voulaient plus. J'avais mon couvert au grand état-major, et j'entendais des propos de toutes les manières. On blasphémait contre l'Empereur: «C'est un —-, disaient-ils, qui nous fera tous périr.»
J'en fus pétrifié, je me dis: «Nous sommes perdus.» Le lendemain de cette conversation, je me hasardai de dire à mon général: «Je crois que notre place n'est plus ici, que c'est sur le Rhin qu'il faudrait nous porter à marches forcées.—J'approuve votre idée, mais l'Empereur est têtu; personne ne peut lui faire entendre raison.»
L'Empereur poursuivit l'armée ennemie jusqu'à Pirna, mais, au moment d'entrer dans cette place, il fut pris de vomissements causés par la fatigue; ils l'obligèrent à revenir sur Dresde, où le repos rétablit sa santé en peu de temps. Le général Vandamme (sur lequel l'Empereur comptait pour arrêter les débris de l'armée ennemie) s'étant aventuré dans les vallées de Toeplitz, se fit écraser le 30 août. Cette défaite, celles de Macdonald sur la Katzbach et d'Oudinot dans la plaine de Grosbeeren, firent perdre les fruits de la victoire de Dresde. Le 14 septembre, on reçut la nouvelle de la défection de la Bavière, qui fit diriger nos forces sur Leipzig; l'Empereur y arriva dans la matinée du 15. Le 16 octobre, à neuf heures du matin, l'armée ennemie commença l'attaque, et aussitôt la canonnade s'engagea sur toute la ligne. Cette première journée, quoique marquée par de sanglants engagements, laissa la victoire indécise.
Pendant la journée du 17 octobre, les deux armées restèrent en présence sans se livrer à aucun acte d'hostilité. Le 17, à midi, l'Empereur m'envoya par un aide de camp l'ordre de partir avec la maison composée de dix-sept attelages et de tous ses piqueurs, avec le trésor et les cartes de l'armée. Je traverse la ville, j'arrive sur le champ de bataille, à gauche, près d'un grand enclos, bien masqué. J'avais l'ordre de ne pas bouger. Me voilà établi, les marmites au feu. Le lendemain, 18 octobre, de grand matin, l'armée coalisée prit encore l'initiative. Je voyais de ma position les divisions françaises se porter en ligne sur le champ de bataille. Je découvrais toute l'étendue du front de bataille; de fortes colonnes autrichiennes débusquaient des bois et marchaient en colonnes sur notre armée. Voyant une forte division d'infanterie saxonne marcher sur l'ennemi avec 12 pièces de canon, je donne l'ordre à tous mes hommes de manger leur soupe et de se tenir prêts à partir. Je pars au galop sur la ligne, suivant le centre de cette division; mais les voilà qui tournent le derrière à l'ennemi et tirent à toutes volées sur nous.
J'étais si bien monté que je pus rejoindre mon poste que je n'aurais pas dû quitter. Une fois de retour, j'avais repris mon sang-froid et je dis aux piqueurs: «À cheval de suite pour retourner à Leipzig.» Deux minutes après, un aide de camp arrive au galop: «Partez de suite, capitaine. Portez-vous derrière la rivière, c'est l'ordre de l'Empereur. Suivez les boulevards et la grande chaussée.»
Je pars en plaçant le premier piqueur à la tête de mes attelages. Près du boulevard, je trouve une pièce de canon attelée de quatre chevaux et deux soldats: «Que faites-vous là?» leur criai-je.—Ils me disent en italien: «Ils sont morts (les canonniers).—Mettez-vous à la tête des voitures. Je vous sauverai. Allons! au galop, prenez la tête!» Je me trouvais fier d'avoir cette pièce pour ouvrir ma marche.
Une fois sur le premier boulevard, je donne l'ordre de ne pas se laisser couper, mais là le plus grand péril nous attendait. Arrivé sur le second boulevard, je vais me faire donner du feu à un bivac au bas côté de la promenade; ma pipe n'est pas plutôt allumée qu'un obus tombe près de moi. Mon cheval fait un saut; je ne perds pas l'équilibre, mais voilà les boulets qui traversent mes voitures. Un vent terrible régnait; je ne pouvais pas maintenir mon chapeau sur ma tête. Je le prends, je le jette dans la première voiture. Tirant mon sabre et me portant le long des attelages, je criais: «Messieurs les piqueurs, maintenez vos postillons; le premier qui mettra pied à terre, il faut lui brûler la cervelle. Vos pistolets au poing! quant à moi, le premier qui bouge, je lui fends la tête; il faut savoir au besoin mourir à son poste. Sauvons les voitures de notre maître.» Deux de mes piqueurs avaient été atteints; la mitraille avait enlevé deux boutons à l'un et percé l'habit de l'autre; j'avais reçu dix boulets dans mes voitures, mais un seul cheval fut blessé, et je me trouvai tout à fait hors de danger à l'embouchure du défilé qui longe les promenades et qui reçoit les eaux des marais qui sont sur le flanc droit de la ville. Il y a là un petit pont de pierre, et il faut le passer pour gagner la grande chaussée qui aboutit au grand pont. Je vois devant moi un parc d'artillerie qui enfilait le petit pont; je pars au galop, je trouve le colonel d'artillerie qui faisait défiler son parc, je l'aborde: «Colonel, au nom de l'Empereur, veuillez me prêter votre concours pour que je puisse vous suivre. Voilà les voitures de l'Empereur, le trésor et les cartes de l'armée. J'ai l'ordre de les conduire au delà du fleuve.—Oui, mon brave, sitôt que nous aurons passé, tenez-vous prêts, je vous laisserai 20 hommes pour vous faire traverser le pont.—Voilà, lui dis-je, une pièce de canon qui était abandonnée; je vous la remets tout attelée.—Allez la chercher, dit-il à deux canonniers, je la prendrai.»
Je retourne au galop vers mon convoi: «Nous sommes sauvés, dis-je aux piqueurs; nous passerons, faites atteler.» Je reste près du petit pont et mes voitures arrivent; sitôt mes premiers fourgons enfilés sur le pont, je dis aux canonniers: «Partez rejoindre vos pièces», et je remercie ces braves soldats. Arrivé sur ce grand défilé, je ne trouve plus l'artillerie, elle était partie au galop prendre position. Je rencontre les ambulances de l'armée commandées par un colonel de l'état-major de l'Empereur qui tenait le milieu de la chaussée. Mon premier piqueur lui dit: «Monsieur le Colonel, veuillez bien nous céder la moitié du chemin.—Je n'ai pas d'ordre à recevoir de vous.—Je vais en faire part à l'officier qui commande, répliqua le piqueur.—Qu'il vienne, je l'attends!»
Il vient me rendre compte, je pars au galop; arrivé près du colonel, je le prie de me céder la moitié du chemin. «Puisque vous l'avez cédée au parc d'artillerie, lui dis-je, vous pouvez bien faire appuyer à droite, et nous doublerons.—Je n'ai pas d'ordre à recevoir de vous.—Est-ce là votre dernier mot, colonel?—Oui.—Eh bien! au nom de l'Empereur, appuyez à droite de suite, ou je vous bouscule.» Je le pousse du poitrail de mon cheval, répétant: «Faites appuyer à droite, vous dis-je.» Il veut mettre la main à son épée: «Si vous tirez votre épée, je vous fends la tête.» Il appelle à son secours des gendarmes qui disent: «Démêlez-vous avec le vaguemestre de l'Empereur, cela ne nous regarde pas.» Le colonel hésitait, néanmoins. Me retournant vers son ambulance, je fais appuyer. Comme je passais devant le colonel, il me dit: «Je rendrai compte de votre conduite à l'Empereur.—Faites votre rapport. Je vous attends, et je n'irai qu'après vous, je vous en donne ma parole.»
Je passai le grand pont; à gauche est un moulin, et entre les deux un gué où toute l'armée pouvait passer sans danger. Mais cette rivière est encaissée et très profonde, les bords sont à pic; elle fut le tombeau de Poniatowski. Je montai sur le plateau avec mes 17 voitures et fus me placer derrière cette belle batterie qui m'avait protégé. Quand la nuit vint, les deux armées étaient dans la même position qu'au commencement de la bataille, nos troupes ayant repoussé vaillamment les attaques de quatre armées réunies. Aussi nos munitions se trouvaient-elles épuisées, nous avions tiré dans la journée 95,000 coups de canon, et il nous restait à peine 16,000; il était impossible de conserver plus longtemps le champ de bataille et il fallut se résigner à la retraite. À huit heures du soir, l'Empereur quitta son bivac pour descendre dans la ville et s'établit dans l'auberge des Armes de Prusse, où il passa la nuit à dicter des ordres; je l'attendais, il ne vint que le lendemain, mais le comte Monthyon fut dépêché pour donner des ordres à l'artillerie et aux troupes; il me fit appeler: «Eh bien, et vos voitures? Comment vous êtes-vous tiré de cette bagarre?—Bien, mon général, toute la maison de l'Empereur est sauvée, le trésor et les cartes de l'armée; rien n'est resté en arrière, j'ai tout sauvé, mais j'ai dix boulets qui ont entamé mes voitures et deux piqueurs atteints légèrement.» Et je lui conte mon affaire du défilé avec le colonel; il me dit qu'il en ferait son rapport à l'Empereur. «Restez tranquille, ajouta-t-il, je verrai l'Empereur demain matin. Qu'il se présente! il devrait être sur le champ de bataille pour ramasser nos généraux blessés qui sont au pouvoir de l'ennemi; il va avoir un savon de l'Empereur. Vous étiez à votre poste, et lui n'y était pas.—Mais, général, je l'ai mené dur; je voulais lui fendre la tête. S'il avait été mon égal, je l'aurais sabré, mais j'ai toujours eu tort de lui manquer de respect.—Eh bien! je me charge de tout. Allez, mon brave, vous ne serez pas puni; vous étiez autorisé de l'Empereur, et lui pas.» Jugez si j'étais content!
Sur les deux heures du matin, nous voyons du feu sur le champ de bataille; on faisait brûler tous les fourgons, et sauter les caissons. C'était affreux à voir. Le 19 octobre, Napoléon, après une entrevue touchante avec le roi de Saxe et sa famille, s'éloigna de Leipzig. Il se dirigea par les boulevards qui conduisent au grand pont du faubourg de Lindenau et recommanda aux officiers du génie et de l'artillerie de ne faire sauter ce pont que quand le dernier peloton serait sorti de la ville, l'arrière-garde devant tenir encore 24 heures dans Leipzig. Mais les tirailleurs d'Augereau d'une part, les Saxons et les Badois de l'autre, ayant fait feu sur les Français, les sapeurs crurent que l'armée ennemie arrivait et que le moment était venu pour mettre le feu à la mine. Le pont ainsi détruit, tout moyen de retraite fut enlevé aux troupes de Macdonald, de Lauriston, de Régnier et de Poniatowski. Ce dernier ayant voulu, quoique blessé au bras, franchir l'Elster à la nage, trouva la mort dans un gouffre. Le maréchal Macdonald fut plus heureux et put gagner la rive opposée. Vingt-trois mille Français échappés au carnage qui eut lieu dans Leipzig jusqu'à deux heures de l'après-midi furent faits prisonniers; 250 pièces d'artillerie restèrent au pouvoir de l'ennemi. L'Empereur arriva à son quartier général bien fatigué; il avait passé la nuit sans dormir; il était tout défait: «Eh bien! dit-il à Monthyon, mes voitures et le trésor, où sont-ils?—Tout est sauvé, Sire. Votre grognard a essuyé une bordée sur les promenades.—Fais-le venir! Il a eu une affaire sérieuse avec un colonel.—Je le sais, dit le général.—Fais-les venir tous les deux, qu'ils s'expliquent.» Le général conte l'affaire. J'arrive près de l'Empereur. «Où est ton chapeau?—Sire, je l'ai jeté dans une des voitures, je ne peux le retrouver.—Tu as eu des raisons sur la grande chaussée?—Je voulais doubler avec les ambulances et le colonel m'a répondu qu'il n'avait pas d'ordres à recevoir de moi, je lui ai dit: «Au nom de l'Empereur, appuyez à droite!» Il l'avait fait pour l'artillerie et il ne voulait pas me céder la moitié du chemin. Alors je l'ai menacé; s'il avait été mon égal, je l'aurais sabré.»
L'Empereur se tournant vers le colonel: «Eh bien! que dis-tu? tu l'as échappé belle; tu garderas les arrêts quinze jours pour être parti sans mon ordre, et si tu n'es pas satisfait, mon grognard te fera raison. Pour toi, me dit-il, tu as fait ton devoir, va chercher ton chapeau!»
Après que l'Empereur eut réuni tous nos débris, l'armée traversa la Saale dans la journée du 20 octobre. L'Empereur passa la nuit dans un petit pavillon, sur un coteau planté de vignes. Le 23, à Erfurt, le roi Murat quitta Napoléon pour retourner à Naples. Pendant cette première journée de marche, le reste des Saxons désertèrent dans la nuit ainsi que les Bavarois; il n'y eut que les Polonais qui nous restèrent fidèles. L'armée partit d'Erfurt le 25 octobre et se porta successivement sur Gotha et Fulde; l'Empereur, ayant été informé d'une manoeuvre du général bavarois de Wrède, se dirigea précipitamment sur Hanau. Arrive devant la forêt que la route traverse aux approches de cette ville, Napoléon passa la nuit à faire ses dispositions. Le lendemain matin, les bras croisés, il passait devant la garde et disait: «Je compte sur vous pour me faire de la place pour arriver à Francfort. Tenez-vous prêts; il faut leur passer sur le ventre. Ne vous embarrassez pas de prisonniers; passez outre, faites-les repentir de nous barrer le chemin. C'est assez de deux bataillons (un de chasseurs et un de grenadiers) et deux escadrons de chasseurs et deux de grenadiers; vous serez commandés par Friant.» Et il se promenait, parlait à tout le monde, mais les traînards n'étaient pas bien reçus. Tout cela se passait dans un grand bois de sapins qui nous dérobait aux regards de l'ennemi; mais nous avions affaire à un plus fort que nous; l'armée bavaroise qui nous était opposée sur ce point comptait plus de quarante mille hommes. L'Empereur donne le signal; les chasseurs partent les premiers, les grenadiers ensuite. L'ennemi formait une masse imposante. En voyant partir mes vieux camarades, je frissonnais. Les grenadiers à cheval, avec toute la cavalerie, font un mouvement en avant. Je me porte vers l'Empereur: «Si Sa Majesté me permettait de suivre les grenadiers à cheval?—Va, me dit-il, c'est un brave de plus.»
Que je fus content de ma hardiesse! jamais je ne lui avais rien demandé; je le craignais trop. Nos vieux grognards à pied arrivent sur cette masse qui les attendait de pied ferme de l'autre côté d'un ruisseau qui traverse la grande route et qui reçoit les eaux de marais considérables. Nous fûmes un moment entre deux feux; si l'ennemi en avait profité, il fallait poser les armes. Impossible de manoeuvrer, on enfonçait dans la bourbe jusqu'aux genoux. Mais on parvient à tourner la position; les chasseurs se précipitent sur les Bavarois épouvantés qui ne purent résister un instant et furent taillés en pièces. Nous arrivâmes comme la foudre quand la cavalerie put ouvrir ses rangs, et ce fut le carnage le plus épouvantable que j'aie vu de ma vie.
Je me trouvais à l'extrême gauche des grenadiers à cheval, et je voulais suivre le capitaine: «Non, me dit-il, vous et votre cheval vous n'êtes pas de taille, vous gêneriez la manoeuvre.»
J'étais contrarié, mais je me contins; en jetant un coup d'oeil à ma gauche, je vois un chemin qui longe le mur de la ville. (Hanau est entouré du côté où je me trouvais d'une muraille très élevée qui masque les maisons.) Je m'élance au galop. Un peloton de Bavarois arrivait de mon côté, avec un bel officier à sa tête. Me voyant seul, il fond sur moi. Je m'arrête; il m'aborde et m'envoie un coup de pointe avec sa longue épée. Je lui pare son coup du revers de mon grand sabre (que j'ai encore chez moi). Je l'aborde à mon tour et lui coupe la moitié de la tête. Il tombe comme une masse; je prends son cheval par la bride et pars au galop; et son peloton de faire feu sur moi. J'arrivai comme le vent près de mon Empereur avec un joli cheval blanc arabe qui portait sa queue en panache. L'Empereur me voyant près de lui: «Te voilà de retour? À qui ce cheval?—À moi, Sire (j'avais encore mon sabre pendant), j'ai coupé la figure à un bel officier. Il était temps, car il était brave; c'est lui qui m'a chargé.—Te voilà monté sur un bon cheval; fais préparer toutes mes voitures; vous partirez cette nuit pour Francfort, sitôt le chemin libre.—Nous ne pourrons passer, ils sont tous les uns sur les autres.—Je vais faire déblayer la route de suite.
Les aides de camp arrivaient disant à Sa Majesté: «La victoire est complète.» Et il prenait de grosses prises de tabac; il eut encore une journée de bonheur.
Il fit partir tous les traînards pour déblayer la grande route afin de faire passer son parc. Je reçus l'ordre de partir sous bonne escorte, il faisait nuit à ne pas se voir, et nous arrivâmes à Francfort dans la nuit du 1er au 2 novembre. Sur une grande place il y avait des piles de beau bois qui nous firent avoir de bons feux. L'Empereur passa la nuit sur le champ de bataille, que le général de Wrède se hâta d'abandonner, opérant sa retraite sous la protection de la place, dont il ordonna l'entière évacuation pendant la nuit. Au point du jour, l'armée se mit en marche pour gagner la ville de Francfort. La perte de l'armée bavaroise fut de dix mille hommes dont six mille tués ou blessés; celle des Français s'éleva à cinq mille hommes, en y comprenant trois mille malades ou blessés. L'Empereur arriva le 2, et se rendit le même jour à Mayence; il y resta six jours pour donner ses derniers ordres. Le 9 novembre, il arrivait à Paris et se rendait immédiatement à Saint-Cloud. L'armée fit son entrée à Mayence le 3 novembre avec les malheureux débris de cette grande armée naguère si florissante, aujourd'hui dénuée de tout le nécessaire. On les logeait dans des couvents et des églises; ils furent atteints d'une fièvre jaune et on les trouvait morts tous pêle-mêle. Dans leurs transports effrayants, ils nommaient leurs parents, leurs bestiaux, et j'eus encore cette pénible corvée à faire, car je fus désigné pour faire enlever tous les cadavres des hommes morts dans la nuit. Il fallut prendre des forçats pour les charger dans de grandes charrettes, et les corder comme des voitures de foin.
