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Les Caves du Vatican

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IV.


Vers cette époque, un important congrès de sociologie rappelait à Rome le comte Julius de Baraglioul. Il n'était peut-être pas spécialement convoqué (ayant sur les questions sociales plutôt des convictions que des compétences), mais il se réjouissait de cette occasion d'entrer en rapport avec quelques illustres sommités. Et comme Milan se trouvait tout naturellement sur sa route, Milan, où, comme l'on sait, sur les conseils du père Anselme, les Armand-Dubois étaient allés demeurer, il en profiterait pour revoir un peu son beau-frère.

Le jour même que Fleurissoire quittait Pau, Julius sonnait à la porte d'Anthime.

On l'introduisit dans un misérable appartement de trois pièces — si l'on peut compter pour une pièce l'obscure soupente où Véronique faisait elle-même cuire quelques légumes, ordinaire de leurs repas. Un hideux réflecteur de métal renvoyait blafard le jour étroit d'une courette; Julius, gardant à la main son chapeau plutôt que de le poser sur la douteuse toile cirée qui recouvrait une table ovale, et restant debout par horreur de la molesquine, saisit le bras d'Anthime et s'écria:

— Vous ne pouvez rester ici, mon pauvre ami.

— De quoi me plaignez-vous? dit Anthime.

Au bruit des voix Véronique était accourue:

— Croiriez-vous, mon cher Julius, qu'il ne trouve rien d'autre à dire, devant les passe-droits et les abus de confiance dont vous nous voyez victimes.

— Qui vous a fait partir pour Milan?

— Le père Anselme; de toute façon nous ne pouvions garder l'appartement in Lucina.

— Qu'en avions-nous besoin? dit Anthime.

— Là n'est pas la question. Le père Anselme vous promettait compensation. A-t-il connu votre misère?

— Il feint de l'ignorer, dit Véronique.

— Il faut vous plaindre à l'évêque de Tarbes.

— C'est ce qu'Anthime a fait.

— Qu'a-t-il dit?

— C'est un excellent homme; il m'a vivement encouragé dans ma foi.

— Mais depuis que vous êtes ici, n'en avez-vous appelé à personne?

— J'ai failli voir le cardinal Pazzi qui m'avait marqué de l'attention, et à qui j'avais récemment écrit; il a bien passé par Milan, mais il m'a fait dire par son valet...

— Qu'une crise de goutte regrettait de le tenir à la chambre, interrompit Véronique.

— Mais c'est abominable! Il faut en aviser Rampolla, s'écria Julius.

— L'aviser de quoi, cher ami? il est de fait que je suis un peu dénué; mais qu'avons-nous besoin davantage? J'errais, du temps de ma prospérité; j'étais pécheur; j'étais malade. A présent, me voici guéri. Jadis vous aviez beau jeu de me plaindre. Vous le savez, pourtant: les faux biens détournent de Dieu.

— Mais enfin ces faux biens vous sont dus. Je consens que l'église vous enseigne à les mépriser, mais non point qu'elle vous en frustre.

— Voilà parler, dit Véronique. Avec quel soulagement je vous écoute, Julius. Ses résignations, à lui, me font bouillir; pas moyen de l'amener à se défendre; il s'est laissé plumer comme un oison, disant merci à tous ceux qui voulaient bien prendre, et prenaient au nom du Seigneur.

— Véronique, il m'est pénible de t'entendre parler ainsi; tout ce qu'on fait au nom du Seigneur est bien fait.

— Si vous trouvez plaisant d'être jobard...

— Dans jobard il y a Job, mon ami.

Alors Véronique, se tournant vers Julius:

— Vous l'entendez? Eh bien! il est pareil à cela tous les jours; il n'a plus en bouche que des capucinades; et quand j'ai bien trimé, faisant marché, cuisine et ménage, Monsieur cite son évangile, trouve que je m'agite pour bien des choses et me conseille de regarder les lis des champs.

— Je t'aide de mon mieux, mon amie, reprit Anthime, d'une voix séraphique; je t'ai maintes fois proposé, puisque je suis ingambe à présent, d'aller au marché ou de faire le ménage à ta place.

— Ce n'est point là affaire aux pantalons. Contente-toi d'écrire tes homélies, et tâche seulement à te les faire payer un peu plus. Puis sur un ton toujours plus irrité (elle naguère si souriante!): — Si ce n'est pas une honte! quand on songe à ce qu'il gagnait à La Dépêche avec ses articles impies: Et les quelques rotins que lui verse aujourd'hui Le Pèlerin pour ses prônes, il trouve encore moyen d'en laisser les trois quarts aux pauvres.

— Alors c'est un saint tout à fait!... s'écriait Julius consterné.

— Ah! ce qu'il m'agace avec sa sainteté!... Tenez: savez-vous ce que c'est que ça? — et elle allait dans un coin sombre de la pièce, quérir une cage à poulets: — Ce sont deux rats auxquels Monsieur le savant a crevé les yeux, dans le temps.

— Hélas! Véronique, pourquoi revenez-vous là-dessus? Vous les nourrissiez bien, du temps que j'expérimentais sur eux; et je vous le reprochais alors... Oui, Julius, du temps de mes forfaits, j'avais, par vaine curiosité scientifique, aveuglé ces pauvres animaux, j'en ai charge à présent; ce n'est que naturel.

— Je voudrais bien que l'église trouvât également naturel de faire pour vous ce que vous faites pour ces rats, après vous avoir aveuglé tout de même.

— Aveuglé, dites-vous! Est-ce vous qui parlez ainsi? Illuminé, mon frère; illuminé.

— Je vous parle du positif. L'état dans lequel on vous abandonne est pour moi chose inadmissible. L'église a pris des engagements envers vous; il est de nécessité qu'elle les tienne; pour son honneur, et pour notre foi. — Puis se tournant vers Véronique: — Si vous n'avez rien obtenu, adressez-vous plus haut encore, toujours plus haut. Que parlais-je de Rampolla? C'est au pape lui-même à présent que je veux porter une supplique; au pape qui n'ignore pas votre conversion. Un tel déni de justice mérite qu'il en soit instruit. Dès demain je retourne à Rome.

— Vous nous resterez bien à dîner, hasarda craintivement Véronique.

— Excusez-moi; je n'ai pas l'estomac très solide (et Julius, dont les ongles étaient soignés, remarquait les gros doigts courts, carrés du bout, d'Anthime); à mon retour de Rome, je vous verrai plus longuement, et je vous entretiendrai, cher Anthime, du nouveau livre que je prépare.

— J'ai relu ces jours derniers l'Air des Cimes et trouvé ça meilleur qu'il ne m'avait paru d'abord.

— Tant pis pour vous! C'est un livre manqué; je vous expliquerai pourquoi quand vous serez en état de m'entendre et d'apprécier les étranges préoccupations qui m'habitent. J'ai trop à dire. Motus pour aujourd'hui.

Il quitta les Armand-Dubois leur ayant souhaité bon espoir.

 

 

LIVRE QUATRIèME

LE MILLE-PATTES

"Et je ne puis approuver que ceux qui cherchent en gémissant."

Pascal, 3421.


I.


Amédée Fleurissoire avait quitté Pau avec cinq cents francs dans sa poche, qui certainement devaient suffire à son voyage, malgré les faux frais où l'entraînait sans doute la malignité de la Loge. Puis, si la somme ne suffisait pas, s'il se voyait contraint de prolonger davantage son séjour, il ferait appel à Blafaphas qui tenait à sa disposition une petite réserve.

Personne à Pau ne devant savoir où il allait, il n'avait pris billet que pour Marseille. De Marseille à Rome le billet de troisième ne coûtait que trente-huit francs quarante et lui laissait la faculté de s'arrêter en cours de route; ce dont il pensait profiter pour satisfaire, non point à la curiosité des lieux étranges qu'il n'avait jamais eue vive, mais à son besoin de sommeil qu'il avait extraordinairement exigeant. C'est-à-dire qu'il redoutait par-dessus tout l'insomnie; et, comme il importait à l'église qu'il arrivât à Rome bien gaillard, il ne regardait pas à la remise de deux jours, à quelques frais d'hôtel en sus... Qu'était-ce que cela auprès d'une nuit en wagon, blanche à n'en pas douter, et malsaine particulièrement à cause des exhalaisons des autres voyageurs; puis, si l'un d'eux désireux de renouveler l'air, s'avisait d'ouvrir une fenêtre, alors c'était le rhume assuré... Il coucherait donc une première nuit à Marseille, une seconde à Gênes, dans quelqu'un de ces hôtels point fastueux mais confortables, comme on en trouve facilement dans le voisinage des gares; et n'arriverait à Rome que le surlendemain soir.


Au demeurant il s'amusait de ce voyage, et de le faire seul, enfin; à quarante-sept ans, n'ayant encore jamais vécu que sous tutelle, escorté partout par sa femme ou par son ami Blafaphas. Calé dans son coin de wagon, il souriait avec un air de chèvre, du bout des dents, souhaitant bénigne aventure. Tout alla bien jusqu'à Marseille.

Le second jour il fit un faux départ. Tout absorbé dans la lecture du _Baedeker_ de l'Italie Centrale qu'il venait d'acheter, il se trompa de train et fila droit sur Lyon, ne s'en aperçut qu'à Arles, au moment où le train repartait, et dut poursuivre jusqu'à Tarascon; il dut redéfaire la route; puis il prit un train du soir qui le porta jusqu'à Toulon, plutôt que de coucher une nouvelle nuit à Marseille où les punaises l'avaient gêné.

La chambre n'avait pourtant pas mauvais aspect, qui donnait sur la Canebière; ni le lit, ma foi! dans lequel il s'était étendu en confiance après avoir plié ses vêtements, fait ses comptes et ses prières. Il tombait de sommeil et s'était endormi aussitôt.


Les punaises ont des moeurs particulières; elles attendent que la bougie soit soufflée, et, sitôt dans le noir, s'élancent. Elles ne se dirigent pas au hasard; vont droit au cou, qu'elles prédilectionnent; s'adressent parfois aux poignets; quelques rares préfèrent les chevilles. On ne sait trop pourquoi elles infusent sous la peau du dormeur une subtile huile urticante dont la virulence à la moindre friction s'exaspère...

La démangeaison qui réveilla Fleurissoire était si vive qu'il ralluma sa bougie et courut au miroir contempler, sous le maxillaire inférieur, une rougeur confuse semée d'indistincts petits points blancs; mais la camoufle éclairait mal; la glace était de tain sali, son regard brouillé de sommeil... Il se recoucha, frottant toujours; éteignit de nouveau; ralluma cinq minutes après, la cuisson devenant intolérable; bondit à sa toilette, mouilla dans le broc son mouchoir et l'appliqua sur la zone enflammée; celle-ci, toujours plus étendue, atteignait à présent la clavicule. Amédée crut qu'il tombait malade et pria; puis éteignit encore. Le répit apporté par la fraîcheur de la compresse fut de courte durée pour laisser le patient se rendormir; à présent se joignait à l'atrocité de l'urticaire la gêne d'un col de chemise trempé; qu'il trempait aussi de ses larmes. Et tout à coup ils sursauta d'horreur: des punaises! ce sont des punaises!... Il s'étonna de n'y avoir pas pensé plus tôt; mais il ne connaissait l'insecte que de nom, et comment aurait-il assimilé l'effet d'une morsure précise à cette brûlure indéfinie? Il jaillit hors du lit; pour la troisième fois ralluma la bougie.

Théorique et nerveux, il se faisait, comme beaucoup de gens, des idées fausses sur les punaises, et, glacé de dégoût, commença par les chercher sur lui; n'en vit mie; pensa s'être trompé; déjà se recroyait malade. Rien sur les draps non plus; mais, avant de se recoucher, l'idée lui vint pourtant de soulever son traversin. Il aperçut alors trois minuscules pastilles noirâtres, qui prestement se muchèrent dans un repli de drap. C'étaient elles!

Posant sa bougie sur le lit, il les traqua, ouvrit le pli, en surprit cinq que, par dégoût, n'osant escarbouiller contre son ongle, il précipita dans son pot de chambre et commissa. Quelques instants il les regarda se débattre, content, féroce, et du coup se sentit un peu soulagé. Se recoucha; souffla.

Les démangeaisons presque aussitôt redoublèrent; de nouvelles, sur la nuque, à présent. Exaspéré il ralluma, se releva, enleva cette fois sa chemise pour en examiner le col à loisir. Enfin il distingua, au ras de la couture, courir, d'imperceptibles points rouge clair, qu'il écrasa contre la toile, où ils firent une marque de sang; les sales bêtes, si petites, il avait peine à croire que ce fussent déjà des punaises; mais, peu après, soulevant de nouveau son traversin, il en dénicha une énorme: leur mère assurément; alors encouragé, excité, amusé presque, il enleva le traversin, défit ses draps, et commença de fouiller avec méthode. A présent il se figurait partout en voir; mais somme toute n'en prit que quatre; se recoucha et put goûter une heure de calme.

Puis les brûlures recommencèrent. Il partit à la chasse une fois encore; puis enfin, excédé, se laissa faire et remarqua que la cuisson, s'il n'y touchait pas, se calmait somme toute assez vite. A l'aube les dernières, repues, le laissèrent. Il dormait d'un sommeil profond quand le garçon vint le réveiller pour son train.


A Toulon ce furent les puces.

Sans doute les avait-ils récoltées en wagon. Toute la nuit il se gratta, tourna et retourna sans dormir. Il les sentait qui lui couraient le long des jambes, lui chatouillaient les reins, l'enfiévraient. Comme il était de peau délicate, d'exubérants boutons se soulevaient sous leurs morsures, qu'il enflammait en se grattant comme à plaisir. Il ralluma plusieurs fois sa bougie; il se relevait, enlevait sa chemise, la remettait, sans avoir pu en tuer une; à peine les apercevait-il un instant: elles échappaient à sa prise, et, même s'il parvenait à les saisir, lorsqu'il les croyait mortes, aplaties sous son doigt, elles se regonflaient à l'instant même, repartaient sitôt sauves et bondissaient comme devant. Il en venait à regretter les punaises. Il enrageait, et dans l'énervement de ce pourchas inutile acheva de compromettre son sommeil.

Et toute la journée du lendemain ses boutons de la nuit le démangèrent, tandis que des chatouillements neufs l'avertissaient qu'il était toujours fréquenté. L'excessive chaleur augmentait considérablement son malaise. Le wagon regorgeait d'ouvriers qui buvaient, fumaient, crachaient, rotaient, et mangeaient un cervelas d'une senteur tellement forte que Fleurissoire, à plus d'un coup, pensa vomir. Il n'osa cependant quitter ce compartiment qu'à la frontière, de crainte que les ouvriers, le voyant monter dans un autre, n'allassent supposer qu'ils le gênaient; dans le compartiment où ensuite il monta, une volumineuse nourrice changeait les couches de son poupon. Il tâcha néanmoins de dormir; mais il était alors gêné par son chapeau. C'était un de ces chapeaux plats, de paille blanche à ruban noir, de l'espèce de ceux qu'on appelle communément: canotiers. Quand Fleurissoire le laissait dans sa position ordinaire, le bord rigide écartait sa tête de la cloison; si, pour s'appuyer, il relevait un peu le chapeau, la cloison le précipitait en avant; lorsque, au contraire, il réprimait le chapeau en arrière, le bord se coinçait alors entre la cloison et sa nuque et le canotier au-dessus de son front se levait comme une soupape. Il prit le parti de l'enlever complètement et de se couvrir le chef de son foulard que, par crainte du jour, il laissait retomber devant ses yeux. Du moins il s'était précautionné pour la nuit: il avait acheté à Toulon, le matin, une boîte de poudre insecticide et, dût-il payer cher, pensait-il, il n'hésiterait pas, ce soir-là, à descendre dans un des meilleurs hôtels; car si cette nuit il ne dormait pas davantage, dans quel état de misère physiologique arriverait-il à Rome? à la merci du moindre franc-maçon.

Devant la gare de Gênes stationnaient les omnibus des principaux hôtels; il alla droit à l'un des plus cossus, sans se laisser intimider par la morgue du laquais qui s'empara de sa piteuse valise; mais Amédée ne s'en voulait point séparer; il refusa de la laisser poser sur le dessus de la voiture, exigea qu'on la mît, là, près de lui, sur le coussin de la banquette. Dans le vestibule de l'hôtel le portier en parlant français le mit à l'aise; alors il se lança et, non content de demander "une très bonne chambre", s'enquit des prix de celles qu'on lui proposait, résolu, au-dessous de douze francs, à ne rien trouver à sa convenance.

La chambre de dix-sept francs pour laquelle il se décida, après en avoir visité plusieurs, était vaste, propre, élégante, sans excès; le lit avançait dans la pièce, un lit de cuivre, net, assurément inhabité, à qui le pyrèthre eût fait injure. Dans une sorte d'armoire énorme, la toilette était dissimulée. Deux larges fenêtres ouvraient sur un jardin; Amédée, penché vers la nuit, contempla d'indistincts et sombres feuillages, longuement, laissant l'air tiède lentement calmer sa fièvre et le persuader au sommeil. Au-dessus du lit, un voile de tulle retombait en brouillard exactement de trois côtés; de petits cordonnets, semblables aux ris d'une voile, le relevaient par-devant dans une courbe gracieuse. Fleurissoire reconnut là ce qu'on appelle: moustiquaire — dont il avait toujours dédaigné d'user.

Après s'être lavé, il s'étendit avec délices dans les draps frais. Il laissait la fenêtre ouverte; non toute grande assurément, par crainte du rhume et de l'ophtalmie, mais un des battants rabattu de manière que ne lui parvinssent pas directement les effluves; fit ses comptes et ses prières, puis éteignit. (L'éclairage était électrique, qu'on arrêtait en chavirant la chevillette d'un interrupteur de courant.)


Fleurissoire allait s'endormir lorsqu'un mince chantonnement vint lui remémorer cette précaution, qu'il n'avait point prise, de n'ouvrir la fenêtre qu'après avoir éteint; car la lumière attire les moustiques. Il lui souvint aussi d'avoir lu quelque part des remerciements au bon Dieu pour avoir doué l'insecte volatile d'une petite musique particulière, propre à avertir le dormeur à l'instant qu'il allait être piqué. Puis, il fit retomber tout autour de lui la mousseline infranchissable. "Combien cela ne vaut-il pas mieux, après tout, pensait-il en s'assoupissant, que ces petits cônes en feutre d'herbe sèche, que, sous le nom baroque de _fidibus_, débite le père Blafaphas; on les allume sur une soucoupe de métal; il se consument en répandant une grande abondance de fumée narcotique; mais devant que d'engourdir les moustiques, ils asphyxient à demi le dormeur. Fidibus! quel drôle de nom! Fidibus..." Il s'endormait déjà quand, soudain, à l'aile gauche du nez, une vive piqûre. Il y porta la main; et tandis qu'il palpait doucement le cuisant soulèvement de sa chair: piqûre au poignet. Puis, contre son oreille un zézaiement narquois... Horreur! il avait enfermé l'ennemi dans la place! Il atteignit la chevillette et rétablit le courant.

Oui! le moustique était là, posé, tout en haut de la moustiquaire. Un peu presbyte, Amédée le distinguait fort bien, fluet jusqu'à l'absurde, campé sur quatre pieds et portant rejetée en arrière la dernière paire de pattes, longue et comme bouclée; l'insolent! Amédée se dressa debout sur son lit. Mais comment écraser l'insecte contre un tissu fuyant, vaporeux?... N'importe! il donna du plat de la main, si fort, sit vite, qu'il crut avoir crevé la moustiquaire. A coup sûr le moustique y était; il chercha des yeux le cadavre; ne vit rien; mais sentit une nouvelle piqûre au jarret.

Alors, pour protéger du moins le plus possible de sa personne, il rentra dans son lit; puis resta peut-être un quart d'heure, hébété, n'osant plus éteindre. Puis, tout de même rassuré, ne voyant ni n'entendant plus d'ennemi, éteignit. Et tout de suite la musique recommença.

Alors il ressorti un bras, gardant la main près du visage, et, par instants, quand il en croyait sentir un, bien posé, sur son front ou sa joue, appliquait une vaste claque. Mais, sitôt après, il entendait de nouveau l'insecte chanter.

Après quoi il eut l'idée de se couvrir la tête de son foulard, ce qui gêna considérablement sa volupté respiratoire, et ne l'empêcha pas d'être piqué au menton.

Alors le moustique, repu sans doute, se tint coi; du moins Amédée, vaincu par le sommeil, cessa-t-il de l'entendre; il avait enlevé le foulard et dormait d'un sommeil enfiévré; il se grattait tout en dormant. Le lendemain matin son nez, qu'il avait naturellement aquilin, ressemblait à un nez d'ivrogne; le bouton du jarret bourgeonnait comme un clou et celui du menton avait pris un aspect volcanique — qu'il recommanda à la sollicitude du barbier lorsque, avant de quitter Gênes, il se fit raser, pour arriver décent à Rome.

 

II.


A Rome, comme il lanternait devant la gare, sa valise à la main, si fatigué, si désorienté, si perplexe qu'il ne se décidait à rien et ne se sentait plus de force que pour repousser les avances des portiers d'hôtels, Fleurissoire eut la fortune de rencontrer un facchino qui parlait français. Baptistin était un jeune natif de Marseille, presque glabre encore, à l'oeil vif, qui, reconnaissant en Fleurissoire un pays, s'offrit à le guider et à lui porter sa valise.


Fleurissoire, durant la longueur du voyage, avait potassé son _Baedeker_. Une sorte d'instinct, de pressentiment, d'avertissement intérieur, détourna presque aussitôt du Vatican sa pieuse sollicitude, pour la concentrer sur le Château Saint-Ange, l'ancien Mausolée d'Adrien, cette geôle célèbre qui, dans de secrets cachots, avait jadis abrité maints prisonniers illustres, et qu'un corridor souterrain relie, paraît-il, au Vatican.

Il contemplait le plan. — "C'est là qu'il faut trouver à ce loger", avait-il décidé, posant l'index sur le quai di Tordinona, en face du Château Saint-Ange. Et, par une conjoncture providentielle, c'est aussi là que se proposait de l'entraîner Baptistin; non sur le quai précisément, qui n'est à proprement parler qu'une chaussée, mais tout auprès: via dei Vecchierelli, c'est-à-dire: des petits vieillards, la troisième rue, en partant du ponte Umberto, qui vient buter sur le remblai; il connaissait une maison tranquille (des fenêtres du troisième, en se penchant un peu, on aperçoit le Mausolée), où des dames très complaisantes parlent toutes les langues, et une en particulier le français.

— Si Monsieur est fatigué on peut prendre une voiture; c'est loin... Oui, l'air est plus frais ce soir; il a plu; un peu de marche après le long trajet fait du bien... Non, la valise n'est pas trop lourde; je la porterai bien jusque-là... Pour la première fois à Rome! Monsieur vient de Toulouse peut-être?... Non; de Pau. J'aurais dû reconnaître l'accent.

Ainsi causant ils cheminaient. Ils prirent la via Viminale; puis la via Agostino Depretis, qui joint le Viminale au Pincio; puis, par la via Nazionale, ils gagnèrent le Corso, qu'ils traversèrent; à partir de quoi ils progressèrent à travers un labyrinthe de ruelles sans nom. La valise n'était pas si lourde qu'elle ne permît au facchino un pas très allongé que Fleurissoire n'emboîtait qu'à grand-peine. Il trottinait derrière Baptistin, recru de fatigue et fondu de chaleur.

— Nous y voici, dit enfin Baptistin, alors que l'autre allait demander grâce.

La rue, ou plutôt: la ruelle des Vecchierelli, était étroite et ténébreuse, au point que Fleurissoire hésitait à s'y engager. Baptistin cependant était entré dans la seconde maison de droite, dont la porte ouvrait à quelques mètres du coin du quai; au même instant Fleurissoire vit un _bersagliere_ en sortir; l'uniforme élégant, qu'il avait déjà remarqué à la frontière, le rassura; car il avait confiance dans l'armée. Il avança de quelques pas. Une dame parut sur le seuil, la patronne de l'auberge apparemment, qui lui sourit d'un air affable. Elle portait un tablier de satin noir, des bracelets, un ruban de taffetas céruléen autour du cou; ses cheveux noirs de jais, ramenés en édifice sur le sommet de la tête, pesaient sur un énorme peigne d'écaille.

— Ta valise est montée au troisième, dit-elle à Amédée, qui dans le tutoiement surprit une coutume italienne, ou la connaissance insuffisante du français.

