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Les Caves du Vatican

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The Project Gutenberg eBook of Les Caves du Vatican

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Title: Les Caves du Vatican

Author: André Gide

Release date: October 1, 2004 [eBook #6739]
Most recently updated: June 20, 2012

Language: French

Credits: Produced by Walter Debeuf

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES CAVES DU VATICAN ***

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Les caves du Vatican
Sotie

André Gide.

 

 

LES CAVES DU VATICAN

LIVRE PREMIER

Anthime Armand-Dubois

Pour ma part, mon choix est fait. J'ai opté pour l'athéisme social. Cet athéisme, je l'ai exprimé depuis une quinzaine d'années, dans une série d'ouvrages...

Georges Palante.

Chronique philosophique du Mercure de France (Déc. 1912)


I.


L'an 1890, sous le pontificat de Léon XIII, la renommée du docteur X, spécialiste pour maladies d'origine rhumatismale, appela à Rome Anthime Armand-Dubois, franc-maçon.

— Eh quoi? s'écriait Julius de Baraglioul, son beau-frère, c'est votre corps que vous vous en allez soignez à Rome! Puissiez-vous reconnaître là-bas combien votre âme est plus malade encore!

A quoi répondait Armand-Dubois sur un ton de commisération renchérie:

— Mon pauvre ami, regardez donc mes épaules.

Le débonnaire Baraglioul levait les yeux malgré lui vers les épaules de son beau-frère; elles se trémoussaient, comme soulevées par un rire profond, irrépressible; et c'était certes grand-pitié que de voir ce vaste corps à demi perclus occuper à cette parodie le reliquat de ses disponibilités musculaires. Allons! décidément leurs positions étaient prises, l'éloquence de Baraglioul n'y pourrait rien changer. Le temps peut-être? le secret conseil des saints lieux... D'un air immensément découragé, Julius disait seulement:

— Anthime, vous me faites beaucoup de peine (les épaules aussitôt s'arrêtaient de danser, car Anthime aimait son beau-frère). Puissé-je, dans trois ans, à l'époque du jubilé, lorsque je viendrai vous rejoindre, puissé-je vous trouver amendé!

Du moins Véronique accompagnait-elle son époux dans des dispositions d'esprit bien différentes: pieuse autant que sa soeur Marguerite et que Julius, ce long séjour à Rome répondait à l'un des chers entre ses voeux; elle meublait de menues pratiques pieuses sa monotone vie déçue, et, bréhaigne, donnait à l'idéal les soins que ne réclamait d'elle aucun enfant. Hélas! elle ne gardait pas grand espoir de ramener à Dieu son Anthime. Elle savait depuis longtemps de quel entêtement était capable ce large front barré de quel déni. L'abbé Flons l'avait avertie:

— Les plus inébranlables résolutions, lui disait-il, madame, ce sont les pires. N'espérez plus que d'un miracle.

Même, elle avait cessé de s'attrister. Dès les premiers jours de leur installation à Rome, chacun des deux époux, de son côté, avait réglé son existence retirée: Véronique dans les occupations du ménage et dans les dévotions, Anthime dans ses recherches scientifiques. Ils vivaient ainsi l'un près de l'autre, se supportant en se tournant le dos. Grâce à quoi régnait entre eux une manière de concorde, planait sur eux une sorte de demi-félicité, chacun d'eux trouvant dans le support de l'autre l'emploi discret de sa vertu.


L'appartement qu'ils avaient loué par l'entremise d'une agence présentait, comme la plupart des logements italiens, joints à d'imprévus avantages, de remarquables inconvénients. Occupant tout le premier étage du palais Forgetti, via in Lucina, il jouissait d'une assez belle terrasse, où tout aussitôt Véronique s'était mis en tête de cultiver des aspidistras, qui réussissent si mal dans les appartements de Paris; mais, pour se rendre sur la terrasse, force était de traverser l'orangerie dont Anthime avait fait aussitôt son laboratoire, et dont il avait été convenu qu'il livrerait passage de telle heure à telle heure du jour.

Sans bruit, Véronique poussait la porte, puis glissait furtivement, les yeux au sol, comme passe un convers devant les graffiti obscènes; car elle dédaignait de voir, tout au fond de la pièce, débordant du fauteuil où s'accotait une béquille, l'énorme dos d'Anthime se voûter au-dessus d'on ne sait quelle maligne opération. Anthime, de son côté, affectait de ne la point entendre. Mais, sitôt qu'elle avait repassé, il se soulevait de son siège, se traînait vers la porte et, plein de hargne, les lèvres serrées, d'un coup d'index autoritaire, vlan! poussait le loquet.

C'était l'heure bientôt où, par l'autre porte, Beppo le procureur entrait prendre les commissions.


Galopin de douze ans ou treize, en haillons, sans parents, sans gîte, Anthime l'avait remarqué peu de jours après son arrivée à Rome. Devant l'hôtel où le couple était d'abord descendu via di Bocca di Leone, Beppo sollicitait l'attention du passant au moyen d'un criquet blotti sous une pincée d'herbe dans une petite nasse de jonc. Anthime avait donné dix sous pour l'insecte, puis, avec le peu d'italien qu'il savait, tant bien que mal avait fait entendre à l'enfant que, dans l'appartement où il devait emménager le lendemain, via in Lucina, il aurait bientôt besoin de quelques rats. Tout ce qui rampait, nageait, trottait ou volait servait à le documenter. Il travaillait sur la chair vive.

Beppo, procureur-né, aurait fourni l'aigle ou la louve du Capitole. Ce métier lui plaisait qui flattait son goût de maraude. On lui donnait dix sous par jour; il aidait, d'autre part, au ménage. Véronique d'abord le regardait d'un mauvais oeil; mais du moment qu'elle le vit se signer en passant devant la Madone à l'angle nord de la maison, elle lui pardonna ses guenilles et lui permit de porter jusqu'à la cuisine l'eau, le charbon, le bois, les sarments; il portait même le panier quand il accompagnait Véronique au marché — le mardi et le vendredi, jours où Caroline, la bonne qu'ils avaient amenée de Paris, était trop occupée par le ménage.

Beppo n'aimait pas Véronique; mais il s'était épris du savant, qui bientôt, au lieu de descendre péniblement dans la cour prendre livraison des victimes, permit à l'enfant de monter au laboratoire. On y accédait directement par la terrasse, qu'un escalier dérobé reliait à la cour. Dans sa revêche solitude, le coeur d'Anthime battait un peu lorsque approchait le faible claquement des petits pieds nus sur les dalles. Il n'en laissait rien voir: rien le dérangeait de son travail.

L'enfant ne frappait pas à la porte vitrée: il grattait; et, comme Anthime restait courbé devant sa table sans répondre, il avançait de quatre pas et jetait de sa voix fraîche un "permesso?" qui remplissait d'azur la pièce. A la voix on eût dit un ange: c'était un aide-bourreau. Dans le sac qu'il posait sur la table à supplice, quelle nouvelle victime apportait-il? Souvent, trop absorbé, Anthime n'ouvrait pas le sac aussitôt; il y jetait un rapide coup d'oeil; du moment que la toile tremblait, c'était bien: rat, souris, passereau, grenouille, tout était bon pour ce Moloch. Parfois Beppo n'apportait rien; il entrait tout de même: il savait qu'Armand-Dubois l'attendait, fût-ce les mains vides; et, tandis que l'enfant silencieux aux côtés du savant se penchait vers quelque abominable expérience, je voudrais pouvoir assurer que le savant ne goûtait pas un vaniteux plaisir de faux dieux à sentir le regard étonné du petit se poser, tour à tour, plein d'épouvante, sur l'animal, plein d'admiration sur lui-même.

En attendant de s'attaquer à l'homme, Anthime Armand-Dubois prétendait simplement réduire en "tropismes" toute l'activité des animaux qu'il observait. Tropismes! Le mot n'était plus tôt inventé que déjà l'on ne comprenait plus rien d'autre; toute une catégorie de psychologues ne consentit plus qu'aux tropismes. Tropismes! Quelle lumière soudaine émanait de ces syllabes! évidemment l'organisme cédait aux mêmes incitations que l'héliotrope lorsque la plante involontaire tourne sa face au soleil (ce qui est aisément réductible à quelques simples lois de physique et de thermo-chimie). Le cosmos enfin se douait d'une bénignité rassurante. Dans les plus surprenants mouvements de l'être on pouvait uniment reconnaître une parfaite obéissance à l'agent.

Pour servir à ses fins, pour obtenir de l'animal maté l'aveu de sa simplicité, Anthime Armand-Dubois venait d'inventer un compliqué système de boîtes à couloirs, à trappes, à labyrinthes, à compartiments contenant les uns la nourriture, les autres rien, ou quelque poudre sternutatoire, à portes de couleurs ou de formes différentes: instruments diaboliques qui tôt après firent fureur en Allemagne et qui, sous le nom de Vexierkasten, servirent à la nouvelle école psycho-physiologique à faire un pas de plus dans l'incrédulité. Et pour agir distinctement sur l'un ou l'autre sens de l'animal, sur l'une ou l'autre partie du cerveau, il aveuglait ceux-ci, assourdissait ceux-là, les châtrait, les décortiquait, les écervelait, les dépouillait de tel ou tel organe que vous eussiez juré indispensable, dont l'animal, pour l'instruction d'Anthime, se passait.

Son Communiqué sur les "réflexes conditionnels" venait de révolutionner l'Université d'Upsal; d'âpres discussions s'étaient élevées, auxquelles avait pris part l'élite des savants étrangers. Dans l'esprit d'Anthime, cependant, s'ameutaient les questions nouvelles; laissant donc ergoter ses collègues, il poussait ses investigations dans d'autres voies, prétendant forcer Dieu dans de plus secrets retranchements.

Que toute activité entraînait une usure, il ne lui suffisait pas de l'admettre grosso modo, ni que l'animal, par le seul exercice de ses muscles ou de ses sens, dépensât. Après chaque dépense, il demandait: combien? Et le patient exténué cherchait-il à récupérer, Anthime, au lieu de le nourrir, le pesait. L'apport de nouveaux éléments eût compliqué par trop l'expérience que voici: six rats jeûnants et ligotés entraient quotidiennement en balance; deux aveugles, deux borgnes, deux y voyant; de ces derniers un petit moulin mécanique fatiguait sans cesse la vue. Après cinq jours de jeûne, dans quels rapports étaient les pertes respectives? Sur de petits tableaux ad hoc, Armand-Dubois, chaque jour, à midi, ajoutait de nouveaux chiffres triomphaux.

II.


Le jubilé était tout proche. Les Armand-Dubois attendaient les Baraglioul d'un jour à l'autre. Le matin que parvint la dépêche annonçant leur arrivée pour le soir, Anthime sortit pour s'acheter une cravate.

Anthime sortait peu; le moins souvent possible, se remuant malaisément; Véronique faisait volontiers pour lui ses emplettes; on amenait à lui les fournisseurs, qui prenaient commande d'après modèle. Anthime ne se souciait plus des modes; mais, pour simple qu'il désirât sa cravate (modeste noeud de surah noir), encore la voulait-il choisir. Le plastron en satin carmélite, qu'il avait acheté pour le voyage et mis durant son séjour à l'hôtel, s'échappait constamment du gilet, qu'il avait accoutumé de porter très ouvert; Marguerite de Baraglioul trouverait certainement trop négligé le foulard crème qui l'avait remplacé, et que maintenait, monté sur épingle, un vieux gros camée sans valeur; il avait eu bien tort de quitter les petits noeuds noirs tout faits qu'il portait à Paris communément, et surtout de n'en pas garder un pour modèle. Quelles formes allait-on lui proposer? Il ne se déciderait pas avant d'avoir visité plusieurs chemisiers du Corso et de la via dei Condotti. Les coques, pour un homme de cinquante ans, étaient trop libres; décidément c'était un noeud tout droit, d'un noir bien mat, qui convenait...

Le déjeuner n'était que pour une heure. Anthime rentra vers midi avec l'emplette, à temps pour peser ses animaux.

Ce n'était pas qu'il fût coquet, mais Anthime éprouva le besoin d'essayer sa cravate avant de se mettre au travail. Un débris de miroir gisait là, qui lui servait naguère à provoquer des tropismes; il le posa de champ contre une cage et se pencha vers son propre reflet.

Anthime portait en brosse des cheveux encore épais, jadis roux, aujourd'hui de cet inconstant jaune grisâtre que prennent les vieux objets d'argent doré; ses sourcils avançaient en broussailles au-dessus d'un regard plus gris, plus froid qu'un ciel d'hiver; ses favoris, arrêtés haut et coupés court, avaient conservé le ton fauve de sa moustache bourrue. Il passa le revers de la main sur ses joues plates, sous son large menton carré:

— Oui, oui, marmonna-t-il, je me raserai tantôt.

Il sortit de l'enveloppe la cravate, la posa devant lui; enleva l'épingle-camée, puis le foulard. Sa nuque était puissante, qu'encerclait un col demi-haut, échancré par-devant et dont il rabattait les pointes. Ici, malgré tout mon désir de ne relater que l'essentiel, je ne puis passer sous silence la loupe d'Anthime Armand-Dubois. Car, tant que je n'aurai pas plus sûrement appris à démêler l'accidentel du nécessaire, qu'exigerais-je de ma plume sinon exactitude et rigueur? Qui pourrait affirmer en effet que cette loupe n'avait joué aucun rôle, qu'elle n'avait pesé d'aucun poids dans les décisions de ce qu'Anthime appelait sa libre pensée? Plus volontiers il passait outre sa sciatique; mais cette mesquinerie, il ne la pardonnait pas au bon Dieu.

ça lui était venu il ne savait comment, peu de temps après son mariage; et d'abord il n'y avait eu, au sud-est de son oreille gauche, où le cuir devient chevelu, qu'un cicer sans autre importance; longtemps, sous l'abondant cheveu qu'il ramenait en boucle par-dessus, il put dissimuler l'excroissance; Véronique, elle-même, ne l'avait pas encore remarquée, lorsque, dans une caresse nocturne, sa main soudain la rencontrant:

— Tiens! qu'est-ce que tu as là? s'était-elle écriée.

Et comme si, démasquée, la grosseur n'avait plus à garder de retenue, elle prit en peu de mois les dimensions d'un oeuf de perdrix, puis de pintade, puis de poule et s'en tint là, tandis que le cheveu plus rare se partageait à l'entour d'elle et l'exposait. A quarante-six ans, Anthime Armand-Dubois n'avait plus à songer à plaire; il coupa ras ses cheveux et adopta cette forme de faux cols demi-hauts dans lesquels une sorte d'alvéole réservé cachait la loupe, et la révélait à la fois. Suffit pour la loupe d'Anthime.

Il passa la cravate autour de son cou. Au centre de la cravate, à travers un petit couloir de métal, devait glisser le ruban d'attache, que s'apprêtait à coincer un bec en levier. Ingénieux appareil, mais qui n'attendait que la visite du ruban pour abandonner la cravate; celle-ci retomba sur la table d'opération. Force était de recourir à Véronique; elle accourut à l'appel.

— Tiens, recouds-moi ça, dit Anthime.

— Travail à la machine: ça ne vaut rien, murmura-t-elle.

— Il est de fait que ça ne tient pas.

Véronique portait toujours, piquées à son caraco d'intérieur, sous le sein gauche, deux aiguilles tout enfilées, l'une de blanc, l'autre de noir. Près de la porte-fenêtre, sans même s'asseoir, elle commença la réparation. Anthime cependant la regardait. C'était une assez forte femme, aux traits marqués; entêtée comme lui, mais accorte après tout, et la plupart du temps souriante, au point qu'un peu de moustache ne durcissait pas trop son visage.

— Elle a du bon, pensait Anthime en la voyant tirer l'aiguille. J'aurais pu épouser une coquette qui m'eût trompé une volage qui m'eût planté là, une bavarde qui m'eût rompu la tête, une bécasse qui m'eût fait sortir de mes gonds, une grinchue comme ma belle-soeur...

Et sur un ton moins rogue que de coutume:

— Merci, dit-il, comme Véronique, son travail achevé, repartait.


La cravate neuve à son cou, Anthime à présent est tout à ses pensées. Plus aucune voix ne s'élève, ni au-dehors, ni dans son coeur. Il a déjà pesé les rats aveugles. Qu'est-ce à dire? Les rats borgnes sont stationnaires. Il va peser le couple intact. Tout à coup un sursaut si brusque que la béquille roule à terre. Stupeur! les rats intacts... il les repèse à neuf; mais non, il faut bien s'en convaincre: les rats intacts, depuis hier, ont augmenté! Une lueur traverse son cerveau:

— Véronique!

Avec un grand effort, ayant ramassé sa béquille, il se rue vers la porte:

— Véronique!

Elle accourt de nouveau, obligeante. Alors lui, sur le pas de la porte, solennellement:

— Qui est-ce qui a touché à mes rats?

Pas de réponse. Il reprend lentement, détachant chaque mot, comme si Véronique avait cessé de comprendre facilement le français:

— Pendant que j'étais sorti, quelqu'un leur a donné à manger. Est-ce vous?

Alors elle, qui retrouve un peu de courage, se retourne vers lui presque agressive:

— Tu les laissais mourir de faim, ces pauvres bêtes. Je n'ai pas dérangé ton expérience; simplement je leur ai...

Mais il l'a saisie par la manche et, clopinant, la mène jusqu'à la table où, désignant les tableaux d'observations:

— Vous voyez bien ces feuilles — où depuis quinze jours je consigne mes remarques sur ces bêtes: ce sont celles mêmes qu'attend mon collègue Potier pour en donner lecture à l'Académie des Sciences en sa séance du 17 mai prochain. Ce quinze avril, jour où nous sommes, à la suite de ces colonnes de chiffres, que puis-je écrire? que dois-je écrire?...

Et comme elle ne souffle mot, du bout carré de son index, comme avec un stylet, grattant l'espace blanc du papier:

— Ce jour là, reprend-il, madame Armand-Dubois épouse de l'observateur, n'écoutant que son tendre coeur, commit la ... qu'est-ce que vous voulez que je mette? la maladresse? l'imprudence? la sottise?...

— Ecrivez plutôt: eut pitié de ces pauvres bêtes, victimes d'une curiosité saugrenue.

Il se redresse, très digne:

— Si c'est ainsi que vous le prenez, vous comprendrez, madame, que désormais je doive vous prier de passer par l'escalier de la cour pour aller soigner vos plantations.

— Croyez-vous que j'entre jamais dans votre galetas pour mon plaisir?

— Epargnez-vous la peine d'y entrer à l'avenir.

Puis, joignant à ces mots l'éloquence du geste, il saisit les feuilles d'observations et les déchire en petits morceaux.

"Depuis quinze jours", a-t-il dit: en vérité ses rats ne jeûnent que depuis quatre. Et son irritation sans doute s'est exténuée dans cette exagération du grief, car à table il peut montrer un front serein; même, il pousse la philosophie jusqu'à tendre à sa moitié une dextre conciliatrice. Car, moins encore que Véronique, il ne se soucie de donner à ce ménage si bien pensant des Baraglioul le spectacle de dissensions dont ceux-ci ne manqueraient pas de faire les opinions d'Anthime responsables.

Vers cinq heures Véronique change son caraco d'intérieur contre une jaquette de drap noir et part à la rencontre de Julius et de Marguerite, qui doivent entrer en gare de Rome à six heures. Anthime va se raser; il a bien voulu remplacer son foulard par un noeud droit: voici qui doit suffire; il répugne à la cérémonie et prétend ne pas désavouer devant sa belle-soeur une veste d'alpaga, un gilet blanc chiné de bleu, un pantalon de coutil et de confortables pantoufles de cuir noir sans talons, qu'il garde même pour sortir, et qu'excuse sa claudication.

Il ramasse les feuilles déchirées, remet bout à bout les fragments, et recopie soigneusement tous les chiffres, en attendant les Baraglioul.

III.


La famille de Baraglioul (le gl se prononce en l mouillé, à l'italienne comme dans Broglie (duc de) et dans miglionnaire) est originaire de Parme. C'est un Baraglioli (Alessandro) qu'épousait en secondes noces Filippa Visconti, en 1514, peu de mois après l'annexion du duché aux états de l'église. Un autre Baraglioli (Alessandro également) se distingua à la bataille de Lépante et mourut assassiné en 1580, dans des circonstances qui demeurent mystérieuses. Il serait aisé, mais sans grand intérêt, de suivre les destinées de la famille jusqu'en 1807, époque où Parme fut réuni à la France, et où Robert de Baraglioul, grand-père de Julius, vint s'installer à Pau. En 1828, il reçut de Charles X la couronne de comte — couronne que devait porter si noblement un peu plus tard Juste-Agénor, son troisième fils (les deux premiers moururent en bas âge), dans les ambassades où brillait son intelligence subtile et triomphait sa diplomatie.

Le deuxième enfant de Juste-Agénor de Baraglioul, Julius, qui depuis son mariage vivait complètement rangé, avait eu quelques passions dans sa jeunesse. Mais, du moins, pouvait-il se rendre cette justice que son coeur n'avait jamais dérogé. La distinction foncière de sa nature et cette sorte d'élégance morale qui respirait dans ses moindres écrits avaient toujours empêchés ses désirs sur la pente où sa curiosité de romancier leur eût sans doute lâché bride. Son sang coulait sans turbulence, mais non pas sans chaleur, ainsi qu'en eussent pu témoigner plusieurs aristocratiques beautés... Et je n'en parlerais pas ici, si ses premiers romans ne l'avaient clairement laissé entendre; à quoi ils durent en partie le grand succès mondain qu'ils remportèrent. La haute qualité du public susceptible de les admirer leur permit de paraître: l'un dans le Correspondant, deux autres dans la Revue des Deux Mondes. C'est ainsi que, comme malgré lui; encore jeune, il se trouva tout porté vers l'Académie: déjà semblaient l'y destiner sa belle allure, la grave onction de son regard et la pâleur pensive de son front.

Anthime professait grand mépris pour les avantages du rang, de la fortune et de l'aspect, ce qui ne laissait pas de mortifier Julius; mais il appréciait chez Julius certain bon naturel, et une grande maladresse dans la discussion, qui souvent laissait à la libre pensée l'avantage.


A six heures, Anthime entend stopper devant la porte la voiture de ses hôtes. Il sort à leur rencontre sur le palier. Julius monte le premier. Avec son chapeau cronstadt, son pardessus droit à revers de soie, on le dirait en tenue de visite, non de voyage, n'était le châle écossais qu'il porte sur l'avant-bras; la longueur du trajet ne l'a nullement éprouvé.

Marguerite de Baraglioul suit, au bras de sa soeur; elle, très défaite au contraire, capote et chignon de travers, trébuchant aux marches, un quartier de visage caché par son mouchoir qu'elle tient en compresse... Comme elle approche d'Anthime.

— Marguerite a un charbon dans l'oeil, glisse Véronique.

Julie, leur fille, gracieuse enfant de neuf ans, et la bonne, qui ferment la marche, gardent un silence consterné.

Avec le caractère de Marguerite, il ne s'agit pas de prendre la chose en riant: Anthime propose d'envoyer quérir un oculiste; mais Marguerite connait de réputation les médicastres italiens, et ne veut "pour rien au monde" en entendre parler; elle souffle d'une voix mourante:

— De l'eau fraîche. Un peu d'eau fraîche, simplement. Ah!

— Ma chère soeur, effectivement, reprend Anthime, l'eau fraîche pourra vous soulager un instant en décongestionnant votre oeil; mais elle n'enlèvera pas le mal.

Puis, se tournant vers Julius:

— Avez-vous pu voir ce que c'était?

— Pas très bien. Dès que le train s'arrêtait et que je me proposais d'examiner, Marguerite commençait de s'énerver...

— Mais ne dis donc pas cela, Julius! Tu as été horriblement maladroit. Pour me soulever la paupière, tu as commencé par me retourner tous les cils...

— Voulez-vous que j'essaie à mon tour, dit Anthime: je serai peut-être plus habile?

