Les Cent Jours (1/2): Mémoires pour servir à l'histoire de la vie privée, du retour et du règne de Napoléon en 1815.
The Project Gutenberg eBook of Les Cent Jours (1/2)
Title: Les Cent Jours (1/2)
Author: baron Pierre Alexandre Édouard Fleury de Chaboulon
Release date: May 26, 2008 [eBook #25616]
Most recently updated: January 3, 2021
Language: French
Credits: Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
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LES CENT JOURS.
MÉMOIRES POUR SERVIR À L'HISTOIRE DE LA VIE PRIVÉE, DU RETOUR, ET DU RÈGNE DE NAPOLÉON EN 1815.
Par M. le Baron FLEURY de CHABOULON,
Officier de la Légion-d'Honneur, Chevalier de l'Ordre de la Réunion,
Ex-Secrétaire de l'Empereur Napoléon et de son Cabinet, Maître des
Requêtes en son Conseil d'État, etc.
Ingrata patria, ne ossa quidem habes
SCIPION.
TOME I.
À LONDRES,
DE L'IMPRIMERIE DE C. ROWORTH
1820.
AU LECTEUR.
La révolution du 20 mars formera, sans doute, l'épisode le plus remarquable de la vie de Napoléon, déjà si féconde en événemens surnaturels. Mon intention n'a point été d'en écrire l'histoire: cette noble tâche est au-dessus de mes forces; j'ai voulu seulement mettre Napoléon en scène, et opposer ses paroles, ses actions et la vérité, aux assertions erronées de quelques historiens, aux mensonges de l'esprit de parti et aux outrages de ces écrivains de circonstance habitués à insulter, dans le malheur, ceux qu'ils ont honorés dans la prospérité.
Jusqu'alors, on n'avait pu s'accorder sur les motifs et les circonstances qui avaient déterminé l'Empereur à quitter l'île d'Elbe. Quelques personnes supposaient qu'il avait agi de son propre mouvement; d'autres, qu'il avait conspiré avec ses partisans la perte des Bourbons. Ces deux suppositions étaient également fausses. On apprendra avec surprise, avec admiration peut-être, que cette étonnante révolution fut l'ouvrage inoui de deux hommes et de quelques mots.
La relation du colonel Z***, déjà si précieuse par les révélations qu'elle renferme, nous paraît devoir fixer sous d'autres rapports l'attention du lecteur. En l'étudiant soigneusement, on y découvre le type des défauts, des qualités, des passions, qui, confondus ensemble, forment le caractère, si plein de contrastes, de l'incompréhensible Napoléon. On l'aperçoit tour-à-tour défiant et expansif, ardent et réservé, entreprenant et irrésolu, vindicatif et généreux, libéral et monarchique. Mais on voit dominer par-dessus tout, cette activité, cette force, cette chaleur d'âme, ces inspirations brillantes et ces déterminations soudaines qui n'appartiennent qu'aux hommes extraordinaires, qu'aux hommes de génie.
Les conférences que j'eus à Bâle avec l'agent mystérieux du prince de Metternich, étaient restées ensevelies jusqu'à ce jour dans un profond secret. Les historiens qui m'ont précédé, ont raconté, sans autre explication, que le duc d'Otrante avait mis sous les yeux de l'Empereur, au moment de l'abdication, une lettre de M. de Metternich; et que cette lettre, artificieusement conçue, avait déterminé Napoléon à abdiquer, dans l'espoir que la couronne passerait à son fils. Les détails donnés dans ces Mémoires, changeront entièrement les idées qu'on s'était formées de cette lettre et de son influence. Ils confirmeront aussi l'opinion assez généralement répandue, que les souverains Alliés attachaient peu d'importance au rétablissement des Bourbons, et qu'ils auraient volontiers consenti à placer sur le trône le jeune prince Napoléon.
On avait pensé que le fameux décret qui traduisait devant les tribunaux le prince de Talleyrand et ses illustres complices, avait été rendu à Lyon, dans un premier accès de vengeance. On verra qu'il fut le résultat d'une simple combinaison politique; et la noble résistance que le général Bertrand (aujourd'hui condamné à mort) crut devoir opposer à cette mesure, ajoutera (s'il est possible) à la haute estime que mérite, à tant de titres, ce fidèle ami du malheur.
Les écrits publiés avant cet ouvrage, ne contenaient, non plus, sur l'abdication de Napoléon, que des rapports inexacts ou fabuleux. Certains historiens s'étaient plu à représenter Napoléon dans un état d'accablement pitoyable; d'autres l'avaient dépeint comme le jouet des menaces de M. Regnault (de St.-Jean d'Angely) et des artifices du duc d'Otrante. Ces Mémoires apprendront que Napoléon, loin d'être tombé dans un état de faiblesse qui ne lui permettait plus de soutenir son sceptre, aspirait au contraire à se faire investir d'une dictature temporaire, et que, s'il consentit à abdiquer, ce fut parce que l'attitude énergique des représentans le déconcerta, et qu'il céda à la crainte d'ajouter, aux malheurs de l'invasion étrangère, les calamités de la guerre civile.
On ignorait complétement encore que Napoléon, après son abdication, eût été retenu prisonnier à la Malmaison. On présumait qu'il avait différé son départ, dans l'espoir d'être replacé à la tête de l'armée et du gouvernement. Ces Mémoires feront connaître que cet espoir (s'il régna intérieurement dans le coeur de Napoléon) ne fut pas le motif réel de son séjour en France, et qu'il y fut retenu par la commission du gouvernement, jusqu'au moment où, l'honneur l'emportant sur toute considération politique, elle força Napoléon de s'éloigner, pour le préserver de tomber entre les mains de Blucher.
Les négociations et les entretiens des plénipotentiaires Français avec les généraux ennemis, les procédés du prince d'Eckmühl, les intrigues du duc d'Otrante, les efforts des membres de la commission restés fidèles à leur mandat, les débats sur la capitulation de Paris, et tous les faits accessoires qui se rattachent à ces diverses circonstances, avaient été totalement dénaturés. Ces Mémoires rétablissent la vérité ou la dévoilent. Ils mettent au jour la conduite tenue par les membres de la commission, qu'on supposait dupes ou complices de M. Fouché, par les maréchaux, par l'armée, par les Chambres. Ils renferment en outre la correspondance des plénipotentiaires et leurs instructions: documens inédits qui feront connaître quels étaient alors la politique et les voeux du gouvernement de la France.
J'observerai enfin, pour compléter le compte que je crois devoir rendre au lecteur, de la substance de cet ouvrage, qu'il offre, sur la campagne de 1815, des éclaircissemens dont le besoin s'était fait sentir impérieusement. On ne savait point les causes qui déterminèrent Napoléon à se séparer à Laon de son armée; je les indique. Le général Gourgaud, dans sa relation, n'avait pu donner l'explication de la marche du corps du comte d'Erlon à la bataille de Ligny, de la conduite du maréchal Ney le 16, de l'inaction de Napoléon le 17, etc. J'éclaircis (je crois) tous ces points. Je montre aussi que ce ne fut point, comme l'avancent encore et le général Gourgaud et d'autres écrivains, pour relever le courage et le moral de l'armée Française que son chef lui fit annoncer l'arrivée du maréchal Grouchy. Napoléon (et ce fait est certain) fut abusé lui-même par une vive fusillade engagée entre les Prussiens et les Saxons; et c'est à tort qu'on lui impute d'avoir trompé sciemment ses soldats, dans un moment où les lois de la guerre et de l'humanité lui prescrivaient de songer plutôt à la retraite qu'à prolonger la bataille.
J'avais d'abord refusé l'entrée de ces Mémoires aux pièces officielles déjà connues. J'ai cru devoir les y admettre: cet ouvrage, qui embrasse tous les événemens du règne des Cent Jours, serait incomplet, s'il fallait que le lecteur recourût aux écrits du tems pour relire ou consulter l'Acte du Congrès de Vienne qui plaça l'Empereur Napoléon hors de la loi des nations, l'Acte Additionnel qui lui fit perdre sa popularité, et les discours éloquens et les déclarations vigoureuses par lesquels Napoléon, ses ministres, et ses conseillers cherchèrent à expliquer, à justifier le 20 Mars. J'ai pensé, d'ailleurs, qu'il ne serait peut-être point sans intérêt de rendre le lecteur témoin des combats livrés, à cette grande époque, par la légitimité des nations à la légitimité des souverains.
Les couleurs sous lesquelles je représente Napoléon, la justice que je rends à la pureté de ses intentions, ne plairont pas à tout le monde. Beaucoup de personnes qui auraient cru aveuglément le mal que j'aurais pu dire de l'ancien souverain de la France, n'ajouteront peut-être que peu de foi à mes éloges; elles auraient tort: si les louanges prodiguées à la puissance sont suspectes celles données au malheur doivent être vraies: ce serait un sacrilége d'en douter.
Je ne me dissimule pas davantage que les hommes qui, par respect pour les principes, persistent à ne voir, dans la révolution du 20 Mars, qu'une odieuse conspiration, m'accuseront d'avoir embelli les faits et défiguré à dessein la vérité; peu m'importe: j'ai peint cette révolution, telle que je l'ai sentie, telle que je l'ai vue. Que d'autres se complaisent à flétrir l'honneur national, à représenter leur patrie comme un composé de poltrons ou de rebelles: moi je crois qu'il est du devoir d'un bon Français de prouver à l'Europe, que le Roi ne fut point coupable d'abandonner la France; que l'insurrection du 20 Mars ne fut pas l'ouvrage de quelques factieux qu'on aurait pu réprimer, mais un grand acte national contre lequel seraient venus se briser les efforts des volontés particulières; que les royalistes ne furent point des lâches, et les autres Français des traîtres; enfin, que le retour de l'île d'Elbe fut la terrible conséquence des fautes des ministres et des ultrà qui appelèrent sur la France l'homme du destin, comme le fer provocateur appelle la foudre.
Ce sentiment me portait naturellement à terminer ces Mémoires par l'examen philosophique des Cent Jours et la réfutation des reproches journellement adressés aux hommes du 20 Mars. Des considérations faciles à pénétrer m'ont retenu. J'ai dû me borner à mettre les pièces du procès sous les yeux du grand jury public et à lui laisser le soin de prononcer. Je sais que la question a été décidée dans les champs de Waterloo, mais une victoire n'est pas un jugement.
Quelle que soit l'opinion que le lecteur impartial portera de cet ouvrage, je puis protester d'avance que je ne me suis laissé influencer par aucune considération particulière, par aucun sentiment de haine, d'affection ou de reconnaissance. Je n'ai écouté d'autre impulsion que celle de ma conscience, et je puis dire, avec Montaigne: Ceci est un livre de bonne foi.
Trop jeune pour avoir pu participer aux erreurs ou aux crimes de la révolution, j'ai commencé et terminé, sans reproche et sans tache, ma carrière politique. Les places, les titres, les décorations que l'Empereur daigna m'accorder, furent le prix de plusieurs actes d'un grand dévouement et de douze années d'épreuves et de sacrifices. Jamais je ne reçus de lui ni grâces ni largesses: j'entrai, riche à son service, j'en suis sorti pauvre.
Lorsque Lyon lui ouvrit ses portes, j'étais libre; j'embrassai spontanément sa cause: elle me parut, comme à l'immensité des Français, celle de la liberté, de l'honneur et de la patrie. Les lois de Solon déclaraient infâmes ceux qui ne prenaient point de part dans les troubles civils. Je suivis leurs maximes. Si les malheurs du 20 Mars doivent retomber sur les coupables, ces coupables, aux yeux de la postérité, ne seront pas (je le répète) les Français qui abandonnèrent l'étendard royal, pour retourner sous les anciens drapeaux de la patrie; mais ces hommes imprudens et insensés qui, par leurs menaces, leurs injustices et leurs outrages, nous forcèrent d'opter entre l'insurrection et la servitude, entre l'honneur et l'infamie.
Pendant la durée des Cent Jours, je n'ai fait de mal à personne, souvent j'ai trouvé l'occasion de faire du bien; je l'ai saisie avec joie.
Depuis le retour du gouvernement royal, j'ai vécu tranquille et solitaire; et, soit par oubli, soit par justice, j'ai échappé, en 1815, aux persécutions qu'ont essuyées les partisans et les serviteurs de Napoléon.
Cette explication ou cette apologie m'a paru nécessaire: il est bon que le lecteur sache à qui il a affaire.
J'aurais désiré m'abstenir de parler, dans la première partie de cet ouvrage, du gouvernement royal: cela ne m'a point été possible. Il m'a fallu rappeler fastidieusement une à une les erreurs et les fautes des ministres du Roi, pour rendre évidente cette vérité, qu'ils sont les seuls auteurs du 20 Mars. En disant ici et ailleurs le gouvernement, je n'entends point nommer le Roi, mais ses ministres. Dans une monarchie constitutionnelle où les ministres sont responsables, on ne peut ni ne doit les confondre avec le Roi. «C'est du Roi, a dit M. le Garde-des-Sceaux en proposant aux députés de la nation le projet de loi sur la responsabilité ministérielle, c'est du Roi qu'émane tout acte d'équité, de protection, de clémence, tout usage régulier du pouvoir: c'est aux ministres seuls que doit être imputé l'abus, l'injustice et la malversation.»
MÉMOIRES POUR SERVIR À L'HISTOIRE DE LA VIE PRIVÉE, DU RETOUR, ET DU RÈGNE DE NAPOLÉON EN 1815.
Napoléon, depuis son avènement au Consulat et à l'Empire, avait joui constamment, et sans nuage, de la confiance, de l'amour et de l'admiration des Français. La guerre d'Espagne fut décidée; et la multitude, qui juge et ne peut juger les actions des souverains que d'après des apparences souvent trompeuses, ne vit dans cette guerre qu'une injuste agression, et dans les procédés de Napoléon qu'un odieux attentat. Des murmures se firent entendre; et pour la première fois, Napoléon, en butte aux reproches de la nation, fut accusé de sacrifier à une vaine et coupable ambition le sang et les trésors de la France.
La guerre contre la Russie vint détourner l'attention et le mécontentement public.
Cette guerre, couronnée d'abord par de brillans succès, se termina (l'humanité en frémit encore) par une catastrophe sans exemple dans les fastes du monde.
L'Empereur, échappé presque seul à ce désastre, revint dans sa capitale. Sa contenance fut celle d'un grand homme au-dessus de l'adversité; mais cette contenance ne fut considérée que comme l'effet d'une barbare insensibilité. Elle aigrit les coeurs au lieu de les rassurer. De toutes parts éclatèrent de nouveaux murmures, de nouveaux cris d'indignation. Cependant, tel était encore l'orgueil dont les triomphes de Napoléon avaient enivré la France, que la France, honteuse de ses revers, implora de nouvelles victoires: des armées se formèrent par enchantement, et Napoléon reparut en Allemagne aussi formidable que jamais.
Après avoir vaincu à Lutzen, à Bautzen, à Dresde, la bataille de Leipsik[1] fut donnée: pour la première fois s'offrit aux regards des Français le spectacle déchirant de la retraite précipitée d'une armée nationale en désordre; de tous côtés apparurent à la fois les débris épars de nos soldats, dernier effort, dernier espoir de la patrie. Mais ce n'était plus ces soldats pleins de force et de dévouement, c'était des hommes flétris par les fatigues, la misère et le découragement. Bientôt on vit arriver à leur suite, et errant au hasard, ces nombreux transports de fiévreux et de blessés, où les mourants, entassés pêle-mêle avec les cadavres, puisaient et propageaient ces germes infects qui répandirent partout la contagion et la mort. L'abattement, le désespoir, s'emparèrent des âmes les plus fortes; les pleurs arrachés par la perte récente de tant de braves, renouvelèrent les larmes des mères, des épouses de tous les autres braves moissonnés avant eux en Espagne, en Russie: on n'entendit plus que des imprécations contre l'auteur de tant de maux, contre Napoléon.
Tant que Napoléon avait été victorieux, les Français avaient applaudi à ses ambitieuses entreprises; ils avaient vanté la profondeur de sa politique, exalté son génie, admiré son audace. Quand il devint malheureux, son génie ne fut plus que de l'ambition, sa politique de la mauvaise foi, son audace de l'imprévoyance et de la folie.
Napoléon, que l'injustice et l'infortune n'abattaient point, réunit les faibles restes de ses armées, et annonça hautement qu'il irait vaincre ou se faire tuer à leur tête. Cette résolution ne produisit qu'une impression passagère. Les Français qui naguères attachaient à la vie de Napoléon le bonheur et le salut de la France, envisagèrent de sang-froid la mort qu'il allait affronter, comme le seul moyen (la paix paraissant impossible) de mettre un terme aux calamités de la guerre.
Napoléon partit: il fit des prodiges, mais en vain: l'énergie nationale était éteinte; de degré en degré, l'on était arrivé à cette extrémité si fatale aux princes, où l'âme découragée reste insensible à leurs dangers, et les abandonne au destin.
Tel était l'état de la France au moment où Napoléon, réduit par l'inertie publique à ne pouvoir plus faire ni la guerre ni la paix, consentit à déposer la couronne[2].
Son abdication mit fin aux hostilités.
Paris, à peine revenu de la première frayeur que lui avaient inspirée les bandes indisciplinées de la Russie, fit éclater la satisfaction la plus vive en se voyant préservé des malheurs dont le menaçait derechef la présence des Alliés et l'approche de l'armée Impériale.
Les départemens voisins, que l'ennemi se disposait à envahir, se félicitèrent de n'avoir plus à redouter le pillage et la dévastation.
Les départemens conquis entrevirent avec ivresse le terme de leurs souffrances.
Ainsi la France presque entière détourna les yeux des malheurs de son ancien souverain, pour s'abandonner à la joie d'être délivrée des fléaux de la guerre et à l'espérance de jouir enfin des bienfaits de la paix.
Ce fut au milieu de cette effusion d'égoïsme, que les sénateurs appelèrent au trône le frère de Louis XVI; et ce choix, quoique contraire à l'attente publique et aux voeux manifestés en faveur de l'Impératrice et de son fils, souffrit peu d'opposition, parce que le rappel de Louis paraissait être le gage de la paix, et que la paix était, avant tout, le premier voeu de la nation.
D'un autre côté, les Bourbons, sagement conseillés, s'étaient empressés de combattre, par des proclamations, les répugnances et les craintes qu'inspiraient leur retour: Nous garantissons, disaient-ils, à l'armée ses grades, ses récompenses, ses honneurs; aux magistrats, aux fonctionnaires, la conservation de leurs emplois et de leurs distinctions, aux citoyens l'oubli du passé, le respect de leurs droits, de leurs propriétés, de leurs institutions.
Les Français, si faciles à abuser, regardaient ces garanties comme inviolables, et se complaisaient à répéter ce mot si heureux du Comte d'Artois[3]: Il n'y aura rien de changé en France; il n'y aura que quelques Français de plus.
Cette sécurité naissante était soigneusement entretenue par les hommes qui avaient renversé la dynastie impériale. Chaque jour, de nouveaux écrits, répandus avec profusion, dépeignaient le chef de leur choix sous les couleurs les plus propres à lui concilier les suffrages: «C'est lui, répétait-on sans cesse, qui ouvre et lit toutes ses dépêches, qui seul y fait les réponses. C'est lui, lorsqu'il est dans le cas de recevoir des envoyés des puissances étrangères, qui les entretient, qui entend le rapport de leur mission, et qui leur donne ses réponses de vive voix, ou par écrit. C'est lui seul enfin qui traite, exclusivement, toutes les affaires de son administration et de sa politique.
«Si l'excellence et la bonté du coeur font pressentir aux Français qu'ils vont retrouver dans leur Roi un bon et tendre père, tant de lumières, une telle force de caractère, et cette aptitude à expédier les affaires, doivent les rassurer pour l'avenir[4].»
Les Français se félicitèrent donc de voir à leur tête un prince éclairé, un prince juste et bon, qui ne confierait qu'à ses propres mains les rênes de l'état; et leur imagination, prompte à s'enflammer, les faisait jouir d'avance des bienfaits que sa bonté, sa sagesse et ses lumières allaient ménager et répandre sur eux. Quelques regrets, quelques doutes venaient-ils interrompre ce concert d'espoir et de confiance? ils étaient aussitôt combattus, repoussés au nom de la patrie, au nom de Napoléon lui-même. N'avait-il point dit à ses braves: Soyez fidèles au nouveau souverain de la France; ne déchirez point cette chère patrie si longtems malheureuse.
Tout se réunissait donc, et même l'attrait de la nouveauté, pour rendre propice au Roi les esprits et les coeurs. Il parut: de nombreuses démonstrations d'allégresse et d'amour l'accueillirent et l'accompagnèrent jusques dans le palais de ses ancêtres.
Jamais changement de dynastie ne s'était opéré, à la suite d'une contre-révolution, sous d'aussi favorables auspices.
Les Français fatigués de leurs dissensions, de leurs revers, et même de leurs victoires, éprouvaient le besoin d'être tranquilles et heureux. Ces paroles mémorables du frère de leur Roi: Oublions le passé, ne portons nos regards que sur l'avenir; que les coeurs se réunissent pour travailler à réparer les maux de la patrie; ces paroles sacrées avaient retenti dans toutes les âmes, et étaient insensiblement devenues la règle de tous les sentimens et de tous les devoirs.
Cet accord subsista tant qu'il ne fut point question de mettre le gouvernement en action; mais quand l'heure fut venue de toucher à l'armée, à l'administration, à la magistrature, l'orgueil, l'ambition, l'esprit de parti se réveillèrent, et l'amour de soi-même l'emporta sur l'amour de la patrie.
Les émigrés qui, depuis vingt-cinq ans, avaient traîné chez l'étranger leur vie importune dans une honteuse et lâche oisiveté, ne pouvaient se dissimuler qu'ils n'avaient ni les talens ni l'expérience des hommes de la révolution; mais ils se figurèrent que la noblesse devait, comme autrefois, suppléer au mérite, et que leurs parchemins étaient des titres suffisans pour les autoriser à prétendre, de nouveau, à la possession exclusive de toutes les places.
Les hommes de la révolution, les nationaux, se reposaient avec complaisance sur la légitimité de leurs droits, sur les promesses royales. Les anciens privilégiés, loin de leur donner de l'ombrage, n'étaient pour eux qu'un sujet d'innocentes plaisanteries: ils s'amusaient de la tournure grotesque des uns, de la fatuité surannée des autres. Comment supposer que de prétendus militaires, dont l'épée, encore vierge, s'était rouillée paisiblement dans le fourreau, disputeraient à nos généraux le commandement des armées, et que des nobles, vieillis dans l'ignorance, aspireraient à l'administration de l'état?
Mais à défaut de mérite et de valeur, ils avaient un immense avantage, celui d'occuper les avenues du trône. L'on ne tarda point à s'apercevoir à leur arrogance, qu'ils en avaient habilement profité; et l'on prévit, non sans amertume, que les vieux préjugés, les préventions haineuses, les anciennes affections, triompheraient tôt ou tard des principes de justice et d'impartialité si solennellement proclamés.
Les émigrés, en effet, déjà fiers de l'avenir, ne traitaient plus leurs rivaux qu'avec hauteur et mépris; la vue des cicatrices de nos braves ne leur permettait point d'oser les insulter en face, mais ils ne laissaient échapper aucune occasion détournée de ravaler leur naissance, leurs services, leur gloire, et de leur faire sentir la distance qui existerait désormais entre d'anciens gentilshommes restés purs, et des révolutionnaires parvenus[5].
Les nationaux, inquiets, jaloux, mécontens, invoquèrent avec confiance les promesses du Roi; ils ne furent point écoutés: le gouvernement les repoussa durement, et ils purent dire de Louis XVIII, comme le Doge Génois de Louis XIV: Le roi nous avait ôté nos coeurs, ses ministres nous les rendent[6].
Le gouvernement avait paru jusqu'alors conserver l'intention de tenir une balance exacte entre les deux partis, et d'observer fidèlement les engagemens contractés par le nouveau monarque envers la nation. Mais, dominé par une haute influence, à laquelle il ne lui était point permis de résister; circonvenu par les intrigues, les menaces, les prédictions sinistres des émigrés; persuadé peut-être que le nouvel ordre de choses était incompatible avec la sûreté du trône des Bourbons, il avait entièrement changé de maximes; et regardant l'égalité des droits comme une conquête révolutionnaire, les libertés nationales comme une usurpation, la constitution nouvelle comme un attentat à l'indépendance du souverain, il avait résolu d'éconduire des emplois et des commandemens les gens dangereux[7], de replacer le pouvoir dans les mains sûres et fidèles de l'ancienne noblesse; d'anéantir graduellement la Charte royale, et de ramener la France, de gré ou de force, sous l'empire absolu de l'ancienne monarchie.
Bonaparte, dont il invoquait souvent l'autorité, Bonaparte, disait-il, avait reconnu le danger de donner aux Français un gouvernement représentatif et la nécessité de les gouverner despotiquement. Mais Bonaparte, en rétablissant le trône, la morale et la religion; en créant de nobles institutions; en rendant la France calme au-dedans et formidable au-dehors, avait acquis, par ses services et par ses victoires, une autorité imposante, et, si je puis m'exprimer ainsi, un droit au despotisme, que n'avaient point et ne pouvaient avoir les Bourbons.
Le gouvernement impérial, quel que soit, d'ailleurs, le despotisme réel ou prétendu qu'on lui attribue, n'avait jamais cessé d'être national, tandis que celui des Bourbons ne l'était point et ne tendait nullement à le devenir.
Les symptômes de la réaction que méditait le ministère se manifestèrent de toutes parts: le corps législatif, effrayé lui-même, se rendit l'organe de l'inquiétude publique et se hâta de rappeler au roi les garanties données à la nation:
«La Charte,» lui dit-il dans son adresse, on pourrait dire dans sa
protestation du 15 Juin, «la Charte ouvre aux accens de la vérité
toutes les voies pour arriver au trône, puisqu'elle consacre la
liberté de la presse et le droit de pétition.
«Entre les garanties qu'elle donne, la France remarquera la responsabilité des ministres qui trahiraient la confiance de votre majesté, en violant les droits publics et privés que consacre la Charte constitutionnelle.
«En vertu de cette Charte, la noblesse ne se présentera désormais à la vénération du peuple, qu'entourée de témoignages d'honneur et de gloire que ne pourront plus altérer les souvenirs de la féodalité.
«Les principes de la liberté civile se trouvent établis sur l'indépendance du pouvoir judiciaire et la conservation du jury, précieuse garantie de tous les droits, etc. etc. etc.»
Cette adresse si expressive n'aurait point manqué son but, si le roi eût connu la vérité; mais comment aurait-il pu la connaître? D'abord il avait eu la sage pensée d'attacher à sa personne la plupart des grands notables de la révolution. Mais à force de remontrances et de récriminations, on était parvenu à ramener sa raison sous le joug des préjugés; et il ne s'était entouré que d'anciens nobles, c'est-à-dire que d'hommes qui n'avaient point voulu se soumettre à la constitution de Louis XVI, parce qu'elle détruisait leurs priviléges, et qui, par le même motif, ne voulaient point reconnaître la constitution nouvelle contre laquelle ils avaient osé protester.
