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Les Cent Jours (1/2): Mémoires pour servir à l'histoire de la vie privée, du retour et du règne de Napoléon en 1815.

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Cependant les troupes venues de Grenoble avaient rétrogradé, et pris position à trois lieues de Gorp, entre les lacs et près d'un village. L'Empereur fut les reconnaître; il trouva sur la ligne opposée un bataillon du cinquième régiment de ligne, une compagnie de sapeurs, et une compagnie de mineurs, en tout sept à huit cents hommes: il leur envoya le chef d'escadron Roul; elles refusèrent de l'entendre. Napoléon, se tournant alors du côté du maréchal Bertrand, lui dit: «Z. m'a trompé; n'importe, en avant.» Aussitôt mettant pied à terre, il marcha droit au détachement, suivi de sa garde, l'arme baissée: «Eh! quoi, mes amis, leur dit-il, vous ne me reconnaissez pas? je suis votre Empereur; s'il est parmi vous un soldat qui veuille tuer son Général, son Empereur, il le peut: me voilà… (en effaçant sa poitrine)

Le cri unanime de vive l'Empereur! fut leur réponse.

Ils demandèrent aussitôt à marcher des premiers sur la division qui couvrait Grenoble. On se mit en marche au milieu de la foule d'habitans qui s'augmentait à chaque instant. Vizille se distingua par son enthousiasme: «C'est ici qu'est née la révolution, disaient ces braves gens; c'est nous qui, les premiers, avons osé réclamer les priviléges des hommes; c'est encore ici que ressuscite la liberté française, et que la France recouvre son honneur et son indépendance.»

Entre Vizille et Grenoble, un adjudant-major du septième de ligne vint annoncer que le colonel Labédoyère, profondément navré du déshonneur qui couvrait la France, et déterminé par les plus nobles sentimens, s'était détaché de la division de Grenoble, et venait avec son régiment, au pas accéléré, à la rencontre de l'Empereur.

Bientôt après, on entendît au loin de nombreuses acclamations: c'était Labédoyère et le septième. Les deux troupes, impatientes de se réunir, rompirent leurs rangs; des embrassemens et des cris mille fois répétés de vive la garde! vive le septième! vive l'Empereur! devinrent le gage de leur union et de leurs sentimens.

Napoléon, qui, à chaque pas, voyait s'accroître ses forces et l'enthousiasme public, résolut d'entrer le soir même à Grenoble.

Il fut arrêté, en avant de cette ville, par un jeune négociant, officier de la garde nationale: «Sire, lui dit-il, je viens offrir à Votre Majesté cent mille francs et mon épée.—J'accepte l'un et l'autre: restez avec nous.»

Plus loin, il fut rejoint par un détachement d'officiers qui lui confirmèrent (il l'avait appris de Labédoyère) que le générai Marchand et le préfet s'étaient déclarés contre lui, et que la garnison et la garde nationale n'avaient encore fait éclater aucune disposition favorable.

Le général Marchand, effectivement, avait fait rentrer les troupes dans Grenoble et fermé les portes; les remparts étaient couverts par le troisième régiment du génie, composé de deux mille sapeurs, tous vieux soldats couverts d'honorables blessures; par le quatrième d'artillerie de ligne, ce même régiment où l'Empereur, vingt-cinq ans auparavant, avait été fait capitaine; puis les deux autres bataillons du cinquième de ligne, et les fidèles hussards du quatrième.

Jamais ville assiégée n'offrit un semblable spectacle. Les assiégeans, l'arme renversée, et marchant dans le désordre de la joie, approchaient, en chantant, des murailles de la place. Le bruit des armes, les cris de guerre des soldats ne venaient point épouvanter les airs: on n'entendait d'autre bruit que les acclamations sans cesse renaissantes de vive Grenoble! vive la France! vive Napoléon! d'autres cris que ceux de la plus franche gaieté et du plus pur enthousiasme. La garnison, la garde nationale, la population répandues sur les remparts, regardèrent d'abord avec surprise, avec émotion, ces transports d'allégresse et de dévouement. Bientôt ils les partagèrent; et les assiégeans et les assiégés, réunis par les mêmes pensées, les mêmes sentimens, firent éclater à la fois le cri de ralliement, le cri de vive l'Empereur! Le peuple et les soldats se présentèrent aux portes; en un instant, elles furent enfoncées; et Napoléon, entouré, pressé par une foule idolâtre, fit son entrée triomphante à Grenoble. Quelques momens après, les habitans, au son des fanfares, vinrent lui apporter les débris des portes: «à défaut des clefs de la bonne ville de Grenoble, lui dirent-ils, tiens, voilà les portes.»

La possession de cette place était pour Napoléon de la plus haute importance. Elle lui offrait un point d'appui, des munitions, des armes, de l'artillerie. Il ne put dissimuler son extrême contentement, et répéta plusieurs fois à ses officiers: «Tout est décidé maintenant; nous sommes sûrs d'aller à Paris.» Il questionna longuement Labédoyère sur Paris et sur la situation générale de la France. Ce jeune colonel, plein de nobles sentimens, s'exprimait avec une franchise, qui quelquefois interdisait Napoléon. «Sire, lui disait-il, les Français vont tout faire pour Votre Majesté, mais il faut aussi que Votre Majesté fasse tout pour eux: plus d'ambition, plus de despotisme: nous voulons être libres et heureux. Il faut abjurer, Sire, ce système de conquête et de puissance qui a fait le malheur de la France et le vôtre.—Si je réussis, répondait Napoléon, je ferai tout ce qu'il faudra faire pour remplir l'attente de la nation. Son bonheur m'est plus cher que le mien. C'est pour la rendre libre et heureuse que je me suis jeté dans une entreprise qui pouvait ne pas avoir de succès et me coûter la vie; mais nous aurions eu la consolation de mourir sur le sol de la patrie.—Et de mourir, ajoutait Labédoyère, pour son honneur et sa liberté.»

L'Empereur donna l'ordre de faire imprimer dans la nuit ses proclamations, et dépêcha des émissaires sur tous les points, pour annoncer qu'il était entré à Grenoble; que l'Autriche était pour lui; que le roi de Naples le suivait avec quatre-vingt mille hommes…; enfin, pour décourager, intimider, retenir par de fausses terreurs, de fausses confidences, les partisans et les agens du gouvernement royal.

Les proclamations, affichées avec profusion, produisirent à Grenoble, comme à Gap, la plus vive sensation. Jamais, en effet, on n'avait parlé à l'orgueil national, au patriotisme, aux nobles passions de l'âme, avec plus de charme, de force et d'éloquence; les soldats et les citoyens ne se lassaient point de les relire et de les admirer. Tout le monde voulait les avoir; les voyageurs et les habitans des pays voisins en reçurent une immense quantité, qu'ils se chargèrent de répandre sur leur passage, et d'envoyer de tous côtés.