Ils voulurent s'y refuser, mais ils furent menacés d'être mitraillés; on renversait les morts en mettant la voiture à cul. Comme à Moscou, c'était à moi que cette pénible corvée était échue; toutes les voitures de l'Empereur étaient parties. Que de pareilles horreurs ne reparaissent jamais!
Le petit quartier général se porta sur Metz, et nous restâmes longtemps dans cette grande ville; toutes les troupes prirent leurs cantonnements, et nous fûmes plus de deux mois dans l'inaction. L'Empereur retirait d'Espagne une bonne partie des troupes et beaucoup d'officiers, douze cents gendarmes à pied, enfin ce qu'il put en tirer pour reformer une nouvelle armée. À Paris, il les a réunis aux gardes d'honneur, mais tout cela était bien jeune pour faire face à trois grandes puissances, à toute la confédération du Rhin. Il y avait autant de soldats ennemis contre un Français que de souverains contre Napoléon, et cependant partout où ils se sont trouvés en présence de l'Empereur, ils ont été battus. Si l'énergie de ses généraux n'avait pas ralenti, les ennemis auraient trouvé leurs tombeaux sur la terre de France, mais la fortune et les honneurs les avaient amollis. Le fardeau retombait sur le grand homme; il était partout, il voyait tout.
Les colonnes ennemies remontaient le Rhin pour gagner la Champagne et la Lorraine. Le 27 janvier 1814, le combat de Saint-Dizier eut lieu; ce n'était pas un combat, mais une vraie bataille, des plus acharnées. La ville fut massacrée par la fusillade et l'on pouvait compter dans les fermetures des portes et des contrevents des milliers de balles; les arbres d'une petite place étaient criblés, toutes les maisons furent pillées, pas un habitant ne put rester dans cette ville. Les alliés perdirent beaucoup de monde, et furent obligés de se retirer pour prendre position sur les hauteurs de Brienne; ils occupaient une position d'où ils pouvaient nous foudroyer; tous les efforts de nos troupes à plusieurs reprises furent repoussés par leur artillerie. À force de manoeuvrer, les terres se détrempèrent; la journée s'avançait, on ne pouvait se dégager dans des terres effondrées. Cependant l'Empereur, à cheval près d'un enclos, se préparait à tenter un dernier coup. Le prince Berthier voit des cosaques sur notre droite qui emmenaient une pièce de canon: «À moi, me dit-il, au galop!» Il part comme la foudre; les quatre cosaques se sauvèrent, et les malheureux soldats du train ramenèrent leur pièce. À ce moment, l'Empereur lui dit: «Je veux coucher au château de Brienne, il faut que cela finisse. Mets-toi à la tête de mon état-major, et suis mon mouvement.»
Le voilà qui passe devant sa première ligne; s'arrêtant au centre des régiments, il dit: «Soldats, je suis votre colonel; je marche à votre tête; je prends le commandement. Il faut que Brienne soit pris.» Tous les soldats crient: «Vive l'Empereur.» La nuit arrivait, il n'y avait pas de temps à perdre pour commander le mouvement. Chaque soldat en valut quatre. La fureur de nos troupes fut telle que l'Empereur ne put les contenir, ils passèrent à la course devant l'état-major. Le grand élan était donné, il fallait vaincre ou mourir. Au pied de la montagne qui fait face au château et à la grande rue de Brienne, la pente est rapide. Il fallait faire des efforts inouïs pour atteindre le but; tous les obstacles sont surmontés. C'est le 29 janvier à la nuit que Brienne fut enlevé; la nuit étant survenue, on ne distinguait plus les combattants; on était les uns sur les autres, baïonnette en avant. Les Russes qui étaient amassés dans la grande rue furent chassés; nos troupes de gauche montèrent si rapidement de leur côté qu'elles heurtèrent l'état-major du général Blucher; il perdit beaucoup d'officiers. Parmi les prisonniers se trouvait un neveu de M. de Hardenberg, chancelier de Prusse, il raconta que, entouré à plusieurs reprises par nos tirailleurs, le feld-maréchal n'avait dû son salut qu'à la défense la plus énergique et à la vigueur de son cheval. L'Empereur fit alors faire un à-gauche, ne s'arrêta pas au château, et poursuivit l'ennemi jusqu'à Mézières. Comme il était nuit noire, une bande de cosaques qui rôdait cherchant quelque occasion de butin, entendit le pas des chevaux montés par Napoléon et son escorte. Cela les fit courir; ils se ruèrent d'abord sur un des généraux qui cria: «Aux cosaques!» et se défendit. Un des cosaques apercevant à quelques pas de là un cavalier à redingote grise courut sur lui; le général Corbineau se jeta d'abord à la traverse, mais sans succès; le colonel Gourgaud, qui causait en ce moment avec Napoléon, se mit en défense et d'un coup de pistolet tiré à bout portant abattit le cosaque. Au coup de pistolet, nous arrivâmes sur ces maraudeurs. Il était temps de s'arrêter; tout le monde était sur les dents et tombait de besoin. Vingt-quatre heures sans débrider, sans manger; je puis dire que les soldats avaient fait plus que leurs forces et s'étaient battus comme des lions; un contre quatre.
De Brienne, l'Empereur se dirigea sur Troyes en passant sur la rive gauche de l'Aube, et nous restâmes trois jours pour nous reposer. Le 1er février, nous retrouvâmes les ennemis à Champaubert; ils reçurent une bonne frottée; il nous fallut rétrograder sur la rive droite de l'Aube, au village de la Rothière. La journée de la Rothière était la première bataille rangée de la campagne; nous conservâmes notre champ de bataille, mais rien au delà; nous ne pûmes recommencer le lendemain. Toutefois, les coalisés ne purent se vanter de nous avoir battus. Le 11 février, on se battit à Montmirail. Partout où l'Empereur se trouvait, l'ennemi était battu. Le 12, combat de Château-Thierry; le 15, combat de Gennevilliers; le 17, nous arrivâmes à Nangis après des marches forcées de nuit dans des chemins de traverse pour gagner les têtes de colonne de nos ennemis. Nous poussions devant nous des colonnes considérables sur Montereau; c'est là que l'Empereur avait placé un corps d'armée pour les recevoir. Pas du tout: il fut trahi par celui qui les laissa passer, et tout le poids retomba sur nous. Cette bataille eut lieu le 18: Montereau fut dévasté; de tous les côtés, les boulets tombaient sur cette ville. L'Empereur, furieux de ne pas entendre le canon de son corps d'armée, dit: «Au galop!» Nous étions sur la route de Nangis, à gauche de la route de Paris. Arrivé sur une hauteur à gauche de cette route, il distingua de cette position l'ennemi qui défilait sur le pont de Montereau. Furieux de ce contre-temps, il dit au maréchal Lefèbvre: «Prends tout mon état-major, je garde près de moi Monthyon, un tel et un tel; pars au galop; va t'emparer du pont, l'affaire est manquée, je vole à ton secours avec ma vieille garde.» Et nous voilà partis.
Descendus au bas de la montagne avec cet intrépide maréchal, nous arrivâmes sans être arrêtés; nous tournons à gauche par quatre sur le pont, ventre à terre. Toute leur arrière-garde n'était pas passée. En arrivant sur le milieu du pont, une brèche large ne fut pas un obstacle pour nous, à cause de la rapidité avec laquelle nous étions conduits; nos chevaux volaient. J'étais monté sur mon beau cheval arabe pris à la bataille de Hanau. Voici un trait qui mérite d'être rapporté. En franchissant cette arcade du pont détruite (les parapets restant intacts), je vis un homme à plat ventre le long du parapet glisser des pièces de bois pour aider au passage.
Au bout du pont, qui est long, se trouve une rue à gauche. Ce faubourg étant encombré des voitures de l'arrière-garde, nous ne pouvions passer qu'à coups de sabre. Nous balayons tout: ceux qui échappèrent à notre fureur se fourrèrent sous les fourgons. L'écume sortait de la bouche du maréchal, tellement il frappait.
Arrivés sur une belle chaussée qui conduit à Saint-Dizier, devant une plaine immense, le maréchal nous fit poursuivre notre charge, mais l'Empereur, nous voyant engagés dans un péril certain, avait fait poser les sacs à un bataillon de chasseurs à pied pour venir à notre secours. Ce bataillon nous sauva; nous fûmes ramenés par une masse de cavalerie. Les chasseurs étaient à plat ventre le long de la chaussée, et après les avoir dépassés, la cavalerie ennemie fut surprise par un feu de file. La terre fut jonchée de chevaux et d'hommes, et nous pûmes atteindre le faubourg. Durant la charge, l'Empereur avec sa vieille garde et son artillerie montait la côte qui fait face à Montereau. En face du pont, sur un mur formant rotonde et garni de belles charmilles, nos pièces en batterie foudroyaient les masses dans la plaine. C'est là que l'Empereur fut canonnier; il pointait lui-même les pièces. On voulut le faire retirer: «Non, dit-il, le boulet qui doit me tuer n'est pas encore fondu.» Que ne trouva-t-il là cette mort glorieuse après avoir été trahi par l'homme qu'il avait élevé à une haute dignité! Il était furieux d'un pareil échec. De notre côté, nous repassâmes les ponts et nous remontâmes près de l'Empereur. «Votre rapidité dans cette charge, dit-il, me donne deux mille prisonniers. Je vous croyais tous pris.—Vos chasseurs nous ont sauvés», dit le maréchal.
J'étais si content de moi que, mettant pied à terre, j'embrassai mon cheval; grâce à lui, j'avais sabré à mon aise.
Le 21, combat de Méry-sur-Seine; le 28, combat de Sézanne; le 5 mars, combat de Berry-au-Bac, où les Polonais furent vainqueurs des cosaques; le 7, bataille de Craonne. Celle-ci fut terrible; des hauteurs considérables furent enlevées par les chasseurs à pied de la vieille garde et par 1,200 gendarmes à pied, arrivant d'Espagne, qui firent des prodiges de valeur. Le 13 mars, nous arrivâmes aux portes de Reims à la nuit; une armée russe occupait la ville, retranchée par des redoutes faites avec du fumier et des tonneaux bien remplis; les portes de la ville étaient barricadées; près de la porte qui fait face à la route de Paris, se trouve une élévation surmontée d'un moulin à vent. L'Empereur y établit son quartier général en plein air. Nous lui fîmes un bon feu; l'on ne voyait pas à deux pas, et il était si fatigué de la journée de Craonne qu'il demanda sa peau d'ours et s'allongea près du bon feu; nous tous en silence à le contempler. Les Russes prirent l'avance à dix heures du soir; ils firent une sortie avec une fusillade épouvantable sur notre gauche; l'Empereur se leva furieux: «Que se passe-t-il par là?—C'est un hourra, Sire, lui répond son aide de camp.—Où est un tel? (C'était un capitaine commandant une batterie de 16.)—Le voilà, Sire!» lui dit-on.
Il approche de l'Empereur: «Où sont tes pièces?—Sur la route.—Va les faire venir.—Je ne puis passer, lui dit-il, l'artillerie de la ligne est devant moi.—Il faut renverser toutes ces pièces dans les fossés, il faut que je sois à minuit dans Reims. Tu es un c— si tu ne perces pas les portes de Reims. Allez, nous dit-il, renversez tout dans les fossés.»
Nous voilà tous partis. Arrivés près des pièces et des caissons, au lieu de les renverser, nous les portâmes sur le côté avec tous les canonniers et les soldats du train. Tout cela fut fait à la minute et les 16 pièces passèrent sous les regards de l'Empereur qui les voyait passer tournant le derrière à son feu. Elles se mirent en batterie à droite de la route dans une belle place face à la porte. L'on ne voyait pas d'un pas, et le malheur voulut qu'il se trouvât deux pièces en batterie près des portes, en cas de sortie de la part des Russes; on ne les voyait pas du tout. Nos pièces en batterie lâchèrent leurs bordées sur les portes et les redoutes; les obus tombaient au milieu de la ville. Durant la canonnade, l'Empereur donnait ordre aux cuirassiers de se tenir prêts à entrer en ville, en leur indiquant les rues qu'ils devaient prendre pour chaque escadron. Puis il donna le signal; la foudre des cuirassiers partit se mettre en bataille derrière les pièces; on fait cesser le feu et tous se précipitèrent dans la ville. Cette charge fut si terrible qu'ils traversèrent tout, et le peuple renfermé entendant un pareil vacarme éclaira les croisées. Ce n'étaient que lumières; on aurait pu ramasser une aiguille. L'Empereur, à la tête de son état-major, était à minuit dans Reims, et les Russes en pleine déroute. Nos cuirassiers sabrèrent à discrétion, leur hourra leur coûta cher. Si l'Empereur avait été secondé en France comme il le fut en Champagne, les alliés étaient perdus. Mais que faire, dix contre un! nous avions la bravoure, non la force, il fallut succomber.
Fontainebleau fut le terme de nos malheurs; nous voulûmes tenter un dernier effort, marcher sur Paris, mais il était trop tard; l'ennemi était au bord de la forêt et Paris s'était rendu sans résistance. Il fallut revenir à Fontainebleau. L'Empereur se trouvait sous la faux de tous les hommes qu'il avait élevés aux hautes dignités; ils le forcèrent d'abdiquer. Je désirais le suivre, le comte Monthyon fut le trouver et lui parla de moi: «Je ne puis pas le prendre; il ne fait pas partie de ma garde. Si ma signature pouvait lui servir, je le nommerais chef de bataillon, mais il est trop tard.» Il lui fut accordé six cents hommes pour sa garde; il fit prendre les armes et demanda des hommes de bonne volonté; tous sortirent des rangs et il fut forcé de les faire rentrer: «Je vais les choisir. Que personne ne bouge!» Et passant devant le rang, il désignait lui-même: «Sors, toi!» et ainsi de suite. Cela fut long. Puis il dit: «Voyez si j'ai mon compte.—Il vous en faut encore vingt, dit le général Drouot.—Je vais les faire sortir.»
Son contingent fini, il choisit les sous-officiers, les officiers, et il rentra dans son palais, disant au général Drouot: «Tu conduiras ma garde à Louis XVIII à Paris après mon départ.»
Lorsque tous les préparatifs furent terminés et ses équipages prêts, il donna l'ordre pour la dernière fois de prendre les armes. Tous ces vieux guerriers arrivés dans cette grande cour naguère si brillante, il descendit du perron, accompagné de tout son état-major, et se présenta devant ses vieux grognards: «Que l'on m'apporte mon aigle!» Et le prenant dans ses bras, il lui donna le baiser d'adieu. Que ce fut touchant! On n'entendait qu'un gémissement dans tous les rangs; je puis dire que je versai des larmes de voir mon cher Empereur partir pour l'île d'Elbe. Ce n'était qu'un cri: «Nous voilà donc laissés à la discrétion d'un nouveau gouvernement.» Si Paris avait tenu vingt-quatre heures, la France était sauvée, mais dans ce temps la populace de Paris ne savait pas faire de barricades; elle ne l'a appris que pour en faire contre des concitoyens. Il fallut prendre la cocarde blanche, mais j'ai conservé la mienne comme souvenir.
NEUVIÈME CAHIER
EN DEMI-SOLDE.—LES CENT JOURS ET WATERLOO.—RENTRÉE À AUXERRE.—DIX ANS DE SURVEILLANCE.—MON MARIAGE.—1830. JE SUIS NOMMÉ PORTE-DRAPEAU DE LA GARDE NATIONALE ET OFFICIER DE LA LÉGION D'HONNEUR.
Le Gouvernement nous renvoya planter des choux dans nos départements, avec demi-solde, soixante-treize francs par mois. Il fallut se résigner; je vendis deux de mes chevaux et gardai mon cheval blanc; je plaçai mon domestique à la Maison d'Autriche pour emmener des chevaux de main; je partis pour Auxerre, chef-lieu de mon département, et je végétai dans cette ville toute l'année 1814.
Je ne connaissais personne; je finis par être invité chez M. Marais, avoué, rue Neuve, un vrai patriote. Il m'offrit mon couvert chez lui; il poursuivait un procès au nom de mon frère contre ma famille qui nous avait dépouillés d'un peu de biens du côté de notre mère. C'était le beau-père de M. Marais qui avait entamé le maudit procès qui dura dix-sept ans. Je ne l'appris qu'à mon arrivée de l'armée. Lorsque mon procès fut appelé, je me présentai au tribunal en grande tenue, et me posai là dans le plus profond silence. J'entendis mes adversaires déclamer et blasphémer contre moi. C'était terrible de me voir vilipender par l'avoué Chapotin. Je ne soufflais mot. Chapotin s'adressait ainsi au tribunal: «Le voilà, en me montrant, ce lion rugissant qui fait trembler ces malheureux par sa présence; je l'ai vu à Auxerre, il y a deux ans, faire la belle jambe le soir.»
Heureusement, je me vengeais sur ma tabatière; je fourrais des prises de tabac dans mon gros nez, les unes sur les autres. Mais il était temps que Chapotin finisse; enfin, je repris mon sang-froid, je demandai la parole au président: «Je prie le tribunal de remettre ma cause à huitaine pour me justifier des calomnies de M. Chapotin par mes lettres de services.» Tout me fut accordé. Je rentrai chez moi; je pris de suite mes lettres de service avec brevets et certificats à l'appui.
À la huitaine, mon procès fut appelé; je portai tous mes papiers sur le bureau du président, et me retirai sans dire mot. Voyant tous ces papiers, il les examine; après les avoir compulsés, il en fit part à ses juges, et il interpella Chapotin: «Monsieur Chapotin, répondez. Étiez-vous à telle époque dans telle et telle ville?—Non, Monsieur le Président.—Eh bien, le capitaine Coignet y était; en voilà la preuve par ses lettres de service. Il était loin d'Auxerre à cette époque, il défendait sa patrie et vous l'avez injurié, vous lui devez des excuses, il vous a écouté avec un sang calme qui est d'un homme réfléchi.»
