Les Caves du Vatican
VI.
Ce même jour, le train du soir amenait de Milan les Anthime; comme ils
voyageaient en troisième, ils ne virent qu'à l'arrivée
la comtesse de Baraglioul et sa fille aînée qu'amenait de Paris
le sleeping-car du même train.
Peu d'heures avant la dépêche de deuil, la comtesse avait reçu une lettre de son mari; le comte y parlait éloquemment de l'abondant plaisir apporté par la rencontre inopinée de Lafcadio; et sans doute n'y flottait aucune allusion à cette demi-fraternité qui, aux yeux de Julius, ornait d'un si perfide attrait le jeune homme. (Julius, fidèle à l'ordre de son père, ne s'en était ouvertement expliqué avec sa femme, pas plus qu'il n'avait fait avec l'autre), mais certaines allusions, certaines réticences, avertissaient suffisamment la comtesse; même je ne suis pas bien sûr que Julius à qui l'amusement manquait dans le trantran de sa vie bourgeoise, ne se fît pas un jeu de tourner autour du scandale et de s'y brûler le bout des doigts. Je ne suis pas sûr non plus que la présence à Rome de Lafcadio, l'espoir de le revoir, ne fût pas pour quelque chose, pour beaucoup, dans la décision que prit Geneviève d'accompagner là-bas sa mère.
Julius était à leur rencontre à la gare. Il les emmena rapidement au Grand-Hôtel, ayant quitté presque aussitôt les Anthime qu'il devait retrouver parmi le funèbre cortège, le lendemain. Ceux-ci regagnèrent, via di Bocca di Leone, l'hôtel où ils étaient descendus à leur premier séjour.
Marguerite apportait au romancier d'heureuses nouvelles: son élection ne faisait plus un pli; l'avant-veille, le cardinal André l'avait officieusement avertie: le candidat n'aurait même plus à recommencer ses visites; d'elle-même l'Académie venait à lui, portes ouvertes: on l'attendait.
— Tu vois bien! disait Marguerite. Qu'est-ce que je te disais à Paris? Tout vient à point. Dans ce monde, il suffit d'attendre.
— Et de ne pas changer, reprenait avec componction Julius en portant la main de son épouse à ses lèvres, et sans voir le regard de sa fille, fixé sur lui, se charger de mépris. — Fidèle à vous, à mes pensées, à mes principes. La persévérance est la plus indispensable vertu.
Déjà s'éloignaient de lui le souvenir de sa plus récente embardée, et toute autre pensée qu'orthodoxe, et tout autre projet que décent. A présent renseigné, il se ressaisissait sans effort. Il admirait cette conséquence subtile par quoi son esprit s'était un instant dérouté. Lui n'avait pas changé: c'était le pape.
— Quelle constance de ma pensée, tout au contraire, se disait-il; quelle logique! Le difficile, c'est de savoir à quoi s'en tenir. Ce pauvre Fleurissoire en est mort, d'avoir pénétré les coulisses. Le plus simple, quand on est simple, c'est de s'en tenir à ce qu'on sait. Ce hideux secret l'a tué. La connaissance ne fortifie jamais que les forts... N'importe; je suis heureux que Carola ait pu prévenir la police; ça me permet de méditer plus librement... Tout de même, s'il savait que ce n'est pas au VRAI Saint-Père qu'il doit son infortune et son exil, quelle consolation pour Armand-Dubois! quel encouragement dans sa foi! quel soulas!... Demain, après la cérémonie funèbre, je ferai bien de lui parler.
Cette cérémonie n'attira pas grande affluence. Trois voitures
suivaient le corbillard. Il pleuvait. Dans la première voiture Blafaphas
accompagnait amicalement Arnica (dès que le deuil aura pris fin, il l'épousera
sans nul doute); tous deux partis de Pau l'avant-veille (abandonner la veuve
à son chagrin, la laisser seule entreprendre ce long voyage, Blafaphas
n'en suportait pas la pensée; et quand bien même! Pour n'être
pas de la famille, il n'en avait pas moins pris le deuil; quel parent valait
un tel ami?), mais arrivés à Rome depuis quelques heures à
peine, par suite d'un ratage de train.