Le lendemain 8, le clergé, l'état-major, la cour impériale, les tribunaux et les autorités civiles et militaires vinrent reconnaître Napoléon et lui offrir leurs félicitations. Il causa familièrement avec les juges, de l'administration de la justice; avec le clergé, des besoins du culte; avec les militaires, des armées; avec les officiers municipaux, des souffrances du peuple, des villes et des campagnes, et les enchanta tous par la variété de ses connaissances et la bienveillance de ses intentions. Il leur dit ensuite: «J'ai su que la France était malheureuse; j'ai entendu ses gémissemens et ses reproches, je suis venu avec les fidèles compagnons de mon exil, pour la délivrer du joug des Bourbons… leur trône est illégitime… mes droits à moi m'ont été déférés par la nation, par la volonté unanime des Français; ils ne sont autres que les droits du peuple… je viens les reprendre, non pour régner, le trône n'est rien pour moi; non pour me venger, je veux oublier tout ce qui a été dit, fait et écrit depuis la capitulation de Paris: mais pour vous restituer les droits que les Bourbons vous ont ôté; et vous arracher à la glèbe, au servage, et au régime féodal dont ils vous menacent… J'ai trop aimé la guerre, je ne la ferai plus; je laisserai mes voisins en repos; nous devons oublier que nous avons été les maîtres du monde… je veux régner pour rendre notre belle France libre, heureuse et indépendante, et pour asseoir son bonheur sur des bases inébranlables; je veux être moins son souverain, que le premier et le meilleur de ses citoyens. J'aurais pu venir attaquer les Bourbons avec des vaisseaux et des flottes nombreuses. Je n'ai voulu des secours ni de Murat, ni de l'Autriche. Je connais mes concitoyens et les défenseurs de la patrie; et je compte sur leur patriotisme.»

L'audience finie, l'Empereur fut passer la revue de la garnison composée de cinq à six mille hommes. Lorsqu'il parut, le ciel fut obscurci, par la multitude de sabres, de baïonnettes, de bonnets de grenadiers, de schacots, etc., que le peuple et les soldats élevaient en l'air au milieu des plus vives démonstrations de mouvement et d'amour.

Il adressa quelques mots au peuple, qui ne purent être entendus, et se rendit sur le front du 4ème d'artillerie. «C'est parmi vous, leur dit-il, que j'ai fait mes premières armes. Je vous aime tous comme d'anciens camarades; je vous ai suivis sur le champ de bataille, et j'ai toujours été content de vous. Mais j'espère que nous n'aurons pas besoin de vos canons: il faut à la France de la modération et du repos. L'armée jouira, dans le sein de la paix, du bien que je lui ai déjà fait, et que je lui ferai encore. Les soldats ont retrouvé en moi leur père: ils peuvent compter sur les récompenses qu'ils ont méritées.»

Après cette revue, la garnison se mit en marche sur Lyon.

Le soir, Napoléon écrivit à l'Impératrice et au prince Joseph. Il le chargea de faire connaître à Rome, à Naples, à Porto-Ferrajo que son entreprise paraissait devoir être couronnée du plus prompt et du plus brillant succès. Les courriers partirent avec fracas, et l'on ne manqua pas de publier, qu'ils allaient porter à l'Impératrice la nouvelle du retour de l'Empereur, et l'ordre de venir, elle et son fils, le rejoindre sur le champ.

Le 9, l'Empereur signala le l'établissement du pouvoir impérial par trois décrets. Le premier ordonnait d'intituler les actes publics et de rendre la justice en son nom, à compter du 15 mars. Les deux autres organisaient les gardes nationales des cinq départemens des Hautes et Basses-Alpes, de la Drôme, du Mont-Blanc et de l'Isère, et confiait à l'honneur et au patriotisme des habitans de la 7ème division les places de Briançon, de Grenoble, du fort Barreaux, Colmar, etc.

Au moment de partir, il adressa aux habitans du département de l'Isère la proclamation suivante.

CITOYENS! lorsque dans mon exil j'appris tous les malheurs qui pesaient sur la nation, que tous les droits du peuple étaient méconnus, et qu'on me reprochait le repos dans lequel je vivais, je ne perdis pas un moment; je m'embarquai sur un frêle navire; je traversai les mers au milieu des vaisseaux de guerre de différentes nations; je débarquai seul sur le sol de la patrie, et je n'eus en vue que d'arriver avec la rapidité de l'aigle dans cette bonne ville de Grenoble, dont le patriotisme et l'attachement à ma personne m'étaient particulièrement connus. Dauphinois, vous avez rempli mon attente.

J'ai supporté, non sans déchirement de coeur, mais sans abattement, les malheurs auxquels j'ai été en proie il y a un an; le spectacle que m'a offert le peuple sur mon passage m'a vivement ému. Si quelques nuages avaient pu altérer la grande opinion que j'avais du peuple Français, ce que j'ai vu m'a convaincu qu'il était toujours digne de ce nom de grand peuple dont je le saluai il y a vingt ans.

Dauphinois! sur le point de quitter vos contrées, pour me rendre dans ma bonne ville de Lyon, j'ai senti le besoin de vous exprimer toute l'estime que m'ont inspirée vos sentimens élevés. Mon coeur est tout plein des émotions que vous y avez fait naître; j'en conserverai toujours le souvenir.

La nouvelle du débarquement de l'Empereur ne parvint à Paris que dans la nuit du 5 Mars; elle transpira le 6; et le 7, parut dans le Moniteur, sans autre détail, une proclamation royale qui convoquait sur le champ les Chambres, et une ordonnance qui mettait hors la loi Napoléon et tous ceux qui le suivraient ou lui prêteraient assistance[48].

Le 8, le Moniteur et les autres journaux annoncèrent que Bonaparte était débarqué avec onze cents hommes, dont la plupart l'avaient déjà abandonné; que, suivi de quelques individus seulement, il errait dans les montagnes, qu'on lui refusait des vivres, qu'il manquait de tout, et que, poursuivi et bientôt cerné par les troupes détachées contre lui, de Toulon, de Marseille, de Valence, de Grenoble, il ne tarderait point à expier sa criminelle et téméraire entreprise.

Cette nouvelle frappa d'étonnement tous les partis et leur fit éprouver, suivant leurs opinions et leurs sentimens, des impressions différentes.

Les mécontens ne doutaient point du succès de l'Empereur et de la perte des Bourbons.

Les courtisans regrettaient qu'il n'y eût pas assez de danger dans cette entreprise audacieuse et folle, pour donner au moins quelque prix à leur dévouement.

Les émigrés la regardaient en pitié, la tournaient en ridicule; et s'il ne leur eût fallu que des plaisanteries, des injures et des fanfaronades pour battre Napoléon, leur victoire n'eût point été douteuse.

Le gouvernement lui-même partagea leur jactance et leur sécurité.

De nouvelles dépêches ne tardèrent point à faire connaître les progrès de Napoléon.

Le Comte d'Artois, le Duc d'Orléans et le Maréchal Macdonald partirent précipitamment pour Lyon.

Les députés s'assemblèrent.

Les royalistes furent inquiets; on les rassura.

Le Comte d'Artois, dit-on, à la tête de quinze mille Gardes nationaux et de dix mille hommes de troupes de ligne, doit l'arrêter en avant de Lyon.

Le général Marchand, le général Duvernet, le prince d'Essling, le duc d'Angoulême se portent sur ses derrières et lui fermeront la retraite.

Le général Lecourbe vient manoeuvrer sur ses flancs.

Le maréchal Oudinot arrive avec ses fidèles grenadiers royaux.

Les Gardes Nationales de Marseille, et la population entière du midi, marchent de tous côtés à sa poursuite: il est impossible qu'il échappe.

On était au 10 Mars.

Le lendemain, un officier de la maison du Roi parut au balcon des Tuileries et annonça, en agitant son chapeau, que le Roi venait de recevoir la nouvelle officielle, que le Duc d'Orléans, à la tête de vingt mille hommes de la Garde Nationale de Lyon, avait attaqué Bonaparte dans la direction de Bourgoing et l'avait complètement battu.

Le même jour, on apprit que les Généraux Drouet, d'Erlon, Lefebvre-Desnouettes et Lallemand qui avaient tenté de soulever les troupes sous leurs ordres, avaient complètement échoué et étaient en fuite[49].

Les mécontens doutèrent: les Royalistes furent dans l'ivresse.