— _Grazia!_ répondit-il en souriant à son tour. Grazia! C'était: _merci_, le seul mot italien qu'il sût dire et qu'il jugeait poli de mettre au féminin quand il remerciait une dame.

Il monta, reprenant haleine et courage à chaque palier, car il était rendu et l'escalier sordide travaillait à le désespérer. Les paliers se succédaient toutes les dix marches, l'escalier hésitant, biaisant, s'y reprenant à trois fois avant de parvenir à l'étage. Au plafond du premier palier, faisant face à l'entrée, une cage à serin était suspendue que l'on pouvait voir de la rue. Sur le second palier un chat rogneux avait traîné un peu de merluche qu'il s'apprêtait à déglutir. Sur le troisième palier donnaient les cabinets d'aisance, dont la porte grande ouverte laissait voir, à côté du siège, une vase haut de forme en terre jaune, du calice duquel sortait le manche d'un petit balai; sur ce palier Amédée ne s'arrêta point.

Au premier étage, un quinquet à la gazoline fumait à côté d'une large porte vitrée sur laquelle, en caractères dépolis, le mot _Salone_ était inscrit; mais la pièce était sombre: à travers le verre, Amédée ne distinguait qu'à peine, sur le mur qui lui faisait face, une glace au cadre doré.

Il atteignait le septième palier, lorsqu'un nouveau militaire, un artilleur cette fois, sorti d'une des chambres du second, le heurta, descendant très vite, qui passa, bredouillant en riant quelque excuse italienne, après l'avoir remis en équilibre; car Fleurissoire paraissait ivre et, de fatigue, ne tenait plus qu'à peine debout. Rassuré par le premier uniforme, il fut plutôt inquiété par le second.

— Ces militaires vont faire bien du train, pensa-t-il. Heureusement que ma chambre est au troisième; j'aime mieux les avoir au-dessous.

Il n'avait pas plus tôt dépassé le second étage qu'une femme au peignoir béant, aux cheveux défaits, accourue du fond du couloir, le héla.

— Elle me prend pour quelque autre, se dit-il, et il se pressa de monter en détournant les yeux pour ne point la gêner d'avoir été surprise peu vêtue.

Au troisième étage il arriva tout essoufflé et retrouva Baptistin; celui-ci parlait italien avec une femme d'âge indécis, qui lui rappela extraordinairement, mais en moins gras, la cuisinière des Blafaphas.

—Votre valise est au numéro seize, la troisièe porte. Faites attention, en passant, au seau qui est dans le couloir.

— Je l'ai mis dehors parce qu'il fuyait, expliqua la femme, en français.

La porte du seize était ouverte; sur une table, une bougie allumée éclairait la chambre et jetait un peu de clarté dans le corridor où, devant la porte du quinze, autour d'un seau de toilette en métal, luisait sur le dallage une flaque, que Fleurissoire enjamba. Une odeur âcre en émanait. La valise était là, en évidence, sur une chaise. Sitôt dans l'atmosphère étouffée de la chambre, Amédée sentit la tête lui tourner, et, jetant sur le lit son parapluie, son châle et son chapeau, se laissa tomber dans un fauteuil. Son front ruisselait; il crut qu'il allait se trouver mal.

— C'est Mme Carola, qui cause le français, dit Baptistin.

Tous deux étaient entrés dans la chambre.

— Ouvrez un peu la fenêtre, soupira Fleurissoire, incapable de se lever.

— Oh! ce qu'il a chaud! disait Mme Carola en épongeant le visage blême et suant avec un petit mouchoir parfumé qu'elle sortit de son corsage.

— On va le pousser près de la croisée.

Et soulevant à eux deux le fauteuil dans lequel Amédée balancé, aux trois quarts évanoui, se laissait faire, ils le mirent à même de respirer, au lieu des relents du couloir, les puanteurs variées de la rue. La fraîcheur cependant le ranima. Fouillant dans son gousset il en sortit le tortillon de cinq lires qu'il avait préparé pour Baptistin:

— Je vous remercie bien. A présent laissez-moi.

Le facchino sortit.

— Tu n'aurais pas dû lui donner tant, dit Carola.

Amédée acceptait le tutoiement pour une coutume italienne; il ne songeait plus à présent qu'à se coucher; mais Carola ne semblait point prête à partir; alors, emporté par la politesse, il causa.

— Vous parlez français aussi bien qu'une Française.

— C'est pas étonnant; je suis de Paris. Et vous?

— Moi je suis du Midi.

— J'avais deviné ça. En vous voyant, je me disais: ce Monsieur doit être de la province. C'est la première fois que vous venez en Italie?

— La première.

— Vous venez pour affaires.

— Oui.

— C'est beau, Rome. Il y a beaucoup à voir.

— Oui... Mais ce soir je suis un peu fatigué, hasardait-il; et, comme pour s'excuser: — Je voyage depuis trois jours.

— C'est long pour venir ici.

— Et je n'ai pas dormi depuis trois nuits.

A ces mots, Mme Carola, avec cette subite familiarité italienne qui ne laissait pas d'interloquer encore Fleurissoire, lui pinçant le menton:

— Polisson! fit-elle.

Ce geste ramena quelque peu de sang au visage d'Amédée qui, soucieux d'écarter aussitôt l'insinuation désobligeante, parla puces, punaises, moustiques, longuement.

— Ici tu n'auras rien de tout cela. Tu vois comme c'est propre.

— Oui; j'espère que je vais bien dormir.

Mais elle ne partait toujours pas. Il se souleva péniblement du fauteuil, porta la main aux premiers boutons de son gilet, en hasardant:

— Je crois que je vais me coucher.

Mme Carola comprit la gêne de Fleurissoire:

— Tu veux que je te laisse un peu, je vois, dit-elle avec tact.

Aussitôt qu'elle fut sortie, Fleurissoire donna un tour de clef à la porte, sortit sa chemise de nuit de sa valise et se mit au lit. Mais apparemment le pêne de la serrure ne mordait pas, car il n'avait pas encore soufflé sa bougie, que la tête de Carola reparut dans la porte entrebâillée, derrière le lit, tout près du lit, souriante...


Une heure plus tard, quand il se ressaisit, Carola gisait contre lui, couchée entre ses bras, toute nue.

Il dégagea de dessous elle son bras gauche qui s'aigrissait, puis s'écarta. Elle dormait. Une faible lueur, montée de la ruelle, emplissait la chambre, et l'on n'entendait d'autre bruit que celui de la respiration égale de cette femme. Alors Amédée Fleurissoire, qui ressentait tout le long du corps et dans l'âme un alanguissement insolite, sortit d'entre les draps ses jambes maigres et, assis sur le bord du lit, il pleura.

Comme la sueur tantôt, les larmes à présent lavaient sa face et se mêlaient à la poussière du wagon; elles jaillissaient sans bruit, sans arrêt, à petit flot, du fond de lui, comme d'une source cachée. Il songeait à Arnica, à Blafaphas, hélas! Ah! s'ils l'avaient pu voir! Jamais plus il n'oserait, à présent, reprendre sa place auprès d'eux... Puis il songeait à sa mission auguste, désormais compromise; il gémissait à demi-voix:

— C'en est fait! Je ne suis plus digne... Ah! c'en est fait! C'en est fait!

L'accent étrange de ses soupirs cependant avait réveillé Carola. A présent, à genoux au pied du lit, il martelait à petits coups de poing sa débile poitrine, et Carola stupéfaite l'entendait claquer des dents, et, parmi ses sanglots, répéter:

— Sauve qui peut! L'église croule...

A la fin, n'y tenant plus:

— Mais qu'est-ce qui te prend, mon pauvre vieux? Tu deviens fou?

Il se tourna vers elle:

— Je vous en prie, madame Carola, laissez-moi... Il faut absolument que je reste seul. Je vous reverrai demain matin.

Puis comme, somme toute, il n'en voulait qu'à lui, il l'embrassa doucement sur l'épaule:

— Ah! ce que nous avons fait là, vous ne savez pas combien c'est grave. Non, non! Vous ne savez pas. Vous ne pourrez jamais savoir.

 

III.

 

Sous le nom pompeux de _Croisade pour la délivrance du Pape_, l'entreprise d'escroquerie étendait sur plus d'une département français ses ramifications ténébreuses; Protos, le faux chanoine de Virmontal, n'en était pas le seul agent, non plus que la comtesse de Saint-Prix n'en était la seule victime. Et toutes les victimes ne présentaient pas une égale complaisance, si bien encore tous les agents eussent fait preuve d'une égale dextérité. Même Protos, l'ancien ami de Lafcadio, après opération, devait garder à carreau; il vivait dans une continuelle appréhension que le clergé, le vrai, ne devînt instruit de l'affaire, et dépensait à protéger ses derrières autant d'ingéniosité qu'à pousser de l'avant; mais il était divers, et, de plus, admirablement secondé; d'un bout à l'autre de la bande (elle avait nom _le Mille-Pattes_) régnaient une entente et une discipline merveilleuse.


Averti le même soir par Baptistin de l'arrivée de l'étranger et passablement alarmé d'apprendre que celui-ci venait de Pau, Protos, dès sept heures du matin, s'amena le lendemain chez Carola. Elle était encore couchée.

Les renseignements qu'il obtint d'elle, le confus récit qu'elle fit des événements de la nuit, de l'angoisse du "pèlerin" (c'est ainsi qu'elle surnommait Amédée), de ses protestations, de ses larmes, ne pouvaient lui laisser de doutes. Décidément la prédication de Pau portait fruit; mais non point précisement la sorte de fruits qu'eût pu souhaiter Protos; il fallait tenir l'oeil ouvert sur ce croisé naïf qui, par ses maladresses, pourrait bien éventer la mèche...

— Allons! laisse-moi passer, dit-il brusquement à Carola.

Cette phrase pouvait paraître bizarre, car Carola restait couchée; mais le bizarre n'arrêtait point Protos. Il mit un genou sur le lit; passa l'autre par-dessus la femme, et pirouetta si habilement que, repoussant un peu le lit, il se trouva d'un coup entre le lit et la muraille. Sans doute Carola était-elle habituée à ce manège, car elle demanda simplement:

— Qu'est-ce que tu vas faire?

— Me mettre en curé, répondit Protos, non moins simplement.

— Tu ressors par ce côté?

Protos hésita un instant, puis:

— Tu as raison; c'est plus naturel.

Ainsi disant, il se baissa, fit jouer une porte secrète, dissimulée dans le revêtement du mur, et si basse que le lit la cachait complètement. Au moment qu'il passait sous la porte, Carola lui saisit l'épaule:

— écoute, lui dit-elle avec une sorte de gravité, à celui-ci je ne veux pas que tu fasses de mal.

— Puisque j'te dis que j'me mets en curé!

Dès qu'il eut disparu, Carola se leva et commença de s'habiller.

Je ne sais trop que penser de Carola Venitequa. Ce cri qu'elle vient de pousser me laisse supposer que le coeur, chez elle, n'est pas encore trop profondément corrompu. Ainsi parfois, au sein même de l'abjection, tout à coup se découvrent d'étranges délicatesses sentimentales, comme croît une fleur azurée au milieu d'un tas de fumier. Essentiellement soumise et dévouée, Carola, ainsi que tant d'autres femmes, avait besoin d'un directeur. Abandonnée de Lafcadio, elle s'était aussitôt lancée à la recherche de son premier amant, Protos, — par défi, par dépit, pour se venger. Elle avait de nouveau connu de dures heures — et Protos ne l'avait pas plus tôt retrouvée qu'il en avait fait sa chose, de nouveau. Car Protos aimait dominer.

Un autre que Protos aurait pu relever, réhabiliter cette femme. Il eût fallu d'abord le vouloir. On eût dit, au contraire, que Protos prenait à tâche de l'avilir. Nous avons vu les services honteux que ce bandit réclamait d'elle; il semblait, à vrai dire, que ce fût sans trop de reluctance que cette femme s'y pliait; mais, une âme qui se révolte contre l'ignominie de son sort, souvent ses premiers sursauts demeurent inaperçus d'elle-même; ce n'est qu'à la faveur de l'amour que le regimbement secret se révèle. Carola s'éprenait-elle d'Amédée? Il serait téméraire de le prétendre; mais, au contact de cette pureté, sa corruption s'était émue; et le cri que j'ai rapporté, indubitablement, avait jailli du coeur.

Protos rentra. Il n'avait pas changé de costume. Il tenait à la main un paquet de hardes qu'il posa sur une chaise.

— Eh bien quoi? dit-elle.

— J'ai réfléchi. Il faut d'abord que je passe à la poste et que j'examine son courrier. Je ne me changerai qu'à midi. Passe-moi ton miroir.

Il s'approcha de la fenêtre, et, penché sur son reflet, ajusta une paire de moustaches châtaines, à peine un peu plus claires que ses cheveux, coupées au ras de la lèvre.

— Appelle Baptistin.

Carola achevait de s'apprêter. Elle alla tirer, près de la porte, une ficelle.

— Je t'ai déjà dit que je ne voulais plus te voir avec ces boutons de manchettes. ça te fait remarquer.

— Tu sais bien qui me les a donnés.

— Précisément.

— Tu serais jaloux, toi?

— Grosse bête!

A ce moment Baptistin frappa à la porte et entra.

— Tiens! tâche à te remonter d'un cran dans l'échelle, lui dit Protos, en montrant, sur la chaise, la veste, le col et la cravate qu'il avait rapportés d'outre-mur. — Tu vas accompagner ton client à travers la ville. Je ne te le prendrai que vers le soir. D'ici là ne le perds pas de vue.


C'est à Saint-Louis-des-Français qu'alla se confesser Amédée, de préférence à Saint-Pierre dont l'énormité l'écrasait. Baptistin le guidait; qui le mena ensuite à la poste. Comme il fallait s'y attendre, le _Mille-Pattes_ y comptait des affidés. La petite carte de visite clouée sur le couvercle de la valise avait appris le nom de Fleurissoire à Baptistin; qui l'avait appris à Protos; celui-ci n'avait eu aucun mal à se faire remettre par un employé complaisant une lettre d'Arnica, ni aucun scrupule à la lire.

— C'est curieux! s'écria Fleurissoire, lorsqu'une heure plus tard il vint à son tour réclamer son courrier — c'est curieux! on dirait que l'enveloppe a été ouverte.

— Ici cela arrive souvent, dit flegmatiquement Baptistin.

Heureusement la prudente Arnica ne risquait que des allusions très discrètes. La lettre était du reste très courte; elle recommandait simplement, sur les conseils de l'abbé Mure, d'aller voir à Naples le cardinal San-Felice S.B. "avant de rien essayer". On ne pouvait souhaiter termes plus vagues et, partant, moins compromettants.

 

IV.


Devant le Mausolée d'Adrien, qu'on appelle Château Saint-Ange, Fleurissoire éprouva une âcre déconvenue. La masse énorme de l'édifice s'élevait au milieu d'une cour intérieure, interdite au public et dans laquelle seuls les voyageurs munis de cartes pouvaient entrer. Même il était spécifié qu'ils devaient être accompagnés d'un gardien...

Certes ces précautions excessives confirmaient les soupçons d'Amédée; mais aussi bien lui permettaient-elles de mesurer l'extravagante difficulté de l'entreprise. Sur le quai à peu près désert à cette fin de jour, le long du mur extérieur qui défendait l'approche du château, Fleurissoire errait donc, enfin débarrassé de Baptistin. Devant le pont-levis de l'entrée, il passait, repassait, l'âme sombre et découragée, puis s'écartait jusqu'au bord du Tibre et tâchait, par-dessus cette première enceinte, d'en apercevoir un peu plus.


Il n'avait pas prêté jusqu'à présent attention à un prêtre (ils sont à Rome si nombreux!) assis non loin de là sur un banc, en apparence plongé dans son bréviaire, mais qui depuis longtemps l'observait. Le digne ecclésiastique portait long un abondant cheveu d'argent, et son teint jeune et frais, indice d'une vie pure, contrastait avec cet apanage de la vieillesse. Rien qu'au visage on aurait reconnu le prêtre, et à je ne sais quoi de décent qui le caractérise: le prêtre français. Comme Fleurissoire, pour la troisième fois, allait passer devant le banc, brusquement l'abbé se leva, vint à lui et, d'une voix qui tenait du sanglot:

— Quoi! je ne suis pas seul! Quoi! vous aussi vous le cherchez!

Ainsi disant, il cacha son visage dans ses mains où ses sanglots, trop longtemps contenus, éclatèrent. Puis, tout à coup, se ressaisissant:

— Imprudent! imprudent! cache tes larmes! étouffe tes soupirs!... Et saisissant Amédée par les bras: — Ne restons pas ici, Monsieur, l'on nous observe. Déjà l'émotion dont je n'ai pu me défendre est remarquée.

Amédée à présent emboîtait le pas, stupéfait.

— Mais comment; — put-il enfin trouver à dire — mais comment avez-vous pu deviner pourquoi je suis ici?

— Veuille le ciel n'avoir permis qu'à moi de le surprendre; mais votre inquiétude, mais les tristes regards avec lesquels vous inspectiez ces lieux, pouvaient-ils échapper à celui qui depuis trois semaines les hante le jour et la nuit? Hélas, Monsieur! aussitôt que je vous ai vu, je ne sais quel pressentiment, quel avertissement d'en haut, m'a fait reconnaître pour soeur de la mienne votre... Attention! quelqu'un vient. Pour l'amour du ciel, feignez une grande insouciance.

Un porteur de légumes avançait sur le quai en sens inverse. Aussitôt, comme semblant poursuivre une phrase, sans changer de ton, mais sur un temps plus animé:

- Voilà pourquoi ces _Virginias_, si appréciés de certains fumeurs, ne s'allument jamais qu'à la flamme d'une bougie, après qu'on a retiré de leur intérieur cette fine paille qui a pour but de réserver à travers le cigare un petit conduit par où puisse circuler la fumée. Un _Virginia_ qui ne tire pas bien n'est bon qu'à jeter. J'ai vu des fumeurs délicats en allumer, Monsieur, jusqu'à six avant d'en trouver un à leur convenance...

Et dès que l'autre fut dépassé:

— Avez-vous vu comme il nous regardait? Il fallait à tout prix donner le change.

— Quoi! s'écria Fleurissoire ahuri, se pourrait-il que ce vulgaire maraîcher soit un de ceux, lui aussi, dont nous devions nous défier?

— Monsieur, je ne le saurais affirmer; mais je le suppose. Les alentours de ce château sont particulièrement surveillés; des agents d'une police spéciale sans cesse y rôdent. Pour ne point éveiller les soupçons, ils se présentent sous les revêtements les plus divers. Ces gens sont si habiles, si habiles! et nous si crédules, si naturellement confiants! Mais si je vous disais, Monsieur, que j'ai failli tout compromettre en ne me méfiant pas d'un facchino sans apparence, à qui j'ai simplement, le soir de mon arrivée, laissé porter mon modeste bagage, de la gare au logement où je suis descendu. Il parlait français, et bien que je parle l'italien couramment depuis mon enfance... vous auriez éprouvé sans doute vous-même cette émotion, contre laquelle je n'ai pas su me défendre, en entendant sur terre étrangère parler ma langue maternelle... Eh bien, ce facchino...

— Il en était?

— Il en était. J'ai pu, à peu près, m'en convaincre. Heureusement, je n'avais que très peu parlé.

— Vous me faites trembler dit Fleurissoire; moi aussi, le soir de mon arrivée, c'est-à-dire hier soir, je suis tombé entre les mains d'un guide à qui j'ai confié ma valise et qui parlait français.

— Juste ciel! fit le curé plein d'épouvante; avait-il nom peut-être: Baptistin?

— Baptistin: c'est lui! gémit Amédée qui sentit ses genoux fléchir.

— Malheureux: que lui avez-vous dit? — Le curé lui pressait le bras.

— Rien dont il me souvienne.

— Cherchez; cherchez! Rappelez-vous, au nom du ciel!...

— Non vraiment, balbutiait Amédée terrifié; je ne crois pas lui avoir rien dit.

— Qu'aurez-vous laissé voir?

— Non, rien, vraiment, je vous assure. Mais vous faites très bien de m'avertir.

— Dans quel hôtel vous a-t-il emmené?

— Je ne suis pas à l'hôtel; j'ai pris chambre particulière.

— Qu'à cela ne tienne. Enfin où êtes-vous descendu?

— Dans une petite rue que certainement vous ne pouvez pas connaître, bredouilla Fleurissoire extrêmement gêné. — Peu importe: je n'y resterai pas.

— Faites bien attention: si vous partez trop vite, vous aurez l'air de vous défier.

— Oui, peut-être. Vous avez raison: il vaut mieux que je n'en parte pas tout de suite.

— Mais combien je remercie le ciel qui vous a fait arriver à Rome aujourd'hui; un jour plus tard et je vous manquais! Demain, pas plus tard que demain, je dois aller à Naples voir une sainte et importante personne qui, en secret, s'occupe beaucoup de l'affaire.

— Ne serait-ce pas le cardinal San-Felice? demanda Fleurissoire tout tremblant d'émotion.

Le curé stupéfait fit deux pas en arrière:

— Comment le savez-vous? Puis, se rapprochant: — Mais pourquoi m'étonner? Seul à Naples il est dans le secret de ce qui nous occupe.

— Vous... le connaissez bien?

— Si je le connais! Hélas! mon bon Monsieur, c'est à lui que je dois... Mais peu importe. Vous pensiez l'aller voir?

— Sans doute; s'il le faut.

— C'est l'homme le meilleur... D'un geste brusque, il s'essuya le coin de l'oeil. — Naturellement vous savez où l'aller trouver?

— N'importe qui pourra me renseigner, je suppose. A Naples chacun le connaît.

— Certes! Mais vous n'avez pas l'intention, il va sans dire, de mettre tout Naples au courant de votre visite? Il ne se peut faire du reste, que l'on vous ait instruit de sa participation dans... ce que nous savons, et peut-être confié pour lui quelque message, sans vous avoir enseigné du même coup la manière de l'aborder.

— Excusez-moi, dit craintivement Fleurissoire, à qui Arnica n'avait transmis aucune indication de ce genre.

— Quoi! votre intention pouvait-elle être de l'aller trouver tout de go? même à l'archevêché peut-être! — l'abbé se mit à rire — et de vous ouvrir à lui sans détour!

— Je vous avoue que...

— Mais savez-vous bien, Monsieur, reprit l'autre d'un ton sévère, savez-vous bien que vous risquiez de le faire emprisonner à son tour?

Il marquait une contrariété si vive que Fleurissoire n'osait parler.

— Une cause si rare confiée à de tels imprudents! murmurait Protos, qui sortit de sa poche l'extrémité d'un rosaire, puis le rentra, puis se signa fébrilement; puis, se retournant vers son compagnon:

— Mais enfin, Monsieur, qui vous a prié de vous mêler de cette affaire? De qui suivez-vous les instructions?

— Pardonnez-moi, Monsieur l'abbé, dit confusément Fleurissoire, je n'ai reçu d'instruction de personne: je suis une pauvre âme pleine d'angoisse et qui cherche de son côté.

Ces humbles paroles semblèrent désarmer le curé; il tendit la main à Fleurissoire:

— Je vous ai parlé durement... mais c'est que de tels dangers nous entourent! Puis, après une courte hésitation: Tenez! Voulez-vous m'accompagner demain? Nous irons voir ensemble mon ami... et levant les yeux au ciel: Oui, j'ose l'appeler: mon ami, reprit-il d'un ton pénétré. — Arrêtons-nous un instant sur ce banc. Je vais écrire un mot que nous signerons tous les deux, par lequel nous le préviendrons de notre visite. Mis à la poste avant 6 heures (18 heures, comme ils disent ici), il le recevra demain matin et se tiendra prêt à nous accueillir vers midi; même, sans doute, pourrons-nous déjeuner avec lui.

Ils s'assirent. Protos sortit un carnet de sa poche et sur une feuille vierge commença, sous les yeux hagards d'Amédée:

_Ma vieille..._

Puis, amusé de la stupeur de l'autre, il sourit, très calme

— Alors, c'est au cardinal que vous auriez écrit, si on vous avait laissé faire?