Dans la dernière voiture avait pris place Mme Armand-Dubois avec la comtesse et sa fille; dans la seconde le comte avec Anthime Armand-Dubois.
Sur la tombe de Fleurissoire, il ne fut fait aucune allusion à sa malchanceuse aventure. Mais, au retour du cimetière, Julius de Baraglioul, de nouveau seul avec Anthime, commença:
— Je vous avais promis d'intercéder pour vous près du Saint-Père.
— Dieu m'est témoin que je ne vous en avais pas prié.
— Il est vrai: outré du dénuement où vous abandonnait l'église, je n'avais écouté que mon coeur.
— Dieu m'est témoin que je ne me plaignais point.
— Je sais!... Je sais!... M'avez-vous assez agacé avec votre résignation! Et même, puisque vous m'invitez à y revenir, je vous avouerai, mon cher Anthime, que je reconnaissais là moins de sainteté que d'orgueil et que l'excès de cette résignation, la dernière fois que je vous vis à Milan, m'avait paru beaucoup plus près de la révolte que de la véritable piété, et m'avait grandement incommodé dans ma foi. Dieu ne vous en demandait pas tant, que diable! Parlons franc! votre attitude m'avait choqué.
— La vôtre, je puis donc aussi vous l'avouer, m'avait attristé, mon cher frère. N'est-ce pas vous, précisément, qui m'incitiez à la révolte, et...
Julius qui s'échauffait, l'interrompit:
— J'avais suffisamment éprouvé par moi-même, et donné à entendre aux autres dans tout le cours de ma carrière, qu'on peut être parfait chrétien sans pourtant faire fi des légitimes avantages que nous offre le rang où Dieu a trouvé sage de nous placer. Ce que je reprochais à votre attitude, c'était précisément, par son affectation, de sembler prendre avantage sur la mienne.
— Dieu m'est témoin que...
— Ah! ne protestez pas toujours! interrompit de nouveau Julius. — Dieu n'a que faire ici. Je vous explique précisément, quand je dis que votre attitude était tout près de la révolte... j'entends: de ma révolte à moi; et c'est là précisément ce que je vous reproche: c'est, en acceptant l'injustice, de laisser autrui se révolter pour vous. Car je n'admettais pas, moi, que l'église fût dans son tort; et votre attitude, sans avoir l'air d'y toucher, l'y mettait. J'avais donc résolu de me plaindre à votre place. Vous allez voir bientôt combien j'avais raison de m'indigner.
Julius dont le front s'emperlait posa sur ses genoux son haut-de-forme.
— Voulez-vous que je donne un peu d'air? et Anthime, complaisamment, baissa la vitre de son côté.
— Sitôt à Rome, reprit Julius, je sollicitai donc une audience. Je fus reçu. Un étrange succès devait couronner ma démarche...
— Ah! dit indifféremment Anthime.
— Oui, mon ami. Car si je n'obtins en l'espèce rien de ce que j'étais venu réclamer, je remportai du moins de ma visite une assurance... qui mettait notre Saint-Père à l'abri de toutes les suppositions injurieuses que nous formions à son endroit.
— Dieu m'est témoin que je n'ai jamais rien formulé d'injurieux à l'endroit de notre Saint-Père.
— Je formulais pour vous. Je vous voyais lésé; je m'indignais.
— Arrivez au fait, Julius: vous avez vu le pape?
— Eh bien, non! je n'ai pas vu le pape, éclata enfin Julius — mais je me suis saisi d'un secret; secret douteux d'abord, mais qui bientôt, par la mort de notre cher Amédée, devait trouver une confirmation soudaine; secret effroyable, déconcertant, mais où votre foi, cher Anthime, saura puiser du réconfort. Car sachez que ce déni de justice dont vous fûtes victime, le pape est innocent...