Le 12, la victoire du Duc d'Orléans fut démentie; le Journal officiel annonça que Bonaparte avait dû coucher à Bourgoing, qu'on s'attendait à ce qu'il pourrait entrer à Lyon dans la soirée du 10 Mars; qu'il paraissait certain que Grenoble ne lui avait point encore ouvert ses portes.

Le Comte d'Artois vint bientôt confirmer par son retour la prise de Lyon et l'inutilité de ses efforts.

Les alarmes recommencèrent.

Le Roi, dont la contenance était à la fois noble et touchante, invoqua, par des proclamations éloquentes, le dévouement des Français, le courage et la fidélité de l'armée.

L'armée garda le silence; les corps judiciaires, les autorités civiles, l'ordre des avocats et une foule de citoyens isolés répondirent à l'appel du Roi par des adresses empreintes des témoignages de leur amour et de leur fidélité.

Les deux Chambres déposèrent également aux pieds du trône, l'expression de leurs sentimens: mais leur langage fut différent.

«Sire, dit la chambre des Pairs, jusqu'ici une bonté paternelle a marqué tous les actes de votre gouvernement[50]. S'il fallait que les lois devinssent plus sévères, vous en gémiriez sans doute; mais les deux chambres, animées du même esprit, s'empresseraient de concourir à toutes les mesures que pourraient exiger la gravité des circonstances et la sûreté du peuple.»

«Quelles que soient les fautes commises, dit la chambre des députés, ce n'est point le moment de les examiner; nous devons tous nous réunir contre l'ennemi commun, et chercher ensuite à rendre cette crise profitable à la sûreté du trône, et à la liberté publique.»

Le Roi ne s'en tint pas à de vaines proclamations; il ordonna: qu'une nouvelle armée se rassemblerait en avant de Paris, sous les ordres du duc de Berri, et le commandement du maréchal Macdonald; que tous les militaires en semestre et en congé limité, rejoindraient leurs corps; que tous les officiers à la demi-solde seraient rappelés; que les trois millions de gardes nationales du royaume prendraient les armes pour, pendant que l'armée tiendrait la campagne, contenir les factieux et dissiper leurs rassemblemens; que les jeunes gardes nationaux qui voudraient faire partie de l'armée active, seraient armés et équipés, et dirigés sur les points menacés; que pour utiliser les services des braves Français qui, de toutes parts, demandaient à marcher contre l'ennemi, il serait formé des bataillons de volontaires royaux qui feraient partie de l'armée du duc de Berry.

Le maréchal Ney, dont on connaissait la popularité et l'influence, fut chargé de prendre le commandement des troupes de l'Est.

Le maréchal Soult fut remplacé par le duc de Feltre.

Le roi n'omit rien, enfin, de tout ce qui pouvait concourir à sauver son trône des dangers dont il était menacé.

De semblables mesures, suffisantes pour arrêter une armée de trois cents mille hommes, ne pouvaient qu'attester les succès de Napoléon; et, cependant, le ministère faisait répandre chaque jour dans le public, et accréditer par les journaux, les bruits les plus rassurans.

M. de Montesquiou, fidèle au système de déception qu'il avait adopté, continuait à mystifier les députés, en les trompant par de fausses nouvelles, et en les berçant d'espérances qu'il n'avait plus lui-même. Il connaissait l'ivresse qu'excitaient en tous lieux l'approche et le passage de Napoléon. Il savait qu'il était maître de Grenoble, de Lyon; que les troupes qu'on avait voulu lui opposer, s'étaient réunies aux siennes avec enthousiasme; et néanmoins, il annonçait à la chambre, «que tous les départemens envahis par l'aventurier de l'île d'Elbe, manifestaient hautement leur indignation contre ce brigand audacieux; qu'ils avaient pu être surpris, mais non subjugués; que toutes les sommations qu'il avait faites, les ordres qu'il avait voulu donner aux autorités locales, étaient rejetés avec fermeté; que les Lyonnais avaient montré le dévouement qu'on avait droit d'attendre de leur noble caractère; que les départemens de la Bourgogne, de la Franche-Comté, de la Lorraine, de la Champagne, de la Picardie, etc., etc., rivalisaient de dévouement et d'énergie; que le bon esprit des troupes répondait à celui des citoyens, et que tous ensemble, généraux, officiers, soldats et citoyens, concourraient à défendre la patrie et le roi.»

Ces jongleries politiques ne furent point sans effet; elles rassurèrent quelques hommes crédules et enflammèrent le courage et l'imagination de quelques jeunes gens: les enrôlemens volontaires se multiplièrent; un certain nombre d'élèves des écoles de droit et de médecine offrirent leurs bras et parcoururent les rues de Paris, aux cris de vive le roi! à bas le Corse! à bas le tyran! etc.

Ce mouvement d'effervescence ne pouvait être durable; et quels que fussent les soins qu'on mettait à tromper la capitale, les voyageurs, les lettres particulières opposaient la vérité aux mensonges ministériels.

La défection du maréchal Ney vint bientôt déchirer le voile, et répandre, parmi les ministres et leurs partisans, la consternation et l'effroi.

Le Roi se rendit à la chambre des députés, dans l'espoir d'affermir leur dévouement et de dissiper, par un serment solennel, les doutes que ses ministres avaient fait concevoir sur son attachement à la charte et son intention de la conserver. Jamais spectacle ne fut plus imposant, plus pathétique. Quel coeur aurait pu se fermer à la douleur de cet auguste vieillard, aux accens de sa voix gémissante! Ces paroles prophétiques: «Je ne crains rien pour moi, mais je crains pour la France; pourrais-je à soixante ans mieux terminer ma carrière qu'en mourant pour la défense de l'état?» Ces paroles royales excitèrent l'émotion la plus vive, et des larmes abondantes s'échappèrent de tous les yeux.

Le serment prononcé par le Roi de maintenir la charte, fut immédiatement répété par M. le comte d'Artois qui, jusqu'alors, s'en était abstenu. «Nous jurons, dit-il, sur l'honneur, moi et ma famille, de vivre et mourir fidèles à notre roi et à la charte constitutionnelle qui assure le bonheur des Français.» Mais ces protestations tardives ne pouvaient réparer le mal qu'avait fait aux Bourbons et à leur cause, la conduite déloyale du gouvernement.

En vain, ces mots de patrie, de liberté, de constitution, se retrouvaient-ils dans tous les discours, dans toutes les proclamations. En vain promettait-on solennellement que la France, dès qu'elle serait délivrée, recevrait toutes les garanties réclamées par le voeu public, et que la presse recouvrerait son entière liberté. En vain, offrait-on de rendre à la légion d'honneur le lustre et les prérogatives dont elle avait été dépouillée. En vain, comblait-on l'armée d'éloges fastueux et de promesses éclatantes. Il n'était plus tems.

Le ministère avait ôté au roi la confiance qui est le premier mobile de l'ascendant des princes sur le peuple, et la force qui peut seule suppléer à la confiance et commander l'obéissance et la crainte.

L'approche de Napoléon, l'abandon du maréchal Ney, la déclaration faite, par les généraux encore fidèles, que les troupes ne se battraient point contre l'Empereur, ne laissèrent plus de doute au gouvernement sur le sort qui l'attendait.

Dès ce moment, il n'exista plus d'harmonie dans les volontés, d'ensemble dans les moyens d'exécution.

Les ordres, les contre-ordres étaient donnés d'un côté, révoqués de l'autre; des projets de toute espèce, et tous aussi irréfléchis qu'impraticables, étaient approuvés et rejetés, repris et abandonnés.

Les chambres et le gouvernement avaient cessé de s'entendre. Les ministres se plaignaient des députés, les députés demandaient publiquement au roi de renvoyer les ministres, et de s'entourer d'hommes «qui aient été les défenseurs constans de la justice et de la liberté, et dont les noms soient une garantie pour tous les intérêts[51].»