Et sur un ton plus amical il voulut bien renseigner Amédée: Une fois par semaine le cardinal San-Felice quittait l'archevêché clandestinement, en costume de simple abbé, devenait le chapelain Bardolotti, se rendait sur les pentes du Vomero et, dans une modeste villa, recevait quelques rares intimes et les lettres secrètes que les initiés lui adressaient sous ce faux nom. Mais même sous ce déguisement vulgaire il ne se sentait pas à l'abri: il n'était pas bien sûr que les lettres qui lui parvenaient par la poste ne fussent pas ouvertes, et suppliait que, dans la lettre, rien de significatif ne fût dit, que, dans le ton de la lettre, rien ne laissât pressentir son éminence, ne respirât, si peu que ce soit, le respect.

A présent qu'il était de mèche, Amédée souriait à son tour.

— _Ma vieille_... Voyons; qu'est-ce qu'on va lui dire à cette chère vieille? plaisantait l'abbé, hésitant du bout du crayon: — Ah!: _Je t'amène un vieux rigolo._ (Si! si! laissez: je sais le ton qu'il faut!) _Sors une bouteille ou deux de falerne, que demain nous viendrons siffler avec toi. On rira._ — Tenez: signez aussi.

— Je ferais peut-être mieux de ne pas mettre mon vrai nom.

— Vous, cela n'a pas d'importance, reprit Protos qui, à côté du nom d'Amédée Fleurissoire, écrivit: _Cave._

— Oh! très habile!

— Quoi? cela vous étonne que je signe de ce nom-là: Cave? Vous n'avez que celle du Vatican dans la tête. Apprenez ceci, mon bon monsieur Fleurissoire: _Cave_ est un mot latin qui veut dire aussi: PRENDS GARDE!

Le tout était dit sur un ton si supérieur et si bizarre que le pauvre Amédée sentit un frisson lui descendre le long du dos. Cela ne dura qu'un instant; l'abbé Cave avait déjà repris son ton affable, et, tendant à Fleurissoire l'enveloppe où il venait d'inscrire l'adresse apocryphe du cardinal:

— Voudrez-vous la mettre à la poste vous-même: c'est plus prudent: les lettres des curés sont ouvertes. Et maintenant, séparons-nous; il ne faut pas qu'on nous voie davantage ensemble. Convenons de nous retrouver demain matin dans le train pour Naples de sept heures trente. Troisième classe, n'est-ce pas. Naturellement je ne serai pas dans ce costume (y songez-vous!). Vous me retrouverez en simple campagnard calabrais. (C'est à cause de mes cheveux que je voudrais bien n'être pas forcé de couper.) Adieu! adieu!

Il s'éloignait en faisant avec la main de petits signes.

— Que béni soit le ciel qui m'a fait rencontrer ce digne abbé! murmurait en s'en retournant Fleurissoire. Qu'eussé-je fait sans lui?

Et Protos, en s'en allant, murmurait:

— On t'en donnera, du cardinal!... C'est que, tout seul, il était fichu d'aller trouver _le vrai!_

 

V


Fleurissoire se plaignant d'une grande fatigue, Carola cette nuit l'avait laissé dormir, malgré l'intérêt qu'elle lui portait et la tendresse apitoyée dont aussitôt elle s'était éprise lorsqu'il lui eut avoué son peu d'expérience en matière d'amour; dormir du moins autant que le lui permettait l'insupportable démangeaison, tout le long du corps, d'une grande quantité de morsures, tant de puces que de moustiques:


— Tu as tort de gratter comme ça! lui dit-elle le lendemain matin. Tu irrites. Oh! ce qu'il est enflammé, celui-ci! et elle touchait le bouton du menton. Puis, tandis qu'il s'apprêtait à partir: — Tiens! garde ça en souvenir de moi; et elle ajustait aux manchettes du _pèlerin_ ces bijoux saugrenus que Protos se fâchait de voir sur elle. Amédée promit de revenir le soir même, ou au plus tard le lendemain.

— Tu me jures de ne pas lui faire de mal, répétait Carola, un instant après à Protos qui, tout costumé déjà, passait par la porte secrète; et, comme il s'était mis en retard, ayant attendu pour paraître que Fleurissoire soit parti, il dut se faire conduire à la gare en voiture.

Sous son nouvel aspect, avec son sayon, ses braies brunes, ses sandales lacées par-dessus ses bas bleus, son brûle-gueule, son chapeau roux à petits bords plats, il faut reconnaître qu'il avait l'air moins d'un curé que d'un parfait brigand des Abruzzes. Fleurissoire qui faisait les cent pas devant le train hésitait à le reconnaître lorsqu'il le vit venir, un doigt sur la lèvre comme saint Pierre martyr, puis passer sans faire mine de le voir et disparaître dans un wagon en tête du train. Mais, au bout d'un instant, il reparut à la portière et, regardant dans la direction d'Amédée, fermant l'oeil à demi, lui fit de la main, subrepticement, signe d'approcher; et comme celui-ci s'apprêtait à monter:

— Veuillez vous assurer qu'il n'y a personne à côté, chuchota l'autre.

Personne; et leur compartiment était à l'extrémité du wagon.

— Je vous suivais de loin dans la rue, reprit Protos, mais je n'ai pas voulu vous aborder, de crainte que l'on ne nous surprît ensemble.

— Comment se fait-il que je ne vous aie pas vu? dit Fleurissoire. Je me suis retourné maintes fois, précisément pour m'assurer que je n'étais pas suivi. Votre conversation d'hier m'a plongé dans de telles alarmes; je vois des espions partout.

— Il y paraît malheureusement beaucoup trop. Croyez-vous qu'il soit naturel de se retourner tous les vingt pas?

— Quoi! vraiment, j'avais l'air...?

— Soupçonneux. Hélas! disons le mot: soupçonneux. C'est l'air compromettant par excellence.

— Et avec cela je n'ai même pas pu découvrir que vous me suiviez!... Par contre, depuis notre conversation, tous les passants que je rencontre, je leur trouve je ne sais quoi de louche dans l'allure. Je m'inquiète s'ils me regardent; et ceux qui ne me regardent pas, on dirait qu'ils font semblant de ne pas me voir. Je ne m'étais point rendu compte jusqu'aujourd'hui combien la présence des gens dans la rue est rarement justifiable. Il n'en est pas quatre sur douze dont l'occupation saute aux yeux. Ah! l'on peut dire que vous m'avez fait réfléchir! Vous savez: pour une âme naturellement crédule comme était la mienne, la défiance n'est pas facile; c'est un apprentissage...

— Bah! vous vous y ferez! et vite; vous verrez; au bout de quelque temps, cela devient une habitude. Hélas! j'ai dû la prendre... l'important est de garder l'air gai. Ah! pour votre gouverne: quand vous craignez d'être suivi, ne vous retournez pas; simplement laissez tomber à terre votre canne, ou votre parapluie, suivant le temps qu'il fait, ou votre mouchoir, et, tout en ramassant l'objet, la tête en bas, regardez entre les jambes, derrière vous, par un mouvement naturel. Je vous conseille de vous exercer. Mais dites-moi comment vous me trouvez dans ce costume? J'ai peur que le curé n'y reparaisse par endroits.

— Rassurez-vous, dit candidement Fleurissoire: personne d'autre que moi, j'en suis sûr, ne reconnaîtrait qui vous êtes. —Puis l'observant bienveillamment, et la tête un peu inclinée: évidemment je retrouve à travers votre déguisement, en y regardant bien, je ne sais quoi d'ecclésiastique, et sous la jovialité de votre ton l'angoisse qui tous deux nous tourmente; mais quel empire il faut que vous ayez sur vous, pour en laisser si peu paraître! Quant à moi, j'ai fort à faire encore, je le vois bien; vos conseils...

— Quels curieux boutons de manchettes vous avez, interrompit Protos, amusé de reconnaître sur Fleurissoire les boutons de Carola.

— C'est un cadeau, dit l'autre en rougissant.

Il faisait une chaleur torride. Protos regardant à la portière:

— Le Monte Cassino, dit-il. Vous distinguez là-haut le couvent célèbre?

— Oui; je l'aperçois, dit Fleurissoire d'un air distrait.

— Vous n'êtes pas, je vois, très sensible aux paysages.

— Mais si, mais si, protesta Fleurissoire, je suis sensible! Mais à quoi voulez-vous que je prenne intérêt tant que durera mon inquiétude? C'est comme à Rome avec les monuments; je n'ai rien vu; je n'ai pu chercher à rien voir.

— Comme je vous comprends! dit Protos. Moi de même, je vous l'ai dit, depuis que je suis à Rome j'ai passé tout mon temps entre le Vatican et le Château Saint-Ange.

— C'est dommage. Mais vous, vous connaissiez Rome déjà.

Ainsi causaient nos voyageurs.

A Caserte ils descendirent, allant chacun de son côté manger un peu de charcuterie et boire.

— De même à Naples, dit Protos, quand nous approcherons de sa villa, nous nous séparerons s'il vous plaît. Vous me suivrez de loin; comme il me faudra quelque temps, surtout s'il n'est point seul, pour lui expliquer qui vous êtes et le but de votre visite, vous n'entrerez qu'un quart d'heure après moi.

— J'en profiterai pour me faire raser. Je n'ai pu trouver le temps ce matin.

Un tram les mena piazza Dante.

— A présent quittons-nous, dit Protos. La route est encore assez longue, mais il vaut mieux ainsi. Marchez à cinquante pas en arrière; et ne me regardez pas tout le temps comme si vous aviez peur de me perdre; et ne vous retournez pas non plus; vous vous feriez suivre. Ayez l'air gai.

Il partit de l'avant. Les yeux demi-baissés suivait Fleurissoire. La rue étroite était en pente raide; le soleil dardait; on suait; on était bousculé par une foule effervescente qui braillait, gesticulait, chantait et ahurissait Fleurissoire. Devant un piano mécanique des enfants demi-nus dansaient. A deux sous le billet, une loterie spontanée s'organisait autour d'un gros dindon plumé qu'à bout de bras levait une espèce de saltimbanque; pour plus de naturel, en passant, Protos prenait un billet et disparaissait dans la foule; empêché d'avancer, Fleurissoire un instant crut tout de bon l'avoir perdu; puis le retrouvait, passé l'encombrement, qui continuait à petits pas la montée, emportant sous son bras le dindon.

Les maisons enfin s'espaçaient, devenaient plus basses, et le peuple se raréfiait. Protos alentissait sa marche. Il s'arrêta, devant l'échoppe d'un barbier et, retourné vers Fleurissoire, cligna de l'oeil; puis, à vingt pas plus loin, arrêté de nouveau devant une petite porte basse, sonna.

La devanture du barbier n'était pas particulièrement attrayante; mais pour désigner cette boutique l'abbé Cave avait sans doute ses raisons; Fleurissoire aurait dû, d'ailleurs, retourner loin en arrière pour en trouver une autre et sans doute non plus engageante que celle-ci. La porte, à cause de l'excessive chaleur restait ouverte; un rideau de grosse étamine retenait les mouches et laissait passer l'air, on le soulevait pour entrer; il entra.

Certes c'était un homme expert, ce barbier qui, précautionneux, d'un coin de serviette, après avoir savonné le menton d'Amédée, écartait la mousse et remettait à jour le bouton rougeoyant que son client craintif lui signalait. O somnolence, engourdissement chaleureux de cette petite échoppe tranquille! Amédée, la tête en arrière, à demi couché dans le fauteuil de cuir, s'abandonnait. Ah! pour un court instant tout au moins, oublier! ne plus penser au pape, aux moustiques, à Carola! Se croire à Pau, près d'Arnica; se croire ailleurs; ne plus bien savoir où l'on est... Il fermait les yeux puis, les rentrouvrant, distinguait comme dans un rêve, en face de lui, sur le mur, une femme aux cheveux défaits, issue de la mer napolitaine et rapportant au fond des flots, avec une voluptueuse sensation de fraîcheur, un étincelant flacon de lotion philocapillaire. Au-dessous de cette pancarte, d'autres flacons, sur une plaque de marbre, étaient rangés auprès d'un bâton de cosmétique, d'une houppe à poudre de riz, d'un davier, d'un peigne, d'une lancette, d'un pot de pommade, d'un bocal où naviguaient indolemment quelques sangsues, d'un second bocal qui renfermait le ruban d'un ver solitaire, d'un troisième enfin, sans couvercle, à demi plein d'un substance gélatineuse et sur le transparent cristal duquel une étiquette était collée où, écrit à la main en majuscules fantaisistes, on pouvait lire: ANTISEPTIC.

A présent le barbier, pour mener à perfection son ouvrage, étalait à nouveau sur le visage déjà rasé une mousse onctueuse et, du clair d'un second rasoir qu'il affilait au creux de sa main moite, raffinait. Amédée ne songeait plus qu'on l'attendait; il ne songeait plus à partir, s'endormait... C'est alors qu'un Sicilien à voix forte entra dans la boutique, crevant cette tranquillité; que le barbier, tout causant aussitôt, ne rasa plus que d'une main distraite et, d'un franc coup de lame, vlan! écornifla le bouton.

Amédée fit un cri, voulut porter la main à l'écorchure où perlait une goutte de sang:

— _Niente; Niente!_ dit le barbier qui lui retint le bras puis, d'abondance, prit au fond d'un tiroir une pincée d'ouate jaunie qu'il trempa dans l'ANTISEPTIC et appliqua sur le bobo.

Sans plus s'inquiéter s'il faisait retourner les passants, où courut Fleurissoire en redescendant vers la ville? Au premier pharmacien qu'il rencontre le voici qui montre son mal. L'homme de l'art sourit, vieillard verdâtre, d'aspect malsain, qui cueille dans une boîte un petit rond de taffetas, passe dessus sa large langue et...

Jaillissant hors de la boutique, Fleurissoire cracha de dégoût, arracha le taffetas gluant et pressant entre deux doigts son bouton, le fit saigner le plus possible. Puis, avec son mouchoir imbibé de salive, de sa propre salive cette fois, frotta. Puis regardant sa montre il s'affola, remonta la rue au pas de course et arriva devant la porte du cardinal, suant, soufflant, saignant, congestionné, avec un quart d'heure de retard.

 

VI.


Protos le reçut un doigt sur les lèvres:

— Nous ne sommes pas seuls, dit-il rapidement. Tant que les serviteurs seront là, rien qui puisse donner l'éveil; ils parlent tous français; pas un mot, pas un geste qui puisse rien trahir; n'allez pas lui bailler du cardinal, au moins: c'est Ciro Bardolotti, le chapelain, qui vous reçoit. Moi, je ne suis pas "l'abbé Cave"; je suis "Cave" tout court. C'est compris? — Et brusquement changeant de ton, à voix très forte et lui claquant l'épaule: — C'est lui, parbleu! C'est Amédée! Eh bien! mon colon, on peut dire que tu y as mis du temps, à ta barbe! Encore quelques minutes, et, per Baccho, nous nous mettions à table sans toi. Le dindon qui tourne à la broche déjà roussit comme un soleil couchant. — Puis tout bas: — Ah! cher Monsieur, qu'il m'est donc pénible de feindre! J'ai le coeur torturé... Puis avec éclat: — Que vois-je? on t'a coupé! Tu saignes! Dorino! cours à la grange; rapporte une toile d'araignée: c'est souverain pour les blessures...


Ainsi bouffonnant, il poussait Fleurissoire au travers du vestibule, vers un jardin intérieur formant terrasse où, sous la treille, un repas était préparé.

— Mon cher Bardolotti, je vous présente Monsieur de la Fleurissoire, mon cousin, le luron dont je vous ai parlé.

— Soyez le bienvenu, notre hôte, dit Bardolotti avec un grand geste, mais sans se lever du fauteuil dans lequel il était assis, puis, montrant ses pieds nus plongés dans un baquet d'eau claire:

— Le pédiluve ouvre mon appétit et me tire le sang de la tête.

C'était un drôle de petit homme tout replet et dont le glabre visage n'accusait âge ni sexe. Il était vêtu d'alpaga; rien dans son aspect ne dénonçait le haut dignitaire; il fallait être bien perspicace, ou averti autant que l'était Fleurissoire, pour découvrir sous la jovialité de son air, une discrète onction cardinalice. Il s'appuyait de côté sur la table et s'éventait nonchalamment avec une sorte de chapeau pointu fait d'une feuille de journal.

— Ah! je suis très sensible!... Ah! le plaisant jardin!... balbutiait Fleurissoire également embarrassé pour parler et pour ne rien dire.

— Assez trempé! cria le cardinal. çà! qu'on m'enlève ce bol! Assunta!

Une jeune servante accorte et rebondie s'empressa, prit le baquet et l'alla vider contre une plate-bande; ses tétons jaillis du corset frissonnaient sous la chemisette; elle riait et s'attardait près de Protos, et Fleurissoire était gêné par l'éclat de ses bras nus. Dorino posa des fiaschi sur la table. Le soleil batifolait à travers le pampre, chatouillant d'une lumière inégale les plats sur la table sans nappe.

— Ici, pas de cérémonie, dit Bardolotti, et il se coiffa du journal, vous m'entendez à demi-mot, cher Monsieur.

Sur un ton autoritaire, scandant les syllabes et frappant du poing sur la table, l'abbé Cave à son tour reprit:

— Ici, pas de cérémonie.

Fleurissoire eut un fin clin d'oeil. S'il l'entendait à demi-mot! oui, certes et point n'était besoin de le redire; mais en vain cherchait-il quelque phrase qui pût à la fois ne rien dire et tout signifier.

— Parlez! Parlez! soufflait Protos. Faites des calembours: ils comprennent très bien le français.

— Allons! Asseyez-vous, dit Ciro. Mon cher Cave, éventrez-vous cette pastèque et taillez-y des croissants turcs. êtes-vous de ceux, Monsieur de la Fleurissoire, qui préfèrent les prétentieux melons du Nord, les sucrins, les prescots, que sais-je, les cantaloups, à nos ruisselants melons d'Italie?

— Rien ne vaut celui-ci, j'en suis sûr; mais permettez-moi de m'abstenir: j'ai le coeur un peu barbouillé, dit Amédée qui se gonflait de répugnance au souvenir du pharmacien.

— Des figues alors tout au moins! Dorino vient de les cueillir.

— Excusez-moi: pas davantage.

— Mauvais cela! Mauvais! Faites des calembours, lui glissa Protos à l'oreille; puis, à voix haute: Débarbouillons ce petit coeur avec le vin, et préparons-le pour la dinde. Assunta, verse à notre aimable invité.

Amédée dut trinquer et boire plus qu'il n'avait accoutumé. La chaleur et la fatigue aidant, il commença bientôt d'y voir trouble. Il plaisantait avec moins d'effort. Protos le fit chanter; sa voix était grêle, mais on s'extasia; Assunta voulut l'embrasser. Cependant du fond de sa foi délabrée s'élevait une angoisse indéfinissable; il riait pour ne pas pleurer. Il admirait cette aisance de Cave, ce naturel... Qui d'autre que Fleurissoire et que le cardinal eût jamais pu penser qu'il feignait? Bardolotti, du reste, en force de dissimulation, en possession de soi ne le cédait en rien à l'abbé et riait, et applaudissait, et bousculait paillardement Dorino, lorsque Cave, tenant Assunta renversée dans ses bras, s'écrasait le museau contre elle; et, comme Fleurissoire penché vers Cave, le coeur à demi crevé, murmurait: — Comme vous devez souffrir! — Cave dans le dos d'Assunta lui prenait la main et la lui pressait sans rien dire, la face détournée et les regards levés au ciel.

Puis, brusquement dressé, Cave frappa dans ses mains:

— çà! qu'on nous laisse seuls! Non: vous desservirez plus tard. Allez-vous en. Via! Via!

Il s'assura que Dorino ni Assunta ne s'attardaient aux écoutes, et revint avec la mine subitement grave, allongée, tandis que le cardinal, en se passant la main sur le visage, en dépouilla d'un coup la profane et factice gaieté.

— Vous voyez, Monsieur de la Fleurissoire, mon enfant, vous voyez à quoi nous en sommes réduits! Ah! cette comédie! cette honteuse comédie!

— Elle nous fait prendre en horreur, reprit Protos, jusqu'à la joie la plus honnête et jusqu'à la plus pure gaieté.

— Dieu vous saura gré, pauvre cher abbé Cave, reprenait le cardinal en se tournant vers Protos, — Dieu vous récompensera de m'aider à vider cette coupe; — et, par symbole, il achevait d'un coup son verre à demi plein, tandis que sur ses traits le dégoût le plus douloureux se peignait.

— Quoi! s'écriait Fleurissoire penché, se peut-il que même dans cette retraite et sous ce vêtement d'emprunt votre éminence doive...

— Mon fils, appelez-moi Monsieur, simplement.

— Excusez: entre nous...

— Je tremble même seul.

— Ne pouvez-vous choisir vos serviteurs?

— On les choisit pour moi; et ces deux que vous avez vus...

— Ah! si je lui disais, interrompit Protos, où ils vont de ce pas rapporter nos moindres paroles!

— Se peut-il qu'à l'archevêché...

— Chut! pas de ces grands mots! Vous nous feriez pendre. N'oubliez pas que c'est au chapelain Ciro Bardolotti que vous parlez.

— Je suis à leur merci, gémissait Ciro.

Et Protos, se penchant en avant sur la table où croisaient ses coudes, tourné de trois quarts vers Ciro:

— Si pourtant je lui disais qu'on ne vous laisse seul pas une heure de jour ou de nuit!

— Oui, quelque déguisement que je revête, reprenait le faux cardinal, je ne suis jamais sûr de n'avoir pas quelque police secrète à mes trousses.

— Quoi! l'on sait qui vous êtes, ici?

— Vous ne l'entendez point, dit Protos. Entre le cardinal San-Felice et le modeste Bardolotti, vous restez, je le dis devant Dieu, un des seuls qui puissiez vous vanter d'établir quelque ressemblance. Mais, comprendrez-vous ceci : leurs ennemis ne sont pas les mêmes; et tandis que le cardinal, du fond de son archevêché, contre les francs-maçon doit se défendre, le chapelain Bardolotti se voit guetté par...

— Les jésuites! interrompit éperdument le chapelain.

— C'est ce que je ne lui avais pas encore appris, ajoutait Protos.

— Ah! si nous avons les jésuites aussi contre nous, sanglota Fleurissoire. Mais qui l'eût supposé? Les jésuites! En êtes-vous sûr?

— Réfléchissez un peu; cela vous paraîtra tout naturel. Comprenez que cette nouvelle politique du Saint-Siège, toute de conciliation, d'accommodements, est bien faite pour leur plaire, et qu'ils trouvent leur compte dans les dernières encycliques. Et peut-être ils ne savent pas que le pape qui les promulgue n'est pas le _vrai_; mais ils seraient désolés qu'_il_ changeât.

— Si je vous comprends bien, reprit Fleurissoire, les jésuites seraient alliés aux francs-maçons dans cette affaire.

— Où prenez-vous cela?

— Mais ce que monsieur Bardolotti me révèle à présent.

— Ne lui faites pas dire d'absurdité.

— Excusez-moi; j'entends si peu la politique.

— C'est pourquoi ne cherchez pas plus loin que ce qu'on vous en dit: Deux grands partis sont en présence: La Loge et la Compagnie de Jésus; et comme nous, qui sommes du secret, ne pouvons sans nous découvrir réclamer appui de l'un ni de l'autre, nous les avons tous contre nous.

— Hein! qu'est-ce que vous pensez de ça? demanda le cardinal.

Fleurissoire ne pensait plus à rien; il se sentait complètement abasourdi.

— Tous contre soi! reprit Protos, il en va toujours ainsi quand on possède la vérité.

— Ah! que j'étais heureux quand je ne savais rien, gémit Fleurissoire. Hélas! jamais plus, à présent, je ne pourrai ne pas savoir!...

— Il ne vous dit pas tout encore, continua Protos en lui touchant doucement l'épaule. Préparez-vous au plus terrible... puis, se penchant, à voix basse: Malgré toutes les précautions, le secret a suinté; quelques aigrefins en profitent qui, dans les départements pieux, vont quêtant de famille en famille et, toujours au nom de la Croisade, récoltent pour eux l'argent qui devrait nous revenir.

— Mais c'est affreux!

— Ajoutez à cela, dit Bardolotti, qu'ils jettent le discrédit et la suspicion sur nous-mêmes, et nous forcent à redoubler d'astuce et de circonspection.

— Tenez! lisez ceci, dit Protos en tendant à Fleurissoire un numéro de _La Croix_; le journal est d'avant-hier. Ce simple entrefilet en dit long!

_"Nous ne saurions trop mettre en garde,_ lut Fleurissoire, _les âmes dévotes contre les agissements de faux ecclésiastiques, et particulièrement d'un pseudo-chanoine qui se prétend chargé de mission secrète et qui, abusant de la crédulité, arrive à soutirer de l'argent pour une oeuvre qui se baptise: CROISADE POUR LA DELIVRANCE DU PAPE. Le titre seul de cette oeuvre en dénonce l'absurdité."