— Eh! je n'en ai jamais douté.
— Anthime, écoutez bien: Je n'ai pas vu le pape parce que personne ne peut le voir; celui qui présentement est assis sur le trône pontifical et que l'église écoute et qui promulgue; celui qui m'a parlé, le pape qu'on voit au Vatican, le pape que j'ai vu N'EST PAS LE VRAI.
Anthime, à ces mots, commença d'être secoué tout entier d'un gros rire.
— Riez! riez! reprit Julius piqué. Moi aussi je riais d'abord. Eussé-je un peu moins ri, on n'eût pas assassiné Fleurissoire. Ah! saint ami! tendre victime!... Sa voix expira dans les sanglots.
— Dites donc! c'est sérieux ce que vous nous baillez là?... Ah mais!... Ah mais!... Ah mais!... fit Armand-Dubois que le pathos de Julius inquiétait. — C'est que tout de même il faudrait savoir...
— C'est pour avoir voulu savoir qu'il est mort.
— Parce qu'enfin, si j'ai fait bon marché de mes biens, de ma situation, de ma science, si j'ai consenti qu'on me jouât... continuait Anthime qui peu à peu à son tour se montait.
— Je vous le dis: de tout cela _le vrai_ n'est en rien responsable; celui qui vous jouait, c'est un suppôt du Quirinal.
— Dois-je croire à ce que vous dites?
— Si vous ne me croyez pas, croyez-en ce pauvre martyr.
Tous deux demeurèrent quelques instants silencieux.
Il avait cessé de pleuvoir; un rayon écartait la nue. La voiture avec de lents cahots rentrait dans Rome.
— Dans ce cas, je sais ce qui me reste à faire, reprit Anthime, de sa voix la mieux décidée: Je vends la mèche.
Julius sursauta.
— Mon ami, vous m'épouvantez. Sûr, vous allez vous faire excommunier.
— Par qui? Si c'est par un faux pape, on s'en fout.
— Et moi qui pensais vous aider à goûter dans ce secret quelque vertu consolatrice, reprit Julius consterné.
— Vous plaisantez?... Et qui me dira si Fleurissoire en arrivant au paradis n'y découvre pas tout de même que son bon Dieu non plus n'est pas _le vrai?_
— Voyons; mon cher Anthime, vous divaguez. Comme s'il pouvait y en avoir deux! comme s'il pouvait y en avoir UN AUTRE.
— Non, mais vraiment vous en parlez trop à votre aise, vous qui n'avez pour _lui_ rien délaissé; vous à qui, vrai ou faux, tout profite... Ah! tenez, j'ai besoin de m'aérer.
Penché sur la portière il toucha du bout de sa canne l'épaule du cocher et fit arrêter la voiture. Julius s'apprêtait à descendre avec lui.
— Non! laissez-moi. J'en sais assez pour me conduire. Gardez le reste pour un roman. Pour moi, j'écris au grand Maître de l'Ordre ce soir même, et dès demain je reprends mes chroniques scientifiques de _La Dépêche_. On rira bien.
— Quoi! vous boitez, dit Julius, surpris de le voir de nouveau clopiner.
— Oui, depuis quelques jours, mes douleurs m'ont repris.
— Ah! vous m'en direz tant! fit Julius qui, sans le regarder s'éloigner, se rencogna dans la voiture.
VII.
Protos était-il dans l'intention de livrer Lafcadio à la police,
ainsi qu'il l'en avait menacé?
Je ne sais: l'événement prouva du reste qu'il ne comptait point, parmi ces messieurs de la police, rien que des amis. Ceux-ci, prévenus la veille par Carola, avaient dressé, vicolo dei Vecchierelli, leur souricière; ils connaissaient de longue date la maison et savaient qu'elle offrait, à l'étage supérieur, de faciles communications avec la maison voisine, dont ils gardèrent également les issues.