Le même désordre, la même désunion se manifestaient partout à la fois; on n'était plus d'accord que sur un seul point: c'est que tout était perdu.

Tout l'était en effet.

Le peuple, que les nobles avaient humilié, vexé ou effrayé par des prétentions hautaines et tyranniques; les acquéreurs de domaines nationaux, qu'ils avaient voulu déposséder; les protestans, qu'on avait sacrifiés; les magistrats, qu'on avait chassés; les employés qu'on avait plongés dans la misère; les soldats, les officiers, les généraux qu'on avait méprisés et maltraités; les révolutionnaires qu'on avait sans cesse outragés et menacés; les amis de la justice, de la liberté qu'on avait abusés; tous les Français que le gouvernement avait réduits (pour ainsi dire malgré eux) à, faire des voeux pour un autre ordre de choses, embrassèrent avec empressement la cause de Napoléon, devenue, par les fautes du gouvernement, la cause nationale.

Il ne restait à la royauté d'autres défenseurs que des femmes et leurs mouchoirs, des prêtres sans influence, des nobles sans courage, des gardes du-corps sans jeunesse ou sans expérience.

Les légions de la garde nationale, sur lesquelles on avait fondé tant d'espoir, furent passées en revue par leur colonel-général; il leur parla de la Charte, de la tyrannie de Bonaparte; il leur annonça qu'il marcherait à leur tête; il leur dit: «Que ceux qui aiment leur Roi sortent des rangs, et me suivent.» Deux cents hommes se présentèrent à peine.

Les volontaires royaux qui avaient fait tant de bruit, quand ils croyaient vaincre sans péril, s'étaient dispersés successivement; et ceux d'entr'eux que l'approche du danger n'avait point refroidis et intimidés, étaient en trop petit nombre pour compter dans la balance.

Un seul et dernier espoir restait au gouvernement: c'était (je n'ose le dire) que Napoléon serait assassiné!

Les mêmes hommes qui avaient prêché la guerre civile, et déclaré qu'il serait honteux de ne pas la voir, souillèrent les murs de Paris de provocations au meurtre et de louanges fanatiques données d'avance aux meurtriers. Des émissaires répandus dans les groupes cherchaient à mettre le poignard à la main à de nouveaux Jacques Clément. Un acte public avait proscrit Napoléon; un prix fut offert publiquement à celui qui apporterait sa tête. Cet appel au crime que, pour la première fois, les assassins de Coligny firent entendre à la France indignée, fut répété par des hommes qui, comme eux, avaient sans cesse à la bouche les mots sacrés de morale, d'humanité, de religion, et qui, comme eux, n'étaient altérés que de vengeance et de sang.

Mais, tandis qu'on conspirait à Paris son assassinat, Napoléon poursuivait paisiblement sa marche triomphale.

Parti de Grenoble le 9, il vint le soir même coucher à Bourgoing: la foule et l'enthousiasme allaient en augmentant. «Il y a long-tems que nous vous attendions, disaient tous ces braves gens à l'Empereur; vous voilà enfin arrivé pour délivrer la France de l'insolence de la noblesse, des prétentions des prêtres et de la honte du joug de l'étranger.»

L'Empereur fatigué[52] était dans sa calèche, allant au pas, environné d'une foule de paysans chantant des chansons qui exprimaient toute la noblesse des sentimens des braves Dauphinois. «Ah! dit l'Empereur, je retrouve ici les sentimens qui, il y a vingt ans, me firent saluer la France du nom de grande nation! Oui, vous êtes encore la grande nation, et vous le serez toujours.»

On approchait de Lyon; l'Empereur s'était fait devancer par des émissaires qui le firent prévenir que le comte d'Artois, le duc d'Orléans et le maréchal Macdonald voulaient défendre la ville et qu'on allait couper le pont de la Guillotière et le pont Morand. L'Empereur riait de ces ridicules préparatifs; il ne pouvait avoir de doute sur les dispositions des lyonnais, encore moins sur les dispositions des soldats; cependant il donna ordre au général Bertrand de réunir des bateaux à Mirbel, dans l'intention de passer dans la nuit, et d'intercepter les routes de Moulins et de Mâcon au prince qui voulait lui interdire le passage du Rhône. À quatre heures, une reconnaissance du 4ème de hussards arriva à la Guillotière, et fut accueillie aux cris de vive l'Empereur! par cette immense population d'un faubourg qui toujours s'est distingué par son attachement à la patrie.

L'Empereur contremanda sur-le-champ le passage de Mirbel, et voulant, comme il l'avait fait à Grenoble, mettre à profit ce premier mouvement d'enthousiasme, il se porta au galop au faubourg de la Guillotière.

Le comte d'Artois, moins heureux, ne pouvait même réussir à opposer à son adversaire un simulacre de défense. Il avait voulu détruire les ponts, et la ville s'y était opposée. Les troupes, dont il avait cru acheter le dévouement par de l'argent ou l'appât des récompenses, étaient restées sourdes à sa voix, à ses prières, à ses promesses. Passant devant le treizième régiment de dragons, il dit à un brave que des cicatrices et trois chevrons décoraient: «Allons, mon camarade, crie donc vive le roi!—Non, monsieur, répond le brave dragon, aucun soldat ne combattra contre son père; je ne puis vous répondre qu'en disant vive l'Empereur!» Confus et désespéré, il s'était écrié avec l'accent de la douleur: «Tout est perdu!» et ces mots propagés à l'instant, avaient encore fortifié la mauvaise volonté ou le découragement[53].

Cependant le maréchal Macdonald, connu des troupes, était parvenu à faire barricader le pont de la Guillotière, et il y conduisait en personne deux bataillons d'infanterie, lorsque les hussards de Napoléon débouchèrent de la Guillotière et se présentèrent devant le pont, précédés, entourés et suivis de toute la jeunesse du faubourg.

Le maréchal contint les soldats pendant quelques momens; mais émus, séduits, entraînés par les provocations du peuple et des hussards, ils se jetèrent sur les barricades, les rompirent, et furent bientôt dans les bras et dans les rangs des soldats de Napoléon.

Le comte d'Artois, prévoyant cette défection, avait quitté Lyon, non point accompagné d'un seul gendarme, mais escorté par un détachement du treizième de dragons commandé par le lieutenant Marchebout. Les troupes (on leur doit cet hommage) ne cessèrent point de le respecter, et il ne courut aucun risque[54].

À cinq heures du soir, la garnison toute entière s'élança au-devant de
Napoléon.

Une heure après, l'armée impériale prit possession de la ville.

À sept heures, Napoléon y fit son entrée solennelle, seul, en avant de ses troupes, mais précédé et suivi d'une foule immense qui lui exprimait, par des acclamations sans cesse renaissantes, l'ivresse, le bonheur et l'orgueil qu'elle éprouvait de le revoir. Il fut descendre à l'archevêché, et se livra paisiblement à un doux repos, dans les mêmes lieux que monsieur le comte d'Artois, cédant à son désespoir, venait d'arroser de ses larmes.

Napoléon confia sur-le-champ à la garde nationale la garde de sa personne et la surveillance intérieure de son palais. Il ne voulut point accepter les services des gardes à cheval. «Nos institutions, leur dit-il, ne reconnaissent point de gardes nationales à cheval; d'ailleurs vous vous êtes si mal conduits avec le comte d'Artois que je ne veux point de vous.»