Une facchino montait les malles. Caroline alluma une lampe à réflecteur.

— Voyons, mon ami, tu ne vas pas faire cette opération dans le passage, dit Véronique, et elle mène les Baraglioul à leur chambre.

L'appartement des Armand-Dubois se développait autour de la cour intérieure où prenaient jour les fenêtres d'un couloir qui, partant du vestibule, rejoignait l'orangerie. Sur ce couloir ouvraient les portes de la salle à manger d'abord, puis du salon (énorme pièce d'angle, mal meublée, dont ne se servaient pas les Anthime), de deux chambres d'amis préparées, la première pour le couple Baraglioul, la seconde plus petite pour Julie, auprès de la dernière chambre, celle du couple Armand-Dubois. Toutes ces pièces, d'autre part, communiquaient entre elles intérieurement. La cuisine et deux chambres de bonnes donnaient sur l'autre côté du palier...

— Je vous en prie, ne soyez pas tous autour de moi, gémit Marguerite; Julius, occupe-toi donc des bagages.

Véronique a fait asseoir sa soeur dans un fauteuil et tient la lampe, tandis qu'Anthime s'attentionne:

— Le fait est qu'il est enflammé. Si vous retiriez votre chapeau.

Mais Marguerite, craignant peut-être que sa coiffure en désordre ne laisse paraître ses éléments d'emprunt, déclare qu'elle ne le retirera que plus tard; un chapeau cabriolet à brides ne l'empêchera pas d'appuyer sa nuque au dossier.

— Alors vous m'invitez à sortir la paille de votre oeil avant d'ôter la solive qui est dans le mien, dit Anthime avec une sorte de ricanement. Voilà qui me paraît bien contraire aux préceptes évangéliques!

— Ah! je vous en prie, ne me faites pas trop chèrement payer vos soins.

— Je ne dis plus rien... Avec le soin d'un mouchoir propre... je vois ce que c'est... n'ayez pas peur, cré-nom! regardez au ciel!... la voici.

Et Anthime enlève à la pointe du mouchoir une escarbille imperceptible.

— Merci! merci. Laissez-moi, maintenant; j'ai une affreuse migraine.


Tandis que Marguerite repose, que Julius déballe avec la bonne et que Véronique surveille les préparatifs du repas, Anthime s'occupe de Julie qu'il a emmenée dans sa chambre. Il avait quitté sa nièce toute petite et reconnaît mal cette grande fillette au sourire déjà gravement ingénu. Au bout d'un peu de temps, comme il la tient près de lui, causant des menues puérilités qu'il espérait pouvoir lui plaire, son regard s'accroche à une mince chaînette d'argent que l'enfant porte au cou et à laquelle il flaire que doivent être suspendues des médailles. D'un glissement indiscret de son gros index il ramène celles-ci sur le devant du corsage et, cachant sa maladive répugnance sous un masque d'étonnement:

— Qu'est-ce que c'est que ces machinettes-là?

Julie comprend fort bien que la question n'est pas sérieuse; mais pourquoi s'offusquerait-elle?

— Comment, mon oncle! vous n'avez jamais vu des médailles?

— Ma foi non, ma petite, ment-il; ça n'est pas joli-joli, mais je pense que cela sert à quelque chose.

Et comme la sereine piété ne répugne pas à quelque espièglerie innocente, l'enfant avise, contre la glace au-dessus de la cheminée, une photographie qui la représente et, la désignant du doigt:

— Vous avez là, mon oncle, le portrait d'une petite fille qui n'est pas non plus joli-joli. A quoi donc peut-il vous servir?

Surpris de trouver chez une cagotine un si malicieux esprit de repartie, et sans doute tant de bon sens, l'oncle Anthime est momentanément désarçonné. Avec une fillette de neuf ans, il ne peut pourtant pas engager une discussion métaphysique! Il sourit. La petite aussitôt se saisissant de l'avantage et montrant les piécettes saintes:

— Voici, dit-elle, celle de sainte Julie, ma patronne, et celle du Sacré-Coeur de Notre...

— Du bon Dieu, tu n'en as pas une? interrompt absurdement Anthime.

L'enfant répond très naturellement:

— Non; du bon Dieu, on n'en fait pas... Mais voici la plus jolie: c'est celle de Notre-Dame de Lourdes, que m'a donnée la tante Fleurissoire; elle l'a rapportée de Lourdes; je l'ai mise à mon cou le jour où petit père et maman m'ont offerte à la Sainte Vierge.

C'en est trop pour Anthime. Sans chercher à comprendre un instant ce qu'évoquent d'ineffablement gracieux ces images, le mois de mai, le blanc et le bleu cortège des enfants, il cède à un maniaque besoin de blasphème:

— Elle n'a donc pas voulu de toi, la bonne Sainte Vierge, que tu es encore avec nous?

La petite ne répond rien. Se rend-elle compte déjà qu'à de certaines impertinences le plus sage est de ne rien répondre? Au reste, qu'est-ce à dire? après cette question saugrenue, ce n'est pas Julie, c'est le franc-maçon qui rougit, — trouble léger, compagnon inavoué de l'indécence, confusion passagère que l'oncle cachera en déposant sur le front candide de sa nièce un respectueux baiser réparateur.

— Pourquoi faites-vous le méchant, l'oncle Anthime?

La petite ne se méprend pas: au fond, ce savant impie est sensible.

Alors pourquoi cette résistance obstinée?

A ce moment Adèle ouvre la porte:

— Madame réclame mademoiselle.

Apparemment Marguerite de Baraglioul redoute l'influence de son beau-frère et se soucie peu de laisser longtemps sa fille avec lui. C'est ce qu'il osera lui dire, à demi-voix, un peu plus tard, tandis que la famille se rend à table. Mais Marguerite lèvera sur Anthime un oeil encore légèrement enflammé:

— Peur de vous? Mais, cher ami, Julie aurait converti douze de vos pareils avant que vos moqueries aient pu remporter le plus petit succès sur son âme. Non, non, nous sommes plus solides que cela, nous autres. Tout de même songez que c'est une enfant... Elle sait tout ce qu'on peut attendre de blasphème d'une époque aussi corrompue et dans un pays aussi honteusement gouverné que le nôtre. Mais il est triste que les premiers motifs de scandale lui soient offerts par vous, son oncle, que nous voudrions lui apprendre à respecter.

IV.


Ces paroles si mesurées, si sages, sauront-elles calmer Anthime?

Oui, pendant les deux premiers services (au reste le dîner, bon mais simple, n'a que trois plats) et tandis que la conversation familiale musardera le long de sujets non épineux. Par égard pour l'oeil de Marguerite, on parlera d'abord oculistique (les Baraglioul feignent de ne point voir que la loupe d'Anthime a grossi), puis de la cuisine italienne, par gentillesse pour Véronique, avec allusions à l'excellence de son dîner. Puis Anthime demandera des nouvelles des Fleurissoire que les Baraglioul ont été voir dernièrement à Pau, et de la comtesse de Saint-Prix, la soeur de Julius, qui villégiature dans les environs; de Geneviève enfin, l'exquise fille aînée des Baraglioul, que ceux-ci auraient souhaité emmener avec eux à Rome, mais qui jamais n'avait consenti à s'éloigner de l'hôpital des Enfants-Malades, où chaque matin, rue de Sèvres, elle va panser les plaies des petits malheureux. Puis Julius jettera sur le tapis la grave question de l'expropriation des biens d'Anthime: il s'agit de terrains qu'Anthime avait achetés en égypte lors d'un premier voyage qu'il fit, jeune homme, dans ce pays; mal situés, ces terrains n'avaient pas acquis jusqu'à présent grande valeur; mais il était question, depuis peu, que la nouvelle ligne de chemin de fer du Caire à Héliopolis les traversât: certes la bourse des Armand-Dubois, qu'ont surmenées de hasardeuses spéculations, a grand besoin de cette aubaine; pourtant Julius, avant son départ, a pu parler à Maniton, l'ingénieur-expert commis à l'étude de la ligne, et conseille à son beau-frère de ne point trop dorer son espérance: il pourrait bien rester Gros-Jean. Mais ce qu'Anthime ne dit pas, c'est que l'affaire est entre les mains de la Loge, qui n'abandonne jamais les siens.

Anthime à présent parle à Julius de sa candidature à l'Académie, de ses chances: il en parle en souriant, parce qu'il n'y croit guère; et Julius, lui-même, feint une indifférence tranquille et comme renoncée: à quoi bon raconter que sa soeur, la comtesse Guy de Saint-Prix, tient le cardinal André dans sa manche et, partant, les quinze immortels qui toujours votent avec lui? Anthime esquisse un compliment très léger, sur le dernier roman de Baraglioul: L'Air des Cimes. Le fait est qu'il a trouvé le livre exécrable; et Julius, qui ne s'y méprend pas, se hâte de dire, pour mettre son amour-propre à couvert:

— Je pensais bien qu'un tel livre ne pourrait pas vous plaire.

Anthime consentirait encore à excuser le livre, mais cette allusion à ses opinions le chatouille; il proteste que celles-ci n'inclinent en rien les jugements qu'il porte sur les oeuvres d'art en général, et sur les livres de son beau-frère en particulier. Julius sourit avec une accommodante condescendance et, pour changer de sujet, demande à son beau-frère des nouvelles de sa sciatique, qu'il appelle par erreur: son lumbago. Ah! pourquoi Julius ne s'est-il pas plutôt enquis de ses recherches scientifiques? On aurait eu beau jeu de lui répondre. Son lumbago! Pourquoi pas sa loupe, bientôt? Mais ses recherches scientifiques, apparemment son beau-frère les ignore: il préfère les ignorer... Anthime, tout échauffé déjà et que précisément le "lumbago" fait souffrir, ricane et répond hargneux:

— Si je vais mieux?... Ah! ah! ah! vous en seriez bien fâché!

Julius s'étonne et prie son beau-frère de lui apprendre ce qui lui vaut le prêt d'aussi peu charitables sentiments.

— Parbleu! vous aussi vous savez appeler le médecin sitôt qu'un des vôtres est malade; mais, quand votre malade guérit, la médecine n'y est plus pour rien: c'est à cause des prières que vous avez faites pendant que le médecin vous soignait. Celui-là qui n'a point fait ses Pâques, parbleu! vous trouveriez bien impertinent qu'il guérît!

— Plutôt que de prier, vous préférez rester malade? dit d'un ton pénétré Marguerite.

De quoi vient-elle se mêler? D'ordinaire elle ne prend jamais part aux conversations d'intérêt général et fait la supprimée dès que Julius ouvre la bouche. C'est entre hommes qu'ils causent; foin des ménagements! Il se tourne abruptement vers elle:

— Ma charmante, sachez que si la guérison était là, là, vous m'entendez bien, — et il désigne éperdument la salière, — tout près, mais que je dusse, pour avoir le droit de m'en saisir, implorer Monsieur le Principal (c'est ainsi qu'il s'amuse, dans ses jours d'humeur, à appeler l'étre Suprême) ou le prier d'intervenir, de renverser pour moi l'ordre établi, l'ordre naturel des effets et des causes, l'ordre vénérable, eh bien! je n'en voudrais pas, de sa guérison; je lui dirais, au Principal: Fichez-moi la paix avec votre miracle: je n'en veux pas.

Il scande les mots, les syllabes; il a haussé la voix au diapason de sa colère; il est affreux.

— Vous n'en voudriez pas... pourquoi? demanda Julius très calme.

— Parce que cela me forcerait de croire à Celui qui n'existe pas.

Ce disant, il donne du poing sur la table.

Marguerite et Véronique, inquiètes, ont échangé un clin d'oeil, puis toutes deux reporté le regard vers Julie.

— Je crois qu'il est temps d'aller se coucher, ma fillette, dit la mère. Fais vite; nous viendrons te dire adieu dans ton lit.

L'enfant, que les atroces propos et l'aspect démoniaque de son oncle épouvantent, s'enfuit.

— Je veux, si je guéris, n'en être obligé qu'à moi-même. Suffit.

— Eh bien! et le médecin alors? hasarda Marguerite.

— Je paie ses soins, et je suis quitte.

Mais Julius, sur son registre le plus grave:

— Tandis que de la reconnaissance envers Dieu vous lierait...

— Oui, mon frère; et voilà pourquoi je ne prie pas.

— D'autres ont prié pour toi, mon ami.

C'est Véronique qui parle; elle n'avait jusqu'à présent rien dit. Au son de cette douce voix connue, Anthime sursaute, perd toute retenue. Des propositions contradictoires se bousculent sur se lèvres: D'abord on n'a pas le droit de prier pour quelqu'un contre son gré, de demander une faveur pour lui sans qu'il en sache; c'est une trahison. Elle n'a rien obtenu; tant mieux! ça lui apprendra ce qu'elles valent, ses prières! Il y a de quoi être fier!... Mais peut-être, après tout, qu'elle n'a pas prié suffisamment?

— Soyez tranquille: je continue, reprend, aussi doucement que devant, Véronique. Puis toute souriante, et comme hors du vent de cette colère, elle raconte à Marguerite que, chaque soir, et sans en manquer un, elle brûle, au nom d'Anthime, deux cierges, aux côtés de la Madone triviale, à l'angle nord de la maison, celle-là même devant qui Véronique avait jadis surpris Beppo se signant. L'enfant gîtait, nichait, tout auprès dans un renfoncement du mur, où Véronique était sûre de le trouver à heure dite. Elle n'eût pu atteindre à la niche, placée hors de la porte des passants; Beppo (c'était à présent un svelte adolescent de quinze ans), s'agrippant aux pierres et à un anneau de métal), posait les cierges tout flambants devant la sainte image... Et la conversation, insensiblement se détournait d'Anthime, se refermait par-dessus lui, les deux soeurs à présent parlant de la piété populaire si touchante, par quoi la plus fruste statue est aussi la plus honorée... Anthime était tout submergé. Quoi! ne suffisait-il pas que, ce matin déjà, derrière son dos, Véronique eût nourri ses rats? A présent, elle brûle des cierges! pour lui! sa femme! et compromet Beppo dans cette inepte simagrée... Ah! nous allons bien voir!...

Le sang monte au cerveau d'Anthime; il étouffe; à ses tempes bat un tocsin. Dans un immense effort il se dresse en culbutant une chaise; il renverse sur sa serviette un verre d'eau; il éponge son front... Va-t-il se trouver mal? Véronique s'empresse: il la repousse d'une main brutale, s'échappe vers la porte qu'il claque; et déjà dans le corridor on entend sa marche inégale s'éloigner avec l'accompagnement de la béquille sourd et clopant.

Ce départ brusque laisse nos convives attristés et perplexes. Quelques instants ils demeurent silencieux.

— Ma pauvre amie! dit enfin Marguerite. Mais à cette occasion s'affirme une fois de plus la différence entre le caractère des deux soeurs. L'âme de Marguerite est taillée dans cette étoffe admirable dont Dieu fait proprement ses martyrs. Elle le sait et aspire à souffrir. La vie malheureusement ne lui accorde aucun dommage; comblée de toutes parts, sa faculté de bon support en est réduite à chercher dans de menues vexations son emploi; elle met à profit les moindres choses pour en tirer égratignure; elle s'accroche et se raccroche à tout. Certes elle sait s'arranger de manière à ce qu'on lui manque; mais Julius semble travailler à désoeuvrer toujours plus sa vertu; comment s'étonner, dès lors, qu'elle se montre auprès de lui toujours insatisfaite et quinteuse? Avec un mari comme Anthime, quelle belle carrière! Elle se pique à voir sa soeur savoir en profiter si peu; Véronique, en effet, se dérobe aux griefs; sur son indéfectible onction souriante tout glisse, sarcasme, moquerie — et sans doute elle a pris son parti depuis longtemps de l'isolement de sa vie; Anthime au demeurant n'est pas méchant pour elle, et peut bien dire ce qu'il veut! Elle explique que s'il parle fort, c'est qu'il est empêché de remuer; il s'emporterait moins s'il était plus ingambe; et comme Julius demande où il peut être allé?

— A son laboratoire, répond-elle; et à Marguerite qui demande si l'on ne ferait pas bien d'y passer voir — car il pourrait être souffrant, après une telle colère! — elle assure qu'il vaut mieux le laisser se calmer tout seul et ne pas prêter trop d'attention à sa sortie.

— Achevons de dîner tranquillement, conclut-elle.

V.


Non, ce n'est pas a son laboratoire que s'est arrêté l'oncle Anthime.

Il a traversé rapidement cette officine où achèvent de souffrir les six rats. Que ne s'attarde-t-il sur la terrasse qu'inonde une occidentale lueur? Le séraphique éclairement du soir, apaisant son âme rebelle, l'inclinerait peut-être... Mais non: il échappe au conseil. Par l'incommode escalier tournant, il a gagné la cour, qu'il traverse. Cette hâte infirme est tragique par nous qui connaissons aux prix de quel effort il achète chaque enjambée, au prix de quelle douleur chaque effort. Quand verrons-nous dépenser pour le bien une aussi sauvage énergie? Parfois un gémissement échappe à ses lèvres tordues; ses traits se convulsent. Où le mène sa rage impie?

La Madone — qui, de ses mains offertes laissant couler la grâce et le reflet des célestes rayons sur le monde, veille sur la maison et peut-être intercède même pour le blasphémateur — n'est pas une de ces statues modernes comme on fabrique de nos jours, avec le carton-romain plastique de Blafaphas, la maison d'art de Fleurissoire-Lévichon. Image naïve, expression de l'adoration populaire, elle n'en sera que plus belle et plus éloquente à nos yeux. éclairant la face exsangue, les rayonnantes mains, le manteau bleu, une lanterne, en face de la statue, mais assez loin en avant d'elle, pend à un toit de zinc qui déborde la niche et abrite à la fois les ex-voto accrochés aux côtés des murs. A portée de la main du passant, une petite porte de métal, dont le bedeau de la paroisse a la clef, protège l'enroulement de la corde au bout de quoi, la lanterne pend. En plus, deux cierges brûlent jour et nuit devant la statue, qu'a portés tantôt Véronique. A la vue de ces cierges, qu'il sait brûler pour lui, le franc-maçon sent se ranimer sa fureur. Beppo qui, dans le retrait du mur où il niche, achevait de croquer un croûton et quelques griffes de fenouil, est accouru à sa rencontre. Sans répondre à son accorte salutation, Anthime l'a saisi par l'épaule; penché sur lui, que dit-il, qui fasse tressaillir l'enfant? — Non! non! le petit proteste. De la poche de son gilet, Anthime sort un billet de cinq lires; Beppo s'indigne... Plus tard il volera peut-être; il tuera même; qui sait de quelle éclaboussure sordide la misère tachera son front? Mais lever la main contre la Vierge qui le protège, vers qui, chaque soir, avant de s'endormir, il soupire, à qui chaque matin, au premier réveil, il sourit!... Anthime peut essayer de l'exhortation, de la corruption, du rudoiement, de la menace, il n'obtiendra de lui que refus.

Au demeurant ne nous y méprenons pas. Anthime n'en veut point précisément à la Vierge; c'est spécialement aux cierges de Véronique qu'il en a. Mais l'âme simple de Beppo ne consent pas à ces nuances; et, du reste, ces cierges à présent consacrés, nul n'a le droit de les souffler...

Anthime que cette résistance exaspère a repoussé l'enfant. Il agira tout seul. Accoté contre la muraille, il empoigne sa béquille par le bas, prend un terrible élan en balançant le manche en arrière et, de toutes ses forces, il la lance contre le ciel. Le bois carambole contre la paroi de la niche, retombe à terre avec fracas, entraînant il ne sait quel débris, quel platras. Il ramasse sa béquille et recule pour voir la niche... Par l'enfer! les deux cierges brûlent toujours. Mais qu'est-ce à dire? La statue, à la place de la main droite, ne présente plus qu'une tige de métal noir.

Il contemple un instant, dégrisé, le triste résultat de son geste: aboutir à ce dérisoire attentat... Ah! fi donc! Il cherche des yeux Beppo; l'enfant a disparu. La nuit se clôt; Anthime est seul; il avise sur le pavé le débris que tout à l'heure avait décroché sa béquille, le recueille: c'est une petite main de stuc, qu'avec un haussement d'épaules il glisse dans la poche de son gilet.

La honte au front, la rage au coeur, l'iconoclaste à présent remonte à son laboratoire; il voudrait travailler, mais cet effort abominable l'a brisé; il n'a plus de coeur qu'à dormir.

Certes, il va se mettre au lit sans souhaiter bonsoir à personne... A l'instant d'entrer dans sa chambre, un bruit de voix pourtant l'arrête. La porte de la chambre voisine est ouverte; dans l'ombre du couloir il se glisse...

Semblable à quelque angelet familier, la petite Julie, en chemise, est sur son lit, agenouillée; au chevet du lit, baignant dans la clarté de la lampe, Véronique et Marguerite à genoux toutes deux; un peu reculé, debout au pied du lit, Julius, une main sur son coeur, l'autre couvrant ses yeux, dans une attitude à la fois dévote et virile: ils écoutent l'enfant prier. Un grand silence enveloppe la scène et tel qu'il fait souvenir le savant de certain soir tranquille et d'or, au bord du Nil, où, comme cette prière enfantine s'élève, s'élevait une fumée bleue, toute droite vers un ciel tout pur.

Sans doute, la prière touche à sa fin; l'enfant, à présent, laissant les formules apprises, prie d'abondance, selon la dictée de son coeur; elle prie pour les petits orphelins, pour les malades et pour les pauvres, pour sa soeur Geneviève, pour sa tante Véronique, pour son papa; pour que l'oeil de sa chère maman soit vite guéri... Cependant le coeur d'Anthime se contracte; du pas de la porte, très haut, sur un ton qu'il voudrait ironique, on l'entend à l'autre bout de la pièce qui dit:

— Et pour l'oncle, on ne lui demande rien, au bon Dieu?

L'enfant alors, d'une voix extraordinairement assurée, reprend, au grand étonnement de chacun:

— Et je Vous prie également, mon Dieu, pour les péchés de l'oncle Anthime.

Ces mots atteignent l'athée en plein coeur.

VI.


Cette nuit Anthime eut un songe. On frappait à la petite porte de sa chambre; non point à la porte du couloir, ni à celle de la chambre voisine: on frappait à une autre porte, une porte dont, à l'état de veille, il ne s'était pas jusqu'alors avisé et qui donnait droit sur la rue. C'est là ce qui fit qu'il eut peur et d'abord, pour toute réponse, se tint coi. Une demi-clarté lui permettait de distinguer les menus objets dans sa chambre, une douce et douteuse clarté pareille à celle qu'eût répandue une veilleuse; pourtant aucune flamme ne veillait. Comme il cherchait à s'expliquer d'où provenait cette lumière, on heurta une seconde fois.

— Qu'est-ce que vous voulez? cria-t-il d'une voix tremblante.

A la troisième fois une extraordinaire mollesse l'engourdit, une mollesse telle que tout sentiment de peur s'y fondit (ce qu'il appelait plus tard: une tendresse résignée); soudain il sentit à la fois qu'il était sans résistance et que la porte allait céder. Elle s'ouvrit sans bruit, et durant un instant il ne vit qu'une obscure embrasure, mais où, comme dans une niche, voici que la Sainte Vierge apparut. C'était une courte forme blanche, qu'il prit d'abord pour sa petite nièce Julie, telle qu'il venait de la laisser, les pieds nus dépassant un peu sa chemise; mais, un instant après, il reconnut Celle qu'il avait offensée; je veux dire qu'elle avait l'aspect de la statue du carrefour; et même il distingua la blessure de l'avant-bras droit; pourtant le mâle visage était plus beau, plus souriant encore que de coutume. Sans qu'il la vît précisément marcher, elle avança vers lui comme en glissant, et quand elle fut tout contre son chevet:

— Crois-tu donc, toi qui m'as blessée, lui dit-elle, que j'aie besoin de ma main pour te guérir? — et cependant elle levait sur lui sa manche vide.