Que d'hommes qui, aveuglés, abrutis par une sotte présomption, se croyaient assez habiles pour renverser avec des édits et des ordonnances l'oeuvre de tout un peuple et de vingt-cinq ans de révolution! que d'hommes enfin, qui, loin de vouloir éclairer le souverain sur les projets des ministres et de la faction dont ils n'étaient plus que l'instrument docile, s'étaient rendus leurs complices, et conspiraient avec eux l'anéantissement de la Charte royale!
Dans le sein du ministère se trouvaient placés, cependant, des hommes d'état pleins de talens et d'expérience. Ils avaient senti qu'au lieu d'inquiéter les esprits en laissant entrevoir le rétablissement des anciens priviléges, on devait au contraire s'efforcer de les rassurer en garantissant la stabilité des institutions nouvelles; qu'en voulant rétablir la monarchie sur ses anciennes bases, on ôtait au nouveau gouvernement le seul avantage qu'il possédât sur l'ancien: celui d'être libéral; enfin que, si le caractère distinctif du gouvernement de Napoléon avait été, comme on le prétendait, l'arbitraire et la force, il fallait que le caractère distinctif du gouvernement royal fût la justice et la modération.
Mais ils n'avaient point assez d'empire, assez de considération personnelle, pour pouvoir lutter avec succès contre les émigrés et leurs protecteurs. Leurs vues, souvent sages, et toujours bienveillantes, étaient approuvées en conseil; hors du conseil, chaque ministre n'agissait plus qu'à sa guise, et malheureusement les ministères appelés à exercer le plus d'influence sur les personnes et sur les choses, avaient été confiés à des hommes qui semblaient prendre à tâche d'aigrir et de soulever les esprits.
L'un, chargé du département de la guerre[8], avait dû ce poste éminent au mérite d'avoir été proscrit par l'Empereur; car, alors, on appela proscription le châtiment modéré, l'exil qui lui fut imposé pour avoir méconnu son souverain, et conduit honteusement sous le joug les légions qui lui avaient été confiées. Faible, indolent, irrésolu, dénué de toute espèce de caractère et de moyens, il n'eut jamais ni l'ambition, ni le talent d'être un seul jour le ministre de la nation et du roi. Il ne fut et ne pouvait être que le ministre complaisant de la cour et des courtisans en crédit.
L'autre[9], qu'une éloquence douce et persuasive avait fait remarquer à l'Assemblée constituante, et dont la modération semblait garantie par sa qualité de ministre de l'Évangile, par une vie paisible, et une santé chancelante, avait reçu le portefeuille de l'intérieur. Humble, doux, timide tant qu'il ne fut pas le plus fort, il devint, lorsqu'il fut puissant, dédaigneux, irascible, intolérant. Un seul principe, haine et mépris pour la révolution, j'ai presque dit pour la France, dirigeait son administration. Il n'examinait point si telle et telle institution était bonne et utile, si elle avait coûté à établir, si elle pouvait être modifiée, améliorée, appropriée aux circonstances actuelles; il regardait seulement l'époque de sa création, et cette époque décidait tout.
Un troisième[10], qui, jeune encore, s'était distingué dans nos parlemens, non moins par ses talens que par sa sagesse et ses principes, se trouvait placé à la tête de la magistrature. Rappelé dès long-tems sur le sol de la patrie, il avait rempli en citoyen zélé, en sujet fidèle, ses devoirs envers l'état, envers l'Empereur; et tout portait à croire qu'il serait le protecteur des institutions sous lesquelles il avait si long-tems vécu paisible et honoré. Mais à peine fut-il revêtu de la simarre, qu'il devint l'oppresseur des tribunaux et des juges, l'antagoniste des lois nouvelles, et le zélateur stupide des formules serviles, des coutumes et des édits barbares, que l'ascendant des lumières, de la raison et de la liberté avait plongés depuis un quart de siècle dans le néant et l'oubli.
Le malheur de voir une partie de l'administration confiée à de pareils chefs, ne fut point le seul: on avait annoncé que Louis régnerait en personne; et autant les Français sont heureux et empressés d'obéir à la voix de leur souverain, autant ils éprouvent de répugnance à se soumettre aux ordres de ses favoris. Quelle ne fut donc point la consternation générale, lorsqu'on apprit que Louis, affaibli par une maladie opiniâtre et douloureuse, avait laissé tomber les rênes du gouvernement dans les mains de M. de Blacas! et combien cette consternation ne s'accrut-elle pas encore, quand on sut quels étaient les principes, les projets, et le funeste ascendant de ce ministre!
Avec de semblables élémens, il était impossible que le gouvernement royal pût conserver la confiance publique. On vit avec chagrin que les efforts insensés d'une poignée d'individus allaient faire naître la guerre civile, ou replonger la France dans les désordres et l'asservissement dont la révolution l'avait affranchie. Le besoin de s'opposer à ces tentatives monstrueuses se fit sentir d'une extrémité de la France à l'autre: personne ne voulut rester neutre.
Dans les premiers jours de la Restauration, le parti des émigrés et celui des Bonapartistes n'étaient, à vrai dire, que de grandes catégories dans lesquelles se trouvaient classés les anciens privilégiés et les nouveaux parvenus. Plus occupés d'abord de leurs intérêts privés que des intérêts publics, ils s'étaient bornés à se disputer les emplois de l'état et la faveur du prince, et ne s'étaient fait réciproquement qu'une guerre de calcul et d'amour-propre Mais quand leurs divisions vinrent à se compliquer des intérêts essentiels de la révolution; quand des personnes, les émigrés voulurent en venir aux choses, la nation, jusqu'alors témoin du combat, prit part à la querelle, et la France entière[11] se trouva partagée en deux partis distincts.
Le premier, sous le titre de royalistes purs, ayant pour chefs la cour et le gouvernement; pour auxiliaires les nobles, les prêtres, quelques transfuges du gouvernement impérial, et tous les hommes qui n'avaient point été jugés dignes ou capables de le servir, voulait détruire tout ce qui avait été fait depuis vingt-cinq ans, et rétablir tout ce qui avait été détruit.
Le deuxième, désigné sous le nom de Bonapartistes, ayant à sa tête les plus illustres et les meilleurs citoyens, et dans ses rangs la masse de la nation, s'opposait au renversement des nouvelles institutions et au rétablissement des anciens abus et priviléges.
L'un cherchait à anéantir la Charte, et l'autre à la conserver; en sorte que par une contradiction bizarre, la Charte royale avait pour ennemis les royalistes, et pour défenseurs les Bonapartistes prétendus.
Des écrivains, dévoués ou vendus à la cause anti-nationale, se précipitèrent dans l'arène et cherchèrent à persuader aux Français que le rétablissement de la monarchie absolue, de la féodalité et des momeries religieuses pouvait seul leur rendre et leur garantir le bonheur et la paix.
D'autres écrivains se déclarèrent les soutiens des libertés et des droits publics.
Les premiers pas du gouvernement avaient été marqués par des fautes et des infractions à la foi promise. On avait octroyé à la France, en vertu du libre exercice de l'autorité royale, une ordonnance de réformation, au lieu de la constitution que l'on s'était engagé à recevoir du sénat et à accepter. On avait préféré la cocarde blanche souillée du sang français, à la cocarde tricolore portée par Louis XVI et illustrée par nos armées. On avait appelé le monarque Louis XVIII, et daté ses actes de la dix-neuvième année de son règne, ce qui constituait la nation en état de rébellion depuis vingt-cinq ans. On avait dédaigné de devoir la couronne aux suffrages des Français, et l'on en avait fait hommage au prince régent et à la grâce de Dieu.
Ces fautes graves, quoique sensibles à la nation, n'avaient point été relevées au moment même, parce qu'on craignait de perdre par des récriminations le fruit des sacrifices autrement importans qu'on avait fait au bien général. Mais quand les patriotes reconnurent que le gouvernement avait levé le masque, ils rompirent le silence et l'attaquèrent sans ménagement.
À leur tête, se trouvaient placés les rédacteurs du Censeur. Chaque abus de pouvoir, chaque infraction à la Charte fut signalé à la France par ces jeunes tribuns; et la France entière applaudit à leur zèle, à leurs talens, à leur courage.
D'autres plumes, moins sérieuses, assaillirent les émigrés avec les traits du ridicule et de la satire, et vouèrent au mépris et à la risée publique ceux que la gravité du Censeur avait épargnés.
Le Mémoire de M. Carnot, les ouvrages de M. Benjamin Constant, pleins de faits irrécusables et de vérités austères, contribuèrent puissamment encore à éclairer la nation sur les projets contre-révolutionnaires des ministres, et sur les dangers dont étaient menacés nos libertés et nos droits.
Mais les avertissemens, les leçons, les reproches étaient perdus pour le gouvernement. Loin d'être intimidé et retenu par les clameurs publiques, il tenait à honneur de les braver; son parti était pris: trompé par l'opinion qu'il s'était formé de la faiblesse des partisans de la révolution et de la toute puissance de la faction régnante, il se croyait assez fort, assez craint, pour se passer de ménagemens et marcher droit au but qu'il s'était proposé. Nous allons donc le voir, aveuglé par ses erreurs et ses passions, heurter de front les individus, et attaquer, sans scrupule et sans déguisement, les uns après les autres, leurs intérêts les plus chers et leurs droits les plus précieux.
La garde impériale avait trop de gloire pour ne point offusquer les émigrés, trop de patriotisme pour ne point les alarmer: elle fut éloignée. Les murmures qu'elle fit entendre lors de l'entrée du roi, motivèrent, dit-on, cette rigueur[12]. Mais n'avait-on pas excité soi-même ces murmures? N'avait-on pas manqué de générosité en obligeant ces braves, dont la douleur et la fidélité devaient être respectées, à marcher devant le char de triomphe du nouveau monarque? Je les vis ces nobles guerriers; leurs regards abattus, leur morne silence exprimaient ce qui se passait au fond de leur âme: tout entiers à leurs tristes pensées, ils semblaient ne rien voir, ne rien entendre; en vain les Parisiens attendris les saluaient des cris de Vive la garde impériale! Ces cris, qu'ils méprisaient peut-être, n'arrivaient plus jusqu'à leurs coeurs; soumis aux ordres suprêmes, ils avaient été appelés là pour marcher, ils marchaient et c'était tout.
On se hâta de les éloigner et de les remplacer par des troupes de ligne. Ces troupes nouvelles ne tardèrent point à faire éclater elles-mêmes leur propre mécontentement.
On les indisposa en brisant leur ancienne organisation, et en introduisant dans leurs rangs des officiers inconnus.
On les dégoûta du service en les fatiguant par des manoeuvres et des revues perpétuelles, ordonnées non plus pour leur instruction, mais bien pour celle de leurs nouveaux chefs.
On les humilia en les maltraitant; en les contraignant de porter les armes aux gardes-du-corps qu'elles avaient pris en aversion: et l'on sait qu'on n'humilie pas en vain l'amour-propre français[13].
L'amour-propre chez le soldat est le véhicule de la gloire. C'est en le flattant, c'est en l'élevant par des proclamations dignes de l'antiquité, que Napoléon, dans ses immortelles campagnes d'Italie, parvint à ranimer le courage de son armée et à faire de chaque soldat un héros.
C'est en l'humiliant, cet amour-propre, par le mépris des victoires nationales, par des airs de hauteur et de fierté, par le vain étalage de la supériorité de la naissance et du rang, que les nouveaux chefs donnés à l'armée s'aliénèrent sa confiance et son affection.
Cependant ce n'était point là l'exemple ni les préceptes qu'ils recevaient journellement du plus grand et du plus redoutable de nos ennemis. Ce prince, qu'il est inutile de nommer, au lieu de chercher à rabaisser la gloire des Français, se plaisait à rendre un hommage sans cesse renouvelé à leurs talens, à leur bravoure. Les généraux qui l'approchaient n'étaient point accueillis par lui avec ce dédain déguisé qu'on prodigue aux vaincus, mais avec la franche estime qu'inspire la valeur, et avec les égards, j'ai presque dit le respect, qu'on doit à une noble infortune. Si quelquefois il se trouvait entraîné par la nature de ses entretiens à rappeler nos revers, il en adoucissait le souvenir en donnant des éloges animés, aux efforts que nous avions faits pour lui arracher la victoire, et semblait s'étonner lui-même de n'avoir point succombé.
Quel effet cette magnanime générosité ne devait-elle pas produire sur le coeur de nos guerriers, quand ils la comparaient aux efforts qu'on faisait pour empoisonner le souvenir qui leur restait de leurs triomphes, souvenir qui seul pouvait les consoler de leurs malheurs et les leur rendre supportables!
Cependant la plupart des officiers et des généraux s'étaient ralliés franchement à la cause royale; et si quelques-uns moins confians montraient encore de la tiédeur ou de l'éloignement, il eût été facile de les ramener, soit avec ces mots flatteurs si bien placés dans la bouche des rois, soit en donnant à leur ressentiment le tems de s'apaiser de soi-même.
Lorsque ce roi, qu'on ne se lasse point d'entendre nommer, lorsque Henri IV se rendit maître de son trône, quelques ligueurs fanatiques, auxquels il avait pardonné, continuèrent à se répandre contre lui en injures et en menaces; on lui proposa de les punir: Non, dit-il, il faut attendre; ils sont encore fâchés. Ah pourquoi ces hommes qui sans cesse invoquaient le bon Henri ne cherchaient-ils point à l'imiter! mais au lieu de donner à nos généraux le tems de n'être plus fâchés, ils les aigrissaient chaque jour par de nouveaux outrages et ne les traitaient plus que comme des brigands et des rebelles qui devaient s'estimer heureux qu'on eût daigné leur pardonner. C'était pour l'armée de Condé, pour les Vendéens, pour les Chouans qu'on réservait les éloges et les grâces; on menaçait d'une destruction sacrilége les arcs de triomphes destinés à consacrer les exploits de nos armées, et l'on proposait avec emphase d'élever un monument à la mémoire des Vendéens et des émigrés morts à Quiberon. Sans doute ils étaient dignes de nos regrets et de nos larmes, ces Français égarés; mais n'étaient-ils pas descendus les armes à la main sur le sol sacré de la patrie? n'étaient-ils pas les auxiliaires ou les salariés de nos implacables ennemis les Anglais? Et pouvait-on les honorer comme d'illustres victimes, sans ne pas déclarer que leurs vainqueurs n'étaient que des meurtriers ou des bourreaux?
Les titres de noblesse que nos braves avaient obtenus en répandant leur sang pour la patrie, étaient dénigrés publiquement; et publiquement on anoblissait Georges Cadoudal dans la personne de son père, pour avoir égorgé des Français et tenté de commettre un parricide.
Georges, en voulant attenter à la vie de Napoléon, s'était rendu coupable d'une action que les lois divines et humaines regardent et punissent comme un crime. Ériger ce crime en vertu, lui décerner une récompense éclatante, c'était encourager l'assassinat, le régicide; c'était compromettre la vie de Louis XVIII et de tous les rois, et proclamer ce principe, aussi dangereux qu'antisocial, qu'un individu a le droit de juger de la légitimité de son souverain et d'attenter à sa vie, si son pouvoir lui paraît usurpé.
L'anoblissement de la famille de Georges n'était point le seul scandale donné à l'armée et à la France. Des titres honorifiques, des grades, des pensions furent portés dans la Vendée aux Chouans les plus horriblement célèbres, et distribués, au grand jour, sous les yeux des victimes de leurs brigandages et de leur férocité[14].
Ce n'était point encore assez pour la faction dominante de chercher à élever les hommes qui avaient combattu la France, au-dessus de ceux qui l'avaient défendue et illustrée; il fallait encore rabaisser et détruire les institutions qui pouvaient rappeler les services et la gloire des défenseurs de la patrie.
On commença d'abord, au mépris des promesses les plus saintes, à dépouiller la Légion d'honneur de ses prérogatives. On fit insinuer ensuite dans les feuilles ministérielles, que l'ordre de Saint-Louis serait désormais le seul ordre militaire, et que la Légion d'honneur ne serait plus que la récompense de services civils… Le coup était mortel: l'armée frémit, les maréchaux s'indignèrent… Le gouvernement fut obligé d'abandonner son projet et de le désavouer.
Il lui restait un autre moyen d'avilir la Légion d'honneur: c'était de la prodiguer; il l'employa.
La croix, qu'on n'obtenait qu'après l'avoir si long-tems méritée et attendue, devint alors la proie facile de la faveur et de la bassesse; elle fut prostituée à une foule d'intrigans et de favoris subalternes, sans autre titre que le caprice des uns, ou la protection vénale des autres.
Les militaires qui n'avaient obtenu cette récompense qu'au prix de leur généreux sang; l'administrateur, le magistrat, le savant, le manufacturier, qui l'avaient reçue pour prix des services signalés rendus à l'état, aux sciences, aux arts, à l'industrie, furent consternés de se voir associés à des hommes sans mérite, sans réputation, souvent sans honneur; et par un juste mouvement d'orgueil, la plupart cessèrent de porter une décoration qui ne servait plus à les honorer, mais à les confondre avec des hommes poursuivis et flétris par l'opinion publique.
Le gouvernement ne s'en tint point à ce premier succès. L'Empereur avait ouvert de nobles asiles aux filles des membres de la Légion: le ministère, sous le prétexte d'une économie de quarante mille francs, surprit au roi l'ordre de les en chasser. En vain le maréchal Macdonald déclara-t-il que les anciens chefs de l'armée n'abandonneraient jamais les enfans de leurs compagnons d'armes, et qu'ils étaient prêts à déposer au trésor public les quarante mille francs qui servaient de prétexte à leur expulsion. En vain la supérieure de la maison de Paris offrit-elle de se passer des secours du gouvernement, et de consacrer sa fortune entière au soulagement de ses jeunes élèves. En vain représenta-t-on qu'un grand nombre de ces enfans n'avaient ni parens, ni protecteurs, ni amis, et qu'en les abandonnant à leur malheureux sort, on les livrerait indubitablement à la misère, ou aux piéges de la séduction; rien ne put émouvoir la compassion ministérielle.
Cependant l'indignation publique trouva de dignes interprètes dans l'enceinte de la représentation nationale, et les mandataires du peuple allaient adresser au chef de l'état des remontrances, lorsque le ministère déconcerté renonça honteusement à ses criminelles entreprises.
Cet échec ne le corrigea pas. Quelques jours à peine écoulés, il supprima les écoles militaires de Saint-Cyr et de Saint-Germain, comme excédant les besoins du service; et rétablit simultanément l'École royale militaire, «afin de faire jouir la noblesse du royaume des avantages accordés par l'édit du mois de janvier 1757».
Cette audacieuse violation des principes de la Charte souleva de nouveau la représentation nationale, et le ministère fut encore obligé de reculer.
Pour se venger de ces affronts réitérés, et dans l'espoir mal conçu de diminuer les moyens de résistance, il effaça des cadres de l'armée une masse innombrable d'officiers, et réduisit de moitié leur solde, dont la conservation et l'intégralité avaient été formellement garanties. Le nombre des officiers de l'ancienne armée n'était plus, sans doute, en harmonie avec la force de l'armée royale; mais puisqu'on les réformait sous prétexte de surabondance et d'économie, il n'aurait point fallu insulter à leur disgrâce en accordant, sous leurs yeux, des grades et de l'emploi à une multitude d'émigrés incapables de servir; et en créant cinq à six mille gardes-du-corps, mousquetaires, chevau-légers, gendarmes de la garde, etc., qui, par leurs épaulettes fraîchement acquises, et le luxe et l'éclat de leurs uniformes, scandalisaient Paris et révoltaient l'armée.
Enfin, le gouvernement dans sa fureur subversive, ne respecta même point les vieux soldats que la mort moins cruelle avait épargnés sur les champs de bataille; sans égards, sans pitié pour leurs cheveux blancs, pour leurs glorieuses mutilations, il ravit, sous prétexte d'économie, à deux mille cinq cents de ces infortunés, l'asile et les bienfaits que la patrie reconnaissante leur avait accordés.
Si le gouvernement ne redoutait point d'offenser publiquement l'armée dans ses plus chères affections; s'il ne craignait point de méconnaître ouvertement ses services et ses droits: de combien de dégoûts et d'injustices ne dut-elle pas être abreuvée dans ses rapports individuels avec le ministère? Je n'entrerai point dans le détail des plaintes, des accusations qui s'élevèrent de tous côtés; je rapporterai seulement le fait suivant, parce qu'il peint doublement l'esprit dans lequel on agissait alors.
Le général Milhaud s'était distingué dans le cours des guerres nationales par une foule de succès et de belles actions. Lors de l'invasion des alliés, il s'était couvert de gloire en sabrant, à la tête d'une poignée de dragons, un corps considérable de troupes ennemies. Ce général, par son grade, son rang, ses services, avait été nommé, de droit, chevalier de Saint-Louis. Au moment de sa réception, la croix lui fut retirée ignominieusement, parce que vingt ans auparavant il avait eu le malheur de voter la mort du roi.
Louis XVIII, en rentrant en France, avait promis qu'on ne ferait aucune recherche des votes émis contre son auguste frère. Cette promesse qu'on avait exigée et qu'il consacra par la Charte, fut sans doute bien douloureuse pour son coeur; il dut lui en coûter d'admettre en sa présence, et d'offrir aux regards de la fille de Louis XVI, les juges qui avaient envoyé à l'échafaud ce prince vertueux: mais enfin, il avait juré de ne point venger sa mort, et les sermens des rois aux nations doivent être inviolables et sacrés.
Il fallait donc imposer silence aux ressentimens, et ne point souffrir, puisque les votans avaient été absous, qu'on fît revivre leur crime, et qu'on appelât sur leurs têtes la vengeance et la mort. Il fallait tirer un voile funèbre sur cette époque de notre révolution, époque pendant laquelle tous les Français furent également égarés ou coupables. Disons-le, d'ailleurs, avec franchise: la douleur qu'excitait le meurtre de Louis XVI n'était point le véritable moteur des imprécations que les émigrés faisaient retentir contre les régicides; on sait, malheureusement, quel fut l'effet que produisirent à Coblentz le procès et l'exécution du Roi. On ne s'attachait avec tant d'acharnement à rechercher les excès, les erreurs de quelques hommes de la révolution, que pour arriver à cette conclusion: que la révolution étant l'oeuvre du crime, il fallait renverser de fond en comble tout ce qui provenait de la révolution.
L'affront fait au général Milhaud fut donc moins une punition individuelle qu'une combinaison politique; et le choix que le gouvernement fit de ce général pour diriger une première attaque contre les régicides, prouve combien le gouvernement était malheureux et maladroit; car, s'il voulait rendre les régicides méprisables ou odieux, il ne fallait point s'attaquer à un général qui depuis long-tems avait lavé les traces du sang de Louis XVI dans le sang ennemi.
Mais tandis que les militaires de tout grade étaient en butte aux offenses et aux persécutions du parti dominant, les fonctionnaires des ordres civil et judiciaire enduraient également les traitemens et les injustices les plus révoltantes.
Dans les premiers jours de la restauration, on avait envoyé des commissaires dans les départemens pour assurer l'établissement du gouvernement royal, et examiner la conduite tenue par les fonctionnaires dans les circonstances actuelles (c'est-à-dire au moment du rétablissement des Bourbons). Telle était, à cette époque, la confiance qu'inspiraient les promesses et les garanties royales, que cette mission n'éveilla aucune inquiétude; on pensa généralement qu'elle opérerait un grand bien, celui de calmer les partis et de rattacher plus promptement au trône les intérêts et les opinions.
Cette flatteuse illusion fut de courte durée. Un grand nombre d'émigrés nouvellement rentrés furent nommés commissaires; et au lieu de s'entourer des conseils d'hommes sages et expérimentés, ils se laissèrent circonvenir par une foule de prêtres et d'anciens nobles dépourvus de lumières ou de modération.
La classe intermédiaire, qui, par ses rapports journaliers avec les classes inférieures, exerce une si grande influence, ne leur parut qu'un assemblage grossier de roturiers parvenus; ils la traitèrent avec hauteur, avec mépris. Trompés par les souvenirs des excès de la révolution, ils se persuadèrent qu'on était maître de la France, quand on avait pour soi la populace; et comme, à défaut d'argent, le plus sûr moyen de lui plaire est de flatter ses passions, ils publièrent qu'ils étaient venus pour rendre justice au peuple, pour entendre ses plaintes, pour faire cesser les abus, pour abolir les droits réunis, la conscription, etc.
Des assemblées furent convoquées dans les villages, dans les petites villes.
Les gens honnêtes ne s'y présentèrent point, les intrigans, et la populace avide de bruit et de nouveauté, s'y rendirent en foule. Mille griefs, plus dérisoires les uns que les autres, furent accumulés contre les dépositaires de l'autorité publique. Les magistrats, les préfets, les sous-préfets, les maires, les agens de l'administration, les préposés du fisc, personne ne fut épargné.
Les commissaires, au lieu de mépriser ces accusations populaires, ou de les soumettre à un examen impartial, les accueillaient avec transport; ils regardaient ce tumulte comme un triomphe; et pleins du bonheur que leur inspirait le prétendu succès de leurs efforts, ils s'écriaient sans cesse avec une joie toujours croissante: Mes amis, c'est parfait; soyez tranquilles; le roi est votre père, ces gens-là sont de la canaille, ils seront chassés, foi de gentilshommes, etc.
Bientôt, en effet, et selon leurs promesses, les employés, les fonctionnaires de toutes les classes, furent à peu près destitués, et leurs places données à leurs principaux dénonciateurs ou aux nobles.
La populace, promptement refroidie et détrompée, ne s'en trouva ni plus riche ni plus dévouée; et les commissaires, au lieu d'avoir popularisé la royauté, comme ils l'avaient cru, la décrièrent, en la compromettant par des scènes tumultueuses, et en l'avilissant par des actes injustes et arbitraires.
Ce ne fut point ainsi que procédèrent les commissaires non-émigrés: ils surent apprécier, à leur juste valeur, les déclamations mensongères des nobles et de la canaille qu'ils avaient ameutée.
Cette différence de conduite produisit comme il est facile de le penser, les effets les plus disparates. Les fonctionnaires publics furent conservés dans un département, honnis et conspués dans un autre.
La France, spectatrice de ces scènes scandaleuses, blâma hautement le gouvernement d'avoir confié des missions aussi importantes que celles de prononcer sur l'honneur et l'existence de tant d'hommes recommandables, à des émigrés, qui depuis vingt-cinq ans avaient vécu loin du sol national, et qui, étrangers aux formes, aux principes, aux vices mêmes de l'administration impériale, ne pouvaient apprécier la conduite bonne ou mauvaise qu'avaient pu tenir les dépositaires de l'autorité.
Elle vit qu'on l'avait abusée; et que cette mesure, déguisée sous un masque trompeur, n'était dans le fait qu'un moyen de consommer plus sûrement le déplacement des fonctionnaires nationaux.
Elle vit enfin que ce déplacement allait enlever leurs protecteurs naturels aux individus qui avaient pris une part quelconque à la révolution, et les placer sous la dépendance de leurs ennemis irréconciliables, les nobles, les prêtres et tous leurs adhérens.