Fleurissoire sentait le sol mouvoir et céder sous ses pieds.

— A qui se fier, pourtant! Mais si je vous disais à mon tour, Messieurs, que c'est peut-être à cause de ce filou — je veux dire: le faux chanoine — que je suis présentement parmi vous!

L'abbé Cave regarda gravement le cardinal, puis frappant du poing sur la table:

— Eh bien! je m'en doutais, s'écria-t-il.

—Tout me porte à craindre à présent, continua Fleurissoire, que la personne par qui je suis au courant de l'affaire, n'ait été victime elle-même des agissements de ce bandit.

— Cela ne m'étonnerait pas, dit Protos.

— Vous voyez dès lors, reprit Bardolotti, combien notre position est difficile, entre ces aigrefins qui s'emparent de notre rôle, et la police qui, voulant les saisir, risque de nous prendre pour eux.

— C'est-à-dire, gémit Fleurissoire, qu'on ne sait plus où se tenir; je ne vois que danger partout.

— Vous étonnerez-vous encore, après cela, des excès de notre prudence? dit Bardolotti.

— Et comprendrez-vous, continua Protos, que nous n'hésitions pas, par instants, à revêtir la livrée du péché et à feindre quelque complaisance en face des plus coupables joies!

— Hélas! balbutia Fleurissoire, vous du moins, vous vous en tenez à la feinte, et c'est pour cacher vos vertus que vous simulez le péché. Mais moi... Et comme les fumées du vin se mêlaient aux nuages de la tristesse et les rots de l'ivresse aux hoquets des sanglots, penché du côté de Protos, il commença par rendre son déjeuner, puis raconta confusément la soirée avec Carola et le deuil de son pucelage. Bardolotti et l'abbé Cave avaient grand mal à ne pas s'esclaffer.

— Enfin, mon fils, vous vous êtes confessé? demanda le cardinal plein de sollicitude.

— Le lendemain matin.

— Le prêtre vous a donné l'absolution?

— Beaucoup trop facilement. C'est précisément là ce qui me tourmente... Mais pouvais-je lui confier qu'il n'avait pas affaire à un pèlerin ordinaire; révéler ce qui m'amenait dans ce pays?... Non, non! c'en est fait à présent; cette mission de choix réclamait un serviteur sans tache. J'étais tout désigné. A présent, c'en est fait. J'ai déchu! Et de nouveau le secouaient les sanglots, tandis que, se frappant la poitrine à petits coups, il répétait: — Je ne suis plus digne! Je ne suis plus digne, puis reprenait dans une sorte de mélopée: — Ah! vous qui m'écoutez à présent et qui connaissez ma détresse, jugez-moi, condamnez-moi, punissez-moi... Dites-moi quelle extraordinaire pénitence me lavera de ce crime extraordinaire? quel châtiment?

Protos et Bardolotti se regardaient. Le dernier enfin, se levant, commença de tapoter Amédée sur l'épaule:

— Voyons, voyons! mon fils. Il ne faut pourtant pas se laisser aller comme ça. Eh bien, oui! vous avez péché. Mais, que diable! on n'en a pas moins besoin de vous. (Vous êtes tout sali; tenez, prenez cette serviette; frottez!) Toutefois, je comprends votre angoisse, et puisque vous en appelez à nous, nous voulons vous présenter le moyen de vous racheter. (Vous vous y prenez mal. Laissez-moi vous aider.)

— Oh! ne vous donnez pas la peine. Merci! merci, faisait Fleurissoire; et Bardolotti, tout en le nettoyant continuait:

— Toutefois, je comprends vos scrupules; et, pour les respecter, je vous offrirai tout d'abord une petite besogne sans éclat, qui vous fournira l'occasion de vous relever et mettra votre dévouement à l'épreuve.

— C'est tout ce que j'attends.

— Voyons, cher abbé Cave, vous avez sur vous ce petit chèque?

Protos sortit un papier de la poche intérieure de son sayon.

— Circonvenus comme nous sommes, reprenait le cardinal, nous avons parfois quelque mal à toucher les espèces des offrandes que quelques bonnes âmes secrètement sollicitées nous envoient. Surveillés à la fois par les francs-maçons et par les jésuites, par la police et par les bandits, il ne convient pas qu'on nous voie présenter des chèques ou des mandats aux guichets des postes et des banques où notre personne pourrait être reconnue. Les aigrefins dont vous parlait tantôt l'abbé Cave ont jeté sur les collectes un tel discrédit! (Protos cependant pianotait impatiemment sur la table.) Bref, voici un modeste petit chèque de six mille francs que je vous prie, mon cher fils, de bien vouloir toucher à notre place; il est tiré sur le Credito Commerciale de Rome par la duchesse de Ponte-Cavallo; bien qu'adressé à l'archevêque, le nom du destinataire par prudence est laissé en blanc, de manière que le puisse toucher n'importe quel porteur; vous le signerez sans scrupule de votre vrai nom, qui n'éveillera pas les soupçons. Veillez bien à ne pas vous le laisser voler, ni... Qu'avez-vous, mon cher abbé Cave? Vous semblez nerveux.

— Allez toujours.

— Ni la somme que vous me rapporterez dans... voyons, vous rentrez à Rome cette nuit; vous pourrez reprendre demain soir le train rapide de six heures; à dix heures vous arriverez à Naples de nouveau et me trouverez sur le quai de la gare à vous attendre. Après quoi nous verrons à vous occuper à quelque besogne plus relevée... Non, mon fils, ne baisez pas ma main; vous voyez bien qu'elle est sans bague.

Il toucha le front d'Amédée à demi prosterné devant lui, et Protos qui le prenait par le bras le secouant doucement:

— Allons! buvez un coup avant de vous mettre en route. Je regrette bien de ne pouvoir vous raccompagner à Rome; mais divers soins me retiennent ici; et mieux vaut qu'on ne nous voie pas ensemble. Adieu. Embrassons-nous, cher Fleurissoire. Dieu vous garde! et je le remercie de m'avoir mis à même de vous connaître.

Il raccompagna Fleurissoire jusqu'à la porte, et le quittant:

— Ah! Monsieur, disait-il encore, que pensez-vous du cardinal? N'est-il pas pénible de voir ce qu'ont fait les persécutions, d'une si noble intelligence!

Puis revenant auprès du pseudo:

— Abruti! c'est malin ce que tu as inventé là! de faire endosser ton chèque par un maladroit qui n'a même pas de passeport et que je vais devoir tenir à l'oeil.

Mais Bardolotti, lourd de somnolence, laissait rouler sa tête sur la table en murmurant:

— Il faut occuper les vieillards.


Protos alla dans une chambre de la villa dépouiller sa perruque et son costume de paysan; il reparut bientôt après, rajeuni de trente ans, sous les traits d'un employé de magasin ou de banque, de l'aspect le plus subalterne. Il n'avait pas trop de temps pour attraper le train qu'il savait devoir emporter aussi Fleurissoire, et partit sans prendre congé de Bardolotti qui dormait.

 

VII.


Fleurissoire regagna Rome et la via dei Vecchierelli le soir même. Il était extrêmement fatigué et obtint de Carola qu'elle le laissât dormir.

Le lendemain, dès l'éveil, son bouton, au palper, lui parut bizarre; il l'examina dans une glace et constata qu'une squame jaunâtre en recouvrait l'écorniflure; le tout avait un méchant aspect. Comme à ce moment il entendit Carola circuler sur le palier, il l'appela et la pria d'examiner le mal. Elle approcha Fleurissoire de la fenêtre et affirma dès le premier coup d'oeil:


— ça n'est pas ce que tu crois.

A vrai dire Amédée ne songeait pas bien particulièrement à _cela_, mais l'effort de Carola pour le rassurer l'inquiéta au contraire. Car enfin, du moment qu'elle affirmait que ce n'était pas _cela_, c'était donc que ç'aurait pu l'être. Après tout, était-elle bien sûre que ça ne l'était pas? Et que ce fût _cela_, lui le trouvait tout naturel; car enfin il avait péché; il méritait que ça le fût. ça devait l'être. Un frisson lui coula le long du dos.

— Comment t'es-tu fait ça? demanda-t-elle.

Ah! qu'importait la cause occasionnelle, coupure du rasoir ou salive du pharmacien: la cause profonde, celle qui lui méritait ce châtiment, pouvait-il décemment la lui dire? Et la comprendrait-elle? Sans doute elle en rirait...

Comme elle répétait sa question:

— C'est un barbier, répondit il.

— Tu devrais mettre quelque chose dessus.

Cette sollicitude balaya ses derniers doutes; ce qu'elle en avait dit d'abord n'était que pour le rassurer; il se voyait déjà le visage et le corps mangés de pustules, objet d'horreur pour Arnica; ses yeux s'emplirent de larmes.

— Alors tu crois que...

— Mais non, ma petite biche; il ne faut pas te frapper comme ça; tu as l'air d'une pompe funèbre. D'abord, si c'était ça, on n'en pourrait rien savoir encore.

— Si! si... Ah! c'est bien fait pour moi! C'est bien fait! reprenait-il.

Elle s'attendrit:

— Et puis, ça n'est jamais comme ça que ça commence; veux-tu que j'appelle la patronne, qui te le dira?... Non? Eh bien! tu devrais sortir un peu pour te distraire; et boire un coup de marsala. — Elle garda le silence un instant. Enfin n'y tenant plus:

— écoute, reprit-elle: j'ai à te parler de choses sérieuses. Tu n'as pas fait la rencontre, hier, d'une espèce de curé à cheveux blancs?

Comment savait-elle cela? Stupéfait Fleurissoire demanda:

— Pourquoi?

— Eh bien... elle hésita encore; le regarda, le vit si pâle, qu'elle continua, dans un élan: — Eh bien! défie-toi de lui. Crois-moi, ma pauvre poule, il va te plumer. Je ne devrais pas te dire ça, mais... défie-toi de lui.

Amédée s'apprêtait à sortir, complètement bouleversé par ces derniers propos; il était déjà dans l'escalier, elle le rappela:

— Surtout, si tu le revois, ne lui dis pas que je t'ai parlé. Ce serait comme si tu me tuais.


La vie devenait décidément trop compliquée pour Amédée. Au surplus il se sentait les pieds gelés, le front brûlant, et les idées fort mal en place. Comment s'y reconnaître à présent, si l'abbé Cave lui-même n'était qu'un farceur?... Alors, le cardinal aussi, peut-être?... Mais ce chèque, pourtant! Il sortit le papier de sa poche, le palpa, rassura sa réalité. Non! non, ce n'était pas possible! Carola se trompait. Et puis, que savait-elle des intérêts mystérieux qui forçaient ce pauvre Cave à jouer double jeu? Sans doute fallait-il voir là, plutôt, quelque mesquine rancune de Baptistin, contre qui précisément le bon abbé l'avait mis en garde... N'importe! Il ouvrirait l'oeil encore plus; il se défierait désormais de Cave, comme il se défiait déjà de Baptistin; et qui sait si, de Carola même...?

— Voilà bien, se disait-il, à la fois la conséquence et la preuve de ce vice initial, de ce trébuchement du Saint-Siège: tout le reste à la fois chavirait.

A qui se fier, sinon au pape? et dès que cette pierre angulaire cédait, sur laquelle posait l'église, rien ne méritait plus d'être vrai.

Amédée marchait à petits pas pressés, dans la direction de la poste; car il espérait bien trouver quelques nouvelles du pays, honnêtes, où rasseoir enfin sa confiance fatiguée. Le brouillard léger du matin et cette profuse lumière où s'évaporait et s'irréalisait chaque objet favorisaient encore son vertige; il s'avançait comme en un rêve, doutant de la solidité du sol, des murs, et de la sérieuse existence des passants qu'il croisait; doutant surtout de sa présence à Rome... Il se pinçait alors pour s'arracher d'un mauvais rêve, se retrouver à Pau, dans son lit, près d'Arnica déjà levée, qui, selon sa coutume, penchée vers lui, allait enfin lui demander: — Avez-vous bien dormi, mon ami?

A la poste l'employé le reconnut, et ne fit point difficulté pour lui remettre une nouvelle lettre de son épouse.

_... Je viens d'apprendre par Valentine de Saint-Prix,_ lui disait Arnica, _que Julius lui aussi est à Rome, appelé par un congrès. Comme je me réjouis en songeant que tu vas pouvoir le rencontrer! Malheureusement Valentine n'a pas pu me donner son adresse. Elle croit qu'il est descendu au Grand-Hôtel, mais elle n'en est pas sûre. Elle sait seulement qu'il doit être reçu au Vatican jeudi matin; il a écrit à l'avance au cardinal Pazzi pour obtenir une audience. Il vient de Milan où il a été voir Anthime qui est très malheureux parce qu'il n'obtient pas ce que lui avait promis l'église après son procès; alors Julius veut aller trouver notre Saint-Père pour lui demander justice; car naturellement il ne sait rien encore. Il te racontera sa visite et toi tu pourras l'éclairer.

J'espère que tu prends bien des précautions contre le mauvais air et que tu ne te fatigues pas trop. Gaston vient me voir tous les jours; tu nous manques beaucoup. Comme je serai contente quand tu nous annonceras ton retour..._ Etc.

Et griffonnés en travers, au crayon, sur la quatrième page, ces quelques mots de Blafaphas:

_Si tu vas à Naples, tu devrais t'informer comment ils font le trou dans le macaroni. Je suis sur le chemin d'une nouvelle découverte._

Une claironnante joie envahit le coeur d'Amédée, mêlée d'une certaine gêne: Ce jeudi, jour de l'audience, c'était le jourd'hui même. Il n'osait donner à blanchir et le linge allait lui manquer. Il le craignait du moins. Il avait remis ce matin son faux col de la veille; mais qui cessa tout aussitôt de lui paraître suffisamment propre quand il apprit qu'il pourrait rencontrer Julius. La joie qu'il eût eue de cette conjonction en fut contrariée. Repasser via dei Vecchierelli, il n'y fallait songer, s'il voulait surprendre son beau-frère à la sortie de l'audience; et cela ne le troublait point tant que de le relancer au Grand-Hôtel. Du moins prit-il soin de retourner ses manchettes; quant au col, il le recouvrit de son foulard, ce qui présentait en outre cet avantage de cacher à peu près son bouton.

Mais qu'importaient ces vétilles? Le vrai c'est que Fleurissoire se sentait ineffablement tonifié par cette lettre, et que la perspective de reprendre contact avec un des siens, avec sa vie passée, brusquement remettait à leur place les monstres enfantés par son imagination de voyageur. Carola, l'abbé Cave, le cardinal, tout cela flottait devant lui comme un rêve qu'interrompt tout à coup le chant du coq. Pourquoi donc avait-il quitté Pau? Que signifiait cette fable absurde qui l'avait dérangé de son bonheur? Parbleu! Il y avait un pape; et dans quelques instants Julius allait pouvoir déclarer: je l'ai vu! Un pape et cela suffisait. Dieu pouvait-il autoriser sa substitution, monstrueuse, à laquelle lui, Fleurissoire, n'aurait certes point cru, sans cet absurde orgueil d'avoir à jouer un rôle dans l'affaire?

Amédée marchait à petits pas pressés; il avait peine à se retenir de courir. Il reprenait enfin confiance, tandis que tout, autour de lui, reprenait poids rassurant, mesure, position naturelle et vraisemblante réalité. Il tenait son chapeau de paille à la main; quand il arriva devant la basilique, il fut pris d'une si noble ivresse qu'il commença par faire le tour de la fontaine de droite; et, tandis qu'il passait sous le vent du jet d'eau, se laissant humecter le front, il souriait à l'arc-en-ciel.

Tout à coup il stoppa. Là, près de lui, assis sur le soubassement du quatrième pilier de la colonnade, n'apercevait-il pas Julius? Il hésitait à le reconnaître, tant, si sa mise était décente, sa tenue l'était peu: le comte de Baraglioul avait posé son cronstadt de paille noire à côté de lui, sur le bec en corbin de sa canne fichée entre deux pavés, et, tout soucieux de la solennité du lieu, le pied droit sur le genou gauche, tel un prophète de la Sixtine, il maintenait sur son genou droit un cahier; par instants, abattant tout à coup sur les feuilles un crayon haut levé, il écrivait, attentif si uniquement à la dictée d'une inspiration si pressante qu'Amédée devant lui aurait pu faire la buciloque sans qu'il le vît. Tout en écrivant il parlait; et si le froissement du jet d'eau couvrait le bruit de ses paroles, du moins distinguait-on ses lèvres s'agiter.

Amédée s'approcha, contournant discrètement le pilier. Comme il allait toucher l'autre à l'épaule:

— ET DANS CE CAS, QUE NOUS IMPORTE! déclama Julius, qui consigna ces mots, en fin de page, dans son carnet, puis remit son crayon dans sa poche et, se levant brusquement, donna du nez contre Amédée.

— Par le Saint-Père, que faites-vous ici?

Amédée tremblant d'émotion, bégayait et ne pouvait dire; il pressait convulsivement une main de Julius dans les deux siennes. Julius cependant l'examinait:

— Mon pauvre ami, comme vous voilà fait!

La Providence avait bien mal loti Julius: des deux beaux-frères qui lui restaient, l'un tournait au cagot; l'autre était marmiteux. Depuis moins de trois ans qu'il n'avait revu Amédée, il le trouvait vieilli de plus de douze; ses joues étaient rentrées, sa pomme d'Adam ressortie; l'amarante de son foulard exagérait encore sa pâleur; son menton tremblait; ses yeux vairons roulaient d'une manière qui eût dû être pathétique et n'était que bouffonne; il avait rapporté de son voyage de la veille un enrouement mystérieux, de sorte que semblaient venir de loin ses paroles. Tout occupé par sa pensée:

— Alors, vous l'avez vu? dit-il.

Et tout occupé par la sienne:

— Qui? demanda Julius.

Ce _qui?_ retentit en Amédée comme un glas et comme un blasphème. Il précisa discrètement:

— Je croyais que vous sortiez du Vatican?

— En effet. Excusez-moi: je n'y pensais plus... Si vous saviez ce qui m'arrive!

Ses yeux brillaient; on eût cru qu'il allait jaillir de lui-même.

— Oh! s'il vous plaît, supplia Fleurissoire: vous me direz cela ensuite; parlez-moi d'abord de votre visite. Je suis si impatient de savoir...

— Cela vous intéresse?

— Bientôt vous comprendrez combien. Parlez! parlez, je vous en prie.

— Eh bien! voilà! commmença Julius, empoignant par un bras Fleurissoire et l'entraînant loin de Saint-Pierre; — Peut-être aurez-vous su dans quel dénuement sa conversion avait laissé notre Anthime! C'est en vain qu'il attend encore ce que lui promettait l'église, en récompense de ce que lui ont ravi les francs-maçons. Anthime a été joué: il faut le reconnaître... Mon cher ami, vous prendrez comme vous voudrez cette aventure: moi je la tiens pour une farce qualifiée; mais sans laquelle je ne verrais peut-être pas aussi clair dans ce qui nous occupe aujourd'hui, et dont je suis pressé de vous entretenir. Voici: _un être d'inconséquence!_ c'est beaucoup dire... et sans doute cette apparente inconséquence cache-t-elle une séquence plus subtile et cachée; l'important c'est que ce qui le fasse agir, ce ne soit plus une simple raison d'intérêt ou, comme vous dites ordinairement: qu'il n'obéisse plus à des motifs intéressés.

— Je ne vous suis plus bien, dit Amédée.

— C'est vrai, pardonnez-moi: je m'écartais de ma visite. J'avais donc résolu de prendre en main l'affaire d'Anthime... Ah! mon ami, si vous aviez vu l'appartement qu'il occupe à Milan! — Vous ne pouvez pas rester ici, lui ai-je dit tout de suite. Et quand je pense à cette malheureuse Véronique! Mais lui tourne à l'ascète, au capucin; il ne permet pas qu'on le plaigne; ni surtout qu'on accuse le clergé! — Mon ami, lui ai-je dit encore: je consens que le haut clergé ne soit pas coupable, mais alors c'est qu'il n'est pas averti. Permettez-moi d'aller l'instruire.

— Je croyais que le cardinal Pazzi... glissa Fleurissoire.

— Oui, ça n'avait pas réussi. Vous comprenez, ces hauts dignitaires, chacun a peur de se commettre. Il fallait pour se saisir de l'affaire quelqu'un qui ne fût pas de la partie; moi par exemple. Car admirez la manière dont se font les découvertes! et j'entends: les plus importantes: on croirait à une illumination soudaine: au fond on n'arrêtait pas d'y penser. C'est ainsi que depuis longtemps, je m'inquiétais tout à la fois de l'excès de logique de mes personnages et de leur insuffisante détermination.

— Je crains, dit doucement Amédée, que vous ne vous écartiez de nouveau.

— Nullement, reprit Julius, c'est vous qui ne suivez pas ma pensée. Bref, c'est à notre Saint-Père lui-même que je résolus d'adresser la supplique; et j'allai la lui porter ce matin.

— Alors? dites vite: vous l'avez vu?

— Mon cher Amédée, si vous n'interrompez tout le temps... Eh bien! on n'imagine pas ce que c'est difficile de le voir.

— Parbleu! fit Amédée.

— Vous dites?

— Je parlerai tantôt.

— D'abord j'ai dû complètement renoncer à lui faire tenir ma supplique. Je la gardais en main; c'était un décent rouleau de papier; mais, dès la seconde antichambre (ou la troisième; je ne me souviens plus bien), un grand gaillard, costumé de noir et de rouge, me l'a poliment enlevée.

A petit bruit Amédée commençait à rire comme quelqu'un de renseigné et qui sait ce qu'il sait.

— Dans l'antichambre suivante on m'a débarrassé de mon chapeau, qu'on a posé sur une table. Dans la cinquième ou la sixième, où j'attendis longtemps en compagnie de deux dames et de trois prélats, une sorte de chambellan est venu me chercher et m'a introduit dans la salle voisine où, sitôt en face du Saint-Père (il était, autant que j'ai pu m'en rendre compte, juché sur une sorte de trône que protégeait une sorte de baldaquin), il m'a invité à me prosterner, ce que j'ai fait; de sorte que j'ai cessé de voir.

— Vous n'êtes pourtant pas resté si longtemps incliné, et ni le front si bas que vous n'ayez...

— Mon cher Amédée, vous en parlez à votre aise; vous ne savez donc pas quels aveugles fait de nous le respect? Et, outre que je n'osais pas relever la tête, une façon de majordome, avec une espèce de règle, chaque fois que je commençais à parler d'Anthime, me donnait sur la nuque des manières de petits coups, qui m'inclinaient à neuf.

— Du moins _Lui_, vous a-t-il parlé.

— Oui, de mon livre, qu'il m'a avoué n'avoir pas lu.

— Mon cher Julius, reprit Amédée après un moment de silence, ce que vous me dites là est de la plus haute importance. Ainsi vous ne l'avez pas vu: et de tout votre récit je retiens qu'il est étrangement malaisé de le voir. Ah! tout ceci confirme hélas! l'appréhension la plus cruelle. Julius, je dois vous le dire à présent... mais venez par ici; cette rue si fréquentée...

Il entraîna dans un vicolo presque désert Julius, amusé plutôt, qui se laissait faire:

— Ce que je vais vous confier est si grave... Surtout n'en laissez rien voir au-dehors. Ayons l'air de parler de matières indifférentes et préparez-vous à entendre quelque chose terrible: Julius, mon ami, celui que vous avez vu ce matin...

— Que je n'ai pas vu, voulez-vous dire.

— Précisément... n'est pas _le vrai_.

— Vous dites?

— Je dis que vous n'avez pas pu voir le pape, pour cette monstrueuse raison que... je le tiens de source clandestine et certaine; le vrai pape est confisqué.

Cette étonnante révélation eut sur Julius l'effet le plus inattendu: il quitta soudain le bras d'Amédée et trottant par-devant, tout au travers du vicolo, il criait:

— Ah! non. Ah! ça, par exemple, non, non, non!