Effectivement, l'Empereur, qui avait toujours respecté le malheur, s'était informé, en arrivant, de monsieur le comte d'Artois, et il avait appris que les nobles, qui composaient en grande partie la garde à cheval, après avoir juré au prince de mourir pour lui, l'avaient abandonné, à l'exception d'un seul d'entre eux, qui était resté fidèlement attaché à son escorte, jusqu'au moment où sa personne et sa liberté lui parurent hors de danger.

L'Empereur ne se borna point à donner des éloges à la conduite de ce généreux Lyonnais: «je n'ai jamais laissé, dit-il, une belle action sans récompense,» et il le nomma membre de la Légion d'Honneur.

Je me trouvais à Lyon, au moment de l'arrivée de Napoléon; il le sut, et le soir même il me fit appeler: «Eh bien! me dit-il en souriant; on ne s'attendait pas à me revoir si tôt[55].—Non, Sire, il n'y a que Votre Majesté en état de causer de semblables surprises.—Que dit-on de tout cela à Paris?—Mais, Sire, on s'y réjouit sans doute comme ici de l'heureux retour de Votre Majesté.—Et l'esprit public, comment est-il?—Sire, il est bien changé; autrefois nous ne songions qu'à la gloire, aujourd'hui nous ne songeons qu'à la liberté. La lutte qui s'est établie entre les Bourbons et la nation nous a révélé nos droits; elle a fait éclore dans les têtes une foule d'idées libérales qu'on n'avait point du temps de Votre Majesté; on sent, on éprouve le besoin d'être libre; et le plus sûr moyen de plaire aux Français, serait de leur promettre et de leur donner des lois franchement populaires.—Je sais que les discussions qu'ils ont laissé établir[56] ont déconsidéré et affaibli le pouvoir. Les idées libérales lui ont repris tout le terrain que je lui avais fait gagner. Je ne chercherai point à le reprendre; il ne faut jamais lutter contre une nation: c'est le pot de terre contre le pot de fer. Les Français seront contens de moi. Je sens qu'il y a du plaisir et de la gloire à rendre un grand peuple libre et heureux. Je donnerai à la France des garanties: je ne lui avais point épargné la gloire, je ne lui épargnerai point la liberté. Je ne garderai de pouvoir que ce qu'il m'en faudra pour gouverner. Le pouvoir n'est point incompatible avec la liberté; jamais, au contraire, la liberté n'est plus entière, que lorsque le pouvoir est bien constitué. Quand il est faible, il est ombrageux; quand il est fort, il dort tranquille et laisse à la liberté la bride sur le cou. Je sais ce qu'il faut aux Français; nous nous arrangerons: mais point de licence, point d'anarchie, car l'anarchie nous ramènerait au despotisme des républicains, le plus fécond de tous en actes tyranniques, parce que tout le monde s'en mêle… Croit-on qu'on se battra?—On ne le pense pas; le gouvernement n'a jamais eu la confiance des soldats; il s'est fait détester des officiers: et toutes les troupes qu'on opposera à Votre Majesté seront autant de renforts qu'on lui enverra.—Je le pense aussi; et les Maréchaux?—Sire, ils doivent craindre que Votre Majesté ne se ressouvienne de Fontainebleau; et peut-être serait-il convenable de les rassurer et de leur faire connaître personnellement l'intention où est Votre Majesté de tout oublier.—Non, je ne veux point leur écrire, ils me regarderaient comme leur obligé: je ne veux avoir d'obligation à personne. Les troupes sont bien disposées, les officiers sont bons; et si les maréchaux voulaient les retenir, ils seraient entraînés… Où est ma garde?—Je la crois à Metz et à Nancy.—Je suis sûr d'elle; ils auront beau faire, ils ne la gâteront jamais. Que font Augereau et Marmont?—Je l'ignore.—Que fait Ney? comment est-il avec le Roi?—Tantôt bien, tantôt mal; il a eu, je crois, à se plaindre de la cour, à cause de sa femme.—Sa femme est une précieuse; elle aura voulu faire la grande dame, et les vieilles douairières se seront moquées d'elle. Ney a-t-il un commandement?—Je ne le crois pas, Sire.—Est-il des nôtres?—La part qu'il a prisé à votre abdication…—Oui, j'ai lu cela à Porto-Ferrajo: il s'est vanté de m'avoir maltraité, d'avoir posé des pistolets sur ma table; tout cela est faux. S'il avait osé se permettre de me manquer, je l'aurais fait fusiller. On a fait un tas de contes sur mon abdication. J'ai abdiqué, non point par leurs conseils, mais parce que mon armée avait le vertige; je ne voulais point d'ailleurs de la guerre civile; elle n'a jamais été de mon goût. On a dit également qu'Augereau, lorsque je le rencontrai, m'avait couvert d'injures… on a menti: aucun de mes généraux n'aurait osé oublier devant moi ce qu'il me devait. Si j'avais connu la proclamation d'Augereau, je l'aurais chassé de ma présence[57]; il n'y a que les lâches qui insultent au malheur. Sa proclamation, qu'on prétend que j'avais dans ma poche, ne me fut connue qu'après notre entrevue. Ce fut le général Keller qui me la montra; mais laissons-là tous ces contes populaires. Qu'a-t-on fait des Tuileries?—On n'y a rien changé, Sire; on n'a même point encore ôté les aigles.—(En riant) Ils ont dû trouver que je les avais bien fait arranger.—Je le présume, Sire: on a dit que le Comte d'Artois, aussitôt son arrivée, avait été parcourir les appartemens, et qu'il ne se lassait point de les admirer.—Je le crois bien. Qu'ont-ils fait de mes tableaux?—On en a fait enlever quelques-uns; mais celui de la bataille d'Austerlitz est encore dans la salle du Conseil.—Et le spectacle?—On n'y a point touché; on ne s'en sert plus.—Que fait Talma?—Mais, Sire, il continue à obtenir et à mériter les applaudissemens du public.—Je le reverrai avec plaisir. Avez-vous été à la cour?—Oui, Sire, j'ai été présenté.—On dit qu'ils ont tous l'air de nouveaux parvenus; qu'ils ne savent point dire un mot, ni faire un pas à propos: les avez-vous vus en grande cérémonie?—Non, Sire; mais je puis assurer à Votre Majesté qu'on n'est pas plus sans façon chez soi qu'aux Tuileries; on y va en bottes crottées, en frac de ville, et en chapeau rond.—Cela doit faire un coup-d'oeil bien majestueux! Mais à quoi donc toutes ces vieilles ganaches dépensent-elles leur argent, car on leur a tout rendu?—Mais, Sire, elles veulent probablement user leurs vieux habits.—Pauvre France! dans quelles mains as-tu été te fourrer! Et le Roi, quelle mine a-t-il?—Il a une assez belle tête.—Sa monnaie est-elle belle?—Votre Majesté peut en juger: voici une pièce de vingt francs.—Comment! ils n'ont point refait de Louis; cela m'étonne. (En tournant et retournant la pièce.) Il n'a point l'air de se laisser mourir de faim: mais, voyez, ils ont ôté Dieu, protége la France, pour remettre leur Domine, salvum fac regem. Voilà comme ils ont toujours été: tout pour eux, rien pour la France. Où est Maret? où est Caulincourt? où est Lavalette? où est Fouché?—Ils sont tous à Paris—Et Molé?—Il est également à Paris; je l'ai aperçu il n'y a pas long-tems chez la reine.—Avons-nous autour d'ici quelques hommes qui m'aient été attachés de près?—Je l'ignore, Sire.—Il faudra voir cela et les faire venir. Je serai fort aise de connaître à fond l'esprit du jour, et d'être un peu remis au fait des affaires. Que fait Hortense?—Sire, sa maison est toujours le rendez-vous des hommes qui savent apprécier la grâce et l'esprit: et la Reine, quoique sans trône, n'en est pas moins l'objet des égards et des hommages de tout Paris.—Elle a fait une grande sottise de se donner en spectacle devant les tribunaux. Ceux qui l'ont conseillée étaient des bêtes. Pourquoi aussi a-t-elle été demander le titre de duchesse?—Mais, Sire, elle ne l'a point demandé. C'est l'Empereur Alexandre…—Peu importe; elle ne devait pas plus le recevoir que le demander; il fallait qu'elle s'appelât madame Bonaparte; ce nom-là en vaut bien un autre. Quel droit d'ailleurs avait-elle de faire de son fils un duc de Saint-Leu, et un pair des Bourbons? Louis a eu raison de s'y opposer; il a senti que le nom de son fils était assez beau, pour ne point souffrir qu'il en changeât. Si Joséphine avait vécu, elle l'aurait empêchée de faire cette belle équipée. L'a-t-on bien regrettée?—Oui, Sire. Votre Majesté sait à quel point elle était aimée et honorée des Français.—Elle le méritait. C'était une femme excellente; elle avait un grand sens. Je l'ai beaucoup regrettée aussi, et le jour où j'ai appris sa mort, a été l'un des jours les plus malheureux de ma vie. A-t-on porté publiquement son deuil?—Non, Sire. Je pense même qu'on lui aurait refusé les honneurs dus à son rang, si l'Empereur Alexandre ne l'eût exigé.—Je l'ai appris dans le tems, mais je ne l'avais point cru. Cela ne le regardait point.—La générosité d'Alexandre ne s'est renfermée dans aucune borne; il s'est montré le protecteur de l'Impératrice, de la Reine, du prince Eugène, du duc de Vicence et d'une foule d'autres personnages de marque qui, sans lui, auraient été persécutés ou maltraités.—Vous l'aimez, il paraît.—Sire…—La Garde nationale de Paris a-t-elle un bon esprit?—Je ne puis l'affirmer, mais je suis sûr du moins que si elle ne se déclare pas pour Votre Majesté, elle n'agira du moins pas contre nous.—Je le suppose aussi. Que croit-on que les étrangers penseront de mon retour?—On croit que l'Autriche se rapprochera de Votre Majesté, et que la Russie verra la disgrâce des Bourbons sans regrets.—Comment cela?—On prétend, Sire, qu'Alexandre a été mécontent des princes pendant son séjour à Paris; que la prédilection du Roi pour l'Angleterre et l'hommage qu'il a rendu de sa couronne au prince Régent lui ont déplu.—C'est bon à savoir. A-t-il vu mon fils?—Oui, Sire; on m'a assuré qu'il l'avait embrassé avec une tendresse vraiment paternelle, et qu'il s'était écrié: Il est charmant: ah! comme on m'a trompé!—Que voulait-il dire?—On lui avait assuré, dit-on, que le jeune prince était rachitique et imbécile.—Les misérables! cet enfant est admirable; il a tous les symptômes d'un homme à grand caractère. Il fera honneur à son siècle. Est-il vrai qu'on ait tant fêté Alexandre à Paris?—Oui, Sire; on ne faisait attention qu'à lui; les autres souverains avaient l'air de ses aides-de-camp.—Au fait, il a beaucoup fait pour Paris; sans lui, les Anglais l'auraient ruiné, et les Prussiens brûlé. Il a bien joué son rôle… (en souriant) Si je n'étais Napoléon, je voudrais peut-être être Alexandre.»