Il lui semblait à présent que cette étrange clarté émanait d'Elle. Mais, quand la tige de métal entra tout à coup dans son flanc, une atroce douleur le perça et il s'éveilla dans le noir.


Anthime resta peut-être un quart d'heure avant de reprendre ses sens. Il sentait par tout le corps une sorte de torpeur étrange, d'hébétude, puis une fourmillement presque agréable, de sorte que la douleur aiguë à son flanc, il doutait maintenant s'il l'avait vraiment éprouvée; il ne comprenait plus où commençait, où s'arrêtait son rêve, ni si maintenant il veillait, ni s'il avait rêvé tout à l'heure. Il se palpa, se pinça, se vérifia, sortit un bras du lit, et enfin gratta une allumette. Véronique, à ses côtés, dormait la face tournée vers le mur.

Alors, débordant les draps, et rejetant les couvertures, il se laissa glisser jusqu'à reposer la pointe des pieds nus sur ses pantoufles. La béquille était là dressée contre la table de nuit; sans la prendre, il se souleva sur les mains, repoussant le lit en arrière; puis enfonça ses pieds dans le cuir; puis se dressa tout droit sur ses jambes; puis, incertain encore, un bras étendu en avant, l'autre en arrière, il fit un pas, deux pas le long du lit, trois pas, puis à travers la chambre... Sainte Vierge! était-il...? — Sans bruit il enfila ses culottes, repassa son gilet, sa veste... Arrête, ô ma plume imprudente! Où palpite déjà l'aile d'une âme qui se délivre, qu'importe l'agitation malhabile d'un corps paralysé qui guérit?

Lorsqu'un quart d'heure après, Véronique, avertie par je ne sais quel pressentiment, s'éveilla, elle s'inquiéta d'abord de ne plus sentir Anthime auprès d'elle; elle s'inquiéta plus encore lorsque, ayant gratté une allumette, elle aperçut au chevet du lit la béquille, compagne obligée de l'infirme. L'allumette acheva de se consumer entre ses doigts, car Anthime en sortant avait emporté la bougie; Véronique, à tâtons, se vêtit sommairement, puis, quittant la pièce à son tour, fut aussitôt guidée par le fil de lumière qui glissait sous la porte du galetas.

— Anthime! Es-tu là, mon ami?

Pas de réponse. Cependant Véronique aux écoutes percevait un bruit singulier. Avec angoisse, alors, elle poussa la porte; ce qu'elle vit la cloua sur le seuil:

Son Anthime était là, en face d'elle; il n'était assis, ni debout; le sommet de sa tête, à hauteur de la table, recevait en plein la lumière de la bougie qu'il avait posée sur le bord; Anthime le savant, l'athée, celui dont le jarret perclus, non plus que la volonté insoumise, depuis des ans n'avait jamais fléchi (car il est à remarquer combien chez lui l'esprit allait de pair avec le corps), Anthime était agenouillé.

Il était à genoux, Anthime; il tenait à deux mains un petit débris de stuc qu'il trempait de larmes, qu'il couvrait de frénétiques baisers. Il ne se dérangea pas d'abord, et Véronique, devant ce mystère, interdite, n'osant ni reculer ni entrer, déjà pensait à s'agenouiller elle-même, sur le seuil, en face de son mari, quand celui-ci se relevant sans effort, ô miracle! marcha vers elle d'un pas sûr, et la saisissant à pleins bras:

— Désormais, lui dit-il en la pressant contre son coeur et le visage penché vers elle, — désormais, mon amie, c'est avec moi que tu prieras.

VII.

La conversion du franc-maçon ne pouvait demeurer longtemps secrète. Julius de Baraglioul n'attendit pas un jour pour en faire part au cardinal André, qui l'ébruita dans le parti conservateur et dans le haut clergé français; tandis que Véronique l'annonçait au père Anselme, de sorte que la nouvelle en parvenait bientôt aux oreilles du Vatican.

Sans doute Armand-Dubois avait été l'objet d'une faveur insigne. Que la Vierge lui fût réellement apparue, c'est ce qu'il était peut-être imprudent d'affirmer; mais quand bien même il l'aurait vue seulement en rêve, sa guérison du moins était là, indéniable, miraculeuse assurément.

Or, s'il suffisait peut-être à Anthime d'être guéri, cela ne suffisait pas à l'église, qui réclama une abjuration manifeste, prétendant l'entourer d'un insolite éclat.

— Eh quoi! lui disait à quelques jours de là le père Anselme, vous auriez, au cours de vos erreurs, propagé par tous les moyens l'hérésie, et vous vous déroberiez aujourd'hui à l'enseignement supérieur que le ciel entend tirer de vous-même? Combien d'âmes les fausses lueurs de votre vaine science n'ont-elles pas détournées de la lumière! Il vous appartient de les rallier aujourd'hui, et vous hésiteriez à le faire? Que dis-je: il vous appartient? C'est votre strict devoir; et je ne vous ferai point cette injure de supposer que vous ne le sentiez pas.

Non, Anthime ne se dérobait pas à ce devoir; toutefois il ne laissait pas d'en redouter les conséquences. De gros intérêts qu'il avait en Egypte étaient, nous l'avons dit, entre les mains des francs-maçons. Que pouvait-il sans l'assistance de la Loge? Et comment espérer qu'elle continuerait à soutenir celui qui précisément la reniait. Comme il avait attendu d'elle sa fortune, il se voyait à présent tout ruiné.

Il s'en ouvrit au père Anselme. Celui-ci, qui ne connaissait pas le haut grade d'Anthime, s'en réjouit fort, en pensant que l'abjuration en serait d'autant remarquée. Deux jours après, le haut grade d'Anthime n'était plus un secret pour aucun des lecteurs de l'Osservatore ni de la Santa Croce.

— Vous me perdez, disait Anthime.

— Eh! mon fils, au contraire, répondait le père Anselme; nous vous apportons le salut. Quant à ce qui est des besoins matériels, n'en ayez cure: l'église y subviendra. J'ai longuement entretenu de votre cas le cardinal Pazzi qui doit en référer à Rampolla; vous dirai-je enfin que, déjà votre abjuration n'est pas ignorée de notre Saint-Père; l'église saura reconnaître ce que vous sacrifiez pour elle et n'entend pas que vous soyez frustré. Au demeurant, ne pensez-vous pas que vous vous exagérez l'efficace (il souriait) des francs-maçons dans l'occurence? Ce n'est pas que je ne sache qu'il faut trop souvent compter avec eux!... Enfin avez-vous fait l'estimation de ce que vous craignez que leur hostilité ne vous fasse perdre? Dites-nous la somme, à peu près et... (il leva l'index de la main gauche à hauteur du nez, avec une bénignité malicieuse) et ne craignez rien.

Dix jours après les fêtes du Jubilé, l'abjuration d'Anthime se fit au Gesù, entouré d'une pompe excessive. Je n'ai pas à relater cette cérémonie dont s'occupèrent tous les journaux italiens de l'époque. Le père T., socius du général des Jésuites, prononça à cette occasion un de ses plus remarquables discours: Certainement l'âme du franc-maçon était tourmentée jusqu'à la folie, et l'excès même de sa haine était un présage d'amour. L'orateur sacré rappelait Saül de Tarse, découvrait entre le geste iconoclaste d'Anthime et la lapidation de saint Etienne de surprenantes analogies. Et pendant que l'éloquence du révérend père se gonflait et roulait à travers la nef comme roule dans une grotte sonore la houle épaisse des marées, Anthime songeait à la frêle voix de sa nièce, et dans le secret de son coeur remerciait l'enfant d'avoir appelé sur les péchés de l'oncle impie l'attention miséricordieuse de Celle qu'il voulait uniquement servir désormais.


A partir de ce jour, rempli de préoccupations plus hautes, c'est à peine si Anthime s'aperçut du bruit qui se faisait autour de son nom. Julius de Baraglioul prenait soin d'en souffrir pour lui, et n'ouvrait pas les journaux sans battements de coeur. Au premier enthousiasme des feuilles orthodoxes répondaient à présent les huées des organes libéraux: à l'important article de l'Osservatore, "Une nouvelle victoire de l'église", faisait pendant la diatribe du Tempo Felice, "Un imbécile de plus". Enfin, dans La Dépêche de Toulouse, la chronique d'Anthime, envoyée l'avant-veille de sa guérison, parut précédée d'une notice gouailleuse; Julius répondit au nom de son beau-frère une lettre à la fois digne et sèche pour avertir La Dépêche qu'elle n'aurait plus désormais à compter "le converti" parmi ses collaborateurs. La Zukunft prit les devants et remercia poliment Anthime. Celui-ci acceptait les coups de ce visage serein qu'apprête l'âme vraiment dévote.

— Heureusement le Correspondant va vous être ouvert; ça, j'en réponds, disait Julius d'une voix sifflante.

— Mais, cher ami, que voulez-vous que j'y écrive? objectait bénévolement Anthime; rien de ce qui m'occupait hier ne m'intéresse plus aujourd'hui.

Puis le silence s'était fait. Julius avait dû rentrer à Paris.

Anthime cependant, pressé par le père Anselme, avait docilement quitté Rome. Sa ruine matérielle avait vite suivi le retrait de l'appui des Loges; et les visites auxquelles Véronique, confiante dans l'appui de l'église, le poussait, n'ayant pas eu d'autre résultat que de lasser et finalement d'indisposer le haut clergé, amicalement il avait été conseillé d'aller attendre à Milan la compensation naguère promise et les reliefs d'une faveur céleste éventée.

 

 


Livre Deuxième.


JULIUS DE BARAGLIOUL

"Puisqu'il ne faut jamais ôter le retour à personne."

- VIII, p. 93


I.


Le 30 mars, à minuit, les Baraglioul rentrèrent à Paris et réintégrèrent leur appartement de la rue de Verneuil.

Tandis que Marguerite s'apprêtait pour la nuit, Julius, une petite lampe à la main et des pantoufles aux pieds, pénétra dans son cabinet de travail, qu'il ne retrouvait jamais sans plaisir. La décoration de la pièce était sobre; quelques Lépine et un Boudin pendaient aux murs; dans un coin, sur un socle tournant, un marbre, le buste de sa femme Chapu, faisait une tache un peu crue; au milieu de la pièce, une table Renaissance énorme où, depuis son départ, s'amoncelaient livres, brochures et prospectus; sur un plateau d'émail cloisonné quelques cartes de visite cornées, et à l'écart du reste, appuyée bien en évidence contre un bronze de Barye, une lettre où Julius reconnut l'écriture de son vieux père. Il déchira tout aussitôt l'enveloppe et lut:

Mon cher fils,

Mes forces ont beaucoup diminué ces derniers jours. A de certains avertissements qui ne trompent pas je comprends qu'il est temps de plier bagage; aussi bien n'ai-je plus grand profit à attendre d'une station plus prolongée.

Je sais que vous rentrez à Paris cette nuit et je compte que vous voudrez bien me rendre sans tarder un service: En vue de quelques dispositions dont je vous aviserai tôt ensuite, j'ai besoin de savoir si un jeune homme, du nom de Lafcadio Wluiki (on prononce Louki, le W et l'i se font à peine sentir), habite encore au douze de l'impasse Claude-Bernard.

Je vous serai obligé de bien vouloir rendre à cette adresse et de demander à voir le susdit. (Vous trouverez facilement, romancier que vous êtes, un prétexte pour vous introduire.) Il m'importe de connaître:

1° ce que fait le jeune homme;
2° ce qu'il compte faire (a-t-il de l'ambition? de quel ordre?);
3° Enfin vous m'indiquerez quels vous paraissent être ses ressources, ses facultés, ses appétits, ses goûts...

Ne cherchez pas à me voir pour l'instant: je suis d'humeur chagrine. Ces renseignements aussi bien pouvez-vous me les écrire en quelques mots. S'il me prend désir de causer, ou si je me sens près du grand départ, je vous ferai signe.
Je vous embrasse.

Juste-Agénor de Baraglioul.

P.S.— Ne laissez point paraître que vous venez de ma part; le jeune homme m'ignore et doit continuer de m'ignorer.
Lafcadio Wluiki a présentement dix-neuf ans. Sujet roumain. Orphelin.
J'ai parcouru votre dernier livre. Si, après cela, vous n'entrez pas à l'Académie, vous êtes impardonnable d'avoir écrit ces sornettes.

On ne pouvait le nier: le dernier livre de Julius avait mauvaise presse. Bien qu'il fût fatigué, le romancier parcourut les découpures des journaux où l'on citait son nom sans bienveillance. Puis il ouvrit une fenêtre et respira l'air brumeux de la nuit. Les fenêtres du cabinet de Julius donnaient sur des jardins d'ambassade, bassin d'ombre lustrale où les yeux et l'esprit se lavaient des vilenies du monde et de la rue. Il écouta quelques instants le chant pur d'un merle invisible. Puis rentra dans la chambre où Marguerite reposait déjà.

Comme il redoutait l'insomnie il prit sur la commode un flacon de fleur d'oranger dont il faisait fréquent usage. Soucieux des prévenances conjugales, il avait pris cette précaution de poser en contrebas de la dormeuse la lampe à la mèche baissée; mais un léger tintement du cristal, lorsque, ayant bu, il reposa le verre, atteignit au profond de son engourdissement Marguerite qui, poussant un gémissement animal, se tourna du côté du mur. Julius, heureux de la tenir pour éveillée, s'approcha d'elle et, tout en se déshabillant:

— Veux-tu savoir comment mon père parle de mon livre?

— Mon cher ami, ton pauvre père n'a aucun sentiment littéraire, tu me l'as dit cent fois, murmura Marguerite qui ne demandait qu'à dormir.

Mais Julius avait trop gros coeur:

— Il dit que je suis inqualifiable d'avoir écrit ces sornettes.

Il y eut un assez long silence où Marguerite plongea, perdant de vue toute littérature; et déjà Julius prenait son parti d'être seul; mais elle fit, par amour pour lui, un grand effort, et revenant à la surface:

— J'espère que tu ne vas pas te faire du mauvais sang.

— Je prends la chose très froidement, tu le vois bien, reprit aussitôt Julius. Mais ce n'est tout de même pas à mon père, je trouve, qu'il convient de s'exprimer ainsi; à mon père moins qu'à autre; et précisément à propos de ce livre qui n'est, à proprement parler, qu'un monument en son honneur.

N'était-ce pas, précisément, en effet, la carrière si représentative du vieux diplomate que Julius avait retracée dans ce livre? En regard des turbulences romantiques, n'y avait-il pas magnifié la digne, calme, classique, à la fois politique et familiale existence de Juste-Agénor?

— Tu n'as heureusement pas écrit ce livre pour qu'il t'en sache gré.

— Il me fait entendre que j'ai écrit l'Air des Cimes pour entrer à l'Académie.

— Et quand cela serait! Et quand tu entrerais à l'Académie pour avoir écrit un beau livre! puis sur un ton de pitié:
— Enfin! espérons que les journaux et les revues sauront l'instruire.

Julius éclata:

— Les journaux! parlons-en!... les revues! et furieusement, vers Marguerite, comme s'il y avait de sa faute à elle, avec un rire amer: — On m'éreinte de toutes parts.

Du coup. Marguerite se réveilla complètement.

— Tu as reçu beaucoup de critiques? demande-t-elle avec sollicitude.

— Et des éloges, d'une émouvante hypocrisie.

— Comme tu faisais bien de les mépriser, ces journalistes! Mais souviens-toi de ce que t'a écrit avant-hier M. de Vogüe: "Une plume comme la vôtre défend la France comme une épée."

"— Une plume comme la vôtre, contre la barbarie qui nous menace, défend la France comme une épée."

"— Une plume comme la votre, contre la barbarie qui nous menace, défend la France mieux qu'une épée", rectifia Julius.

— Et le cardinal André, en te promettant sa voix, t'a affirmé dernièrement encore que tu avais derrière toi toute l'église.

— Voilà qui me fait une belle jambe!

— Mon ami...!

— Nous venons de voir avec Anthime ce que valait la haute protection du clergé.

— Julius, tu deviens amer. Tu m'as souvent dit que tu ne travaillais pas en vue de la récompense; ni de l'approbation des autres, et que la tienne te suffisait; tu as même écrit là-dessus de très belles pages.

— Je sais, je sais, fit Julius impatienté.

Son tourment profond n'avait que faire de ces tisanes. Il passa dans le cabinet de toilette.

Pourquoi se laissait-il aller devant sa femme à ce débordement pitoyable? Son souci, qui n'est point de la nature de ceux que les épouses savent dorloter et complaindre, par fierté, par vergogne, il devrait l'enfermer en son coeur, "Sornettes!" Le mot, tandis qu'il se lavait les dents, battait ses tempes, bousculait ses plus nobles pensées. Et qu'importait ce dernier livre. Il oubliait la phrase de son père: du moins il oubliait que cette phrase vint de son père... Une interrogation affreuse, pour la première fois de sa vie, se soulevait en lui - en lui qui n'avait jamais rencontré jusqu'alors qu'approbation et sourires, — un doute sur la sincérité de ces sourires, sur la valeur de cette approbation, sur la valeur de ses ouvrages, sur la réalité de sa pensée, sur l'authenticité de sa vie.

Il rentra dans la chambre, tenant distraitement d'une main le verre à dents, de l'autre la brosse; il posa le verre, à demi plein d'une eau rose, sur la commode, la brosse dans le verre, et s'assit devant un petit bonheur-du-jour en érable où Marguerite avait accoutumé d'écrire sa correspondance. Il saisit le porte-plume de son épouse; sur un papier violâtre et délicatement parfumé commença:

Mon cher père,

Je trouve votre mot ce soir en rentrant. Dès demain je m'acquitterai de cette mission que vous me confiez et que j'espère mener à votre satisfaction, désireux de vous prouver ainsi mon dévouement.

Car Julius est une de ces nobles natures qui, sous le froissement, manifestent leur vraie grandeur. Puis, rejetant le haut du corps en arrière, il demeura quelques instants, balançant sa phrase, la plume levée:

Il m'est dur de voir suspecter précisément par vous un désintéressement qui...

Non. Plutôt:

Pensez-vous que j'attache moins de prix à cette probité littéraire que...

La phrase ne venait pas. Julius était en costume de nuit; il sentit qu'il allait prendre froid, froissa le papier, reprit le verre à dents et l'alla poser dans le cabinet de toilette, tandis qu'il jetait le papier froissé dans le seau.

Sur le point de monter au lit, il toucha l'épaule de sa femme.

— Et toi, qu'est-ce que tu en penses, de mon livre?

Marguerite entrouvrit un oeil morne. Julius dut répéter sa question. Marguerite, se retournant à demi, le regarda. Les sourcils relevés sous un amas de rides, les lèvres contractées, Julius faisait pitié.

— Mais qu'est-ce que tu as, mon ami? Quoi! tu crois donc vraiment que ton dernier livre est moins bon que les autres?

Ce n'était pas une réponse, cela; Marguerite se dérobait.

— Je crois que les autres ne sont pas meilleurs que celui-ci, na!

— Oh! alors!...

Et Marguerite, devant ces excès, perdant coeur et sentant ses tendres arguments inutiles, se retourna vers l'ombre et rendormit.

II.


Malgré certaine curiosité professionnelle et la flatteuse illusion que rien d'humain ne lui devait demeurer étranger, Julius était peu descendu jusqu'à présent hors des coutumes de sa classe et n'avait guère eu de rapports qu'avec des gens de son milieu. L'occasion, plutôt que le goût, lui manquait. Sur le point de sortir pour cette visite, Julius se rendit compte qu'il n'avait point non plus tout à fait le costume qu'il y fallait. Son pardessus, son plastron, son chapeau cronstadt même, présentaient je ne sais quoi de décent, de restreint et de distingué... Mais peut-être, après tout, valait-il mieux que sa mise n'invitât pas à trop brusque familiarité le jeune homme. C'est par les propos, pensait-il, qu'il sied de s'amener à confiance. Et, tout en se dirigeant vers l'impasse Claude-Bernard, Julius imaginait avec quelles précautions, sous quel prétexte, s'introduire et pousser son inquisition.

Que pouvait bien avoir affaire avec ce Lafcadio le comte Juste-Agénor de Baraglioul? La question bourdonnait autour de Julius, importune. Ce n'est pas maintenant qu'il venait d'achever d'écrire la vie de son père, qu'il allait se permettre des questions à son sujet. Il n'en voulait savoir que ce que son père voudrait lui dire. Ces dernières années le comte était devenu taciturne, mais il n'avait jamais été cachottier. Une averse surprit Julius tandis qu'il traversait le Luxembourg.

Impasse Claude-Bernard, devant la porte du douze, un fiacre stationnait où Julius, en passant, put distinguer, sous un trop grand chapeau, une dame à toilette un peu tapageuse.

Son coeur battit tandis qu'il jetait le nom de Lafcadio Wluiki au portier de la maison meublée; il semblait au romancier qu'il s'enfonçât dans l'aventure; mais, tandis qu'il montait l'escalier, la médiocrité du lieu, l'insignifiance du décor le rebutèrent; sa curiosité qui ne trouvait où s'alimenter fléchissait et cédait à la répugnance.

Au quatrième étage le couloir sans tapis, qui ne recevait de jour que par la cage de l'escalier, à quelques pas du palier faisait coude; de droite et de gauche, des portes closes y donnaient; celle du fond, entrouverte, laissait passer un mince rai de jour. Julius frappa; en vain; timidement poussa la porte un peu plus; personne dans la chambre. Julius redescendit.

— S'il n'est pas là, il ne tardera pas à entrer, avait dit le portier.

La pluie tombait à flots. Dans le vestibule, en face de l'escalier, ouvrait un salon d'attente où Julius allait pénétrer; l'odeur poisseuse, l'aspect désespéré du lieu le reculèrent jusqu'à penser qu'il eût aussi bien pu pousser la porte, là-haut, et de pied ferme attendre le jeune homme dans la chambre. Julius remonta.

Comme il tournait à nouveau le corridor, une femme sortit de la chambre voisine de celle du fond. Julius donna contre elle et s'excusa.

— Vous désirez?

— Monsieur Wluiki, c'est bien ici?

— Il est sorti.

— Ah! fit Julius, sur un ton de contrariété si vive que la femme lui demanda:

— C'est pressé, ce que vous aviez à lui dire?

Julius, uniquement armé pour affronter l'inconnu Lafcadio, restait décontenancé; pourtant l'occasion était belle; cette femme, peut-être, en savait long sur le jeune homme; s'il savait la faire parler...

— C'est un renseignement que je voulais lui demander.

— De la part de qui?

"Me croirait-elle de la police?" pensa Julius.

— Je suis le comte Julius de Baraglioul, dit-il d'une voix un peu solennelle, en soulevant légèrement son chapeau.

— Oh! Monsieur le comte... Je vous demande bien pardon de ne pas vous avoir... Dans ce couloir il fait si sombre! Donnez-vous la peine d'entrer. (Elle poussa la porte du fond). Lafcadio ne doit pas tarder à... Il a seulement été jusque chez le... Oh! permettez!...

Et, comme Julius allait entrer, elle s'élança d'abord dans la pièce, vers un pantalon de femme, indiscrètement étalé sur une chaise, que ne parvenant pas à dissimuler, elle s'efforça du moins de réduire.

— C'est dans un tel désordre, ici...

— Laissez! laissez! Je suis habitué, disait complaisamment Julius.

Carola Venitequa était une jeune femme assez forte, ou mieux: un peu grasse, mais bien faite et saine d'aspect, de traits communs mais non vulgaires et passablement engageants, au regard animal et doux, à la voix bêlante. Comme elle était prête à sortir, un petit feutre mou la coiffait; sur son corsage en forme de blouse, qu'un noeud marin coupait par le milieu, elle portait un col d'homme et des poignets blancs.

— Il y a longtemps que vous connaissez M. Wluiki?

— Je pourrais peut-être lui faire votre commission? reprenait-elle sans répondre.

— Voilà... J'aurais voulu savoir s'il est très occupé pour le moment!

— ça dépend des jours.