Puis se rapprochant d'Amédée:

— Comment! J'arrive, et à grand-peine, à me purger l'esprit de tout cela; je me convaincs qu'il n'y a rien à attendre de là, rien à espérer, rien à admettre; qu'Anthime a été joué, que tous nous sommes joués, que ce sont là des pharmacies! et qu'il ne reste plus qu'à en rire... Eh quoi! je me libère; et je n'en suis pas plus tôt consolé que vous venez me dire: Halte là! Il y a maldonne: Recommencez! Ah! non, par exemple! Ah! ça: non jamais! Je m'en tiens là. Si celui-là n'est pas le vrai: Tant pis!

Fleurissoire était consterné.

— Mais, disait-il, l'église... et il déplorait que son enrouement ne lui permit pas d'éloquence.

— Mais, si l'église elle-même est jouée?

Julius se mit de biais devant lui, lui coupant à demi la route et, sur un ton persifleur et tranchant qu'il n'avait pas accoutumé:

— Eh bien! qu'est-ce-que-ce-la-vous-fait?

Alors Fleurissoire eut un doute; un doute neuf, informe, atroce et qui vaguement se fondait dans l'épaisseur de son malaise: Julius, Julius lui-même, ce Julius auquel il parlait, Julius à quoi se raccrochait son attente et sa bonne foi désolée, ce Julius non plus n'était pas le vrai Julius.

— Quoi! c'est vous qui parlez ainsi! Vous sur qui je comptais! Vous Julius! Comte de Baraglioul, dont les écrits...

— Ne me parlez pas de mes écrits, je vous en prie. Vrai ou faux, j'ai assez de ce que m'en a dit ce matin votre pape! Et je compte bien, grâce à ma découverte, que les suivants seront meilleurs. Car il me tarde de vous parler de choses sérieuses. Vous déjeunez avec moi, n'est-ce pas?

— Volontiers; mais je vous quitterai de bonne heure. On m'attend à Naples ce soir... oui, pour affaires dont je vous parlerai. Vous ne m'emmenez pas au Grand-Hôtel, j'espère.

— Non; nous irons au Colona.

De son côté, Julius se souciait peu d'être vu au Grand-Hôtel en compagnie d'un débris tel que Fleurissoire; et celui-ci, qui se sentait pâle et défait, souffrait déjà de la pleine lumière où l'avait fait asseoir son beau-frère, à cette table de restaurant, bien en face de lui et sous son regard scrutateur. Si encore ce regard avait cherché le sien: mais non, il le sentait qui s'adressait, au ras du foulard amarante, à cet endroit honteux de son cou où le bouton suspect bourgeonnait, et qu'il sentait à découvert. Et tandis que le garçon apportait les hors-d'oeuvre:

— Vous devriez prendre des bains sulfureux, dit Baraglioul.

— Ce n'est pas ce que vous croyez, protesta Fleurissoire.

— Tant mieux, reprit Baraglioul, qui du reste ne croyait rien; je vous donnais ce conseil en passant. Puis, se campant en arrière, et sur un ton professoral:

— Eh bien! voici, cher Amédée: M'est avis que, depuis La Rochefoucauld, et à sa suite, nous nous sommes fourrés dedans; que le profit n'est pas toujours ce qui mène l'homme; qu'il y a des actions désintéressées...

— Je l'espère bien, interrompit candidement Fleurissoire.

— Ne me comprenez pas si vite, je vous en prie. Par _désintéressé_, j'entends: gratuit. Et que le mal, ce que l'on appelle: le mal, peut être aussi gratuit que le bien.

— Mais, dans ce cas, pourquoi le faire?

— Précisément! par luxe, par besoin de dépense, par jeu. Car je prétends que les âmes les plus désintéressées ne sont pas nécessairement les meilleures — au sens catholique du mot; au contraire, à ce point de vue catholique, l'âme la mieux dressée est celle qui tient le mieux ses comptes.

— Et qui se sent toujours en reste avec Dieu, ajouta benoîtement Fleurissoire qui tâchait de se maintenir à hauteur.

Julius était manifestement irrité par les interruptions de son beau-frère; elles lui paraissaient saugrenues.

— Certainement le mépris de ce qui peut servir, reprit-il, est signe d'une certaine aristocratie de l'âme... Donc échappée au catéchisme, à la complaisance, au calcul, admettrons-nous une âme qui ne tienne plus de comptes du tout?

Baraglioul attendait un assentiment; mais:

— Non! non! mille fois non: nous ne l'admettrons pas! s'écria véhémentement Fleurissoire; puis soudain effrayé par l'éclat de sa propre voix, il se pencha vers Baraglioul.

— Parlons plus bas; l'on nous écoute.

— Bah! Qui voulez-vous que ce que nous disons intéresse?

— Ah! mon ami, je vois que vous ne savez pas comment ils sont dans ce pays. Pour moi, je commence à les connaître. Depuis quatre jours que je vis parmi eux, je ne sors pas des aventures! et qui m'ont inculqué de vive force, je vous jure, une précaution que je n'avais pas naturelle. On est traqué.

— Vous vous imaginez tout cela.

— Je le voudrais, hélas! et que tout cela n'existât que dans mon cerveau. Mais, que voulez-vous? lorsque le faux prend la place du vrai, il faut bien que le vrai se dissimule. Chargé de la mission que je vous dirais tout à l'heure, entre la Loge et la Société de Jésus, c'en est fait de moi. Je suis suspect à tous; tout m'est suspect. Mais si je vous avouais, mon ami, que tout à l'heure, et devant cette moquerie que vous opposiez à ma peine, j'ai pu douter si c'était au vrai Julius que je parlais, ou non plutôt à quelque contrefaçon de vous-même... Mais si je vous disais que, ce matin, avant de vous avoir rencontré, j'ai pu douter de ma propre réalité, douter d'être moi-même ici, à Rome, ou si plutôt je rêvais simplement d'y être et n'allais pas bientôt me réveiller à Pau, doucement couché près d'Arnica, au milieu de mon ordinaire.

— Mon ami, vous aviez la fièvre.

Fleurissoire lui saisit la main, et d'une voix pathétique:

— La fièvre! vous l'avez dit: j'ai la fièvre. Une fièvre dont on ne guérit point, et dont on ne veut pas guérir. Un fièvre, je l'avoue, dont j'espérais que vous seriez saisi tout de même lorsque vous viendriez à connaître ce que je vous ai révélé; une fièvre que j'espérais vous communiquer, je l'avoue, afin qu'ensemble nous brûlions, mon frère... Mais non! je le sens bien à présent, c'est solitaire que s'enfonce l'obscur sentier que je suis, que je dois suivre; et même ce que vous m'avez dit m'y oblige... Eh quoi! Julius, serait-il vrai? Alors on ne LE voit pas? On ne parvient pas à le voir?...

— Mon ami, reprit Julius, en se dégageant de l'étreinte de Fleurissoire qui s'exaltait, et lui posant à son tour une main sur le bras: — Mon ami, je m'en vais vous avouer quelque chose que je n'osais vous dire tout à l'heure: Quand je me suis trouvé en présence du Saint-Père... eh bien; j'ai été pris d'une distraction.

— D'une distraction! répéta Fleurissoire abasourdi.

— Oui: brusquement je me suis surpris pensant à autre chose.

— Dois-je croire à ce que vous dites?

— Car c'est précisément alors que j'ai eu ma révélation. Mais, me disais-je, poursuivant ma première idée, — mais, à le supposer gratuit, l'acte mauvais, le crime, le voici tout inimputable; et imprenable celui qui l'a commis.

— Quoi! vous y revenez, soupira désespérément Amédée.

— Car le mobile, le motif du crime, c'est l'anse par où saisir le criminel. Et si, comme le juge prétendra: _Is fecit cui prodest..._ vous avez fait votre droit, n'est-ce pas?

— Excusez-moi, dit Amédée dont la sueur emperlait le front.

Mais à ce moment, tout brusquement, le dialogue se rompit: le chasseur du restaurant apportait sur une assiette une enveloppe où le nom de Fleurissoire était inscrit. Celui-ci plein de stupeur ouvrit l'enveloppe, et, sur le billet qu'elle contenait, lut ces mots:

_Vous n'avez pas une minute à perdre. Le train de Naples part à trois heures. Demandez à Monsieur de Baraglioul de vous accompagner au Crédit Commercial où il est connu et pourra témoigner de votre identité. Cave._

— Eh bien! que vous disais-je? reprit Amédée à voix basse, plutôt soulagé par l'incident.

— En effet, voici qui n'est pas ordinaire. Comment diable sait-on mon nom? et que je suis en relation avec le Crédit Commercial.

— Ces gens-là savent tout, je vous dit.

— Le ton de ce billet ne me plaît pas. Celui qui l'écrivit aurait du moins pu s'excuser de nous interrompre.

— A quoi bon? Il sait bien que ma mission passe avant tout... C'est un chèque à toucher... Non; impossible de vous en parler ici; vous voyez bien qu'on nous surveille. — Puis tirant sa montre: en effet, nous n'avons que le temps.

Il sonna le garçon.

— Laissez! Laissez, dit Julius: c'est moi qui vous invite. Le Crédit n'est pas loin; au besoin nous prendrons un fiacre. Ne vous affolez pas... Ah! je voulais vous dire encore: si vous allez à Naples ce soir, disposez donc de ce billet circulaire. Il est à mon nom; mais qu'importe. (Car Julius aimait d'obliger.) Je l'ai pris inconsidérément à Paris, pensant descendre plus au sud. Mais me voici retenu par un congrès. Combien de temps pensez-vous rester là-bas?

— Le moins possible. J'espère être de retour dès demain.

— Je vous attendrai donc pour dîner.


Au Crédit Commercial, grâce à la présentation du comte de Baraglioul, on remit à Fleurissoire, sans difficultés, contre le chèque, six billets qu'il glissa dans sa poche intérieure de son veston. Cependant il avait raconté, tant bien que mal, à son beau-frère, l'histoire du chèque, du cardinal et de l'abbé; Baraglioul, qui l'accompagna jusqu'à la gare, ne l'écoutait que d'une oreille distraite.

Entre-temps Fleurissoire entra chez un chemisier pour s'acheter un faux col, mais qu'il ne mit pas aussitôt, par crainte de faire trop attendre Julius qui patientait devant la boutique.

— Vous n'emportez pas de valise? demanda celui-ci lorsque l'autre l'eut rejoint.

Certes Fleurissoire fût bien volontiers passé prendre son châle, ses affaires de toilette et de nuit; mais avouer à Baraglioul la via dei Vecchierelli!...

— Oh! pour une nuit!... fit-il lestement. Du reste nous n'avons pas le temps de passer à mon hôtel.

— Au fait, où donc êtes-vous descendu?

— Derrière le Colisée, répondit l'autre à tout hasard.

C'était comme s'il avait dit: Sous les ponts.

Julius encore une fois le regarda.

— quel drôle d'homme vous faites!

Paraissait-il vraiment si bizarre? Fleurissoire s'épongea le front. Ils firent quelques pas en silence, devant la gare, où ils étaient arrivés.

— Allons; il faut nous séparer, dit Baraglioul, en lui tendant la main.

— Vous ne... vous ne viendriez pas avec moi? balbutia craintivement Fleurissoire. Je ne sais trop pourquoi, ça m'inquiète un peu de partir seul...

— Vous êtes bien venu seul à Rome. Que voulez-vous qu'il vous advienne? Excusez-moi de vous quitter avant le quai, mais la vue d'un train qui s'en va me cause une tristesse inexprimable. Adieu! Bon voyage! et demain rapportez-moi au Grand-Hôtel mon billet de retour pour Paris.


LIVRE CINQUIèME


LAFCADIO

— There is only one remedy! One thing alone can cure us from being ourselves!...

— Yes; strictly speaking, the question is not how to get cured, but how to live.

Joseph Conrad. _Lord Jim_, p. 226.


I.


Après que, par l'intermédiaire de Julius et l'assistance du notaire, Lafcadio fut entré en possession des quarante mille livres de rente que feu le comte Juste-Agénor de Baraglioul lui laissait, son grand souci fut de n'en laisser rien paraître.

— Dans de la vaisselle d'or peut-être, s'était-il dit alors, mais tu mangeras des mêmes plats.

Il ne prenait pas garde à ceci, ou ne savait pas encore que, pour lui, désormais, le goût des mets allait changer. Ou du moins, comme il trouvait égal plaisir à lutter contre l'appétit, à céder à la gourmandise, maintenant que ne le pressait plus le besoin, sa résistance se relâchait. Parlons sans images: d'aristocratique nature, il n'avait permis à la nécessité de lui imposer aucun geste — qu'il se fût permis à présent, par malice, par jeu, et par l'amusement de préférer à son intérêt son plaisir.

Se conformant aux volontés du comte, il n'avait donc pas pris le deuil. Une mortifiante déconvenue l'attendait chez les fournisseurs du marquis de Gesvres, son dernier oncle, lorsqu'il se présenta pour monter sa garde-robe. Comme il se recommandait de celui-ci, le tailleur sortit quelques factures que le marquis avait négligé de payer. Lafcadio répugnait aux filouteries; il feignit aussitôt d'être venu précisément pour régler ces notes, et paya comptant les nouveaux vêtements. Même aventure chez le bottier. Quant au chemisier, Lafcadio jugea plus prudent de s'adresser à un autre.

— L'oncle de Gesvres, si seulement je savais son adresse; j'aurais plaisir à lui envoyer acquittées ses factures, pensait Lafcadio. Cela me vaudrait son mépris; mais je suis Baraglioul et désormais, coquin de marquis, je te débarque de mon coeur.

Rien ne le retenait à Paris, ni ailleurs; traversant l'Italie à petites journées, il gagnait Brindisi d'où il pensait s'embarquer sur quelque Lloyd, pour Java.

Tout seul dans le wagon qui l'éloignait de Rome il avait, malgré la chaleur, jeté en travers de ses genoux un moelleux plaid couleur de thé, sur lequel il se plaisait à contempler ses mains gantées couleur de cendre. A travers la souple et floconneuse étoffe de son complet, il respirait le bien-être par tous ses pores; le cou non serré dans un col presque haut mais peu empesé, d'où s'échappait, mince comme un orvet, une cravate en foulard bronzé, sur la chemise à plis. Il se sentait bien dans sa peau, bien dans ses vêtements, bien dans ses bottes — de souples mocassins taillés dans le même daim que ses gants; dans cette prison molle, son pied se tendait, se cambrait, se sentait vivre. Son chapeau de castor, rabattu devant ses yeux, le séparait du paysage; il fumait une pipette de genièvre et abandonnait ses pensées à leur mouvement naturel. Il pensait: "— La vieille, avec un petit nuage blanc au-dessus de sa tête et qui me le montrait en disant: la pluie, ça ne sera pas encore pour aujourd'hui!... cette vieille dont j'ai chargé le sac sur mes épaules (par fantaisie il avait fait à pied, en quatre jours la traversée des Apennins entre Bologne et Florence, couchant à Covigliajo) et que j'ai embrassée au haut de la côte... ça fait partie de ce que le curé de Covigliajo appelait: les bonnes actions, — je l'aurais tout aussi bien serrée à la gorge — d'une main qui ne tremble pas — quand j'ai senti cette sale peau ridée sous mon doigt... Ah! comme elle caressait le col de ma veste, pour en enlever la poussière! en disant: _figlio mio! carino!..._ D'où me venait cette intense joie quand, après et encore en sueur, à l'ombre de ce grand châtaignier, et pourtant sans fumer, je me suis étendu sur la mousse? Je me sentais d'étreinte assez large pour embrasser l'entière humanité; ou l'étrangler peut-être... Que peu de chose la vie humaine! Et que je risquerais la mienne agilement, si seulement s'offrait quelque belle prouesse un peu joliment téméraire à oser!... Je ne peux tout de même pas me faire alpiniste ou aviateur... Qu'est-ce que me conseillerait ce claquemuré de Julius?... Fâcheux qu'il soit emporté! ça m'aurait plu d'avoir un frère.

"Pauvre Julius! Tant de gens qui écrivent et si peu de gens qui lisent! C'est un fait: on lit de moins en moins... si j'en juge par moi, comme disait l'autre. ça finira par une catastrophe; quelque belle catastrophe, tout imprégnée d'horreur! on foutra l'imprimé par-dessus bord; et ce sera miracle si le meilleur ne rejoint pas au fond le pire.

"Mais la curiosité, c'est de savoir ce que la vieille aurait dit si j'avais commencé de serrer... On imagine _ce qui arriverait si_, mais il reste toujours un petit laps par où l'imprévu se fait jour. Rien ne se passe jamais tout à fait comme on aurait cru... C'est là ce qui me porte à agir... On fait si peu!... "Que tout ce qui peut être soit!" c'est comme ça que je m'explique la Création... Amoureux de ce qui pourrait être... Si j'étais l'état, je me ferais enfermer.

"Pas très étourdissante la correspondance de ce M. Gaspard Flamand que j'ai été réclamer comme mienne, à la poste restante de Bologne. Rien qui valût la peine de lui être renvoyé.

"Dieu! qu'on rencontre peu de gens dont on souhaiterait fouiller les valises!... Et pourtant qu'il en est peu dont on n'obtiendrait avec tel mot, tel geste, quelque bizarre réaction!... Belle collection de marionnettes; mais les fils sont trop apparents, par ma foi! On ne croise plus dans les rues que jean-foutres et paltoquets. Est-ce le fait d'un honnête homme, Lafcadio, je vous le demande, de prendre cette farce au sérieux?... Allons! plions bagage; il est temps! En fuite vers un nouveau monde; quittons l'Europe en imprimant notre talon nu sur le sol!... S'il est encore à Bornéo, au profond des forêts, quelque anthropopithèque attardé, là-bas, nous irons supputer les ressources d'une possible humanité!...

"J'aurais voulu revoir Protos. Sans doute il a cinglé vers l'Amérique. Il n'estimait, prétendait-il, que les barbares de Chicago... Pas assez voluptueux pour mon goût, ces loups: Je suis de nature féline. Passons.

"Le curé de Covigliajo, si débonnaire, ne se montrait pas d'humeur à dépraver beaucoup l'enfant avec lequel il causait. Assurément il en avait la garde. Volontiers j'en aurais fait mon camarade; non du curé, parbleu! mais du petit... Quels beaux yeux il levait vers moi! qui cherchaient aussi inquiètement mon regard que mon regard cherchait le sien; mais que je détournais aussitôt... Il n'avait pas cinq ans de moins que moi. Oui: quatorze à seize ans, pas plus... Qu'est-ce que j'étais à cet âge? Un _stripling_ plein de convoitise, que j'aimerais rencontrer aujourd'hui; je crois que je me serais beaucoup plu... Faby, les premiers temps, était confus de se sentir épris de moi; il a bien fait de s'en confesser à ma mère: après quoi son coeur s'est senti plus léger. Mais combien sa retenue m'agaçait!... Quand plus tard, dans l'Aurès, je lui ai raconté cela sous la tente, nous en avons bien ri... Volontiers, je le reverrais aujourd'hui; c'est fâcheux qu'il soit mort. Passons.

"Le vrai, c'est que j'espérais déplaire au curé. Je cherchais ce que je pourrais lui dire de désagréable: je n'ai rien su trouver que de charmant... Que j'ai de mal à ne paraître pas séduisant! Je ne peux pourtant pas passer au brou de noix mon visage, comme me le conseillait Carola; ou me mettre à manger de l'ail... Ah! ne pensons plus à cette pauvre fille? Les plus médiocres de mes plaisirs, c'est à elle que je les dois... Oh! d'où sort cet étrange vieillard?"

Par la porte à coulisse du couloir, Amédée Fleurissoire venait d'entrer.

Fleurissoire avait voyagé seul dans son compartiment jusqu'à la station de Frosinone. A cet arrêt du train, un Italien entre deux âges était monté dans le wagon, s'était assis non loin de lui et avait commencé à le dévisager d'un air sombre qui promptement invita Fleurissoire à déguerpir.

Dans le compartiment voisin, la jeune grâce de Lafcadio, tout au contraire, l'attira:

— Ah! l'aimable garçon! presque un enfant encore, pensa-t-il. — En vacances sans doute. Qu'il est bien mis! Son regard est candide. Quel repos ce sera de dépouiller ma défiance! S'il savait le français je lui parlerais volontiers...

Il s'assit en face de lui, dans un coin près de la portière.

Lafcadio releva le bord de son castor et commença de le considérer d'un oeil morne, indifférent en apparence.

— Entre ce sale magot et moi, quoi de commun? songeait-il. On dirait qu'il se croit malin. Qu'a-t-il à me sourire ainsi? Pense-t-il que je vais l'embrasser! Se peut-il qu'il y ait des femmes pour caresser encore les veiillards!... Il serait bien surpris sans doute d'apprendre que je sais lire écriture ou imprimé, couramment, à l'envers ou par transparence, au verso, dans les glaces ou sur les buvards; trois mois d'études et deux années d'apprentissage; et cela pour l'amour de l'art. Cadio, mon petit, le problème se pose: faire accroc à cette destinée. Mais par où?... Tiens! Je vais lui offrir du cachou. Qu'il accepte ou non, nous verrons toujours bien dans quelle langue.

— Grazio! grazio! — dit Fleurissoire en refusant.

— Rien à faire avec le tapir. Dormons! reprend à part soi Lafcadio, et rabattant son castor sur ses yeux, il tâche à faire un rêve d'un souvenir de sa jeunesse:

Il se revoit, du temps qu'on l'appelait Cadio, dans ce château perdu des Karpathes, qu'ils occupèrent, sa mère et lui, deux étés, en compagnie de Baldi l'Italien et du prince Wladimir Bielkowski. Sa chambre est à l'extrémité d'un couloir; c'est la première année qu'il couche loin de sa mère... La poignée de cuivre de sa porte, en forme de tête de lion, est retenue par un gros clou... Ah! que les souvenirs de ses sensations sont précis!... Une nuit il est tiré du plus profond de son sommeil et croit rêver encore en voyant au chevet de son lit l'oncle Wladimir, qui lui paraît plus gigantesque encore que de coutume, fait comme un cauchemar, drapé dans un vaste cafetan couleur rouille, la moustache retombée et coiffé d'un extravagant bonnet de nuit dressé comme un bonnet persan, qui l'allonge jusqu'à n'en plus finir. Il tient à la main une lanterne sourde qu'il pose sur la table, près du lit, à côté de la montre de Cadio en repoussant un peu un sac de billes. La première pensée de Cadio c'est que sa mère est morte, ou malade; il va questionner Bielkowski, quand celui-ci pose un doigt sur ses lèvres et lui fait signe de se lever. En hâte l'enfant passe la robe de chambre qu'il revêt au sortir du bain, que son oncle a prise au dos d'une chaise et lui tend; tout cela, les sourcils roulés et d'un air à ne point plaisanter. Mais Cadio a si grande confiance en Wladi qu'il n'a pas peur un seul instant; il enfile ses pantoufles, et le suit fort intrigué par ses manières et, comme toujours, en appétit d'amusement.

Ils sortent dans le couloir; Wladimir avance gravement, mystérieusement, portant loin devant lui la lanterne; on dirait qu'ils accomplissent un rite ou qu'ils suivent une procession; Cadio chancelle un peu car il est encore ivre de rêves; mais la curiosité bientôt a nettoyé son cerveau. Devant la porte de sa mère, tous deux s'arrêtent un instant, prêtant l'oreille: pas un bruit; la maison dort. Arrivés sur le palier, ils entendent le ronflement d'un valet dont la chambre ouvre près du grenier. Ils descendent. Wladi pose des pieds de coton sur les marches; au moindre craquement il se retourne d'un air si furieux que Cadio a peine à ne pas rire. Il indique une marche en particulier, faisant signe de la franchir, aussi sérieusement que s'il y eût eu péril. Cadio ne gâte point son plaisir à se demander si ces précautions sont nécessaires, non plus que rien de ce qu'ils font; il se prête au jeu et, glissant le long de la rampe, franchit le degré... Il est si prodigieusement amusé par Wladi qu'il traverserait du feu pour le suivre.

Quand ils ont atteint le rez-de-chaussée, sur l'avant-dernière marche tous deux s'assoient pour souffler un instant; Wladi hoche la tête et fait entendre un petit soupir du nez, comme pour dire: ah! nous l'avons échappé belle. Ils repartent. Quelles précautions devant la porte du salon! La lanterne, qu'à présent tient Cadio, éclaire la pièce si bizarrement que l'enfant la reconnait à peine; elle lui paraît démesurée; un peu de lune glisse par l'entrebâillement d'un volet; tout baigne dans une tranquillité surnaturelle; on dirait un étang où l'on va jeter clandestinement l'épervier; et il reconnaît bien et à sa place chaque chose, mais, pour la première fois, il en comprend l'étrangeté.