Le lendemain, il passa, sur la place Bellecour, la revue de la division de Lyon. «Je verrai cette place avec plaisir, dit-il, aux chefs de la Garde nationale qui l'entouraient; je me rappelle que je la relevai de ses ruines, et que j'en posai la première pierre, il y a quinze ans.» Il sortit, précédé seulement de quelques hussards. Une foule d'hommes, de vieillards, de femmes et d'enfans inondait les ponts, les quais et les rues; on se précipitait sous les pieds des chevaux, pour l'entendre, le voir, le regarder de plus près, pour toucher ses vêtemens… c'était un véritable délire. À peine avait-il franchi quelques pas, que la foule qui l'avait déjà vu, se portait en courant sur un autre point pour le revoir encore. L'air retentissait d'acclamations non interrompues. C'était un feu roulant de cris de Vive la nation! vive l'Empereur! à bas les prêtres! à bas les royalistes! etc.

La division Brayer, aussitôt la revue, se mit en marche sur Paris.

Quand l'Empereur revint à l'archevêché, la grande galerie de ce palais était encombrée de généraux, de colonels, de magistrats, d'administrateurs de tous les rangs et de toutes les espèces: on croyait être aux Tuileries.

L'Empereur s'arrêta quelques momens; il embrassa les généraux Mouton-Duvernet, Girard et autres officiers que Paris croyait à sa poursuite; et après avoir distribué, à droite et à gauche, quelques sourires et beaucoup de complimens, il passa dans son salon et admit à lui être présentés, la cour impériale, le corps municipal, les chefs des corps militaires et de la garde nationale.

Il s'entretint long-tems avec eux, des fautes des Bourbons, et de la situation déplorable dans laquelle il retrouvait la France. Il leur avoua, avec une noble franchise, qu'il n'était point étranger à ses malheurs. «J'ai été entraîné, dit-il, par la force des événemens dans une fausse route. Mais instruit par l'expérience, j'ai abjuré cet amour de la gloire si naturel aux Français, qui a eu pour la France et pour moi tant de funestes résultats… Je me suis trompé en croyant que le siècle était venu de rendre la France le chef-lieu d'un grand empire; j'ai renoncé pour toujours à cette haute entreprise; nous avons assez de gloire, il faut nous reposer.

«Ce n'est point l'ambition qui me ramène en France; c'est l'amour de la patrie. J'aurais préféré le repos de l'île d'Elbe aux soucis du trône, si je n'avais su que la France était malheureuse et qu'elle avait besoin de moi. En mettant le pied sur notre chère France, continua-t-il, après quelques réponses insignifiantes des auditeurs, j'ai fait le voeu de la rendre libre et heureuse: je ne lui apporte que des bienfaits. Je reviens pour protéger et défendre les intérêts que notre révolution a fait naître; je reviens pour concourir, avec les représentans de la nation, à la formation d'un pacte de famille, qui conservera à jamais la liberté et les droits de tous les Français: je mettrai désormais mon ambition et ma gloire à faire le bonheur de ce grand peuple duquel je tiens tout. Je ne veux point, comme Louis XVIII, vous octroyer une charte révocable, je veux vous donner une constitution inviolable, et qu'elle soit l'ouvrage du peuple et de moi.» Telles furent ses paroles; il les prononça d'un air si satisfait; il paraissait si confiant en lui et en l'avenir, qu'on se serait cru coupable, de douter de la pureté de ses intentions et du bonheur qu'il allait assurer à la France.

Le langage qu'il tint à Lyon ne fut point le même, comme on le voit, que celui qu'il avait fait entendre à Gap et à Grenoble. Dans ces dernières villes, il avait cherché principalement à faire fermenter dans les têtes la haine des Bourbons et l'amour de la liberté: il s'était plutôt exprimé en citoyen qu'en monarque. Aucun mot, aucune assurance formelle n'avait révélé ses intentions. On aurait pu penser qu'il songeait autant à rétablir la république ou le consulat, que l'empire. À Lyon, plus de vague, plus d'incertitude; il parle en souverain, et promet de donner à la France une constitution nationale: L'idée du Champ de Mai lui était venue.

Aucun de nous ne suspecta la sincérité des promesses et des résolutions de Napoléon.

Le tems, la réflexion, le malheur, ce grand maître de l'homme, avaient opéré dans le caractère et les principes de Napoléon les plus favorables changemens.