Ces craintes furent encore augmentées par le dessein manifesté d'épurer les tribunaux. L'inamovibilité des juges était cependant au nombre des garanties données à la France; et de toutes celles qu'elle avait obtenues, c'était sans doute la plus précieuse. Mais plus elle était importante, moins elle devait être respectée.
À la nouvelle de cette épuration, les nouveaux magistrats tremblèrent sur leurs siéges, et pressentirent qu'ils seraient éliminés pour faire place aux anciens parlementaires.
De toutes parts s'élevèrent des protestations, des cris d'alarme. L'épuration n'en fut pas moins arrêtée. Elle commença par le premier tribunal de l'état, la cour de cassation; et pour ne point laisser de doutes sur ses intentions ultérieures, le gouvernement annonça officiellement que l'élimination, déguisée sous le titre d'installation royale, n'avait été différée que pour recueillir des renseignemens propres à éclairer ou diriger les choix, et qu'elle s'opérerait successivement dans les autres cours et tribunaux du royaume.
Cette installation ne fut point considérée seulement comme un acte déloyal, mais comme une conspiration manifeste contre la sûreté des personnes et des propriétés.
On prévoyait que les tribunaux seraient composés de magistrats dont les préjugés, les principes, les intérêts se trouveraient en opposition avec les lois nouvelles, et qu'ils chercheraient à les éluder ou à les anéantir. On pressentait que ces magistrats seraient les parens, les amis, ou les créatures des émigrés, des nobles, de tous ceux enfin qui avaient des droits ou des priviléges à revendiquer; et qu'ils ne pourraient point tenir une balance exacte entre les privilégiés, qu'ils regardaient comme les victimes des révolutionnaires, et les révolutionnaires, qu'ils considéraient comme les oppresseurs, les spoliateurs des privilégiés.
L'expulsion prochaine des juges de la révolution inquiéta particulièrement les acquéreurs de domaines nationaux.
La Charte leur avait garanti l'inviolabilité de leurs propriétés; mais ils n'avaient point oublié que la rédaction de cet article avait donné lieu à des discussions fort animées, et qu'on avait reproché déjà au ministère de n'avoir pas voulu chercher, par une rédaction franche et positive, à prévenir pour l'avenir toute espèce d'interprétation et de difficultés.
Ils n'ignoraient pas que l'annulation de ces ventes était le voeu public des émigrés, des nobles, des prêtres, et le voeu secret de très-hauts personnages.
Les doutes élevés par les journaux ministériels sur la légitimité de ces ventes, et par conséquent sur leur validité; les attaques formelles dirigées contre les acquéreurs, dans des écrits répandus avec profusion; la protection et l'impunité qu'avaient obtenu les auteurs de ces écrits[15]; enfin les consultations faites, dit-on, par ces mêmes grands personnages, sur les moyens d'annuler les ventes, se réunissaient pour justifier les appréhensions des possesseurs des biens nationaux, et faire généralement regarder la désorganisation des tribunaux comme une calamité nationale.
Une occasion se présenta de dissiper les inquiétudes de cette masse imposante de la population de la France[16]. Il s'agissait de la loi sur la réintégration des émigrés dans la propriété de leurs biens non-aliénés. Il était naturel de penser que le ministère saisirait cette occasion pour rétablir la confiance et renouveler les garanties consacrées par la Charte. Il n'en fut point ainsi. L'orateur du gouvernement, l'un des hommes qui a fait le plus de mal à la France et au roi (M. Ferrand), se livra, au contraire, suivant l'expression du rapporteur, à toute l'âcreté de ses ressentimens, et à toute la dépravation de ses principes. Aussi imprudent qu'insensé, il ne craignit point de déclarer dans l'enceinte de la représentation nationale, que les émigrés avaient des droits plus particuliers à la faveur et à la justice du gouvernement royal, parce que seuls ils ne s'étaient point écartés de la ligne droite; et partant de ce raisonnement, il fit envisager la confiscation et la vente de leurs biens, non point comme un acte législatif, mais comme une spoliation révolutionnaire, qu'il fallait se hâter de réparer.
La chambre réprouva hautement le langage et les doctrines séditieuses de l'orateur royal, et repoussa de la loi proposée le mot de restitution (qu'on n'y avait point inséré sans dessein), parce que restitution suppose spoliation, et que les biens des émigrés n'avaient point été spoliés, mais confisqués en vertu d'une loi, sanctionnée par le roi, laquelle n'était elle-même qu'une application nouvelle du système de confiscation créé et suivi par les rois ses prédécesseurs.
En effet, et sans remonter à une époque plus éloignée, n'était-ce pas avec les dépouilles des victimes de la politique meurtrière de Richelieu, et de l'intolérance religieuse de Louis XIV, qu'avaient été enrichies les premières familles de l'état? Et qui sait si les biens que les émigrés réclamaient avec tant de hauteur et d'amertume, n'étaient point les mêmes que ceux que leurs ancêtres n'avaient point rougi d'accepter des mains ensanglantées de Richelieu et de Louis?
Je conviens que le dévouement inaltérable d'un certain nombre d'émigrés, imposait au gouvernement royal l'obligation de reconnaître leur fidélité, et de réparer leurs malheurs. Mais tous n'avaient pas droit à sa sollicitude, à sa reconnaissance. Si quelques-uns avaient généreusement sacrifié au roi et à la royauté leurs fortunes et leur patrie, les autres n'avaient abandonné la France que pour se soustraire aux poursuites de leurs créanciers[17], et aller chercher chez l'étranger des ressources ou des dupes qu'ils ne pouvaient plus trouver impunément sur le sol natal.
Il fallait donc distinguer les émigrés de cette première espèce, des émigrés de la seconde; et (cette distinction établie) en appeler loyalement à la justice et à la générosité de la nation. Les Français, si accessibles aux nobles sentimens, n'auraient point voulu laisser dans la pauvreté les fidèles et vertueux serviteurs de leur roi. J'en ai pour garant l'assentiment universel qu'obtint la proposition du duc de Tarente, de consacrer annuellement dix millions à indemniser les émigrés et les militaires dotés, de la perte de leurs biens et de leurs dotations.
Mais il ne fallait pas venir au secours des émigrés par des voies injurieuses à la nation et attentatoires à la Charte. Il ne fallait pas surtout leur inspirer de folles et orgueilleuses espérances. Abandonnés à eux-mêmes, ils se seraient rapprochés des acquéreurs de leurs biens, leur auraient proposé des arrangemens à l'amiable, et seraient rentrés successivement, sans secousse et sans scandale, dans l'héritage de leurs pères.
La partialité qu'on affectait sans cesse en faveur des émigrés, fit un autre mal plus grand encore; ce fut de contribuer, beaucoup plus que la malveillance, à persuader aux paysans qu'on voulait les attacher à la glèbe, et les rendre tributaires de la noblesse et du clergé.
Les paysans avaient été habitués par la révolution à être quelque chose dans l'état; la révolution les avait enrichis et libérés de la double servitude dans laquelle ils rampaient autrefois sous les nobles et les prêtres. Ils ne pouvaient donc songer sans effroi à un autre avenir. Chaque jour ils entendaient répéter, ou ils lisaient (car tout le monde lit en France maintenant) qu'on voulait ramener l'ancien régime: et ramener l'ancien régime signifiait pour eux, comme pour beaucoup d'autres, rétablir le vasselage, les dîmes et les droits féodaux. Les prétentions outrées des émigrés, les déclamations des prêtres les fortifiaient encore dans cette inquiétante et dangereuse opinion: en vain cherchait-on à les rassurer: leur confiance avait été déjà trahie, et rarement les paysans se laissent attraper deux fois. On leur avait annoncé l'abolition de la conscription, et tous les jours ils voyaient garrotter sous leurs yeux les conscrits réfractaires, et condamner leurs familles à l'amende. On leur avait promis de supprimer les droits réunis, et non-seulement ils étaient perçus avec plus de hauteur et de dureté que précédemment, mais quelques-uns même avaient subi de fortes augmentations.
Telle était en général la fatalité attachée aux procédés du gouvernement, que les choses les plus simples, les plus raisonnables, se dénaturaient, s'envenimaient dans ses mains; et qu'au lieu de produire le bien qu'on pouvait en attendre, elles ne faisaient qu'augmenter le désordre, la méfiance et le mécontentement.
Ce mécontentement, résultat inévitable du mépris du gouvernement pour les hommes et pour leurs intérêts[18], s'accrut encore par la violation manifeste et successive des droits publics que le pacte national semblait devoir préserver de toute atteinte.
La Charte avait proclamé la liberté de conscience: et cette liberté fut presque aussitôt anéantie par une ordonnance de police[19], qui faisait revivre les réglemens rendus dans les tems de l'intolérance, sur l'observation rigoureuse et générale des fêtes et dimanches.
Elle le fut encore par le rétablissement des processions extérieures, que Napoléon, jaloux de tenir une balance exacte entre les Catholiques et les Protestans, avait prohibées, dans les lieux où des temples de l'une et de l'autre communion se trouvaient en présence.
Les prêtres Catholiques jouirent de ces processions comme un vainqueur des honneurs du triomphe; et au lieu de rassurer les sectaires, et d'édifier les fidèles par une modestie du moins apparente, ils les scandalisèrent par leur orgueil, et les irritèrent par leurs violences[20].
La victoire qu'ils venaient de remporter enflamma leur pieuse imagination. Ils se persuadèrent qu'ils avaient déjà recouvré la plénitude de leur puissance; et ils voulurent en faire un second usage, en interdisant l'inhumation d'une actrice du Théâtre Français, morte sans avoir obtenu et songé qu'il fallait obtenir la révocation de l'excommunication lancée jadis contre les comédiens français; excommunication, il faut le rappeler, qui priva Molière de la sépulture.
Le peuple, attiré par la curiosité au convoi de cette actrice célèbre, fut informé de l'injure faite à ses cendres; transporté d'une soudaine indignation, il se précipite sur le char funéraire, et l'entraîne: en un instant les portes de l'église interdite sont assiégées et forcées. On demande un prêtre; il ne paraît point. Le tumulte augmente, l'église et les rues adjacentes retentissent des murmures, des menaces de dix mille individus témoins ou acteurs de cette scène déplorable. L'agitation augmente, et l'on ne pouvait prévoir où s'arrêterait cette effervescence toujours croissante, lorsqu'un envoyé du roi vint, en son nom, donner l'ordre de procéder au service funèbre.
Cet événement, propagé et commenté, fit à Paris et dans la France la plus vive sensation. Les ennemis de la religion s'en réjouirent; les amis de l'ordre et de la décence accusèrent le gouvernement d'encourager les progrès alarmans du despotisme des prêtres. C'était particulièrement dans les petites villes, dans les villages, qu'ils abusaient, avec la plus coupable audace, de l'indépendance qu'on leur avait rendue. La chaire était devenue un tribunal du haut duquel ils jugeaient et condamnaient à l'infamie et aux peines éternelles, ceux qui ne partageaient point leurs principes et leurs fureurs. Unis de coeur et d'intérêts avec les émigrés, ils mettaient tout en oeuvre, insinuations, suggestions, promesses, menaces, et le nom de Dieu lui-même! pour contraindre les acquéreurs de domaines nationaux à se dessaisir de leurs biens, pour amener les malheureux paysans à se courber de nouveau sous le joug de la tyrannie seigneuriale et de la superstition.
Ce Dieu, qu'ils invoquaient, le sait: on ne commande point à la conscience, à l'opinion. Les prêtres, pendant la révolution, s'étaient montrés sans masque et s'étaient attirés trop de mépris, pour que le gouvernement pût espérer de leur faire recouvrer tout à coup l'ascendant salutaire qu'ils avaient perdu. Cet ascendant devait être le prix d'une conduite sage et modérée, d'une bienfaisance active et impartiale, de la pratique enfin de toutes les vertus sacerdotales: il ne pouvait point s'acquérir par des ordonnances de police, par des injures, des violences, et par des processions qui, dans nos moeurs actuelles, ne peuvent plus être que ridicules et inconvenantes.
Ainsi que la liberté des cultes, la Charte avait compris, au nombre de ses garanties, la liberté de la presse; et cependant chaque jour une foule d'écrits étaient saisis ou supprimés. Un député, qui ne transigea jamais, ni avec sa conscience, ni avec la crainte (M. Durbach), s'en plaignit à la tribune, et le gouvernement, cédant au voeu de la Chambre, lui fit soumettre, par M. de Montesquiou, un projet de loi qui, au lieu d'affranchir la presse de son esclavage, la plaçait sous le joug de la censure et la soumettait de droit à la tyrannie de fait exercée sur elle par le gouvernement précédent.
Ce projet fut attaqué avec vigueur par les journaux, par M. Benjamin
Constant, par tous les publicistes.
M. de Montesquiou ne se déconcerta point. Lui démontrait-on que sa loi était destructive de la liberté de la presse; lui prouvait-on, la Charte à la main, que la Charte se bornait à vouloir que les abus de la presse fussent réprimés, et que dès-lors son projet était radicalement inconstitutionnel, puisqu'il tendait, au moyen de la censure préalable, non point à réprimer ces abus, mais à les prévenir; il répondait avec assurance que les auteurs de semblables objections n'entendaient point le français; que prévenir et réprimer étaient parfaitement synonymes, et que la loi présentée, loin d'être oppressive et inconstitutionnelle, était au contraire le développement le plus parfait, le plus libéral des dispositions de la Charte. Cette prétention inouïe de faire prendre le change à une assemblée de Français, sur la signification des mots de leur propre langue, parut à la Chambre le comble de l'impudence et de la folie. N'est-ce pas une insulte au bon sens? répétèrent plusieurs députés; n'est-ce pas une dérision amère que de prétendre détruire un droit public consacré par la loi de l'état au moyen de subtilités grammaticales? Jamais, au fait, on ne montra tant de front et de mauvaise foi; aussi le rapporteur de la commission (M. Raynouard) s'écria-t-il avec l'accent d'une douloureuse indignation: «Ô vous, ministres du roi, que n'avouez-vous du moins que la loi est contraire à la constitution, puisque vous ne pouvez-vous refuser à l'évidence? Votre obstination à contester une vérité si claire ne nous inspirerait pas de si justes alarmes».
Néanmoins la loi fut adoptée par l'une et l'autre Chambre.
Cette lutte, dans laquelle on vit l'influence du ministère triompher de la raison, et renverser le plus ferme rempart des garanties nationales, fit dans toutes les âmes la plus profonde impression: La sérénité ne se trouva plus sur le visage d'un seul homme en état de penser et de prévoir. L'on fut convaincu que la Chambre des députés, malgré le patriotisme des Dupont de l'Eure, des Raynouard, des Durbach, des Bedoch, des Flaugergues, etc., ne pourrait point arrêter les entreprises despotiques et anti-constitutionnelles du gouvernement: que le gouvernement serait le maître, quand il le voudrait, de faire interpréter à sa guise les dispositions de la Charte, et de ravir à la France les faibles droits qu'elle lui assurait encore. «C'était, disait-on, à l'aide de semblables interprétations que le Sénat avait sacrifié à l'Empereur l'indépendance nationale; mais du moins le despotisme impérial était accompagné de tout ce qui pouvait le justifier et l'ennoblir. Il tendait à faire de la nation la première nation du monde; tandis que le despotisme qu'on nous prépare, n'a d'autre compagne que la mauvaise foi, et d'autre but que d'abaisser et d'asservir la France.»
Ces réflexions portèrent au comble de la défiance, le dégoût et l'aversion qu'inspirait le gouvernement. Elles firent plus: les Français, naturellement enclins à changer d'opinion et de sentiment, passèrent de leurs anciennes préventions contre Napoléon à de nouveaux transports d'admiration: ils comparèrent l'état de désordre, d'abâtardissement et d'humiliation dans lequel la France était tombée sous le roi, avec l'ascendant, la force et l'unité d'administration dont elle jouissait sous Napoléon; et Napoléon, que naguères ils accusaient d'être l'auteur de tous leurs maux, ne fut plus à leurs yeux qu'un grand homme, qu'un héros malheureux.
Les regrets, les éloges donnés à l'ancien chef de l'état furent entendus. On crut en affaiblir l'effet en l'insultant par de grossières caricatures, et en cherchant, par des écrits outrageans et calomnieux à rendre odieux son gouvernement et sa mémoire. On se trompa: les caricatures n'obtinrent que le sourire du mépris; et les actions, les erreurs de la vie politique de Napoléon, celles même qui avaient excité le plus de scandale et de blâme, trouvèrent alors de nombreux défenseurs, de zélés apologistes.
L'accusait-on d'avoir, le 18 brumaire, renversé la République et asservi la France?—ils répondaient[21]: «Au 18 brumaire, l'anarchie, accrue par les revers, ne pouvait plus se guérir par la victoire. La guerre civile était organisée dans plus de vingt départemens; des révoltes s'annonçaient dans plusieurs, le brigandage se répandait dans presque tous. Le vol et l'assassinat se commettaient avec impunité sur un grand nombre de routes. Deux lois terribles (celles des otages et de l'emprunt forcé) appelaient plus de maux qu'elles n'en pouvaient guérir. Un désordre de finance, tel qu'aucune nation n'en avait jamais supporté, une succession de banqueroutes partielles prolongeaient l'opprobre de la banqueroute générale. Le trésor public était pillé sur tous les chemins, dans les maisons même des receveurs; et son vide ne pouvait se remplir même par les plus violentes exactions. Les Jacobins étaient près de ressaisir leur règne terrible; les royalistes recouraient sans scrupule à tous les moyens que pouvait leur fournir la vengeance, et les paisibles amis des lois étaient réduits à garder entre les deux partis la honteuse neutralité de la faiblesse. Telle était, concluaient-ils, à l'époque où Napoléon s'empara du gouvernement de l'état, la situation désespérée de la France; et loin de l'accuser de l'avoir asservie, on doit au contraire le bénir de l'avoir arrachée aux spoliations, aux meurtres, à la tyrannie que lui réservaient l'anarchie et la terreur.»
Prétendait-on qu'il avait gouverné la France despotiquement?—ils soutenaient que cette imputation n'était point fondée, et voici quels étaient leurs discours: «Lorsque Napoléon détrôna l'anarchie, il lui fallut substituer l'ordre au désordre, l'autorité d'un seul à l'autorité de tous; il lui fallut comprimer les partis, anéantir les factions, dompter les préjugés des nobles et les habitudes révolutionnaires des Jacobins. Ce grand oeuvre ne put s'opérer sans blesser des opinions, des intérêts, des individus; Napoléon fut considéré comme un despote, et cela devait être: toutes les fois que, dans un état, l'ordre des choses anciennement établi a été renversé, celui qui, le premier, reconstruit un nouvel édifice social, est nécessairement accusé de despotisme, puisqu'il n'a d'autre règle apparente que sa volonté. D'un autre côté, Napoléon avait contracté dans les camps l'habitude de commander en maître. Il ne la perdit point en montant sur le trône. Le plus souvent il parlait à ses courtisans, à ses conseillers, à ses ministres, comme il avait autrefois parlé à ses soldats, à ses généraux[22]. Ce langage, inusité dans les relations civiles, donna naturellement à ses manières, à l'expression de ses volontés, l'apparence du despotisme, et presque toujours l'apparence est prise pour la réalité. Le ton absolu de Napoléon, blâmé d'abord, admiré ensuite, fut bientôt étendu aux ambassadeurs, aux monarques étrangers. Les formes artificieuses de l'ancienne diplomatie furent mises de côté. Napoléon ne négocia plus; il commanda. Tenant d'une main son épée victorieuse, et de l'autre des couronnes, il offrait aux souverains son amitié ou sa haine, des royaumes ou des coups; et ces souverains, avertis par l'expérience, qu'il avait le double pouvoir de récompenser et de frapper, subissaient son alliance, et se vengeaient de leur faiblesse en criant à la tyrannie[23]. Ces diverses causes réunies ont dû faire croire que Napoléon était un véritable despote: car il est des choses, comme le remarque Montesquieu, qu'on finit par croire à force de les entendre répéter. Mais quand on considère impartialement le gouvernement de Napoléon, on reconnaît que le despotisme, qu'on lui attribue, existait réellement plus dans les mots et dans les formes, que dans les faits. Qu'on recherche les actes de son règne, l'on n'en trouvera aucun empreint du caractère d'un véritable despotisme, c'est-à-dire, d'un despotisme uniquement fondé sur le bon plaisir du prince. Tous attesteront, au contraire, que Napoléon n'eut jamais en vue que l'intérêt et la grandeur de la France, et que jamais les Français, loin d'être gouvernés tyranniquement, ne jouirent si complètement des bienfaits de la justice distributive, et ne furent si parfaitement protégés contre les hautes classes de la société et contre les dépositaires du pouvoir. On peut le blâmer d'avoir, de complicité avec le sénat et les représentans de la nation, abusé de certaines lois. Mais les lois (et les publicistes les plus rigides consacrent ce principe), ne lient les princes que dans le cours ordinaire des choses. Dans les circonstances extraordinaires, il est de leur devoir de s'en écarter. Pour juger équitablement les actes d'un souverain, il ne faut point d'ailleurs les isoler les uns des autres. Tel acte qui, pris isolément est répréhensible ou odieux, cesse de l'être si on le rattache aux événemens dont il est né, ou à l'enchaînement politique dont il fait partie. Il ne faut point les juger non plus d'après les principes du droit naturel; en fait de gouvernement, la nécessité et le salut commun. Voilà la loi suprême. Tout ce qui blesse l'intérêt particulier, disparaît et doit disparaître devant la raison d'état. Au surplus, continuaient-ils, la véritable question à décider, est moins de savoir si le gouvernement de Napoléon était plus ou moins despotique; mais s'il était tel que les hommes et le tems pouvaient l'exiger, tel qu'il devait être pour rendre la France tranquille, heureuse et puissante. Or, on ne peut contester que la France, sous le règne de Napoléon, n'ait joui intérieurement d'un calme imperturbable, et ne soit parvenue, par l'ascendant du génie de son chef, à un degré de force et de prospérité qu'elle n'avait jamais atteint, et que probablement elle n'atteindra jamais plus.»
Reprochait-on à l'Empereur son ambition démesurée; ses guerres injustes et désastreuses d'Espagne et de Russie?—La guerre d'Espagne, aux yeux des infatigables apologistes de Napoléon, n'était plus une injuste agression, mais une guerre éminemment politique: elle avait été provoquée par l'inconstance et la perfidie d'un allié qui, au mépris de ses engagemens, intriguait sourdement avec les Anglais, et plusieurs fois, à leur instigation, avait tenté de profiter de nos embarras et de l'éloignement de nos armées, pour envahir notre territoire et s'associer aux trames de nos ennemis. La capture de Ferdinand n'était plus un odieux abus de confiance, mais la conséquence nécessaire de la duplicité de ce prince, de ses projets parricides, et de ses liaisons avec l'Angleterre. L'élévation de Joseph au trône d'Espagne n'était point, comme autrefois, attribuée au désir immodéré de placer des couronnes sur la tête de chaque membre de la famille impériale, mais à la nécessité d'enlever pour toujours l'Espagne à l'influence des Anglais. Napoléon n'avait-il pas laissé aux Cortès le choix de leur souverain? ne leur avait-il pas dit publiquement: Disposez du trône: peu m'importe que le roi d'Espagne s'appelle Ferdinand ou Joseph, pourvu qu'il soit l'allié de la France et l'ennemi de l'Angleterre[24]? La guerre avec la Russie était plus facile encore à légitimer: ce n'était plus la passion du merveilleux qui l'avait suggérée, mais le besoin de venger le mal que cette puissance nous avait causé en rouvrant ses ports aux Anglais, et en frustrant la France du prix des sacrifices qu'elle avait faits pour établir et consolider le blocus continental, cette digue universelle qui fit trembler l'Angleterre et ses mille vaisseaux! Les envahissemens de Napoléon en Allemagne n'étaient plus l'effet d'une insatiable avidité de puissance et de gloire[25], c'était le seul moyen d'ôter aux ennemis irréconciliables de la France (les Anglais) leur funeste ascendant sur le continent, et de les contraindre par nécessité, ou par force, d'abdiquer l'empire absolu des mers; c'était enfin le juste châtiment qu'avaient mérité ces souverains de toutes les statures, qui, après avoir imploré ou accepté l'alliance de Napoléon, et l'avoir cimentée par des promesses, dont il avait eu la générosité de se contenter, le contraignaient de recourir aux armes pour les empêcher d'ouvrir complaisamment leurs cabinets aux agens de l'Angleterre, et leurs états à ses marchandises.»
Les partisans de Napoléon trouvaient ainsi les moyens de pallier ses fautes, de justifier ses erreurs; aucune objection, aucun reproche n'était laissé sans réponse; et quand, après l'avoir défendu, ils arrivaient aux pages brillantes de son histoire, leurs éloges plus justes, et peut-être plus sincères, ne connaissaient alors aucune borne. Napoléon, disaient-ils, eut toutes les qualités des grands rois, et n'eut point leurs défauts: il n'était ni débauché comme César, ni intempérant comme Alexandre, ni cruel comme Charlemagne. À l'âge où l'on commence à peine sa carrière, il comptait déjà autant de victoires que d'années; et l'Europe, vaincue par son épée, ou subjuguée par son génie, se courbait humblement devant ses aigles victorieuses. La France, agrandie par ses conquêtes, semblait appelée à reproduire aux yeux du monde étonné la puissance de l'ancienne Rome; le nom français, flétri par les crimes de la révolution, avait repris son lustre, son empire; il était craint, admiré, respecté de tout l'univers. Non moins philosophe que guerrier, Napoléon, après avoir illustré la France par ses armes, voulut la rendre heureuse par les lois. Il lui fit présent de ce code immortel que nos anciens rois aspirèrent vainement à lui donner, et de ce beau système de finance et d'administration qu'imploraient inutilement leurs peuples oppressés. Ce n'était point assez: il voulut encore la rendre florissante par les sciences, les arts et l'industrie. D'un côté naquirent, à l'aide de ses magnifiques secours, ces mille et mille manufactures dont les produits achevés devinrent l'orgueil des Français, et le désespoir et la ruine des étrangers. De l'autre, les favoris d'Apollon, auxquels il prodigua noblement ses largesses et ses grâces[26], saisirent leurs crayons, leurs compas, leurs ciseaux, et enfantèrent ces merveilles de l'art qui firent de Paris une nouvelle Athènes. On vit alors, et comme par enchantement, le Louvre antique sortir de ses ruines abandonnées; les palais des rois s'embellir; les temples des arts s'enrichir de chefs-d'oeuvre dignes de l'antiquité; le sol de la patrie se peupler de ces établissemens pompeusement utiles aux citoyens, et de ces monumens impérissables destinés à transmettre aux races futures le souvenir de notre gloire. Au même moment, en d'autres lieux, par ses ordres souverains, des mains non moins habiles réprimaient les flots de la mer, leur creusaient de nouveaux abîmes, substituaient de superbes chantiers, de vastes ports, de fertiles canaux à des plages stériles, à des marais infects, et rendaient le commerce et la vie aux nombreux habitans des bords de l'océan, des rives de l'Escaut et de la Somme. Au même moment s'enfantaient à ses ordres ces nouvelles voies romaines qui, parcourant de toutes parts la France, l'Allemagne, l'Italie, assuraient aux peuples de ces contrées et à leur industrie, des communications aussi promptes que faciles, aussi belles que majestueuses. Et quel homme, ami ou ennemi de Napoléon, a pu, ou pourra jamais franchir les sommets des Alpes et leurs flancs tortueux, sans bénir le prince magnanime qui, pour favoriser ses pas et protéger ses jours, a fermé les précipices, enchaîné les torrens, et abaissé ces gigantesques montagnes qui, depuis tant de siècles, bravaient impunément la puissance des hommes et du tems? La postérité, quand elle rassemblera tout ce que Napoléon a fait de grand et de magnifique, quand elle comptera ses bienfaits et ses victoires, doutera qu'un seul homme, en si peu d'années, ait pu opérer tant de prodiges. Elle croira qu'on s'est plu à rechercher dans une longue suite de siècles, et à entasser sur une seule tête, les hauts faits d'une foule de grands hommes.