Protos ne craignait point les argousins; l'accusation ne lui faisait point peur, ni l'appareil de la justice; il se savait peu facile à saisir, coupable en réalité d'aucun crime, et rien que de délits si menus qu'ils échapperaient à la prise. Donc il ne s'effraya pas à l'excès lorsqu'il comprit qu'il était cerné et c'est ce qu'il comprit très vite, ayant un flair particulier pour reconnaître, sous n'importe quel déguisement, ces messieurs.
A peine un peu perplexe, il s'enferma d'abord dans la chambre de Carola, attendant le retour de celle-ci qu'il n'avait pas revue depuis l'assassinat de Fleurissoire; il était désireux de lui demander conseil et laisser quelques indications, au cas probable où il ferait du bloc.
Carola cependant, déférant aux volontés de Julius, n'avait point paru au cimetière; nul ne sut que, cachée derrière un mausolée et sous un parapluie, elle assistait de loin à la triste cérémonie. Elle attendit patiemment, humblement, que fussent désertés les abords de la tombe fraîche; elle vit se reformer le cortège, Julius remonter avec Anthime et les voitures, sous la pluie fine, s'éloigner. Alors elle s'approcha de la tombe à son tour, sortit de dessous son fichu un gros bouquet d'asters qu'elle posa, loin à l'écart des couronnes de la famille: puis resta longuement sous la pluie, ne regardant rien, ne pensant à rien, et pleurant faute de prières.
Lorsqu'elle revint vicolo dei Vecchierelli, elle distingua bien, sur le seuil, deux figures insolites; ne comprit point pourtant que la maison était gardée. Il lui tardait de rejoindre Protos; ne doutant point que ce ne fût l'assassin, elle le haïssait à présent...
Quelques instants plus tard la police accourait à ses cris: trop tard, hélas! Exaspéré de se savoir livré par elle, Protos venait d'étrangler Carola.
Ceci se passait vers midi. Les journaux du soir en publiaient déjà la nouvelle, et comme on avait trouvé sur Protos la découpure de la coiffe du chapeau, sa double culpabilité ne laissait de doute pour personne.
Lafcadio cependant avait vécu jusqu'au soir dans une attente ou une crainte
vague, non point peut-être de la police dont l'avait menacé Protos,
mais de Protos lui-même ou de je ne sais quoi dont il ne cherchait plus
à se défendre. Une incompréhensible torpeur pesait sur
lui, qui n'était peut-être que de la fatigue: il renonçait.
La veille il n'avait revu Julius qu'un instant, lorsque celui-ci, à l'arrivée du train de Naples, était allé prendre livraison du cadavre; puis il avait longtemps marché au travers de la ville, au hasard, pour user cette exaspération que lui laissait, après la conversation du wagon, le sentiment de sa dépendance.
Et pourtant la nouvelle de l'arrestation de Protos n'apporta pas à Lafcadio le soulagement qu'il eût pu croire. On eût dit qu'il était déçu. Bizarre être! D'autant qu'il avait plus délibérément repoussé tout profit matériel du crime, il ne se dessaisissait volontiers d'aucun des risques de la partie. Il n'admettait pas qu'elle fût aussitôt finie. Volontiers, comme il faisait naguère aux échecs, il eût donné la tour à l'adversaire, et, comme si l'événement tout à coup lui faisait le gain trop facile et désintéressait tout son jeu, il sentait qu'il n'aurait de cesse qu'il n'eût poussé plus loin le défi.
Il dîna dans une trattoria voisine, pour n'avoir pas à se mettre en habit. Sitôt après, rentrant à l'hôtel, il aperçut, à travers la porte vitrée du restaurant, le comte Julius, attablé en compagnie de sa femme et de sa fille. Il fut frappé par la beauté de Geneviève qu'il n'avait pas revue depuis sa première visite. Il s'attardait dans le fumoir, attendant la fin du repas, lorsqu'on vint l'avertir que le comte était remonté dans sa chambre et l'attendait.