Autrefois, quand des obstacles imprévus venaient tout-à-coup contrarier ses projets, ses passions, habituées à n'être point contenues, à ne respecter aucun frein, se déchaînaient avec la fureur des flots en courroux; il parlait, il ordonnait, il décidait comme s'il eût été le maître de la terre et des élémens; rien ne lui paraissait impossible.

Dans ses revers, il avait appris, dans le calme de la solitude et de la méditation, à commander à la violence de ses volontés, et à les soumettre au joug de la prudence et de la raison. Il avait lu attentivement les écrits, les pamphlets et même les libelles publiés contre lui; et au milieu des injures, des calomnies et des absurdités que souvent ils renfermaient, il y avait trouvé des vérités utiles, des observations judicieuses, des vues profondes, dont il avait su faire son profit.

«Les princes, observe le savant auteur de l'Esprit des lois, ont dans leur vie des périodes d'ambition, auxquelles succèdent d'autres passions, et même l'oisiveté.» L'heure de l'oisiveté n'était point encore sonnée pour Napoléon; mais à l'ambition d'accroître sans mesure sa puissance, avait succédé le désir de rendre la France heureuse, et de réparer par une paix durable et un gouvernement paternel, tous les maux que la guerre lui avait faits.

L'Empereur passa la soirée du onze dans son cabinet; sa première pensée fut pour l'Impératrice. Il lui écrivit une lettre fort tendre, qui commençait par ces mots remarquables: Madame et chère épouse, je suis remonté sur mon trône.

Il instruisit également le prince Joseph[58] qu'il avait ressaisi sa couronne, et le chargea de faire connaître aux puissances étrangères, par l'intermédiaire de leurs ministres près la Confédération Helvétique, que ses intentions étaient de ne plus troubler le repos de l'Europe, et de maintenir loyalement le traité de Paris. Il lui recommanda surtout de faire bien comprendre à l'Autriche et à la Russie, combien il aspirait à rétablir avec elles, dans toute leur intimité, ses anciennes liaisons.

Il paraissait attacher un prix particulier à l'alliance de la Russie; sa prédilection était sans doute fondée sur des raisons politiques, faciles à concevoir: cependant, je crois qu'elle était également déterminée par les procédés généreux d'Alexandre envers les Français. Le renom et la popularité que ce prince avait acquis en France, excitaient et devaient exciter la jalousie de Napoléon; mais cette jalousie, attribut des grandes âmes, ne le rendait point injuste: il savait apprécier Alexandre.

Napoléon, jusqu'alors, ne s'était occupé que d'enlever au Roi son armée; il pensa que le moment était venu de lui ravir aussi le sceptre de l'administration. «J'y suis décidé, me dit-il; je veux dès aujourd'hui anéantir l'autorité royale, et renvoyer les chambres; puisque j'ai repris le gouvernement, il ne doit plus exister d'autre autorité que la mienne; il faut qu'on sache, dès à présent, que c'est à moi seul qu'on doit obéir.» Alors il me dicta successivement les décrets suivans, connus sous le nom de décrets de Lyon.

PREMIER DÉCRET

Lyon, le 13 Mars 1815.

Napoléon, Empereur des Français, etc. etc.

Considérant que la Chambre des pairs est composée en partie de personnes qui ont porté les armes contre la France et qui ont intérêt au rétablissement des droits féodaux, à la destruction de l'égalité entre les différentes classes, à l'annulation des ventes des domaines nationaux, et enfin à priver le peuple des droits qu'il a acquis par vingt-cinq ans de combats contre les ennemis de la gloire nationale;

Considérant que les pouvoirs des députés du Corps législatif étaient expirés, et que dès lors la Chambre des communes n'a plus aucun caractère national: qu'une partie de cette Chambre s'est rendue indigne de la confiance de la nation, en adhérant au rétablissement de la noblesse féodale abolie par la constitution acceptée par le peuple, en faisant payer par la France des dettes contractées à l'étranger pour tramer des coalitions et soudoyer des armées contre le peuple Français; en donnant aux Bourbons le titre de roi légitime: ce qui était déclarer rebelle le peuple Français et les armées, proclamer seuls bons Français les émigrés qui ont déchiré pendant vingt-cinq ans le sein de la patrie, et violer tous les droits du peuple; en consacrant le principe, que la nation était faite pour le trône, et non le trône pour la nation;

Nous avons décrété et décrétons ce qui suit:

Art. 1. La Chambre des pairs est dissoute.

Art. 2. La Chambre des communes est dissoute; il est ordonné à chacun des membres convoqués et arrivés à Paris depuis le 7 mars dernier, de retourner sans délai dans leurs domiciles.

Art. 3. Les colléges électoraux des départemens de l'empire seront réunis à Paris, dans le courant du mois de mai prochain, en assemblée extraordinaire du Champ de Mai, afin de prendre les mesures convenables pour corriger et modifier nos constitutions, selon l'intérêt et la volonté de la nation; et en même tems pour assister au couronnement de l'Impératrice, notre très-chère et bien-aimée épouse, et à celui de notre cher et bien-aimé fils.

Art. 4. Notre grand maréchal, faisant fonctions de major-général de la grande armée, est chargé de prendre les mesures nécessaires pour la publication du présent décret.

SECOND DÉCRET.

Napoléon; etc.

Art. 1. Tous les émigrés qui n'ont point été rayés, amnistiés ou éliminés par nous ou par les gouvernemens qui nous ont précédés, et qui sont rentrés en France depuis le 1er Janvier 1814, sortiront sur-le-champ du territoire de l'empire.

Art. 2. Les émigrés qui, quinze jours après la publication de présent décret, se trouveraient sur le territoire de l'Empire, seront arrêtés et jugés conformément aux lois décrétées par nos Assemblées nationales: à moins toutefois qu'il ne soit constaté qu'ils n'ont pas eu connaissance du présent décret, auquel cas ils seront simplement arrêtés et conduits par la gendarmerie hors du territoire.

Art. 3. Le séquestre sera mis sur tous leurs biens meubles et immeubles, etc. etc.

TROISIÈME DÉCRET.

Napoléon, etc.

Art. 1. La noblesse est abolie, et les lois de l'Assemblée constituante seront mises en vigueur.

Art. 2. Les titres féodaux sont supprimés.

Art. 3. Les individus qui ont obtenu de nous des titres nationaux, comme récompenses nationales, et dont les lettres patentes ont été vérifiées au conseil du sceau de l'état, continueront à les porter.

Art. 4. Nous nous réservons de donner des titres aux descendans des hommes qui ont illustré le nom français dans les différons siècles, soit dans le commandement des armées de terre et de mer, dans les conseils des souverains, dans les administrations civiles et judiciaires, soit enfin dans les sciences et les arts et dans le commerce, etc.

QUATRIÈME DÉCRET.

Napoléon, etc.

Art. 1. Tous généraux et officiers de terre et de mer, dans quelque grade que ce soit, qui ont été introduits dans nos armées depuis le 1er avril 1814, qui étaient émigrés, ou qui n'ayant pas émigré, ont quitté le service au moment de la première coalition, quand la patrie avait le plus grand besoin de leurs services, cesseront sur-le-champ leurs fonctions, quitteront les marques de leur grade, et se rendront au lieu de leur domicile, etc. etc.

CINQUIÈME DÉCRET.

Napoléon, etc.

Considérant que, par nos constitutions, les membres de l'ordre judiciaire sont inamovibles,

Nous décrétons:

Art. 1. Tous les changemens arbitraires opérés dans nos cours et tribunaux inférieurs, sont nuls et non avenus.