M. Chapotin vint me serrer les mains, me prit le bras en sortant du tribunal, il voulait m'emmener chez lui dîner; je le remerciai. Mon procès était interminable; il fallait que les pauvres plaideurs fussent ruinés avant de terminer; cependant dix-sept ans devaient être suffisants: «Jamais ce procès ne finira», me dit-on.
Je pars sur-le-champ pour Paris, et vais trouver le prince Cambacérès, pour lui conter que, durant que j'étais sous les drapeaux, l'on m'avait dépouillé d'un peu de bien provenant de ma mère et que ce procès durait depuis dix-sept ans: «Je ne suis plus ministre de la justice, dit-il, mais je vais vous donner une lettre pour celui qui me remplace. Vous la porterez.» Il dicta cette lettre et me la remit: «Allez, mon brave; votre procès sera terminé.»
Arrivé chez le ministre de la justice, je lui présente ma lettre; après lecture, il dit à son secrétaire: «Écrivez à M. Rémon, président, et à M. Latour, procureur du Roi. Allez, me dit-il, portez-leur ces lettres et justice vous sera rendue. À quel corps apparteniez-vous?—À l'état-major de l'Empereur.—Avez-vous été en Russie?—Oui, Monsieur le Ministre.—C'est bien, partez pour votre département.»
J'arrive à Auxerre, je vais trouver le procureur du Roi. Je lui remets ma lettre; je trouve un petit homme enveloppé dans une robe de chambre, faisant des grimaces comme un chat pris au piège. Ce vieillard souffrait tellement de la goutte qu'il ne pouvait bouger, il lit ma lettre cependant, mais arrive son médecin qui lui trouve le pied enflé: «Il faut vous mettre des sangsues.—Combien? Vous ne le savez pas, répond le docteur,… autant qu'il y a d'avoués à Auxerre.» (On disait qu'il faisait trembler tous les avoués.) Je me rendis chez le président; ce bon vieillard me reçut affablement: «Voilà une lettre du ministre de la justice pour vous.—Voyons», me dit-il.—Après lecture: «Vous connaissez donc le ministre?—Je connais le prince de Cambacérès.—Votre affaire sera terminée sous peu.—Il est temps: dix-sept ans, c'est long.—C'est vrai», dit-il.
Je pris mon mal en patience et j'attendis mon sort de la justice des hommes; je me casai dans un modique logement que je ne payais pas. Je louai un lit de sangle, un matelas; dans cette maison inhabitée, par bonheur, il y avait une petite écurie pour mon cheval. Le dimanche arrivé, il fallait aller à la messe pour ne pas être rejeté de la modique demi-solde. J'allai trouver le général et de là chez M. de Goyon. Le premier du mois, il fallait se présenter chez le payeur pour recevoir ses soixante-treize francs. On nous retint deux et demi pour cent d'avance sur notre croix, et tout doucement, ils frappèrent le grand coup; ils nous retinrent cent vingt-cinq francs par an sur notre Légion d'honneur, et toujours deux et demi, de manière que la demi-solde se trouvait réduite au tiers. Cette vie dura sept ans. Le général qui commandait le département fit appeler tous les officiers en demi-solde pour leur demander s'il se trouvait des officiers de bonne volonté pour conduire des déserteurs à Sarrelouis; personne ne s'offrit. Je pris la parole: «C'est moi qui me charge de les conduire; donnez-moi deux officiers, je ferai le voyage, mais à condition que j'irai à cheval et que les rations pour mon cheval me seront accordées.—Ça suffit», dit le général. Je partis pour Sarrelouis, mais au retour on ne me tint pas compte de mes rations, je réclamai, et j'en fus pour mes frais. Je me rendis alors chez M. Marais pour le prier de faire finir mon procès: «Je vous le promets, dit-il, je vais frapper le dernier coup; il va être plaidé à fond sous peu. Prenez patience; ils demandent du temps, ils ne sont pas prêts.» Pauvres plaideurs! il faut manger son frein; plus les procès sont longs, plus les bénéfices arrivent dans le cabinet de l'avoué.
Je pris patience; je me rendais au café Milon; je trouvai des groupes de vieux habitués qui parlaient politique; ils m'abordèrent pour me demander si je savais des nouvelles: «Point du tout, dis-je.—Vous ne voulez pas parler, vous avez peur de vous compromettre.—Je vous jure que je ne sais rien.—Eh bien, dit un gros papa, on dit qu'il est passé un capucin déguisé et un autre grand personnage que le préfet voulait faire arrêter.—Je ne vous comprends pas.—Vous faites l'ignorant. C'est pour cela qu'il a gardé son cheval, dit l'un d'eux; il attend la capote grise.—Je tombe des nues en vous entendant parler; vous pouvez vous compromettre.»
Je me retirai confus de joie, je puis le dire, et je croyais déjà voir mon Empereur arriver. J'allais presser M. Marais, lui faire part des bruits qui circulaient: «Vous seriez content, dit-il (je souris)… Je vous vois d'ici monter à cheval. S'il venait, vous partiriez.—De bon coeur, c'est vrai!—Je vais faire en sorte de faire finir votre affaire. Restez à dîner; j'ai besoin de quelques notes.» Le mardi suivant, mon procès fut appelé et plaidé à fond; le délibéré fut remis à 15 jours. Je fus encore dîner chez mon avoué qui me dit: «Votre affaire est gagnée, ils vont être rossés d'importance»; mais j'étais loin de compte, je n'en vis la fin qu'en 1816.
Une tempête se préparait; joie pour les uns, tristesse pour les autres. On débitait dans les rues d'Auxerre que l'Empereur était débarqué à Cannes, qu'il marchait sur Grenoble et de là sur Lyon. Tout le monde était dans la consternation; mais la certitude éclata lorsqu'il nous arriva de bon matin un beau régiment de ligne, le 14e, avec le maréchal Ney à sa tête. On disait qu'il allait pour arrêter l'Empereur: «Ça n'est pas possible, me dis-je, l'homme que j'ai vu à Kowno prendre un fusil et avec cinq hommes arrêter les ennemis, ce maréchal que l'Empereur nommait son lion, ne peut mettre la main sur son souverain.» Cela me faisait frémir, j'étais aux écoutes, je n'arrêtais pas. Enfin, le maréchal se rend chez le préfet; il fut fait une proclamation publiée dans toute la ville. Le commissaire de police bien escorté publiait que Bonaparte était revenu et que l'ordre du Gouvernement était de l'arrêter. Et à bas Bonaparte! Vive le Roi! Dieu! comme je souffrais! Mais ce beau 14e de ligne mit les shakos au bout des baïonnettes au cri de Vive l'Empereur! Qu'aurait fait ce maréchal sans soldats? Il fut contraint de fléchir.
Le soir, cette avant-garde arriva à l'hôtel de ville, mais pas comme elle était partie; cocardes blanches le matin et cocardes tricolores le soir. Ils s'emparèrent de l'hôtel de ville, et aux flambeaux il fallut que le même commissaire se promenât pour faire une autre proclamation et crier à tue-tête: «Vive l'Empereur!» Je puis dire que je me dilatais la rate.
Le lendemain, tout le peuple se porta sur la route de Saint-Bris pour voir arriver l'Empereur dans sa voiture, bien escorté. La boule de neige avait grossi; 700 vieux officiers formaient un bataillon et les troupes arrivaient de toutes parts. Arrivé sur la place Saint-Étienne, le 14e de ligne se forme en carré et l'Empereur le passe en revue; ensuite il fit former le cercle aux officiers, et m'apercevant me fit venir près de lui: «Te voilà, grognard.—Oui, Sire.—Quel grade avais-tu à mon état-major?—Vaguemestre du grand quartier général.—Eh bien, je te nomme fourrier de mon palais et vaguemestre général du grand quartier général. Es-tu monté?—Oui, Sire.—Eh bien, suis-moi, va trouver Monthyon à Paris.»
Ce beau cercle d'officiers formé autour de l'Empereur firent une couronne avec leurs épées au-dessus de sa tête. L'Empereur leur dit: «Officiers et soldats, nous marchons sur Paris; nous n'avons rien à craindre, car il n'y a qu'un soldat chez les Bourbons, c'est la duchesse d'Angoulême.»
Il donna ses ordres et rentra à la Préfecture où je le suivis, et dans la première pièce, je trouvai le général Bertrand. «Vous voilà, vous êtes content, vous nous restez.—Oui, mon général.—Vous viendrez me voir aux Tuileries, je vous transmettrai les ordres de l'Empereur. Votre gendarmerie s'est donc sauvée?—Je ne sais pas, mon général.—L'Empereur est furieux, il croyait la trouver sur sa route, et pas du tout. Je crois qu'il enverra le capitaine planter des choux. Et le curé, voilà deux fois que l'Empereur le fait demander. Je viens de l'envoyer chercher par les agents de police; la soutane va être secouée; il en est bien sûr.»
Un instant après, je vois arriver l'abbé Viard, bien penaud en passant au milieu de tout ce nombreux état-major. Le maréchal l'introduit près de l'Empereur pour recevoir son galop. Le corps d'officiers arrive pour être présenté avec son colonel; au sortir, celui-ci vient près de moi: «Bonjour, brave capitaine, vous ne me connaissez pas?—C'est vrai, colonel.—Eh bien, c'est vous qui m'avez fait faire l'exercice à Courbevoie, je suis un des 50 que vous avez instruits.—Vous avez grandi; votre carrière est belle, colonel.—Je vous remercie; nous nous reverrons à Paris. Qu'il commande bien! dit-il à ses officiers, je vous ai souvent parlé du vieux Coignet, le voilà, Messieurs!» Et il me serra la main. Je pris congé et me retirai content. Le lendemain, je partis pour Joigny, et le jour suivant je m'embarquai avec dix officiers dans une barque pour Sens. La rivière était couverte de bateaux pleins de troupes et nous en trouvâmes de submergés au passage des ponts (car on marchait de nuit); les bords étaient couverts de neige. Nous quittâmes notre barque et nous prîmes des pataches pour arriver à Paris. Je descendis chez mon frère faire ma toilette et fus faire visite à mon général Monthyon. Je lui fis part que l'Empereur m'avait nommé à Auxerre vaguemestre général du grand quartier général. «Que je suis content, mon brave, de vous avoir près de moi! J'irai prendre votre brevet, cela me regarde.» Je vais aux Tuileries et me fais annoncer: «Je désire parler au général Bertrand.—Je vais l'appeler», me dit le général Drouot. Le général arrive: «Déjà, mon brave! vous avez donc pris la poste?—Je suis venu le plus promptement possible; je vous demande permission de six jours, mon général.—Accordé! partez!»
Je pars de Paris le soir même pour Auxerre et j'arrive le samedi matin. À cette époque le public se promenait à l'Arquebuse le dimanche. Sur les quatre heures, étant en grand uniforme, je partis pour me faire voir comme si je n'avais pas quitté Auxerre. Le lundi, je fus chez mon avoué qui me dit: «Votre affaire est suspendue comme bien d'autres.—Mais il faut que je parte, je n'ai que six jours pour me rendre à Paris.—Eh bien, elle restera en suspens.» Je partis pour prendre mon poste, j'arrivai chez mon frère; je fus le lendemain chez mon général: «Vous voilà, mon brave? Voilà votre brevet; vous avez droit au logement avec votre domestique et vos chevaux; vous irez trouver le maire de l'arrondissement de votre frère pour être près des Tuileries. Il faut vous monter, il vous faut au moins deux chevaux, et puis vous avez droit comme faisant partie du bataillon sacré à 300 francs, vous irez les toucher place Vendôme, 3. Tous les jours, vous viendrez prendre mes ordres, et vous passerez aux Tuileries à midi.»
Je pris congé de mon général, je me rendis faubourg Saint-Honoré, et présentai mon brevet au maire qui dit après l'avoir lu: «Vous êtes le frère du logeur du marché d'Aguesseau?—Oui, Monsieur.—Vous êtes vaguemestre du grand quartier général. Je voudrais avoir l'état des ayants droit dans chaque grade, et du nombre de rations par grade.—Je vous remettrai cela, j'en prendrai note.—Vous me rendrez service, crainte d'abus.—Vous l'aurez sous trois jours.—Depuis quand êtes-vous à Paris?—Depuis dix jours je suis à mon compte. Je ne pouvais me présenter sans ordre pour avoir mon logement.—Eh bien, vous y avez droit depuis votre arrivée à Paris; tout le bataillon sacré est logé chez le bourgeois. Je vais vous donner un billet de logement daté de votre arrivée à Paris pour vous faire toucher un tiers en sus de votre paye, et pour votre logement (6 fr. par jour).» Je partis avec la main pleine de pièces de cent sous chez mon frère où j'avais mon logement et mon domestique. Le lendemain, je vais place Vendôme, 3, chercher mes 300 francs de gratification du bataillon sacré. Arrivé près du capitaine qui commandait la 3e compagnie d'officiers, car les simples officiers n'étaient que soldats (il fallait être officier supérieur pour être capitaine d'une compagnie de cent officiers): «Je viens, capitaine, réclamer les 300 francs qui me sont dus.—Comment vous nommez-vous?—Coignet.» Il regarde sur sa feuille et trouve mon nom: «Je n'ai plus d'argent, il fallait vous trouver avec les autres.—Mais vous avez mon argent.—Je vous dis que la paye est terminée.—Ça suffit, capitaine, je vais voir cela.»
C'était un vieil émigré qui s'était présenté à l'Empereur pour reprendre du service et qui avait été mis en activité. Je rends compte au général Bertrand du désappointement que j'avais eu: «Ce n'est pas possible! ce vieux chevalier ne veut pas vous payer?—Du tout, mon général.—Eh bien! je vais vous donner un petit poulet pour lui.» Je reviens avec la lettre: «Capitaine, il ne faut pas de broche pour faire cuire ce poulet, il est tout plumé.» Son aide de camp debout près de lui, il lit le petit billet, et se retournant de mon côté: «Pourquoi avoir été aux Tuileries? ce n'est pas votre place.—Pardonnez, capitaine, je suis vaguemestre général et fourrier du Palais, c'est moi qui suis chargé du logement de l'armée. Je vous promets de vous loger de la même manière que vous m'avez reçu. Mes 300 francs, s'il vous plaît.» Je fus payé de suite et portai cet argent à mon frère; je fus chercher mes coupons pour toucher mes rations de fourrage chez le fournisseur qui me les remboursa. J'avais droit à trois rations par jour; cela ajouté à mon mois de 300 francs, je me vis en peu de temps 800 francs. Alors il fallut se monter et je me mis à la recherche pour trouver des chevaux, j'en trouvai deux près du Carrousel, chez un royaliste qui s'était sauvé; je les achetai 2,700 francs, ils étaient très beaux; mon frère me prêta 2,500 francs.
Je me rendis ensuite chez le notaire de mon frère; il me fit un contrat par lequel je reconnaissais devoir à mon frère la somme de 2,500 francs, et pendant qu'on rédigeait l'acte, je fis mon testament que je déposai entre les mains du notaire. Mon frère qui me gronda en voyant la grosse du contrat: «Eh bien! lui dis-je, si je meurs dans cette campagne, tu trouveras mon testament chez ton notaire.»
Je m'occupai de trouver un bon domestique et de faire harnacher mes deux chevaux; tout cela terminé, j'allai chez mon général lui faire visite à cheval, domestique derrière, comme un commandant de place faisant sa ronde. J'entrai à l'hôtel du comte Monthyon: «Mon général, me voilà monté.—Déjà! dit-il, c'est affaire à vous, et deux beaux chevaux!—Mon cheval de bataille me coûte 1,800 francs, et mon cheval de domestique 900 francs.—Vous êtes mieux monté que moi; je suis content, mon brave; vous pouvez entrer en campagne. Sont-ils payés?—C'est mon frère qui m'a prêté.»
Souvent le bon général venait me prendre chez mon frère pour m'emmener à la promenade, à cheval ou en voiture, et m'invitait à dîner en famille; il se rappelait les bons feux que je lui faisais à la retraite de Moscou. Tous mes préparatifs faits pour entrer en campagne, je m'occupai de régler l'ordre de marche des équipages par rang de grade, pour éviter la confusion dans les marches, ainsi que pour les distributions. Cette précaution me servit, et je fus félicité plus tard.
Les préparatifs du Champ de mai se faisaient au Champ de Mars devant la façade de l'École militaire. L'Empereur, en grand costume, entouré de l'état-major, vint y recevoir les députés et les pairs de France; la réception finie, l'Empereur descendit de son majestueux amphithéâtre pour en gagner un autre au milieu du Champ de Mars. Nous eûmes toutes les peines du monde à traverser la foule si serrée, qu'il fallut la refouler pour arriver; et là, tout l'état-major rangé, l'Empereur fit un discours. Il se fit apporter les aigles pour les distribuer à l'armée et à la garde nationale; de cette voix de Stentor, il leur criait: «Jurez de défendre vos aigles! Le jurez-vous?» leur répétait-il.
Mais les serments étaient sans énergie; l'enthousiasme était faible; ce n'étaient pas les cris d'Austerlitz et de Wagram; l'Empereur s'en aperçut. Il est impossible de voir plus de peuple; on ne put faire manoeuvrer, à peine put-il passer la revue. Nous fûmes forcés de protéger le cortège de l'Empereur au milieu de ces masses. Le Champ de mai eut lieu le 1er juin; de retour de cette grande cérémonie, je fis mes préparatifs de départ pour l'armée. Je quittai Paris le 4 juin pour me rendre à Soissons, et de là à Avesnes, où je devais attendre de nouveaux ordres. L'Empereur arriva le 13, et n'y resta que peu de temps; il fut coucher à Laon. Le 14 juin, il ordonna des marches forcées. Le maréchal Ney arriva; l'Empereur lui dit devant tout le monde: «Monsieur le Maréchal, votre protégé Bourmont a passé à l'ennemi avec ses officiers.» Le prince de la Moskowa en fut ému. Il lui donna le commandement d'un corps d'armée de 40,000 hommes pour se porter contre les Anglais: «Vous pouvez pousser les Anglais sur Bruxelles», lui dit-il.