— Parce que, s'il avait eu un peu de temps de libre, je pensais lui demander de... s'occuper pour moi d'un petit travail.

— Dans quel genre?

— Eh bien! précisément, voilà... J'aurais voulu d'abord connaître un peu le genre de ses occupations.

La question était sans astuce, mais l'apparence de Carola n'invitait guère aux subtilités. Cependant le comte de Baraglioul avait recouvré son assurance; il était assis à présent sur la chaise qu'avait débarrassée Carola, et celle-ci, près de lui, accotée contre la table, déjà commençait de parler, lorsqu'un grand bruit se fit dans le corridor: la porte s'ouvrit avec fracas et cette femme parut, que Julius avait aperçue dans la voiture.

— J'en était sûre, dit-elle; quand je l'ai vu monter...

Et Carola, tout aussitôt, s'écartant un peu de Julius:

— Mais pas du tout, ma chère... nous causions. Mon amie Bertha Grand-Marnier; Monsieur le comte... pardon! voilà que j'ai oublié votre nom!

— Peu importe, fit Julius, un peu contraint, en serrant la main gantée que Bertha lui tendait.

— Présente-moi aussi, dit Carola...

— écoute, ma petite: voilà une heure qu'on nous attend, reprit l'autre, après avoir présenté son amie. Si tu veux causer avec Monsieur, emmène-le: j'ai une voiture.

— Mais ce n'est pas moi qu'il venait voir.

— Alors viens! Vous dînerez ce soir avec nous?...

— Je regrette beaucoup.

— Excusez-moi, Monsieur, dit Carola rougissante, et pressée à présent d'emmener son amie. Lafcadio va rentrer d'un moment à l'autre.


Les deux femmes en sortant avaient laissé la porte ouverte; sans tapis, le couloir était sonore; le coude qu'il faisait empêchait qu'on ne vît venir; mais on entendait approcher.

— Après tout, mieux que la femme encore, la chambre me renseignera, j'espère, se dit Julius. Tranquillement il commença d'examiner.

Presque rien dans cette banale chambre meublée ne se prêtait hélas! à sa curiosité mal experte:

Pas de bibliothèque, pas de cadres aux murs. Sur la cheminée, la Moll Flanders de Daniel Defoe, en anglais, dans une vile édition coupée seulement aux deux tiers, et les Novelle d'Anton-Francesco Grazzini, dit le Lasca, en italien. Ces deux livres intriguèrent Julius. A côté d'eux, derrière un flacon d'alcool de menthe, une photographie ne l'inquiéta pas moins: sur une plage de sable, une femme, non plus très jeune, mais étrangement belle, penchée au bras d'un homme de type anglais très accusé, élégant et svelte, en costume de sport; à leurs pieds, assis sur une périssoire renversée, un robuste enfant d'une quinzaine d'années, aux épais cheveux clairs en désordre, l'air effronté, rieur, et complètement nu.

Julius prit la photographie et l'approcha du jour pour lire, au coin de droite, quelques mots pâlis: Duino; juillet 1886, — qui ne lui apprirent pas grand-chose, bien qu'il se souvînt que Duino est une petite bourgade sur le littoral autrichien de l'Adriatique. Hochant la tête de haut en bas et les lèvres pincées, il reposa la photographie. Dans l'âtre froid de la cheminée se réfugiaient une boîte de farine d'avoine, un sac de lentilles et un sac de riz; dressé contre le mur, un peu plus loin, un échiquier. Rien ne laissait entrevoir à Julius le genre d'études ou d'occupation auxquelles ce jeune homme employait ses journées.

Lafcadio venait apparemment de déjeuner; sur une table, dans une petite casserole, au-dessus d'un réchaud à essence, trempait encore ce petit oeuf creux, en métal perforé, dont se servent pour préparer leur thé les touristes soucieux du moindre bagage; et des miettes autour d'une tasse salie. Julius s'approcha de la table; la table avait un tiroir et le tiroir avait sa clef...

Je ne voudrais pas qu'on se méprît sur le caractère de Julius, à ce qui va suivre: Julius n'était rien moins qu'indiscret; il respectait, de la vie de chacun, ce revêtement qu'il plaît à chacun de lui donner; il tenait en grand respect les décences. Mais, devant l'ordre de son père, il devait plier son humeur. Il attendit encore un instant, prêtant l'oreille, puis, n'entendant rien venir — contre son gré, contre ses principes, mais avec le sentiment délicat du devoir, — il amena le tiroir de la table dont la clef n'était pas tournée.

Un carnet relié en cuir de Russie se trouvait là; que prit Julius et qu'il ouvrit. Il lut sur la première page ces mots, de la même écriture que ceux de la photographie:

A Cadio, pour qu'il inscrive ses comptes,
A mon loyal compagnon, son vieux oncle.

Faby

et presque sans intervalle, au-dessous, d'une écriture un peu enfantine, sage, droite et régulière:

Duino. Ce matin, 10 juillet 86, lord Fabian est venu nous rejoindre ici. Il m'apporte une périssoire, une carabine et ce beau carnet.

Rien d'autre sur cette première page.

Sur la troisième page, à la date du 29 août, on lisait:

Rendu 4 brasses à Faby. — Et le lendemain:
Rendu 12 brasses...

Julius comprit qu'il n'y avait là qu'un carnet d'entraînement. La liste des jours, toutefois, s'interrompait bientôt, et, après une page blanche, on lisait:

20 septembre: Départ d'Alger pour l'Aurès.

Puis quelques indications de lieux et de dates: et, enfin, cette dernière indication:

5 octobre: Retour à El Kantara. 50 kilom. on horseback, sans arrêt.

Julius tourna quelques feuillets blancs; mais un peu plus loin le carnet semblait reprendre à neuf. En manière de nouveau titre, au chef d'une page était écrit en caractères plus grands et appliqués:

QUI INCOMINCIA IL LIBRO
DELLA NOVA ESIGENZA
E
DELLA SUPREMA VIRTU.

Puis au-dessous, en guise d'épigraphe:

"Tanto quanto se ne taglia"
BOCCACIO.

Devant l'expression d'idées morales l'intérêt de Julius s'éveillait brusquement; c'était gibier pour lui. Mais dès la page suivante il fut déçu: on retombait dans la comptabilité. Pourtant, c'était une comptabilité d'un autre ordre. On lisait, sans plus d'indication de dates ni de lieux:

Pour avoir gagné Protos aux échecs = 1 punta.
Pour avoir laissé voir que je parlais italien = 3 punte.
Pour avoir répondu avant Protos = 1 p.
Pour avoir eu le dernier mot = 1 p.
Pour avoir pleuré en apprenant la mort de Faby = 4 p.

Julius, qui lisait hâtivement, prit "punta" pour une pièce de monnaie étrangère et ne vit dans ces comptes qu'un puéril et mesquin marchandage de mérites et de rétribution. Puis, de nouveau, les comptes cessent. Julius tournait encore la page, lisait:

Ce 4 avril, conversation avec Protos:
"Comprends-tu ce qu'il y a dans ces mots: PASSER OUTRE"?

Là s'arrêtait l'écriture.

Julius haussa les épaules, serra les lèvres, hocha la tête et remit en place le cahier. Il tira sa montre, se leva, s'approcha de la fenêtre, regarda dehors; la pluie avait cessé. Il se dirigea vers le coin de la chambre où, en entrant, il avait posé son parapluie; c'est à ce moment qu'il vit, appuyé un peu en retrait dans l'embrasure de la porte, un beau jeune homme blond qui l'observait en souriant.

III.


L'adolescent de la photographie avait à peine mûri; Juste-Agénor avait dit: dix-neuf ans; on ne lui en eût pas donné plus de seize. Certainement Lafcadio, venait seulement d'arriver; en remettant à sa place le carnet, Julius avait déjà levé les yeux vers la porte et n'avait vu personne; mais comment ne l'avait-il pas entendu approcher? alors, instinctivement, regardant les pieds du jeune homme, Julius vit qu'en guise de bottines il avait chaussé des caoutchoucs.

Lafcadio souriait d'un sourire qui n'avait rien d'hostile; il semblait plutôt amusé, mais ironique; il avait gardé sur la tête une casquette de voyage, mais, dès qu'il rencontra le regard de Julius, se découvrit et s'inclina cérémonieusement.

— Monsieur Wluiki? demanda Julius.


Le jeune homme s'inclina de nouveau sans répondre.
— Pardonnez-moi de m'être installé dans votre chambre à vous attendre. A vrai dire, je n'aurais pas osé y entrer de moi-même et si l'on ne m'y avait introduit.

Juius parlait plus vite et plus haut que de coutume, pour se prouver qu'il n'était point gêné. Le front de Lafcadio se fronça presque insensiblement; il alla vers le parapluie de Julius; sans mot dire, le prit et le mit à ruisseler dans le couloir; puis, rentrant dans la chambre, fit signe à Julius de s'asseoir.

— Sans doute vous étonnez-vous de me voir?
Lafcadio tira tranquillement une cigarette d'un étui d'argent et l'alluma.

— Je m'en vais vous expliquer en peu de mots les raisons qui m'amènent, et que vous allez comprendre très vite...

Plus il parlait, plus il sentait se volatiliser son assurance.

— Voici... Mais permettez d'abord que je me nomme;

— puis, comme gêné d'avoir à prononcer son nom, il tira de son gilet une carte et la tendit à Lafcadio, qui la posa, sans la regarder, sur la table.
— Je suis... Je viens d'achever un travail assez important; c'est un petit travail que je n'ai pas le temps de mettre au net moi-même. Quelqu'un m'a parlé de vous comme ayant une excellente écriture, et j'ai pensé que, d'autre part — ici le regard de Julius circula éloquemment à travers le dénuement de la pièce — j'ai pensé que vous ne seriez peut-être pas fâché de...

— Il n'y a personne à Paris, interrompit alors Lafcadio, personne qui ait pu vous parler de mon écriture. — Il porta alors les yeux sur le tiroir où Julius avait, sans s'en douter, fait sauter un imperceptible sceau de cire molle, puis tournant violemment la clef dans la serrure et la mettant ensuite dan sa poche: — personne qui ait le droit d'en parler, reprit-il, en regardant Julius rougir. — D'autre part (il parlait très lentement, comme bêtement, sans intonation aucune), je ne discerne pas encore nettement les raisons que peut avoir Monsieur... (il regarda la carte), que peut avoir de s'intéresser particulièrement à moi le comte Julius de Baraglioul. Cependant (et sa voix soudain, à l'instar de celle de Julius, se fit onctueuse et flexible), votre proposition mérite d'être prise en considération par quelqu'un qui a besoin d'argent, ainsi qu'il ne vous a pas échappé. (Il se leva.) — Permettez-moi, Monsieur, de venir vous porter ma réponse demain matin.

L'invite à sortir était nette. Julius se sentait en trop mauvaise posture pour insister; il prit son chapeau, hésita un instant:

— J'aurais voulu causer avec vous davantage, dit-il gauchement. Permettez-moi d'espérer que demain... Je vous attendrai dès dix heures.

Lafcadio s'inclina.


Sitôt que Julius eut tourné le couloir, Lafcadio repoussa la porte et tira le verrou. Il courut au tiroir, sortit son cahier; l'ouvrit à la dernière page indiscrète et, juste au point où, depuis bien des mois, il l'avait laissé, il écrivit, au crayon d'une grande écriture cabrée, très différent de la première:

Pour avoir laissé Olibrius fourrer son sale nez dans ce carnet = l punta.

Il tira de sa poche un canif, dont une lame très effilée ne formait plus qu'une sorte de court poinçon, la flamba sur une allumette et, à travers la poche de sa culotte, d'un coup, se l'enfonça droit dans la cuisse. Il ne put réprimer une grimace. Mais cela ne lui suffit pas. Au-dessous de sa phrase, sans s'asseoir, penché sur la table, il écrivit:

Et pour lui avoir montré que je le savais = 2 punte.

Cette fois il hésita; détacha sa culotte et la rabattit de côté. Il regarda sa cuisse où la petite blessure qu'il venait de faire saignait; il examina d'anciennes cicatrices qui, tout autour, laissaient comme des traces de vaccin. Il flamba la lame à nouveau, puis, très vite, par deux fois, l'enfonça derechef dans sa chair.

— Je ne prenais pas tant de précautions autrefois, se dit-il en allant au flacon d'alcool de menthe, dont il versa quelques gouttes sur les plaies.

Sa colère était un peu calmée, lorsque, en reposant le flacon, il remarqua que la photographie qui le représentait avec sa mère n'était plus tout à fait à la même place. Alors il la saisit, la contempla une dernière fois avec une sorte de détresse, puis, tandis qu'un flot de sang lui montait au visage, la déchira rageusement. Il voulut mettre le feu aux morceaux; mais ceux-ci prenaient mal la flamme; alors, débarrassant la cheminée des sacs qui l'encombraient, il posa dans le foyer, en guise de chenets, ses deux seuls livres, dépeça, lacéra, chiffonna son carnet, jeta, par-dessus, son image et alluma tout.

Le visage contre la flamme, il se persuadait que, ces souvenirs, il les voyait brûler avec un contentement indicible; mais quand il se releva, après que tout fut en cendre, la tête lui tournait un peu. La chambre était pleine de fumée. Il alla à sa toilette et s'épongea le front.

A présent, il considérait la petite carte de visite d'un oeil plus clair.

Comte Julius de Baraglioul, répétait-il. Dapprima importa sapere chi é.

Il arracha le foulard qu'il portait en guise de cravate et de col, défit à demi sa chemise et, devant la fenêtre ouverte, laissa l'air frais baigner ses flancs. Puis, soudain pressé de sortir, promptement chaussé, cravaté, coiffé d'un décent feutre gris — apaisé et civilisé dans la mesure du possible, — Lafcadio ferma derrière lui la porte de sa chambre et s'achemina vers la place Saint-Sulpice. Là, en face de la mairie, à la bibliothèque Cardinal, il trouverait sans doute les renseignements qu'il souhaitait.

IV.


En passant sous l'Odéon, le roman de Julius, exposé, frappa ses regards; c'était un livre à couverture jaune, dont l'aspect seul eût fait bâiller Lafcadio tout autre jour. Il tâta son gousset et jeta un écu de cent sous sur le comptoir.

— Quel beau feu pour ce soir! pensa-t-il, en emportant livre et monnaie.

A la bibliothèque, un "dictionnaire des contemporains" retraçait en peu de mots la carrière amorphe de Julius, donnait les titres de ses ouvrages, les louait en termes convenus, propres à rebuter tout désir.

Pouah! fit Lafcadio... Il allait refermer le dictionnaire, quand trois mots de l'article précédent entrevus le firent sursauter. Quelques lignes au-dessus de:

Julius de Baraglioul (Vmte), dans la biographie de Juste-Agénor, Lafcadio lisait: "Ministre à Bucharest en 1873."

Qu'avaient ces simples mots à faire ainsi battre son coeur?

Lafcadio, à qui sa mère avait donné cinq oncles, n'avait jamais connu son père; il acceptait de le tenir pour mort et s'était toujours abstenu de questionner à son sujet. Quant aux oncles (chacun de nationalité différente, et trois d'entre eux dans la diplomatie), il s'était assez vite avisé qu'ils n'avaient avec lui d'autre parenté que celle qu'il plaisait à la belle Wanda de leur prêter. Or Lafcadio venait de prendre dix-neuf ans. Il était né à Bucharest en 1874, précisément à la fin de la seconde année où le comte de Baraglioul y avait été retenu pas ses fonctions.

Mis en éveil par cette visite mystérieuse de Julius, comment n'aurait-il pas vu là plus qu'une fortuite coïncidence? Il fit un grand effort pour lire l'article Juste-Agénor; mais les lignes tourbillonnaient devant ses yeux; tout au moins comprit-il que le comte de Baraglioul, père de Julius, était un homme considérable.

Une joie insolente éclata dans son coeur, y menant un tel tapage qu'il pensa qu'on allait l'entendre au-dehors. Mais non! ce vêtement de chair était décidément solide, imperméable. Il considéra sournoisement ses voisins, habitués de la salle de lecture, tous absorbés dans leur travail stupide... Il calculait: "né en 1821, le comte aurait soixante-douze ans. Ma chi sa se vive ancore?..." Il remit en place le dictionnaire et sortit.

L'azur se dégageait de quelques nuages légers que bousculait une brise assez vive. "Importa di domesticare questo nuovo proposito", se dit Lafcadio, qui prisait par-dessus tout la libre disposition de soi-même; et, désespérant de mettre au pas cette turbulente pensée, il résolut de la bannir pour un moment de sa cervelle. Il tira de sa poche le roman de Julius et fit un grand effort pour s'y distraire; mais le livre était sans détour ni mystère, et rien n'était moins propre à lui permettre de s'échapper.

— C'est pourtant chez l'auteur de cela que demain je m'en vais jouer au secrétaire! se répétait-il malgré lui.

Il acheta le journal à un kiosque, et entra dans le Luxembourg. Les bancs étaient trempés; il ouvrit le livre, s'assit dessus et déploya le journal pour lire les faits divers. Tout de suite comme s'il avait su devoir les trouver là, ses yeux tombèrent sur ces lignes:

La santé du comte Juste-Agénor de Baraglioul, qui, comme l'on sait, avait donné de graves inquiétudes ces derniers jours, semble devoir se remettre; son état reste néanmoins encore précaire et ne lui permet de recevoir que quelques intimes.

Lafcadio bondit de dessus le banc; en un instant sa résolution fut prise. Oubliant le livre, il s'élança vers une papeterie de la rue Médicis où il se souvenait d'avoir vu, à la devanture, promettre des cartes de visite à la minute, à 3 francs le cent. Il souriait en marchant; la hardiesse de son projet subit l'amusait, car il était en mal d'aventure.

— Combien de temps pour me livrer un cent de cartes? demanda-t-il au marchand.

— Vous les aurez avant la nuit.

— Je paie double si vous les livrez dès 2 heures.

Le marchand feignit de consulter son livre de commandes.

— Pour vous obliger... oui, vous pourrez passer les prendre à 2 heures. A quel nom?

Alors, sur la feuille que lui tendit l'homme, sans trembler, sans rougir, mais le coeur un peu sursautant, il signa

LAFCADIO DE BARAGLIOUL

— Ce faquin ne me prend pas au sérieux, se dit-il en partant, piqué de ne recevoir pas un salut plus profond du fournisseur. Puis, comme il passait devant la glace d'une devanture: — Il faut reconnaître que je n'ai guère l'air Baraglioul! Nous tâcherons d'ici tantôt de nous faire plus ressemblant.

Il n'était pas midi. Lafcadio, qu'une exaltation fantasque emplissait, ne se sentait point d'appétit encore.

— Marchons un peu, d'abord, ou je vais m'envoler, pensait-il. Et gardons le milieu de la chaussée; si je m'approche d'eux, ces passants vont s'apercevoir que je les dépasse énormément de la tête. Une supériorité de plus à cacher. On n'a jamais fini de parfaire un apprentissage.

Il entra dans un bureau de poste.

Place Malesherbes... ce sera pour tantôt! se dit-il en relevant dans un annuaire l'adresse du comte Juste-Agénor.

— Mais qui m'empêche ce matin de pousser une reconnaissance jusqu'à la rue de Verneuil? (c'était l'adresse inscrite sur la carte de Julius).

Lafcadio connaissait ce quartier et l'aimait; quittant les rues trop fréquentes, il fit détour par la tranquille rue Vaneau où sa plus jeune joie pourrait respirer mieux à l'aise. Comme il tournait la rue de Babylone il vit des gens courir: près de l'impasse Oudinot un attroupement se formait devant une maison à deux étages d'où sortait une assez maussade fumée. Il se força de ne point allonger le pas malgré qu'il l'eût très élastique...

Lafcadio, mon ami, vous donnez dans un fait divers et ma plume vous abandonne. N'attendez pas que je rapporte les propos interrompus d'une foule, les cris...

Pénétrant, traversant cette tourbe comme une anguille, Lafcadio parvint au premier rang. Là sanglotait une pauvresse agenouillée.

— Mes enfants! mes petits enfants! disait-elle.

Une jeune fille la soutenait, dont la mise simplement élégante dénonçait qu'elle n'était point sa parente; très pâle, et si belle qu'aussitôt attiré par elle Lafcadio l'interrogea.

— Non, Monsieur, je ne la connais pas. Tout ce que j'ai compris, c'est que ses deux petits enfants sont dans cette chambre au second, où bientôt vont atteindre les flammes; elles ont conquis l'escalier; on a prévenu les pompiers, mais, le temps qu'ils viennent, la fumée aura étouffé ces petits... Dites, Monsieur, ne serait-il pourtant pas possible
d'atteindre au balcon par ce mur, et, voyez, en s'aidant de ce mince tuyau de descente? C'est un chemin qu'ont déjà pris une fois des voleurs, disent ceux-ci; mais ce que d'autres ont fait pour voler, aucun ici, pour sauver des enfants, n'ose le faire. En vain j'ai promis cette bourse. Ah! que ne suis-je un homme!...

Lafcadio n'en écouta pas plus long. Posant sa canne et son chapeau aux pieds de la jeune fille, il s'élança. Pour agripper le sommet du mur il n'eut recours à l'aide de personne; une traction le rétablit; à présent, tout debout, il avançait sur cette crête, évitant les tessons qui la hérissaient par endroits.

Mais l'ébahissement de la foule redoubla lorsque, saisissant le conduit vertical, on le vit s'élever à la force des bras, prenant à peine appui, de-ci, de-là, du bout des pieds aux pitons de support. Le voici qui touche au balcon, dont il empoigne d'une main la grille; la foule admire et ne tremble plus, car vraiment son aisance est parfaite. D'un coup d'épaule, il fait voler en éclats les carreaux; il disparaît dans la pièce... Moment d'attente et d'angoisse indicible... Puis on le voit reparaître, tenant un marmot pleurant dans ses bras. D'un drap de lit qu'il a déchiré et dont il a noué bout à bout les deux lés, il a fait une sorte de corde; il attache l'enfant, le descend jusqu'aux bras de sa mère éperdue. Le second a le même sort...

Quand Lafcadio descendit à son tour, la foule l'acclamait comme un héros:

— On me prend pour un clown, pensa-t-il, exaspéré de se sentir rougir, et repoussant l'ovation avec une mauvaise grâce brutale. Pourtant, lorsque la jeune fille, de laquelle il s'était de nouveau rapproché, lui tendit confusément, avec sa canne et son chapeau, cette bourse qu'elle avait promise, il la prit en souriant, et, l'ayant vidée des soixante francs qu'elle contenait, tendit l'argent à la pauvre mère qui maintenant étouffait ses fils de baisers.

— Me permettez-vous de garder la bourse en souvenir de vous, Mademoiselle?

C'était une petite bourse brodée, qu'il baisa. Tous deux se regardèrent un instant. La jeune fille semblait émue, plus pâle encore et comme désireuse de parler. Mais brusquement s'échappa Lafcadio, fendant la foule à coups de canne, l'air si froncé qu'on s'arrêta presque aussitôt de l'acclamer et de le suivre.


Il regagna le Luxembourg, puis, après un sommaire repas au Gambrinus voisin de l'Odéon, remonta prestement dans sa chambre. Sous une latte du plancher, il dissimulait ses ressources; trois pièces de vingt francs et une de dix sortirent de la cachette. Il calcula:

Cartes de visite : six francs.
Une paire de gants : cinq francs.
Une cravate : cinq francs (et qu'est-ce que je trouverai de propre pour ce prix-là?)
Une paire de chaussures : trente-cinq francs (je ne leur demanderai pas long usage).
Reste dix-neuf francs pour le fortuit.
(Par horreur du devoir Lafcadio payait toujours comptant.)

Il alla vers une armoire et sortit un complet de souple cheviote sombre, de coupe parfaite, point fatigué:

— Le malheur c'est que j'ai grandi, depuis... se dit il en se ressouvenant de la brillante époque, non lointaine, où le marquis de Gesvres, son dernier oncle, l'emmenait tout fringant chez ses fournisseurs.