Wladi s'approche du piano, l'entrouvre, caresse du bout du doigt quelques touches qui répondent très faiblement. Tout à coup le couvercle échappe et fait en retombant un boucan formidable (Lafcadio sursaute encore en y songeant). Wladi se précipite sur la lanterne, qu'il aveugle, puis s'écroule dans un fauteuil; Cadio glisse sous une table; tous deux restent longtemps dans le noir, sans remuer, aux écoutes... mais rien; rien n'a bougé dans la maison; au loin, un chien jappe à la lune. Alors, doucement, lentement, Wladi redonne un peu de lumière.

Dans la salle à manger, de quel air il tourne la clef du buffet! L'enfant sait bien que ce n'est là qu'un jeu, mais l'oncle y semble pris lui-même. Il renifle comme pour flairer où cela sent le meilleur; s'empare d'une bouteille de tokay; en verse deux petits verres où tremper des biscuits; il invite à trinquer, un doigt sur les lèvres; le cristal sonne imperceptiblement... La collation nocturne terminée, Wladi s'occupe à tout remettre en ordre, il va rincer avec Cadio les verres dans le baquet de l'office, les essuie, rebouche la bouteille, referme la boîte à biscuits, époussette méticuleusement les miettes, regarde une dernière fois le tout bien à sa place dans l'armoire... Ni vu, ni connu.

Wladi réaccompagne Cadio jusqu'à sa chambre et le quitte avec un profond salut. Cadio reprend son somme où il 'avait laissé, et se demandera le lendemain s'il n'a pas rêvé tout cela.

Drôle de jeu pour un enfant! Qu'eût pensé de cela Julius?


Lafcadio, bien que les yeux fermés, ne dort pas; il ne parvient pas à dormir.

— Le petit vieux, que je sens là, croit que je dors, pensait-il. Si j'entrouvrais les yeux, je le verrais qui me regarde. Protos prétendais qu'il est particulièrement difficile de feindre de dormir tout en prêtant attention; il se faisait fort de reconnaître le faux sommeil à ce leger petit tremblement des paupières... que je réprime en ce moment. Protos lui-même y serait pris...

Le soleil cependant s'était couché; déjà s'atténuaient les reflets derniers de sa gloire, que Fleurissoire ému contemplait. Tout à coup, au plafond voûté du wagon, l'électricité jaillit dans le lustre; éclairage trop brutal, auprès de ce crépuscule attendri; et, par crainte aussi qu'il ne troublât le sommeil de son voisin, Fleurissoire tourna le commutateur, ce qui n'amena point l'obscurité complète, mais dériva le courant du lustre central au profit d'une lampe veilleuse azurée. Au gré de Fleurissoire cette ampoule bleue versait trop de lumière encore; il donna un tour de plus à la clavette; la veilleuse s'éteignit, mais s'allumèrent aussitôt deux appliques pariétales, plus désobligeantes que le lustre du milieu; un tour encore, et la veilleuse de nouveau: il s'y tint.

— A-t-il bientôt fini de jouer avec la lumière? pensait Lafcadio impatienté. Que fait-il à présent? (Non! je ne lèverai pas les paupières.) Il est debout... Serait-il attiré par ma valise? Bravo! Il constate qu'elle est ouverte. Pour en perdre la clef aussitôt, c'était bien adroit d'y avoir fait mettre, à Milan, une serrure compliquée qu'on a dû crocheter à Bologne! Un cadenas du moins se remplace... Dieu me damne: il enlève sa veste? Ah! tout de même regardons.

Sans attention pour la valise de Lafcadio, Fleurissoire, occupé à son nouveau faux col, avait mis bas sa veste pour pouvoir le boutonner plus aisément; mais le madapolam empesé, dur comme du carton, résistait à tous ses efforts.

— Il n'a pas l'air heureux, reprenait à part soi Lafcadio. Il doit souffrir d'une fistule, ou de quelque affection cachée. L'aiderai-je! Il n'y parviendra pas tout seul...

Si pourtant! le col enfin admit le bouton. Fleurissoire reprit alors, sur le coussin où il l'avait posée près de son chapeau, de sa veste et de ses manchettes, sa cravate et, s'approchant de la portière, chercha comme Narcisse sur l'onde, sur la vitre, à distinguer du paysage son reflet.

— Il n'y voit pas assez.

Lafcadio redonna de la lumière. Le train longeait alors un talus, qu'on voyait à travers la vitre, éclairé par cette lumière de chaque compartiment projetée; cela formait une suite de carrés clairs qui dansaient le long de la voie et se déformaient tour à tour selon chaque accident du terrain. On apercevait au milieu de l'un d'eux, danser l'ombre falote de Fleurissoire; les autres carrés étaient vides.

— Qui le verrait? pensait Lafcadio. Là, tout près de ma main, sous ma main, cette double fermeture, que je peux faire jouer aisément; cette porte qui, cédant tout à coup, le laisserait crouler en avant; une petite poussée suffirait; il tomberait dans la nuit comme une masse; même on n'entendrait pas un cri... Et demain, en route pour les îles!... Qui le saurait?

La cravate était mise, un petit noeud marin tout fait; à présent Fleurissoire avait repris une manchette et l'assujettissait au poignet droit; et, ce faisant, il examinait, au-dessus de la place où il était assis tout à l'heure, la photographie (une des quatre qui décoraient le compartiment) de quelque palais près de la mer.

— Un crime immotivé, continuait Lafcadio: quel embarras pour la police! Au demeurant, sur ce sacré talus, n'importe qui peut, d'un compartiment voisin, remarquer qu'une portière s'ouvre, et voir l'ombre du Chinois cabrioler. Du moins les rideaux du couloir sont tirés... Ce n'est pas tant des événements que j'ai curiosité, que de moi-même. Tel se croit capable de tout, qui, devant que d'agir, recule... Qu'il y a loin, entre l'imagination et le fait!... Et pas plus le droit de reprendre son coup qu'aux échecs. Bah! qui prévoirait tous les risques, le jeu perdrait tout intérêt!... Entre l'imagination d'un fait et... Tiens! le talus cesse. Nous sommes sur un pont, je crois; une rivière...

Sur le fond de la vitre, à présent noire, les reflets apparaissaient plus clairement, Fleurissoire se pencha pour rectifier la position de sa cravate.

— Là, sous la main, cette double fermeture — tandis qu'il est distrait et regarde au loin devant lui — joue, ma foi! plus aisément encore qu'on eût cru. Si je puis compter jusqu'à douze, sans me presser, avant de voir dans la campagne quelque feu, le tapir est sauvé. Je commence: Une; deux; trois; quatre; (lentement! lentement) cinq; six; sept; huit; neuf... Dix, un feu...

II.


Fleurissoire ne poussa pas un cri. Sous la poussée de Lafcadio et en face du gouffre brusquement ouvert devant lui, il fit pour se retenir un grand geste, sa main gauche agrippa le cadre lisse de la portière, tandis qu'à demi retourné il rejetait la droite en arrière par-dessus Lafcadio, envoyant rouler sous la banquette, à l'autre extrémité du wagon, la seconde manchette qu'il était au moment de passer.

Lafcadio sentit s'abattre sur sa nuque une griffe affreuse, baissa la tête et donna une seconde poussée plus impatiente que la première; les ongles lui raclèrent le col; et Fleurissoire ne trouva plus où se raccrocher que le chapeau de castor qu'il saisit désespérément et qu'il emporta dans sa chute.

— A présent, du sang-froid, se dit Lafcadio. Ne claquons pas la portière: on pourrait entendre à côté.

Il tira la portière à lui, contre le vent, avec effort, puis la referma doucement.

— Il m'a laissé son hideux chapeau plat; qu'un peu plus, d'un coup de pied, j'allais envoyer le rejoindre; mais il m'a pris le mien, qui lui suffit. Bonne précaution que j'ai eue d'en enlever les initiales!... Mais, sur la coiffe, reste la marque du chapelier, à qui l'on ne commande pas des feutres de castor tous les jours... Tant pis, c'est joué... Qu'on puisse croire à un accident... Non, puisque j'ai refermé la portière... Faire stopper le train?... Allons, allons; Cadio, pas de retouches: tout est comme tu l'as voulu.

"Preuve que je me possède parfaitement: je vais d'abord regarder tranquillement ce que représente cette photographie que le vieux contemplait tout à l'heure... _Miramar!_ Aucun désir d'aller voir ça... On manque d'air ici.

Il ouvrit la fenêtre.

— L'animal m'a griffé. Je saigne... Il m'a fait très mal. Un peu d'eau là-dessus; la toilette est au bout du couloir, à gauche. Emportons un second mouchoir.

Il atteignit, dans le filet au-dessus de lui, sa valise et l'ouvrit sur le coussin de la banquette, à l'endroit où il était précédemment assis.

— Si je croise quelqu'un dans le couloir: du calme... Non, mon coeur ne bat plus. Allons-y... Ah! sa veste; aisément je la peux cacher sous la mienne. Des papiers dans la poche: de quoi nous occuper pendant le reste du trajet.

C'était un pauvre veston élimé, couleur réglisse, de drap mince, rêche et vulgaire, et qui le dégoûtait un peu, que Lafcadio suspendit à une patère, dans l'étroit cabinet-toilette où il s'enferma; puis, penché sur le lavabo, il commença de s'examiner dans le miroir.

Son cou, à deux endroits, était assez vilainement balafré; une étroite traînée rouge partait de derrière la nuque et, tournant vers la gauche, venait mourir au-dessus de l'oreille; une autre, plus courte, franche écorchure celle-là, deux centimètres au-dessus de la première, montait droit vers l'oreille dont elle avait atteint et un peu décollé le lobe. Cela saignait; mais moins qu'il n'aurait pu craindre; par contre, la douleur, qu'il n'avait pas sentie d'abord, s'éveillait assez vive. Il trempa son mouchoir dans la cuvette, étancha le sang, puis lava le mouchoir.

— Pas de quoi tacher un faux col, pensa-t-il en se rajustant; tout va bien.

Il allait ressortir; à ce moment la locomotive siffla; une file de lumières passa derrière la vitre dépolie du closet. C'était Capoue. A cette station si proche de l'accident, descendre et courir dans la nuit se ressaisir de son castor... cette pensée surgit éblouissante. Il regrettait beaucoup son chapeau souple, léger, soyeux, tiède et frais à la fois, infroissable, d'une élégance si discrète. Pourtant il n'écoutait jamais tout entier son désir et n'aimait pas céder, fût-ce à lui-même. Mais par-dessus tout il avait l'indécision en horreur, et gardait depuis nombre d'années, comme un fétiche, le dé d'un jeu de tric-trac que dans le temps lui avait donné Baldi; il le portait toujours sur lui, il l'avait là, dans le gousset de son gilet:

— Si j'amène six, se dit-il en sortant le dé, je descends!

Il amena cinq.

— Je descends quand même. Vite! le veston du sinistré!... A présent, ma valise...

Il courut à son compartiment.

Ah! combien, devant l'étrangeté d'un fait, l'exclamation semble inutile! Plus surprenant est l'événement, et plus mon récit sera simple. Je dirai donc tout net ceci: Quand Lafcadio rentra dans le compartiment pour y reprendre sa valise, la valise n'y était plus.

Il crut d'abord s'être trompé, ressortit dans le couloir... Si fait... Si fait; c'est bien ici qu'il était tantôt. Voici la vue de Miramar... mais alors?... Il bondit à la fenêtre et crut rêver: sur le quai de la gare, non loin encore du wagon, sa valise s'en allait tranquillement, en compagnie d'un grand gaillard qui l'emportait à petits pas.

Lafcadio voulut s'élancer; le geste qu'il fit pour ouvrir la portière laissa couler le veston réglisse à ses pieds.

— Diable! diable! Un peu plus et je m'enferrais!...

Tout de même le farceur s'en irait un peu plus vite s'il pensait que je lui puisse courir après. Aurait-il vu?...

A ce moment, comme il restait penché en avant, une goutte de sang ruissela le long de sa joue.

— Tant pis pour la valise! Le dé l'avait bien dit: je ne dois pas descendre ici.

Il referma la portière et se rassit.

— Pas de papiers dans la valise; et mon linge n'est pas marqué; que risque-je?... N'importe: m'embarquer le plus tôt possible; ce sera peut-être un peu moins amusant; mais, à coup sûr, beaucoup plus sage.

Le train cependant repartait.

— Ce n'est pas tant la valise que je regrette... mais mon castor, que j'aurais bien voulu repêcher. N'y pensons plus.

Il bourra une nouvelle pipette, l'alluma, puis plongeant la main dans la poche intérieure de l'autre veston, il en sortit d'un coup une lettre d'Arnica, un carnet de l'agence Cook et une enveloppe de papier bulle qu'il ouvrit.

— Trois, quatre, cinq, six billets de mille! N'intéresse pas les gens honnêtes.

Il remit les billets dans l'enveloppe et l'enveloppe dans la poche du veston.

Mais quand, un instant après, il examina le carnet Cook, Lafcadio eut un éblouissement. Sur la première feuille, le nom de _Julius de Baraglioul_ était inscrit.

— Est-ce que je deviens fou? pensa-t-il. Quel rapport avec Julius?... billet volé?... non; pas possible. Billet prêté, sans aucun doute. Diable! diable! J'ai peut-être fait du gâchis: ces vieillards sont mieux ramifiés qu'on ne croit...

Puis, en tremblant d'interrogation il ouvrit la lettre d'Arnica. L'événement apparaissait trop étrange; il avait peine à fixer son attention; sans doute, il ne parvenait pas bien à démêler quelle parenté ou quels rapports entre Julius et ce vieux, mais il saisit ceci du moins: que Julius était à Rome. Aussitôt sa résolution fut prise: un urgent désir de revoir son frère l'envahit, une curiosité débridée d'assister au retentissement de cette affaire sur ce calme et logique esprit:

— C'est dit! Ce soir je couche à Naples; je dégage ma malle et demain je retourne à Rome par le premier train. Ce sera sûrement beaucoup moins sage, mais peut-être un peu plus amusant.

III.


A Naples, Lafcadio descendit dans un hôtel voisin de la gare; il eut soin de prendre sa malle avec lui, parce que sont suspects les voyageurs sans bagages et qu'il prenait garde de n'attirer point sur lui l'attention; puis courut se procurer les quelques objets de toilette qui lui manquaient et un chapeau pour remplacer l'odieux canotier (et du reste étroit à son front) que lui avait laissé Fleurissoire. Il désirait également acheter un revolver, mais dut remettre au lendemain cette emplette; déjà les magasins fermaient.

Le train qu'il voulait prendre le lendemain partait de bonne heure; on arrivait à Rome pour déjeuner...

Son intention était de n'aborder Julius qu'après que les journaux auraient parlé du "crime". Le _crime!_ Ce mot lui semblait plutôt bizarre; et tout à fait impropre, s'adressant à lui, celui de _criminel_. Il préférait celui _d'aventurier_, mot aussi souple que son castor, et dont il pouvait relever les bords à son gré.

Les journaux du matin ne parlaient pas encore de _l'aventure_. Il attendait impatiemment ceux du soir, pressé de revoir Julius et de sentir s'engager la partie; comme l'enfant à cligne-musette, qui certes ne veut pas qu'on le trouve, mais qui veut du moins qu'on le cherche, en attendant il s'ennuyait. C'était un vague état qu'il ne connaissait pas encore; et les gens qu'il coudoyait dans la rue lui paraissaient particulièrement médiocres, désagréables et hideux.

Quand vint le soir, il acheta le _Corriere_ à un crieur sur le Corso; puis entra dans un restaurant, mais par une sorte de défi et comme pour aviver son désir, il se força d'abord de dîner, laissant le journal tout plié, posé là, à côté de lui, sur la table; puis ressortit, et dans le Corso de nouveau, s'arrêtant à la clarté d'une devanture, il déploya le journal et, en seconde page, vit ces mots, en titre d'un des faits divers:

CRIME, SUICIDE... OU ACCIDENT

Puis lut ceci que je traduis:

_En gare de Naples, les employés de la Compagnie ont ramassé dans le filet d'un compartiment de première classe du train venu de Rome, une veste de couleur sombre. Dans la poche intérieure de ce veston une enveloppe jaune tout ouverte contenait six billets de mille francs; aucun autre papier qui permît d'identifier le propriétaire du vêtement. S'il y a eu crime, on s'explique malaisément qu'une somme aussi important ait été laissée sur le vêtement de la victime; cela semble indiquer tout au moins que le crime n'aurait pas eu le vol pour mobile.

Aucune trace de lutte n'a pu être relevée dans le compartiment; mais on a retrouvé, sous une banquette, une manchette avec un double bouton qui figure deux têtes de chat, reliées l'une à l'autre par une chaînette d'argent doré et taillées dans un quartz semi-transparent, dit: agate nébuleuse à reflets, de l'espèce que les bijoutiers appellent:_ pierre de lune.
_Des recherches sont faites activement le long de la voie._

Lafcadio froissa le journal.

— Quoi! les boutons de Carola maintenant! Ce vieillard est un carrefour.

Il tourna la page et vit en dernière heure :

RECENTISSIME

UN CADAVRE LE LONG DE LA VOIE


Sans lire plus avant, Lafcadio courut au Grand-Hotel. Il mit dans une enveloppe sa carte où ces mots inscrits sous son nom:

LAFCADIO WLUIKI

_vient voir si le Comte Julius de Baraglioul n'a pas besoin d'un secrétaire._

Puis fit passer.

Un laquais enfin vint le prendre dans le hall où il patientait, le guida le long des couloirs, l'introduisit.

Au premier coup d'oeil Lafcadio distingua, jeté dans un coin de la chambre, le _Corriere della Sera_. Sur la table, au milieu de la pièce, un grand flacon d'eau de Cologne débouché répandait sa forte senteur, Julius ouvrit les bras.

— Lafcadio! Mon ami... que je suis donc heureux de vous voir!

Ses cheveux soulevés flottaient et s'agitaient sur ses tempes; il semblait dilaté; il tenait un mouchoir à pois noirs à la main et s'éventait avec. — Vous êtes bien une des personnes que j'attendais le moins; mais celle au monde avec qui je souhaitais le plus pouvoir causer ce soir... C'est madame Carola qui vous a dit que j'étais ici?

— Quelle bizarre question!

— Ma foi! comme je viens de la rencontrer... Du reste, je ne suis pas sûr qu'elle m'ait vu.

— Carola! Elle est à Rome?

— Ne le saviez-vous pas?

— J'arrive de Sicile à l'instant et vous êtes la première personne que je vois ici. Je ne tiens pas à revoir l'autre.

— Elle m'a paru bien jolie.

— Vous n'êtes pas difficile.

— Je veux dire: bien mieux qu'à Paris.

— C'est de l'exotisme; mais si vous êtes en appétit...

— Lafcadio, de tels propos ne sont pas de mise entre nous.

Julius voulut prendre un air sévère, ne réussit qu'une grimace, puis reprit:

— Vous me voyez très agité. Je suis à un tournant de ma vie. J'ai la tête en feu et ressens à travers tout le corps une espèce de vertige, comme si j'allais 'évaporer. Depuis trois jours que je suis à Rome, appelé par un congrès de sociologie, je cours de surprise en surprise. Votre arrivée m'achève... Je ne me connais plus.

Il marchait à grands pas; il s'arrêta devant la table, saisit le flacon, versa sur son mouchoir un flot d'odeur, appliqua sur son front la compresse, l'y laissa.

— Mon jeune ami... vous permettez que je vous appelle ainsi... Je crois que je tiens mon nouveau livre! La manière, encore qu'excessive, dont vous me parlâtes, à Paris, de _L'Air des Cimes_, me laisse supposer qu'à celui-ci vous ne demeurerez pas insensible.

Ses pieds esquissèrent une sorte d'entrechat; le mouchoir tomba à terre; Lafcadio s'empressa pour le ramasser et tandis qu'il était courbé, il sentit la main de Julius doucement se poser sur son épaule comme avait fait précisément la main du vieux Juste-Agénor. Lafcadio souriait en se relevant.

— Voilà si peu de temps que je vous connais, dit Julius; mais ce soir je ne me retiens pas de vous parler comme à un...

Il s'arrêta.

— Je vous écoute comme un frère, monsieur de Baraglioul, reprit Lafcadio enhardi, — puisque vous voulez bien m'y inviter.

— Voyez-vous, Lafcadio, dans le milieu où je vis à Paris, parmi tous ceux que je fréquente: gens du monde, gens d'église, gens de lettres, académiciens, je ne trouve à vrai dire personne à qui parler; je veux dire: à qui confier les nouvelles préoccupations qui m'agitent. Car je dois vous avouer que, depuis notre première rencontre, mon point de vue a complètement changé.

— Allons, tant mieux! dit impertinemment Lafcadio.

— Vous ne sauriez croire, vous qui n'êtes pas du métier, combien une éthique erronée empêche le libre développement de la faculté créatrice. Aussi rien n'est plus éloigné de mes anciens romans que celui que je projette aujourd'hui. La logique, la conséquence, que j'exigeais de mes personnages, pour la mieux assurer je l'exigeais d'abord de moi-même; et cela n'était pas naturel. Nous vivons contrefaits, plutôt que de ne pas ressembler au portrait que nous avons tracé de nous d'abord: c'est absurde; ce faisant, nous risquons de fausser le meilleur.

Lafcadio souriait toujours, attendant venir et s'amusant à reconnaître l'effet lointain de ses premiers propos.

— Que vous dirais-je, Lafcadio? Pour la première fois je vois devant moi le champ libre... Comprenez-vous ce que veulent dire ces mots: le champ libre?... Je me dis qu'il l'était déjà; je me répète qu'il l'est toujours, et que seules jusqu'à présent, m'obligeaient d'impures considérations de carrière, de public, et de juges ingrats dont le poète espère en vain récompense. Désormais je n'attends plus rien que de moi. Désormais j'attends tout de moi; j'attends tout de l'homme sincère; et j'exige n'importe quoi; puisque aussi bien je pressens à présent les plus étranges possibilités en moi-même. Puisque ce n'est que sur le papier, j'ose leur donner cours. Nous verrons bien!

Il respirait profondément, rejetait l'épaule en arrière, soulevait l'omoplate à la manière presque d'une aile déjà, comme si l'étouffaient à demi de nouvelles perplexités. Il poursuivait confusément, à voix plus basse:

— Et puisqu'ils ne veulent pas de moi, ces Messieurs de l'Académie, je m'apprête à leur fournir de bonnes raisons de ne pas m'admettre; car ils n'en avaient pas. Ils n'en avaient pas.

Sa voix devenait brusquement presque aiguë, scandant ces derniers mots; il s'arrêtait, puis reprenait, plus calme:

— Donc, voici ce que j'imagine... Vous m'écoutez?

— Jusque dans l'âme, dit en riant toujours Lafcadio.

— Et me suivez?

— Jusqu'en enfer.

Julius humecta de nouveau son mouchoir, s'assit dans un fauteuil; en face de lui, Lafcadio se mit à fourchon sur une chaise:

— Il s'agit d'un jeune homme, dont je veux faire un criminel.

— Je n'y vois pas difficulté.

— Eh! eh! fit Julius, qui prétendait à la difficulté.

— Mais, romancier, qui vous empêche? et du moment qu'on imagine, d'imaginer tout à souhait?

— Plus ce que j'imagine est étrange, plus j'y dois apporter de motif et d'explication.

— Il n'est pas malaisé de trouver des motifs de crime.

— Sans doute... mais précisément, je n'en veux point. Je ne veux pas de motif au crime; il me suffit de motiver le criminel. Oui; je prétends l'amener à commettre gratuitement le crime; à désirer commettre un crime parfaitement immotivé.

Lafcadio commençait à prêter une oreille plus attentive.

— Prenons-le tout adolescent: je veux qu'à ceci se reconnaisse l'élégance de sa nature, qu'il agisse surtout par jeu, et qu'à son intérêt il préfère couramment son plaisir.

— Ceci n'est pas commun peut-être... hasarda Lafcadio.

— N'est-ce pas! dit Julius tout ravi. Ajoutons-y qu'il prend plaisir à se contraindre...

— Jusqu'à la dissimulation.

— Inculquons-lui l'amour du risque.

— Bravo! fit Lafcadio toujours plus amusé: S'il sait prêter l'oreille au démon de la curiosité, je crois que votre élève est à point.

Ainsi tour à tour bondissant et dépassant, puis dépassé, on eût dit que l'un jouait à saute-mouton avec l'autre:

Julius. — Je le vois d'abord qui s'exerce; il excelle aux menus larcins.