Lorsque nous fûmes entrés dans ce pays fertile de la Belgique, au milieu de seigles très hauts, les colonnes avaient de la peine à se frayer des routes; les premiers rangs ne pouvaient avancer. Quand on les avait foulés aux pieds, ce n'était que paille, où la cavalerie se perdait. Ce fut un de nos malheurs. Pour mettre le pied dans la plaine de Fleurus, l'Empereur se porta en avant, suivant la grande route avec son état-major et un escadron de grenadiers à cheval. Il s'entretenait avec un aide de camp; il regarde à sa gauche, prend sa petite lorgnette et regarde avec attention sur une hauteur à pic très loin de la route, dans une plaine immense. Il aperçoit de la cavalerie pied à terre, et dit: «Ce n'est pas de ma cavalerie, il faut s'en assurer. Faites venir un officier de mon escorte, et qu'il parte reconnaître cette troupe.» On me fait signe d'approcher près de l'Empereur: «C'est toi.—Oui, Sire.—Va au galop reconnaître la troupe sur cette montagne; tu vois cela d'ici.—Oui, Sire.—Ne te fais pas pincer.» Je pars au galop; arrivé au pied de cette montagne rapide, je m'aperçus que trois officiers montaient à cheval et je crus voir des lances, mais je n'étais pas sûr. Je continuai de monter doucement, et je vis que leurs soldats faisaient le tour de la montagne pour me couper ma retraite. À moitié de la montagne, je vois mes trois gaillards qui descendaient en faisant le tire-bouchon; ils se croisaient et ne pouvaient descendre qu'à petits pas. Moi, je m'arrête tout court; je vois des ennemis; alors très poli, je les salue et redescends. Ils descendirent tous trois; je n'en étais pas en peine, mais c'étaient les autres qui faisaient la route pour me couper. Je regardai à ma gauche, et rien ne parut. Arrivé au bas de la montagne, ces messieurs descendaient toujours; une fois dans cette plaine, je me tourne de leur coté et leur fais un grand salut en voyant mon chemin libre. Je disais à mon beau cheval de bataille: «Doucement, Coco!» (C'était le nom de ce bel animal.) J'avais de l'avance, lorsque l'un d'eux se chargea de me poursuivre; les deux autres attendirent. Il gagnait du terrain et ça l'encourageait. Lorsque je le vis à moitié chemin de la montagne et de l'état-major de l'Empereur (qui regardait mes mouvements, et me voyant serré de près, envoya deux grenadiers à cheval à mon secours), je flattai mon cheval pour qu'il ne s'emportât pas. Je regarde en arrière, et je vois que j'ai le temps nécessaire pour faire mon à-gauche et fondre sur lui à mon tour. Il me crie: «Je te tiens.—Et moi aussi, je te tiens.» Appuyant à gauche, je fonds sur lui; me voyant faire ce brusque demi-tour, il fléchit, mais il n'était plus temps: le vin était versé, il fallait le boire. Il n'était pas encore sur son retrait au galop que j'étais à son côté, lui enfonçant un coup de pointe. Il tomba raide mort, la tête en bas. Lâchant mon sabre pendu au poignet, je saisis son cheval et m'en revins fier près de l'Empereur: «Eh bien! grognard, je te croyais pris. Qui t'a montré à faire un pareil tour?—C'est un de vos gendarmes d'élite à la campagne de Russie.—Tu t'y es bien pris, tu es bien monté. L'as-tu vu, cet officier? Il m'a paru blond; c'est toujours un lâche, il devait engager le combat et s'est laissé tuer comme un enfant. Un coup de sabre comme cela n'a pas de mérite. Tu grognes, je crois.—Oui, Sire, j'aurais dû prendre le cheval par la bride et vous le ramener.» Il fit un petit sourire, et le cheval arriva: «C'est tel régiment anglais.» Tout le monde flattait mon cheval, et un officier me pria de le lui céder: «Donnez 15 napoléons à mon domestique, 20 francs aux grenadiers, et prenez-le.»
L'Empereur dit au grand maréchal: «Mettez le vieux grognard en note; après la campagne, je verrai.»
C'était, je crois, le 14, de l'autre côté de Gilly, que nous rencontrâmes une forte avant-garde prussienne; les cuirassiers traversèrent cette ville d'un tel galop que les fers des chevaux volaient par-dessus les maisons. L'Empereur les regardait passer pour sortir; ça montait raide et l'on ne peut se figurer la rapidité de cette cavalerie pour franchir la montagne; la ville était pavée. Nos intrépides cuirassiers arrivèrent sur les Prussiens et les sabrèrent sans faire de prisonniers; ils furent renversés sur leur première ligne avec une perte considérable; la campagne était commencée.
Nos troupes bivouaquèrent à l'entrée de la plaine de Charleroi que l'on nomme Fleurus. L'ennemi ne pouvait pas nous voir et ne croyait pas à une armée réunie; notre Empereur ne les croyait pas réunis non plus, et le 15 dans la nuit, il était de sa personne à la tête de son armée. Le matin, il envoya sur tous les points reconnaître la position de l'ennemi dans toutes les directions (il ne restait près de lui que le grand maréchal, le comte Monthyon et moi). Il se porta près d'un village à gauche de la plaine, au pied d'un moulin à vent, et les armées prussiennes se trouvaient en grande partie sur sa droite, mais masquées par des enclos, des massifs de bois et des fermes. «Leur position est à couvert; on ne peut les voir», dirent tous les officiers qui arrivèrent. On donna l'ordre d'attaquer sur toute la ligne; l'Empereur monta dans le moulin à vent, et là par un trou il voyait tous les mouvements. Le grand maréchal lui dit: «Voilà le corps du général Gérard qui passe.—Faites monter Gérard.» Il arrive près de l'Empereur: «Gérard, lui dit-il, votre Bourmont dont vous me répondiez, est passé à l'ennemi!» Et lui montrant par le trou du moulin un clocher à droite: «Il faut te porter sur ce clocher et pousser les Prussiens à outrance, je te ferai soutenir. Grouchy a mes ordres.»
Tous les officiers de l'état-major partaient et ne revenaient pas; alors l'Empereur me fit partir près du général Gérard: «Dirige-toi sur le clocher, va trouver Gérard, tu attendras ses ordres pour revenir.» Je partis au galop; ce n'était pas une petite mission, il fallait faire des détours. Ce n'étaient que des enclos; je ne savais quel chemin prendre. Enfin je trouve cet intrépide général qui était aux prises, couvert de boue; je l'abordai: «L'Empereur m'envoie près de vous, mon général.—Allez dire à l'Empereur que s'il m'envoie du renfort, les Prussiens seront enfoncés; dites-lui que j'ai perdu la moitié de mes soldats, mais que si je suis soutenu, la victoire est assurée.»
Ce n'était pas une bataille, c'était une boucherie, la charge battait de tous côtés; ce n'était qu'un cri: «En avant!» Je rendis compte à l'Empereur; après m'avoir entendu: «Ah! dit-il, si j'avais quatre lieutenants comme Gérard, les Prussiens seraient perdus.» J'étais de retour de beaucoup avant ceux que l'Empereur avait envoyés avant moi; il y en eut le soir, après la bataille gagnée, six qui ne parurent pas. L'Empereur se frottait les mains après mon récit, il me fit dépeindre tous les endroits par où j'avais passé. «Ce n'est que vergers, gros arbres et fermes.—C'est cela, me dit-il, on croyait que c'était des bois.—Non, Sire, c'est des chemins couverts.» Toutes nos colonnes avançaient, la victoire était décidée; l'Empereur nous dit: «À cheval, au galop! voilà mes colonnes qui montent le mamelon.» Nous voilà partis. Au travers de la plaine, se trouve un fossé de trois à quatre pas de large; le cheval de l'Empereur fit un petit temps d'arrêt, mon cheval franchit, et je me trouvai devant Sa Majesté, emporté par sa rapidité. Je craignais d'être grondé de ma témérité, mais pas du tout. Arrivé sur le mamelon, l'Empereur me regarde et me dit: «Si ton cheval était entier, je le prendrais.»
Il venait encore des boulets au pied du mamelon, mais nos colonnes renversèrent les Prussiens dans les fonds sur la droite; cela dura jusqu'à la nuit. La victoire fut complète; l'Empereur se retira fort tard du champ de bataille et revint au village près du moulin à vent. Là, il fit partir des officiers sur tous les points; deux officiers partirent porter ordre au maréchal Grouchy de poursuivre les Prussiens à outrance, et de ne pas leur donner le temps de se rallier. C'est le comte Monthyon qui dictait ses dépêches par ordre du major général, et les officiers de service partaient de suite. Nous étions cette nuit-là tous de service; personne ne prit de repos. Ces dépêches parties, on envoya deux officiers près du maréchal Ney, et toute cette nuit ne fut qu'un mouvement. J'eus le bonheur de passer la nuit tranquille, quoiqu'il manquât six officiers qu'on disait passés à l'ennemi.
Le lendemain, 17 juin 1815, à trois heures du matin, les ordres furent expédiés pour se porter en avant. À sept heures, nos colonnes étaient arrivées. Nous n'avions que les Anglais devant nous à cette heure; l'Empereur envoya un officier du génie afin de reconnaître leur position sur les hauteurs de la Belle-Alliance, et pour voir s'ils n'étaient pas fortifiés; de retour, il dit n'avoir rien vu. Le maréchal Ney arriva, et fut tancé de n'avoir pas poursuivi les Anglais, car il ne se trouvait aux Quatre-Bras que les sans-culottes[58].—«Partez, Monsieur le Maréchal, vous emparer des hauteurs; ils sont adossés près du bois. Lorsque j'aurai des nouvelles de Grouchy, je vous donnerai l'ordre d'attaquer.» Le maréchal partit, et l'Empereur se porta sur une hauteur, près d'un château sur le bord de la route; de là, il découvrait son aile gauche, au point le plus fort de l'armée anglaise. Il attendait des nouvelles de Grouchy, mais toujours en vain, et se minait; enfin il fut trouvé près d'un château par un officier qui dit à l'Empereur: «Nous perdons un temps bien précieux; je n'ai point vu de Prussiens sur ma route; ils ne se battent pas.» L'Empereur fut soucieux après cette nouvelle; je fus appelé et j'eus l'ordre d'aller un peu à droite de la route de Bruxelles pour m'assurer de l'aile gauche des Anglais qui était appuyée au bois. Je fus obligé, en descendant, de côtoyer la route à cause d'un ravin large et profond que je ne pouvais franchir, et d'un mamelon où l'artillerie de la garde était en batterie. Il faut dire que nous avions été inondés de pluie et que les terres étaient détrempées; notre artillerie ne pouvait manoeuvrer. Je passai près d'eux, et lorsque je fus en face de cet immense ravin, je vis des colonnes d'infanterie réunies en masses serrées dans sa partie basse; je le dépassai, j'appuyai un peu à droite, et arrivai près d'une baraque isolée, à peu de distance de la route. Je m'arrête pour regarder: sur ma droite, je voyais de grands seigles et leurs pièces en batterie, mais personne ne bougeait, je fis un peu le fanfaron; je m'approchai de ces grands seigles, et vis une masse de cavalerie derrière; j'en avais assez vu.
Il paraît qu'il ne leur convenait pas de me voir approcher d'eux; ils me saluèrent de trois coups de canon. Je m'en reviens rendre compte à l'Empereur que, sur la droite, leur cavalerie était cachée derrière les seigles, leur infanterie, masquée par le ravin, qu'une batterie m'avait salué. L'Empereur donna l'ordre de l'attaque sur toute la ligne; et le maréchal Ney fit des prodiges de courage et de bravoure. Cet intrépide maréchal avait devant lui une position formidable; il ne pouvait la franchir. À chaque instant, il envoyait près de l'Empereur pour avoir du renfort, et en finir, disait-il. Enfin le soir, il reçut de la cavalerie qui mit les Anglais en déroute, mais sans succès prononcé. Encore un effort, et ils étaient renversés dans la forêt; notre centre faisait des progrès, on avait passé la baraque malgré la mitraille qui tombait dans les rangs. Nous ne connaissions pas les malheurs qui nous attendaient.
Il arrive un officier de notre aile droite; il dit à l'Empereur que nos soldats battaient en retraite: «Vous vous trompez, dit-il, c'est Grouchy qui arrive.» Il fit partir de suite dans cette direction pour s'assurer de la vérité. L'officier de retour confirma la nouvelle qu'il avait vu une colonne de Prussiens s'avancer rapidement sur nous, et que nos soldats battaient en retraite. L'Empereur prit de suite d'autres dispositions. Par une conversion à droite de son armée, il arrive près de cette colonne qui fut repoussée. Mais une armée, commandée par le général Blucher, arrivait, tandis que Grouchy la cherchait d'un côté opposé. Le centre de notre armée était affaibli par cette conversion; les Anglais purent respirer, on ne pouvait plus envoyer de renfort à Ney qui voulait, nous dirent les officiers, se faire tuer. L'armée prussienne était en ligne; la jonction était complète; on pouvait compter deux ou trois contre un; il n'y avait pas moyen de tenir. L'Empereur, se voyant débordé, prit sa garde, se porta en avant au centre de son armée en colonnes serrées, suivi de tout son état-major; il fait former les bataillons en carrés; cette manoeuvre terminée, il pousse son cheval pour entrer dans le carré que commandait Cambronne, mais tous ses généraux l'entourent: «Que faites-vous?» criaient-ils. «Ne sont-ils pas assez heureux d'avoir la victoire!» Son dessein était de se faire tuer. Que ne le laissèrent-ils s'accomplir! Ils lui auraient épargné bien des souffrances, et au moins nous serions morts à ses côtés, mais les grands dignitaires qui l'entouraient n'étaient pas décidés à faire un tel sacrifice. Cependant, je dois dire qu'il fut entouré par nous, et contraint de se retirer.
Nous eûmes toutes les peines du monde à en sortir; on ne pouvait se faire jour à travers cette foule ébranlée par la peur. Ce fut bien pis quand nous fûmes arrivés à Jemmapes. L'Empereur essaya de rétablir un peu d'ordre parmi les fuyards; ses efforts furent sans succès. Les soldats de tous les corps et de toutes les armes, marchant sans ordre, confondus, se heurtaient, s'écrasaient dans les rues de cette petite ville, fuyant devant la cavalerie prussienne qui faisait un hourra derrière eux. C'était à qui arriverait le plus vite de l'autre côté du pont jeté sur la Dyle. Tout se trouvait renversé.
Il était près de minuit. Au milieu de ce tumulte, aucune voix ne pouvait se faire entendre; l'Empereur, convaincu de son impuissance, prit le parti de laisser couler le torrent, certain qu'il s'arrêterait de lui-même quand viendrait le jour; il envoya plusieurs officiers au maréchal Grouchy pour lui annoncer la perte de la bataille. Le désordre dura un temps considérable. Rien ne pouvait les calmer; ils n'écoutaient personne, les cavaliers brûlaient la cervelle à leurs chevaux, des fantassins se la brûlaient pour ne pas rester au pouvoir de l'ennemi; tous étaient pêle-mêle. Je me voyais pour la seconde fois dans une déroute pareille à celle de Moscou: «Nous sommes trahis!» criaient-ils. Ce grand malheur nous venait de notre aile droite enfoncée; l'Empereur ne vit le désastre qu'arrivé à Jemmapes.
L'Empereur quitta Jemmapes et se dirigea sur Charleroi où il arriva entre 4 et 5 heures du matin; il donna des ordres pour tous ses équipages avec injonction de se retirer sur Laon, partie par Avesnes, partie par Philippeville, où il entra vers 10 heures. Des officiers furent encore envoyés au maréchal Grouchy avec l'ordre de se porter sur Laon. L'Empereur descendit au pied de la ville; là il eut une grande discussion avec les généraux admis à son conseil; les uns voulaient qu'il restât à son armée; les autres, qu'il partît sans différer pour Paris, et il leur disait: «Vous me faites faire une sottise, ma place est ici.»
Après qu'il eut donné ses ordres et fait son bulletin pour Paris, arrive un officier qui annonce une colonne; l'Empereur envoie la reconnaître; c'était la vieille garde qui revenait en ordre du champ de bataille. Lorsque l'Empereur apprit cette nouvelle, il ne voulait plus partir pour Paris, mais il y fut contraint par la majorité des généraux; on lui avait apprêté une vieille carriole, et des charrettes pour son état-major. Il arrive un de ses grands officiers qui donne ordre au colonel Boissy de prendre le commandement de la place et de réunir tous les traînards; la garde nationale arrivait de toutes parts. Enfin, l'Empereur se présente dans une grande cour où nous étions dans l'anxiété; il demande un verre de vin; on le lui donne sur un grand plat; il le boit, puis nous salue, et part. On ne devait plus jamais le revoir.
Nous restâmes dans cette cour sans nous parler; nous remontâmes cette montagne très rapide dans le plus profond silence, anéantis par la faim et la fatigue; nos pauvres chevaux eurent du mal à la monter, ayant couru 24 heures. Hommes et chevaux tombaient de besoin, sans savoir que devenir. Personne ne tenant compte de nous, nous étions bien malheureux. On réunit un peu de braves soldats qui n'avaient pas quitté leurs armes, car la plus grande partie les avaient abandonnées pour se sauver, ne suivant pas les routes et fuyant à travers les plaines. Le quartier général réuni, le comte Monthyon à sa tête, nous partîmes pour Avesnes l'oreille basse; nous arrivâmes à marches forcées à la forêt de Villers-Cotterets. À la sortie de cette grande forêt, nous logeâmes la nuit chez un médecin. Le comte Monthyon me dit: «Mon brave, il ne faut pas desseller vos chevaux, car l'ennemi pourrait venir nous surprendre pendant la nuit; je suis sûr qu'ils sont à notre poursuite; il ne faut pas nous déshabiller.» Je plaçai tous nos chevaux; heureusement je trouvai du foin dans cette maison. Les domestiques furent consignés à l'écurie, bride au bras; j'en mets un en faction pour prévenir le général, et rentre près de lui. Après avoir soupé, je priai le général d'ôter ses bottes pour se reposer: «Non!» me dit-il. Je tire un matelas: «Mettez-vous là-dessus! vous reposerez mieux que sur une chaise. Je vais veiller avec les domestiques. Restez tranquille, je vous préviendrai.» À trois heures du matin, les Prussiens attaquèrent Villers-Cotterets; ils débouchaient par la grande route, ayant coupé à droite pour nous enfermer dans la ville; c'est ce qui nous sauva. Ils tombèrent sur notre parc, et ils firent un carnage épouvantable. À ce bruit, je fais brider et sortir les chevaux et cours prévenir mon général: «À cheval, général! l'ennemi est en ville.»