La malséance d'un vêtement était pour Lafcadio choquante autant que pour le calviniste un mensonge.

— Au plus pressé d'abord. Mon oncle de Gesvres disait qu'on reconnaît l'homme aux chaussures.

Et par égard pour les souliers qu'il allait essayer, il commença par changer de chaussettes.

V.


Le comte Juste-Agénor de Baraglioul n'avait plus quitté depuis cinq ans son luxueux appartenant de la place Malesherbes. C'est là qu'il se préparait à mourir, errant pensivement dans ces salles encombrées de collections, ou, plus souvent, confiné dans sa chambre et prêtant ses épaules et ses bras douloureux au bienfait des serviettes chaudes et des compresses sédatives. Un énorme foulard couleur madère enveloppait sa tête admirable en manière de turban, dont une extrémité restait flottante et rejoignait la dentelle de son col et l'épais gilet justaucorps de laine havane sur lequel sa barbe en cascade d'argent s'épandait. Ses pieds gantés de babouches en cuir blanc posaient sur un coussin d'eau chaude. Il plongeait tour à tour l'une et l'autre de ses mains exsangues dans un bain de sable brûlant, au-dessous duquel une lampe à alcool veillait. Un châle gris couvrait ses genoux. Certainement il ressemblait à Julius; mais davantage encore à quelque portrait du Titien: et Julius ne donnait de ses traits qu'une réplique affadie, comme il n'avait donné dans l'Air des Cimes qu'une image édulcorée de sa vie, et réduite à l'insignifiance.

Juste-Agénor de Baraglioul buvait une tasse de tisane en écoutant une homélie du père Avril, son confesseur, qu'il avait pris l'habitude de consulter fréquemment; à ce moment, on frappa à la porte et le fidèle Hector, qui depuis vingt ans remplissait auprès de lui les fonctions de valet de pied, de garde-malade et au besoin de conseiller, apporta sur un plateau de laque une petite enveloppe fermée.

— Ce Monsieur espère que Monsieur le comte voudra bien le recevoir.

Juste-Agénor posa sa tasse, déchira l'enveloppe et en tira la carte de Lafcadio. Il la froissa nerveusement dans sa main:

— Dites que... puis, se maîtrisant: Un Monsieur? tu veux dire: un jeune homme? Enfin quel genre de personne est-ce?

— Quelqu'un que Monsieur peut recevoir.

— Mon cher abbé, dit le comte en se tournant vers le père Avril, excusez-moi s'il me faut vous prier d'arrêter là notre entretien; mais ne manquez pas de revenir demain; sans doute aurai-je du nouveau à vous apprendre, et je pense que vous serez satisfait.

Il garda le front dans la main, tandis que le père Avril se retirait par la porte du salon; puis, relevant enfin la tête:

— Fais entrer.


Lafcadio s'avança dans la pièce le front haut, avec une mâle assurance; arrivé devant le vieillard, il s'inclina gravement. Comme il s'était promis de ne parler point avant d'avoir pris temps de compter jusqu'à douze, ce fut le comte qui commença:

— D'abord sachez, Monsieur, qu'il n'y a pas de Lafcadio de Baraglioul, dit-il en déchirant la carte et veuillez avertir Monsieur Lafcadio Wluiki, puisqu'il est de vos amis, que s'il s'avise de jouer de ces cartons, s'il ne les déchire pas tous comme je fais celui-ci (il le réduisit en très petits morceaux qu'il jeta dans sa tasse vide), je le signale aussitôt à la police, et le fais arrêter comme un vulgaire flibustier. Vous m'avez compris?... Maintenant venez au jour, que je vous regarde.

— Lafcadio Wluiki vous obéira, Monsieur. (Sa voix très déférente tremblait un peu.) Pardonnez le moyen qu'il a pris pour s'introduire auprès de vous; dans son esprit il n'est entré aucune intention malhonnête. Il voudrait vous convaincre qu'il mérite... au moins votre estime.

— Vous êtes bien bâti. Mais cet habit vous va mal, reprit le comte qui ne voulait avoir rien entendu.

— Je ne m'étais donc pas mépris? dit, en hasardant un sourire, Lafcadio qui se prêtait complaisamment à l'examen.

— Dieu merci! c'est à sa mère qu'il ressemble, murmura le vieux Baraglioul.

Lafcadio prit son temps, puis, à voix presque basse et regardant le comte fixement:

— Si je ne laisse pas trop paraître, m'est-il tout à fait défendu de ressembler aussi à...

— Je parlais du physique. Quand vous ne tiendriez pas de votre mère seulement, Dieu ne me laissera pas le temps de le reconnaître.

A ce moment le châle gris glissa de ses genoux à terre. Lafcadio s'élança, et, tandis qu'il était courbé, sentit la main du vieux peser doucement sur son épaule.

— Lafcadio Wluiki, reprit Juste-Agénor quand il fut redressé, mes instants sont comptés; je ne lutterai pas de finesse avec vous; cela me fatiguerait. Je consens que vous ne soyez pas bête; il me plaît que vous ne soyez pas laid. Ce que vous venez de risquer annonce un peu de braverie, qui ne vous messied pas; j'ai d'abord cru à de l'impudence, mais votre voix, votre maintien me rassurent. Pour le reste, j'avais demandé à mon fils Julius de m'en instruire; mais je m'aperçois que cela ne m'intéresse pas beaucoup, et m'importe moins que de vous avoir vu. Maintenant, Lafcadio, écoutez-moi: Aucun acte civil, aucun papier ne témoigne de votre identité. J'ai pris soin de ne vous laisser les possibilités d'aucun recours. Non, ne protestez pas de vos sentiments, c'est inutile; ne m'interrompez pas. Votre silence jusqu'aujourd'hui m'est garant que votre mère avait su garder sa promesse de ne point vous parler de moi. C'est bien. Ainsi que j'en avais pris l'engagement vis-à-vis d'elle, vous connaîtrez l'effet de ma reconnaissance. Par l'entremise de Julius, mon fils, nonobstant les difficultés de la loi, je vous ferai tenir cette part d'héritage que j'ai dit à votre mère que je vous réserverais. C'est à-dire que, sur mon autre enfant, la comtesse Guy de Saint-Prix, j'avantagerai mon fils Julius dans la mesure où la loi m'y autorise, et précisément de la somme que je voudrais, à travers lui, vous laisser. Cela s'élèvera, je pense, à... mettons quarante mille livres de rente; je dois voir mon notaire tantôt et j'examinerai ces chiffres avec lui... Asseyez-vous, si vous devez être mieux pour m'entendre. (Lafcadio venait de s'appuyer au bord de la table.) Julius peut s'opposer à tout cela; il a la loi pour lui; je compte sur son honnêteté pour n'en rien faire; je compte sur la vôtre pour ne jamais troubler la famille de Julius, non plus que votre mère n'avait jamais troublé la mienne. Pour Julius et les siens, Lafcadio Wluiki seul existe. Je ne veux pas que vous portiez mon deuil. Mon enfant, la famille est une grande chose fermée; vous ne serez jamais qu'un bâtard.

Lafcadio ne s'était pas assis malgré l'invitation de son père, qui l'avait surpris chancelant; déjà maîtrisé le vertige, il s'appuyait au rebord de la table où posaient la tasse et les réchauds; il gardait une posture très déférente.

— Dites-moi, maintenant: vous avez donc vu ce matin mon fils Julius. Il vous a dit...

— Il n'a rien dit précisément; j'ai deviné.

— Le maladroit!... oh! c'est de l'autre que je parle... Devez-vous le revoir?

— Il ma prié en qualité de secrétaire.

— Vous avez accepté?

— Cela vous déplaît-il?

— ... Non. Mais je crois qu'il vaut mieux que vous ne vous... reconnaissiez pas.

— Je le pensais aussi. Mais, sans le reconnaître précisément, je voudrais le connaître un peu.

— Vous n'avez pourtant pas l'intention, je suppose, de demeurer longtemps dans ces fonctions subalternes?

— Le temps de me retourner, simplement.

— Et après, qu'est-ce que vous comptez faire, maintenant que vous voici fortuné?

— Ah! Monsieur, hier j'avais à peine de quoi manger; laissez-moi le temps de connaître ma faim.

A ce moment Hector frappa à la porte:

— C'est Monsieur le vicomte qui demande à voir Monsieur. Dois-je faire entrer?

Le front du vieux se rembrunit; il garda le silence un instant, mais comme Lafcadio discrètement s'était levé et faisait mine de se retirer:

— Restez! cria Juste-Agénor avec une violence qui conquit le jeune homme; puis, se tournant vers Hector:

— Ah! tant pis! Je lui avais pourtant bien recommandé de ne pas chercher à me voir... Dis-lui que je suis occupé, que... je lui écrirai.

Hector s'inclina et sortit.

Le vieux comte garda quelques instants les yeux clos; il semblait dormir, mais, à travers sa barbe, on pouvait voir ses lèvres remuer. Enfin il releva ses paupières, tendit la main à Lafcadio et, d'une voix toute changée, adoucie et comme rompue:

— Touchez là, mon enfant. Vous devez me laisser, maintenant.

— Il me faut vous faire un aveu, dit Lafcadio en hésitant; pour me présenter décemment devant vous, j'ai vidé mes dernières ressources. Si vous ne m'aidez pas, je ne sais trop comment je dînerai ce soir; et pas du tout comment demain... à moins que Monsieur votre fils...

— Prenez toujours ceci, dit le comte en sortant cinq cents francs d'un tiroir. — Eh bien! qu'attendez-vous?

— J'aurais voulu vous demander encore... si je ne puis espérer de vous revoir?

— Ma foi! j'avoue que ça ne serait pas sans plaisir. Mais les révérendes personnes qui s'occupent de mon salut m'entretiennent dans une humeur à faire passer mon plaisir en second. Quant à ma bénédiction, je m'en vais vous la donner tout de suite — et le vieux ouvrit ses bras pour l'accueillir. Lafcadio, au lieu de se jeter dans les bras du comte, s'agenouilla pieusement devant lui, et, la tête dans ses genoux, sanglotant, tout tendresse aussitôt sous l'étreinte, sentit fondre son coeur aux résolutions farouches.

— Mon enfant, mon enfant, balbutiait le vieux, je suis en retard avec vous.

Quand Lafcadio se releva, son visage était plein de larmes.

Comme il allait partir et mettait dans sa poche le billet qu'il n'avait pas pris aussitôt, Lafcadio retrouva les cartes de visite et, les tendant au comte :

— Tenez, voici tout le paquet.

— J'ai confiance en vous; vous le déchirerez vous-même. Adieu!

— ç'aurait fait le meilleur des oncles, pensait Lafcadio en regagnant le quartier latin; — et même avec quelque chose en plus, ajoutait-il avec un rien de mélancolie. — Bah!

Il sortit le paquet de cartes, l'ouvrit en éventail et le déchira d'un coup sans effort.

— Je n'ai jamais eu de confiance dans les égouts, murmura-t-il en jetant "Lafcadio" dans une bouche; et il ne jeta que deux bouches plus loin "de Baraglioul".

— N'importe, Baraglioul ou Wluiki, occupons-nous à liquider notre passé.

Il connaissait, boulevard Saint-Michel, un bijoutier devant lequel Carola le forçait de s'arrêter chaque jour. A l'insolente devanture elle avait distingué, l'avant-veille, une paire de boutons de manchettes singuliers. Ils présentaient — reliés deux à deux par une agrafe d'or et taillés dans un quartz étrange, sorte d'agate embrouillardée, qui ne laissait rien voir au travers d'elle, bien qu'elle parût transparente — quatre têtes de chat encerclées. Comme Venitequa portait — avec cette forme de corsage masculin qu'on appelle costume tailleur, ainsi que je l'ai déjà dit — des manchettes et comme elle avait le goût saugrenu, elle convoitait ces boutons.

— Un bout de papier s'il vous plaît. Et, sur la feuille que le marchand lui tendit, penché vers le comptoir, il écrivit:

A Carola Venitequa
Pour la remercier d'avoir introduit l'inconnu dans ma chambre, et en la priant de ne plus y remettre les pieds.

Le papier plié, il le glissa dans la boîte où le marchand empaqueta le bijou.

— Ne précipitons rien, se dit-il, au moment de remettre la boîte au concierge. Passons encore la nuit sous ce toit, et contenons-nous pour ce soir de fermer notre porte à mademoiselle Carola.

VI.


Julius de Baraglioul vivait sous le régime prolongé d'une morale provisoire, cette même morale à laquelle se soumettait Descartes en attendant d'avoir bien établi les règles d'après lesquelles vivre et dépenser désormais. Mais ni le tempérament de Julius ne parlait avec une telle intransigeance, ni la pensée avec une telle autorité qu'il eût été jusqu'à présent beaucoup gêné pour se régler aux convenances. Il n'exigeait, tout compte fait, que du confort, dont ses succès d'homme de lettres faisaient partie. Au décri de son dernier livre, pour la première fois il ressentait de la piqûre.

Il n'avait pas été peu mortifié en se voyant refuser accès auprès de son père; il l'eût été bien davantage s'il avait pu savoir qui venait de le devancer près du vieux. En s'en retournant rue de Verneuil, il repoussait de plus en plus faiblement l'impertinente supposition qui déjà l'avait importuné tandis qu'il se rendait chez Lafcadio. Lui aussi rapprochait faits et dates; lui aussi se refusait désormais à ne voir qu'une simple coïncidence dans cette étrange conjonction. Au reste la jeune grâce de Lafcadio l'avait séduit, et bien qu'il se doutât que son père, en faveur de ce frère bâtard, l'allait frustrer d'une parcelle de patrimoine, il ne se sentait à son égard aucune malveillance; même il l'attendait ce matin avec une assez tendre et prévenante curiosité.

Quant à Lafcadio, si ombrageux qu'il fût et réticent, cette rare occasion de parler le tentait; et le plaisir d'incommoder un peu Julius. Car même avec Protos il n'avait jamais été bien avant dans la confidence. Quel chemin il avait fait, depuis! Julius après tout ne lui déplaisait pas, si fantoche qu'il lui parût; il était amusé de se savoir son frère.

Comme il s'acheminait vers la demeure de Julius ce matin, lendemain du jour qu'il avait reçu sa visite, il lui advint une assez bizarre aventure: Par amour du détour, poussé peut-être par son génie, aussi pour fatiguer certaine turbulence de son esprit et de sa chair, et désireux de se présenter maître de soi chez son frère, Lafcadio prenait par le plus long; il avait suivi le boulevard des Invalides, était repassé près du théâtre de l'incendie, puis continuait par la rue de Bellechasse.

— Trente-quatre rue de Verneuil, se répétait-il en marchant; quatre et trois, sept: le chiffre est bon.

Il débouchait rue Saint-Dominique, à l'endroit où cette rue coupe le boulevard Saint-Germain, lorsque, de l'autre côté du boulevard, il vit et crut aussitôt reconnaître cette jeune fille qui, depuis la veille, ne laissait pas d'occuper un peu sa pensée. Il pressa le pas aussitôt... C'était elle! Il la rejoignit à l'extrémité de la courte rue de Villersexel, mais estimant qu'il serait peu Baraglioul de l'aborder, se contenta de lui sourire en s'inclinant un peu et soulevant discrètement son chapeau; puis, passant rapidement, il trouva fort expédient de se jeter dans un bureau de tabac, tandis que la jeune fille, prenant de nouveau les devants, tournait dans la rue de l'Université.

Quand Lafcadio ressortit du bureau et entra dans ladite rue à son tour, il regarda de droite et de gauche: la jeune fille avait disparu. — Lafcadio, mon ami, vous donnez dans le plus banal; si vous devez tomber amoureux, ne comptez pas sur ma plume pour peindre le désarroi de votre coeur... Mais non: il eût trouvé malséant de commencer une poursuite; aussi bien ne voulait-il pas se présenter en retard chez Julius, et le détour qu'il venait de faire ne lui laissait pas le temps de muser. La rue de Verneuil heureusement était proche; la maison qu'occupait Julius, au premier coin de rue. Lafcadio jeta le nom du comte au concierge et s'élança dans l'escalier.

Cependant Geneviève de Baraglioul, — car c'était elle, la fille aînée du comte Julius, qui revenait de l'hôpital des Enfants-Malades, où elle allait tous les matins, - bien plus troublée que Lafcadio par cette nouvelle rencontre, avait regagné en grande hâte la demeure paternelle; entrée sous la porte cochère précisément à l'instant où Lafcadio tournait la rue, elle atteignait le second étage lorsque des bonds pressés, derrière elle, la firent retourner; quelqu'un montait plus vite qu'elle; elle s'effaçait pour laisser passer, mais, reconnaissant tout à coup Lafcadio qui s'arrêtait interdit, en face d'elle:

— Est-il digne de vous, Monsieur, de me poursuivre? dit-elle du ton le plus courroucé qu'elle put.

— Hélas! Mademoiselle, qu'allez-vous penser de moi? s'écria Lafcadio. Vous ne me croirez pas si je vous dis que je ne vous avais pas vue entrer dans cette maison, où je suis on ne peut plus surpris de vous retrouver. N'est-ce donc pas ici qu'habite le comte Julius de Baraglioul?

— Quoi! fit Geneviève en rougissant, vous seriez le nouveau secrétaire qu'attend mon père? Monsieur Lafcadio Wlou... vous portez un nom si bizarre que je ne sais comment le prononcer. — Et comme Lafcadio, rougissant à son tour, s'inclinait: — Puisque je vous trouve ici, Monsieur, puis-je vous demander en grâce de ne point parler à mes parents de cette aventure d'hier, que je crois qu'ils ne goûteraient guère; ni surtout de la bourse que je leur ai dit avoir perdue.

— J'allais, Mademoiselle, vous supplier également de garder le silence sur le rôle absurde que vous m'avez vu jouer. Je suis comme vos parents: je ne le comprends guère, et je ne l'approuve pas du tout. Vous avez dû me prendre pour un terre-neuve. Je n'ai pas pu me retenir... Excusez-moi. J'ai à apprendre encore... Mais j'apprendrai, je vous assure... Voulez-vous me donner la main?

Geneviève de Baraglioul, qui ne s'avouait pas à elle-même qu'elle trouvait Lafcadio très beau, n'avoua pas à Lafcadio que, loin de lui paraître ridicule, il avait pris pour elle figure de héros. Elle lui tendit une main qu'il porta fougueusement à ses lèvres; alors, souriant simplement, elle le pria de redescendre quelques marches et d'attendre qu'elle fût rentrée et eût refermé la porte pour sonner à son tour, de sorte qu'on ne les vît point ensemble; et surtout de ne point montrer, dans la suite, qu'ils s'étaient précédemment rencontrés.

Quelques minutes plus tard Lafcadio était introduit dans le cabinet du romancier.


L'accueil de Julius fut engageant; Julius ne savait pas s'y prendre; l'autre se défendit aussitôt:

— Monsieur, je dois vous avertir d'abord: j'ai grande horreur de la reconnaissance; autant que des dettes; et quoi que vous fassiez pour moi, vous ne pourrez m'amener à me sentir votre obligé.

Julius à son tour se rebiffa:

— Je ne cherche pas à vous acheter, monsieur Wluiki, commençait-il déjà de son haut... Mais tous deux voyant qu'ils allaient se couper les ponts, ils s'arrêtèrent net et, après un moment de silence:

— Quel est donc ce travail que vous vouliez me confier? commença Lafcadio d'un ton plus souple.

Julius se déroba, prétextant que le texte n'en était pas encore au point; il ne pouvait être mauvais d'ailleurs qu'ils fissent auparavant plus ample connaissance.

— Avouez, Monsieur, reprit Lafcadio d'un ton enjoué, qu'hier vous ne m'avez pas attendu pour la faire, et que vous avez favorisé de vos regards certain carnet...?

Julius perdit pied, et, quelque peu confusément:

— J'avoue que je l'ai fait, dit-il; puis dignement: — je m'en excuse. Si la chose était à refaire, je ne la recommencerais pas.

— Elle n'est plus à faire; j'ai brûlé le carnet.

Les traits de Julius se désolèrent:

— Vous êtes très fâché?

— Si j'étais encore fâché, je ne vous en parlerais pas. Excusez le ton que j'ai pris tout à l'heure en entrant, continua Lafcadio résolu à pousser sa pointe. Tout de même je voudrais bien savoir si vous avez également lu un bout de lettre qui se trouvait dans le carnet?

Julius n'avait point lu le bout de lettre; pour la raison qu'il ne l'avait point trouvé; mais il en profita pour protester de sa discrétion. Lafcadio s'amusait de lui et s'amusait à le laisser paraître.

— J'ai pris déjà quelque peu de revanche sur votre dernier livre, hier.

— Il n'est guère fait pour vous intéresser, se hâta de dire Julius.

— Oh! je ne l'ai pas lu tout entier. Il faut que je vous avoue que je n'ai pas grand goût pour la lecture. En vérité je n'ai jamais pris de plaisir qu'à Robinson... Si, Aladin encore... A vos yeux, me voici bien disqualifié.

Julius leva la main doucement:

— Simplement je vous plains: vous vous privez de grandes joies.

— J'en connais d'autres.

— Qui ne sont peut-être pas d'aussi bonne qualité.

— Soyez-en sûr! — Et Lafcadio riait avec passablement d'impertinence.

— Ce dont vous souffrirez un jour, reprit Julius un peu chatouillé par la gouaille.

— Quand il sera trop tard, acheva sentencieusement Lafcadio; puis brusquement: — Cela vous amuse beaucoup d'écrire?

Julius se redressa:

— Je n'écris pas pour m'amuser, dit-il noblement. Les joies que je goûte en écrivant sont supérieures à celles que je pourrais trouver à vivre. Du reste l'un n'empêche pas l'autre...

— Cela se dit. — Puis, élevant brusquement le ton qu'il avait laissé retomber comme par négligence: — Savez-vous ce qui me gâte l'écriture? Ce sont les corrections, les ratures, les maquillages qu'on y fait.

— Croyez-vous donc qu'on ne se corrige pas, dans la vie? demanda Julius allumé.

— Vous ne m'entendez pas: Dans la vie, on se corrige, à ce qu'on dit, on s'améliore; on ne peut corriger ce qu'on a fait. C'est ce droit de retouche qui fait de l'écriture une chose si grise et si... (il n'acheva pas). Oui; c'est là ce qui me paraît si beau dans la vie; c'est qu'il faut peindre dans le frais. La rature y est défendue.

— Y aurait-il à raturer dans votre vie?

— Non... pas encore trop... Et puisqu'on ne peut pas...

Lafcadio se tut un instant, puis: — C'est tout de même par désir de rature que j'ai jeté au feu mon carnet!... Trop tard, vous voyez bien... Mais avouez que vous n'y avez pas compris grand-chose.

Non; cela, Julius ne l'avouerait point.

— Me permettez-vous quelques questions? dit-il en guise de réponse.

Lafcadio se leva si brusquement que Julius crut qu'il voulait fuir; mais alla seulement vers la fenêtre, et soulevant le rideau d'étamine:

— C'est à vous ce jardin?

— Non, fit Julius.

— Monsieur, je n'ai laissé jusqu'à présent personne lorgner si peu que ce soit dans ma vie, reprit Lafcadio sans se retourner. Puis, revenant à Julius qui ne voyait déjà plus en lui qu'un gamin: — Mais aujourd'hui c'est jour férié; je m'en vais me donner vacances, pour une unique fois dans ma vie. Posez vos questions, je m'engage à répondre à toutes... Ah! que je vous dise d'abord que j'ai flanqué à la porte la fille qui hier vous l'avait ouverte.

Par convenance Julius prit un air consterné.

— A cause de moi! Croyez que...

— Bah! depuis quelque temps je cherchais comment m'en défaire.

— Vous... viviez avec elle? demanda gauchement Julius.

— Oui; par hygiène... Mais le moins possible; et en souvenir d'un ami qui avait été son amant.

— Monsieur Protos, peut-être? hasarda Julius, bien décidé à ravaler ses indignations, ses dégoûts, ses réprobations et à ne laisser paraître de son étonnement, ce premier jour, ce qu'il en faudrait pour animer un peu ses répliques.