Les braves, qui avaient servi sous les drapeaux de Napoléon, n'entendaient point vanter leur général, sans vouloir lui offrir aussi leur tribut d'éloges. Ses conquêtes lointaines, qu'ils avaient eux-mêmes regardées comme la cause de nos malheurs, étaient redevenues le sujet intarissable de leurs récits et de leur admiration.
Les uns rappelaient avec fierté que Napoléon avait commandé en maître au
Caire, à Moscou, à Vienne, à Madrid, à Munich, à Lisbonne, à Milan, à
Amsterdam, à Varsovie, à Hambourg, à Berlin, à Rome, etc., etc.
D'autres le représentaient au pont de Lodi, ranimant ses soldats découragés, défiant, à leur tête, le drapeau national à la main, les dangers et la mort, et enlevant à l'ennemi ses remparts et sa gloire.
D'autres le montraient franchissant le mont Saint-Bernard, à travers les frimas et les précipices, et venant remporter, dans les plaines de Marengo, cette immortelle victoire, qui fut le gage de la paix et de la grandeur de la France.
D'autres le figuraient à Austerlitz, culbutant, avec la force et la rapidité de la foudre, les bataillons de l'Autriche et de la Russie, et donnant, à leurs souverains éperdus, l'exemple d'une générosité que plus tard ils furent si loin d'imiter.
D'autres le transportaient sur le plateau de Jena, faisant fuir, devant ses enseignes triomphantes, ces soldats de Frédéric qui, trompés par leurs souvenirs, se croyaient encore les premiers soldats du monde.
D'autres le conduisaient au milieu des sables brûlans de l'Égypte, ou des déserts glacés de la Russie, supportant sans ostentation les feux ou les rigueurs du climat, et donnant à ses soldats l'exemple de la fermeté et de la résignation.
D'autres le ramenaient dans les plaines de la Champagne à la tête d'une armée à peine égale à l'une des nombreuses divisions de l'ennemi, épiant, évitant, surprenant les Autrichiens, les Russes, les Prussiens, et les frappant de ses armes victorieuses de tous côtés à la fois, et avec tant de promptitude, qu'il semblait avoir donné des ailes au fer et à la mort.
D'autres le plaçaient en avant de quelques escadrons, affrontant à Arcis-sur-Aube les balles et les boulets ennemis, et voulant perdre, au champ d'honneur, une vie qu'il prévoyait ne pouvoir plus consacrer sur le trône à la gloire et à la prospérité de la France.
Tous enfin, généraux, officiers, soldats, appelaient à l'envi les marches, les attaques, les siéges, les combats, les batailles qui avaient immortalisé leur général; et quel coeur français ne tressaillait point à de semblables souvenirs[27]!
Les amis de Napoléon et tous les hommes qui, fatigués ou mécontens des Bourbons, désiraient son retour, entretinrent et fortifièrent les sentimens réveillés en sa faveur. Son nom, qu'on osait à peine prononcer, se retrouvait dans toutes les bouches, son souvenir dans tous les coeurs; insensiblement, il devint l'objet des regrets, des espérances, des voeux de la nation; et chacun fut averti par un pressentiment secret, que ses voeux ne tarderaient point à être exaucés.
Pendant que cette redoutable fermentation s'accroissait et se manifestait de toutes parts, la cour, les ministres, les émigrés se reposaient avec une complaisante sécurité sur le volcan qu'ils avaient allumé, et ne se doutaient point de sa prochaine explosion.
«S'ils veulent sortir du royaume, écrivait M. de Chateaubriant, en parlant des partisans de l'Empereur, y rentrer, porter des lettres, en rapporter, envoyer des courriers, faire des propositions, semer des bruits et même de l'argent, s'assembler en secret, en public, menacer, répandre des libelles, en un mot, conspirer; ils le peuvent. Ce gouvernement de huit mois est si solide, que, fît-il aujourd'hui fautes sur fautes, il tiendrait encore en dépit de ses erreurs.»
Cet aveuglement ne tarda point, cependant, à diminuer. Sans apercevoir toute l'étendue du mal, on reconnut que la nation et l'armée étaient agitées, mécontentes; et l'on délibéra sur les moyens, non point de les apaiser, mais de les contraindre à se taire.
Quelques chouans furibonds, instruits des inquiétudes du gouvernement, publièrent qu'il était tems de se défaire des Bonapartistes. Un chef célèbre dans les fastes de la Vendée, poussa l'audace jusqu'à déclarer au général Ex… qu'il n'attendait, pour faire main basse sur les prétendus jacobins, que l'arrivée de ses fidèles Vendéens.
Le bruit de ce massacre fut bientôt entendu des victimes qu'on devait frapper. Les unes sortirent de Paris; les autres s'armèrent, et firent des dispositions pour vendre chèrement leurs vies.
Le gouvernement, assure-t-on, eut connaissance des projets homicides des
Chouans, et épargna à la France et au monde le spectacle d'une nouvelle
Saint-Barthélemy.
Ce projet d'assassinat, auquel je n'ai jamais pu croire, démontra aux hommes de la révolution, qu'ils n'avaient plus aucune trêve, aucun quartier à espérer des royalistes, et qu'il fallait qu'un des deux partis écrasât l'autre. Les anciens militaires commencèrent à se réunir, à se concerter. Le gouvernement, voulant dissoudre ces réunions qui l'inquiétaient, interdit à tous officiers, généraux ou particuliers, de séjourner à Paris sans autorisation, et ordonna à ceux d'entre eux qui n'étaient point nés dans cette ville, de retourner sur-le-champ dans leurs foyers.
Cette mesure augmenta l'exaspération sans diminuer le danger. Les officiers en non activité, au lieu de s'y soumettre, s'enhardirent mutuellement à la désobéissance, et forcés par l'ordre du ministre d'opter entre Paris et leur demi-solde, beaucoup, quoique pauvres, préférèrent l'indépendance à la soumission.
Le gouvernement, irrité de cette résistance, voulut faire un exemple.
En ce moment, on venait d'intercepter une lettre de félicitation, que le général Excelmans écrivait au roi de Naples, son ancien souverain.
Le nouveau ministre de la guerre[28] s'empara de cette occasion. Il mit le général en demi-activité, et lui prescrivit, par voie de punition, de se rendre immédiatement, et jusqu'à nouvel ordre, à soixante lieues de Paris.
Excelmans prétendit que le ministre n'avait point le droit d'éloigner de leur domicile, les officiers non employés activement, et refusa d'obéir.
Il fut arrêté sous le prétexte d'entretenir des correspondances criminelles avec les ennemis du roi, et comme coupable, en outre, de désobéissance à ses ordres. Ce coup d'éclat et d'autorité, dont le gouvernement attendait les plus heureux effets, tourna contre lui. La France connaissait Excelmans. Elle le considérait comme l'un de ses plus valeureux, de ses plus dignes enfans; et les accusations de trahison que la haine et le dépit des ministres accumulaient sur sa tête, loin de lui ravir l'estime et l'affection publique, ne le rendirent que plus intéressant et plus cher à ses compagnons d'armes et à la nation.
Excelmans, jugé, fut absous[29].
Le conseil de guerre, en sanctionnant la désobéissance de ce général, déclara implicitement que le gouvernement n'avait point le droit d'exercer, sur les officiers en non-activité, l'autorité qu'il s'était arrogée.
Dès ce moment, le gouvernement fut perdu: le jugement qui affranchissait de sa dépendance les militaires à la demi-solde, et leur laissait la faculté de braver impunément son autorité, était un coup de massue qui l'avait terrassé, sans lui laisser l'espoir de se relever jamais.
Je m'arrête ici: à quoi me servirait-il d'étendre davantage le récit et l'examen de la conduite oppressive et insensée du gouvernement?
Si l'on a suivi la marche et l'enchaînement successif de ses idées et de ses actions, on l'aura vu former et mettre en oeuvre le projet de rétablir l'ancienne monarchie et de renverser par surprise ou par force le gouvernement constitutionnel.
On l'aura vu se jouer sans pudeur de la Charte royale, et fouler aux pieds, sans scrupule, les droits civils et politiques qu'elle avait consacrés.
On l'aura vu attaquer, méconnaître, violer les garanties individuelles données solennellement à l'armée, à la magistrature, à l'administration, à tous les Français.
On l'aura vu insulter la gloire nationale, blesser les affections publiques, tourmenter les opinions, les moeurs, les habitudes nouvelles, et froisser et mécontenter, les unes après les autres, toutes les classes de l'état.
On l'aura vu aliéner au roi, par l'injustice et le manque de foi, la confiance et l'amour de la nation, et reporter sur Napoléon les espérances et les voeux.
On l'aura vu enfin, malgré les obstacles qu'il avait rencontrés, les avanies qu'il avait reçues, les pas rétrogrades qu'il avait été obligé de faire, poursuivre à tort et à travers le funeste système qu'il avait adopté, et préparer par ses fautes le retour de Napoléon, comme Napoléon avait préparé par les siennes le retour des Bourbons.
Mais tandis que tout présageait à la France un prochain bouleversement, que faisait Napoléon? Privé de toute ambition, il semblait préférer à sa grandeur passée une vie modeste et paisible; aux nobles agitations de la guerre, un doux repos; aux méditations de son génie, un désoeuvrement agréable. L'étude de la botanique, les soins de sa maison, les plantations qu'il avait faites, celles qu'il projetait encore, occupaient plus particulièrement ses loisirs[30]; et comme Dioclétien, il pouvait dire aux hommes qui le soupçonnaient de regretter le trône: «Venez me voir dans ma retraite; je vous montrerai les jardins que j'ai plantés, et vous ne me parlerez plus de l'empire.»
Pendant les premiers tems de son séjour à l'île d'Elbe, Napoléon n'éprouvait effectivement qu'un besoin vague de régner. Affligé des maux de la France qu'il aimait passionnément, fatigué des vicissitudes de la fortune, dégoûté des hommes, il appréhendait, en cherchant à ressaisir le sceptre, de précipiter la France et lui-même dans de nouvelles chances, de nouveaux malheurs; et sans abandonner le projet de remonter un jour sur le trône, il laissait à l'avenir le soin de fixer ses résolutions.
Il fut bientôt tiré de cet état d'indifférence et d'hésitation, par la tournure que prirent en France les affaires publiques. Il avait pensé (et je le lui ai entendu dire) que les Bourbons, instruits par l'adversité, rendraient la France libre et heureuse; mais quand il s'aperçut de l'ascendant qu'on accordait aux prêtres, aux émigrés, aux courtisans, il prévit que les mêmes causes qui avaient amené la première révolution, en amèneraient bientôt une seconde: dès-lors il reporta ses regards sur le continent, et ne perdit plus de vue le Congrès, la France et les Bourbons. Il connaissait[31] les talens, les principes, les vices et les vertus de tous ceux qui avaient surpris ou obtenu la confiance de Louis XVIII; il savait le degré d'influence que chacun d'eux était susceptible d'acquérir et d'exercer; et il calculait d'avance les erreurs dans lesquelles ils entraîneraient nécessairement son facile successeur.
Les journaux français et étrangers, les écrits périodiques, redevinrent l'objet de ses lectures assidues: il les étudiait, les commentait, et pénétrait avec sagacité ce que l'esclavage de la presse les forçait de dissimuler ou de taire.
Il accueillait les étrangers de distinction, et particulièrement les Anglais, avec grâce et bonté. Il s'entretenait familièrement avec eux de la situation politique de l'Europe et de la France; il les faisait causer adroitement sur les points qu'il voulait approfondir, et tirait presque toujours, de leur conversation, d'utiles éclaircissemens: c'était par ces simples moyens que Napoléon savait ce qui se passait sur le continent. Il avait trop d'habitude des crises politiques pour ne point prévoir que la force des choses lui ouvrirait les portes de la France, et il était trop habile pour vouloir entretenir, avec ses partisans, des correspondances qui auraient pu révéler ses voeux secrets, et fournir à ses ennemis l'occasion d'attenter à son indépendance et à sa liberté.
Napoléon attendait donc en silence le moment de reparaître en France, lorsqu'un officier déguisé en matelot vint débarquer à Porto-Ferrajo[32].
Cet officier me remit, quelques jours avant son départ pour l'armée, en 1815, la relation de son voyage à l'île d'Elbe: «Je vous confie, me dit-il, mon histoire et celle du 20 mars. L'Empereur, lors de son rétablissement sur le trône, n'ayant point parlé de moi, j'ai dû me taire; mais je suis aussi jaloux que lui de vivre dans la postérité[33]. Je veux qu'elle connaisse la part glorieuse que j'ai prise au renversement du gouvernement royal, et au retour de Napoléon. J'ai le pressentiment que je serai tué dans cette campagne. Gardez cet écrit, et promettez-moi de le publier un jour.—Je le promis. Ce pressentiment se réalisa; M. Z. fut tué à Waterloo.
Je remplis aujourd'hui ma promesse. Je ne me suis permis de faire subir à ces mémoires aucun changement, j'aurais cru trahir les intentions de mon ami. Je me suis borné seulement à taire les noms et à supprimer quelques phrases de circonstance, injurieuses à la famille des Bourbons.
HISTOIRE DU 20 MARS.
Lorsque Napoléon abdiqua la couronne, je brisai mon épée, en jurant de ne plus servir ni la France, ni son nouveau souverain. Mais ému par les adieux magnanimes de l'Empereur, et subjugué par ce pouvoir irrésistible qu'exerce sur les soldats français, l'amour de la gloire et de la patrie, je revins promptement à des sentimens plus modérés et plus louables. Mes souvenirs et mes regrets s'adoucirent, et j'aspirai sincèrement à l'honneur de servir encore mon pays et son Roi.
La réputation que je m'étais acquise, me valut d'abord l'accueil le plus flatteur, les promesses les plus brillantes; je crus à leur sincérité: cette erreur fut de courte durée. Abusé, repoussé, je vis qu'on se jouait de l'armée et de moi: qu'on nous honorait en masse parce qu'on nous craignait; qu'on nous insultait en particulier par système et par haine. J'avais l'âme trop haute pour souffrir les insultes et le mépris dont on voulait m'abreuver: je donnai ma démission.
Dégoûté de la France et de son gouvernement, mais toujours passionné pour le métier des armes, je pensai que l'Empereur, qui m'avait distingué sur le champ de bataille, ne m'aurait point oublié, et daignerait m'accorder la grâce, si chère à mon coeur, de vivre et mourir à son service. Je résolus donc de me rendre à l'île d'Elbe. Au moment de partir, je fus arrêté par cette réflexion: l'Empereur, abandonné, trahi, renié par des hommes qu'il avait comblés de bienfaits et d'honneurs, ne croira pas à l'attachement que je lui ai gardé; peut-être même me suspectera t-il d'avoir été envoyé près de lui, par les Bourbons, pour épier ses paroles et ses actions. Que faire? J'avais conservé des relations avec trois personnes investies autrefois de la confiance de l'Empereur; leur conduite depuis la restauration avait été franche et loyale: fidèles à Napoléon par sentiment, dévoués à sa cause par principes et par patriotisme, elles n'avaient dissimulé ni leur fidélité ni leur dévouement, et étaient restées inaccessibles aux tentatives faites pour les attirer dans le parti royal. Je pensai que ces personnes, en me recommandant d'une manière quelconque à l'Empereur, pourraient me préserver de ses soupçons, et je fus leur confier sans détour mes desseins et mes inquiétudes.
La première et la seconde me témoignèrent le plus vif intérêt, la plus tendre sollicitude; me chargèrent d'exprimer à l'Empereur leurs douleurs de l'avoir perdu, leur espérance de le revoir. Mais l'un et l'autre craignirent de se compromettre en lui écrivant, et je les quittai sans en avoir rien obtenu.
Je me présentai chez le troisième, M. X. Nous nous étions connus dans ces tems de crise où les hommes s'éprouvent, et il avait daigné conserver de mon courage et de mon caractère une opinion favorable. Je lui dévoilai mes projets et mes craintes: «Vos craintes, me dit-il, sont fondées. L'Empereur se méfiera de vous, et ne vous permettra point probablement de rester près de lui, Ma recommandation vous serait sans doute fort utile, mais je ne pourrais vous la donner sans danger; non point pour moi, mes sentimens pour l'Empereur sont connus, mais pour l'Empereur lui-même. Car si l'on vous enlevait ma lettre, on pourrait la remettre à un espion, peut-être même à un assassin.»
Cette raison me parut décisive. Il me vient une inspiration, lui dis-je. Il a existé entre l'Empereur et vous, des relations si multipliées, que vous devez avoir conservé le souvenir de quelques circonstances, de quelques épanchemens qui, rappelées par moi à Sa Majesté, pourraient lui prouver que j'ai votre confiance, et que je suis digne de la sienne.—Votre idée est parfaite: mais non, ajouta-t-il, je ne pourrais que vous donner des détails insignifians, et alors l'Empereur ne s'en ressouviendrait plus: ou vous révéler des choses importantes, et mon devoir s'y oppose; au surplus, j'y réfléchirai: revenez demain matin.
Je revins. J'ai fouillé ma mémoire, me dit M. X. en m'abordant, et voici votre affaire. Il me remit une note. Je n'avais considéré, poursuivit-il, votre voyage à l'île d'Elbe que sous les rapports qui vous concernent; mais il est d'une importance bien plus grande que vous ne pensez, et que je ne l'avais pensé moi-même. Il peut avoir d'immenses résultats. L'Empereur ne peut être indifférent à ce qui se passe en France. S'il vous interrogeait, que lui répondriez-vous? Vous devez sentir combien il serait dangereux de lui donner, sur notre situation, des renseignemens erronés.—Quoique militaire, je ne suis point totalement étranger à la politique. J'ai souvent réfléchi sur la position où se trouve la France, et je crois la connaître assez bien pour être en état de satisfaire la curiosité de Napoléon.—Je n'en doute point: mais voyons, qu'en pensez-vous?—Voici ce que j'en pense: je lui fis alors une analyse raisonnée des fautes du gouvernement et de leurs conséquences… Notre conversation s'échauffa graduellement; et quand, après avoir examiné le présent, nous portâmes notre attention sur l'avenir, nos pensées prirent tout à coup un essor si rapide; elles nous transportèrent si loin de notre premier but, que nous en fûmes effrayés, et que nous restâmes plongés l'un et l'autre pendant quelques momens dans une espèce de stupéfaction… Enfin, lui dis-je, en rompant le silence, si l'Empereur, après m'avoir interrogé, me demandait: Croyez-vous que le moment de reparaître en France soit arrivé; que lui répondrai-je?—Vous êtes plus hardi que moi: cette question s'était offerte à mon esprit et je n'avais pas osé l'aborder.—Et bien?—Et bien, me dit M. X., vous diriez à Sa Majesté, que je n'ai point osé prendre sur moi de décider une question aussi importante; mais qu'il peut regarder comme un fait positif et incontestable que le gouvernement actuel, ainsi que vous l'avez remarqué, s'est perdu dans l'esprit du peuple et de l'armée; que le mécontentement est au comble; et qu'on ne croit pas que le gouvernement puisse lutter long-tems contre l'animadversion générale. Vous ajouterez que l'Empereur est devenu l'objet des regrets et des espérances de l'armée et de la nation. Il décidera ensuite dans sa sagesse ce qui lui reste à faire.—S'il me demande si cette façon de penser est uniquement la vôtre, ou si elle est aussi celle de MM… Que lui répondrai-je?—Vous lui direz que toutes ces personnes-là ont, depuis son départ, cessé de se voir et de s'entendre, mais que mon opinion est conforme à l'opinion générale.—Je suis maintenant en état de répondre à toutes les questions de l'Empereur: Adieu. Nous nous embrassâmes à plusieurs reprises et nous nous séparâmes.
À peine eus-je quitté M. X. que tout ce qui s'était passé entre nous se reproduisit à ma mémoire. Je mesurai dans toute son étendue, dans toutes ses conséquences, l'espèce de mission que j'étais appelé à remplir; et je ne pus me défendre d'une émotion mêlée de surprise et d'effroi. Tant que ma seule intention, en me rendant à l'île d'Elbe, avait été d'offrir mes services à l'Empereur, il m'avait semblé que mon voyage était une chose toute naturelle; et j'aurais volontiers déclaré au gouvernement que j'allais rejoindre mon ancien bienfaiteur et le souverain de mon choix. Depuis que l'objet de ce voyage s'était agrandi, depuis enfin qu'il pouvait avoir, suivant les paroles de M. X., d'immenses résultats, il me semblait au contraire que le gouvernement devait avoir les yeux sur moi, qu'il devait épier mes pas, et chercher à pénétrer mes pensées et mes desseins… Je devins défiant et inquiet: la note de M. X. me parut pesante. Je l'appris par coeur, et je la brûlai. Au lieu de demander directement mon passe-port pour Gènes ou pour Livourne, comme j'en avais eu l'intention, je le demandai pour Milan. Je connaissais dans cette ville un officier général, et je pensai que je pourrais déclarer à la police, si elle me questionnait, que j'allais à Milan réclamer de cet officier, mon ami, le remboursement de sommes que je lui avais prêtées autrefois.
Ce plan ainsi arrêté, je me rendis à la préfecture de police. En franchissant le seuil de la porte, je me sentis saisi tout à coup d'un tel battement de coeur, que je pouvais à peine trouver la force de me mouvoir et de respirer. Si dans ce moment une voix m'eût crié: Malheureux, que vas-tu faire? je crois que je serais tombé interdit et que j'aurais tout confessé. Ce trouble n'était point l'effet d'une lâche terreur; c'était sans doute l'impression que doit éprouver un homme de bien, lorsque pour la première fois il commet une action qu'il ne peut avouer.
Quelques minutes suffirent pour me rendre à moi-même. Je me présentai hardiment devant le préfet de police, M. Rivière. Il me fit subir un assez long interrogatoire; mes réponses furent claires et positives: mon air d'assurance parut prévenir toute espèce de soupçon; il m'accorda mon passe-port. Cependant j'eus soin, à tout hasard, d'examiner si j'étais suivi, et deux jours de suite, je m'aperçus, à mon grand étonneraient, qu'on observait mes pas. Je feignis de l'ignorer; et pour tromper l'espion, je le conduisis aux messageries publiques où je retins et payai une place pour Lyon. Dans la nuit, je fis prendre des chevaux de poste sous un nom supposé, et je partis en toute hâte: en peu de jours je fus à Milan.
Mon ami était absent; je lui écrivis; il accourut. Je lui avouai que j'allais demander du service à Napoléon. Tu n'en obtiendras point, me dit-il: il n'a pas assez d'argent pour subvenir à la solde de sa garde. Plusieurs de mes anciens officiers ont été le rejoindre; ils sont à la suite, et ne reçoivent pour eux et leur famille que cinquante ou soixante francs par mois: ils sont dans le désespoir et dans la misère. N'importe, repris-je, j'aime l'Empereur, et je veux à quelque prix que ce soit aller le retrouver: enseigne-moi le moyen de m'embarquer promptement.—La chose n'est point aisée. Tu ne trouveras à t'embarquer qu'à Livourne ou à Gènes: et ces deux points sont si bien surveillés que tu te feras arrêter, si on te reconnaît pour un Bonapartiste. Tu pourrais réussir plus facilement à leur échapper, en te faisant passer pour un marchand de cette ville; je tâcherai de te faire avoir un passe-port, mais je crains que cela ne soit difficile.—Il y a une autre difficulté bien plus grande, ma foi: c'est que je ne sais pas dix mots d'italien.—Comment! cela est-il possible?—Oui, vraiment.—Et tu oses tenter l'aventure? tu es donc devenu fou?—Fou ou non, je la tenterai. N'y a-t-il donc pas d'autres points d'embarquement que Gènes et Livourne?—Il y a sur les côtes de Toscane une foule de petits ports, mais il faut y attendre l'occasion et rester exposé, en attendant, à la surveillance des autorités qui sont toutes fort mal disposées pour l'Empereur et pour les siens. Tu trouveras peut-être à t'embarquer sur-le-champ dans le golfe de la Spézia, à Lerici. Mais pour y arriver, il te faudrait passer par Gènes et longer les côtes, et il est à craindre que les carabiniers piémontais ou le nouveau consul de Gènes, qui, dit-on, est un enragé, ne te happent au passage. Il y a bien une autre route à travers les montagnes de la Spézia, mais elle est abandonnée depuis long-tems, et tu courrais risque de t'y engloutir ou de t'y faire assommer.—N'importe: à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire; cette route me convient, et dès demain je vais à la découverte.—Ton passe-port est-il en règle?—Je le ferai viser pour Lerici.—Autre sottise. Tu ne sais donc pas que tu auras affaire aux Autrichiens, nos plus implacables ennemis, et qu'ils te chercheront mille difficultés? Je connais un colonel tudesque (c'est le nom qu'on donne aux Autrichiens en Italie), qui probablement nous arrangera tout cela. Allons lui offrir à dîner. Les affaires et les querelles s'arrangent à table avec ces messieurs.
Notre colonel me fit effectivement régulariser mon passe-port. Je laissai à Milan ma calèche et mes effets, et le lendemain je montai en cédiole[34]. J'arrivai par des chemins de traverse au pied des montagnes. Leur trajet en voiture étant impossible, je me séparai à regret de mon conducteur. J'achetai deux chevaux, l'un pour mon nouveau guide, l'autre pour moi. Ce nouveau guide ne savait point un mot de français. J'avais eu soin de me munir d'un dictionnaire de poche; mais j'ignorais à peu près la manière de prononcer et d'arranger les mots: de sorte que notre conversation se réduisait à quelques phrases isolées que nous ne parvenions point toujours à comprendre.
Nous partîmes à la pointe du jour. Sur le midi, la neige commença à tomber, et nous eûmes mille peines à gagner le hameau de… Le lendemain, le tems devint encore plus mauvais. Le cheval de mon guide s'abîma dans la neige, et nous perdîmes deux heures à l'en retirer. Mon guide, superstitieux comme tous les Italiens et facile comme eux à rebuter, regardait cet accident comme de mauvais augure, et voulait rétrograder. Je ne pus vaincre sa répugnance qu'avec un double napoléon d'or. À peine le lui eus-je donné, que je sentis mon imprudence: c'était exciter la cupidité de cet homme et m'exposer à en devenir la victime. À mesure que nous avancions, la route devenait de plus en plus difficile; nous rencontrions à chaque pas des excavations, ou des chutes de rochers qui barraient notre passage, et nous forçaient à nous créer au hasard de nouveaux chemins. Il était tombé en 1814 tant de neige dans l'Italie septentrionale, et particulièrement dans la partie que nous traversions, que les muletiers eux-mêmes avaient déserté la montagne; en sorte que mon guide, ne trouvant plus de sentiers frayés, était obligé de s'orienter à chaque pas pour ne point nous égarer, ou nous précipiter dans les gouffres cachés qui bordaient notre périlleuse route.