C'est là qu'il faut voir des domestiques alertes; les chevaux étaient arrivés aussitôt que moi à la porte; le général descend l'escalier et monte à cheval ainsi que moi: «Par ici», nous dit-il, «suivez-moi!»
Il prend la gauche dans une allée à perte de vue qui longe la forêt et la belle plaine; avec trois minutes de retard, nous étions pincés. À deux portées de fusil derrière nous, étaient des pelotons de fantassins qui posaient des factionnaires partout. Lorsque nous fûmes arrivés au bout de la grande avenue, le général mit pied à terre pour souffler et délibérer; ensuite, nous partîmes pour Meaux. La désolation régnait de toutes parts; nos déserteurs arrivaient, la plus grande partie sans armes; c'était navrant à voir.
Meaux était tellement encombré de troupes qu'il fallut partir pour Claye; là, nous trouvâmes le pays désert. Tous les habitants avaient déménagé; c'était comme si l'ennemi y avait passé. Tout le monde rentrait dans Paris avec ce qu'il avait de plus précieux; les routes étaient encombrées de voitures; ils avaient tout renversé dans leur maison; l'ennemi n'en aurait pas fait davantage.
Nous arrivâmes aux portes de Paris par la porte Saint-Denis; toutes les barrières étaient barricadées; la troupe campait dans la plaine des Vertus et aux buttes Saint-Chaumont; le quartier général était au village de la Villette, où le maréchal Davoust s'établit. Il était ministre de la guerre, général en chef, enfin il était tout; on peut dire qu'il gouvernait la France. Toute notre armée était donc réunie au nord de Paris, dans cette plaine des Vertus où le maréchal Grouchy arriva avec son corps d'armée qui n'avait pas souffert; on nous dit qu'il avait trente mille hommes. Le grand quartier général était réuni à la Villette, près du maréchal Davoust; comme j'étais vaguemestre, j'avais le droit de me présenter tous les jours pour recevoir les ordres et assister aux distributions. Là, je voyais arriver toutes les députations: généraux et matadors en habit bourgeois… De grandes conférences se tenaient nuit et jour; je dois dire à la louange des Parisiens que rien ne nous manquait; ils envoyaient de tout, même des cervelas et du pain blanc à l'état-major. Le matin, à 4 et 5 heures, je voyais ces braves gardes nationaux monter sur les murs de clôture de l'enceinte de Paris, prendre à gauche du village pour ne pas se faire arrêter, et se porter sur la ligne pour faire le coup de fusil avec les Prussiens. Tous les jours, je voyais ce mouvement[59]. Le 29 ou le 30 juin, je dis à mon domestique: «Donne l'avoine à mon cheval; selle-le; je vais voir les gardes nationaux.»
Je pars bien armé; j'avais deux pistolets dans les fontes; ils étaient carabinés; il fallait un maillet pour les charger et portaient la balle loin; ils m'avaient coûté cent francs.
Sur le terrain de cette plaine des Vertus, j'avais la vieille garde à ma droite et les gardes nationaux à ma gauche; j'arrive près de nos derniers factionnaires qui étaient en première ligne, l'arme au bras. Je leur parlai; ils étaient furieux de leur inaction: «Point d'ordres! disaient-ils, les gardes nationaux font le coup de fusil, et nous, nous avons l'arme au bras, nous sommes trahis, capitaine.—Non, mes enfants, vous recevrez des ordres; prenez patience.—Mais on nous défend de tirer.—Dites-moi, mes braves soldats, je voudrais passer la ligne. Je vois là-bas un officier prussien qui fait ses embarras; je voudrais lui donner une petite correction. Si vous me permettez de passer, ne craignez rien de moi, je ne passe point à l'ennemi.—Passez, capitaine.»
Je vois derrière moi quatre beaux messieurs qui m'abordent; l'un d'eux vient près de moi et me dit: «Vous venez donc sur la ligne en amateur?—Comme vous, je pense.—C'est vrai, me dit-il, vous êtes bien monté.—Et vous de même, Monsieur.» Les trois autres appuyèrent à droite: «Que fixez-vous là, me dit-il encore, sur la ligne des Prussiens?—C'est l'officier là-bas, qui fait caracoler son cheval; je voudrais aller lui faire une visite un peu serrée; il me déplaît.—Vous ne pouvez l'approcher sans danger.—Je connais mon métier, je vais le faire sortir de sa ligne et le faire fâcher, si c'est possible. S'il se fâche, il est à moi. Je vous prie, Monsieur, de ne pas me suivre; vous dérangeriez ma manoeuvre. Retirez-vous plutôt en arrière.—Eh bien! voyons cela.»
Je pars bien décidé. Arrivé au milieu des deux lignes, il voit que je marche sur lui; il croit sans doute que je passe de son côté et sort de sa ligne pour venir au-devant de moi; à cent pas des siens, il s'arrête et m'attend. Arrivé à distance, je m'arrête aussi et, tirant mon pistolet, je lui fais passer ma balle près des oreilles. Il se fâche, me poursuit; je fais demi-tour; il ne poursuit plus et s'en retourne. Je fais alors mon à-gauche et fonds sur lui. Me voyant derechef, il vient sur moi; je lui envoie mon second coup de pistolet. Il se fâche plus fort, il me charge. Je fais demi-tour et je me sauve: il me poursuit à moitié de la distance des deux lignes, en furieux. Je fais volte-face et fonds sur lui; il m'aborde et m'envoie un coup de pointe. Je relève son sabre par-dessus sa tête, et, de la même parade, je lui rabats mon coup de sabre sur la figure de telle sorte que son nez fut trouver son menton; il tomba raide mort.
Je saisis son cheval, et revins fier vers mes petits soldats qui m'entourèrent; le bel homme qui suivait tous mes mouvements vint au galop au-devant de moi: «Je suis enchanté, dit-il, c'est affaire à vous; vous savez vous y prendre, ce n'est pas votre coup d'essai, je vous prie de me donner votre nom.—Pourquoi faire, s'il vous plaît?—J'ai des amis à Paris, je voudrais leur faire part de cette action que j'ai vue. À quel corps appartenez-vous?—À l'état-major général de l'Empereur.—Comment vous nommez-vous?—Coignet.—Et vos prénoms?—Jean-Roch.—Et votre grade?—Capitaine.» Il prit son calepin et écrivit. Il me dit son nom: Boray ou Bory. Il prit à droite du coté des buttes Saint-Chaumont où se trouvait la vieille garde, et moi je rentrai au quartier général avec mon cheval en main, bien fier de ma capture. Tout le monde de me regarder; un officier me demande d'où vient ce cheval: «C'est un cheval qui a déserté et qui a passé de notre côté; je l'ai agrafé en passant.—Bonne prise», dit-il.
Arrivé à mon logement, je fis donner l'avoine à mes chevaux, et vérifiai ma capture; je trouvai un petit portemanteau avec du beau linge et les choses nécessaires à un officier. Je fis desseller ce cheval et je le vendis; comme j'en avais trois, cela me suffisait. Je fus à l'état-major prendre un air de bureau; je trouvai beaucoup de monde près du maréchal: les uns sortaient, les autres arrivaient; toute la nuit ce ne fut que conférences. Le lendemain, 1er juillet, nous eûmes l'ordre de nous porter au midi de Paris, derrière les Invalides, où l'armée se réunit dans de bons retranchements. Je m'y rendis après avoir été prendre les ordres de mon général; il me fit partir avec son aide de camp et ses chevaux: «Partez, dit-il, Paris est rendu; l'ennemi va en prendre possession. Ne perdez point de temps; tous les officiers doivent sortir de Paris; vous seriez arrêtés. Allez rejoindre l'armée qui se réunit du côté de la barrière d'Enfer, et là vous recevrez des ordres pour passer la Loire à Orléans.»
Arrivé à la barrière d'Enfer où l'armée était réunie, je trouvai le maréchal Davoust à pied, les bras croisés, contemplant cette belle armée qui criait: «En avant!» Lui, silencieux, ne disait mot; il se promenait le long des fortifications, sourd aux supplications de l'armée qui voulait marcher sur l'ennemi. Nos soldats voulaient se porter sur l'ennemi qui avait passé la Seine, une partie sur Saint-Germain, l'autre sur Versailles, tandis que nous n'avions que le Champ de Mars à traverser pour gagner le bois de Boulogne. Avec notre aile gauche sur Versailles, il ne serait resté pas un Prussien ni un Anglais devant la fureur de nos soldats. Le maréchal Davoust ne savait quel parti prendre; il fit appeler les généraux de la vieille garde et donna ordre au général Drouot de montrer l'exemple à l'armée, disant qu'il ferait suivre son mouvement et partir sur-le-champ pour Orléans. Notre sort fut ainsi décidé. Les vieux braves partirent sans murmurer; le mouvement commença, notre aile droite sur Tours et l'aile gauche sur Orléans. Les ennemis formèrent de suite notre arrière-garde, et ils eurent la cruauté de s'emparer des hommes qui rejoignaient leur corps et de les dépouiller, ainsi que les officiers. À notre première étape, ils nous serraient de si près, que l'armée fit demi-tour et tomba sur leur avant-garde; on les poursuivit, ils ne furent plus si insolents et ne nous suivirent que de loin.
Nous arrivâmes dans Orléans sans être poursuivis; nous passâmes le pont sur la Loire et on établit le quartier général dans un grand faubourg qui se trouvait presque désert; les habitants étaient rentrés en ville et nous manquions de tout. Quand nous fûmes installés, on s'occupa de barricader le pont par le milieu avec des poteaux énormes et deux portes à résister contre une attaque de vive force; puis on mit la tête du pont dans un état de défense, toute hérissée de pièces d'artillerie. Nous restâmes tranquilles pendant quelques jours; ces deux énormes portes s'ouvraient à volonté pour aller aux vivres; nous fûmes obligés d'aller en ville pour en chercher. Nous trouvâmes une pension à l'entrée de la grande rue, et tous les jours il fallait faire ouvrir les portes, mais cela ne dura pas longtemps. On voyait le grand maréchal derrière ses batteries, les bras derrière le dos, bien soucieux; personne ne lui parlait. Ce n'était plus ce grand guerrier que j'avais vu naguère sur le champ de bataille, si brillant; tous les officiers le fuyaient. S'il avait voulu, sous les murs de Paris, lui qui était le maître des destinées de la France, il n'avait qu'à tirer son épée.
Un matin donc, comme à l'ordinaire, nous partîmes à 9 heures pour nous rendre à notre pension pour déjeuner. Arrive le traiteur qui nous dit: «Je ne puis vous servir. J'ai ordre de me tenir prêt à recevoir les alliés qui sont aux portes et vont faire leur entrée; les autorités leur ont porté les clefs de la ville.» Au même instant, on crie: «Aux cosaques!» Nous sortîmes le ventre creux; à peine dans la rue, nous vîmes la cavalerie qui marchait en bataille au petit pas et une foule immense de peuple de tout sexe, hommes et femmes. Ce coup d'oeil faisait frémir; toutes les dames, richement vêtues, avec de petits drapeaux blancs d'une main et le mouchoir blanc de l'autre, formaient l'avant-garde en criant: «Vivent nos bons alliés!» Mais la foule fut pressée par cette cavalerie contre le pont et passa nos portes. Puis, l'ennemi posa ses factionnaires; les portes se fermèrent, et chacun chez soi, de chaque côté des palissades! Quant aux mouchoirs blancs et aux petits drapeaux, nos soldats s'en emparèrent, et, bras dessus bras dessous, les emmenèrent dans leurs logements. Des maris voulurent s'y opposer, mais les soldats pour toute réponse leur envoyaient un soufflet; il fallut subir la loi du plus fort, et les maris de repasser la Loire dans des barques pour rejoindre leurs chers alliés, comme ils les appelaient. Leurs femmes passèrent la nuit de notre côté; il leur fallut retourner en bateaux.
Le maréchal ne souffla mot; tout alla le mieux du monde. Peines et plaisirs se passent avec le temps. Nous reçûmes l'ordre de porter le quartier général à Bourges, et le maréchal Davoust s'y installa, mais ce ne fut pas de longue durée. N'étant pas le favori de Louis XVIII, il fut dégommé par le maréchal Macdonald, qui prit le commandement de l'armée de la Loire. Davoust vint faire sa soumission au roi, mais il fut le premier licencié.
Le maréchal Macdonald arriva avec un brillant état-major dont le chef était le comte Hulot qui n'avait qu'un bras, et deux aides de camp décorés de la croix de Saint-Louis. Je me rendais tous les jours chez le maréchal pour prendre ses ordres, et de là à la poste prendre les dépêches. J'arrivais toujours tard et trouvais le maréchal à table. Il vient un de ses aides de camp qui me demande mon paquet de dépêches. «Je ne vous connais pas, lui dis-je, dites au maréchal que son vaguemestre l'attend à la porte.—Mais le maréchal est à table.—Je vous dis que je ne vous connais pas.» Il va rendre compte au maréchal de ma résistance. «Faites-le entrer.» Je vais près de lui, chapeau bas; il se lève pour recevoir son paquet, et me dit: «Vous connaissez votre service, vous avez bien fait de répondre ainsi à mon aide de camp. Je vous remercie, mon brave, cela n'arrivera plus; vous le ferez entrer toutes les fois qu'il se présentera avec mes dépêches; il ne doit les remettre qu'à moi. Vous avez été en Russie?—Partout, Monsieur le Maréchal! Je vous ai porté quelquefois des dépêches de l'Empereur.» (J'appuyais sur ce mot, et ses nobles aides de camp me regardaient.) Le maréchal reprend: «Il a fait la guerre, ce capitaine. De quel corps sortez-vous?—De la vieille garde (depuis 1803, après mes quatre campagnes).—C'est bien, me dit-il, je vous garderai près de moi tout le temps nécessaire à votre service.—Et nos lettres, dirent les aides de camp et le comte Hulot.—Toutes vos lettres sont dans le paquet. Je fais mon paquet à la poste, et ce qui fait partie de l'état-major est sous le couvert du maréchal.—Et moi, Monsieur le Capitaine dit la demoiselle du maréchal, n'y en a-t-il pas pour moi?—Trois, Mademoiselle.—Il faudra m'en apporter tous les jours; papa, tu payeras tout cela.—Oui, chère amie, le capitaine me remettra sa note, que je payerai. La poste arrive bien tard?—À cinq heures.»
Ce fut tous les jours la même répétition en 1815. L'armée fut licenciée et reformée en régiments qui portaient le nom de chaque département. Celui de l'Yonne était commandé par le marquis de Ganet, parfait colonel. J'ai eu l'occasion de le connaître à Auxerre.
J'étais chargé de faire faire toutes les distributions chaque jour, et pendant le temps que je restai à Bourges, je fis distribuer deux cent mille rations par rang de grade. Je ne pouvais souvent donner que la demi-ration, alors il me fallait des gendarmes pour maintenir l'ordre.
Le maréchal me garda près de lui le plus longtemps qu'il put, mais on lui intima l'ordre de me renvoyer dans mes foyers à demi-solde; le 1er janvier 1816, le maréchal me fit appeler: «Vous m'avez fait dire de venir vous parler?—Oui, mon brave, je suis forcé de vous renvoyer dans vos foyers, à demi-solde. Je regrette sincèrement de vous faire partir, mais j'en ai reçu l'ordre. J'ai tardé le plus possible.—Je vous remercie, Monsieur le Maréchal.—Si vous voulez rejoindre le dépôt de l'Yonne et reprendre du service, je vous ferai avoir la compagnie de grenadiers.—Je vous remercie; j'ai des affaires à terminer à Auxerre, et puis j'ai trois chevaux dont je voudrais me débarrasser. Je vous demanderai d'aller à Paris pour les vendre.—Je vous l'accorde avec plaisir.—Je n'ai besoin de permission que pour quinze jours; mes chevaux sont de prix, je ne les vendrai bien qu'à Paris.—Vous pouvez partir d'ici.—Je désirerais passer par Auxerre.—Je vous donne toute permission.»
Je pris congé, lui fis mes adieux, ainsi qu'au comte Hulot. En sortant du palais, je me dis: «Voilà de belles étrennes, il faudra se serrer le ventre avec la demi-solde.» Je dois dire que je n'eus jamais qu'à me louer des bontés du général.