— Oui, Protos, répondit Lafcadio tout riant. Vous voudriez savoir qui est Protos?

— De connaître un peu vos amis m'apprendrait peut-être à vous connaître.

— C'était un Italien, du nom de... ma foi, je ne sais plus, et peu importe! Ses camarades, ses maîtres même ne l'appelèrent plus que par ce surnom, à partir du jour où il décrocha brusquement la première place de thème grec.

— Je ne me souviens pas d'avoir jamais été premier moi-même, dit Julius pour aider à la confidence; mais j'ai toujours aimé, moi aussi, me lier avec les premiers. Donc, Protos...

— Oh! c'était à la suite d'un pari qu'il avait fait. Auparavant il restait l'un des derniers de notre classe, bien qu'un des plus âgés; tandis que j'étais l'un des plus jeunes; mais, ma foi, je n'en travaillais pas mieux pour ça. Protos marquait un grand mépris pour ce que nous enseignaient nos maîtres; pourtant, après qu'un de nos forts-en-thèmes, qu'il détestait, lui eût dit un jour: il est commode de dédaigner ce dont on ne serait pas capable (ou je ne sais quoi dans ce goût), Protos se piqua, s'entêta quinze jours durant, fit si bien qu'à la composition qui suivit il passa par-dessus la tête de l'autre! à la grande stupeur de nous tous. Je devrais dire: d'eux tous. Quant à moi je tenais Protos en considération trop haute pour que cela pût beaucoup m'étonner. Il m'avait dit: je leur montrerai que ça n'est pas si difficile! Je l'avais cru.

— Si je vous entends bien, Protos a eu sur vous de l'influence.

— Peut-être. Il m'imposait. A vrai dire, je n'ai eu avec lui qu'une seule conversation intime; mais elle fut pour moi si persuasive que, le lendemain, je m'enfuis de la pension où je me blanchissais comme une salade sous une tuile, et je regagnai à pied Baden où ma mère vivait alors en compagnie de mon oncle le marquis de Gesvres... Mais nous commençons par la fin. Je pressens que vous me questionneriez très mal. Tenez! laissez-moi vous raconter ma vie, tout simplement. Vous apprendrez ainsi beaucoup plus que vous n'auriez su demander, et peut-être même souhaité d'apprendre... Non, merci, je préfère les miennes, dit-il en sortant son étui et jetant la cigarette que lui avait d'abord offerte Julius et qu'en discourant il avait laissé éteindre.

VII


— Je suis né à Bucharest, en 1874, commença-t-il avec lenteur, et, comme vous le savez, je crois, perdis mon père peu de mois après ma naissance. La première personne que je distinguai aux côtés de ma mère, c'est un Allemand, mon oncle, le baron Heldenbruch. Mais comme je le perdis à l'âge de douze ans, je n'ai gardé de lui qu'un assez indistinct souvenir. C'était, paraît-il, un financier remarquable. Il m'enseigna sa langue, et le calcul par de si habiles détours que j'y pris aussitôt un amusement extraordinaire. Il avait fait de moi ce qu'il appelait complaisamment son caissier, c'est-à-dire qu'il me confiait une fortune de menue monnaie et que partout où je l'accompagnais j'étais chargé de la dépense. Quoi que ce fût qu'il achetât (et il achetait beaucoup) il prétendait que je susse faire l'addition, le temps de sortir argent ou billet de ma poche. Parfois il m'embarrassait de monnaies étrangères et c'étaient des questions de change; puis d'escompte, d'intérêt, de prêt; enfin même de spéculation. A ce métier je devins promptement assez habile à faire des multiplications, et même des divisions de plusieurs chiffres, sans papier... Rassurez-vous (car il voyait les sourcils de Julius se froncer), cela ne m'a donné le goût ni de l'argent, ni du calcul. Ainsi je ne tiens jamais de comptes, si cela vous amuse de le savoir. A vrai dire, cette première éducation est demeurée toute pratique et positive, et n'a touché en moi aucun ressort... Puis Heldenbruck s'entendait merveilleusement à l'hygiène de l'enfance; il persuada ma mère de me laisser vivre tête et pieds nus, par quelque temps qu'il fît, au grand air le plus souvent possible; il me plongeait lui-même dans l'eau froide, hiver comme été; j'y prenais grand plaisir... Mais vous n'avez que faire de ces détails.

— Si, si!

— Puis ses affaires l'appelèrent en Amérique. Je ne l'ai plus revu.

"A Bucharest, les salons de ma mère s'ouvraient à la société la plus brillante, et, autant que j'en puis juger de souvenir, la plus mêlée; mais dans l'intimité fréquentaient surtout, alors, mon oncle le prince Wladimir Bielkowski et Ardengo Baldi que je ne sais pourquoi je n'appelai jamais mon oncle. Les intérêts de la Russie (j'allais dire de la Pologne) et de l'Italie les retinrent à Bucharest trois ou quatre ans. Chacun des deux m'apprit sa langue; c'est-à-dire l'italien et le polonais, car pour le russe, si je le lis et le comprends sans trop de peine, je ne l'ai jamais parlé couramment. A cause de la société que recevait ma mère, et où j'étais choyé, il ne se passait point de jour que je n'eusse l'occasion d'exercer ainsi quatre ou cinq langues, qu'à l'âge de treize ans déjà je parlais sans accent aucun, à peu près indifféremment; mais le français pourtant de préférence, parce que c'était la langue de mon père et que ma mère avait tenu à ce que je l'apprisse d'abord.

"Bielkowski s'occupait beaucoup de moi, comme tous ceux qui voulaient plaire à ma mère; c'est à moi qu'il semblait que l'on fît la cour; mais ce qu'il en faisait, lui, c'était, je crois, sans calcul, car il cédait toujours à sa pente, qu'il avait prompte et de plus d'un côté. Il s'occupait de moi, même en dehors de ce qu'en connaissait ma mère: et je ne laissais pas d'être flatté de l'attachement particulier qu'il me montrait. Cet homme bizarre transforma du jour au lendemain notre existence un peu rassise en une sorte de fête éperdue. Non, il ne suffit pas de dire qu'il s'abandonnait à sa pente: il s'y précipitait, s'y ruait; il apportait à son plaisir une espèce de frénésie.

"Il nous emmena trois étés dans une villa, ou plutôt un château, sur le versant hongrois des Karpathes, près d'Eperjès, où nous allions fréquemment en voiture. Mais plus souvent encore nous montions à cheval; et rien n'amusait plus ma mère que de parcourir à l'aventure la campagne et la forêt des environs, qui sont fort belles. Le poney que m'avait donné Wladimir fut pendant plus d'un an ce que j'aimai le plus au monde.

"Au second été, Ardengo Baldi vint nous rejoindre; c'est alors qu'il m'apprit les échecs. Rompu par Heldenbruck aux calculs de tête, je pris assez vite l'habitude de jouer sans regarder l'échiquier.

"Baldi faisait avec Bielkowski bon ménage. Le soir, dans une tour solitaire, noyés dans le silence du parc et de la forêt, tous quatre nous prolongions assez tard les veillées à battre et rebattre les cartes; car, bien que je ne fusse encore qu'un enfant — j'avais treize ans — Baldi m'avait, par horreur du "mort", appris le whist et à tricher.

"Jongleur, escamoteur, prestidigitateur, acrobate; les premiers temps que celui-vint chez nous, mon imagination sortait à peine du long jeûne à quoi l'avait soumise Heldenbruck; j'étais affamé de merveilles, crédule et de tendre curiosité. Plus tard Baldi m'instruisit de ses tours; mais de pénétrer leur secret ne put effacer la première impression du mystère lorsque, le premier soir, je le vis tout tranquillement allumer à l'ongle de son petit doigt sa cigarette, puis, comme il venait de perdre au jeu, extraire de mon oreille et de mon nez autant de roubles qu'il fallut, ce qui me terrifia littéralement, mais amusa beaucoup la galerie, car il disait, toujours de ce même air tranquille: "Heureusement que cet enfant est une mine inépuisable!"

"Les soirs qu'il se trouvait seul avec ma mère et moi, il inventait toujours quelque jeu nouveau, quelque surprise ou quelque farce; il singeait tous nos familiers, grimaçait, se départait de toute ressemblance avec lui-même, imitait toutes les voix, les cris d'animaux, les bruits d'instruments, tirait de lui des sons bizarres, chantait en s'accompagnant sur la guzla, dansait, cabriolait, marchait sur les mains, bondissait par-dessus tables ou chaises, et, déchaussé, jonglait avec les pieds, à la manière japonaise, faisant pirouetter le paravent ou le guéridon du salon sur la pointe de son orteil; il jonglait avec les mains mieux encore; d'un papier chiffonné, déchiré, faisait éclore maints papillons blancs que je pourchassais de mon souffle et qu'il maintenait suspendus en l'air au-dessus des battements d'un éventail. Ainsi les objets près de lui perdaient poids et réalité, présence même, ou bien prenaient une signification nouvelle, inattendue, baroque, distante de toute utilité: "Il y a bien peu de choses avec quoi il ne soit pas amusant de jongler", disait-il. Avec cela si drôle que je pâmais de rire et que ma mère s'écriait: "Arrêtez-vous, Baldi! Cadio ne pourra plus dormir." Et le fait est que mes nerfs étaient solides pour résister à de pareilles excitations.

"J'ai beaucoup profité de cet enseignement; à Baldi même, sur plus d'un tour, au bout de quelques mois, j'aurais rendu des points, et même...

— Je vois, mon enfant, que vous avez reçu une éducation très soignée, interrompit à ce moment Julius.

Lafcadio se mit à rire, extrêmement amusé par l'air consterné du romancier.

— Oh! rien de tout cela ne pénétra bien avant; n'ayez crainte! Mais il était temps, n'est-ce pas, que l'oncle Faby arrivât. C'est lui qui vint près de ma mère lorsque Bielkowski et Baldi furent appelés à de nouveaux postes.

— Faby? c'est lui dont j'ai vu l'écriture sur la première page de votre carnet?

— Oui. Fabian Taylor, lord Gravensdale. Il nous emmena, ma mère et moi, dans une villa qu'il avait louée près de Duino, sur l'Adriatique, où je me suis beaucoup fortifié. La côte en cet endroit formait une presqu'île rocheuse que la propriété occupait toute. Là, sous les pins, parmi les roches, au fond des criques, ou dans la mer nageant et pagayant, je vivais en sauvage tout le jour. C'est de cette époque que date la photographie que vous avez vue; que j'ai brûlée aussi.

— Il me semble, dit Julius, que, pour la circonstance, vous auriez bien pu vous présenter plus décemment.

— Précisément, je ne le pouvais pas, reprit en riant Lafcadio; sous prétexte de me bronzer, Faby gardait sous clef tous mes costumes, mon linge même...

— Et Madame votre mère, que disait-elle?

— Elle s'en amusait beaucoup; elle disait que si nos invités se scandalisaient, ils n'avaient qu'à partir; mais cela n'empêchait de rester aucun de ceux que nous recevions.

— Pendant tout ce temps-là, votre instruction, mon pauvre enfant!...

— Oui, j'apprenais si facilement que ma mère jusqu'alors l'avait un peu négligée; j'avais seize ans bientôt; ma mère sembla s'en apercevoir brusquement et, après un merveilleux voyage en Algérie que je fis avec l'oncle Faby (ce fut là, je crois, le meilleur temps de ma vie), je fus envoyé à Paris et confié à une espèce de geôlier imperméable, qui s'occupa de mes études.

— Après cette excessive liberté, je comprends en effet que ce temps de contrainte ait pu vous paraître un peu dur.

— Je ne l'aurais jamais supporté, sans Protos. Il vivait à la même pension que moi; pour apprendre le français, disait-on; mais il le parlait à merveille, et je n'ai jamais compris ce qu'il faisait là; non plus que ce que j'y faisais moi-même. Je languissais; je n'avais pas précisément de l'amitié pour Protos, mais je me tournais vers lui comme s'il avait dû m'apporter la délivrance. Passablement plus âgé que moi, il paraissait encore plus que son âge, sans plus rien d'enfantin dans la démarche ni dans les goûts. Ses traits étaient extraordinairement expressifs, quand il voulait, et pouvaient exprimer n'importe quoi; mais, au repos, il prenait l'air d'un imbécile. Un jour que je l'en plaisantais, il me répondit que, dans ce monde, il importait de n'avoir pas trop l'air de ce qu'on était.

"Il ne se tenait point pour satisfait tant qu'il ne paraissait que modeste; il tenait à passer pour sot. Il s'amusait à dire que ce qui perd les hommes c'est de préférer la parade à l'exercice et de ne pas savoir cacher leurs dons; mais il ne disait cela qu'à moi seul. Il vivait à l'écart des autres; et même de moi, le seul de la pension qu'il ne méprisât point. Dès que je l'amenais à parler, il devenait d'une éloquence extraordinaire; mais, taciturne le plus souvent, il semblait ruminer alors de noirs projets, que j'aurais voulu connaître. Quand je lui demandais: qu'est-ce que vous faites ici? (aucun de nous ne le tutoyait) il répondait: je prends mon élan. Il prétendait que, dans la vie, l'on se tire des pas les plus difficiles en sachant se dire à propos: qu'à cela ne tienne! C'est ce que je me suis dit au point de m'évader.

"Parti avec dix-huit francs, j'ai gagné Baden à petites journées, mangeant je ne sais quoi, couchant n'importe où... J'étais un peu défait quand j'arriverai; mais, somme toute, content de moi, car j'avais encore trois francs dans ma poche; il est vrai qu'en route, j'en avais récolté cinq ou six. Je trouvai là-bas ma mère avec mon oncle de Gesvres, qui s'amusa beaucoup de ma fugue, et résolut de me ramener à Paris; il ne se consolait pas, disait-il, que Paris m'eût laissé mauvais souvenir. Et le fait est que, lorsque j'y revins avec lui, Paris m'apparut sous un jour un peu meilleur.

"Le marquis de Gesvres aimait frénétiquement la dépense; c'était un besoin continu, une fringale; on eût dit qu'il me savait gré de l'aider à la satisfaire et de doubler du mien son appétit. Tout au contraire de Faby, lui m'apprit le goût du costume; je crois que je le portais assez bien; avec lui j'étais à bonne école; son élégance était parfaitement naturelle, comme une seconde sincérité. Je m'entendis très bien avec lui. Ensemble nous passions des matinées chez les chemisiers, les bottiers, les tailleurs; il prêtait une attention particulière aux chaussures, par quoi se reconnaissent les gens, disait-il, aussi sûrement et plus secrètement que le reste du vêtement et que par les traits du visage... Il m'apprit à dépenser sans tenir de comptes et sans m'inquiéter par avance si j'aurais de quoi suffire à ma fantaisie, à mon désir ou à ma fain. Il émettait en principe qu'il faut toujours satisfaire celle-ci la dernière, car (je me souviens de ses paroles) désir ou fantaisie, disait-il, sont de sollicitation fugitive, tandis que la faim toujours se retrouve et n'est que plus impérieuse pour avoir attendu plus longtemps. Il m'apprit enfin à ne pas jouir d'une chose davantage, selon qu'elle coûtait plus cher, ni moins si, par chance, elle n'avait coûté rien du tout.

"J'en étais là quand je perdis ma mère. Un télégramme me rappela brusquement à Bucharest; je ne la pus revoir que morte: j'appris là-bas que, depuis le départ du marquis, elle avait beaucoup de dettes que sa fortune suffisait tout juste à payer, de sorte que je n'avais à espérer pas un copeck, pas un pfennig, pas un groschen. Aussitôt après la cérémonie funèbre, je regagnai Paris où je pensais retrouver l'oncle de Gesvres; mais il était parti brusquement pour la Russie, sans laisser d'adresse.

"Je n'ai point à vous dire toutes les réflexions que je fis. Parbleu, j'avais certaines habiletés dans mon sac, moyennant quoi l'on se tire toujours d'affaire; mais plus j'en aurais eu besoin, plus il me répugnait d'y recourir. Heureusement, certaine nuit que je battais le trottoir, un peu perplexe, j'y retrouvai cette Carola Venitequa que vous avez vue, l'ex-maîtresse à Protos, qui m'hospitalisa décemment. A quelques jours de là je fus averti qu'une maigre pension, assez mystérieusement, me serait versée tous les premiers du mois chez un notaire; j'ai l'horreur des éclaircissements et touchai sans chercher plus avant. Puis vous êtes venu... Vous savez à présent à peu près tout ce qu'il me plaisait de vous dire.

— Il est heureux, dit solennellement Julius, il est heureux, Lafcadio, qu'il vous revienne aujourd'hui quelque argent: sans métier, sans instruction, condamné à vivre d'expédients... tel que je vous connais à présent, vous étiez prêt à tout.

— Prêt à rien, au contraire, reprit Lafcadio en regardant Julius gravement. Malgré tout ce que je vous ai dit, je vois que vous me connaissiez mal encore. Rien ne m'empêche autant que le besoin; je n'ai jamais recherché que ce qui ne peut pas me servir.

— Les paradoxes, par exemple. Et vous croyez cela nourrissant?

— Cela dépend des estomacs. Il vous plaît d'appeler paradoxes ce qui rebute au vôtre... Pour moi je me laisserais mourir de faim devant ce ragoût de logique dont j'ai vu que vous alimentez vos personnages.

— Permettez...

— Du moins le héros de votre dernier livre. Est-ce vrai que vous y avez peint votre père? Le souci de le maintenir, partout, toujours, conséquent avec vous et avec soi-même, fidèle à ses devoirs, à ses principes, c'est-à-dire à vos théories... vous jugez ce que, moi précisément, j'en puis dire!... Monsieur de Baraglioul, acceptez ceci qui est vrai: je suis un être d'inconséquence. Et voyez combien je viens de parler! moi, qui hier encore, me considérais comme le plus silencieux, le plus fermé, le plus retrait des êtres. Mais il était bon que nous fissions promptement connaissance; et qu'il n'y ait plus lieu d'y revenir. Demain, ce soir, je rentrerai dans mon secret.

Le romancier, que ces propos désarçonnaient, fit effort pour se remettre en selle:

— Persuadez-vous d'abord qu'il n'y a pas d'inconséquence, non plus en psychologie qu'en physique, commença-t-il. Vous êtes un être en formation et...

Des coups frappés à la porte l'interrompirent. Mais, comme personne ne se montrait, ce fut Julius qui sortit. Par la porte qu'il laissait ouverte, un bruit de voix confus parvenait jusqu'à Lafcadio. Puis il y eut un grand silence. Lafcadio, après dix minutes d'attente, déjà se disposait à partir, quand un domestique en livrée vint à lui:

— Monsieur le comte fait dire à Monsieur le secrétaire qu'il ne le retient plus. Monsieur le comte a reçu à l'instant de mauvaises nouvelles de Monsieur son père et s'excuse de ne pouvoir prendre congé de Monsieur.

Au ton dont tout cela était dit, Lafcadio se douta bien qu'on venait d'annoncer que le vieux comte était mort. Il maîtrisa son émotion.

— Allons! se disait-il en regagnant l'impasse Claude-Bernard, le moment est venu. It is time to launch the ship. D'où que vienne le vent désormais, celui qui soufflera sera le bon. Puisque je ne puis être tout près du vieux, apprêtons-nous à nous éloigner de lui davantage.

En passant devant la loge il remit au portier de l'hôtel la petite boîte qu'il portait sur lui depuis la veille.

— Vous remettrez ce paquet à Mlle Venitequa, ce soir, quand elle rentrera, dit-il. Et veuillez préparer ma note.

Une heure après, sa malle faite, il envoyait chercher un fiacre. Il partit sans donner d'adresse. Celle de son notaire suffisait.


LIVRE TROISIéME


Amédée Fleurissoire


I.


La comtesse Guy de Saint-Prix, soeur puînée de Julius, que la mort du comte Juste-Agénor avait brusquement appelée à Paris, n'était pas depuis longtemps de retour dans le coquet château de Pezac, à quatre kilomètres de Pau, que depuis son veuvage elle ne quittait guère, et moins encore depuis le mariage et l'établissement de ses enfants — lorsqu'elle y reçut une visite singulière.

Elle rentrait d'une de ces promenades matinales qu'elle avait accoutumé de faire dans un léger dog-car conduit par elle-même; on vint l'avertir qu'un capucin l'attendait depuis une heure dans le salon. L'inconnu se recommandait du cardinal André, ainsi que l'attestait la carte de celui-ci qu'on remit à la comtesse; la carte était sous enveloppe; on y lisait, au-dessous du nom du cardinal, de sa fine et presque féminine écriture, ces mots:

Recommande à la toute spéciale attention de la comtesse de Saint-Prix, l'abbé J.P. Salus, chanoine de Virmontal.

C'était tout; et cela suffisait; la comtesse recevait volontiers les gens d'église; de plus, le cardinal André tenait l'âme de la comtesse en sa main. Elle ne fit qu'un bond jusqu'au salon et s'excusa de s'être fait attendre.

Le chanoine de Virmontal était bel homme; sur son noble visage éclatait une mâle énergie qui jurait (si j'ose dire) étrangement avec l'hésitante précaution de ses gestes et de sa voix, comme étonnaient ses cheveux presque blancs, près de la carnation jeune et fraîche de son visage.

Malgré l'affabilité de la comtesse, la conversation s'engageait mal et traînait en phrases de convenance sur le deuil récent de la comtesse, la santé du cardinal André, le nouvel échec de Julius à l'Académie. Cependant la voix de l'abbé se faisait de plus en plus lente et sourde, et l'expression de son visage désolée. Il se levait enfin, mais au lieu de prendre congé:

— J'aurais voulu, Madame la comtesse, et de la part du cardinal, vous entretenir d'un sujet grave. Mais la pièce est sonore; le nombre des portes m'effraie; je crains qu'on nous puisse entendre.

La comtesse adorait confidences et simagrées; elle fit entrer le chanoine dans un boudoir étroit auquel on n'accédait que par le salon, ferma la porte:

— Ici nous sommes à l'abri, dit-elle. Parlez sans crainte.

Mais au lieu de parler, l'abbé qui, en face de la comtesse avait pris place sur un petit fauteuil bas, tira un foulard de sa poche et y étouffa des sanglots convulsifs. Perplexe, la comtesse atteignit sur un guéridon près d'elle un panier à ouvrage, chercha dans le panier un flacon de sels, hésita à l'offrir à son hôte, et prit enfin le parti de le respirer elle-même.

— Excusez-moi, dit enfin l'abbé, sortant du foulard une face congestionnée. Je vous sais trop bonne catholique, Madame la comtesse, pour ne pas bientôt me comprendre et partager mon émotion.

La comtesse avait horreur des effusions; elle réfugia sa bienséance derrière un face-à-main. L'abbé se ressaisit aussitôt, et rapprochant un peu son fauteuil:

— Il m'a fallu, Madame la comtesse, la solennelle assurance du cardinal pour me décider à venir vous parler; oui, l'assurance qu'il m'a donnée que votre foi n'était point de ces fois mondaines, simples revêtements de l'indifférence...

— Venons au fait, Monsieur l'abbé.

— Le cardinal m'a donc assuré que je pouvais avoir en votre discrétion une confiance parfaite; une discrétion de confesseur, si j'ose ainsi dire...

— Mais, Monsieur l'abbé, pardonnez-moi: s'il s'agit d'un secret dont le cardinal soit averti, d'un secret d'une telle gravité, comment ne m'en a-t-il pas parlé lui-même?

Le seul sourire de l'abbé eût déjà fait comprendre à la comtesse l'incongruité de sa question.

— Une lettre! Mais, Madame, à la poste, de nos jours, toutes les lettres des cardinaux sont ouvertes.

— Il pouvait vous confier cette lettre.

— Oui, Madame; mais qui sait ce que peut devenir un papier? Nous sommes tellement surveillés. Il y a plus: le cardinal préfère ignorer ce que je m'apprête à vous dire, n'y être pour rien... Ah! Madame, au dernier moment mon courage m'abandonne et je ne sais si...