Nous arrivâmes le lendemain à Borcetto. Éclairé par les dangers de la veille, je pris deux chevaux de réserve et un guide de plus. On me les fit payer au poids de l'or. Je trouvai là un préposé des douanes: il m'engagea, soit par bonté d'âme, soit pour me faire peur, à me tenir sur mes gardes en traversant la Size, montagne fort élevée et fort dangereuse. Elle était, disait-il, infestée de brigands. Je renouvelai l'amorce de mes pistolets; je jetai les yeux au ciel pour invoquer sa protection, et je partis.
Arrivé à la moitié de la montagne, je fus arrêté par un soldat, qui me fît entrer au corps-de-garde pour y exhiber mon passe-port. Ce poste, établi peu de jours auparavant pour la sûreté des voyageurs, était occupé par un sous-officier et six soldats qui tous avaient servi dans les armées impériales. Ils se doutèrent à ma mine que j'avais été militaire; et après quelques momens de conversation, ils me proposèrent, pour me réchauffer, de boire à la santé de l'Empereur Napoléon. J'hésitai d'abord, craignant de donner dans un piége; mais ils insistèrent si franchement que je ne pus leur résister. Je leur donnai en partant 20 fr., pour boire à la santé de Napoléon et à la mienne, et je les priai de me recommander à mes guides. Le commandant du poste les fit venir et leur dit, avec un feu de file de juremens, que, s'il m'arrivait quelque chose, il les ferait fusiller tous deux à leur retour. Ces braves gens m'escortèrent assez long-tems, et nous nous séparâmes avec une émotion qu'il faut avoir été soldat pour éprouver et pour comprendre.
Nous devions aller coucher à Pontrémoli. La halte que j'avais faite nous avait retardés, et nous nous trouvâmes surpris par la nuit. Pour abréger le chemin, mes guides me firent descendre par un large sentier pratiqué le long du flanc de la montagne: la pente était si rapide que nos chevaux s'accroupissaient à chaque instant, et que nous-mêmes nous étions forcés de nous laisser glisser. Je me trouvai au pied de la côte dans un lieu si obscur et si sauvage que je crus que mes guides m'y avaient conduit dans le dessein de s'y défaire de moi. Après avoir marché à tâtons pendant assez long-tems, mes guides s'arrêtèrent tout à coup: la neige et la nuit défiguraient tellement le terrain, qu'ils ne savaient plus où ils se trouvaient, ni de quel côté ils devaient se diriger: leur inquiétude était extrême; ils invoquaient tour à tour les saints du Paradis, se serraient la main, et se pressaient dans leurs bras, comme s'ils eussent été sur le point de faire naufrage. Je conservai mon sang-froid, et voyant que je n'avais rien à attendre de ces deux imbéciles, je pris un cheval, qui me parut être un vieux routier, et après lui avoir mis la bride sur le cou, je lui appliquai un vigoureux coup de fouet: il prit son élan, je le suivis, et peu d'instans après, au grand étonnement et surtout à la grande satisfaction de mes conducteurs, nous reconnûmes que nous étions dans la bonne voie et à une demi-heure de marche de Pontrémoli, où nous arrivâmes à minuit.
J'étais encore à vingt-quatre heures de distance de la Spézia, et vingt-quatre heures avec de semblables chemins sont des siècles. Mais quel fut mon ravissement, quand, au lieu des déserts et des montagnes de glaces que j'avais traversés la veille, je n'aperçus, au sortir de Pontrémoli, que des vallons émaillés de verdure et de fleurs, des coteaux entourés et couronnés d'arbustes et d'oliviers! Hier c'était l'hiver et ses rigueurs, aujourd'hui le printems et ses charmes. Cette agréable métamorphose trompa mon impatience, et fit succéder aux agitations habituelles de mon âme, ce calme heureux qu'inspire la contemplation des beautés et des dons de la nature.
À quelques lieues de Pontrémoli, le passage se trouve interrompu par un torrent profond et rapide. On le passe à gué: mes conducteurs, que j'avais devancés, me l'eurent à peine indiqué que je m'élançai dans l'eau. Mais au lieu de porter mon cheval à gauche, je le dirigeai dans le sens contraire. Mes guides, témoins de ma déviation, criaient à tue tête, Fermate, fermate! ce qui veut dire arrêtez: je crus que cela signifiait, ferme, ferme; et j'éperonnais et fouettais mon cheval de toutes mes forces: il perdit pied; je manquai d'être submergé. Parvenu à bord, je reçus de mes guides un sermon qui devait être sans doute fort sévère, et dans lequel les noms de diable et de Français jouaient le rôle principal.
J'arrivai le… à Lerici. Je vis avec joie la mer, dernier obstacle qui me restait à franchir pour atteindre le terme de mes voeux et de mes travaux. Mais hélas! ma joie ne se prolongea point. Je fus saisi, dans la nuit, d'une forte oppression de poitrine et d'une fièvre brûlante: c'était le résultat de mon immersion dans le torrent. Si j'ai le malheur d'avoir une fluxion de poitrine, me disais-je tristement, que deviendrai-je ici, sans secours, sans appui, au milieu d'une terre étrangère? Je n'aurai donc quitté ma patrie, ma mère chérie, que pour venir expirer loin d'elle dans les bras de mercenaires et d'inconnus? Je n'aurai donc approché des bords si désirés de la Spézia, que pour éprouver le douloureux regret de ne pouvoir les franchir? Ah! du moins, si j'avais pu arriver près de l'Empereur, lui parler, et mourir à ses pieds, je ne regretterais point la vie. Mon dévouement aurait été connu, ma mémoire honorée; et mon nom, associé aux destinées de l'Empereur, aurait passé peut-être avec le sien à la postérité.
Je fis appeler un médecin; par un bonheur inespéré, il se trouva que c'était un ancien chirurgien militaire, homme de mérite, et chaud partisan des Français. Quand je fus hors de danger, il me témoigna le désir de connaître le motif qui m'avait amené à Lerici. à travers les montagnes, et me fit entrevoir qu'il l'avait pénétré. Un homme qui parle est toujours moins suspect que celui qui se tait. Je résolus donc de satisfaire la curiosité du docteur. Après avoir exigé le secret, je lui avouai mystérieusement que j'étais colonel; que j'allais à l'île d'Elbe; qu'un officier supérieur de la garde de Napoléon avait épousé ma soeur; que l'expatriation de son mari l'avait plongée dans un tel état d'accablement et de souffrances, que les médecins avaient déclaré qu'elle était perdue sans ressource; que sa santé, et quatre enfans en bas âge, ne lui permettant point de venir rejoindre son mari, j'avais pris le parti, pour rendre à ma pauvre soeur le bonheur et la vie, de venir rappeler à mon beau-frère ce qu'il devait à son épouse et à ses enfans, et que j'espérais le déterminer à retourner en France, au moins momentanément.
Cette fable, que j'eus soin d'entrecouper de soupirs et de réflexions sentimentales, parut le toucher infiniment. Il me plaignit, me consola, me flatta des plus douces espérances, et me promit de me servir de tout son pouvoir.
Devenu convalescent, je m'occupai avec plus d'ardeur que jamais des moyens de m'embarquer promptement. L'officieux docteur me fit connaître un capitaine de félouque courrière, et je frétai son bâtiment pour quinze jours.
Il me demanda mon passe-port pour aller chez l'officier du port prendre sa feuille de bord, et ma boletta. En effet (et je l'ignorais complètement), on ne peut sortir d'un port et entrer dans un autre, sans être pourvu d'une feuille de bord, constatant le nombre des marins et des passagers qui se trouvent sur le bâtiment, et d'une boletta ou certificat des inspecteurs de la santé, qui atteste, nominativement, qu'aucun des passagers et des marins n'est atteint de maladie contagieuse. Ces deux pièces ne se délivrent que sur la présentation des passe-ports, avec lesquels elles doivent être d'une identité absolue. Cette formalité, à laquelle je ne m'étais point attendu, déconcerta totalement mes calculs. Mon passe-port ne me donnait point le droit de m'embarquer, et je craignais, en le produisant (car on s'effraye de tout en pareille circonstance), qu'on ne me fît des difficultés, et qu'on n'en référât au consul ou à ses agens.
Mon capitaine devina mon embarras, et m'offrit de me procurer un passe-port et une boletta sous des noms supposés; je refusai, préférant m'exposer à être puni comme Bonapartiste, que comme faussaire. En ce cas, me dit le capitaine, vous n'avez qu'un seul moyen, c'est de vous jeter dans une barque et de vous faire passer pour matelot: j'arrangerai cela. Quelques heures après, il m'amena Un matelot franco-génois, qui me proposa de me conduire, sans papiers, où cela me ferait plaisir. Il ajouta que l'un de ses parens était canonnier à bord du brick l'Inconstant, de Napoléon, et qu'il serait bien content de le revoir. Je jugeai que mon dessein de passer à l'île d'Elbe était éventé, et je résolus de partir la nuit même, s'il était possible. Il fut convenu, avec mon matelot (dont le nom était Salviti), qu'il viendrait me prendre à minuit, et que nous nous éloignerions de la terre, quelque tems qu'il fît.
Sur ces entrefaites, mon docteur vint me trouver, et m'annonça que le commandant du pays, dont il était le médecin, se proposait de m'envoyer chercher par ses carabiniers, pour connaître le motif de mon arrivée et de mon séjour dans le golfe. Je lui ai annoncé, me dit-il, que vous êtes malade, et que votre intention est de vous rendre en Corse, dans le sein de votre famille, aussitôt que vous pourrez supporter la mer. Je crois l'avoir tranquillisé: cependant, ne vous y fiez pas, et partez sans délai.—Je partirai ce soir; mais comme il pourrait prendre d'ici là, à votre commandant ou à ses gendarmes, la fantaisie de m'arrêter, j'aime mieux me présenter chez lui de bonne volonté, et lui confirmer le conte que vous lui avez fait.—Je m'y rendis immédiatement, et instruit par les détails que m'avait donnés le médecin, de l'homme à qui j'avais affaire, je parvins facilement à lui plaire et à le rassurer. Il me fit promettre, néanmoins, de lui apporter, le lendemain, mon passe-port. Je lui promis tout ce qu'il voulut: à minuit, nous mîmes clandestinement à la voile, et à la pointe du jour j'avais déjà perdu de vue le golfe de la Spézia et ses bords majestueux.
La barque qui me portait, moi et ma fortune, n'était qu'un bateau ordinaire, à quatre rames, avec une petite voile latine. Elle était montée par six hommes. Salviti seul parlait français; il avait bonne mine; les autres portaient sur leurs figures l'empreinte de la misère et de la plus profonde immoralité. Ils me regardaient avec curiosité, et parlaient continuellement de moi. Salviti me traduisait leurs discours; j'y répondais de bonne grâce: on cherche à plaire, même à des matelots, quand on a besoin d'eux. Le mal de mer ne me laissait point un moment de repos, et pour comble de malheur, je n'avais point eu la précaution de me procurer des vivres. Il me fallut partager la nourriture de mes compagnons; elle consistait en salaisons avariées, et principalement en bacalat ou morue sèche, qui se mange toute crue.
Le vent contrariant notre marche, ce ne fut que le matin du second jour, que nous aperçûmes le phare de Livourne. Quelle fut ma surprise, mon indignation, lorsque je vis notre barque se diriger vers l'entrée du port! «Où me conduisez-vous, Salviti?—À Livourne.—Je ne veux point y aller, m'écriai-je en blasphémant; ce n'est point là ce que vous m'aviez promis.» Salviti déconcerté, m'avoua qu'il n'était pas le maître du bâtiment; qu'il le louait en commun avec les autres matelots; qu'ils faisaient la contrebande; et qu'ils se rendaient à Livourne pour se concerter avec d'autres contrebandiers, au sujet d'une expédition importante; que cela serait bientôt fait; et qu'ils me conduiraient ensuite à Porto-Ferrajo; qu'il m'en donnait sa parole, et que je pouvais m'y fier.—Je ne veux pas de cet arrangement, lui répondis-je, en portant mes pistolets à sa poitrine; il faut aller droit à l'île d'Elbe, ou je le tue.—Tuez-moi, si vous voulez, cela ne vous servira à rien: vous serez jeté à la mer par mes camarades, ou guillotiné à Livourne.» Le sang-froid de cet homme me désarma. «Eh bien, lui dis-je, jure-moi donc que tu me conduiras demain à l'île d'Elbe.—Je vous l'ai déjà dit, que je sois un… si je vous manque de parole.» Les matelots, qui ne nous comprenaient pas, ne savaient à quel motif attribuer ma fureur; l'un d'eux, déserteur de la marine anglaise, saisit un grand couteau en forme de stilet, les autres semblaient attendre l'événement pour se précipiter sur moi. Cette scène finie, je voulus essayer de faire rétrograder Salviti pour de l'argent: il résista, il avait donné sa parole de se trouver à Livourne, et sa parole était inviolable.
Je me vis donc conduit, malgré moi, dans le piége que j'avais voulu éviter. Mon dépit, ma colère étaient au comble: j'écumais de rage et de désespoir: «ainsi donc, pensai-je, en me tordant les bras, ces scélérats vont me ravir le fruit de tout ce que j'ai souffert. Et l'Empereur! l'Empereur! si près de lui, sous ses yeux, au moment…» Malheureux! dis-je à Salviti; je ne te quitterai pas plus que ton ombre; et avant de me laisser prendre, je te ferai sauter la cervelle.—C'est bon, reprit-il en haussant les épaules: en attendant, il faut ôter vos habits et vous mettre en matelot.—Pourquoi?—Parce que vous n'avez point de papiers et qu'on vous mettrait dedans.» Je me soumis à cette nouvelle épreuve. L'un de ces misérables se dépouilla pour moi d'une grande veste à capuchon que j'endossai: un autre ôta de son col, et mit au mien un mouchoir de couleur tout ruisselant la sueur et la crasse; un troisième me donna son bonnet de laine, et malgré ma juste répugnance, il fallut me l'enfoncer jusqu'aux yeux… Ma barbe heureusement était aussi longue que celle de mes camarades, et pour que mes mains ne me trahissent point, je les imprégnai de l'eau bourbeuse qui croupissait sous le plancher de notre bateau. Ce n'est point tout; notre feuille de bord n'énonçait que six hommes d'équipage: nous étions sept; il fallait donc en cacher un[35]: nous choisîmes le plus petit et le plus mince d'entre nous. Il se blottit sous le bout du bateau, et nous jetâmes négligemment sur lui quelques vieilles nattes et deux ou trois vestes de matelot. Ces préparatifs terminés, on me plaça sur un banc de rameur, la rame en main, et à la nuit tombante nous fîmes notre entrée dans la rade.
Salviti présenta nos papiers; la date[36] en était trop ancienne; on lui fit des difficultés; il s'emporta, et par châtiment et par précaution, on nous astreignit à faire la petite quarantaine: c'est-à-dire, à demeurer prisonniers dans la rade pendant trois jours.
Salviti revint tristement m'annoncer cette nouvelle infortune; notre bateau fit volte-face, et nous nous rendîmes au lieu de notre exil.
Le soir du troisième jour, Salviti me prévint qu'on allait nous mettre à bord, selon l'usage, un garde de la santé, qui passerait la nuit avec nous, pour s'assurer si nous n'avions point de symptômes de maladie. Il avait su, par l'homme qui nous avait apporté ou plutôt jeté des vivres, car tout contact est interdit sous peine de mort; il avait su, dis-je, le nom du garde qu'on nous destinait: c'était un joueur et un ivrogne. Salviti se procura des cartes et du vin, et m'assura qu'il l'endoctrinerait si bien, qu'il n'aurait point le tems de s'occuper de moi.
Je n'étais point aussi tranquille que Salviti. Je redoutais que cet homme ne découvrît le matelot que nous avions à cacher, ou qu'il ne s'aperçût à mes manières, à mes traits, à ma gaucherie, que je n'étais point ce que je paraissais être. Il lui suffisait d'ailleurs d'une seule question pour me pousser à bout, puisque, ne sachant point l'italien, je n'aurais pu lui répondre ou garder le silence sans me trahir. Il me vint dans l'idée de contrefaire le sourd, pour n'être point dans le cas de soutenir de conversation, et de supposer que je m'étais blessé à la main, afin de rester oisif, et d'éviter de laisser paraître que je ne savais point mon métier. Je me tirai quelques gouttes de sang que j'épanchai sur de vieux haillons, et m'enveloppai la main. Salviti expliqua mon stratagème à nos camarades, et de longs éclats de rire m'annoncèrent qu'il avait obtenu leur approbation.
Le garde de la santé arriva: le matelot mystérieux ne bougea point: Salviti joua son rôle à merveille; je m'acquittai fort bien du mien; et à ma vive satisfaction, la soirée se termina sans accidens. Jusques-là, j'avais été couché à part, et sur un assez bon matelas; on fit les honneurs de ma place et de mon lit, à M. le garde, et je fus obligé de m'étendre par terre, tête bêche avec les matelots; le dégoût, la mauvaise odeur, la privation d'air me firent porter le sang à la tête, et je pensai suffoquer. À la pointe du jour, mes camarades se mirent à boire et à manger. Je me tins à l'écart. «Approchez et mangez, me dit Salviti.—Je ne le puis.—Le garde va supposer que tous êtes malade, et il n'en faut pas davantage pour nous faire recommencer la quarantaine.—Je mangeai.» À dix heures du matin les officiers de la santé s'approchèrent de nous; et sur le rapport favorable de notre surveillant, nous obtînmes l'entrée du port. Je restai dans le bateau, avec un de nos gens que je gardai en otage. À deux heures, les conciliabules de mes contrebandiers furent terminés; à trois heures, nous levâmes l'ancre. Un vent propice enfla notre voile, et j'oubliai bientôt mes angoisses et mes dangers, en apercevant le rocher sur lequel j'allais retrouver Napoléon le Grand.
Nous arrivâmes, sans obstacles, dans la rade de Porto-Ferrajo[37], au moment où le canon venait de donner le signal de la fermeture du port: j'entendis battre la retraite à la française: mon coeur tressaillit. Je passai la nuit sur le pont du bateau. Malgré ma joie d'être arrivé au port, je ne pus me défendre d'une certaine mélancolie que m'inspirèrent sans doute le calme de la nuit, et l'aspect des montagnes sombres et arides dont j'étais environné. Ô vanité des grandeurs humaines! me disais-je, c'est donc là, sur ce roc desséché, que respire cet homme incompréhensible qui naguères trouvait qu'il étouffait en Europe! C'est dans cette humble bicoque qu'habite, avec quelques serviteurs fidèles, cet homme que j'ai vu, dans le palais des Césars, entouré des hommages et des adorations de la plus brillante cour du monde; que j'ai vu assis, la tête couverte, au milieu de huit rois se tenant respectueusement devant lui chapeau bas! C'est sur cette peuplade, à peine égale à la population d'un village, que règne maintenant ce Napoléon le Grand, si long-tems le maître et la terreur du monde; ce Napoléon qui, d'une part de ses conquêtes, élevait des trônes pour les princes ses alliés.
Le jour vint mettre fin à mes réflexions. Je reconnus sur le rempart, avec une joie inexprimable, ces vieux et braves grenadiers que j'avais tant de fois honorés et admirés sur le champ de bataille. Je m'élançai à terre et me jetai précipitamment dans la première auberge, pour quitter mon déguisement de matelot et voler au palais de Napoléon. Mais j'avais été remarqué et suivi; et l'on vint sur-le-champ, de la part du commandant de la place (le général Cambronne), pour s'assurer de ma personne. Je tranquillisai ses émissaires, et me rendis avec eux à la municipalité où logeait le général Bertrand. Je me fis annoncer; le général vint au-devant de moi: «Venez-vous de France, Monsieur?—Oui, Monsieur le Maréchal.—Que venez-vous faire ici?—Voir l'Empereur et lui demander du service.—L'Empereur vous connaît-il?—Oui, Monsieur. M. X. m'a donné d'ailleurs des moyens de prouver à l'Empereur que je ne suis point indigne de ses bontés.—Nous apportez-vous des nouvelles de France?—Oui, Monsieur le Maréchal, et je les crois bonnes.—Dieu vous entende! nous sommes si malheureux! Je brûle de causer de la France avec vous; mais je dois avant tout prévenir l'Empereur de votre arrivée. Peut-être ne pourra-t-il point vous recevoir sur-le-champ: nous avons aujourd'hui la corvette anglaise[38], et ces gens-là s'effrayent de tout. Sait-on qui vous êtes?—On sait que je suis officier français.—Tant pis; cachez vos décorations, ne dites rien à personne, et restez à votre auberge à vous reposer; je vous enverrai chercher.» Une demi-heure après, il me fit avertir de me rendre en toute hâte à la porte du jardin de l'Empereur; que l'Empereur y viendrait, et que sans avoir l'air de me connaître, il me ferait appeler. Je m'y rendis: l'Empereur, accompagné de ses officiers, se promenait, suivant sa coutume, les mains derrière le dos; il passa plusieurs fois devant moi sans lever les yeux; à la fin il me fixa, et s'arrêtant, il me demanda en italien de quel pays j'étais: je lui répondis en français que j'étais parisien; que j'avais été appelé par des affaires en Italie; et que je n'avais pu résister au désir de revoir mon ancien souverain. «Eh bien, Monsieur, parlez-moi de Paris et de la France.» En achevant ces mots, il se remit à marcher. Je l'accompagnai, et après plusieurs questions insignifiantes, faites à haute voix, il me fit entrer dans ses appartemens, ordonna aux généraux Bertrand et Drouot de se retirer, et me força de m'asseoir à côté de lui. «Le Grand Maréchal, me dit-il avec un air froid et distrait, m'a annoncé que vous arriviez de France.—Oui, Sire.—Que venez-vous faire ici?—Sire, je viens vous offrir mes services; ma conduite, en 1814… L'Empereur, m'interrompant: Je ne doute pas, Monsieur, que vous ne soyez un bon officier; mais les officiers que j'ai avec moi, sont déjà si nombreux, qu'il me serait bien difficile de pouvoir faire quelque chose pour vous; cependant, nous verrons. Vous connaissez, il paraît, M. X.—Oui, Sire.—Vous a-t-il remis une lettre pour moi?—Non, Sire.—(L'Empereur, m'interrompant.) Je vois bien qu'il m'a oublié comme tous les autres; depuis que je suis ici, je n'ai entendu parler ni de lui ni de personne.—Sire (l'interrompant à mon tour), il n'a point cessé d'avoir pour votre Majesté, l'attachement et le dévouement que lui ont conservé les vrais Français, et… L'Empereur, avec dédain. Quoi! on pense donc encore à moi en France?—On ne vous y oubliera jamais.—Jamais! c'est beaucoup. Les Français ont un autre souverain, et leur devoir et leur tranquillité leur commandent de ne plus songer qu'à lui.» Cette réponse me déplut; l'Empereur, me dis-je, est mécontent de ce que je ne lui apporte point de lettres, il se défie de moi: ce n'était point la peine de venir de si loin pour être si mal reçu.—«Que pense-t-on de moi en France?—On y plaint et l'on y regrette votre Majesté.—L'on y fait aussi sur moi beaucoup de fables et de mensonges; tantôt on prétend que je suis fou, tantôt que je suis malade, et vous voyez, me dit l'Empereur, en regardant son embonpoint, si j'en ai l'air. On y prétend aussi qu'on veut me transporter à Ste-Hélène ou à Malte. Je ne leur conseille pas d'y essayer. J'ai des vivres pour me nourrir six mois, des canons et des braves pour me défendre; je leur ferais payer cher leur honteuse tentative. Mais je ne puis croire que l'Europe veuille se déshonorer en s'armant contre un seul homme, qui ne veut point et qui ne peut plus lui faire de mal. L'Empereur Alexandre aime trop la postérité, pour consentir à un semblable attentat. Ils m'ont garanti la souveraineté de l'Ile d'Elbe par un traité solennel; je suis ici chez moi, et tant que je n'irai point chercher querelle à mes voisins, on n'a pas le droit de venir m'y troubler… Avez-vous servi dans la grande armée?—Oui, Sire, j'eus le bonheur de me distinguer sous vos yeux dans les plaines de la Champagne. Votre Majesté avait paru tellement me remarquer, que j'avais osé concevoir l'espérance qu'elle se ressouviendrait de moi.—Au fait, j'ai cru vous reconnaître en vous voyant, mais je n'ai de vous qu'un souvenu confus.» Pauvres hommes! pensai-je en moi-même, exposez donc votre vie pour les rois, sacrifiez-leur donc votre jeunesse, votre repos, votre bonheur!—«À quelles affaires vous êtes-vous distingué?—Sire, à… et à… Le Maréchal Ney me présenta, à cette époque, à Votre Majesté, en lui disant: voici Sire, l'intrépide S… P… dont je vous ai parlé.—Ah! ah! je me rappelle effectivement; oui, j'ai été très-content de votre conduite à… et à… Vous avez montré de la résolution, du caractère; ne vous ai-je point décoré sur le champ de bataille?—Oui, Sire.—Eh bien (avec plus de chaleur et d'abandon), comment se trouve-t-on en France des Bourbons?—Sire, ils n'ont point réalisé l'attente des Français, et chaque jour le nombre des mécontens s'augmente.—Tant pis, tant pis, (vivement). Comment, X. ne vous a point donné de lettres pour moi?—Non, Sire, il a craint qu'elles ne me fussent enlevées; et comme il a pensé que Votre Majesté, obligée d'être sur ses gardes et de se défier de tout le monde, se défierait peut-être aussi de moi, il m'a révélé plusieurs circonstances qui, n'étant connues que de Votre Majesté et de lui, peuvent vous prouver que je suis digne de votre confiance.—Voyons ces circonstances.» Je lui en détaillai quelques-unes, et sans me laisser achever: «Cela suffit, me dit-il. Pourquoi n'avoir pas commencé par me dire tout cela? voilà une demi-heure que vous nous faites perdre.» Cette bourrasque me déconcerta[39]. Il s'en aperçut, et reprit avec douceur. «Allons, mettez-vous à votre aise, et racontez-moi dans le plus grand détail tout ce qui s'est dit et passé entre X. et vous.» Je lui exposai alors les circonstances qui m'avaient amené à avoir un entretien avec M. X.; je lui rapportai mot à mot cet entretien; je lui fis une énumération complète des fautes et des excès du gouvernement royal. Et j'allais en déduire les conséquences que nous en avions tirées M. X. et moi, lorsque l'Empereur incapable, quand il est ému, d'écouter un récit quelconque sans l'interrompre et le commenter à chaque instant, m'ôta la parole et me dit: «Je croyais aussi, lorsque j'abdiquai, que les Bourbons, instruits et corrigés par le malheur, ne retomberaient point dans les fautes qui les avaient perdus en 1789. J'espérais que le Roi vous gouvernerait en bon homme, c'était le seul moyen de se faire pardonner de vous avoir été donné par les étrangers. Mais depuis qu'ils ont remis le pied en France, ils n'ont fait que des sottises. Leur traité du 23 avril, continua-t-il en élevant la voix, m'a profondément indigné; d'un trait de plume ils ont dépouillé la France de la Belgique et des possessions qu'elle avait acquises depuis la révolution; ils lui ont fait perdre les arsenaux, les flottes; les chantiers, l'artillerie et le matériel immense que j'avais entassés dans les forteresses et les ports qu'ils leur ont livrés. C'est Talleyrand qui leur a fait cette infamie. On lui aura donné de l'argent. La paix est facile avec de telles conditions. Si j'avais voulu comme eux signer la ruine de la France, ils ne seraient point sur mon trône, (avec force) j'aurais mieux aimé me trancher la main. J'ai préféré renoncer au trône, plutôt que de le conserver aux dépens de ma gloire et de l'honneur Français… une couronne déshonorée est un horrible fardeau… Mes ennemis ont publié partout que je m'étais refusé opiniâtrement à faire la paix; ils m'ont représenté comme un misérable fou, avide de sang et de carnage. Ce langage leur convenait: quand on veut tuer son chien, il faut bien faire accroire qu'il est enragé: mais l'Europe connaîtra la vérité: je lui apprendrai tout ce qui s'est dit, tout ce qui s'est passé à Châtillon. Je démasquerai d'une main vigoureuse, les Anglais, les Russes et les Autrichiens. L'Europe prononcera. Elle dira de quel côté fut la fourbe et l'envie de verser du sang. Si j'avais été possédé de la rage de la guerre, j'aurais pu me retirer avec mon armée au-delà de la Loire, et savourer à mon aise la guerre des montagnes. Je ne l'ai point voulu; j'étais las de massacres… mon nom et les braves qui m'étaient restés fidèles, faisaient encore trembler les alliés, même dans ma capitale. Ils m'ont offert l'Italie, pour prix de mon abdication; je l'ai refusée: quand on a régné sur la France, on ne doit pas régner ailleurs. J'ai choisi l'île d'Elbe; ils ont été trop heureux de me la donner. Cette position me convenait. Je pouvais veiller sur la France et sur les Bourbons. Tout ce que j'ai fait, a toujours été pour la France. C'est pour elle, et non pour moi, que j'aurais voulu la rendre la première nation de l'univers. Ma gloire est faite à moi. Mon nom vivra autant que celui de Dieu. Si je n'avais eu à songer qu'à ma personne, j'aurais voulu, en descendant du trône, rentrer dans la classe ordinaire de la vie; mais j'ai dû garder le titre d'Empereur pour ma famille, et pour mon fils… mon fils, après la France, est ce que j'ai de plus cher au monde.»