Le 4 janvier, je partis de Bourges; le 5, j'arrivais à Auxerre avec trois beaux chevaux. À l'Hôtel de ville, je pris mon billet de logement pour cinq jours au Faisan, là je trouvai une table d'hôte où le marquis de Ganet prenait ses repas; je fus invité à sa table pour mes 3 francs par dîner; c'était trop cher pour ma petite bourse. Avec 73 francs par mois, on ne peut dépenser 90 francs pour dîner, sans compter mon domestique et mes trois chevaux. Je ne pus recommencer et je pris toutes les mesures d'économie. J'écrivis à mon frère à Paris, de me faire passer 200 francs pour nourrir mes chevaux, lui disant qu'aussitôt qu'ils seraient vendus je lui en donnerais le prix. Je reçus de suite les deux cents francs, et partis pour Ville-Fargeau faire emplette d'une voiture de foin, de paille et d'avoine, car l'auberge m'avait ruiné. En six jours, mes trois chevaux, moi et mon domestique me coûtèrent 60 francs. Je fis une visite à Carolus Monfort, aubergiste à côté de mon hôtel, qui me fit ses offres de service: «Venez chez moi, me dit-il, je vous logerai, vous et vos chevaux, et ne vous demanderai que 60 francs par mois; vos chevaux seront seuls, et vous vivrez à la table d'hôte.—C'est une affaire convenue, lui dis-je, je vais faire venir tous les fourrages chez vous.—Je me rappelle de vous en 1804, vous logeâtes chez mon père.—C'est vrai, mon ami; mais 60 francs c'est bien dur; je n'ai que 73 francs par mois.—Il faut renvoyer votre domestique, mon garçon d'écurie pansera vos chevaux; avec 3 francs par mois, vous en serez quitte.—Je vous remercie, lui dis-je, je suis content.» Me voilà donc installé chez cet excellent homme. Le 7 janvier 1816, je fus chez le général Boudin: «Général, me voilà rentré sous vos ordres. Le maréchal Macdonald m'a donné une permission de quinze jours pour aller à Paris vendre mes chevaux.—Je vous défends de sortir d'Auxerre.—Mais, général, j'ai la permission.—Je vous répète que je vous défends de sortir de la ville.—Mais, général, je n'ai point de fortune. Comment vais-je faire pour les nourrir?—Cela ne me regarde pas.—Quel parti prendre?—Laissez-moi tranquille! Si vous ne pouvez pas les vendre, il faut leur brûler la cervelle.—Non, général, je ne le ferai pas; ils mangeront jusqu'à ma vieille redingote et je ne leur ferai point de mal; j'en ferais plutôt cadeau à mes amis.» Je pris congé et me retirai bien consterné, mais je ne m'en vantai pas et gardai le silence le plus absolu. Rentré dans mon logement, je renvoyai de suite mon domestique, mais ce n'était que le prélude. Je ne me doutais pas que j'étais sous la surveillance de tous les dévots de la vieille monarchie. Installé chez Carolus Monfort, je formais le noyau de sa table d'hôte: le régiment de l'Yonne était caserné à l'hôpital des fous, porte de Paris; il vint 16 ou 17 officiers qui s'arrangèrent pour le prix de la pension, et me voilà doyen de cette table. Il fallut faire connaissance avec ces nouveaux arrivants. Il se trouvait parmi eux un vieux capitaine de vieille date, à cheveux gris, qui se mettait toujours en face de moi à table. Je voyais qu'il désirait faire ma connaissance et n'avait pas l'air à son aise avec ces jeunes officiers. Parmi eux, un nommé de Tourville, sous-lieutenant sortant des gardes du corps, et un nommé Saint-Léger, ancien sergent-major dans la ligne, qui avait été trouver le roi à Gand, se déboutonnèrent du beau rôle qu'ils avaient joué dans l'affaire du maréchal Ney; ils se vantèrent d'avoir été travestis en vétérans pour le fusiller au Luxembourg. Je ne me possédais plus. J'étais prêt à sauter par-dessus la table. Je me retins, me disant: «Je vous pincerai au premier jour.»
Le vendredi, Mme Carolus nous sert un plat de lentilles pour légumes; voilà mes antagonistes qui jettent feu et flammes, ils voulaient prendre le plat et le faire passer par la croisée. Je leur dis doucement: «Messieurs, il faut voir ce que décide votre vieux capitaine. Je m'en rapporte à lui.»
Le vieux capitaine goûte les lentilles: «Mais Messieurs, elles sont bonnes.—Nous n'en voulons pas.—Eh bien, leur dis-je, si je vous les faisais manger confites dans mon ventre pendant 24 heures, que diriez-vous? et si je vous faisais faire le tour de la ville avec un fouet de poste? Ça ne vous va pas? il faudrait pourtant en passer par là. Vous m'avez compris, ça suffit! je vous attends sous l'orme.»
Mais j'attendis en vain; j'avais affaire à des plats d'étain qui ne peuvent supporter le feu. Le vieux capitaine me serra la main.
Je reçus l'invitation de me présenter tous les dimanches chez le général, pour assister à la messe comme mes camarades, et de là chez le préfet; c'était l'étiquette du jour, il fallait se faire voir. Comme nous étions beaucoup d'officiers, le salon du général se trouvait plein; moi, je formais l'arrière-garde, je restais dans l'antichambre; je me donnais garde d'aller faire ma courbette, j'avais été trop bien reçu. Enfin, au bout de plusieurs dimanches, je fus aperçu par le général, qui tournait le dos à son feu; me voyant, il m'appelle: «Capitaine! approchez, mon brave.»
J'arrive chapeau bas: «Que me voulez-vous, général?—Je fais en ce moment un tableau pour porter les officiers qui veulent reprendre du service; j'ai ordre de les désigner. Si vous voulez, je me charge de vous faire avoir une compagnie de grenadiers.—Je vous remercie, général; le maréchal Macdonald me l'a offert, j'ai refusé.»
Tous mes camarades ne soufflaient mot; il s'en trouva un plus hardi, le capitaine de gendarmerie Glachan, qui dit: «Voyez ce vaguemestre, qui est revenu couvert d'or.» Me voyant apostrophé de cette manière, je m'avance devant le général, et relevant mon gilet: «Voyez, général, comme je flotte dans mes habits. Voyez le gendarme qui a trois boutons à son habit qu'il ne peut boutonner, tant il est gras…—Allons! allons, capitaine!—Je ne le connais pas, ce n'est pas à lui de me parler; qu'il s'en souvienne!»
Je rentrai chez moi, suffoqué de colère; j'aurais voulu être encore en Russie. Au moins, j'avais mes ennemis devant moi, tandis qu'ici ils sont partout dans mon pays.
Vers ce temps, il arriva chez Carolus un armurier poursuivi pour propos séditieux. Je m'attachai à cet homme. J'en fis mon ami, il se nommait Jacoud. Je demeurai chez lui à la sortie de mon hôtel; je n'eus qu'à m'en louer.
Un soir, je rentre chez moi à onze heures; je prends ma lanterne pour aller voir mes chevaux avant de me coucher, ce que je faisais toujours; mon écurie donnait dans la rue du Collège et j'entrais par l'intérieur de la cour. Je trouve mes trois chevaux couchés, je leur parle tout haut: «Vous voilà donc couchés, mes bons amis.» J'entends alors marcher près de la porte de l'écurie, je défais les deux verrous, je vois une patrouille, arme au pied, qui m'écoutait, j'ouvre la porte et leur dis: «Voilà les personnes à qui je parle.» Un peu confus, l'officier fait porter les armes et continue son chemin. «Mon Dieu! me dis-je, je suis donc surveillé.»
Tous les jours j'allais au café Milon passer mes soirées et voir faire la partie des vieux habitués. Je fis connaissance de M. Ravenot-Chaumont. Cet excellent homme me prit en amitié; après avoir pris sa demi-tasse de café, il me disait: «Allons, capitaine, faire notre petite promenade.» Nous sortions par la porte du Temple, nous allions par des sentiers détournés contempler les vignes. Je me croyais seul avec mon ami, mais pas du tout! nous aperçûmes un homme couché à plat ventre sous les pampres de vigne, qui nous écoutait parler. La police était alors contre moi; je ne tardai pas longtemps à en sentir les premières étincelles. Je fus invité à passer à l'Hôtel de ville pour me présenter devant le maire, M. Blandavot, grand et aimable magistrat. Je n'ai qu'à me louer de son accueil, toujours bienveillant. «Vous êtes dénoncé, me disait-il, il faut faire attention; vous avez tenu des propos contre le Gouvernement.—Je vous jure sur l'honneur que c'est faux. Je renie la dénonciation et le dénonciateur; faites-moi me justifier devant l'infâme; mettez-moi en présence de lui. Je ne vous demande ni grâce ni protection; si je suis coupable, faites moi arrêter, vous êtes le maître.—Allez, je vous crois, faites attention.»
Le lendemain, je me présente au café, je retrouve mon ami Ravenot; nous sortîmes ensemble. Arrivés sur la route de Courson, je lui dis: «Il ne faut pas prendre les petits sentiers; nous pourrions trouver des espions cachés dans les vignes. Suivons la route, car hier l'agent de police est venu me chercher pour paraître devant le maire, qui m'a renvoyé; nous n'avons pourtant pas dit un mot de politique.—Ce sont des gens qui font ce métier-là pour gagner de l'argent. Qui donc est cet agent?—J'ai demandé son nom; il se nomme Monbont[60]; il est grand, culottes courtes, des mollets comme un chevreuil et une loupe au coin de l'oreille.»
Les amateurs de beaux chevaux venaient voir les miens; enfin un nommé Cigalat, vétérinaire, me fit vendre mon beau cheval de bataille 924 francs au fils Robin, de la poste aux chevaux; il m'en avait coûté 1,800; il fallut passer par là. Il m'en restait encore deux. Lorsque le 60e (de l'Yonne) eut l'ordre de partir d'Auxerre pour prendre garnison à Auxonne, je reçus une lettre du chirurgien-major: «Mon brave Capitaine, vous pouvez amener vos deux chevaux, je les crois vendus si le prix vous convient (1,200 francs et 80 francs pour le voyage). Si cela vous arrange, vous nous trouverez à Dijon. Nous sommes là pour le passage de la duchesse d'Angoulême, le major en prend un, le commandant l'autre; vous descendrez au Chapeau-Rouge; c'est là qu'ils logent.»
Comment faire pour aller à Dijon? Si je le demande, on me dira: «Je vous défends de sortir de la ville.» Diable! mon coup serait manqué; il faut partir à trois heures du matin. Je ne dormais pas, comme si j'allais faire une mauvaise action. Le lendemain, j'étais à huit heures à l'hôtel du Chapeau-Rouge. À onze heures, le régiment de l'Yonne rentrait de faire la conduite à la duchesse; j'avais eu le temps de faire rafraîchir mes chevaux. On annonce mon arrivée à ces messieurs; ils viennent; le gros major me voyant, dit: «Le maître de ces chevaux n'est donc pas venu?—Vous me prenez, sans doute, pour un domestique, vous vous trompez; je suis le propriétaire de ces chevaux. Je n'ai pourtant pas la figure d'un domestique. Je suis décoré, et je l'ai été avant vous, ne vous déplaise. Lequel de ces deux chevaux prenez-vous?—Le cheval normand.—Je vous le donne, je veux 600 francs et les 80 francs promis.—Je vais vous faire un bon que vous toucherez chez mon frère, payeur.»
Une heure après, je revins livrer mon cheval, tout sellé et bridé, dans la cour: «Monsieur, si vous m'aviez demandé celui-là, je ne vous l'aurais pas donné; il vaut lui seul 1,200 francs.» Et je dis au marquis de Ganet qui était là: «Si vous voulez, je vous le cède au premier étage monté par moi, et je redescendrai dessus, si l'escalier est praticable; je vais vous faire voir les mérites de ce cheval.»
Je monte en effet, et le fais manoeuvrer dans tous les sens; il marchait le pas d'un homme en reculant; de même, je le fais se dresser sur l'appui d'une croisée: «Reste là! lui dis-je (il ne bougeait pas). Voilà, Monsieur le Major, un cheval de maître, et celui que vous avez est mon cheval de portemanteau; il n'est point dressé[61].»
Le lendemain, à Auxerre, personne ne s'était aperçu de mon absence. Je fus rendre compte de mon voyage à M. Marais: «Le prononcé de votre procès est rendu; ils sont condamnés chacun à 1,500 francs de dommages-intérêts; je suis nommé pour vous faire restituer votre bien. Il faut que tous ceux qui ont de votre bien se désistent, et le notaire de Courson fera les actes de désistement à leurs frais; je vais leur assigner le jour, j'ai tous les noms, ils sont dix-sept; cela ne vous regarde pas; je vous dirai le jour et nous partirons, vous et votre frère. Mon frère sautait de joie: «Voilà 17 ans, disait-il, qu'ils me font donner de l'argent!» Le jour indiqué, nous partîmes pour Mouffy, accompagnés de M. Marais, pour nous installer dans notre petit bien qui n'en valait pas la peine, car il nous coûtait 1,000 francs de plus que sa valeur; mais nous avions gagné.
Lorsque ces malheureux se furent désistés, nous rentrâmes à Auxerre; mon frère dit à M. Marais: «Tenez votre mémoire prêt, je vous payerai de suite, car mon frère n'a pas le sou.» Les frais se montèrent à 1,800 francs, et nous avions pourtant gagné. Voyant cette note, je fis un peu la grimace, mais je ne dis mot. Pauvres plaideurs, comme on vous plume! Cette affaire réglée, nous partîmes pour Druyes, notre pays natal, dans un beau cabriolet pour assister à la vente des biens de nos débiteurs. Je convins avec mon frère de ne pas dépouiller notre père, qu'il fallait lui laisser, sa vie durant, tout ce qu'on devait vendre pour couvrir notre somme. Après un débat orageux avec mon frère, on procéda à la vente. Nous nous rendîmes chez notre père pour lui faire part de nos bonnes intentions à son égard: «C'est plutôt pour augmenter votre fortune que pour la diminuer.—C'est bien, nous dit-il, mais je veux un logement pour ma femme après moi.—Cela ne sera pas, lui dit mon frère. Je me rappelle qu'elle m'a mené dans les bois avec ma soeur pour nous perdre. D'ailleurs, vous lui avez passé tout le reste de votre fortune, vous avez dépouillé vos enfants pour lui donner d'abord 36 bichets de froment sa vie durant, et puis, vous le savez, elle est plus riche que nous.» J'aurais consenti, mais mon frère, qui avait tant souffert des cruautés de cette femme, ne voulait pas céder. Tout fut terminé le même jour, mais mon père nous garda rancune plus tard. Revenus à Auxerre, mon frère régla nos comptes; je me trouvai débiteur de 700 francs: «Eh bien! me dit-il, avant de partager, donne-moi deux morceaux de vigne et nous serons quittes.—Choisis.» Enfin, il me restait six arpents de mauvaise terre et de vignes. Combien je me trouvai soulagé d'être débarrassé d'une pareille somme envers mon frère! J'avais un cheval de reste pour toute fortune. Le lendemain, nous fûmes chez M. Marais lui porter ses 1,800 francs; nous fûmes invités à dîner et mon frère partit pour Paris. Le dimanche, je fus invité à dîner chez M. Marais qui me fit la remise de 100 francs; il se rappelait les beaux pistolets dont je lui avais fais cadeau, mais il fallait de temps en temps lui prêter mon cheval lorsqu'il avait des biens à visiter. Cela ne pouvait se refuser; mais d'autres se présentèrent pour me l'emprunter aussi; je leur disais: «Il est retenu par M. Marais.» Je rendais compte de toutes ces invitations à M. Marais qui connaissait tout le monde: «Il ne faut pas le prêter, vous ne pourrez en jouir, et moi je compte sur votre obligeance.—Il est à votre service, mais ces messieurs que je ne connais pas me tourmentent.—Il faut refuser—Il est venu ce matin un grand monsieur habillé en noir, maigre et pâle, qui a la vue basse; il a l'air d'un juge. Il m'a prié de lui prêter mon cheval pour aller voir ses bois.—Vous a-t-il dit son nom?—Oui, il se nomme Chopin.—Ne vous avisez pas de lui prêter votre cheval, il lui ferait manger des javelles.—Et comment faire?—Il faut lui dire que je l'ai pour un mois.—Ça suffit, s'il me tourmente, je vous l'enverrai.—Je m'en charge», me dit-il.
Mon père se fâcha contre nous; il nous fit assigner pour lui payer une pension viagère; je partis pour Druyes afin de tâcher de concilier cette affaire par-devant le maire, M. Tremot. «Allons, mon père, il faut nous arranger.—Je le veux bien pour toi, mais je veux 14 bichets de froment par an et 200 francs.—Mais ça n'est pas possible, vous savez que je n'ai rien; vous êtes plus riche que moi. Est-ce votre dernier mot?—Si tu es venu pour cela, voilà ce que je veux: il faut que ma femme ait de quoi vivre après moi; vous payerez la sottise que vous m'avez faite.» Je fis prendre tous les renseignements sur la fortune que mon père possédait à l'époque de sa demande; il se trouvait être plus riche que moi de dix mille francs. J'apportai tous ces renseignements à M. Marais, et le chargeai de cette affaire; elle se plaida; je prouvai au tribunal que mon père avait dix mille francs de plus que moi. On ne m'en tint pas compte. Je reconnus dans mes juges M. Chopin et je fus condamné à 240 francs payables trois mois d'avance, j'en fus suffoqué; je revins chez mon avoué: «Eh bien! lui dis-je, vous m'avez donné un mauvais conseil; si j'avais laissé manger des javelles à mon cheval, je n'aurais peut-être pas perdu mon procès, car je crois que ce juge m'a nui.»
Mon père ne tarda pas à me faire signifier le jugement. Ce fut un coup de foudre pour moi. Eh! mais mon Dieu! je n'ai pourtant pas la goutte, et voilà de fortes sangsues qu'on applique à ma bourse: 80 francs pour quatre feuilles de papier, le timbre et l'enregistrement, c'est cher; allez donc plaider, je me ferais plutôt arracher les deux oreilles. Aussi cela ne m'est jamais arrivé depuis, je craignais trop les sangsues. J'empruntai 40 francs pour solder ces frais; la pauvre demi-solde ne suffisait pas, il fallut se serrer le ventre. Je vendis mon cheval à M. Cousin d'Avallon, ce qui me remit dans mes petites affaires, ayant touché de suite 600 francs. Que je me trouvais heureux de payer les premiers 30 francs à mon père (par le commissionnaire qui me remettait son reçu)!
Je me retirai chez le père Toussaint-Armansier, place du Marché-Neuf; là ma pension et mon logement ne me coûtaient que 45 francs par mois avec un petit pot-au-feu d une livre et demie pour deux jours. J'allais au café Milon regarder les habitués faire leur partie, sans jamais prendre une tasse de café; de là je sortais toujours avec mon ami Chaumont-Ravenot faire notre promenade habituelle, puis je rentrais au café pour en sortir à dix heures. Voilà la vie que je menais pendant tout le temps que je restai garçon.
Je ne passais pas plus de 15 jours sans être dénoncé, puis cela se ralentit. Le commissaire de police était interrogé pour rendre compte de ma conduite; je puis dire à sa louange que je lui dois ma liberté, c'est lui qui répondait de moi tout le temps de ma surveillance, il me suivait de l'oeil sans jamais me parler.