— Monsieur l'abbé, vous ne me connaissez pas, et je ne puis donc m'offenser si votre confiance en moi n'est pas plus grande, dit tout doucement la comtesse en détournant la tête et laissant retomber son face-à-main. J'ai pour les secrets que l'on me confie le plus grand respect. Dieu sait si j'ai jamais trahi le moindre. Mais jamais il ne m'est arrivé de solliciter une confidence...

Elle fit un léger mouvement comme pour se lever, l'abbé étendit le bras vers elle.

— Vous m'excuserez, Madame, en daignant considérer que vous êtes la première femme, la première, j'ai dit, qui ait été jugée digne, par ceux qui m'ont confié l'effrayante mission de vous avertir, digne de recevoir et de conserver par-devers elle ce secret. Et je m'effraie, je l'avoue, à sentir cette révélation bien pesante, bien encombrante, pour l'intelligence d'une femme.

— On se fait de grandes illusions sur le peu de capacité de l'intelligence des femmes, dit presque sèchement la comtesse; puis, les mains un peu soulevées, elle cacha sa curiosité sous un air absent, propre à accueillir une importante confidence de l'église. L'abbé rapprocha de nouveau son fauteuil.

Mais le secret que l'abbé Salus s'apprêtait à confier à la comtesse m'apparaît encore aujourd'hui trop déconcertant, trop bizarre, pour que j'ose le rapporter ici sans plus ample précaution:

Il y a le roman, et il y a l'histoire. D'avisés critiques ont considéré le roman comme de l'histoire qui aurait pu être, l'histoire comme un roman qui avait eu lieu. Il faut bien reconnaître, en effet, que l'art du romancier souvent emporte la créance, comme l'événement parfois la défie. Hélas! certains sceptiques esprits nient le fait dès qu'il tranche sur l'ordinaire. Ce n'est pas pour eux que j'écris.


Que le représentant de Dieu sur terre ait pu être enlevé du Saint-Siège, et, par l'opération du Quirinal, volé en quelque sorte à la chrétienté entière - c'est un problème très épineux que je n'ai point la témérité de soulever. Mais il est de fait historique que, vers la fin de l'année 1893, le bruit en courut; il est patent que nombre d'âmes dévotes s'en émurent. Quelques journaux en parlèrent craintivement; on les fit taire. Une brochure sur ce sujet parut à Saint-Malo (1); qu'on fit saisir. C'est que s'ébruitât le récit d'une si abominable forfaiture, que le parti catholique n'osait appuyer ou ne se résignait à couvrir les collectes extraordinaires qu'on entreprit aussitôt à ce sujet. Et sans doute nombre d'âmes pieuses se saignèrent (on estime à près d'un demi-million les sommes recueillies ou dispersées à cette occasion), mais il restait douteux si tous ceux qui recevaient les fonds étaient de vrais dévots, ou parfois des escrocs peut-être. Toujours est-il qu'il fallait pour mener à bien cette quête, à défaut de religieuse conviction, une audace, une habileté, un tact, une éloquence, une connaissance des êtres et des faits, une santé, que seuls pouvaient se piquer d'avoir quelques gaillards tels que Protos, l'ancien copain de Lafcadio. J'avertis honnêtement le lecteur: c'est lui qui se présente aujourd'hui sous l'aspect et le nom emprunté du chanoine de Virmontal.

(1) Compte rendu de la Délivrance de Sa Sainteté Léon XIII emprisonné dans les cachots du Vatican (Saint Malo, imprimerie Y. Billois, rue de l'Orme, 4), 1893.

La comtesse, résolue à n'ouvrir plus les lèvres, à ne plus changer d'attitude, ni même d'expression avant complet épuisement du secret, écoutait imperturbablement le faux prêtre dont peu à peu l'assurance s'affermissait. Il s'était levé et marchait à grands pas. Pour meilleure préparation, il reprenait l'affaire, sinon précisément à ses débuts (le conflit entre la Loge et l'église, essentiel, n'avait-il pas toujours existé?), du moins remontait-il à certains faits où s'était déclarée l'hostilité flagrante. Il avait d'abord invité la comtesse à se souvenir des deux lettres adressées par le pape en décembre 92, l'une au peuple italien, l'autre plus spécialement aux évêques, prémunissant les catholiques contre les agissements des francs-maçons; puis, comme la mémoire faisait défaut à la comtesse, il avait dû remonter en arrière, rappeler l'érection de la statue de Giordano Bruno, décidée, présidée par Crispi derrière qui jusqu'alors s'était dissimulée la Loge. Il avait dit Crispi outré de ce que le pape eût repoussé ses avances, eût refusé de négocier avec lui (et par: négocier, ne fallait-il pas entendre: entrer en composition, se soumettre!). Il avait retracé cette journée tragique: les camps prenant position; les francs-maçons enfin levant le masque, et — tandis que le corps diplomatique accrédité près du Saint-Siège se rendait au Vatican, manifestant par cet acte, en même temps que son mépris pour Crispi, sa vénération pour notre Saint-Père ulcéré — la Loge, enseignes déployées, sur la place Campo dei Fiori où se dressait la provocante idole, acclamant l'illustre blasphémateur.

— Au consistoire qui suivit bientôt après, le 30 juin 1889, continua-t-il (toujours debout, il s'appuyait à présent sur le guéridon, les deux bras en avant, penché vers la comtesse), Léon XIII laissa s'élever son indignation véhémente. Sa protestation fut entendue de la terre entière; et toute la chrétienté trembla en l'entendant parler de quitter Rome! Quitter Rome, j'ai dit!... Tout ceci, Madame la comtesse, vous le savez déjà, vous en avez souffert et vous en souvenez comme moi.

Il reprit sa marche:

— Enfin Crispi fut déchu du pouvoir. L'église allait-elle respirer? En décembre 1892 le pape écrivait donc ces deux lettres. Madame...

Il se rassit, approcha brusquement son fauteuil du canapé et saisissant le bras de la comtesse:

— Un mois après le pape était emprisonné.

La comtesse s'obstinant à demeurer coite, le chanoine lâcha son bras, reprit sur un ton plus posé:

— Je ne cherchai pas, Madame, à vous apitoyer sur les souffrances d'un captif; le coeur des femmes est toujours prompt à s'émouvoir au spectacle des infortunes. Je m'adresse à votre intelligence, comtesse, et vous invite à considérer le désarroi où, chrétiens, la disparition de notre chef spirituel nous a plongés.

Un léger pli se marqua sur le front pâle de la comtesse.

— Plus de pape est affreux, Madame. Mais, qu'à cela ne tienne: un faux pape est plus affreux encore. Car pour dissimuler son crime, que dis-je? pour inviter l'église à se démanteler et à se livrer elle-même, la Loge a installé sur le trône pontifical, en place de Léon XIII, je ne sais quel suppôt du Quirinal, quel mannequin, à l'image de leur sainte victime, quel imposteur, auquel, par crainte de nuire au vrai, il nous faut feindre de nous soumettre, devant lequel, enfin, ô honte! au jubilé s'est incliné la toute entière chrétienté.

A ces mots le mouchoir qu'il tordait dans ses mains se déchira.

— Le premier acte du faux pape fut cette encyclique trop fameuse, l'encyclique à la France, dont le coeur de tout Français digne de ce nom saigne encore. Oui, oui, je sais, Madame, combien votre grand coeur de comtesse a souffert d'entendre la Sainte église renier la sainte cause de la royauté; le Vatican, j'ai dit, applaudir à la République. Hélas! rassurez-vous, Madame! vous vous étonniez à bon droit. Rassurez-vous, Madame la comtesse mais songez à ce que le Saint-Père captif a souffert, entendant ce suppôt imposteur le proclamer républicain!

Puis, se rejetant en arrière, avec un rire sanglotant:

— Et qu'avez-vous pensé, comtesse de Saint-Prix, et qu'avez-vous pensé, comme corollaire à cette cruelle encyclique, de l'audience accordée par notre Saint-Père au rédacteur du Petit Journal? Du Petit Journal, Madame la comtesse, ah! fi donc! Léon XIII au Petit Journal! Vous sentez bien que c'est impossible. Votre noble coeur vous a déjà crié que c'est faux!

— Mais, s'écria la comtesse, n'y pouvant plus tenir, c'est ce qu'il faut crier à toute la terre.

— Non, Madame! c'est ce qu'il faut taire! continua l'abbé, formidable; c'est ce qu'il faut taire d'abord; c'est ce que nous devons taire pour agir.

Puis s'excusant, d'une voix subitement éplorée:

— Vous voyez que je vous parle comme à un homme.

— Vous avez raison, Monsieur l'abbé. Agir, disiez-vous. Vite: qu'avez-vous résolu?

— Ah! je savais trouver chez vous cette noble impatience virile, digne du sang des Baraglioul. Mais rien n'est davantage à craindre, en l'occurrence, hélas! qu'un zèle intempestif. De ces abominables forfaits, si quelques élus aujourd'hui sont avertis, il nous est indispensable, Madame, de compter sur leur discrétion parfaite, sur leur pleine et entière soumission à l'indication qui leur sera donnée en temps opportun. Agir sans nous, c'est agir contre nous. Et, en plus de la désapprobation ecclésiastique qui pourra entraîner... qu'à cela ne tienne: l'excommunication, toute initiative individuelle se heurtera aux démentis catégoriques et formels de notre parti. Il s'agit ici, Madame, d'une croisade; oui, mais d'une croisade cachée. Excusez-moi d'insister sur ce point, mais je suis chargé tout spécialement de vous en avertir par le cardinal, qui veut tout ignorer de cette histoire et qui ne comprendra même pas ce dont il est question si on lui en parle. Le cardinal ne veut pas m'avoir vu; et de même, plus tard, si les événements nous remettent en rapport, qu'il soit bien convenu que, vous et moi, nous ne nous sommes jamais parlé. Notre Saint-Père saura bientôt reconnaître ses vrais serviteurs.

Un peu déçue la comtesse argua timidement:

— Mais alors?

— On agit, Madame la comtesse; on agit, n'ayez crainte. Et je suis même autorisé à vous révéler une partie de notre plan de campagne.

Il se carra dans son fauteuil, bien en face de la comtesse; celle-ci, maintenant, avait levé ses mains à son visage, et restait, le buste en avant, les coudes aux genoux, le menton dans les paumes.

Il commença de raconter que le pape n'était pas enfermé dans le Vatican, mais vraisemblablement dans le Château Saint-Ange, qui, comme le savait certainement la comtesse, communiquait avec le Vatican par un corridor souterrain; qu'il ne serait sans doute point trop malaisé de l'enlever de cette geôle, n'était la crainte quasi superstitieuse que chacun des serviteurs gardait en face de la franc-maçonnerie, bien que de coeur avec l'église. Et c'était là-dessus que comptait la Loge; l'exemple du Saint-Père séquestré maintenait les âmes dans la terreur. Aucun des serviteurs ne consentait à prêter son concours qu'après qu'on l'avait mis à même de s'en aller au loin vivre à l'abri des persécuteurs. D'importantes sommes avaient été consenties à cet usage par des personnes dévotes et de discrétion reconnue. Il ne restait plus à lever qu'un seul obstacle, mais qui réclamait plus que tous les autres réunis. Car cet obstacle était un prince, geôlier en chef de Léon XIII.

— Vous souvient-il, Madame la comtesse, de quel mystère reste enveloppée la double mort de l'archiduc Rodolphe, prince héritier d'Autriche-Hongrie, et de sa jeune épouse, trouvée râlante à ses côtés — Maria Wettsyera, la nièce de la princesse Grazioli, qu'il venait d'épouser?... Suicide, a-t-on dit! Le pistolet n'était là que pour donner le change à l'opinion publique: la vérité c'est qu'ils étaient tous deux empoisonnés. éperdument amoureux, hélas! de Maria Wettsyera, un cousin du grand-duc son mari, grand-duc lui-même, n'avait point supporté de la voir à un autre... Après cet abominable forfait, Jean-Salvator de Lorraine, fils de Marie-Antoinette, grande-duchesse de Toscane, quittait la cour de son parent, l'empereur François-Joseph. Se sachant découvert à Vienne, il allait se dénoncer au pape, l'implorer, le fléchir. Il obtient le pardon. Mais sous prétexte de pénitence, Monaco — le cardinal Monaco La Valette — l'enferma dans le Château Saint-Ange où il gémit depuis trois ans.

Le chanoine avait débité tout cela d'une voix à peu près égale; il prit un temps, puis, avec un petit appel du pied:

— C'est lui que Monaco a établi geôlier en chef de Léon XIII.

— Eh quoi! le cardinal! s'écria la comtesse; un cardinal peut-il donc être franc-maçon?

— Hélas! dit le chanoine pensivement, la Loge a fortement entamé l'église. Vous pensez bien, Madame la comtesse, que si l'église avait mieux su se défendre elle-même, rien de tout cela ne serait arrivé. La Loge n'a pu se saisir de la personne de Notre Saint-Père qu'avec la connivence de quelques compagnons très haut placés.

— Mais c'est affreux!

— Que vous dire de plus, Madame la comtesse? Jean-Salvador croyait être prisonnier de l'église, quand il l'était des francs-maçons. Il ne consent à travailler aujourd'hui à l'élargissement de notre Saint-Père que si on lui permet du même coup de s'enfuir lui-même; et il ne peut s'enfuir que très loin, dans un pays d'où l'extradition n'est pas possible. Il exige deux cent mille francs.

A ces mots Valentine de Saint-Prix, qui depuis quelques instants reculait et laissait retomber ses bras, rejetant la tête en arrière, poussa un faible gémissement et perdit connaissance. Le chanoine s'élança:

— Rassurez-vous, Madame la comtesse — il lui tapait dans les mains: — Qu'à cela ne tienne! — il lui portait le flacon de sels aux narines: — Sur ces deux cent mille francs, nous en avons déjà cent quarante - et comme la comtesse ouvrait un oeil: — La duchesse de Lectoure n'en a consenti que cinquante; il en reste soixante à verser.

— Vous les aurez, murmura presque indistinctement la comtesse.

— Comtesse, l'église ne doutait pas de vous.

Il se leva, très grave, presque solennel, prit un temps, puis:

— Comtesse de Saint-Prix, dit-il, j'ai dans votre généreuse parole la confiance la plus entière; mais songez aux difficultés sans nom qui vont accompagner, gêner, empêcher peut-être la remise de cette somme; somme, j'ai dit, que vous-même devrez oublier de m'avoir donnée, que moi-même je dois être prêt à nier d'avoir touchée, pour laquelle il ne me sera même point permis de vous faire tenir un reçu... Je ne puis guère prudemment la recevoir que de la main à la main, de votre main à la mienne. Nous sommes surveillés. Ma présence au château peut être commentée. Sommes-nous jamais sûrs du domestique? Songez à l'élection du comte de Baraglioul; il ne faut point que je revienne ici.

Et comme après ces mots il restait là, planté sur le parquet sans plus bouger ni parler, la comtesse comprit:

— Mais, Monsieur l'abbé, vous pensez bien pourtant que je n'ai pas sur moi cette somme énorme. Et même...

L'abbé s'impatientait légèrement; elle n'osa donc pas ajouter qu'il lui faudrait sans doute quelque temps pour la réunir (car elle espérait bien n'avoir pas à débourser toute seule). Elle murmurait:

— Comment faire?...

Puis comme le sourcil du chanoine menaçait de plus en plus:

— J'ai bien là-haut quelques bijoux...

— Ah! fi, Madame! les bijoux sont des souvenirs. Me voyez-vous faisant métier de brocanteur? Et pensez-vous que je veuille donner l'éveil en cherchant le meilleur prix? Je risquerais de compromettre du même coup et vous-même et notre entreprise.

Sa voix grave, insensiblement se faisait âpre et violente. Celle de la comtesse tremblait légèrement.

— Attendez un instant, Monsieur le chanoine: je vais voir ce que j'ai dans mes tiroirs.

... Elle redescendit bientôt. Sa main crispée froissait des billets bleus.

— Heureusement, je viens de toucher des fermages. Je puis vous remettre déjà six mille cinq cents francs.

Le chanoine eut un haussement d'épaules.

— Qu'est-ce que vous voulez que je fasse avec ça?

Et avec un mépris attristé, d'un geste noble, il écartait de lui la comtesse:

— Non, Madame, non; je ne prendrai pas ces billets. Je ne les prendrai qu'avec les autres. Les gens intègres exigent l'intégralité. Quand pourrez-vous me remettre toute la somme?

— Combien de temps me laissez-vous? ... Huit jours...? demanda la comtesse qui songeait à collecter.

— Comtesse de Saint-Prix, l'église se serait-elle méprise? Huit jours! Je ne dirai qu'un mot :

LE PAPE ATTEND.

Puis levant les bras au ciel:

— Quoi! vous avez l'insigne honneur de tenir entre vos mains sa délivrance, et vous tardez! Craignez, Madame, craignez que le Seigneur, au jour de votre délivrance à vous, ne fasse également attendre et languir votre âme insuffisante, au seuil du Paradis!

Il devenait menaçant, terrible; puis, brusquement, porta à ses lèvres le crucifix d'un chapelet et s'absenta dans une rapide prière.

— Mais le temps que j'écrive à Paris? gémit la comtesse éperdue.

— Télégraphiez! Que votre banquier verse les soixante mille francs au Crédit Foncier de Pau d'avoir à vous verser incontinent la somme. C'est enfantin.

— J'ai de l'argent à Pau, en dépôt, hasarda-t-elle.

— Chez un banquier?

— Au Crédit Foncier, précisément.

Alors il s'indigna tout à fait.

— Ah! Madame, pourquoi vous faut-il ce détour pour me l'apprendre? Est-ce là l'empressement que vous marquez? Que diriez-vous à présent si je repoussais votre concours?...

Puis, marchant à travers la pièce, les mains croisées derrière le dos, et comme indisposé désormais contre tout ce qu'il pourrait entendre:

— Il y a là plus que de la tiédeur (et il faisait avec la langue de petits claquements propres à manifester son dégoût) et presque de la duplicité.

— Monsieur l'abbé, je vous en supplie...

Durant quelques instants l'abbé continua sa marche, les sourcils bas, inflexible. Puis enfin:

— Vous connaissez, je le sais, l'abbé Boudin, avec qui je déjeune ce matin même (il tira sa montre)... et que je vais mettre en retard. écrivez un chèque à son nom; il touchera pour moi les soixante billets, qu'il pourra tout aussitôt me remettre. Quand vous le reverrez, dites-lui simplement que c'était "pour la chapelle expiatoire"; c'est un homme discret, qui sait vivre et qui n'insistera pas. Eh bien! qu'attendez-vous encore?

La comtesse, prostrée sur le canapé, se souleva, se traîna vers un petit secrétaire qu'elle ouvrit, sortit un carnet oblong, vert olive, dont elle couvrit une feuille de son écriture allongée.

— Excusez-moi de vous avoir un peu brusquée tout à l'heure, Madame la comtesse, dit l'abbé d'une voix adoucie et prenant le chèque qu'elle lui tendait. — Mais de tels intérêts sont en jeu!

Puis glissant le chèque dans une poche intérieure:

— Il serait impie de vous remercier, n'est-ce pas? fût-ce au nom de Celui entre les mains de qui je ne suis qu'un instrument très indigne.

Il eut un bref sanglot qu'il étouffa dans son foulard; mais, se ressaisissant aussitôt, avec un coup de talon rétif, il murmura rapidement une phrase dans une langue étrangère.

— Vous êtes Italien? demanda la comtesse.

— Espagnol! La sincérité de mes sentiments le trahit.

— Pas votre accent. Vraiment vous parlez le français avec une pureté...

— Vous êtes trop aimable, Madame la comtesse, excusez-moi de vous quitter abruptement. Grâce à notre petite combinaison, je vais pouvoir gagner Narbonne ce soir même, où l'archevêque m'attend avec une grande impatience. Adieu!

Il avait pris les mains de la comtesse dans les siennes et la regardait fixement, le buste reculé:

— Adieu, comtesse de Saint-Prix — puis un doigt sur ses lèvres: — Et souvenez-vous qu'un mot de vous peut tout perdre.


Il n'était pas plus tôt sorti que la comtesse courait à son cordon de sonnette.

— Amélie, dites à Pierre qu'il ait à tenir la calèche toute prête, sitôt après le déjeuner, pour aller en ville. Ah! un instant encore... Que Germain enfourche sa bicyclette et porte immédiatement à Mme Fleurissoire le mot que je vais vous donner.

Et, penchée sur le secrétaire qu'elle n'avait point refermé, elle écrivit:

Chère Madame,

Je passerai vous voir tantôt. Attendez-moi vers deux heures. J'ai quelque chose de très grave à vous dire. Arrangez-vous de manière que nous soyons seules.

Elle signa, cacheta, puis tendit l'enveloppe à Amélie.

 

II.


Mme Amédée Fleurissoire, née Péterat, soeur cadette de Véronique Armand-Dubois et de Marguerite de Baraglioul, répondait au nom baroque d'Arnica. Philibert Péterat, botaniste assez célèbre, sous le Second Empire, par ses malheurs conjugaux, avait, dès sa jeunesse, promis des noms de fleurs aux enfants qu'il pourrait avoir. Certains amis trouvèrent un peu particulier le nom de Véronique dont il baptisa le premier; mais lorsqu'au nom de Marguerite, il entendit insinuer qu'il en rabattait, cédait à l'opinion, rejoignait le banal, il résolut, brusquement rebiffé, de gratifier son troisième produit d'un nom si délibérément botanique qu'il fermerait le bec à tous les médisants.

Peu après la naissance d'Arnica, Philibert, dont le caractère s'était aigri, se sépara d'avec sa femme, quitta la capitale et s'alla fixer à Pau. L'épouse s'attardait à Paris l'hiver, mais aux premiers beaux jours regagnait Tarbes, sa ville natale, où elle recevait ses deux aînées dans une vieille maison de famille.

Véronique et Marguerite mi-partissaient l'année entre Tarbes et Pau. Quant à la petite Arnica, méconsidérée par ses soeurs et par sa mère, un peu niaise, il est vrai, et plus touchante que jolie, elle demeurait, été comme hiver, près du père.

La plus grande joie de l'enfant était d'aller herboriser avec son père dans la campagne; mais souvent le maniaque, cédant à son humeur chagrine, la plantait là, partait tout seul pour une énorme randonnée, rentrait fourbu, et sitôt après le repas, se fourrait au lit sans faire à sa fille l'aumône d'un sourire ou d'un mot. Il jouait de la flûte à ses heures de poésie, rabâchant insatiablement les mêmes airs. Le reste du temps il dessinait de minutieux portraits de fleurs.

Une vieille bonne, surnommée Réséda, qui s'occupait de la cuisine et du ménage, avait la garde de l'enfant; elle lui enseigna le peu qu'elle connaissait elle-même. A ce régime, Arnica savait à peine lire à dix ans. Le respect humain avertit enfin Philibert: Arnica entra en pension chez Mme Veuve Semène qui inculquait des rudiments à une douzaine de fillettes et à quelques très jeunes garçons.

Arnica Péterat, sans défiance et sans défense, n'avait jamais imaginé jusqu'à ce jour que son nom pût porter à rire. Elle eut, le jour de son entrée dans la pension, la brusque révélation de son ridicule; le flot de moqueries la courba comme une algue lente; elle rougit, pâlit, pleura; et Mme Semène, en punissant d'un coup toute la classe pour tenue indécente, eut l'art maladroit de charger aussitôt d'animosité un esclaffement d'abord sans malveillance.

Longue, flasque, anémique, hébétée, Arnica restait les bras ballants au milieu de la petite classe, et quand Mme Semène indiqua:

— Sur le troisième banc de gauche, mademoiselle Péterat, - la classe repartit de plus belle en dépit des admonestations.