L'Empereur, pendant tout ce discours, avait marché à grands pas, et paraissait violemment agité. Il se tut quelques momens, et reprit: «Ils savent bien (les émigrés) que je suis là, et voudraient me faire assassiner. Chaque jour je découvre de nouvelles embûches, de nouvelles trames. Ils ont envoyé en Corse un des sicaires de Georges, un misérable que les journaux anglais eux-mêmes ont signalé à l'Europe comme un buveur de sang, comme un assassin. Mais qu'il prenne garde à lui; s'il me manque, je ne le manquerai pas. Je l'enverrai chercher par mes grenadiers, et je le ferai fusiller pour servir d'exemple aux autres…»
Après quelques nouveaux momens de silence, il me dit: «Mes généraux vont-ils à la cour? ils doivent y faire une triste figure.» J'avais attendu la fin de cette digression pour reprendre le fil de mon discours; convaincu qu'il me serait impossible de parvenir à mener la conversation, je résolus de laisser l'Empereur la diriger à sa guise, et je lui répondis: «Oui, Sire, et ils sont outrés de se voir préférer des émigrés qui n'ont jamais entendu le bruit du canon.—Les émigrés seront toujours les mêmes. Tant qu'il ne fut question que de faire les belles jambes dans mon antichambre, j'en trouvais plus que je n'en voulus. Quand il fallut montrer de l'homme, ils se sont retirés comme des c… J'ai fait une grande faute en rappelant en France cette race anti-nationale; sans moi ils seraient tous morts de faim à l'étranger. Mais alors j'avais de grands motifs, je voulais réconcilier l'Europe avec nous, et clore la révolution… Que disent de moi les soldats?—Les soldats, Sire, s'entretiennent sans cesse de vos immortelles victoires. Ils ne prononcent jamais votre nom qu'avec respect, admiration et douleur. Lorsque les princes leur donnent de l'argent, ils le boivent à votre santé, et quand on les force à crier vive le Roi! ils répètent à voix basse, de Rome.—(En souriant) ils m'aiment donc toujours?—Oui, Sire, et j'oserai même dire, plus que jamais.—Que disent-ils de nos malheurs?—ils les regardent comme l'effet de la trahison, et répètent sans cesse qu'ils n'auraient jamais été vaincus, si la France n'eût point été vendue aux ennemis; ils ont horreur surtout de la capitulation de Paris.—Ils ont raison; sans l'infâme défection du duc de Raguse, les alliés étaient perclus. J'étais maître de leurs derrières, et de toutes leurs ressources de guerre. Il n'en serait pas échappé un seul. Ils auraient eu aussi leur vingt-neuvième bulletin! Marmont est un misérable: il a perdu son pays, et livré son prince. Sa convention seule avec Schwartzemberg suffit pour le déshonorer. S'il n'avait pas su qu'il compromettait, en se rendant, ma personne et mon armée, il n'aurait pas eu besoin de stipuler de sauve-garde pour ma liberté et pour ma vie. Cette trahison n'est pas la seule. Il a intrigué avec Talleyrand, pour ôter la régence à l'Impératrice et la couronne à mon fils. Il a trompé et joué indignement Caulincourt, Macdonald et les autres maréchaux. Tout son sang ne suffirait point pour expier le mal qu'il a fait à la France… Je dévouerai son nom à l'exécration de la postérité… Je suis bien aise d'apprendre que mon armée a conservé le sentiment de sa supériorité, et qu'elle rejette sur leurs véritables auteurs nos grandes infortunes. Je vois avec satisfaction, d'après ce que vous venez de m'apprendre, que l'opinion que je m'étais formée de la situation de la France est exacte: la race des Bourbons n'est plus en état de gouverner. Son gouvernement est bon pour les prêtres, les nobles, les vieilles comtesses d'autrefois: il ne vaut rien pour la génération actuelle. Le peuple a été habitué par la révolution à compter dans l'état: il ne consentira jamais à retomber dans son ancienne nullité, et à redevenir le patient de la noblesse et de l'église… L'armée ne sera jamais aux Bourbons. Nos victoires et nos malheurs ont établi entre elle et moi un lien indestructible: avec moi seul, elle peut retrouver la vengeance, la puissance, et la gloire; avec les Bourbons, elle ne peut attraper que des injures et des coups: les rois ne se soutiennent que par l'amour de leurs peuples ou par la crainte. Les Bourbons ne sont ni craints ni aimés; ils se jetteront d'eux-mêmes à bas du trône, mais ils peuvent s'y maintenir encore long-tems. Les Français ne savent pas conspirer.»
L'Empereur en prononçant ces mots gesticulait et marchait avec précipitation: il avait plutôt l'air de parler seul que d'adresser la parole à quelqu'un.—«M. X. croit-il (en me jetant un regard oblique) que ces gens-là tiendront long-tems?—Son opinion sur ce point est entièrement conforme à l'opinion générale: c'est-à-dire, qu'on pense en France, et qu'on est convaincu que le gouvernement marche à sa perte. Les prêtres et les émigrés sont ses seuls partisans, et il a pour ennemis tous les hommes qui ont du patriotisme et de l'âme.—Oui, reprit-il, avec énergie, il doit avoir pour ennemis tous les hommes qui ont du sang national dans les veines. Mais comment tout cela finira-t-il? croit-on qu'il y aura une nouvelle révolution?—Sire, les esprits sont tellement mécontens et exaspérés que le moindre mouvement partiel entraînerait nécessairement une insurrection générale, et que personne ne serait surpris qu'elle éclatât au premier jour.—Mais que feriez-vous si vous chassiez les Bourbons; rétabliriez vous la république?—La république, Sire! on n'y songe point. Peut-être établirait-on une régence.—(Avec véhémence et surprise) Une régence! et pourquoi faire, suis-je mort?—Mais, Sire, votre absence…—Mon absence n'y fait rien: en deux jours, je serais en France, si la nation me rappelait… Croyez-vous que je ferais bien d'y revenir?» En disant ces mots, l'Empereur détourna les yeux, et il me fut facile de remarquer qu'il attachait à cette question plus d'importance qu'il ne voulait le laisser paraître, et qu'il attendait ma réponse avec anxiété.—«Je n'ose point, Sire, résoudre personnellement une semblable question, mais—(brusquement) Ce n'est point là ce que je vous demande. Répondez, oui ou non?—Eh bien, oui, Sire.—(Avec émotion) Vous le pensez?—Oui, Sire, je suis convaincu, ainsi que M. X., que le peuple et l'armée vous recevraient en libérateur et embrasseraient votre cause avec enthousiasme.—(Napoléon, avec inquiétude et agitation.) X. est donc d'avis que je revienne?—Nous avions prévu que Votre Majesté m'interrogerait sur ce point, et voici textuellement sa réponse: «Vous direz à l'Empereur que je n'ose prendre sur moi de décider une question aussi importante; mais qu'il peut regarder comme un fait positif et incontestable, que le gouvernement actuel s'est perdu dans l'esprit du peuple et de l'armée; que le mécontentement est au comble, et qu'on ne croit pas qu'il puisse lutter long-tems contre l'animadversion générale. Vous ajouterez que l'Empereur est devenu l'objet des regrets et des voeux de l'armée et de la nation. L'Empereur décidera ensuite dans sa sagesse ce qui lui reste à faire.»
L'Empereur devint pensif, se tut, et après une longue méditation, me dit: «J'y réfléchirai; je vous garde avec moi; venez demain à onze heures.»
En sortant de chez l'Empereur, je retrouvai le grand Maréchal: «L'Empereur vous a gardé bien long-tems, me dit-il; je crains que cet entretien n'ait été remarqué; nous sommes entourés d'espions anglais, et la moindre imprudence nous coûterait cher: je ne vous demande point, continua-t-il, ce que vous avez dû apprendre à l'Empereur; mais si, sans manquer à votre devoir, il vous était possible de me donner des détails sur la France, vous me feriez un grand bien. Nous ne connaissons ce qui se passe que par les journaux et par quelques voyageurs du commerce, et ce que nous apprenons est si contradictoire ou insignifiant, que nous ne savons à quoi nous en tenir.—Je puis vous satisfaire, Monsieur le Maréchal, sans indiscrétion. J'ai dit à l'Empereur ce que toute la France sait: que le mécontentement est au comble, et que le gouvernement royal touche à sa fin.—Je ne sais, reprit le Maréchal, ce que l'avenir nous réserve; mais quel que soit notre sort, il ne peut être pire que celui que nous éprouvons maintenant. Nos ressources s'épuisent chaque jour; le mal du pays nous gagne. Si l'espérance ne nous soutenait un peu, je ne sais en vérité ce que nous deviendrions. L'Empereur vous a-t-il dit de rester avec nous?—Oui, Monsieur le Maréchal.—Je m'en félicite, mais je vous plains: on n'est jamais heureux loin de sa patrie. Je ne regrette point d'avoir suivi l'Empereur, mon devoir et ma reconnaissance me le prescrivaient: mais je regrette la France comme un enfant qui a perdu sa mère, comme un amant qui a perdu sa maîtresse. Ses yeux se mouillèrent de larmes, il me serra affectueusement la main, et me dit: «Venez déjeuner demain avec nous, je vous présenterai à ma femme, ce sera une fête pour elle que de voir un Français, et surtout un bon Français.»
On sut bientôt dans la ville qu'il était arrivé un Français du continent. Mon auberge fut encombrée d'officiers et de grenadiers, qui m'obsédèrent de questions sur leurs parens et leurs amis; il semblait que je dusse connaître toute la France. Plusieurs m'interrogèrent sur les affaires publiques; j'évitai de répondre, en déclarant que j'avais quitté la France depuis cinq mois.
Je me rendis à l'invitation du Grand Maréchal. Il habitait une aile du bâtiment où siégeait la mairie; son appartement n'avait à peu près que les quatre murs, il s'aperçut que je le remarquais. «Vous regardez notre misère, me dit-il; elle doit contraster avec l'opinion que vous vous étiez peut-être formé de nous. On suppose en Europe que l'Empereur a emporté de France d'immenses trésors: son argenterie de campagne, son lit de camp et quelques chevaux à moitié ruinés sont les seuls objets qu'il ait conservés et voulu conserver. Comme Saladin, il pourrait faire crier à sa porte, en exposant les haillons de notre misère: Voilà ce que NAPOLÉON-LE-GRAND, vainqueur de l'univers, emporte de ses conquêtes.
Le Général, fidèle à ses promesses, me présenta à Madame la Maréchale; je fus enchanté de ses manières et de son amabilité. La France et l'île d'Elbe, le présent et l'avenir, furent le sujet de notre conversation; et je ne sus, en quittant Madame Bertrand, ce que je devais admirer le plus, de la grâce piquante de son esprit, ou de la noblesse et de la force de son caractère.
À onze heures, je me présentai chez l'Empereur. On me fit attendre, dans son salon, au rez de chaussée: la tenture en soie bariolée était à moitié usée et décolorée. Le tapis de pied montrait la corde, et était rapiécé en plusieurs endroits; quelques fauteuils mal couverts complétaient l'ameublement… Je me rappelai le luxe des palais impériaux; et la compassion m'arracha un profond soupir. L'Empereur arriva; son maintien attestait un calme que démentaient ses yeux; il était aisé de s'apercevoir qu'il avait éprouvé une violente agitation. «Monsieur, me dit-il, je vous ai annoncé hier que je vous attachais à mon service; je vous le répète aujourd'hui: dès ce moment vous m'appartenez, et vous remplirez, je l'espère, vos devoirs envers moi comme un bon et fidèle sujet: vous le jurez, n'est-ce pas?—Oui, Sire, je le jure.—C'est bien.» Il reprit: «J'avais prévu l'état de crise où la France va se trouver; mais je ne croyais pas que les choses fussent aussi avancées. Mon intention était de ne plus me mêler des affaires politiques; ce que vous avez dit, a changé mes résolutions: c'est moi qui suis cause des malheurs de la France, c'est moi qui dois les réparer. Mais avant de prendre un parti, j'ai besoin de connaître à fond la situation de nos affaires: asseyez-vous, et répétez-moi tout ce que vous m'avez dit hier; j'aime à vous entendre.»
Rassuré par ces paroles et par un regard plein de douceur et de bonté, je m'abandonnai, sans réserve et sans crainte, à toutes les inspirations de mon esprit et de mon âme, et je fis à l'Empereur un tableau si touchant, si animé, des douleurs et des espérances nationales, qu'il en fut frappé. «Brave jeune homme, me dit-il, vous avez l'âme française: mais votre imagination ne vous a-t-elle point égaré?—Non, Sire, le récit que j'ai fait à Votre Majesté est fidèle; j'ai pu m'exprimer avec chaleur, parce qu'il ne m'est pas possible d'exprimer autrement ce que j'éprouve: mais tout est exact, tout est vrai. Dans une si grave circonstance, je regarderais comme un crime de substituer à la vérité les inspirations de mon imagination.—Vous croyez donc que la France attend de moi sa délivrance, et qu'elle me recevra comme un libérateur?—Oui, Sire; je dirai plus: le dégoût, et l'aversion des Français pour le gouvernement royal, sont portés à un si haut point, et ce gouvernement pèse tellement à la nation et à l'armée, que tout autre que Votre Majesté qui voudra les en affranchir, trouvera les Français disposés à le seconder.—(Gravement) Répétez-moi cela.—Oui, Sire, je le répète, les Français sont tellement fatigués, humiliés, indignés du joug anti-national des prêtres et des émigrés, qu'ils sont prêts à faire cause commune avec celui qui leur promettra de les en délivrer.—Mais si je débarquais en France, ne serait-il pas à craindre que les émigrés et les chouans ne massacrassent les patriotes?—Je ne le pense pas, Sire; nous sommes les plus nombreux et les plus braves.—Oui; mais si l'on vous entasse dans les prisons, ils vous y égorgeront?—Le peuple, Sire, ne les laisserait pas faire.—Puissiez-vous ne point vous tromper! D'ailleurs, j'arriverai si vite à Paris, qu'ils n'auront point le tems de savoir où donner de la tête. J'y serai aussitôt que la nouvelle de mon débarquement… Oui, dit l'Empereur, après avoir fait quelques pas, j'y suis résolu… C'est moi qui ai donné les Bourbons à la France; c'est moi qui l'en délivrerai: je partirai… l'entreprise est grande, est difficile, est périlleuse; mais elle n'est point au-dessus de moi. La fortune ne m'a jamais abandonné dans les grandes occasions… je partirai, non point seul (je ne veux point me laisser mettre la main sur le collet par des gendarmes), je partirai avec mon épée, mes polonais, mes grenadiers… La France est tout pour moi. Je lui appartiens. Je lui sacrifierai avec joie mon repos, mon sang, ma vie…» L'Empereur, après avoir prononcé ces mots, s'arrêta: ses yeux étincelaient d'espoir et de génie: son attitude annonçait la confiance, la force, la victoire; il était grand! il était beau! il était admirable! Il reprit la parole et me dit: «Croyez-vous qu'ils oseront m'y attendre?—Non, Sire.—Je ne le crois pas non plus. Quand ils entendront tonner mon nom, ils trembleront, et sentiront qu'une fuite prompte est le seul moyen de m'échapper. Mais que fera la garde nationale? croyez-vous qu'elle se battra pour eux?—Je pense, Sire, qu'elle gardera la neutralité.—C'est déjà beaucoup. Quant à leurs gardes-du-corps et à leurs compagnies rouges, je ne les crains point; ce sont des vieillards ou des enfans: ils auront peur des moustaches de mes grenadiers. (En élevant la voix et la main) Je ferai arborer à mes grenadiers la cocarde nationale. Je ferai un appel à mes anciens soldats. Je leur parlerai; aucun d'eux ne méconnaîtra la voix de son ancien général… L'armée, cela est certain, ne peut hésiter entre le drapeau blanc et le drapeau tricolor, entre moi qui l'ai comblée de bienfaits et de gloire, et les Bourbons qui ont voulu la déshonorer… Et les maréchaux, que feront-ils?—Les maréchaux, comblés de titres, d'honneurs et de richesses, n'ont plus rien à désirer que le repos. Ils craindront, en embrassant un parti douteux, de compromettre leur existence; et peut-être resteront-ils spectateurs de la crise. Peut-être même la crainte que Votre Majesté ne les punisse de l'avoir abandonnée ou trahie en 1814, les portera-t-elle à embrasser le parti du Roi.—Je ne punirai personne; entendez-vous? dites-le bien à M. X.: je veux tout oublier; nous avons tous des reproches à nous faire.—Je le lui dirai, Sire, avec une bien douce joie: cette assurance achèvera de vous concilier tous les esprits: car il existe (même parmi vos partisans) des hommes qui redoutent votre retour, dans la crainte que vous n'exerciez des vengeances.—Oui, je sais bien qu'on me croit vindicatif et même sanguinaire; qu'on me regarde comme une espèce d'ogre et d'antropophage: on se trompe. Je veux qu'on fasse son devoir; je veux qu'on m'obéisse, et voilà tout. Un souverain faible est une calamité pour ses peuples. S'il laisse croire aux méchans et aux traîtres qu'il ne sait point punir, il n'y a plus de sûreté pour l'état ni pour les citoyens. La sévérité prévient plus de fautes qu'elle n'en réprime. Quand on règne, on doit gouverner avec sa tête et non point avec son coeur. Dites cependant à X. que j'excepte du pardon général Talleyrand, Augereau et le duc de Raguse: ce sont eux qui sont cause de tous nos malheurs: la patrie doit être vengée.—Pourquoi, Sire, les exclure? ne craignez-vous pas que cette exception ne vous ravisse le fruit de votre clémence, et ne fasse même douter pour l'avenir de votre sincérité?—On en douterait bien davantage, si je leur pardonnais.—Mais, Sire.—Ne vous mêlez pas de cela… Quelle est la force de l'armée?—Je l'ignore, Sire; je sais seulement qu'elle a été considérablement affaiblie par les désertions, par les congés, et que la plupart des régimens sont à peine de trois cents hommes.—Tant mieux; les mauvais soldats seront partis, les bons seront restés. Connaissez-vous le nom des officiers qui commandent sur les côtes et dans la huitième division?—Non, Sire.—(avec humeur) Comment X. ne m'a-t-il point fait savoir tout cela?—M. X., Sire, était, ainsi que moi, bien loin de prévoir que Votre Majesté prendrait sur le champ la généreuse résolution de reparaître en France. Il pouvait croire, d'ailleurs, d'après les bruits publics, que vos agens ne vous laissaient rien ignorer de tout ce qui pouvait vous intéresser.—J'ai su effectivement que les journaux prétendaient que j'avais des agens… c'est une histoire. J'ai, il est vrai, envoyé en France quelques hommes à moi, pour savoir ce qui s'y passait; ils m'ont volé mon argent, et ne m'ont entretenu que des propos de la canaille. C… est venu me voir, mais il ne savait rien; vous êtes la première personne qui m'ait fait connaître, sous ses grands rapports, la position de la France et des Bourbons. Sans vous, j'aurais ignoré que l'heure de mon retour était sonnée; sans vous, on m'aurait laissé ici à remuer la terre de mon jardin. J'ai bien reçu, sans trop savoir de quelle part, le signalement d'assassins soudoyés contre moi; et une ou deux lettres anonymes, de la même main, où l'on me disait d'être tranquille, que les broderies reprenaient faveur, et autres bêtises semblables; mais, voilà tout. Ce n'est point avec de pareilles données qu'on tente un bouleversement. Mais comment pensez-vous que les étrangers prendront mon retour? voilà le grand point.—Les étrangers, Sire, ont été forcés par Votre Majesté de se réunir contre nous, pour se soustraire, permettez-moi de le dire, (l'Empereur: dites, dites,) aux effets de votre ambition, et aux abus de votre force. Aujourd'hui que l'Europe a recouvré son indépendance, et que la France a cessé d'être redoutable, les étrangers ne voudront probablement pas courir les chances d'une nouvelle guerre qui pourrait nous rendre l'ascendant que nous avons perdu.—Si les souverains étaient dans leurs capitales, ils y regarderaient sans doute à deux fois, avant de se remettre en campagne; mais ils sont encore en face les uns des autres, et il est à craindre qu'ils ne fassent de la guerre une affaire d'amour-propre.-Croyez-vous qu'il soit bien vrai qu'ils ne s'entendent point?—Oui, Sire, il paraît que la mésintelligence règne dans le Congrès; que chacune des grandes puissances veut s'approprier la meilleure part du butin.—Il paraît aussi, n'est-ce pas, que leurs peuples sont mécontens?—Oui, Sire, rois et peuples, tout semble conspirer en votre faveur. Les Saxons, les Génois, les Belges, les riverains du Rhin, les Polonais, ne veulent point des nouveaux souverains qu'on veut leur donner. L'Italie, fatiguée de l'avarice et de la grossièreté des Autrichiens, aspire au moment de se soustraire à leur domination. Le roi de Naples, instruit par l'expérience, a dû reconnaître que vous êtes sa meilleure sauve-garde, et favorisera, quand vous le voudrez, la révolte des Italiens. Les rois de la Confédération du Rhin, éclairés par l'exemple de la Saxe, redeviendront, à la première victoire, les alliés de Votre Majesté. La Prusse et la Russie, en leur abandonnant ce qu'elles ont acquis, se tairont. L'Autriche, qui a tout à redouter de la Russie et de la Prusse, et rien à espérer du Roi de France, consentira sans peine, si on lui garantit l'Italie, à vous laisser faire des Bourbons tout ce que vous voudrez. Toutes les puissances, en un mot, à l'exception de l'Angleterre, ont plus ou moins intérêt à ne pas se déclarer contre vous, et avant que l'Angleterre ait pu corrompre et faire insurger le continent, Votre Majesté sera tellement affermie sur son trône, que l'on chercherait vainement à l'ébranler.—Tout cela est bien beau (dit l'Empereur, en secouant la tête). Cependant, je regarde comme certain que les rois qui m'ont fait la guerre n'ont plus la même union, les mêmes vues, les mêmes intérêts. L'Empereur Alexandre doit m'estimer; il doit savoir apprécier la différence qui existe entre Louis XVIII et moi? et si sa politique était bien entendue, il aimerait mieux voir le sceptre de la France dans les mains d'un homme fort, implacable ennemi de l'Angleterre, que dans les mains d'un homme faible, ami et vassal du Prince Régent. Je lui laisserais la Pologne, et davantage s'il le voulait. Il sait que j'ai toujours été plus disposé à tolérer son ambition qu'à la réprimer. S'il fût resté mon ami et mon allié, je l'aurais fait plus grand qu'il ne le sera jamais. La Prusse et tous les petits rois de la Confédération du Rhin suivront le sort de la Russie: si j'avais la Russie, elle me donnerait toutes les puissances du second ordre. Quant à l'Autriche, je ne sais ce qu'elle ferait; elle n'a jamais été franche avec moi. Je suppose que je la contiendrais, en la menaçant de lui ôter l'Italie. L'Italie me conserve beaucoup de reconnaissance et d'attachement. Si je lui demandais demain cent mille hommes et cent millions, je les obtiendrais. Si l'on me forçait à la guerre, il me serait facile de la révolutionner. Je lui rendrais, à son choix, l'indépendance ou Eugène. Méjan et quelques autres lui ont fait du tort, mais il n'en est pas moins fort aimé, et fort estimé. Il est fait pour l'être, il a montré qu'il avait une belle âme. Murat est à nous. J'ai eu beaucoup à m'en plaindre autrefois. Depuis que je suis ici, il a pleuré ses fautes et réparé, autant qu'il a pu, ses torts envers moi. Je lui ai rendu mon amitié et ma confiance. Ses secours, si j'avais la guerre, me seraient fort utiles. Il a peu de tête, il n'a que des bras et du coeur; mais sa femme le dirigerait. Ses Napolitains l'aiment assez; et j'ai encore, parmi eux, quelques bons officiers qui les feraient aller droit. Pour l'Angleterre, nous aurions pu nous serrer la main de Douvres à Calais, si M. Fox eût vécu; mais tant qu'elle sera gouvernée par les principes et les passions de Pitt, nous serons toujours, l'un pour l'autre, le feu et l'eau… Je n'ai à espérer d'elle, ni trêve ni quartier… Elle sait que du moment où j'aurai mis le pied en France, son influence repassera les mers… Tant que je vivrai, je ferai une guerre à mort à son despotisme maritime. Si l'Europe m'eût secondé, si elle n'avait pas eu peur de moi, si elle eût compris mon ambition, les pavillons de toutes les puissances flotteraient la tête haute d'un bout de l'univers à l'autre, et la terre serait en paix. Tout considéré, les nations étrangères ont de grands motifs pour me faire la guerre, comme elles en ont pour me laisser en paix. Il est à craindre, comme je vous l'ai déjà dit, qu'elles ne fassent de tout ceci une affaire d'amour-propre, un point d'honneur. D'un autre coté, il serait possible qu'elles renonçassent à leur système de coalition qui n'a plus d'objet, pour surveiller leurs peuples, et garder une neutralité armée, jusqu'à ce que je leur aie donné des garanties. Leurs déterminations, quelles qu'elles soient, n'influeront en rien sur les miennes. La France parle, cela suffit. En 1814, j'avais chez moi l'Europe entière; et elle ne m'aurait jamais fait la loi, si la France ne m'eût point laissé lutter seul contre le monde entier. Aujourd'hui que la France sait ce que je vaux, et qu'elle a retrouvé son énergie et son patriotisme, elle triomphera de ses ennemis, si on l'attaque, comme elle en a triomphé aux belles époques de la révolution. L'expérience prouve que les armées ne suffisent point toujours pour sauver une nation, tandis qu'une nation défendue par le peuple est toujours invincible. Je ne suis point encore fixé sur le jour de mon départ: en le différant, j'aurais l'avantage de laisser le Congrès se dissoudre; mais aussi je courrais le risque, si les étrangers venaient à se brouiller (comme tout l'annonce), que les Bourbons et l'Angleterre ne me fissent garder à vue par leurs vaisseaux. Murat me donnerait bien sa marine si j'en avais besoin; mais si nous ne réussissons point, il serait compromis. Ne nous inquiétons point de tout cela; il faut laisser faire quelque chose à la fortune. Nous avons approfondi, je crois, tous les points sur lesquels il m'importait de me fixer et de nous entendre. La France est lasse des Bourbons; elle redemande son ancien souverain; l'armée et le peuple seront pour nous; les étrangers se tairont; s'ils parlent, nous serons bons pour leur répondre: voilà, en résumé, notre présent et notre avenir. Partez; vous direz à X. que vous m'avez vu, que je suis décidé à tout braver pour répondre aux voeux de la France et pour la débarrasser des Bourbons… que je partirai d'ici au premier avril avec ma garde, ou peut-être plus tôt; que j'oublierai tout, que je pardonne tout; que je donnerai à la France et à l'Europe les garanties qu'elles peuvent attendre et exiger de moi; que j'ai renoncé à tout projet d'agrandissement, et que je veux réparer par une paix stable le mal que nous a fait la guerre. Vous direz aussi à X. et à mes amis, d'entretenir et de fortifier, par tous les moyens possibles, le bon esprit du peuple et de l'armée. Si les excès des Bourbons accéléraient leur chute et que la France les chassât avant mon débarquement, vous déclarerez à X, que je ne veux point de régence, ni rien qui lui ressemble. Je veux qu'on établisse un gouvernement provisoire composé de… de… de… de… Allez, monsieur, j'espère que nous nous retrouverons bientôt.—Où débarquerai-je, Sire?—Vous allez vous rendre à Naples: voici un passe-port de l'île, et une lettre pour ***. Vous affecterez une grande confiance en lui, mais vous ne lui confierez rien. Vous lui donnerez vaguement des nouvelles de France, et vous lui direz que je vous y envoie pour sonder le terrain et régler quelques affaires d'intérêt. J'ordonne à *** de vous faire avoir un passe-port, pour que vous puissiez retourner à Paris sans obstacle et sans danger.—Votre Majesté, lui dis-je, est donc décidée à me renvoyer en France[40]?—Il le faut absolument.—Votre Majesté connaît mon dévouement, et je suis prêt à lui en donner toutes les preuves qu'elle pourra désirer; mais, Sire, daignez considérer dans votre propre intérêt et dans celui de la France, que mon départ a été remarqué; que mon retour le sera davantage; qu'il pourra faire naître des soupçons, et déterminer peut-être les Bourbons à se mettre sur leurs gardes, à faire surveiller les côtes et l'île d'Elbe.—Bah! dit Napoléon, vous croyez donc que les gens de police prévoient tout, savent tout: la police en invente plus qu'elle n'en découvre. La mienne valait bien, sans doute, celle de ces gens-là, et souvent elle ne savait rien, et encore, au bout de huit à quinze jours, que par hasard, imprudence ou trahison. Je n'ai rien de tout cela à craindre avec vous, vous avez de l'esprit et du caractère; et si l'on vous cherchait chicane, vous vous en tireriez facilement. D'ailleurs, une fois à Paris, ne vous montrez point, restez dans un trou, on n'ira point vous y chercher. Je pourrais sans doute confier cette mission à l'une des personnes qui m'entourent; mais je veux éviter de mettre quelqu'un de plus dans ma confidence. Vous avez la confiance de X., vous avez la mienne; vous êtes, en un mot, ce qu'il me faut. Votre retour a sans doute des inconvéniens; mais ils ne sont rien au prix de ses avantages. Tout ce que nous avons dit des Bourbons, de la France et de moi, n'est qu'un assemblage de vaines paroles; et ce n'est point avec des mots qu'on renverse un trône. Pour que mon entreprise n'échoue point, il faut qu'elle soit secondée, et que les patriotes se mettent en mesure d'assaillir les Bourbons d'un côté, tandis que je les occuperai de l'autre. Il faut enfin qu'on sache qu'on peut compter sur moi; qu'on connaisse mes sentimens, mes intentions et la résolution, où je suis de tout sacrifier et de tout affronter pour sauver la France. L'Empereur s'arrêta pour me regarder, et pensant sans doute que j'étais un de ces hommes qui ne montrent de la répugnance à obéir que pour faire acheter leurs services un peu plus cher, il me dit: «Comme on a toujours besoin d'argent en voyage, je vais vous faire donner mille louis et partez.—Mille louis! repris-je avec indignation: Sire, je répondrai à Votre Majesté ce que ce soldat répondit à son général: on ne fait pas de ces choses-là pour de l'argent.—L'Empereur: c'est très-bien, j'aime qu'on ait de la fierté.—Je n'ai pas de fierté, Sire, j'ai de l'âme; et si je pensais que Votre Majesté pût croire que j'ai embrassé sa cause par l'appât de l'argent, je la prierais de ne plus compter sur mes services.—Si je l'avais cru, me dit Napoléon, je ne vous aurais point accordé ma confiance. Jamais personne n'en reçut de moi une preuve plus honorable et plus éclatante que celle que je vous donne en me décidant, sur votre seule parole, à quitter l'île d'Elbe, et en vous chargeant d'aller annoncer à la France ma prochaine arrivée. Mais ne parlons plus de tout cela; et dites-moi si vous vous ressouviendrez bien de tout ce que je vous ai dit?—Je n'ai point perdu une seule parole de Votre Majesté; elles sont toutes gravées dans ma mémoire.—En ce cas, je n'ai plus à vous souhaiter qu'un bon voyage. J'ai tout fait préparer pour votre départ. Ce soir, à neuf heures, vous trouverez un guide et des chevaux au sortir de la porte de la ville. On vous conduira à Porto-Longone. Le commandant a reçu l'ordre de vous faire délivrer les papiers de santé nécessaires. Il ignore tout; ne lui dites rien. À minuit, il partira une felouque qui vous conduira à Naples. Je suis fâché de vous avoir blessé en vous offrant de l'argent; je croyais que vous en aviez besoin. Adieu, Monsieur; soyez prudent: nous nous reverrons bientôt, je l'espère; et je reconnaîtrai, d'une manière digne de vous ce que tous aurez fait pour la patrie et pour moi.