Lafcadio. — Je me suis maintes fois demandé comment il ne s'en commettait pas davantage. Il est vrai que les occasions ne s'offrent d'ordinaire qu'à ceux-là seuls, à l'abri du besoin, qui ne se laissent pas solliciter.

Julius. — A l'abri du besoin; il est de ceux-là, je l'ai dit. Mais ces seules occasions le tentent qui exigent de lui quelque habileté, de la ruse...

Lafcadio. — Et sans doute l'exposent un peu.

Julius. — Je disais qu'il se plaît au risque. Au demeurant il répugne à l'escroquerie; il ne cherche point à s'approprier, mais s'amuse à déplacer subrepticement les objets. Il y apporte un vrai talent d'escamoteur.

Lafcadio. — Puis l'impunité l'encourage...

Julius. — Mais elle le dépite à la fois. S'il n'est pas pris, c'est qu'il se proposait jeu trop facile.

Lafcadio. — Il se provoque au plus risqué.

Julius. — Je le fais raisonner ainsi...

Lafcadio. — êtes-vous bien sûr qu'il raisonne?

Julius, poursuivant. — C'est par le besoin qu'il avait de le commettre que se livre l'auteur du crime.

Lafcadio. — Nous avons dit qu'il était très adroit.

Julius. — Oui; d'autant plus adroit qu'il agira la tête froide. Songez donc: un crime que ni la passion, ni le besoin ne motive. Sa raison de commettre le crime, c'est précisément de le commettre sans raison.

Lafcadio. — C'est vous qui raisonnez son crime; lui, simplement, le commet.

Julius. — Aucune raison pour supposer criminel celui qui a commis le crime sans raison.

Lafcadio. — Vous êtes trop subtil. Au point où vous l'avez porté, il est ce qu'on appelle: un homme libre.

Julius. — A la merci de la première occasion.

Lafcadio. — Il me tarde de le voir à l'oeuvre. Qu'allez-vous bien lui proposer?

Julius. — Eh bien, j'hésitais encore. Oui; jusqu'à ce soir, j'hésitais... Et tout à coup, ce soir, le journal, aux dernières nouvelles, m'apporte tout précisément l'exemple souhaité. Une aventure providentielle! C'est affreux: figurez-vous qu'on vient d'assassiner mon beau-frère!

Lafcadio. — Quoi! le petit vieux du wagon, c'est...

Julius. — C'était Amédée Fleurissoire, à qui j'avais prêté mon billet, que je venais de mettre dans le train. Une heure auparavant il avait pris six mille francs à ma banque, et, comme il les portait sur lui, il ne me quittait pas sans craintes; il nourrissait des idées grises, des idées noires, que sais-je? des pressentiments. Or, dans le train... Mais vous avez lu le journal.

Lafcadio. — Le titre simplement du "fait divers".

Julius. — écoutez, que je vous le lise (Il déploya le _Corriere_ devant lui.) Je traduis:

-La police qui faisait d'actives recherches le long de la voie ferrée, entre Rome et Naples, a découvert, cet après-midi, dans le lit à sec du Volturne, à cinq kilomètres de Capoue, le corps de la victime à laquelle appartient sans doute la veste retrouvée hier soir dans un wagon. C'est un homme d'apparence modeste, d'une cinquantaine d'années environ._ (Il paraissait plus âgé qu'il n'était.) _On n'a trouvé sur lui aucun papier qui permette d'établir son identité._ (Cela me donne heureusement le temps de respirer.) _Il a apparemment été projeté du wagon, assez violemment pour passer par-dessus le parapet du pont, en réparation à cet endroit et remplacé simplement par des poutres._ (Quel style!) _Le pont est élevé de plus de quinze mètres au-dessus de la rivière; la mort a dû suivre la chute, car le corps ne porte pas la trace de blessures. Il est en bras de chemise; au poignet droit, une manchette, semblable à celle que l'on a retrouvée dans le wagon, mais à laquelle le bouton manque..._ (Qu'avez-vous? — Julius s'arrêta: Lafcadio n'avait pu réprimer un sursaut, car l'idée traversa son esprit que le bouton avait été enlevé depuis le crime.)

— Julius reprit: _Sa main gauche est restée crispée sur un chapeau de feutre mou..._

— De feutre mou! Les rustres! murmura Lafcadio.

Julius releva le nez de dessus le journal.

— Qu'est-ce qui vous étonne?

— Rien, rien! Continuez.

_... de feutre mou, beaucoup trop large pour sa tête et qui paraît être plutôt celui de l'agresseur; la marque de provenance a été soigneusement découpée dans le cuir de la coiffe, où il manque un morceau, de la forme et de la dimension d'une feuille de laurier..._

Lafcadio se leva, se pencha derrière Julius pour lire par-dessus son épaule et peut-être pour dissimuler sa pâleur. Il n'en pouvait plus douter à présent: le crime avait été retouché; quelqu'un avait passé par là-dessus; avait découpé cette coiffe; sans doute l'inconnu qui s'était emparé de sa valise.

Julius cependant continuait:

_... ce qui semble indiquer la préméditation de ce crime._ (Pourquoi précisément de ce crime? Mon héros avait peut-être pris ses précautions à tout hasard...) _Sitôt après les constatations policières, le cadavre a été transporté à Naples pour permettre son identification._ (Oui, je sais qu'ils ont là-bas les moyens et l'habitude de conserver les corps très longtemps...)

— êtes-vous bien sûr que ce soit lui? (La voix de Lafcadio tremblait un peu.)

— Parbleu; je l'attendais ce soir pour dîner.

— Vous avez renseigné la police?

— Pas encore. J'ai besoin d'abord de mettre un peu d'ordre dans mes idées. En deuil déjà, de ce côté du moins (j'entends: celui du vêtement), je suis tranquille; mais vous comprenez que, sitôt divulgué le nom de la victime, il faudra que j'avertisse toute ma famille, que j'envoie des dépêches, que j'écrive des lettres, que je m'occupe des faire-parts, de l'inhumation, que j'aille à Naples réclamer le corps, que... Oh! mon cher Lafcadio, à cause de ce congrès auquel je vais être tenu d'assister, accepteriez-vous, par procuration, de chercher le corps à ma place?...

— Nous verrons cela tout à l'heure.

— Si toutefois cela ne vous impressionne pas trop. En attendant j'épargne à ma pauvre belle-soeur des heures cruelles; d'après les vagues renseignements des journaux, comment irait-elle supposer?... Je reviens à mon sujet: Quand j'ai donc lu ce _fait divers_, je me suis dit: ce crime-ci, que j'imagine si bien, que je reconstitue, que je vois — je connais, moi, je connais la raison qui l'a fait commettre; et sais que, s'il n'y eût pas eu cet appât de six mille francs, le crime n'eût pas été commis.

— Mais supposons pourtant que...

— Oui, n'est-ce pas: supposons un instant qu'il n'y ait pas eu ces six mille francs, ou mieux: que le criminel ne les ait pas pris: c'est mon homme.

Lafcadio cependant s'était levé; il avait ramassé le journal que Julius avait laissé tomber, et l'ouvrant à la seconde page:

— Je vois que vous n'avez pas lu la dernière heure: le criminel, précisément, n'a pas pris les six milles francs, — dit-il du plus froid qu'il put. Tenez, lisez: _"Cela semble indiquer tout au moins que le crime n'aurait pas eu le vol pour mobile."_

Julius saisit la feuille que Lafcadio lui tendait, lut avidement; puis se passa la main sur les yeux; puis s'assit: puis se releva brusquement, s'éleva sur Lafcadio et l'empoignant par les deux bras:

— Pas le vol pour mobile! cria-t-il, et comme saisi d'un transport, il secouait Lafcadio furieusement. — Pas le vol pour mobile! Mais alors... — Il repoussait Lafcadio, courait à l'autre extrémité de la chambre, et s'éventait, et se frappait le front, et se mouchait: — Alors je sais, parbleu! je sais pourquoi ce bandit l'a tué... Ah! malheureux ami! ah! pauvre Fleurissoire! C'est donc qu'il disait vrai! Et moi qui le croyais déjà fou... Mais alors c'est épouvantable.

Lafcadio s'étonnait, attendait la fin de la crise; il s'irritait un peu; il lui semblait que n'avait pas le droit d'échapper ainsi Julius:

— Je croyais que précisément vous...

— Taisez-vous! vous ne savez rien. Et moi qui perds mon temps près de vous dans des échafaudements ridicules... Vite! ma canne, mon chapeau.

— Où courez-vous?

— Prévenir la police, parbleu!

Lafcadio se mit en travers de la porte.

— Expliquez-moi d'abord, dit-il impérativement. Ma parole, on dirait que vous devenez fou.

— C'est tout à l'heure que j'étais fou. Je me réveille de ma folie... Ah! pauvre Fleurissoire! ah! malheureux ami! Sainte victime! A temps sa mort m'arrête sur le chemin de l'irrespect, du blasphème. Son sacrifice me ramène. Moi qui riais de lui!...

Il avait recommencé de marcher; puis s'arrêtant net et posant sa canne et son chapeau près du flacon, sur la table, il se campa devant Lafcadio:

— Voulez-vous savoir pourquoi le bandit l'a tué?

— Je croyais que c'était sans motif.

Julius alors furieusement:

— D'abord il n'y a pas de crime sans motif. On s'est débarrassé de lui parce qu'il détenait un secret... qu'il m'avait confié, un secret considérable; et d'ailleurs beaucoup trop important pour lui. On avait peur de lui, comprenez-vous? Voilà... Oh! cela vous est facile de rire, à vous qui n'entendez rien aux choses de la foi. — Puis tout pâle et se redressant: — Le secret, c'est moi qui l'hérite.

— Méfiez-vous? c'est de vous qu'ils vont avoir peur maintenant.

— Vous voyez bien qu'il faut que je prévienne aussitôt la police.

— Encore une question, dit Lafcadio, l'arrêtant de nouveau.

— Non. Laissez-moi partir. Je suis horriblement pressé. Cette surveillance continue, qui tant affolait mon pauvre frère, vous pouvez tenir pour certain que c'est contre moi qu'ils l'exercent; qu'ils l'exercent dès à présent. Vous ne sauriez croire combien ces gens-là sont habiles. Ces gens-là savent tout, je vous dis... Il devient plus opportun que jamais que vous alliez rechercher le corps à ma place... Surveillé comme je le suis à présent, on ne sait pas ce qui pourrait bien m'advenir. Je vous demande cela comme un service, Lafcadio, mon cher ami. — Il joignait les mains, implorait. — Je n'ai pas la tête à moi pour l'instant, mais je prendrai des informations à la questure, de manière à vous munir d'une procuration bien en règle. Où pourrai-je vous l'adresser?

— Pour plus commodité, je prendrai chambre à cet hôtel. A demain. Courez vite.

Il laissa Julius s'éloigner. Un grand dégoût montait en lui, et presque une espèce de haine contre lui-même et contre Julius; contre tout. Il haussa les épaules, puis sortit de sa poche le carnet Cook inscrit au nom de Baraglioul qu'il avait pris dans le veston de Fleurissoire, le posa sur la table, en évidence, accoté contre le flacon de parfum; éteignit la lumière et sortit.

IV.


Malgré toutes les précautions qu'il avait prises, malgré les recommandations à la questure, Julius de Baraglioul n'avait pu empêcher les journaux ni de divulguer ses liens de parenté avec la victime, ni même de désigner en toutes lettres l'hôtel où il était descendu.

Certes, la veille au soir, il avait traversé des minutes de rare angoisse, lorsque au retour de la questure, vers minuit, il avait trouvé dans sa chambre, exposé bien en évidence, le billet Cook inscrit à son nom et dont s'était servi Fleurissoire. Il avait aussitôt sonné et, ressorti blême et tremblant dans le couloir, avait prié le garçon de regarder sous son lit; car il n'osait regarder lui-même. Une espèce d'enquête qu'il poussa séance tenante n'aboutit à aucun résultat; mais comment se fier au personnel des grands hôtels?... Pourtant, après une nuit de bon sommeil derrière une porte solidement verrouillée, Julis s'était réveillé plus à l'aise; la police à présent le protégeait. Il écrivit nombre de lettres et de dépêches, qu'il alla porter lui-même à la poste.

Comme il rentrait, on le vint avertir qu'une dame était venue le demander; elle n'avait pas dit son nom, attendait dans le reading-room. Julius s'y rendit et ne fut pas peu surpris de retrouver là Carola.

Non dans la première salle, mais dans une autre plus retraite, plus petite et peu éclairée, elle s'était assise de biais, au coin d'une table reculée, et, pour se prêter contenance, feuilletait distraitement un album. En voyant entrer Julius elle se leva, plus confuse que souriante. Le manteau noir qui la recouvrait s'ouvrait sur un corsage sombre, simple, presque de bon goût; par contre, son chapeau tumultueux quoique noir la signalait d'une manière désobligeante.

— Vous allez me trouver bien osée, Monsieur le Comte. Je ne sais pas comment j'ai trouvé le courage d'entrer dans votre hôtel et de vous y demander; mais vous m'avez saluée si gentiment hier... Et puis ce que j'ai à vous dire est trop important.

Elle restait debout derrière la table; ce fut Julius qui s'approcha; par-dessus la table il lui tendit la main sans façons:

— Qu'est-ce qui me vaut le plaisir de votre visite?

Carola baissa le front:

— Je sais que vous venez d'être bien éprouvé.

Julius ne comprit pas d'abord; mais comme Carola sortait un mouchoir et le passait devant ses yeux:

— Quoi! c'est une visite de condoléance?

— Je connaissais M. Fleurissoire, reprit-elle.

— Bah!

— Oh! pas depuis bien longtemps. Mais je l'aimais bien. Il était si gentil, si bon... C'est même moi qui lui avait donné ses boutons de manchettes; vous savez, ceux qu'on a lu leur description dans le journal; c'est ça qui m'a permis de le reconnaître. Mais je ne savais pas que c'était Monsieur votre beau-frère. J'ai été bien surprise, et vous pensez si ça m'a fait plaisir... Oh! pardon; ça n'est pas ça que je voulais dire.

— Ne vous troublez pas, chère mademoiselle, vous voulez dire sans doute que vous êtes heureuse de cette occasion de me revoir.

Sans répondre Carola enfouit son visage dans son mouchoir; des sanglots la secouèrent et Julius crut devoir lui prendre la main:

— Moi aussi, disait-il d'un ton pénétré, moi aussi, chère demoiselle, croyez bien que...

— Le matin même, avant qu'il ne parte, je lui disais bien de se méfier. Mais ça n'était pas dans sa nature... Il était trop confiant, vous savez.

— Un saint, mademoiselle; c'était un saint, fit Julius avec élan et sortant son mouchoir à son tour.

— C'est bien ça que j'avais compris, s'écria Carola. La nuit, quand il croyait que je dormais, il se relevait, il se mettait à genoux au pied du lit, et...

Cet inconscient aveu acheva de troubler Julius, il remit son mouchoir en poche, et s'approchant encore:

— Otez donc votre chapeau, chère demoiselle.

— Merci; il ne me gêne pas.

— C'est moi qu'il gêne... Permettez.

Mais comme Carola se reculait sensiblement, il se ressaisit.

— Permettez-moi de vous demander: vous avez quelque raison particulière de craindre?

— Moi?

— Oui; quand vous avez dit à mon beau-frère de se méfier, je vous demande si vous aviez des raisons de supposer... Parlez à coeur ouvert: il ne vient personne ici le matin et l'on ne peut pas nous entendre. Vous soupçonnez quelqu'un?

Carola baissa la tête.

— Comprenez que cela m'intéresse particulièrement, continua Julius volubile, et mettez-vous en face de ma situation. Hier soir, en rentrant de la questure où j'avais été déposer, je trouve dans ma chambre, sur la table, au beau milieu de ma table, le billet de chemin de fer avec lequel ce pauvre Fleurissoire avait voyagé. Il était inscrit à mon nom; ces billets circulaires sont strictement personnels, c'est entendu; j'avais eu tort de le prêter; mais là n'est pas la question... Dans ce fait de me rapporter mon billet, cyniquement, dans ma chambre, en profitant d'un instant où j'en suis sorti, je dois voir un défi, une fanfaronnade, et presque une insulte... qui ne me troublerait pas, cela va sans dire, si je n'avais de bonnes raisons de me croire à mon tour visé, voici pourquoi: Ce pauvre Fleurissoire, votre ami, était possesseur d'un secret... d'un secret abominable... d'un secret très dangereux... que je ne lui demandais pas... que je ne me souciais nullement de savoir... qu'il avait eu la plus fâcheuse imprudence de me confier. Et maintenant, je vous le demande: celui qui pour étouffer ce secret n'a pas craint d'aller jusqu'au crime... vous savez qui c'est?

— Rassurez-vous, Monsieur le Comte: hier soir je l'ai dénoncé à la police.

— Mademoiselle Carola, je n'attendais pas moins de vous.

— Il m'avait promis de ne pas lui faire de mal; il n'avait qu'à tenir sa promesse, j'aurais tenu la mienne. A présent j'en ai assez; il peut bien me faire ce qu'il voudra.

Carola s'exaltait, Julius passa derrière la table et s'approchant d'elle de nouveau:

— Nous serions peut-être mieux dans ma chambre pour causer.

— Oh! Monsieur, dit Carola, je vous ai dit maintenant tout ce que j'avais à vous dire; je ne voudrais pas vous retenir plus longtemps.

Comme elle s'écartait encore, elle acheva de contourner la table et se retrouva près de la sortie.

— Il vaut mieux que nous nous quittions à présent, mademoiselle, reprit dignement Julius qui, de cette résistance, prétendait garder le mérite. Ah! je voulais dire encore: si, après-demain, vous aviez l'idée de venir à l'inhumation, il vaut mieux que vous ne me reconnaissiez pas.

C'est sur ces mots qu'ils se quittèrent, sans avoir prononcé le nom de l'insoupçonné Lafcadio.

V.


Lafcadio ramenait de Naples la dépouille de Fleurissoire. Un fourgon mortuaire la contenait, qu'on avait accroché en queue du train, mais dans lequel Lafcadio n'avait pas cru indispensable de monter lui-même. Toutefois, par décence, il s'était installé dans le compartiment non pas absolument le plus proche, car le dernier wagon était un wagon de seconde, du moins aussi près du corps que les "premières" le permettaient. Parti le matin de Rome, il devait y rentrer le soir du même jour. Il s'avouait mal volontiers le sentiment nouveau qui bientôt envahit son âme, car il ne tenait rien en si grand-honte que l'ennui, ce mal secret dont les beaux appétits insouciants de sa jeunesse, puis la dure nécessité, l'avaient préservé jusqu'alors. Et quittant son compartiment le coeur vide d'espoir et de joie, d'un bout à l'autre du wagon-couloir, il rôdait, harcelé par une curiosité indécise et cherchant douteusement il ne savait quoi de neuf et d'absurde à tenter. Tout paraissait insuffisant à son désir. Il ne songeait plus à s'embarquer, reconnaissait à contrecoeur que Bornéo ne l'attirait guère; non plus le reste de l'Italie: même il se désintéressait des suites de son aventure; elle lui paraissait aujourd'hui compromettante et saugrenue. Il en voulait à Fleurissoire de ne s'être pas mieux défendu; il protestait contre cette piteuse figure, eût voulu l'effacer de son esprit.

Par contre il eût revu volontiers le gaillard qui s'était emparé de sa valise; un fameux farceur celui-là!... Et, comme s'il l'eût dû retrouver, à la station de Capoue, il se pencha à la portière, fouillant des yeux le quai désert. Mais le reconnaîtrait-il seulement? Il ne l'avait vu que de dos, distant déjà et s'éloignant dans la pénombre... Il le suivait en imagination à travers la nuit, regagnant le lit du Volturne, retrouvant le cadavre hideux, le détroussant et, par une sorte de défi, découpant dans la coiffe du chapeau, de son chapeau à lui, Lafcadio, ce morceau de cuir "de la forme et de la dimension d'une feuille de laurier" comme disait élégamment le journal. Cette petite pièce à conviction où l'adresse de son fournisseur, Lafcadio, après tout, était fort reconnaissant à son dévaliseur de l'avoir soustraite à la police. Sans doute, ce détrousseur de morts avait tout intérêt lui-même à n'attirer point sur soi l'attention; et s'il prétendait malgré tout se servir de sa découpure, ma foi! ça pourrait être assez plaisant d'entrer en composition avec lui.

La nuit à présent était close. Un garçon de wagon-restaurant, circulant d'un bout à l'autre du train, vint avertir les voyageurs de première et de seconde classe que le dîner les attendait. Sans appétit, mais du moins sauvé de son désoeuvrement pour une heure, Lafcadio s'achemina à la suite de quelques autres, mais assez loin derrière eux. Le restaurant était en tête du train. Les wagons au travers desquels Lafcadio passait étaient vides; de-ci, de-là divers objets, sur les banquettes, indiquaient et réservaient les places des dîneurs: châles, oreillers, livres, journaux. Une serviette d'avocat accrocha son regard. Sûr d'être le dernier, il s'arrêta devant le compartiment, puis entra. Cette serviette au demeurant ne l'attirait guère; ce fut proprement par acquit de conscience qu'il fouilla.

Sur un soufflet intérieur, en discrètes lettres d'or, la serviette portait cette indication:

DEFOUQUEBLIZE
_Faculté de Droit de Bordeaux_

Elle contenait deux brochures sur le droit criminel et six numéros de la _Gazette des Tribunaux._

— Encore quelque bétail pour le congrès. Pouah! pensa Lafcadio qui remit le tout à sa place, puis se hâta de rejoindre la petite file des voyageurs qui se rendaient au restaurant.

Une frêle fillette et sa mère fermaient la marche, toutes deux en grand deuil; les précédait immédiatement un monsieur en redingote, coiffé d'un chapeau haut de forme, à cheveux longs et plats et à favoris grisonnants; apparemment Monsieur Defouqueblize, le possesseur de la serviette. On avançait lentement, en titubant aux cahots du train. Au dernier coude du couloir, à l'instant que le professeur allait s'élancer dans cette sorte d'accordéon qui relie un wagon à l'autre, une secousse plus forte le chavira; pour recouvrer son équilibre il fit un brusque mouvement, qui précipita son pince-nez, toute attache rompue, dans le coin de l'étroit vestibule que forme le couloir devant la porte des commodités. Tandis qu'il se courbait à la recherche de sa vue, la dame et la fillette passèrent. Lafcadio, quelques instants, se divertit à contempler les efforts du savant; piteusement désemparé, il lançait au hasard d'inquiètes mains à fleur de sol; il nageait dans l'abstrait; on eût dit la danse informe d'un plantigrade, ou que, de retour en enfance, il jouât à "Savez-vous planter des choux?"

— Allons! Lafcadio, un bon mouvement! Cède à ton coeur, qui n'est pas corrompu. Viens en aide à l'infirme. Tends-lui ce verre indispensable; il ne l'atteindra pas tout seul. Il y tourne le dos. Un peu plus, il va l'écraser... A ce moment un nouveau cahot projeta le malheureux, tête baissée contre la porte du closet; le haut-de-forme amortit le choc, en se défonçant à demi et s'enfonçant sur les oreilles. M. Defouqueblize fit un gémissement; se redressa; se découvrit. Lafcadio cependant, estimant que la farce avait assez duré, ramassa le pince-nez, le déposa dans le chapeau du quêteur, puis s'enfuit, éludant les remerciements.

Le repas était commencé. A côté de la porte vitrée, à droite du passage, Lafcadio s'assit à une table de deux couverts; la place en face de lui restait vide. A gauche du passage, à même hauteur que lui, la veuve occupait, avec sa fille, une table de quatre couverts dont deux restaient inoccupés.

—Quel ennui règne dans ces lieux! se disait Lafcadio, dont le regard indifférent glissait au-dessus des convives sans trouver figure où se poser. — Tout ce bétail s'acquitte comme d'une corvée monotone de ce divertissement qu'est la vie, à la bien prendre... Qu'ils sont donc mal vêtus! Mais, nus, qu'ils seraient laids! Je meurs avant le dessert si je ne commande pas du champagne.