Pauvre Arnica! la vie n'apparaissait déjà plus devant elle que comme une morne avenue bordée de quolibets et d'avanies. Mme Semène, heureusement, ne resta pas insensible à sa détresse, et bientôt la petite put trouver dans le giron de la veuve un abri.

Volontiers Arnica s'attardait à la pension après les classes plutôt que de ne point trouver son père au foyer; Mme Semène avait une fille, de sept ans plus âgée qu'Arnica, un peu bossue, mais obligeante; dans l'espoir de lui décrocher un mari, Mme Semène recevait le dimanche soir, et même organisait deux fois l'an de petites matinées dominicales, avec récitations et sauterie; y venaient, par reconnaissance, quelques-unes de ses anciennes élèves escortées de leurs parents, et par désoeuvrement, quelques adolescents dépourvus et sans avenir. Arnica fut de toutes ces réunions; fleur sans éclat, discrète, jusqu'à l'effacement, mais qui pourtant, ne devait pas rester inaperçue.

Lorsque, à quatorze ans, Arnica perdit son père, Mme Semène recueillit l'orpheline, que ses soeurs, passablement plus âgées, ne vinrent plus voir que rarement. C'est au cours d'une de ces courtes visites, pourtant, que Marguerite rencontra pour la première fois celui qui, deux ans plus tard, devait devenir son mari: Julius de Baraglioul, alors âgé de vingt-huit ans — en villégiature chez son grand-père Robert de Baraglioul qui, comme nous l'avons dit précédemment, était venu s'établir aux environs de Pau, peu après l'annexion du duché de Parme à la France.

Le brillant mariage de Marguerite (au demeurant ces demoiselles Péterat n'étaient pas absolument sans fortune) faisait, aux yeux éblouis d'Arnica sa soeur encore plus distante; elle se doutait que jamais, penché sur elle, un comte, un Julius, ne viendrait respirer son parfum. Elle enviait sa soeur enfin d'avoir pu s'évader de ce nom désobligeant; Péterat. Le nom de Marguerite était charmant. Qu'il sonnait bien avec de Baraglioul! Hélas! avec quel autre nom marié, celui d'Arnica ne resterait-il pas ridicule?

Rebutée par le positif, son âme inéclose et froissée essayait de la poésie. Elle portait, à seize ans, des deux côtés de son blême visage, ces tombantes boucles que l'on nommait des "repentirs", et ses yeux bleus rêveurs s'étonnaient près de ses cheveux noirs. Sa voix sans timbre n'était point rude; elle lisait des vers et s'évertuait à en écrire. Elle tenait pour poétique tout ce qui l'échappait de la vie.

Aux soirées de Mme Semène, deux jeunes gens fréquentaient, qu'une tendre amitié avait comme associés dès l'enfance; l'un, déjeté sans être grand, non tant maigre qu'efflanqué, aux cheveux plus déteints que blonds, au nez fier, au regard timide: c'était Amedée Fleurissoire. L'autre, gras et courtaud, aux durs cheveux noirs plantés bas, portait, par étrange habitude, la tête constamment inclinée sur l'épaule gauche, la bouche ouverte et la main droite en avant tendue: j'ai dépeint Gaston Blafaphas. Le père d'Amedée était marbrier, entrepreneur de monuments funéraires et marchand de couronnes mortuaires; Gaston était le fils d'un important pharmacien.

(Pour étrange que cela puisse paraître, ce nom de Blafaphas est très répandu dans les villages des contreforts pyrénéens; encore qu'écrit parfois de manières assez différentes. C'est ainsi que dans le seul bourg de Sta..., où l'appelait un examen, celui qui écrit ces lignes a pu voir un Blaphaphas, notaire, un Blafafaz coiffeur, un Blaphaface charcutier, qui, interrogés, ne se reconnaissent aucune origine commune et dont chacun considérait avec un certain mépris le nom au graphisme inélégant des deux autres. — Mais ces remarques philologiques ne sauraient intéresser qu'une classe assez restreinte de lecteurs.)

Qu'eussent été Fleurissoire et Blafaphas l'un sans l'autre? On a peine à l'imaginer. Dans les récréations du lycée, on les voyait toujours ensemble; brimés sans cesse, se consolant, se prêtant patience, renfort. On les nommait les Blafafoires. Leur amitié semblait à chacun l'arche unique, l'oasis dans l'impitoyable désert de la vie. L'un ne goûtait pas une joie qu'il ne la voulût aussitôt partagée; ou, pour mieux dire, rien n'était joie pour l'un que ce qu'il goûtait avec l'autre.

Médiocres élèves, malgré leur désarmante assiduité, et foncièrement réfractaires à toute espèce de culture, les Blafafoires seraient restés toujours les derniers de leur classe, sans l'assistance d'Eudoxe Lévichon qui, moyennant de petites redevances, corrigeait, faisait même leurs devoirs. Ce Lévichon était le fils cadet d'un des principaux bijoutiers de la ville. (Vingt ans auparavant, peu de temps après son mariage avec la fille unique du bijoutier Cohen, — au moment où, par suite de la prospérité de ses affaires, il quittait le bas quartier de la ville pour aller s'établir non loin du casino, — le bijoutier Albert Lévy avait jugé désirable de réunir et d'agglutiner les deux noms, comme il réunissait les deux maisons.)

Blafaphas était endurant, mais Fleurissoire de complexion délicate. Aux approches de la puberté le faciès de Gaston s'obombra, on eût dit que la sève allait empoiler tout son corps; cependant l'épiderme plus susceptible d'Amédée se rebiffait, s'enflammait, boutonnait, comme si le poil eût fait des façons pour sortir. Blafaphas père conseilla des dépuratifs, et chaque lundi Gaston apportait dans sa serviette une fiole de sirop antiscorbutique qu'il remettait en cachette à son ami. Ils usèrent également de pommades.

Vers cette époque Amédée prit son premier rhume; rhume qui malgré l'amène climat de Pau ne céda point de tout l'hiver, et laissa derrière lui une fâcheuse délicatesse du côté des bronches. Ce fut pour Gaston l'occasion de nouveaux soins; il comblait son ami de réglisse, de pâtes au jujube, au lichen et de pastilles pectorales à base d'eucalyptus que le père Blafaphas fabriquait lui-même, d'après la recette d'un vieux curé. Amédée, facilement catarrheux, dut se résigner à ne sortir jamais sans foulard.

Amédée n'avait d'autre ambition que de succéder à son père. Gaston cependant, malgré son apparence indolente, ne manquait pas d'initiative; dès le lycée il s'ingéniait à de menues inventions, à vrai dire plutôt récréatives: une trappe-à-mouches, un pèse-billes, un verrou de sûreté pour son pupitre, qui du reste ne contenait pas plus de secrets que son coeur. Si innocentes que fussent les premières applications de son industrie, elles devaient néanmoins l'amener à des recherches plus sérieuses, qui l'occupèrent dans la suite, et dont le premier résultat fut l'invention de cette "pipe fumivore hygiénique, pour fumeurs délicats de la poitrine et autres", qui resta longtemps exposée à la devanture du pharmacien.


Amédée Fleurissoire et Gaston Blafaphas s'éprirent ensemble d'Arnica; c'était fatal. Chose admirable, cette naissante passion, qu'aussitôt l'un à l'autre ils s'avouèrent, loin de les diviser, ne fit que resserrer leur couture. Et certes Arnica ne leur donna d'abord, à l'un non plus qu'à l'autre, de grands motifs de jalousie. Aucun d'eux du reste ne s'était déclaré; et jamais Arnica n'eût été supposer leur flamme, malgré le tremblement de leur voix lorsque, à ces petites soirées du dimanche chez Mme Semène dont ils étaient les familiers, elle leur offrait le sirop, la verveine ou la camomille. Et tous deux, s'en retournant le soir, célébraient sa décence et sa grâce, s'inquiétaient de sa pâleur, s'enhardissaient...

Ils convinrent de se déclarer l'un et l'autre le même soir, ensemble, puis de s'abandonner à son choix. Arnica, toute neuve devant l'amour, remercia le ciel dans la surprise et la simplicité de son coeur. Elle pria les deux soupirants de lui laisser le temps de réfléchir.

A vrai dire elle ne penchait non plus vers l'un que vers l'autre, et ne s'intéressait à eux que parce qu'eux s'intéressaient à elle, alors qu'elle avait résigné l'espoir d'intéresser jamais personne. Six semaines durant, perplexe de plus en plus, elle s'enivra doucement des hommages de ses prétendants parallèles. Et tandis que dans leurs promenades nocturnes, supputant mutuellement leurs progrès, les Blafafoires se racontaient longuement l'un à l'autre, sans détours, les moindres mots, les regards, les sourires dont elle les avait gratifiés, Arnica, retirée dans sa chambre, écrivait sur des bouts de papier qu'elle brûlait soigneusement ensuite à la flamme de sa bougie, et répétait inlassablement tour à tour: Arnica Blafaphas?... Arnica Fleurissoire? incapable de décider entre l'atrocité de ces deux noms.

Puis brusquement, certain jour de sauterie, elle avait choisi Fleurissoire; Amédée ne venait-il pas de l'appeler Arnîca, en accentuant la pénultième de son nom d'une manière qui lui parut italienne? (inconsidérément du reste, et sans doute entraîné par le piano de Mlle Semène qui rythmait l'atmosphère en ce moment), et ce nom d'Arnica, son propre nom, aussitôt lui était apparu riche d'une musique imprévue, capable lui aussi d'exprimer poésie, amour... Ils étaient tous deux seuls dans un petit parloir à côté du salon, et si près l'un de l'autre que, lorsque Arnica défaillante laissa pencher sa tête lourde de reconnaissance, son front toucha l'épaule d'Amédée qui, très grave, prit alors la main d'Arnica et lui baisa le bout des doigts.

Quand, au retour, Amédée annonça son bonheur à son ami, Gaston, contre son habitude, ne dit rien et, quand ils passèrent devant une lanterne, il parut à Fleurissoire qu'il pleurait. Si grande que fût la naïveté d'Amédée, pouvait-il vraiment supposer que son ami partageait jusqu'à ce dernier point son bonheur? Tout décontenancé, tout penaud, il prit Blafaphas dans ses bras (la rue était déserte) et lui jura que, pour grand que fût son amour, son amitié l'emportait de beaucoup encore, qu'il n'entendait pas que, par son mariage, elle fût en rien diminuée et qu'enfin, plutôt que de sentir Blafaphas souffrant de quelque jalousie, il était prêt à lui promettre, sur son bonheur, de ne jamais user de ses droits conjugaux.

Ni Blafaphas ni Fleurissoire n'étaient de tempérament bien fougueux; pourtant Gaston, que sa virilité occupait un peu davantage, se tut et laissa promettre Amédée.

Peu de temps après le mariage d'Amédée, Gaston qui, pour se consoler, s'était plongé dans le travail, découvrit le Carton Plastique. Cette invention, qui, d'abord n'avait l'air de rien, eut pour premier résultat de revigorer l'amitié quelque peu retombée de Lévichon pour les Blafafoires. Eudoxe Lévichon pressentit aussitôt le parti que la statuaire religieuse pourrait tirer de cette nouvelle matière, qu'il baptisa d'abord, avec un remarquable sentiment des contingences: Carton-Romain (1). La maison Blafaphas, Fleurissoire et Lévichon fut fondée.

(1) Le Carton-Romain-Plastique, annonçait le catalogue, d'invention relativement récente, de fabrication spéciale, dont la maison Blafaphas Fleurissoire et Lévichon garde le secret, remplace fort avantageusement le carton-pierre, le papier-stuc et autres compositions analogues, dont l'usage n'a que trop bien établi toute la défectuosité. (Suivaient les descriptions des différents modèles.)

L'affaire s'élançait avec un capital de soixante mille francs déclarés, sur lesquels les Blafafoires s'inscrivaient à eux deux modestement pour dix mille. Lévichon fournissait généreusement les cinquante autres, n'ayant point supporté que ses deux amis s'obérassent. Il est vrai que sur ces cinquante mille francs, quarante étaient prêtés par Fleurissoire, prélevés sur la dot d'Arnica, remboursables en dix ans, avec un intérêt cumulatif de 4½% — ce qui était plus qu'Arnica n'avait jamais espéré, et ce qui mettait la petite fortune d'Amédée à l'abri des grands risques que cette entreprise ne pouvait manquer de courir. Les Blafafoires, par contre, apportaient l'appui de leurs relations et de celles des Baraglioul, c'est-à-dire, après que le Carton-Romain eût fait ses preuves, la protection de maints membres influents du clergé; ceux-ci (en plus de quelques importantes commandes) persuadèrent maintes petites paroisses de s'adresser à la maison F.B.L. pour répondre aux besoins grandissants des fidèles, l'éducation artistique de plus en plus perfectionnée exigeant des oeuvres plus exquises que celles dont la fruste foi des ancêtres s'était jusqu'à présent contentée. A cet effet quelques artistes, de mérite reconnu par l'église, enrôlés dans l'oeuvre du Carton-Romain, obtinrent de voir enfin leurs oeuvres acceptées par le jury du Salon. Laissant à Pau les Blafafoires, Lévichon s'établit à Paris où comme il avait de l'entregent, la maison avait bientôt pris une extension considérable.

Que la comtesse Valentine de Saint-Prix cherchât, à travers Arnica, à intéresser la maison Blafaphas et Cie à la secrète cause de la délivrance du pape, quoi de plus naturel? et qu'elle eût confiance dans la grande piété des Fleurissoire pour rentrer dans une partie de son avance. Par malheur, les Blafafoires, en raison de la minime somme engagée par eux au début de l'entreprise, ne touchaient que très peu: deux douzièmes sur les revenus avoués et absolument rien sur les autres. C'est ce que la comtesse ignorait, Arnica ayant, de même qu'Amédée, grande pudeur à l'endroit du porte-monnaie.

 

III.


— Chère Madame! Qu'y a-t-il? Votre lettre m'a bien fait peur.

La comtesse se laissa tomber dans le fauteuil qu'avançait vers elle Arnica.

— Ah! Madame Fleurissoire... tenez, laissez-moi vous appeler: chère amie... Cette peine, qui vous touche aussi, nous rapproche. Ah! si vous saviez!...

— Parlez! parlez! ne me laissez pas plus longtemps dans l'attente.

— Mais ce que je viens d'apprendre, et que je vais vous dire, doit rester un secret entre nous.

— Je n'ai jamais trahi la confiance de personne, dit dolemment Arnica, à qui personne encore n'avait jamais confié aucun secret.

— Vous n'allez pas y croire.

— Si! si, gémissait Arnica.

— Ah! gémissait la comtesse. Tenez, serez-vous assez bonne pour me préparer une tasse de n'importe quoi... Je sens que je m'en vais.

— Voulez-vous de la verveine? du tilleul? de la camomille?

— N'importe quoi... Du thé plutôt... Je refusais d'y croire d'abord.

— Il y a de l'eau bouillante à la cuisine. Ce sera l'affaire d'un instant.

Et tandis qu'Arnica s'affairait, l'oeil intéressé de la comtesse expertisait le salon. Il y régnait une modestie décourageante. Des chaises de reps vert, un fauteuil en velours grenat, un autre en vulgaire tapisserie, dans lequel elle était assise; une table, une console d'acajou; devant le foyer, un tapis en chenilles de laine; sur la cheminée, des deux côtés d'une pendule en albâtre, sous globe, deux grands vases d'albâtre ajourés, sous globes pareillement; sur la table, un album de photographies de famille; sur la console, une image de Notre-Dame de Lourdes dans sa grotte, en carton-romain, modèle réduit — tout déconseillait la comtesse, qui sentait le coeur lui manquer.

Après tout, c'étaient peut-être des faux pauvres, des avaricieux...

Arnica revenait avec la théière, le sucre et une tasse, sur un plateau.

— Je vous donne beaucoup de mal.

— Oh! je vous en prie!... Seulement je préfère que ce soit avant; parce qu'après je n'aurais plus la force.

— Eh bien! voilà, commença Valentine après qu'Arnica se fut assise: Le pape...

— Non! Ne me dites pas! ne me dites pas! fit aussitôt Mme Fleurissoire, étendant la main devant elle; puis poussant un faible cri elle retomba en arrière, les yeux clos.

— Ma pauvre amie! ma pauvre chère amie, disait la comtesse en lui tapotant le poignet. Je savais bien que ce secret serait au-dessus de vos forces

Enfin Arnica ouvrit un oeil et murmura tristement:

— Il est mort?

Alors Valentine, se penchant vers elle, lui glissa dans l'oreille:

— Emprisonné.

La stupeur fit revenir à elle Mme Fleurissoire; et Valentine commença son long récit, trébuchant sur les dates, s'embrouillant dans la chronologie; mais le fait était là, certain, indiscutable: notre Saint-Père était tombé entre les mains des infidèles; on organisait secrètement, pour le délivrer, une croisade; et il fallait d'abord, pour mener à bien celle-ci, beaucoup d'argent.

— Qu'est-ce que va dire Amédée? gémissait Arnica consternée.

Il ne devait rentrer que le soir, parti en promenade avec son ami Blafaphas...

— Surtout recommandez-lui bien le secret, répéta Valentine plusieurs fois, en prenant congé d'Arnica. — Embrassons-nous, ma chère amie; bon courage! — Arnica, confuse, tendait à la comtesse son front moite. — Demain je passerai savoir ce que vous pensez pouvoir faire. Consultez monsieur Fleurissoire; mais songez qu'il y va de l'église!... Et c'est bien entendu: à votre mari seulement! Vous me le promettez: pas un mot; n'est-ce pas? pas un mot.

La comtesse de Saint-Prix avait laissé Arnica dans un état de dépression très voisin de la défaillance. Lorsque Amédée rentra de promenade:

— Mon ami, lui dit-elle aussitôt, je viens d'apprendre quelque chose d'excessivement triste. Le pauvre Saint-Père est emprisonné.

— Pas possible! fit Amédée comme il aurait dit: Bah!

Alors Arnica, éclatant en sanglots:

— Je savais bien, je savais bien que tu ne me croirais pas.

— Mais voyons, voyons, ma chérie... reprenait Amédée en dépouillant le pardessus sans lequel il ne sortait pas volontiers, par crainte des changements brusques de température. Songes-tu? Tout le monde saurait cela, si on avait touché au Saint-Père. ça se lirait dans les journaux... Et qui est-ce qui aurait pu l'emprisonner?

— Valentine dit que c'est la Loge.

Amédée regarda Arnica avec l'idée qu'elle était devenue folle. Il dit pourtant:

— La Loge!... Quelle Loge?

— Mais comment veux-tu que je sache? Valentine a promis de ne pas en parler.

— Qui est-ce qui lui a raconté tout cela?

— Elle m'a défendu de le dire... Un chanoine, qui est venu de la part d'un cardinal, avec sa carte...

Arnica n'entendait rien aux affaires publiques et, de ce que lui avait raconté Mme de Saint-Prix, ne se faisait qu'une représentation confuse. Les mots captivité, emprisonnement levaient devant ses yeux des images ténébreuses et semi-romantiques; le mot croisade l'exaltait infiniment, et lorsque, enfin ébranlé, Amédée parla de partir, elle le vit soudain en cuirasse et en heaume, à cheval... Lui marchait à présent à grands pas à travers la pièce; il disait:

— D'abord, de l'argent, nous n'en avons pas... Et tu crois que cela me suffirait, d'en donner! Tu crois, parce que je me serais privé de quelques billets, que je pourrais reposer tranquille?... Mais, chère amie, si ce que tu me dis est vrai, c'est une chose épouvantable, et qui ne nous permet pas de nous reposer.
épouvantable, tu comprends.

— Oui, je sens bien, épouvantable... Mais tout de même explique-moi un peu... pourquoi?

— Oh! s'il faut à présent que je t'explique!... et Amédée, la sueur aux tempes, levait des bras découragés.

— Non! non, reprenait-il; ce n'est pas de l'argent qu'il faut donner ici; c'est soi-même. Je vais consulter Blafaphas; nous verrons ce qu'il me dira.

— Valentine de Saint-Prix m'a bien fait promettre de ne point parler de cela à personne, hasarda timidement Arnica.

— Blafaphas n'est pas quelqu'un; et nous lui recommanderons de garder cela pour lui seul, strictement.

— Comment veux-tu partir sans qu'on le sache?

— On saura que je pars, mais on ne saura pas où je vais.

Puis, se tournant vers elle, sur un ton pathétique, il implorait: Arnica, ma chérie... laisse-moi y aller.

Elle sanglotait. A présent c'était elle qui réclamait l'appui de Blafaphas. Amédée l'allait quérir, quand, de lui-même, l'autre s'amena, frappant à la vitre du salon d'abord, selon son habitude.

— Voilà bien la plus curieuse histoire que j'aie entendue de ma vie, s'écria-t-il dès qu'on l'eut mis au fait. Non! mais en vérité, qui se serait attendu à rien de pareil? — Et brusquement, avant que Fleurissoire eût rien dit de ses intentions: — Mon ami, nous n'avons qu'une chose à faire: partir.

— Tu vois, dit Amédée, c'est sa première pensée.

— Moi, malheureusement, je suis retenu par la santé de mon pauvre père, fut la seconde.

— Après tout, il vaut mieux que je sois seul, reprit Amédée. A deux, nous nous ferions remarquer.

— Vas-tu seulement savoir comment t'y prendre?

Alors Amédée levait le haut du corps et les sourcils avec l'air de dire: Je ferai de mon mieux, que veux-tu! Blafaphas continuait:

— Vas-tu savoir à qui t'adresser? Où aller?... Au juste qu'est-ce que tu vas faire là-bas?

— D'abord reconnaître ce qui en est.

— Car enfin, si rien de tout cela n'était vrai?

— Précisément, je ne peux pas rester dans le doute.

Et Gaston s'écriait aussitôt:

— Moi non plus.

— Mon ami, réfléchis encore, essayait Arnica.

— C'est tout réfléchi: Je pars secrètement, mais je pars.

— Quand? Tu n'as rien de prêt.

— Dès ce soir. Que me faut-il tant?

— Mais tu n'as jamais voyagé. Tu ne vas pas savoir.

— Tu verras cela, ma petite. Je vous raconterai mes aventures, disait-il avec un gentil petit ricanement qui lui secouait la pomme d'Adam.

— Tu vas t'enrhumer, c'est certain.

— Je mettrai ton foulard.

Il s'arrêtait dans sa marche, pour soulever du bout de l'index le menton d'Arnica, comme on fait aux poupons que l'on veut amener à sourire. Gaston gardait une attitude réservée. Amédée s'approcha de lui:

— Je compte sur toi pour consulter l'indicateur. Tu me diras quand j'ai un bon train pour Marseille; avec des troisièmes. Si, si, je tiens à prendre des troisièmes. Enfin prépare-moi un horaire détaillé, avec les endroits où il faut que je change; et les buffets; jusqu'à la frontière; après, je serai lancé, je me débrouillerai et Dieu me guidera jusqu'à Rome. Vous m'écrirez là-bas, poste restante.

L'importance de sa mission lui surchauffait périlleusement la cervelle. Après que Gaston fut reparti il arpentait toujours la pièce; il murmurait:

— Qu'à moi soit réservé cela! plein d'une admiration et d'une reconnaissance attendrie: il avait donc enfin sa raison d'être. Ah! par pitié, Madame, ne le retenez pas! Il est si peu d'êtres sur terre qui savent trouver leur emploi.

Tout ce qu'obtint Arnica c'est qu'il passât encore cette nuit auprès d'elle, Gaston ayant d'ailleurs marqué sur l'horaire, qu'il apporta dans la soirée, le train de 8 heures du matin comme le plus pratique.


Ce matin-là, il pleuvait dru. Amédée ne consentit point à ce qu'Arnica ni Gaston l'accompagnassent à la gare. Et personne n'eut un regard d'adieu pour le cocasse voyageur aux yeux d'alose, au col caché par un foulard grenat, qui tenait à la main droite une valise de toile grise où sa carte de visite était clouée, à la main gauche un vieux riflard, sur le bras un châle à carreaux verts et bruns — qu'emporta le train vers Marseille.

 

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