À peine étais-je redescendu à la ville, qu'il me fit rappeler. «J'ai pensé, me dit-il, qu'il m'importait de connaître les corps qui se trouvent dans les 8ème et 10ème divisions militaires, et le nom des officiers qui les commandent; tous aurez soin de vous en informer sur votre passage et de me l'écrire sur-le-champ. Vous m'adresserez vos lettres par triplicata, une par Gènes, l'autre par Livourne, et la troisième par Civita Vecchia. Vous aurez soin d'écrire correctement le nom que voici (il me remit une note contenant le nom d'un habitant de l'île): vous plierez vos lettres à la manière du commerce. Pour qu'on ne puisse pas pénétrer, en cas d'événement imprévu, le secret de votre correspondance, vous donnerez à vos renseignemens la figure d'affaires de commerce; et vous imiterez le style habituel des banquiers: par exemple, je suppose qu'il existe de Chambéry à Lyon, en passant par Grenoble, cinq régimens: vous me marquerez, j'ai vu en passant les cinq négocians que vous m'avez indiqués; leurs dispositions sont toujours les mêmes; votre crédit s'étend de plus en plus; votre opération sera bonne… comprenez-vous?—Oui, Sire; mais comment indiquerai-je à Votre Majesté le nom des colonels et des généraux?—Décomposez-les; rien n'est plus facile, il n'y a pas un seul général, un seul colonel, que je ne connaisse, et j'aurai bientôt recomposé leurs noms.—Mais, Sire, le nom que je formerai sera peut-être si bizarre, qu'on pourrait s'apercevoir, à la poste, que ce sont des noms dénaturés à dessein.—Croyez-vous donc que la poste s'amuse à ouvrir et à lire toutes les lettres du commerce? elle n'y suffirait point: j'ai cherché à déjouer les correspondances cachées sous le masque de la banque, et je n'ai jamais pu y parvenir; il en est de la poste comme de la police: on n'attrape que les sots. Cependant, cherchez un autre moyen, j'y consens.»
Après quelques momens de méditation, je dis à l'Empereur: «En voici un, Sire, qui peut-être sera bon. Votre Majesté a-t-elle l'almanach impérial?—Oui, sans doute.—Eh bien, Sire, cet almanach renferme les tableaux des officiers généraux et des colonels de l'armée: je suppose donc que le régiment qui se trouve à Chambéry soit commandé par le colonel Paul: je cherche dans l'almanach, et je vois que Paul se trouve porté le quarante-septième dans l'état des colonels; je suppose encore que le mot de traite signifie pour nous colonel ou général; j'écrirai alors à Votre Majesté, j'ai vu à Chambéry votre correspondant; il m'a soldé le montant de votre traite n.° 47. Votre Majesté ouvrira son almanach, et elle reconnaîtra que le quarante-septième colonel, qui commande le régiment de Chambéry, se nomme Paul, etc. Enfin, pour que Votre Majesté puisse discerner quand je voudrai parler d'un colonel, d'un général, d'un maréchal, j'aurai soin de le lui indiquer par un, deux, ou trois points, placés à la suite de la lettre initiale du numéro. Le colonel n'aura qu'un point, N.; le général en aura deux, N..; etc.—Fort bien, fort bien, me dit l'Empereur. Voici un almanach pour vous: Bertrand en a un que je prendrai pour moi.» Celui que l'Empereur venait de me donner était richement relié, et portait les armes impériales. J'en arrachai la couverture.
Pendant ce tems, l'Empereur se promenait et répétait en riant: «c'est vraiment parfait; ils n'y verront goutte.» Quand j'eus fini, il me dit: «une idée en amène une autre; et je me demande maintenant comment vous vous y prendriez pour m'écrire, si vous aviez quelque chose d'important et d'imprévu à m'apprendre; par exemple, si un événement extraordinaire vous faisait penser que mon débarquement dût être accéléré ou différé; si les Bourbons étaient sur leurs gardes; enfin, que sais-je?» Il se tut, et reprit: «Je ne vois qu'un seul moyen d'en finir. Ma confiance en vous ne doit point connaître de bornes; je vais vous remettre un chiffre que je me suis fait composer, pour correspondre avec ma famille, en cas de circonstances graves; je n'ai pas besoin de vous faire sentir que vous devez en avoir soin; attachez-le sur vous, crainte de le perdre; et au moindre danger, au moindre soupçon, brûlez-le, ou mettez-le en pièces. Avec ce chiffre, vous pourrez tout me dire; j'aime mieux que vous vous en serviez, que de revenir ou de m'envoyer quelqu'un. Ils me prendraient une lettre chiffrée, qu'il leur faudrait trois mois pour la lire, et la capture d'un agent pourrait tout perdre en un moment.» Il fut alors chercher son chiffre, m'en fit faire l'application sous ses yeux, et me le remit en me recommandant de ne m'en servir qu'en cas d'insuffisance des autres moyens convenus.—«Je ne pense pas que vous soyez dans le cas de revenir ici avant mon départ, à moins que le renversement subit de nos projets ne vous force d'y chercher un asile; dans ce cas, mandez-moi votre retour, et je vous enverrai prendre où vous voudrez; mais il faut espérer que la victoire se déclarera pour nous: Elle aime la France… Vous ne m'avez pas parlé de l'affaire d'Excelmans; si de mon tems pareille affaire me fût arrivée, je me serais cru perdu: quand l'autorité du maître est méconnue, tout est fini. Plus j'y pense, dit-il, en manifestant une émotion subite, plus je suis convaincu que la France est à moi, et que je serai reçu à bras ouverts par les patriotes et par l'armée.—Oui, Sire, je vous le jure sur ma tête, le peuple et l'armée se déclareront pour vous, aussitôt qu'ils entendront prononcer votre nom, aussitôt qu'ils verront les bonnets de vos grenadiers.—Pourvu que le peuple ne se fasse point justice avant mon arrivée. Une révolution populaire alarmerait les étrangers; ils craindraient la contagion de l'exemple. Ils savent que la royauté ne tient plus qu'à un fil, qu'elle n'est plus dans les idées du siècle: ils aimeraient mieux me voir reprendre le trône que de laisser le peuple me le donner. C'est pour apprendre aux Nations que les droits des souverains sont sacrés, sont imprescriptibles, qu'ils ont rétabli les Bourbons: ils ont fait une bêtise. Ils auraient plus fait pour la légitimité en laissant mon fils qu'en rétablissant Louis XVIII. Ma dynastie avait été reconnue par la France et par l'Europe; elle avait été sanctifiée par le Pape: il fallait la respecter. Ils pouvaient, en abusant de la victoire, m'ôter le trône; mais il était injuste, odieux, impolitique de punir un fils des torts de son père, et de le dépouiller de son héritage. Je n'étais point un usurpateur; ils auront beau le dire, on ne les croira pas. Les Anglais, les Italiens, les Allemands sont trop éclairés aujourd'hui, pour se laisser endoctriner par de vieilles idées, par de vieilles traditions. Le souverain du choix de toute une Nation sera toujours aux yeux des peuples le souverain légitime… Les souverains qui, après m'avoir envoyé respectueusement des ambassades solennelles; qui, après avoir mis dans mon lit une fille de leur race; qui, après m'avoir appelé leur frère, m'ont ensuite appelé usurpateur, se sont crachés à la figure, en voulant cracher sur moi. Ils ont avili la majesté des rois, ils l'ont couverte de boue. Qu'est-ce au surplus que le nom d'Empereur? Un mot comme un autre. Si je n'avais d'autres titres que celui-là pour me présenter devant la postérité, elle me rirait au nez. Mes institutions, mes bienfaits, mes victoires: voilà mes véritables titres de gloire. Qu'on m'appelle Corse, caporal, usurpateur, peu m'importe… je n'en serai pas moins l'objet de l'étonnement et peut-être de l'admiration des siècles futurs. Mon nom, tout neuf qu'il est, vivra d'âge en âge, tandis que celui de tous ces rois, de père en fils, sera oublié, avant que les vers n'aient eu le tems de digérer leurs cadavres.» L'Empereur s'arrêta quelques momens, et reprit: «J'oublie que nos instans sont précieux; je ne veux plus vous retenir. Adieu, monsieur, embrassez-moi, et partez; mes pensées et mes voeux vous suivront.»
Deux heures après, j'étais en mer.
L'Empereur, ses paroles, ses confidences, ses desseins avaient absorbé toute mon attention, toutes mes facultés, et ne m'avaient laissé ni le temps, ni la possibilité de m'occuper de moi. Lorsque je fus en pleine mer, mes idées se reportèrent sur le rôle extraordinaire que le hasard m'avait départi; je le contemplai avec orgueil; et je remerciai le destin de m'avoir choisi pour être l'instrument de ses impénétrables décrets. Jamais homme ne fut peut-être placé dans une situation aussi imposante que la mienne: j'étais l'arbitre des destinées de l'Empereur et des Bourbons, de la France et de l'Europe: d'un mot je pouvais perdre Napoléon; d'un mot je pouvais sauver Louis: mais Louis n'était rien pour moi; je ne voyais en lui qu'un prince placé sur le trône par des mains étrangères encore teintes du sang français; je voyais, en Napoléon le souverain que la France avait librement couronné pour prix de vingt ans de travaux et de gloire: le tableau des malheurs que la tentative de Napoléon pourrait attirer sur sa tête et sur la France ne s'offrit point à mon imagination. J'étais persuadé que les étrangers, à l'exception des Anglais, garderaient la neutralité; et que les Français accueilleraient l'Empereur comme un libérateur et comme un père. J'étais bien plus loin encore de me considérer comme étant vis-à-vis des Bourbons en état de félonie et de conspiration. Depuis que j'avais prêté serment de fidélité à Napoléon, je le regardais comme mon souverain légitime, et je m'applaudissais d'avoir été appelé, par sa confiance, à concourir avec lui, à rendre à la France la liberté, la puissance et la gloire qu'on lui avait injustement ravies. Je jouissais d'avance des louanges publiques qu'il décernerait après le succès à mon courage, à mon dévouement, à mon patriotisme: je me livrais enfin avec délices, avec fierté, à toutes les pensées, à toutes les résolutions généreuses que peuvent inspirer l'amour de la renommée et l'amour de la patrie.
Les entretiens que j'avais eus avec l'Empereur, étaient restés empreints dans ma mémoire: Cependant, dans la crainte de les dénaturer ou d'en omettre quelques parties, j'employai le temps de la traversée à me rappeler ses propres paroles et à classer ses questions et mes réponses; j'appris ensuite le tout par coeur, comme un écolier apprend sa leçon, afin de pouvoir affirmer à M. X. que je lui rapportais, fidèlement et mot pour mot, tout ce que l'Empereur m'avait dit et ordonné de lui dire.
Un tems assez beau nous conduisit rapidement à Naples. Je me rendis sur le champ chez M. ***; il me fit une foule de questions indiscrètes auxquelles je répondis par une foule de réponses insignifiantes. Il pensa sans doute que je n'en savais point davantage, et ne me sut pas mauvais gré de ma circonspection. Notre conversation préliminaire épuisée, je le priai de me remettre mon passe-port; il me le donna sur le champ. C'était un passe-port Napolitain. «Ce n'est point là ce qu'il me faut, lui dis-je; c'est un passe-port Français.—Je n'en ai point.—L'Empereur m'a dit que vous m'en procureriez un.—L'Empereur est comme cela, il croit tout possible. Où veut-il que j'en prenne? C'est beaucoup faire que de vous en donner un comme sujet de Sa Majesté. On sait déjà que nous avons des relations avec l'île d'Elbe; si l'on venait à découvrir que vous êtes attaché à Napoléon et que vous retournez en France par son ordre, avec l'assistance du Roi, toute l'Europe en retentirait, et le Roi serait compromis. Pourquoi l'Empereur ne se tient-il pas tranquille? Il se perdra et nous entraînera tous dans sa perte.—Il ne m'appartient pas d'examiner, et encore moins de censurer la conduite de Sa Majesté. Je suis à son service, et mon devoir me commande de lui obéir. J'ai besoin d'un passe-port français. Pouvez-vous, ou ne pouvez-vous pas m'en procurer un?—Cela m'est impossible, je vous le répète. C'est déjà trop faire que de vous en donner un comme sujet napolitain.—En ce cas, je retourne à Porto-Ferrajo. Mais je ne puis vous dissimuler que l'Empereur attachait du prix à ce que je fusse en France, et qu'il sera sans doute fort mécontent de vous et du Roi.—Il aurait tort: le Roi fait et fera pour lui tout ce qui est possible; jamais il ne l'abandonnera. Mais il faut que l'Empereur discerne ce que la position critique du Roi lui permet et lui interdit de faire. Mais pourquoi ne voulez-vous point du passe-port que je vous offre? Parce que je ne sais point la langue Italienne, et que votre passe-port me rendrait, en conséquence, plus suspect que le mien. Pourquoi n'essayez-vous pas de pousser jusqu'à Rome? vous y trouverez la famille de l'Empereur; Louis XVIII y a une légation; et peut-être pourra-t-on vous procurer un passe-port avec de l'argent.—Vous me suggérez là une excellente idée. Je vais partir; instruisez l'Empereur des entraves que je viens d'éprouver, afin qu'il puisse dépêcher un autre émissaire, s'il le juge convenable.»
Quand l'esprit est toujours en mouvement et toujours assailli de sensations nouvelles, on n'a point le temps de réfléchir d'avance. J'étais donc parti pour Rome, avec la pensée dominante de voir la famille de l'Empereur et de la prier de m'aider à sortir d'embarras. Mais quand il fut question de me présenter devant elle, je réfléchis que l'Empereur, qui savait que je passerais à Rome, ne m'avait point ordonné de la voir, et je conclus qu'il en avait eu ses raisons; je pris donc le parti de continuer ma route. Je suis venu sans obstacle de Naples à Rome: j'irai, me dis-je, sans plus d'obstacle, de Rome à Milan; là je retrouverai mon ami et son Tudesque, je ferai régulariser une seconde fois mon passe-port français, et les destins feront le reste.
Je me présentai hardiment à la police de Rome, pour faire viser mon passe-port Elbois pour Milan. On me conduisit devant Son Éminence le directeur général, qui avait été renfermé, je crois, à Vincennes sous le gouvernement impérial.
Il me reçut rudement et voulut m'astreindre à me présenter à l'ambassade de France; je m'y refusai. Le Roi de France n'est plus mon souverain, répondis-je avec fermeté, je suis sujet de l'Empereur Napoléon. Les puissances alliées l'ont proclamé et reconnu souverain de l'île d'Elbe, il règne donc à Porto-Ferrajo comme le Pape à Rome, Georges à Londres, et Louis XVIII à Paris. L'Empereur et Sa Sainteté vivent en bonne intelligence, les sujets et les bâtimens des états Romains[41] sont bien accueillis à l'île d'Elbe, et l'on doit également aide et protection aux Elbois, aussi long-tems que le Saint Père n'aura point rompu avec Napoléon.
Ces raisonnemens produisirent leur effet, et Son Éminence ordonna, en murmurant, qu'on fit droit à ma demande.—Qu'allez-vous faire à Milan? me demanda-t-il (en jurant, je crois, entre ses dents).—Je vais, lui répondis-je, pour prendre des arrangemens relatifs aux dotations que nous possédions sur le mont Napoléon. Il fut satisfait de ma réponse, et moi aussi. J'écrivis par la voie du consul napolitain, à M. ***, et je le priai de faire connaître à l'île d'Elbe mon nouvel itinéraire.
Je continuai ma route. Mon passe-port portait en tête les armes impériales. Le nom de Napoléon et sa qualité d'Empereur s'y trouvaient inscrits en gros caractères. Jamais, avant moi, aucun Français de l'île n'avait pu ni osé traverser l'Italie. Que de choses pour éveiller la curiosité, et fixer l'attention! j'étais accablé de questions sur Porto-Ferrajo et son illustre souverain. J'y répondais tant qu'on voulait; pendant qu'on s'occupait de l'Empereur, on ne songeait point à moi; c'était ce qu'il me fallait. J'avais soin, pour éviter les questionneurs dangereux, de traverser les villes pendant la nuit, et de ne jamais m'y arrêter. Enfin, grâce à mon adresse et à mon bonheur, je parvins à Milan, sain et sauf; j'y retrouvai mon ami et son colonel, et tout s'arrangea à merveille.
Je repartis en toute hâte pour Turin. En arrivant sur la place de… j'aperçus des groupes nombreux qui me parurent très-animés. Quelle ne fut point ma surprise, quand je sus qu'on s'y entretenait de Napoléon et de son évasion de l'île d'Elbe! Cette nouvelle qu'on venait de recevoir à l'instant, me causa d'abord le plus violent dépit; j'accusai l'Empereur de perfidie, et lui reprochai de m'avoir abusé, trompé, sacrifié.
Ce premier accès d'humeur passé, je considérai la conduite de l'Empereur sous un autre aspect. Je pensai qu'il avait été déterminé, par des considérations imprévues, à s'embarquer précipitamment; j'eus honte de mes soupçons, de mes emportemens; et ne songeai plus qu'à voler sur ses traces. Mais déjà l'on avait donné l'ordre d'interrompre les communications. Je passai huit jours qui me parurent huit siècles, à solliciter la permission de rentrer en France: je l'obtins enfin. J'arrivai à Paris le 25 Mars; le 26 je fus présenté à l'Empereur par M. X.; il m'embrassa, et me dit: «Je désire, pour des raisons graves, que vous oubliez, X. et vous, tout ce qui s'est passé à l'île d'Elbe; moi seul, je ne l'oublierai point; comptez en toute occasion sur mon estime et ma protection[42].»
Ici se termine le mémoire de M. Z.
À peine cet officier eut-il quitté l'île d'Elbe, que l'Empereur (et c'est de Sa Majesté elle-même que je tiens ces détails) reconnut et déplora l'imprudence qu'il avait commise, en renvoyant Z. sur le continent. Le caractère et la fermeté de ce fidèle serviteur lui étaient assez connus, pour qu'il n'eût sur son compte aucune inquiétude; il était sûr (ce sont ses propres expressions) qu'il se ferait plutôt hacher en morceaux que d'ouvrir la bouche; mais il craignit que les informations qu'il lui avait ordonné de prendre sur la route, les lettres qu'il pourrait lui adresser, ou les conférences qu'il pourrait avoir à Paris avec M. X. et ses amis, n'éveillassent les soupçons de la police, et que les Bourbons ne fissent établir des croisières qui auraient rendu impossible toute évasion de l'île d'Elbe et tout débarquement sur les côtes de France.
L'Empereur sentit donc qu'il n'avait qu'un seul moyen de prévenir ce danger: de partir sur le champ.
Il n'hésita point. Dès-lors tout prit à l'île d'Elbe un autre aspect.
Cette île, naguères le séjour de la paix et de la philosophie, devint en un instant le quartier-général impérial. Des estafettes, des ordres, des contre-ordres allaient et revenaient sans cesse de Porto-Ferrajo à Longone, et de Longone à Porto-Ferrajo. Napoléon, dont l'activité brûlante avait été si long-tems enchaînée, se livrait avec un charme infini à tous les soins qu'exigeait son audacieuse entreprise. Mais quelque soit le mystère dont il avait cru l'envelopper, les comptes inusités qu'il s'était fait rendre, l'attention particulière qu'il avait reportée sur ses vieux grenadiers, avait éveillé leurs soupçons; ils se doutèrent qu'il méditait de quitter l'île. Tous présumèrent qu'il débarquerait à Naples ou sur quelqu'autre point de l'Italie; aucun n'osa même penser qu'il projetait d'aller renverser Louis XVIII de son trône.