Il entra. Julius de Baraglioul était seul; il s'était remis en veston.
— Eh bien; l'assassin est coffré, dit-il aussitôt en lui tendant la main.
Mais Lafcadio ne la prit pas. Il restait dans l'embrasure de la porte.
— Quel assassin? demanda-t-il.
— L'assassin de mon beau-frère, parbleu.
— L'assassin de votre beau-frère, c'est moi.
Il dit cela sans trembler, sans changer de ton, sans baisser la voix, sans un geste, et d'une voix si naturelle que Julius d'abord ne comprit pas. Lafcadio dut se répéter:
— On n'a pas arrêté, vous dis-je, l'assassin de Monsieur votre beau-frère, pour cette raison que l'assassin de Monsieur votre beau-frère, c'est moi.
Lafcadio aurait été d'aspect farouche, que peut-être Julius aurait pris peur; mais son air était enfantin. Même il paraissait plus jeune encore que la première fois que l'avait rencontré Julius; son regard était aussi limpide, sa voix aussi claire. Il avait refermé la porte, mais restait accoté contre elle. Julius, près de la table, s'affala dans un fauteuil.
— Mon pauvre enfant, dit-il d'abord, parlez plus bas!... Qu'est-ce qui vous a pris? Comment auriez vous fait cela?
Lafcadio baissa la tête, déjà regrettant d'avoir parlé.
— Est-ce qu'on sait? J'ai fait ça très vite, pendant que j'avais envie de le faire.
— Qu'aviez-vous contre Fleurissoire, ce digne homme si plein de vertus?
— Je ne sais pas... Il n'avait pas l'air heureux... Comment voulez-vous que je vous explique ce que je ne puis m'expliquer moi-même?
Un pénible silence croissait entre eux, que leurs paroles rompaient par saccades, puis se refermait plus profond; on entendait alors les vagues d'une banale musique napolitaine monter du grand hall de l'hôtel. Julius grattait du bout de l'ongle de son petit doigt, qu'il portait en pointe et fort long, une petite tache de bougie, sur le tapis de la table. Soudain il s'aperçut que ce bel ongle était cassé. C'était une froissure transversale qui ternissait dans toute sa largeur le ton carné du cabochon. Comment avait-il fait cela? Et comment ne s'en était-il pas aussitôt aperçu? Quoi qu'il en fût, le mal était irréparable; Julius n'avait plus rien à faire qu'à couper. Il en éprouva une contrariété très vive, car il prenait grand soin de ses mains et de cet ongle en particulier qu'il avait lentement formé et qui faisait valoir le doigt dont il accusait l'élégance. Les ciseaux étaient dans le tiroir de la table de toilette et Julius allait se lever pour les prendre, mais il eût fallu passer devant Lafcadio; plein de tact, il remit à plus tard la délicate opération.
— Et... qu'est-ce que vous comptez faire à présent? dit-il.
— Je ne sais pas. Peut-être me livrer. Je me donne la nuit pour réfléchir.
Julius laissa retomber son bras contre le fauteuil; il contempla quelques instants Lafcadio, puis, sur un ton tout découragé, soupira:
— Et moi qui commençais à vous aimer!...
C'était dit dans méchante intention. Lafcadio ne s'y pouvait méprendre. Mais, pour inconsciente, cette phrase n'en était pas moins cruelle, et l'atteignit au coeur. Il releva la tête, raidi contre l'angoisse qui brusquement l'étreignait. Il regarda Julius: — Est-ce là vraiment celui dont hier je me sentais presque le frère? se disait-il. Il promena ses regards dans cette pièce, où, l'avant-veille, malgré son crime, il avait pu causer si joyeusement; le flacon de parfum était encore sur la table, presque vide.
— écoutez, Lafcadio, reprit Julius: votre situation ne me paraît pas absolument désespérée. L'auteur présumé de ce crime...