Entra le professeur. Apparemment il venait de se laver les mains qu'avait souillées du bout sa recherche; il examinait ses ongles. En face de Lafcadio un garçon de restaurant le fit asseoir. Le sommelier passait de table en table. Lafcadio, sans mot dire, indiqua sur la carte un Montebello Grand-Crémant de vingt francs, tandis que M. Defouqueblize demandait une bouteille d'eau de Saint-Galmier. A présent, tenant entre deux doigts son pince-nez, il haletait dessus doucement, puis, du coin de sa serviette, il en clarifiait les verres. Lafcadio l'observait, s'étonnait de ses yeux de taupe clignotant sous d'épaisses paupières rougies.

— Heureusement il ne sait pas que c'est moi qui viens de lui rendre la vue! S'il commence à me remercier, à l'instant je lui fausserai compagnie.

Le sommelier revint avec la Saint-Galmier et le champagne, qu'il déboucha d'abord et posa entre les deux convives. Cette bouteille ne fut pas plus tôt sur la table, Defouqueblize s'en saisit, sans distinguer quelle elle était, s'en versa un plein verre qu'il avala d'un trait... Le sommelier déjà faisait un geste, que Lafcadio retint en riant.

— Oh! qu'est-ce que je bois là? s'écria Defouqueblize avec une grimace affreuse.

— Le Montebello de Monsieur votre voisin, dit le sommelier dignement. La voilà, votre eau de Saint-Galmier. Tenez.

Il posa la seconde bouteille.

— Mais je suis désolé, Monsieur... J'y vois si mal... Absolument confus, croyez bien...

— Quel plaisir vous me feriez, Monsieur, interrompit Lafcadio, en ne vous excusant pas; et même en acceptant un second verre, si ce premier-là vous a plu.

— Hélas! Monsieur, je vous avouerai que j'ai trouvé cela détestable; et je ne comprends pas comment, dans ma distraction, j'ai pu en avaler un plein verre; j'avais si soif... Dites-moi, Monsieur, je vous prie: c'est extrêmement fort, ce vin-là?... parce que, je m'en vais vous dire... je ne bois jamais que de l'eau... la moindre goutte d'alcool me porte infailliblement à la tête... Mon Dieu! Mon Dieu! qu'est-ce que je vais devenir?... Si je retournais tout de suite à mon compartiment?... Je ferais sans doute bien de m'étendre.

Il fit geste de se lever.

— Restez! restez donc, cher Monsieur, dit Lafcadio qui commençait à s'amuser. Vous feriez bien de manger au contraire, sans vous inquiéter de ce vin. Je vous ramènerai tout à l'heure si vous avez besoin qu'on vous soutienne; mais n'ayez crainte: ce que vous en avez bu ne griserait pas un enfant.

— J'en accepte l'augure. Mais, vraiment, je ne sais comment vous... Vous offrirai-je un peu d'eau de Saint-Galmier?

— Je vous remercie beaucoup; mais permettez-moi de préférer mon champagne.

— Ah! vraiment, c'était du champagne! Et... vous allez boire tout cela?

— Pour vous rassurer.

— Vous êtes trop aimable; mais, à votre place, je...

— Si vous mangiez un peu, interrompit Lafcadio, mangeant lui-même, et que Defouqueblize embêtait.

Son attention à présent se portait sur la veuve:

Certainement une Italienne. Veuve d'officier sans doute. Quelle décence dans son geste! quelle tendresse dans son regard! Comme son front est pur! Que ses mains sont intelligentes! Quelle élégance dans sa mise, pourtant si simple... Lafcadio, quand tu n'entendras plus en ton coeur les harmoniques d'un tel accord, puisse ton coeur avoir cessé de battre! Sa fille lui ressemble; et de quelle noblesse déjà, un peu sérieuse et même presque triste, se tempère l'excès de grâce de l'enfant! Vers elle avec quelle sollicitude la mère se penche! Ah! devant de tels êtres le démon céderait; pour de tels êtres, Lafcadio, ton coeur se dévouerait sans doute...

A ce moment le garçon passa changer les assiettes. Lafcadio laissa partir la sienne à demi pleine, car ce qu'il voyait à présent l'emplissait soudain de stupeur: la veuve, la délicate veuve se courbait en dehors, vers le passage, et, relevant lestement sa jupe, du mouvement le plus naturel, découvrait un bas écarlate et le mollet le mieux formé.

Si inopinément cette note ardente éclatait dans cette grave symphonie... rêvait-il? Cependant le garçon apportait un nouveau plat. Lafcadio s'allait servir: ses yeux se reportèrent sur son assiette, et ce qu'il vit alors l'acheva:

Là, devant lui, à découvert, au milieu de l'assiette tombé l'on ne sait d'où, hideux et reconnaissable entre mille... n'en doute pas, Lafcadio: c'est le bouton de Carola! Celui des deux boutons qui manquait à la seconde manchette de Fleurissoire. Voici qui tourne au cauchemar... Mais le garçon se penche avec le plat. D'un coup de main, Lafcadio nettoie l'assiette, faisant glisser le vilain bijou sur la nappe; il replace l'assiette par-dessus, se sert abondamment, emplit son verre de champagne, qu'il vide aussitôt, puis remplit. Car maintenant si l'homme à jeun a déjà des visions ivres... Non, ce n'était pas une hallucination; il entend le bouton crisser sous l'assiette; il soulève l'assiette, s'empare du bouton; le glisse à côté de sa montre dans le gousset de son gilet; tâte encore, s'assure: le bouton est là, bien en sûreté... Mais qui dira comment il est venu dans l'assiette? Qui l'y a mis?... Lafcadio regarde Defouqueblize: le savant mange innocemment, le nez bas. Lafcadio veut penser à autre chose: il regarde de nouveau la veuve; mais dans son geste et dans sa mise tout est redevenu décent, banal; il la trouve à présent moins jolie. Il tâche d'imaginer à neuf le geste provocant, le bas rouge; il ne peut pas. Il tâche de revoir sur son assiette le bouton; et s'il ne le sentait pas là, dans sa poche, certes il douterait... Mais, au fait, pourquoi l'a-t-il pris, ce bouton?... qui n'était pas à lui. Par ce geste instinctif, absurde, quel aveu! quelle reconnaissance! Comme il se désigne à lui, quel qu'il soit, et de la police peut-être, qui l'observe sans doute, le guette... Dans ce piège grossier il a donné tout droit comme un sot. Il se sent blêmir. Il se retourne brusquement: derrière la porte vitrée du passage, personne... Mais quelqu'un tout à l'heure peut-être l'aura vu! Il se force à manger encore; mais de dépit ses dents se serrent. Le malheureux! ce n'est pas son crime affreux qu'il regrette, c'est ce geste malencontreux. Qu'a donc à présent le professeur à lui sourire?...

Defouqueblize avait achevé de manger. Il s'essuya les lèvres, puis, les deux coudes sur la table et chiffonnant nerveusement sa serviette, commença de regarder Lafcadio; un bizarre rictus agitait ses lèvres; à la fin, comme n'y tenant plus:

— Oserais-je, Monsieur, vous en demander un petit peu?

Il avança son verre craintivement vers la bouteille presque vide.

Lafcadio, distrait de son inquiétude et tout heureux de la diversion, lui versa les dernières gouttes:

— Je serais embarrassé de vous en donner beaucoup... Mais voulez-vous que j'en redemande?

— Alors je crois qu'une demi-bouteille suffirait.

Defouqueblize, déjà sensiblement éméché, avait perdu le sentiment des convenances. Lafcadio, que n'effrayait pas le vin sec et que la naïveté de l'autre amusait, fit déboucher un second Montebello.

— Non! non! ne m'en versez pas trop! disait Defouqueblize en levant son vacillant verre que Lafcadio achevait de remplir. C'est curieux que cela m'ait paru si mauvais d'abord. On se fait ainsi des monstres de bien des choses, tant qu'on ne les connaît pas. Simplement je croyais boire de l'eau de Saint-Galmier; alors je trouvais que, pour de l'eau de Saint-Galmier, elle avait un drôle de goût, vous comprenez. C'est comme si l'on vous versait de l'eau de Saint-Galmier quand vous croyez boire du champagne, vous diriez, n'est-ce pas: pour du champagne, je trouve qu'il a un drôle de goût!...

Il riait à ses propres paroles, puis se penchait par-dessus la table vers Lafcadio qui riait aussi, et, à demi-voix:

— Je ne sais pas ce que j'ai à rire comme ça; c'est certainement la faute de votre vin. Je le soupçonne tout de même d'être un peu plus chaud que vous ne dites. Eh! eh! eh! Mais vous me ramenez dans mon wagon, c'est convenu, n'est-ce pas? Nous y serons seuls, et si je suis indécent vous saurez pourquoi.

— En voyage, hasarda Lafcadio, cela ne tire pas à conséquence.

— Ah! Monsieur, reprit l'autre aussitôt, tout ce qu'on ferait dans cette vie, si seulement on pouvait être bien certain que cela ne tire pas à conséquence, comme vous dites si justement! Si seulement on était assuré que cela n'engage à rien... Tenez; rien que ça, que je vous dis là, maintenant, et qui n'est pourtant qu'une pensée bien naturelle, croyez-vous que je l'oserais exprimer sans plus de détours, si seulement nous étions à Bordeaux? Je dis Bordeaux, parce que c'est Bordeaux que j'habite. J'y suis connu, respecté; bien que pas marié, j'y mène une petite vie tranquille, j'y exerce une profession considérée: professeur à la faculté de droit; oui: criminologie comparée, une chaire nouvelle... Vous comprenez que, là, je n'ai pas la permission, ce qui s'appelle: la permission de m'enivrer, fût-ce un jour par hasard. Ma vie doit être respectable. Songez donc: un de mes élèves me rencontrerai saoul dans la rue!... Respectable; et sans que ça ait l'air contraint; c'est là le hic; il ne faut pas donner à penser: Monsieur Defouqueblize (c'est mon nom) fait rudement bien de se retenir!... Il faut non seulement ne rien faire d'insolite, mais encore persuader autrui qu'on ne ferait rien d'insolite, même avec toute licence; qu'on a rien d'insolite en soi, qui demanderait à sortir. Reste-t-il encore un peu de vin? Quelques gouttes seulement, mon cher complice, quelques gouttes... Une pareille occasion ne se retrouve pas deux fois dans la vie. Demain, à Rome, à ce congrès qui nous rassemble, je retrouverai quantité de collègues, graves, apprivoisés, retenus, aussi compassés que je le redeviendrai moi-même dès que j'aurais recouvré ma livrée. Des gens de la société, comme vous ou moi, se doivent de vivre contrefaits.

Le repas cependant s'achevait; un garçon passait, récoltant, avec le dû, les pourboires.

A mesure que la salle se vidait, la voix de Defouqueblize devenait plus sonore; par instants, ses éclats inquiétaient un peu Lafcadio. Il continuait:

— Et quand il n'y aurait pas la société pour nous contraindre, ce groupe y suffirait de parents et d'amis auxquels nous ne savons pas consentir à déplaire. Ils opposent à notre sincérité incivile une image de nous, de laquelle nous ne sommes qu'à demi responsables, qui ne nous ressemble que fort peu, mais qu'il est indécent, je vous dis, de déborder. En ce moment, c'est un fait: j'échappe à ma figure, je m'évade de moi... O vertigineuse aventure! ô périlleuse volupté!... Mais je vous romps la tête?

— Vous m'intéressez étrangement.

— Je parle! je parle... Que voulez-vous! même ivre on reste professeur; et le sujet me tient à coeur... Mais, si vous avez fini de manger, peut-être voulez-vous bien m'offrir votre bras pour m'aider à regagner mon compartiment tandis que je me soutiens encore. Je crains, si je m'attarde un peu davantage, de n'être plus en état de me lever.

Defouqueblize, à ces mots, prit une sorte d'élan comme pour abandonner sa chaise, mais retombant tout aussitôt et s'affalant à demi sur la table desservie, le haut du corps jeté vers Lafcadio, il reprit d'une voix adoucie et quasi confidentielle:

— Voici ma thèse: Savez-vous ce qu'il faut pour faire de l'honnête homme un gredin? Il suffit d'un dépaysement, d'un oubli! Oui, Monsieur, un trou dans la mémoire, et la sincérité se fait jour!... La cessation d'une continuité; une simple interruption de courant. Naturellement je ne dis pas cela dans mes cours... Mais, entre nous, quel avantage pour le bâtard! Songez donc: celui dont l'être même est le produit d'une incartade, d'un crochet dans la droite ligne.

La voix du professeur de nouveau s'était haussée; il fixait à présent sur Lafcadio des yeux bizarres, dont le regard tantôt vague et tantôt perçant commençait à l'inquiéter. Lafcadio se demandait à présent si la myopie de cet homme n'était pas feinte, et, presque, il reconnaissait ce regard. A la fin, plus gêné qu'il n'eût voulu en convenir, il se leva et, brusquement:

— Allons! Prenez mon bras, Monsieur Defouqueblize, dit-il. Levez-vous. Assez bavardé.

Defouqueblize, fort incommodément, quitta sa chaise. Tous deux s'acheminèrent, en titubant le long du couloir, vers le compartiment où la serviette du professeur était restée. Defouqueblize entra le premier; Lafcadio l'installa, prit congé. Il n'avait pas plus tôt tourné le dos pour repartir, que sur son épaule s'abattit une poigne puissante. Il fit volte-face aussitôt, Defouqueblize d'un bond s'était dressé... mais était-ce encore Defouqueblize — qui, d'une voix à la fois moqueuse, autoritaire et jubilante, s'écriait :

— Faudrait voir à ne pas abandonner si vite un ami, monsieur Lafcadio Lonnesaitpluski!... Alors quoi! c'est donc vrai! on avait voulu s'évader?

Du funambulesque professeur éméché de tout à l'heure plus rien ne subsistait dans le grand gaillard vert et dru, en qui Lafcadio n'hésitait plus à reconnaître Protos. Un Protos grandi, élargi, magnifié et qui s'annonçait redoutable.

— Ah! c'est vous, Protos, dit-il simplement. J'aime mieux cela. Je n'en finissais pas de vous reconnaître.

Car, pour terrible qu'elle fût, Lafcadio préférait une _réalité_ au saugrenu cauchemar dans lequel il se débattait depuis une heure.

— J'étais pas mal grimé, hein?... Pour vous, je m'étais mis en frais... Mais, tout de même, c'est vous qui devriez porter des lunettes, mon garçon; ça vous jouera de mauvais tours, si vous ne reconnaissez pas mieux que ça les subtils.

Que de souvenirs mal endormis ce mot de _subtil_ faisait lever dans l'esprit de Cadio! Un subtil, dans l'argot dont Protos et lui se servaient du temps qu'ils étaient en pension ensemble, un subtil, c'était un homme qui, pour quelque raison que ce fût, ne présentait pas à tous ou en tous lieux même visage. Il y avait, d'après leur classement, maintes catégories de subtils, plus ou moins élégants et louables, à quoi répondait et s'opposait l'unique grande famille des _crustacés_, dont les représentants, du haut en bas de l'échelle sociale, se carraient.

Nos copains tenaient pour admis ces axiomes: 1° Les subtils se reconnaissent entre eux. 2° Les crustacés ne reconnaissent pas les subtils. — Lafcadio se souvenait maintenant de tout cela; comme il était de ces natures qui se prêtent à tous les jeux, il sourit. Protos reprit:

— Tout de même, l'autre jour, heureux que je me sois trouvé là, hein?... ça n'était peut-être pas tout à fait par hasard. J'aime à surveiller les novices: c'est imaginatif, c'est entreprenant, c'est coquet... Mais ça s'imagine un peu trop facilement pouvoir se passer de conseils. Votre travail avait fameusement besoin de retouches, mon garçon!... A-t-on idée de se coiffer d'un galurin pareil quand on se met à la besogne? Avec l'adresse du fournisseur sur cette pièce à conviction, on vous coffrait avant huit jours. Mais pour les vieux amis, moi j'ai du coeur; et je le prouve. Savez-vous que je vous ai beaucoup aimé, Cadio? J'ai toujours pensé qu'on ferait quelque chose de vous. Beau comme vous étiez, on aurait fait marcher pour vous toutes les femmes, et chanter, qu'à cela ne tienne, plus d'un homme par-dessus le marché. Que j'ai été heureux d'avoir enfin de vos nouvelles et d'apprendre que vous veniez en Italie! Ma parole! Il me tardait de savoir ce que vous étiez devenu depuis le temps qu'on fréquentait chez notre ancienne. Vous n'êtes pas mal encore, savez-vous! Ah! elle ne se mouchait pas du pied, Carola!

L'irritation de Lafcadio devenait toujours plus manifeste, et son effort pour le cacher; tout cela amusait grandement Protos, qui feignait de n'en rien voir. Il avait tiré de la poche de son gilet une petite rondelle de cuir et l'examinait.

— J'ai proprement découpé ça? hein!

Lafcadio l'aurait étranglé; il serrait les poings et ses ongles entraient dans sa chair. L'autre continuait, gouailleur:

— Mince de service! ça vaut bien les six billets de mille... que, voulez-vous me dire pourquoi, vous n'avez pas empochés?

Lafcadio sursauta:

— Me prenez-vous pour un voleur?

— Ecoutez, mon petit, reprit tranquillement Protos, je n'aime pas beaucoup les amateurs; mieux vaut que je vous le dise tout de suite franchement. Et puis, avec moi, vous savez, il ne s'agit pas de faire le fanfaron, ni l'imbécile. Vous montrez des dispositions, c'est entendu, de brillantes dispositions, mais...

— Cessez de persifler, interrompit Lafcadio qui ne retenait plus sa colère. — Où prétendez-vous en venir? J'ai fait un pas de clerc l'autre jour; pensez-vous que j'aie besoin qu'on me l'apprenne? Oui, vous avez une arme contre moi; je ne vais pas examiner s'il serait bien prudent pour vous-même de vous en servir. Vous désirez que je rachète ce petit bout de cuir. Allons, parlez! Cessez de rire et de me dévisager ainsi. Vous voulez de l'argent. Combien?

Le ton était si décidé que Protos avait fait un petit retrait en arrière; il se ressaisit aussitôt.

— Tout beau! tout beau! dit-il. Que vous ai-je dit de malhonnête? On discute entre amis, posément. Pas de quoi s'emballer. Ma parole, vous avez rajeuni, Cadio.

Mais comme il lui caressait légèrement le bras, Lafcadio se dégagea dans un sursaut.

— Asseyons-nous, reprit Protos; nous serons mieux pour causer.

Il se cala dans un coin, à côté de la portière du couloir, et posa ses pieds sur l'autre banquette.

Lafcadio pensa qu'il prétendait barrer l'issue. Sans doute Protos était armé. Lui, présentement, ne portait aucune arme. Il réfléchit que dans un corps à corps il aurait sûrement le dessous. Puis, s'il avait un instant pu souhaiter de fuir, la curiosité déjà l'emportait, cette curiosité passionnée contre quoi rien, même sa sécurité personnelle, n'avait pu jamais prévaloir. Il s'assit.

— De l'argent? Ah! fi donc! dit Protos. Il sortit un cigare d'un étui, en offrit un à Lafcadio qui refusa. — La fumée vous gêne peut-être?... Eh bien, écoutez-moi. Il tira quelques bouffées de son cigare, puis, très calme:

— Non, non, Lafcadio, mon ami, non ce n'est pas de l'argent que j'attends de vous; mais de l'obéissance. Vous ne paraissez pas, mon garçon (excusez ma franchise), vous rendre un compte bien exact de votre situation. Il vous faut hardiment vous dresser en face d'elle; permettez-moi de vous y aider.

"Ainsi, de ces cadres sociaux qui nous enserrent, un adolescent a voulu s'échapper; un adolescent sympathique; et même tout à fait comme je l'aime: naïf et gracieusement primesautier; car il n'apportait à cela, je présume, pas grand calcul... Je me souviens, Cadio, combien, dans le temps, vous étiez ferré sur les chiffres, mais que, pour vos propres dépenses, jamais vous ne consentiez à compter... Bref, le régime des crustacés vous dégoûte; je laisse quelque autre s'en étonner... Mais ce qui m'étonne, moi, c'est que, intelligent comme vous êtes, vous ayez cru, Cadio, qu'on pouvait si simplement que ça sortir d'une société, et sans tomber du même coup dans une autre; ou qu'une société pouvait se passer de lois.

"Lawless", vous vous souvenez; nous avions lu cela quelque part: _Two hawks in the air, two fisches swimming in the sea not more lawless than we..._ Que c'est beau la littérature! Lafcadio! mon ami, apprenez la loi des subtils.

— Vous pourriez peut-être avancer.

— Pourquoi se presser? Nous avons du temps devant nous. Je ne descends qu'à Rome. Lafcadio, mon ami, il arrive qu'un crime échappe aux gendarmes; je m'en vais vous expliquer pourquoi nous sommes plus malins qu'eux: c'est que nous, nous jouons notre vie. Où la police échoue, nous réussissons quelquefois. Parbleu; vous l'avez voulu, Lafcadio; la chose est faite et vous ne pouvez plus échapper. Je préférerais que vous m'obéissiez, parce que, voyez-vous, je serais vraiment désolé de devoir livrer un vieil ami comme vous à la police; mais qu'y faire? Désormais vous dépendez d'elle — ou de nous.

— Me livrer, c'est vous livrer vous-même...

— J'espérais que nous parlions sérieusement. Comprenez donc ceci, Lafcadio: la police coffre les insoumis; mais en Italie, volontiers elle compose avec les subtils. "Compose", oui je crois que c'est le mot. Je suis un peu de la police, mon garçon. J'ai l'oeil. J'aide au bon ordre. Je n'agis pas: je fais agir.

"Allons! cessez de regimber, Cadio. Ma loi n'a rien d'affreux. Vous vous faites des exagérations sur ces choses; si naïf, si spontané! Pensez-vous que ce n'est pas déjà par obéissance, et parce que je le voulais ainsi, que vous avez repris sur l'assiette, à dîner, le bouton de Mademoiselle Venitequa? Ah! geste imprévoyant: geste idyllique! Mon pauvre Lafcadio! Vous en êtes-vous assez voulu de ce petit geste, hein? L'emmerdant, c'est que je n'ai pas été seul à le voir. Bah! ne vous frappez pas; le garçon, la veuve et l'enfant sont de mèche. Charmants. Il ne tient qu'à vous de vous en faire des amis. Lafcadio, mon ami, soyez raisonnable; vous soumettez-vous?

Par excessif embarras peut-être, Lafcadio avait pris le parti de ne rien dire. Il restait, le torse raidi, les lèvres serrées, les yeux fixés droit devant lui. Protos reprit avec un haussement d'épaules:

— Drôle de corps! Et, en réalité, si souple!... mais déjà vous auriez acquiescé, peut-être, si j'avais d'abord dit ce que nous attendons de vous. Lafcadio, mon ami, ôtez-moi d'un doute: Vous que j'avais quitté si pauvre, ne pas ramasser six billets de mille que le hasard jette à vos pieds, vous trouvez cela naturel?... Monsieur de Baraglioul père vint à mourir, m'a dit mademoiselle Venitequa, le lendemain du jour où le comte Julius, son digne fils, est venu vous faire visite; et le soir de ce jour vous plaquiez mademoiselle Venitequa. Depuis, vos relations avec le comte Julius sont devenues, ma foi, bien intimes; voudriez-vous m'expliquer pourquoi?... Lafcadio, mon ami, dans le temps je vous avais connus de nombreux oncles; votre pedigree, depuis lors, me parait s'être un peu bien embaraglioullé!... Non! ne vous fâchez pas; je plaisante. Mais que voulez-vous qu'on suppose?... à moins pourtant que vous ne deviez directement à monsieur Julius votre présente fortune; ce qui (permettez-moi de vous le dire?) séduisant comme vous l'êtes, Lafcadio, me paraîtrait sensiblement plus scandaleux. D'une manière comme d'une autre, et quoi que vous nous laissiez supposer, Lafcadio, mon ami, l'affaire est claire et votre devoir est tracé: vous ferez chanter Julius. Ne vous rebiffez pas, voyons! Le chantage est une saine institution, nécessaire au maintien des moeurs. Eh! quoi! vous me quittez?... Lafcadio s'était levé.

— Ah! laissez-moi passer, enfin! cria-t-il, enjambant le corps de Protos; en travers du compartiment, étalé de l'une à l'autre des deux banquettes, celui-ci ne fit aucun geste pour le saisir. Lafcadio étonné de ne se sentir point retenu, ouvrit la porte du couloir et, s'écartant:

— Je ne me sauve pas, n'ayez crainte. Vous pouvez me garder à vue; mais tout, plutôt que de vous écouter plus longtemps... Excusez-moi de vous préférer la police. Allez l'avertir: je l'attends.

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