Le 26 Février, à une heure, la garde et les officiers de sa maison reçurent l'ordre de se tenir prêts à partir; tout se mit en mouvement les grenadiers reprirent avec joie leurs armes si longtemps oisives, et jurèrent spontanément de ne les quitter qu'avec la vie. La population entière du pays, une foule de femmes, d'enfans, de vieillards se portèrent précipitamment sur le rivage et offrirent de toutes parts les scènes les plus touchantes. On se pressait autour des fidèles compagnons de Napoléon; on se disputait le plaisir, l'honneur de les toucher, de les voir, de les embrasser encore une fois. Les jeunes gens les plus distingués de l'île sollicitèrent comme une grâce le danger de s'associer aux périls de Napoléon. La joie, la gloire, l'espérance éclataient dans tous les yeux; on ne savait point ou l'on allait, mais Napoléon était là… et avec lui pouvait-on douter de la victoire?
À huit heures du soir, un coup de canon donna le signal du départ. Mille doux embrassemens furent aussitôt prodigués et rendus. Les Français s'élancèrent dans leurs barques; une musique guerrière se fit entendre; et Napoléon et les siens s'éloignèrent majestueusement du rivage, au milieu des cris mille fois répétés de Vive l'Empereur![43]
Napoléon, en mettant le pied dans son navire, s'était écrié comme César; le sort en est jeté! Sa figure était calme, son front serein; il paraissait moins occupé du succès de son entreprise que des moyens d'arriver promptement au but. Les yeux du comte Bertrand étincelaient d'espérance et de joie; le Général Drouot était pensif et sérieux; Cambronne paraissait peu se soucier de l'avenir, et ne s'occuper que de bien faire son devoir. Les vieux grenadiers avaient repris leur air martial et menaçant. L'Empereur causait et plaisantait sans cesse avec eux; il leur tirait les oreilles, les moustaches et leur rappelait leurs dangers, leur gloire, et faisait descendre dans leur âme la confiance dont la sienne était animée.
Tout le monde brûlait d'apprendre où l'on allait; le respect ne permettait à personne d'oser le demander; enfin Napoléon rompit le silence: «GRENADIERS, dit-il NOUS ALLONS EN FRANCE, NOUS ALLONS À PARIS.» À ces mots, tous les visages s'épanouirent, la joie cessa d'être inquiète, et des cris étouffés de VIVE LA FRANCE! attestèrent à Napoléon que l'amour de la patrie ne s'éteint jamais dans le coeur des Français.
Une corvette Anglaise, commandée par le capitaine Campbell, paraissait chargée de surveiller l'île d'Elbe[44]: elle allait et venait sans cesse de Porto-Ferrajo à Livourne, et de Livourne à Porto-Ferrajo. Au moment de l'embarquement, elle se trouvait dans ce dernier port, et ne pouvait inspirer aucune inquiétude; mais l'on avait signalé dans le canal plusieurs bâtimens français, et leur présence faisait naître de justes craintes. Cependant on espérait que la brise de la nuit favoriserait la marche de la flotille, et qu'avant la pointe du jour, elle serait hors de vue. Cet espoir fut déçu. On avait à peine doublé le cap Saint-André de l'île d'Elbe, que le vent mollit; la mer devint calme. À la pointe du jour, on n'avait fait que six lieues, et l'on était encore entre l'île de Capraïa et l'île d'Elbe.
Le péril paraissait éminent, plusieurs marins étaient d'opinion de retourner à Porto-Ferrajo. L'Empereur ordonna de continuer la navigation, ayant pour ressource, en dernier événement, soit de s'emparer de la croisière française, soit de se réfugier dans l'île de Corse, où il était assuré d'être bien reçu. Pour faciliter les manoeuvres, il ordonna de jeter à la mer tous les effets embarqués; ce qui fut exécuté joyeusement et à l'instant même.
Vers midi, le vent fraîchit un peu. À quatre heures, on se trouva à la hauteur de Livourne. Une frégate parut à cinq lieues sous le vent, une autre était sur les côtes de Corse, et un bâtiment de guerre qu'on reconnut être le brick le Zéphir, commandé par le capitaine Andrieux, venait droit, vent arrière, à la rencontre de la flotille impériale. On proposa d'abord de lui parler, et de lui faire arborer le pavillon tricolor. Cependant l'Empereur donna l'ordre aux soldats de la garde d'ôter leurs bonnets et de se cacher sous le pont, préférant passer à côté du brick sans se laisser reconnaître, et se réservant, en cas de besoin, de le faire changer de pavillon. À six heures du soir, les deux bricks passèrent bord à bord, et leurs commandans, qui se connaissaient, s'adressèrent mutuellement la parole; celui du Zéphir demanda des nouvelles de l'Empereur, et l'Empereur lui répondit lui-même avec le porte-voix, qu'il se portait à merveille.
Les deux bricks, allant en sens contraire, furent bientôt hors de vue, sans que le capitaine Andrieux se doutât de la précieuse proie qu'il laissait échapper.
Dans la nuit du 27 au 28, le vent continua de fraîchir. À la pointe du jour, on reconnut un bâtiment de soixante-quatorze, qui avait l'air de se diriger sur Saint-Florent ou sur la Sardaigne; on ne tarda point à s'apercevoir que ce bâtiment ne s'occupait pas du brick.
L'Empereur, avant de quitter l'île d'Elbe, avait préparé de sa main deux proclamations, l'une aux Français, l'autre à l'armée; il voulut les faire mettre au net. Son secrétaire et le général Bertrand ne pouvant réussir à les déchiffrer, furent les porter à Napoléon qui, désespérant lui-même d'y parvenir, les jeta de dépit dans la mer. Puis, après avoir rassemblé quelques momens ses idées, il dicta sur je champ à son secrétaire les deux proclamations suivantes:
PROCLAMATION.
Au golfe Juan, le 1er Mars 1815.
Napoléon, par la grâce de Dieu et les constitutions de l'Empire,
Empereur des Français, etc. etc. etc.,
À L'ARMÉE:
Soldats! Nous n'avons pas été vaincus: deux hommes sortis de nos rangs ont trahi nos lauriers, leur pays, leur prince, leur bienfaiteur.
Ceux que nous avons vu pendant vingt-cinq ans parcourir toute l'Europe pour nous susciter des ennemis, qui ont passé leur vie à combattre contre nous; dans les rangs des armées étrangères, en maudissant notre belle France, prétendraient-ils commander et enchaîner nos aigles, eux qui n'ont jamais pu en soutenir les regards? Souffrirons-nous qu'ils héritent du fruit de nos glorieux travaux? qu'ils s'emparent de nos honneurs, de nos biens, qu'ils calomnient notre gloire? si leur règne durait, tout serait perdu, même le souvenir de ces mémorables journées.
Avec quel acharnement ils les dénaturent! Ils cherchent à empoisonner ce que le monde admire; et s'il reste encore des défenseurs de notre gloire, c'est parmi ces mêmes ennemis que nous avons combattus sur les champs de bataille.
Soldats! dans mon exil, j'ai entendu votre voix; je suis arrivé à
travers tous les obstacles et tous les périls.
Votre général, appelé au trône par le choix du peuple, et élevé sur
vos pavois, vous est rendu: venez le joindre.
Arrachez ces couleurs que la nation a proscrites, et qui pendant vingt-cinq ans servirent de ralliement à tous les ennemis de la France. Arborez cette cocarde tricolore, vous la portiez dans nos grandes journées. Nous devons oublier que nous avons été les maîtres des nations; mais nous ne devons pas souffrir qu'aucune se mêle de nos affaires. Qui prétendrait être maître chez nous? qui en aurait le pouvoir? Reprenez ces aigles que vous aviez à Ulm, à Austerlitz, à Jena, à Eylau, à Wagram, à Friedland, à Tudéla, à Eckmühl, à Essling, à Smolensk, à la Moscowa, à Lutzen, à Wurtchen, à Montmirail. Pensez-vous que cette poignée de Français, aujourd'hui si arrogans, puissent en soutenir la vue? ils retourneront d'où ils viennent, et là, s'ils le veulent, ils régneront comme ils prétendent avoir régné depuis dix-neuf ans.
Vos biens, vos rangs, votre gloire, les biens, les rangs et la gloire de vos enfans, n'ont pas de plus grands ennemis que ces princes que les étrangers nous ont imposés. Ils sont les ennemis de notre gloire, puisque le récit de tant d'actions héroïques qui ont illustré le peuple français, combattant contre eux pour se soustraire à leur joug, est leur condamnation.
Les vétérans des armées de Sambre-et-Meuse, du Rhin, d'Italie, d'Égypte, de l'Ouest, de la grande armée, sont humiliés; leurs honorables cicatrices sont flétries; leurs succès seraient des crimes; les braves seraient des rebelles, si, comme le prétendent les ennemis du peuple, des souverains légitimes étaient au milieu des armées étrangères. Les honneurs, les récompenses, les affections sont pour ceux qui les ont servis contre la patrie et nous.
Soldats! venez vous ranger sous les drapeaux de votre chef; son existence ne se compose que de la vôtre, ses droits ne sont que ceux du peuple et les vôtres; son intérêt, son honneur, sa gloire, ne sont autres que votre intérêt, votre honneur et votre gloire. La victoire marchera au pas de charge; l'aigle, avec les couleurs nationales, volera de clocher en clocher jusqu'aux tours de Notre-Dame. Alors vous pourrez montrer avec honneur vos cicatrices; alors vous pourrez vous vanter de ce que vous aurez fait: vous serez les libérateurs de la patrie.
Dans votre vieillesse, entourés et considérés de vos concitoyens, ils vous entendront avec respect raconter vos hauts faits; vous pourrez dire avec orgueil: Et moi aussi je faisais partie de cette grande armée qui est entrée deux fois dans les murs de Vienne, dans ceux de Rome, de Berlin, de Madrid, de Moscou, qui a délivré Paris de la souillure que la trahison et la présence de l'ennemi y ont empreinte. Honneur à ces braves soldats, la gloire de la patrie! et honte éternelle aux Français criminels, dans quelque rang que la fortune les ait fait naître; qui combattirent vingt-cinq ans avec l'étranger pour déchirer le sein de la patrie.
Signé, NAPOLÉON.
Par l'Empereur:
Le grand maréchal, faisant fonctions de major-général de la grande armée.
Signé, BERTRAND.
PROCLAMATION.
Au golfe Juan, le 1er Mars 1815.
NAPOLÉON, par la grâce de Dieu et les constitutions de l'Empire,
Empereur des Français, etc. etc.,
AU PEUPLE FRANÇAIS!
La défection du duc de Castiglione livra Lyon sans défense à nos ennemis. L'armée dont je lui avais confié le commandement était, par le nombre de ses bataillons, la bravoure et le patriotisme des troupes qui la composaient, en état de battre le corps d'armée Autrichien qui lui était opposé, et d'arriver sur les derrières du flanc gauche de l'armée ennemie qui menaçait Paris.
Les victoires de Champ-Aubert, de Montmirail, de Château-Thierry, de Vauchamp, de Mormane, de Montereau, de Craone, de Rheims, d'Arcy-sur-Aube et de St.-Dizier; l'insurrection des braves paysans de la Lorraine, de la Champagne, de l'Alsace, de la Franche-Comté et de la Bourgogne, et la position que j'avais prise sur les derrières de l'armée ennemie, en la séparant de ses magasins, de ses parcs de réserve, de ses convois et de tous ses équipages, l'avaient placée dans une situation désespérée. Les Français ne furent jamais sur le point d'être plus puissans, et l'élite de l'armée ennemie était perdue sans ressource; elle eût trouvé son tombeau dans ces vastes contrées qu'elle avait si impitoyablement saccagées, lorsque la trahison du duc de Raguse livra la capitale et désorganisa l'armée. La conduite inattendue de ces deux généraux, qui trahirent à la fois leur patrie, leur prince et leur bienfaiteur, changea le destin de la guerre; la situation de l'ennemi était telle qu'à la fin de l'affaire qui eut lieu devant Paris, il était sans munitions, par la séparation de ses parcs de réserve[45].
Dans ces nouvelles et grandes circonstances, mon coeur fut déchiré, mais mon âme resta inébranlable; je ne consultai que l'intérêt de la patrie, je m'exilai sur un rocher au milieu des mers: ma vie vous était et devait encore vous être utile. Je ne permis pas que le grand nombre de citoyens qui voulaient m'accompagner, partageassent mon sort; je crus leur présence utile à la France, et je n'emmenai avec moi qu'une poignée de braves, nécessaires à ma garde.
Élevé au trône par votre choix, tout ce qui a été fait sans vous est illégitime. Depuis vingt-cinq ans, la France a de nouveaux intérêts, de nouvelles institutions, une nouvelle gloire, qui ne peuvent être garantis que par un gouvernement national et par une dynastie née dans ces nouvelles circonstances. Un prince qui régnerait sur vous, qui serait assis sur mon trône par la force des mêmes armées qui ont ravagé notre territoire, chercherait en vain à s'étayer des principes du droit féodal; il ne pourrait assurer l'honneur et les droits que d'un petit nombre d'individus ennemis du peuple, qui depuis vingt-cinq ans les a condamnés dans toutes nos assemblées nationales. Votre tranquillité intérieure et votre considération extérieure seraient perdues à jamais.
Français! dans mon exil j'ai entendu vos plaintes et vos voeux; vous réclamez ce gouvernement de votre choix, qui seul est légitime: vous accusiez mon long sommeil; vous me reprochiez de sacrifier à mon repos les grands intérêts de la patrie.
J'ai traversé les mers, au milieu des périls de toute espèce; j'arrive parmi vous reprendre mes droits qui sont les vôtres. Tout ce que des individus ont fait, écrit, ou dit depuis la prise de Paris, je l'ignorerai toujours; cela n'influera en rien sur le souvenir que je conserve des services importans qu'ils ont rendus; car il est des événemens d'une telle nature qu'ils sont au-dessus de l'organisation humaine.
Français! il n'est aucune nation, quelque petite qu'elle soit, qui n'ait eu le droit de se soustraire et ne se soit soustraite au déshonneur d'obéir à un prince imposé par un ennemi momentanément victorieux. Lorsque Charles VII rentra dans Paris et renversa le trône éphémère de Henri VI, il reconnut tenir son trône de la vaillance de ses braves, et non du prince régent d'Angleterre.
C'est aussi à vous seuls et aux braves de l'armée, que je fais et ferai toujours gloire de tout devoir.
Signé, NAPOLÉON.
Par l'Empereur:
Le grand maréchal, faisant fonctions de major-général de la grande armée.
Signé, BERTRAND.
L'Empereur, en dictant ces proclamations, paraissait animé de la plus profonde indignation. Il semblait avoir sous les yeux les généraux qu'il accusait d'avoir livré la France, et les ennemis qui l'avaient subjuguée. Il répétait sans cesse les noms de Marmont, d'Augereau; et toujours ils étaient accompagnés de menaces et d'épithètes analogues à l'idée qu'il avait conçu de leur trahison.
Quand les proclamations furent transcrites, l'Empereur en fit donner lecture à haute voix, et engagea tous ceux qui savaient bien écrire à en faire des copies. En un instant, les bancs, les tambours servirent de tables; et soldats, marins et officiers se mirent gaiement à l'ouvrage.
Au bout d'un certain tems, Sa Majesté dit aux officiers qui l'entouraient: «Maintenant, Messieurs, il faut à votre tour parler à l'armée; il faut lui apprendre ce que la France attend d'elle dans les grandes circonstances où nous allons nous trouver; allons, Bertrand, la plume en main.» Le grand maréchal s'excusa. L'Empereur alors reprit la parole, et dicta, sans s'arrêter, une adresse aux généraux, officiers et soldats de l'armée, dans laquelle la garde impériale les conjurait, au nom de la patrie et de l'honneur, de secouer le joug des Bourbons.
SOLDATS, leur disait-elle, la générale bat, et nous marchons; courez aux armes, venez nous joindre, joindre votre Empereur et vos aigles.
Et si ces hommes aujourd'hui si arrogans, et qui ont toujours fui à l'aspect de nos armes, osent nous attendre, quelle plus belle occasion de verser notre sang, et de chanter l'hymne de la victoire!
Soldats des septième, huitième et dix-neuvième divisions militaires; garnison d'Antibes, de Toulon, de Marseille; officiers en retraite, vétérans, de nos armées, vous êtes appelés à l'honneur de donner le premier exemple; venez avec nous conquérir le trône, palladium de nos droits; et que la postérité dise un jour: les étrangers, secondés par des traîtres, avaient imposé un joug honteux à la France, les braves se sont levés, et les ennemis du peuple, de l'armée, ont disparu et sont rentrés dans le néant.
Cette adresse était à peine achevée, qu'on aperçut au loin les côtes d'Antibes. Aussitôt l'Empereur et ses braves saluèrent la terre de la patrie des cris de Vive la France! Vivent les Français! et reprirent au même instant la cocarde tricolore[46].
Le 1er Mars, à trois heures, on entra dans le golfe Juan. Le Général Drouot et un certain nombre d'officiers et de soldats, montés sur la félouque la Caroline, abordèrent avant l'Empereur qui se trouvait à une assez grande distance du rivage. Au moment même, ils aperçurent à la droite un gros navire qui leur parut (à tort) se diriger à toutes voiles sur le brick; ils furent subitement saisis de la plus violente inquiétude; ils allaient et venaient, témoignant, par leurs gestes et leurs pas précipités, l'émotion et la crainte dont ils étaient agités. Le Général Drouot ordonna de décharger la Caroline et de voler à la rencontre du brick; en un instant, canons, affûts, caissons, bagages, tout fut jeté sur le sable, et déjà les grenadiers et les braves marins de la garde faisaient force de rames, lorsque des acclamations parties du brick vinrent frapper leurs oreilles et leurs regards éperdus. C'était l'Empereur: soit prudence, soit impatience, il était descendu dans un simple canot. Les alarmes cessèrent, et les grenadiers, les bras tendus vers lui, l'accueillirent au milieu des plus touchantes démonstrations de dévouement et de joie. À cinq heures, il mit pied à terre: je lui ai entendu dire qu'il n'éprouva jamais une émotion aussi profonde.
Son bivouac fut établi dans un champ entouré d'oliviers: «Voilà, dit-il, un heureux présage; puisse-t-il se réaliser!»
On aperçut quelques paysans; l'Empereur les fit appeler, et les interrogea. L'un d'eux avait servi autrefois sous ses ordres; il reconnut son ancien général et ne voulut plus le quitter. Napoléon, se tournant du côté du Grand Maréchal, lui dit en riant: «Eh bien! Bertrand, voilà déjà du renfort.» Il passa la soirée à causer et à rire familièrement avec ses généraux et les officiers de sa maison. «Je vois d'ici, disait-il, la peur que je vais faire aux Bourbons, et l'embarras dans lequel vont se trouver tous ceux qui m'ont tourné le dos.» Puis, continuant à badiner sur le même sujet, il définit, avec sa sagacité ordinaire, le caractère des Maréchaux et des grands personnages qui l'avaient servi autrefois, et s'amusa beaucoup des efforts qu'ils allaient faire pour sauver les apparences, et attendre prudemment le moment de se déclarer pour le parti du plus fort.
Le succès de son entreprise paraissait moins l'occuper que les dangers auxquels allaient être exposés ses amis et ses partisans qu'il ne désignait plus que sous le nom de patriotes. «Que vont devenir les patriotes jusqu'à mon arrivée à Paris? répétait-il fréquemment. Je tremble que les Vendéens et les émigrés ne les massacrent; malheur à eux s'ils y touchent! je serai sans pitié.»
L'Empereur, aussitôt son débarquement, avait dirigé sur Antibes un capitaine de la garde et vingt-cinq hommes; leurs instructions portaient de s'y présenter comme déserteurs de l'île d'Elbe, de sonder les dispositions de la garnison, et si elles paraissaient favorables, de la débaucher: mais entraînés par leur imprudente ardeur, ils entrèrent dans la ville aux cris de Vive l'Empereur! le commandant fit lever le pont-levis et les retint prisonniers. Napoléon, ne les voyant point revenir, fit appeler un officier civil de la garde, et lui dit: «Vous allez vous rendre sur le champ sous les murs d'Antibes; vous remettrez, ou ferez remettre au général Corsin cette dépêche; vous n'entrerez pas dans la place, on pourrait vous y garder; vous attirerez les soldats, vous leur lirez mes proclamations; vous les haranguerez. Ne savez-vous donc pas, leur direz-vous, que votre Empereur est là? que les garnisons de Grenoble et de Lyon viennent le joindre au pas de charge: qu'attendez-vous? voulez-vous laisser à d'autres l'honneur de se réunir à lui avant vous? l'honneur de marcher les premiers à son avant-garde? venez saluer nos aigles, nos drapeaux tricolors. L'Empereur et la patrie vous l'ordonnent: venez.»
Cet officier, de retour, annonça que les portes de la ville et du port étaient fermées; et qu'il ne lui avait point été possible de voir le général Corsin, ni de parler aux soldats. Napoléon parut contrarié, mais peu inquiet de ce contre-temps. À onze heures du soir, il se mit en marche, traînant à sa suite quatre pièces d'artillerie. Les Polonais n'ayant pu embarquer leurs chevaux, en avaient emporté l'équipement, et marchaient joyeusement à l'avant-garde, courbés sous le poids de cet énorme bagage. Napoléon faisait acheter, pour eux, tous les chevaux qu'il rencontrait, et remontait ainsi, un à un, sa petite cavalerie.
Il se rendit à Cannes, de là à Grasse, et arriva dans la soirée du 2 au village de Cerenon, ayant fait vingt lieues dans cette première journée. Il fut reçu partout avec des sentimens qui furent le présage du succès de l'entreprise.
Le 3, l'Empereur coucha à Barème, et le 4 à Digne. Le bruit de son débarquement, qui le devançait de proche en proche, excitait partout un sentiment mêlé de joie, de surprise et d'inquiétude. Les paysans bénissaient son retour et lui offraient, dans leur naïf langage, l'expression de leurs voeux; mais quand ils voyaient sa petite troupe, ils la regardaient avec une tendre commisération et n'espéraient plus qu'il pût triompher avec de si faibles moyens.
Le 5, Napoléon fut coucher à Gap, et ne conserva près de lui que six hommes à cheval et quarante grenadiers.
Ce fut dans cette ville, qu'il fit imprimer, pour la première fois, ses proclamations; elles se répandirent avec la rapidité de l'éclair et enflammèrent toutes les têtes et tous les coeurs d'un dévouement si violent et si prompt, que toute la population du pays voulait se lever en masse et marcher à l'avant-garde.
Il n'emprunta point dans ses proclamations, comme on l'a prétendu, ni la qualité de Général en Chef, ni celle de Lieutenant-général de son fils. Avant de quitter l'île d'Elbe, il s'était déterminé à reprendre, aussitôt son débarquement, le titre d'Empereur des Français.
Il avait reconnu que toute autre qualification diminuerait sa force et son ascendant sur le peuple et l'armée, jetterait de l'incertitude sur ses intentions, ferait naître des scrupules, des hésitations, et le constituerait d'ailleurs en état d'hostilité contre la France.
Il avait reconnu enfin qu'il serait toujours le maître de se faire légitimer Empereur des Français, si les suffrages de la nation lui étaient nécessaires, pour lui rendre, aux yeux de l'Europe et même de la France, les droits que son abdication aurait pu lui faire perdre momentanément.
Les autorités supérieures de Gap s'étaient retirées à son approche. Il n'eut à recevoir d'autres félicitations que celles du maire, des conseillers municipaux et des officiers à la demi-solde. Il s'entretint avec eux des bienfaits de la révolution, de la souveraineté du peuple, de la liberté, de l'égalité, et surtout des émigrés et des Bourbons. Avant de les quitter, il adressa aux habitans des hautes et basses Alpes des remercimens publics, ainsi conçus:
CITOYENS, j'ai été vivement touché de tous les sentimens que vous m'avez montrés; vos voeux seront exaucés; la cause de la nation triomphera encore. Vous avez raison de m'appeler votre père; je ne vis que pour l'honneur et le bonheur de la France. Mon retour dissipe vos inquiétudes; il garantit la conservation de toutes les propriétés, l'égalité entre toutes les classes; et ces droits, dont vous jouissiez depuis vingt-cinq ans, et après lesquels nos pères ont tant soupiré, forment aujourd'hui une partie de votre existence.
Dans toutes les circonstances où je pourrai me trouver, je me rappellerai toujours avec un vif intérêt ce que j'ai vu en traversant votre pays.
Le 6, à deux heures après midi, l'Empereur partit de Gap: la ville tout entière était sur son passage.
À Saint-Bonnel, les habitans, voyant le petit nombre de ses soldats, eurent des craintes et lui proposèrent de faire sonner le tocsin pour réunir les villages, et l'accompagner en masse. «Non, dit l'Empereur, vos sentimens me font connaître que je ne me suis point trompé; ils sont pour moi un sûr garant des sentimens de mes soldats; ceux que je rencontrerai se rangeront de mon côté; plus ils seront, plus mon succès sera assuré. Restez donc tranquilles chez vous.»
Le même jour, l'Empereur vint coucher à Gorp; le général Cambronne et quarante hommes formant l'avant-garde poussèrent jusqu'à Mure.
Cambronne, le plus souvent, marchait seul en avant de ses grenadiers, pour éclairer leur route et leur faire préparer d'avance des logemens et des subsistances. À peine avait-il prononcé le nom de l'Empereur, qu'on s'empressait de lui témoigner la plus vive et la plus tendre sollicitude. Un seul maire, celui de Sisteron, M. le marquis de ***, voulut essayer de soulever les habitans de cette commune, en leur dépeignant les soldats de Napoléon comme des brigands et des incendiaires. Confondu par l'apparition subite du général Cambronne, seul, et sans autre arme que son épée, il changea de langage, et parut n'avoir éprouvé que la crainte de n'être point payé[47]. Cambronne lui jeta froidement sa bourse, en lui disant: «Payez-vous!» Les habitans, indignés, s'empressèrent à fournir plus de vivres qu'on n'en avait demandé; et quand le bataillon de l'île d'Elbe parut, ils lui offrirent un drapeau tricolor en signe d'estime et de dévouement.
En sortant de la mairie, le général Cambronne et ses quarante grenadiers se rencontrèrent avec un bataillon envoyé de Grenoble pour leur fermer le passage. Cambronne voulut parlementer, et ne fut point écouté. L'Empereur, informé de cette résistance, se porta sur le champ en avant; sa garde, abîmée par une longue marche à travers la neige et des chemins rocailleux, n'avait pu le suivre entièrement. Mais quand elle apprit l'affront fait à Cambronne et les dangers que pouvait courir l'Empereur, elle oublia ses fatigues et vola sur ses traces. Les soldats qui ne pouvaient plus traîner leurs pieds meurtris ou ensanglantés, étaient soutenus par leurs camarades ou portés sur des brancards faits avec leurs fusils: tous juraient, comme les soldats de Fabius, non point de mourir ou de vaincre, mais d'être vainqueurs. Quand l'Empereur les aperçut, il leur tendit la main, et s'écria: «Avec vous, mes braves, je ne craindrais pas dix mille hommes!»