— Oui, je sais qu'on vient de l'arrêter, interrompit Lafcadio sèchement: Allez-vous me conseiller de laisser accuser à ma place un innocent?
— Celui que vous appelez: un innocent, vient d'assassiner une femme; et même que vous connaissiez...
— Cela me met à l'aise, n'est-ce pas?
— Je ne dis pas précisément cela, mais...
— Ajoutons qu'il est le seul précisément qui pouvait me dénoncer.
— Tout n'est pas sans espoir, vous voyez bien.
Julius se leva, se dirigea vers la fenêtre, rectifia les plis du rideau, revint sur ses pas, puis, penché en avant, les bras croisés sur le dos du fauteuil qu'il venait de quitter:
— Lafcadio, je ne voudrais pas vous laisser partir sans un conseil: Il ne tient qu'à vous, j'en suis convaincu, de redevenir un honnête homme, et de prendre rang dans la société, autant du moins que votre naissance le permet... L'église est là pour vous aider. Allons; mon garçon, un peu de courage: allez vous confesser.
Lafcadio ne put réprimer un sourire:
— Je vais réfléchir à vos obligeantes paroles. — Il fit un pas en avant, puis: — Sans doute préférez-vous ne pas toucher une main d'assassin. Je voudrais pourtant vous remercier de votre...
— C'est bien; c'est bien, fit Julius, avec un geste cordial et distant. — Adieu, mon garçon. Je n'ose vous dire: au revoir. Pourtant, si, dans la suite, vous...
— Pour le moment, vous ne voyez plus rien à me dire?
— Plus rien pour le moment.
— Adieu, Monsieur.
Lafcadio salua gravement et sortit.
Il regagna sa chambre, à l'étage au-dessus. Il se dévêtit
à demi, se jeta sur son lit. La fin du jour avait été très
chaude; la nuit n'avait pas apporté de fraîcheur. Sa fenêtre
était large ouverte, mais aucun souffle n'agitait l'air; les lointains
globes électriques de la place des Thermes, dont le séparaient
les jardins, emplissaient sa chambre d'une bleuâtre et diffuse clarté
qu'on eût cru venir de la lune. Il voulait réfléchir, mais
une torpeur étrange engourdissait désespérément
sa pensée; il ne songeait ni à son crime, ni aux moyens de s'échapper;
il essayait seulement de ne plus entendre ces mots atroces de Julius: "Je
commençais de vous aimer"... Si lui n'aimait pas Julius, ces mots
méritaient-ils ses larmes? était-ce vraiment pour cela qu'il pleurait?...
La nuit était si douce, il lui semblait qu'il n'aurait eu qu'à
se laisser aller pour mourir. Il atteignit une carafe d'eau près de son
lit, trempa un mouchoir et l'appliqua sur son coeur qui lui faisait mal.
— Nulle boisson de ce monde ne rafraîchira plus désormais ce coeur sec; se disait-il, laissant couler ses larmes jusqu'à ses lèvres pour en savourer l'amertume. Des vers chantent à son oreille lus il ne savait où, dont il ne savait pas se souvenir:
_My heart aches; a drowsy numbness pains
My senses..._
Il s'assoupit.
Rêve-t-il? N'a-t-il pas entendu frapper à sa porte? La porte, que jamais il ne ferme la nuit, doucement s'ouvre, pour laisser une frêle forme blanche avancer. Il entend appeler faiblement:
— Lafcadio... êtes-vous ici, Lafcadio?
A travers son demi-sommeil, Lafcadio reconnaît pourtant cette voix. Mais doute-t-il encore de la réalité d'une apparition si plaisante? Craint-il qu'un mot, qu'un geste ne la mette en fuite?... Il se tait.
Geneviève de Baraglioul, dont la chambre était à côté de celle de son père, avait tout entendu, malgré elle, de la conversation entre son père et Lafcadio. Une intolérable angoisse l'avait poussée jusqu'à la chambre de celui-ci, et puisqu'à présent son appel restait sans réponse, persuadée que Lafcadio venait de se tuer, elle se jeta vers le chevet du lit et tomba à genoux sanglotante.