On fit la cérémonie funèbre de Louis XVI. Au jour indiqué pour la célébrer, toutes les autorités furent convoquées pour assister à ce pénible service, et nous reçûmes l'ordre de nous présenter chez le général Boudin pour aller prendre le préfet et nous rendre à la cathédrale. L'église était pleine; après le service, M. l'abbé Viard monta en chaire, le général nous fit signe de sortir du choeur pour nous mener en face de la chaire. Nous formions le cercle tous assis, notre général au milieu de nous. L'abbé Viard lut le testament de Louis XVI d'une voix de Stentor; après sa lecture, le voilà qui tombe sur l'usurpateur Bonaparte qui avait porté le carnage chez toutes les puissances avec ses satellites, ces buveurs de sang qui égorgeaient les enfants au berceau. Alors toutes les figures des vieux guerriers devinrent pâles, et le général, qui aurait dû venir à notre secours, ne dit mot. En sortant de cette cérémonie, tout le monde était silencieux; je croyais étouffer de colère contre l'abbé Viard; il m'a fait une si terrible blessure que je n'ai été depuis aux cérémonies que forcément. Voilà ce que j'ai vu et entendu; que les hommes de ce temps s'en souviennent! Il fallut que nous restâmes humiliés, il fallut aller à la messe tous les dimanches, je croyais toujours voir cette tête blanche, aux cheveux regrichés, monter en chaire. Je crois que je serais sorti de la cathédrale, tant cet homme me faisait mal à voir.
Un jour de Fête-Dieu, nous fûmes chez notre général, de là chez le préfet attendre le moment de partir pour la cathédrale, mais le chapitre des conversations se prolongeant un peu trop, la procession sortit et l'on vint avertir le préfet de ce contretemps. Au lieu d'aller à l'église, nous fûmes obligés de courir pour la rattraper sur la place, mais lorsque nous eûmes dépassé le portail, longeant le clergé pour nous porter derrière le dais, suivant notre général, on criait derrière nous à tue-tête: «En arrière! en arrière les officiers, en arrière!» C'était le tribunal qui voulait passer devant nous.
Je me trouvais sur le côté gauche; le procureur du roi se trouvant à mon côté, me dit: «Vous n'entendez donc pas que je vous crie de rester derrière?—Mais je suis mon général.—Je vous dis de laisser passer le tribunal.—C'est donc vous qui nous commandez? Eh bien! commandez!—Je ne vous connais pas, dit-il.—Je vous connais moi, vous vous nommez Gachon, et il n'y a qu'un Gachon comme vous qui puisse gâcher un officier comme moi. Si vous étiez officier, je vous dirais deux mots.»
Il se trouvait parmi nous des chevaliers de Saint-Louis qui eurent l'insolence de me dire: «Donnez-lui un soufflet.» Je me retourne et les regardant, d'un air de mépris: «Que me dites-vous? C'est affaire à vous de lui donner un soufflet et non à moi; vous seriez pardonnés et moi fusillé.» Il fallut que je restasse encore une fois humilié. Cela fit grand bruit dans la procession, un des aides de camp du général vint lui rendre compte de ce qui venait de se passer derrière lui. Après la cérémonie, le général me dit: «Mon brave, cela n'arrivera plus; on connaîtra l'ordre de marche.—Il n'est plus temps, vous ne nous verrez plus. Que M. Gachon s'en souvienne!»
La duchesse d'Angoulême vint à passer à Auxerre et l'on fit tous les préparatifs pour la recevoir. Des hommes de la marine, tous habillés de blanc, étaient commandés pour dételer ses chevaux sous la porte du Temple. Moi, je reçus l'ordre de me porter en grand uniforme à la porte du Temple pour me placer à la portière de droite de la princesse, sabre au poing. Je m'y rendis; les ordres ne sont pas des invitations, il faut obéir.
Arrivé à mon poste, je me plaçai près de la portière, et mes dindons habillés de blanc traînaient la voiture au petit pas… Moi, avec ma figure antique, je ne soufflais mot. Elle pouvait se vanter, si elle m'avait connu, que je ne l'aurais pas laissé insulter; j'ai toujours respecté le malheur. Arrivée sur la place Saint-Étienne, la voiture s'arrêta près de la cathédrale, et le clergé avec la croix et le grand crucifix portés par l'abbé Viard et M. Fortin, vicaire, se présentèrent à la portière de gauche. L'abbé Viard présentait son crucifix, et ce pauvre Fortin, la tête penchée sur l'épaule de l'abbé Viard, pleurait de bon coeur; ça coulait sur ses grosses joues si fort qu'il me donnait presque l'envie d'en faire autant. Comme c'était amusant pour moi! Lorsque toutes les bénédictions et les baisers de crucifix furent terminés, la voiture de la princesse, traînée par les ânes du port, fit son entrée dans la cour de la Préfecture. Au pied du perron, elle fut reçue par les autorités, et monta d'un pas lent les degrés: elle était pâle, maigre et soucieuse. On l'introduisit dans une grande salle qui pouvait contenir 300 personnes; là un trône était préparé pour la recevoir. Ma mission remplie, je me réunis au corps des officiers en demi-solde pour aller faire notre visite à cette princesse, fille du malheureux Louis XVI. Notre tour arrive, nous sommes annoncés et formons le cercle dans cette salle immense; elle ne nous adressa pas un mot, elle avait l'air rechigné. Il se présente une grande dame pâle qui se fait annoncer pour faire présent d'un anneau ayant appartenu, disait-elle, aux ancêtres de la famille de Louis XVI. Une dame d'honneur rend compte de cette visite à la duchesse qui dit: «Faites retirer cette femme.» Force lui fut de se retirer, bien penaude.
En ce temps-là, il nous fut enjoint de chercher des établissements, ce qui voulait dire: «Vous êtes répudiés.» Tous les officiers qui ne purent rester en ville se sauvèrent dans les campagnes pour vivre à la table des laboureurs moyennant 300 francs de pension par an. Moi, je pris de suite mon parti. J'allais à Mouffy m'installer pour un mois, mettre mes morceaux de vigne en bon état, me disant que si j'y dépensais mes économies, je pourrais toujours vivre avec mes 73 francs par mois. Comme mes deux hommes de journée, je faisais trembler le manche de ma pioche; dans un mois, mes petits morceaux de vigne étaient dans l'état parfait. Je ne le cédais pas à mes deux vignerons, je leur montrais que le soldat pouvait reprendre la charrue. Mes pauvres mains avaient de fortes ampoules, mais je me déchaînais contre l'ouvrage, disant: «J'ai passé par de plus grosses épreuves. Je vous ferai voir, mes enfants, que la terre doit nourrir son maître.»
Je m'en revins à Auxerre pour des affaires plus sérieuses, je m'étais dit: «Il faut prendre un parti, il faut te marier; tu ne peux plus rester garçon, maintenant qu'il t'est permis de former un établissement, mais avant tout il faut la trouver.» À qui me confier? Je fus faire visite à M. More qui était un de mes dignes amis, je le fréquentais depuis 1814. J'étais toujours bien reçu. Il avait une parente pour fille de boutique qu'il appelait toujours: ma cousine; je l'avais distinguée à cause de son activité au commerce, mais je ne disais mot; le temps m'en fournit l'occasion. Cette aimable demoiselle trouva un petit fonds de commerce, et sans rien dire de ses intentions à ses parents, elle en devint propriétaire. Je l'avais perdue de vue; passant chez M. Labour, confiseur, pour lui faire visite, Mme Labour me dit: «Connaissez-vous un capitaine décoré qui demeure à Champ?—Non, Madame.—C'est qu'il désirait se marier avec une demoiselle de nos amies qui était chez M. More depuis 11 ans, et qui vient de s'établir à son compte.—Et où est-elle établie?—Au coin de la rue des Belles-Filles, elle a payé le fonds et la maison tout au comptant, avec un bon mobilier.—Eh bien, Madame, je ne connais ce capitaine que pour l'avoir vu aux grandes cérémonies; je ne puis vous en donner de renseignements positifs.»
Je pris congé: «Ah! me dis-je, on veut me souffler cette demoiselle. Il ne faut pas perdre de temps.» Le même jour je vais chez Mlle Baillet; c'était son nom de famille: «Mademoiselle, je désirerais avoir du café et du sucre.—Volontiers, Monsieur, dit-elle.—Je voudrais avoir le café frais moulu.—Je vais vous en moudre; combien en voulez-vous?—Une livre me suffit.» Et voilà que je lui fais tourner son moulin.
Cette opération finie et mes deux paquets attachés je paye: «Je n'en ai pas pris beaucoup?—Tant pis, Monsieur.—Ce n'est pas cela que je désirais; c'est à vous que je veux parler.—Eh bien! parlez, je vous écoute.—Je viens vous demander votre main pour moi; je fais ma commission moi-même, sans préambule et sans détour; je ne sais pas faire de phrases; c'est en franc militaire que je vous demande.—Eh bien, je vous réponds de même, cela se peut.—Eh bien, Mademoiselle, votre heure, s'il vous plaît, pour parler de cette sérieuse affaire?—À six heures.»
À six heures précises, je me présente: «Vous n'avez pas la permission?—Je vais la demander, mais il faut convenir de nos faits et de nos fortunes. Pour avoir la permission, il faut que ma future apporte en dot 12,000 francs.—Je puis le prouver, dit-elle, y compris ma maison et mon mobilier; ainsi nous sommes d'accord.—Pour moi, je n'ai rien que quelques arpents de terre et des vignes, mais je ne dois rien; toutes mes petites économies sont enfouies dans la réparation de mes vignes; je ne croyais pas me marier sitôt.—Eh bien, demandez votre permission, je vous donne ma parole.—Et moi, Mademoiselle, je vous donne la mienne. Demain, je ferai ma demande au général.»
Je fus bien accueilli du général: «Je vais faire partir votre demande de suite et je vais l'apostiller.—Je vous remercie, général.»
Huit jours après, j'avais ma permission; je cours chez Mlle Baillet: «Voilà ma permission, il faut prendre jour pour passer le contrat. Si vous êtes en règle, nous pouvons fixer le jour de notre mariage.—Vous allez bien vite; il faut que j'en fasse part à mes parents.—Prenez tout le temps nécessaire et puis nous fixerons l'époque que vous voudrez. Je désirais me marier le jour de ma fête, le 16 août.—Cela n'est pas possible, c'est jour de fête; mettons cela au 18, je vais écrire à Paris pour inviter seulement ma soeur, car nous ne ferons pas de noce.—C'est bien mon intention. D'abord, moi, je n'ai pas d'argent.—Et votre famille est trop considérable.—Je ne veux pas qu'ils sachent le jour de notre mariage; je leur ferai part que je me marie, voilà tout.—Cela coûterait 5 à 600 francs, il vaut mieux les mettre dans notre petit commerce.—Je vous approuve.» Nous fixâmes le 10 pour le contrat, et le 18 pour notre mariage.
Le contrat fut passé; M. Marais fut mon témoin, et M. Labour, celui de ma future; ma dot en espèces était des plus minces. Je lui dis: «J'ai pour toute fortune 4 fr. 50 c.; vous aurez la bonté de faire le reste. Je vous offre une montre à répétition, une belle chaîne et deux couverts d'argent; pour ma garde-robe, elle ne laisse rien à désirer: 40 chemises, et le reste à proportion, plus 73 francs par mois, 125 francs par an de la Légion d'honneur, et quatre feuillettes de vin. Mais je ne dois pas un sou.—Eh bien, Monsieur, nous ferons comme nous pourrons.»
Tout fut convenu, je fus de suite chez M. Rivolet le prier de me prêter 80 francs pour acheter un châle que je portai aussitôt à ma future; elle fut enchantée. J'allai ensuite chez M. More lui faire part de mon mariage: «Avec qui vous mariez-vous?—Avec votre cousine, Mlle Baillet.—C'est elle que je vous aurais choisie, mon brave; je vous offre mes services.—Je pourrais en avoir besoin.—Comptez sur moi.»
Je passai aussi chez M. Labour: «C'est vous qui êtes cause de mon mariage avec votre amie; vous m'avez donné l'éveil; sans vous, on aurait pu me la souffler.—Combien nous sommes heureux de vous en avoir parlé.»
Ce n'était pas tout cela qui me tourmentait le plus; il fallait aller à confesse. Je prends des renseignements: «Il faut vous adresser à M. Lelong, me dit-on, c'est un brave homme.»
Je vais de suite chez lui: «Monsieur, lui dis-je, je vous ai choisi pour me marier.—Mais êtes-vous confessé?—Pas du tout, c'est pour cela que je viens près de vous. Que peut-on demander à un militaire? J'ai fait mon devoir.—Eh bien, je vais faire le mien.» Il met ses deux genoux sur le bord d'une chaise, marmotte une petite prière, et, quittant sa chaise, il me donne sa bénédiction qui en valait bien une autre, avec mon billet de confession: «Vous direz à l'abbé Viard que c'est moi qui vous marie. Qui épousez-vous?—Mlle Baillet.—Ah! me dit-il, j'ai fait mes études avec son père; est-elle confessée?—Non, Monsieur.—Envoyez-la-moi.—Ça suffit. Je désirerais être marié le 18, à quatre heures du matin.—L'église ne s'ouvre qu'à cinq heures, mais je prendrai les clefs à quatre heures et demie, et je serai à la porte.—Je vous remercie; je vais vous envoyer ma future de suite.—Je l'attends.»
Je sautai de joie d'être débarrassé de cela. Je vais chez ma future: «Mademoiselle, je suis confessé; M. Lelong vous attend.—Eh bien, j'y vais.—C'est chez lui qu'il faut aller. C'est un vieil ami de votre père, il me l'a dit.—Eh bien, restez près de ces demoiselles; je ne serai pas longtemps.» Tout fut terminé en une demi-heure, et le lendemain nous portâmes nos 3 francs à l'abbé Viard.
J'avais tout prévu pour partir; j'avais loué une voiture à quatre places qui nous attendait porte Champinot, au sortir de l'église. À six heures, nous étions en voiture après avoir pris la tasse de café. Personne n'était levé dans le quartier; c'était comme un enlèvement. J'avais prévenu à Mouffy que je mènerais mon épouse le 18, qu'on m'attende, moi quatrième, avec un bon pot-au-feu, que je me chargeais du reste. Je pris un pâté de 3 francs, et nous voilà partis dîner à Mouffy.
Le lendemain, nous fûmes à Coulanges dîner chez M. Ledoux qui nous attendait avec un dîner de cérémonie; sa demoiselle était fille de boutique de mon épouse. Nous revînmes à Auxerre à neuf heures du soir, personne dans le quartier se doutait de rien.
Le lendemain, je me lève à cinq heures pour ouvrir ma boutique, et les voisins me voyant si matin diraient: «L'amoureux est bien matinal.» Le lendemain, même répétition; ils ne se doutaient pas que je fusse marié. Je peux certifier que, y compris la voiture, pour frais de noce, j'ai dépensé 20 francs en deux jours; on ne peut pas être plus modeste.
Le dimanche, nous fûmes faire nos visites. Partout, des reproches de ne pas les avoir invités à la célébration de notre mariage: «Ne m'en voulez point, je ne le pouvais. Il aurait fallu que je vous renvoyasse au sortir de l'église, ne pouvant vous recevoir; vous êtes trop nombreux, je ne vous demande que votre amitié.» Les dames disaient: «Si nous avions assisté seulement à la bénédiction.—Il était trop matin pour vous déranger.» C'était partout les mêmes reproches.
La famille était si nombreuse que nous en eûmes pour trois jours. Ces pénibles visites terminées, je pris de suite le collier; je me multipliai: à quatre heures du matin sur pied pour faire notre petit ménage, je mettais la main à tout avec mon aimable épouse. Nous n'avions pas les moyens d'avoir une domestique, mais seulement une femme de ménage à 3 francs par mois. Je pris donc la serpillière pour brûler mon café, mais comme j'étais en disponibilité, il me fut défendu de la porter. Il fallut se résigner. J'allai chez M. More le prier de m'ouvrir un crédit en épiceries: «Je vous donnerai tout ce dont vous aurez besoin.—Mais pas de billets! tout sur ma bonne foi, je prendrai seulement un livret.—Tout ce que vous voudrez.—Eh bien, commençons aujourd'hui. Je ne prends pas tout chez vous; il faut que M. Labour me fournisse aussi certains objets, tels que de l'huile, du chocolat et des cierges.—Tout ce que vous voudrez est à votre service.»
Mes emplettes se montaient à 1,000 francs; il voulait m'en faire prendre davantage: «Si j'en ai besoin, je reviendrai.» Je fus chez M. Labour lui faire pareille demande: «Vous trouverez chez moi tout ce dont vous aurez besoin, avec un livret seulement.—C'est entendu, je partage ma pratique entre vous et M. More.—C'est juste, c'est de droit.—Voyons, commençons! Voilà la note que ma femme m'a donnée; mettez toutes ces marchandises sur mon livret; la recette du premier mois sera pour M. More et le mois suivant pour vous, cela vous arrange-t-il?—Tout m'arrange avec vous.» Sa note montait à 800 francs.
Tout cela placé, il fallut retourner. M. More donna un petit mouvement à son bonnet de coton en me voyant entrer: «Voilà une note.—C'est très bien, mon brave; vous aurez cela ce soir.» J'en fis autant chez M. Labour. Les quatre notes réunies se montaient à 3,500 francs; c'était effrayant pour moi, mais ma chère épouse me disait: «Sois sans inquiétude, nous nous tirerons d'affaire avec du travail et une sévère économie; nous viendrons à bout de tout.» Que j'étais heureux d'avoir trouvé un pareil trésor!
Lorsque toutes nos marchandises furent placées et nos factures reconnues, il vient un ami de M. More nous visiter, c'est M. Fleutelat. Après les compliments, il me dit: «Capitaine, si vous voulez, je vous prête 10,000 francs sans intérêt.—Je vous remercie; cela m'empêcherait de dormir! M. More et M. Labour m'ont ouvert un crédit, je vous suis bien reconnaissant.»
Lorsque nous fûmes bien organisés, les acheteurs arrivèrent de toutes
parts, et la vente allait on ne peut mieux: 1,500 francs par mois.
J'étais content de pouvoir porter 1,000 francs à M. More et 500 francs à
M. Labour; je renouvelais nos marchandises avec joie.
J'étais toujours tourmenté par l'inquiétude des dénonciations. Lorsque je voyais un agent de police, je croyais que c'était pour moi, et souvent je ne me trompais pas: «Que me voulez-vous, Monsieur?—Passez à la Mairie.—Je vous suis dans une heure.—Ça suffit.»
Ma femme était tourmentée: «Mais tu n'es sorti que pour aller chez M. More.—Ma chère amie, quand tu me mettrais dans une boîte, ils me feraient parler par le trou de la serrure.»