Comme elle restait ainsi, Lafcadio se souleva, se pencha, tout entier rassemblé vers elle, sans pourtant oser encore poser ses lèvres sur le beau front que dans l'ombre il voyait luire. Geneviève de Baraglioul sentit alors toute sa volonté se défaire; rejetant en arrière ce front que déjà l'haleine de Lafcadio caressait, et ne sachant plus en appeler contre lui, qu'à lui-même:
— Ayez pitié de moi, mon ami, dit-elle.
Lafcadio se ressaisit aussitôt, et s'écartant d'elle et la repoussant à la fois:
— Relevez-vous, mademoiselle de Baraglioul. Retirez-vous! Je ne suis pas... je ne peux plus être votre ami.
Geneviève se releva, mais ne s'écarta pas du lit où restait à demi couché celui qu'elle avait cru mort et, touchant tendrement le front brûlant de Lafcadio comme pour s'assurer qu'il vivait:
— Mais, mon ami, j'ai tout entendu de ce que vous avez dit ce soir à mon père. Ne comprenez-vous pas que c'est pour cela que je viens?
Lafcadio, se redressant à demi, la regarda. Ses cheveux dénoués retombaient autour d'elle; tout son visage était dans l'ombre, de sorte qu'il ne distinguait pas ses yeux, mais sentait l'envelopper son regard. Comme s'il n'en pouvait supporter la douceur, cachant sa face dans ses mains:
— Ah! pourquoi vous-ai je rencontrée si tard? gémit-il. Qu'ai-je fait pour que vous m'aimiez? Pourquoi me parlez-vous ainsi, quand déjà je ne suis plus libre et plus digne de vous aimer.
Elle protesta tristement:
— C'est vers vous que je viens, Lafcadio, non vers un autre. C'est vers vous criminel. Lafcadio! que de fois j'ai soupiré votre nom, depuis ce premier jour où vous m'êtes apparu en héros, et même un peu trop téméraire... Il faut que vous le sachiez maintenant: en secret je m'étais promise à vous dès l'instant où je vous ai vu vous dévouer d'une manière si magnanime. Que s'est-il donc passé depuis? Se peut-il que vous ayez tué? Que vous êtes-vous laissé devenir?
Et comme Lafcadio sans répondre secouait la tête:
— N'ai-je pas entendu mon père dire qu'un autre était arrêté? reprit-elle; un bandit qui venait de tuer... Lafcadio! tandis qu'il en est temps encore, sauvez-vous; dès cette nuit, partez! Partez.
Alors Lafcadio:
— Je ne peux plus, murmura-t-il. Et comme les cheveux défaits de Geneviève touchaient ses mains, il les saisit, les pressa passionnément sur ses yeux, sur ses lèvres: — Fuir; est-ce là ce que vous me conseillez? Mais où voulez-vous maintenant que je fuie? Quand bien même j'échapperais à la police, je n'échapperais pas à moi-même... Et puis vous me mépriseriez d'échapper.
— Moi! vous mépriser, mon ami...
— Je vivais inconscient; j'ai tué comme dans un rêve; un cauchemar où, depuis, je me débats...
— Dont je veux vous arracher, cria-t-elle.
— Pourquoi me réveiller? si c'est pour me réveiller criminel. Il lui saisit le bras: — Ne comprenez-vous pas que j'ai l'impunité en horreur? Que me reste-t-il à faire à présent? sinon, quand le jour paraîtra, me livrer.
— C'est à Dieu qu'il faut vous livrer, non aux hommes. Si mon père ne vous l'avait point dit, je vous le dirais à présent: Lafcadio, l'église est là pour vous prescrire votre peine et pour vous aider à retrouver la paix, par-delà votre repentir.
Geneviève a raison; et certes Lafcadio n'a rien de mieux à faire qu'une commode soumission; il l'éprouvera tôt ou tard, et que les autres issues sont bouchées... Fâcheux que ce soit cette andouille de Julius qui lui ait conseillé cela d'abord!
— Quelle leçon me récitez-vous là? dit-il hostilement. Est-ce vous qui me parlez ainsi?
Il laisse aller le bras qu'il retenait, le repousse; et tandis que Geneviève s'écarte, il sent grandir en lui, avec je ne sais quelle rancune contre Julius, le besoin de détourner Geneviève, de son père, de l'amener plus bas, plus près de lui; comme il baisse les yeux, il distingue, chaussés de petites mules de soie, ses pieds nus.
— Ne comprenez-vous pas que ce n'est pas le remords que je crains, mais...
Il a quitté son lit; il se détourne d'elle; il va vers la fenêtre ouverte; étouffe; il appuie son front à la vitre et ses paumes brûlantes sur le fer glacé du balcon; il voudrait oublier qu'elle est là, qu'il est près d'elle...
— Mademoiselle de Baraglioul, vous avez fait pour un criminel tout ce qu'une jeune fille de bonne famille peut tenter; même presque un peu plus; je vous en remercie de tout mon coeur. Il vaut mieux que vous me laissiez à présent. Retournez à votre père, à vos coutumes, à vos devoirs... Adieu. Qui sait si je vous reverrai? Songez que c'est pour être un peu moins indigne de l'affection que vous me témoignez, que j'irai me livrer demain. Songez que... Non! ne m'approchez pas... Pensez-vous qu'une poignée de main me suffirait?
Geneviève braverait le courroux de son père, l'opinion du monde et ses mépris, mais devant ce ton glacé de Lafcadio, le coeur lui manque. N'a-t-il donc pas compris que pour venir ainsi, la nuit, lui parler, lui faire ainsi l'aveu de son amour, elle non plus n'est pas sans résolution ni courage et que son amour vaut peut-être mieux qu'un merci?... Mais comment lui dirait-elle qu'elle aussi, jusqu'à ce jour, s'agitait comme dans un rêve — un rêve dont elle n'échappait par instants qu'à l'hôpital où, parmi les pauvres enfants et pansant leur plaies véritables, il lui semblait prendre parfois contact, enfin, avec quelque réalité — un médiocre rêve où s'agitaient à ses côtés ses parents et se dressaient toutes les conventions saugrenues de leur monde, et qu'elle ne parvenait pas à prendre leurs gestes non plus que leurs opinions, leurs ambitions, leurs principes, non plus que leur personne même, au sérieux. Quoi d'étonnant si Lafcadio n'avait pas pris au sérieux Fleurissoire!... Se peut-il qu'ils se séparent ainsi? L'amour la pousse, l'élance vers lui. Lafcadio la saisit, la presse, couvre son pâle front de baisers...
Ici commence un nouveau livre.
O vérité palpable du désir; tu repousses dans la pénombre les fantômes de mon esprit.
Nous quitterons nos deux amants à cette heure du chant du coq où la couleur, la chaleur et la vie vont triompher enfin de la nuit. Lafcadio, au-dessus de Geneviève endormie, se soulève. Pourtant ce n'est pas le beau visage de son amante, ce front que trempe une moiteur, ces paupières nacrées, ces lèvres chaudes entrouvertes, ces seins parfaits, ces membres las, non, ce n'est rien de tout cela qu'il contemple — mais, par la fenêtre grande ouverte, l'aube où frissonne un arbre du jardin.
Il sera bientôt temps que Geneviève le quitte; mais il attend encore; il écoute, penché sur elle, à travers son souffle léger, la vague rumeur de la ville qui déjà secoue sa torpeur. Au loin, dans les casernes, le clairon chante. Quoi! va-t-il renoncer à vivre? et pour l'estime de Geneviève, qu'il estime un peu moins depuis qu'elle l'aime un peu plus, songe-t-il encore à se livrer?