Je me rendis à la Mairie, devant M. Leblanc: «Que me voulez-vous, Monsieur le Maire?—Mon brave, vous êtes dénoncé.—Ce n'est pas possible, je ne suis sorti de chez moi que pour aller chez M. More; je ne quitte ma petite boutique que pour aller faire mes emplettes, je ne sors pas, je n'ai été au café qu'une fois depuis que je suis marié. Je vous prie de garder l'infâme qui me dénonce; mais, je crois ne pas me tromper, il passe de temps en temps des prisonniers qui demandent des secours avec une liste des noms de tous les officiers, je leur donne 3 francs. Aux plus mal chaussés, je donne mes bottes et mes souliers, mais je n'ai plus rien à leur donner. Je parie que je suis la dupe de mon bon coeur, que c'est des espions au lieu d'être des prisonniers. Vous devez savoir cela, Monsieur le Maire, c'est la police de Paris que l'on fait venir pour me perdre, mais je ne laisserai pas entrer un seul individu chez moi, je les recevrai à la porte.»
Je crois avoir mis le doigt sur le mal, car le maire me dit: «Vous pouvez vous retirer.—Je vous salue, Monsieur le maire.» Je rentrai chez moi: «Eh bien! me dit ma femme, que te voulait-on?—Eh bien! encore une dénonciation sans preuve.—Il ne faut plus laisser entrer personne dans notre chambre.—Je crois avoir deviné que c'est la police de Paris qui me poursuit. M. Leblanc m'a renvoyé sans aucune observation, c'est son secret et non le mien; il m'a bien reçu.» Mon épouse me dit: «Mon ami, il faut chercher si tu pourrais trouver un jardin pour te désennuyer.—Je le veux bien, lui dis-je.
Je me mets à la recherche; j'en parle à M. Marais qui me dit: «Je vous trouverai cela; il n'en manque pas.» Il vint me trouver: «J'ai votre affaire près de chez moi, sur la promenade. Allez trouver le père Chopard, tonnelier, marchand de sabots, il veut vendre son jardin.» Je vais trouver Chopard: «Vous voulez vendre votre jardin?—Oui, Monsieur.—Voulez-vous me le faire voir?—De suite, Monsieur.—Allons-y! S'il me convient et que le prix ne soit pas trop élevé, je vous l'achèterai.»
Visite faite, je dis: «Combien en voulez-vous?—1,200 francs.—Si vous voulez venir chez moi, vous prendrez ma femme pour qu'elle le voie; si ça lui convient, nous pourrons nous arranger.» Ma femme y va et dit: «Il nous convient, tu peux l'acheter.» Je vais trouver ces pauvres gens et termine le marché pour 1,200 francs.
Ah! que j'étais heureux d'avoir un jardin! C'était un désert, mais en un an il changea de face; j'y dépensai 600 francs; j'y faisais trembler la pioche et la bêche; j'en fis mon Champ d'asile.
Dans mon jardin j'étais à l'abri des espions, j'en fis mes délices, celles de ma femme; je lui dois ma belle santé; j'abandonnai tout le monde (je dois dire que je voyais des persécuteurs partout). Depuis 30 ans que je cultive mon champ de retraite, je n'ai pas passé deux jours sans aller le voir, et par tous les temps, toujours accompagné de ma femme. Combien je jouissais chaque jour de ma trouvaille! Je plantais des arbres, j'en réformais; je laissai l'allée principale un peu étroite, mais que je ne pouvais changer à cause de ses beaux arbres. Je fis un joli parterre et trois berceaux; je plantai des quenouilles qui ont 25 pieds de haut; il est rare d'en voir de pareilles.
Lorsque tout fut terminé, on vint me visiter; on venait voir le vieux grognard, toujours habit bas et pioche à la main, qui était heureux d'avoir un coin de terre.
J'eus le bonheur de devenir père d'un garçon qui faisait toute mon espérance; mais je le perdis à l'âge de 14 ans. Cela brisait toutes mes joies.
En 1818, je fis dans mes vignes de Mouffy une bonne récolte; je vendis pour 1,000 francs de vin qui bouchèrent un trou de mes dettes. Comme j'étais fier de porter, avec ma recette du mois, 2,000 francs à M. More et à M. Labour!
Mais les espions étaient toujours à ma poursuite. À la fin de septembre 1822, à 10 heures du matin, un bel homme se présente chez moi, assez bien vêtu: redingote bleue, pantalon idem, beaux favoris noirs. Un coup de sabre lui prenait depuis l'oreille jusqu'à la bouche; il avait tout à fait l'air d'un militaire. Je ne pus m'empêcher de le faire entrer dans ma petite chambre: «Donnez-vous la peine de vous asseoir, vous prendrez bien un verre de vin?» Ma femme dit: «Si vous voulez, je vais vous donner un bouillon?—Ce n'est pas de refus», dit-il.
Après s'être rafraîchi, il me fit voir une liste de tous les officiers qui restaient en ville: «Qui vous a donné cette liste?—Je ne le connais pas.—Avez-vous trouvé quelque chose?—Oh! oui», me dit-il.—Je dis à ma femme: «Donne-lui 3 francs.—De suite, mon ami.»
Je lui demandai d'où il venait: «Je viens de la Grèce.» Et il tire de sa poche des papiers; il me lit les noms des principaux chefs qui commandaient en Grèce: «Pourquoi avez-vous été là-bas? Permettez-moi de vous faire cette question.—C'est mon commandant qui m'a emmené avec lui.—Et pourquoi êtes-vous revenu?—C'est que j'ai vu empaler mon commandant; cela m'a fait si peur que j'ai quitté de suite le pays.—Qu'ai lez-vous faire?—J'ai des protecteurs au ministère de la guerre.»
Je congédiai mon individu, qui se rendit de suite à la mairie pour me dénoncer; il dit au maire que j'avais tenu des propos à un conscrit dans la rue de la Draperie; ce conscrit m'aurait dit: «Bonjour, capitaine.—Où vas-tu?—En Espagne.—Eh bien! tu n'en reviendras pas, ni toi, ni tes camarades.»
Je ne tardai pas à être appelé devant le maire; à midi, l'agent de police me prévint que j'étais attendu. J'y vais sans faire de toilette, en casquette: «Que me voulez-vous, Monsieur le Maire?—Eh bien, dit-il, si vous entendiez dire du mal de moi, me le diriez-vous, mon brave? (Il me tenait les deux mains.)—Non, Monsieur le Maire, je ne suis pas dénonciateur.—Et si vous voyiez que l'on voulût me faire du mal, me le diriez-vous?—Non, Monsieur le Maire, car je m'en souviens, au moment de faire la récolte, on a coupé vos vignes par le pied. Si je l'avais vu, je ne vous l'aurais pas dit; mais si j'avais trouvé l'individu sur le fait, je l'aurais contraint de me suivre pour faire sa déclaration devant vous, et s'il ne l'avait pas faite, je lui aurais donné la correction devant vous. Voilà comme j'entends les dénonciations.—Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Vous êtes dénoncé.—Je proteste; je ne vous demande ni grâce ni protection, je suis innocent. Je connais l'infâme; il a un coup de sabre sur la figure, il m'a dit qu'il venait de Grèce. Je lui ai donné 3 francs, un bouillon et deux verres de vin; il n'y a que lui qui a pu me dénoncer; si vous voulez le permettre, je vais aller chez le général.—Il le sait.—Déjà! C'est à dix heures que l'infâme est sorti de chez moi; il va vite, il fait du chemin en deux heures. Voulez-vous me permettre d'aller m'expliquer auprès du général?—Allez, vous viendrez me rendre compte de ce qu'il vous aura dit.—Ça suffit.»
J'arrive rue du Champ; je trouve le général en grande robe de chambre dans son salon, près d'un bon feu: «Mon général, je vous salue.—Bonjour, Monsieur.—Je ne suis pas Monsieur, général, je suis le capitaine Coignet qui vient d'être encore dénoncé, mais cette fois je connais le scélérat; c'est un mouchard de Paris. Il s'est présenté chez moi avec une liste de tous les officiers en demi-solde; je voudrais bien connaître celui qui se permet de donner tous nos noms: il aurait ma vie ou j'aurais la sienne. Car je lui ai donné 3 francs, deux verres de vin, un bouillon, et pour récompense de mon obole, il est venu me dénoncer comme un lâche. Vous devez l'avoir gardé, je pense, pour nous mettre en présence devant vous. Si vous l'avez fait partir, il est temps que cela finisse. Voilà six ans passés que je suis sous votre surveillance sans l'avoir mérité. Aujourd'hui, général, c'est ma mort ou ma liberté que je viens vous demander, vous êtes maître de choisir. Je ne vous demande pas de grâce, je vous jure sur l'honneur que je suis innocent, et ma parole doit vous suffire. Voilà mon dernier mot: je viendrai demain à trois heures pour savoir ce que vous aurez décidé. Vous êtes maître de me faire arrêter. Si vous me permettez de me retirer, je prends mon fusil, je parcours les rues, et si je trouve l'infâme, je crie aux citoyens: Rangez-vous que je tue ce chien enragé!—Allons, capitaine, calmez-vous.—Général, si votre mouchard ne vous dit pas la vérité, faites-lui donner cent coups de bâton, et vous ne serez plus trompé.—Vous pouvez vous retirer.»
Il vint me conduire jusqu'à la porte; j'avais frappé juste. Le lendemain, à trois heures moins un quart, j'étais sur le pas de ma porte, attendant l'heure de partir chez le général; arrive M. Ribour: «Capitaine, je viens vous dire que toutes les dénonciations ont été brûlées devant moi; elles se montaient à 42. Vous pouvez parler, dire tout ce que vous voudrez; vous ne serez plus dénoncé.» La gaîté reparut chez moi, mais le 8 mai, la grêle ravagea mon jardin; je perdis ma petite récolte. Ceux qui furent préservés de ce fléau firent du bon vin à Auxerre; j'en fis 18 feuillettes dans mes petites vignes de Mouffy qui me sauvèrent pour l'année 1822.
Mon père fut, comme moi, victime de dénonciations[62]; il fut poursuivi pour propos séditieux et un mandat d'amener lancé contre lui. Un ami le prévint, il prit la fuite par la porte de son jardin et les gendarmes le manquèrent. Pendant huit jours, il erra dans les bois, puis se cacha dans un village; mais il avait perdu sa liberté, il fallait rester enfermé. Il prit le parti de quitter son refuge, et de gîte en gîte, ne marchant que de nuit, il se rendit à la prison d'Auxerre pour subir la peine que le tribunal voudrait lui infliger; il fut condamné à 3 mois de prison. Il était accusé d'avoir dit que l'Empereur arrivait avec dix mille Anglais. Le bon sens protestait contre une pareille accusation. On vint me dire qu'il était en prison; je fus de suite le voir, je l'embrassai: «Pourquoi ne me l'avoir pas fait savoir?—Je craignais de te faire de la peine.—Qui a pu vous dénoncer?—Trubert.—Le malheureux, dis-je, c'est moi qui ai fait sa fortune, qui l'ai fait marier avec Mlle Defrance; ce n'est pas possible.—C'est lui, te dis-je.—Je vous apporterai tous les jours à manger.—Je veux une bouteille d'eau-de-vie pour donner à ceux de ma chambrée; je leur chante messe et vêpres le dimanche[63]; je ne m'ennuie pas.—Je ne vous laisserai manquer de rien.»
À sa sortie de prison, il me laissa un pouf de 35 francs chez Foussier, cabaretier, rue du Temple, en face du café Milon; il se faisait apporter des morceaux de rôti, et c'est moi qui payais ainsi les messes et les vêpres qu'il chantait aux prisonniers.
En 1823-1824, je fis une moyenne récolte, mais en 1825 je fis d'excellent vin; j'en vendis pour me liquider avec MM. More et Labour, et il me resta 300 francs que j'employai de suite en épiceries, sans en prendre un sou de plus. Rentré chez moi, je dis à mon épouse: «Je suis le plus heureux des hommes: je ne dois plus rien, et voilà pour 300 francs de bonne épicerie qui ne doit rien à personne.» Le Roi n'était pas plus content.
Ma petite maison se maintenait; je renonçai tout à fait au monde. Je partais dans l'été avec mon épouse à trois heures du matin; je revenais du jardin à six, ouvrir ma petite boutique, et repartais de suite; à neuf je revenais déjeuner.
Voilà la conduite que j'ai toujours tenue pendant 30 ans avec mon épouse chérie. Que la terre qui la couvre soit légère! Elle a fait du bien aux pauvres toute sa vie; tous les lundis, elle distribuait plein une sébille de gros sous, et tricotait des bas aux aveugles. Elle s'était imposé 12 francs par mois, je lui disais: «C'est bien lourd, ma chère amie.—Cela nous portera bonheur.» (J'ai toujours continué, mais j'en ai perdu deux qui m'ont allégé de 6 francs; reste à payer 6 francs par mois.)
Tous les 15 jours, ma femme avait des pauvres à sa table depuis que nous avons quitté le commerce. J'ai réformé tout cela depuis que je suis seul; je me réserve seulement de porter moi-même l'obole que mon épouse avait contracté l'habitude de donner à ses pauvres. Toutes ses volontés sont sacrées pour moi; elle m'a prié par un écrit qui est dans mon secrétaire, sans date ni signature, de faire 100 francs à son frère Baillet, qui est à Paris. Cela est payé tous les trois mois sur ma pension, ainsi que 72 francs pour ses pauvres, ce qui me fait une somme de 172 francs par an.
J'ai été entraîné dans ce pénible souvenir qui ne se trouvera peut-être pas à son lieu et place. Maintenant je reviens à mon sujet. Les années 1826 à 1829 se passèrent sans événements pour moi; l'accomplissement de mes 30 ans de service était échu; il y avait longtemps que je l'attendais. J'avais 15 ans 11 mois 9 jours de grade de capitaine; mes services se montaient pour 30 ans à 1,200 francs; pour 12 campagnes, à 240 francs; pour 6 mois, à 10 francs; Total: 1,450 francs. Je reçus ma retraite le 23 août 1829, date de l'accomplissement de mes 30 ans de service. Un ami partit pour Paris et s'occupa de moi près de son cousin, M. Martineau des Chesnez, chargé du personnel au ministère de la guerre. Je reçus cette belle retraite rue des Belles-Filles; il se trouvait du monde quand je reçus ce brevet de pension se montant à 1,450 francs au lieu de 930 francs que j'attendais; je fis une exclamation de joie en disant: «Tant mieux! mes pauvres en profiteront.» Je tins parole, je doublai mes aumônes; il y avait dans mon quartier la veuve d'un militaire qui avait deux garçons et une fille, je mis les deux garçons en classe qui me coûtèrent 80 francs par an; je leur donnais toute ma défroque. Je peux en citer un, il se nomme Choude; il fit tant de progrès qu'il entra au petit séminaire d'Auxerre; maintenant il est curé dans une campagne. Je ne l'ai pas revu, mais j'ai fait le bien et cela me suffit.
L'année 1830 amena une grande agitation en France. Toutes les têtes étaient échauffées contre les vieilles monarchies, on voulait les chasser pour la dernière fois. Paris se souleva; c'est toujours lui qui donne le branle aux révolutions. Paris changerait de gouvernement aussi souvent que nous changeons de chemise. Du reste Auxerre était aussi en mouvement; c'était tout feu. Heureusement que ça ne dépassait pas les portes de la ville, ils se contentaient de faire leurs petits rassemblements à la porte du Temple, à l'Hôtel de ville, à la Préfecture, sur la route de Paris pour arrêter les dépêches; ils se donnaient bien garde de dépasser la montagne Saint-Siméon, mais ils escortaient la malle-poste. Ah! les bons défenseurs de la patrie! Je les regardais en dessous et suivais tous leurs mouvements. Que Robert était content d'avoir un paquet de proclamations de Paris! il montait sur les bancs, sur les bornes pour planer sur le public. Dieu! qu'il était heureux!
Quant aux autorités d'Auxerre, les moutards les avaient expulsées, ils s'étaient emparés de l'Hôtel de ville et avaient arboré le drapeau tricolore. On se dépêcha de rétablir l'ordre, on forma de suite la garde nationale, les élections eurent lieu le plus promptement possible. Je me trouve très surpris de me voir nommé porte-drapeau sans ma permission. La loi était pour moi: j'étais libre d'être de la garde nationale ou non; on m'apporte ce brevet de porte-drapeau: «Mais qui vous a permis de me nommer sans mon aveu?—Tout le monde vous a porté; vous êtes nommé à l'unanimité; vous ne pouvez refuser.—Vous êtes donc les maîtres? Qui est votre chef de bataillon?—C'est M. Turquet.—Vous avez fait un bon choix, je vous rendrai réponse demain; si j'accepte votre drapeau, je serai à l'Hôtel de ville à midi.»
Je consultai mon épouse: «Il ne faut pas refuser, dit-elle.—Mais c'est une dépense énorme, et un fardeau bien lourd pour moi.—Ne refuse pas, je t'en prie, ils croiraient que tu leur en veux.—Ils m'ont pourtant bien fait souffrir avec leurs dénonciations; ils mériteraient que je les envoie promener.—Non, me dit-elle, ne pense plus à cela.—Mais cela va nous gêner, il me faut 200 francs.—Ne recule pas, je t'en prie.»
À midi je leur portai ma réponse: «Voilà notre porte-drapeau! crient-ils.—Vous n'en savez rien, Messieurs, je suis mon maître et non pas vous; vous n'avez aucun droit sur moi; la loi est là. Si vous croyez me faire plaisir en me donnant un fardeau si lourd, vous vous trompez, mais je le porterai.—Nous vous donnerons un aide.—Et cette dépense qu'il faut que je fasse! vous êtes riches, vous autres, mais moi pas.—Allons, mon brave, vous êtes des nôtres.—Je vous promets de me mettre de suite en mesure, mais je ne vois pas votre maire, il faut le faire rentrer à son poste; les moutards l'ont chassé; ce n'est pas à nous à faire justice. S'il ne convient pas, il sera remplacé. Il faut de suite nommer un officier de planton chez le préfet pour le protéger; les moutards lui mettent la baïonnette sur la poitrine pour lui faire donner les dépêches.»