Art. 2. Les présidens de la cour de cassation, notre procureur-général, et les membres qui ont été, injustement et par esprit de réaction, renvoyés de ladite cour, sont rétablis dans leurs fonctions, etc. etc.

Par quatre autres décrets, l'Empereur ordonna: 1.° que le séquestre serait apposé sur les biens de la famille des Bourbons; 2.° que tous les biens des émigrés, qui appartenaient à la Légion d'Honneur, aux hospices, aux communes, à la caisse d'amortissement ou aux domaines, seraient rendus à ces divers établissemens; 3.° que la maison du roi et les Suisses seraient licenciés, et qu'aucun corps étranger ne pourrait être admis à la garde du souverain; 4.° que la décoration du lys, les ordres de Saint-Louis, du Saint-Esprit, de Saint-Michel seraient abolis.

Ces décrets, qui embrassaient à la fois toutes les parties de l'administration politique, civile et militaire de l'état, se succédèrent si rapidement, que Napoléon eut à peine le tems de les entremêler de quelques paroles.

En rétablissant sur leurs siéges les magistrats qui en avaient été expulsés, il conquit d'un trait de plume tous les membres de l'ordre judiciaire; mais je ne sais pourquoi il n'étendit point cette utile mesure aux fonctionnaires de l'ordre administratif, et principalement aux préfets et aux sous-préfets que M. de Montesquieu avait si cruellement persécutés. Parmi ces fonctionnaires, il en était sans doute qui, par la faiblesse ou l'incapacité qu'ils avaient montrées dans les derniers momens du gouvernement impérial, ne méritaient point de confiance; mais le plus grand nombre en était resté digne; et Napoléon, en les replaçant à la tête de leurs anciens administrés, unissait à l'avantage de réparer publiquement une injustice royale, celui de confier l'administration à des hommes expérimentés, et qui, connaissant déjà les partisans de la révolution et ceux des Bourbons, n'avaient qu'à se montrer pour intimider les uns et féconder le patriotisme des autres.

À cette exception près, tout ce qu'il fit à Lyon, me paraît un chef-d'oeuvre d'esprit et d'adresse.

Il fallait renverser la Chambre des Pairs; d'un seul coup il la terrasse: Elle n'est composée, dit-il, que d'hommes qui ont porté les armes contre la patrie, et ont intérêt au rétablissement des droits féodaux et à l'annulation des ventes nationales.

La Chambre des Députés avait montré de la résistance aux ministres et de l'attachement aux doctrines libérales; il était difficile de la dépopulariser: l'Empereur y réussit par un seul mot: Elle s'est montrée indigne de la confiance de la nation, en faisant payer au peuple les dettes contractées à l'étranger pour répandre le sang français.

Il fallait rassurer la France sur l'avenir; il appelle les électeurs au Champ de Mai. Il fallait donner à penser qu'il avait des intelligences avec l'Autriche, et que Marie-Louise lui serait rendue: il annonce le prochain couronnement de l'Impératrice et de son fils.

Il fallait séduire les patriotes, les républicains: il abolit la noblesse féodale, et déclare que le trône est fait pour la nation, et non point la nation pour le trône. Il fallait tranquilliser les acquéreurs de domaines nationaux: il chasse les émigrés non rayés, et reprend leurs biens; plaire aux pauvres et aux paysans: il restitue aux hospices et aux communes les biens dont on les avait dépouillés; flatter la garde et l'armée: il expulse de leurs rangs les étrangers, les émigrés, licencie la maison du roi, et rend à la Légion d'Honneur ses dotations et ses prérogatives.

Qu'on critique sa conduite à Lyon, qu'on la représente comme celle d'un forcené qui veut tout changer, tout détruire, tout bouleverser; peu importe… ceux qui jugent sans partialité trouveront, je crois, qu'il se conduisit avec toute l'habileté d'un politique consommé. Il sut commander la confiance, dissiper les craintes, affermir le dévouement, enthousiasmer le peuple et l'armée: que pouvait-il faire de plus?

Les dispositions faites à Paris contre lui, lui furent connues le 12. Il parut charmé qu'on eût donné un commandement au Maréchal Ney, non point qu'il eût des intelligences avec lui, mais parce qu'il connaissait la faiblesse et la mobilité de son caractère. Il prescrivit au grand Maréchal de lui écrire: «Vous l'instruirez, lui dit-il, du délire qu'excite mon retour, et de la réunion successive à mon armée de toutes les forces dirigées contre moi; vous lui direz que les troupes qu'il commande, imiteront infailliblement tôt ou tard l'exemple de leurs braves camarades, et que les efforts qu'il pourrait tenter, n'auraient d'autre résultat que de retarder tout au plus de quelques jours la chute des Bourbons; faites-lui entendre qu'il sera responsable envers la France, envers moi, de la guerre civile et du sang qu'elle fera verser; flattez-le, ajouta l'Empereur, mais ne le caressez pas trop, il croirait que je le crains, et se ferait prier.

On écrivit aussi à tous les chefs de corps qu'on savait être cantonnés dans les départemens voisins. Aucune de ces lettres ne portait le caractère de la supplication. L'Empereur parlait déjà en maître: il ne priait point, il ordonnait.

Tout étant terminé, Napoléon partit le 15, et profondément ému de l'amour que les Lyonnais lui avaient témoigné, il leur fit ses adieux en ces termes:

«LYONNAIS! Au moment de quitter votre ville pour me rendre dans ma capitale, j'éprouve le besoin de vous faire connaître les sentimens que vous m'avez inspirés; vous avez toujours été au premier rang dans mes affections. Sur le trône ou dans l'exil vous m'avez toujours montré les mêmes sentimens: le caractère élevé qui vous distingue vous a mérité toute mon estime: dans des momens plus tranquilles je reviendrai pour m'occuper de vos manufactures et de votre ville.»

«Lyonnais, je vous aime.»

Ces derniers mots étaient l'expression naïve de ce qu'il éprouvait; il les prononça, en les dictant, avec ce charme indéfinissable qu'il imprimait à ses paroles, lorsqu'elles partaient de son coeur.

On a tant parlé de la dureté du coeur et du langage de Napoléon, que tout ce qui s'écarte de l'opinion reçue, doit paraître fabuleux. Cependant il est vrai (et ceux qui ont approché l'Empereur l'attesteront) qu'il était bien loin d'être aussi insensible qu'on le croit communément. Son éducation militaire et le besoin de commander le respect et la crainte, l'avaient rendu grave, sévère et inflexible, l'avaient habitué à contraindre et à mépriser les inspirations de sa sensibilité. Mais quand la nature reprenait ses droits, il trouvait du charme à céder aux mouvemens de son âme, et il exprimait alors les émotions ou les sentimens qui l'avaient subjugué avec un accent vif et passionné, avec une douceur et une grâce aussi séduisantes qu'inimitables.

Les Lyonnais méritaient au surplus l'estime et l'amour que leur vouait Napoléon. Quoique jeune encore, j'ai vu plus d'une fois se manifester l'engouement et l'enthousiasme populaire; et jamais je ne vis rien de comparable aux transports de joie et de tendresse que firent éclater les Lyonnais. Non-seulement les quais, les places voisines du palais de l'Empereur, mais les rues, même les plus éloignées, retentissaient d'acclamations perpétuelles[59]. Les ouvriers et leurs maîtres, le peuple et les bourgeois, bras dessus, bras dessous, allaient et venaient dans la ville en chantant, en dansant, en s'abandonnant aux impulsions de la plus vive gaieté; ils s'arrêtaient sans se connaître; ils se pressaient la main, s'embrassaient et se félicitaient du retour de l'Empereur comme s'il leur eût rendu la fortune, l'honneur et la vie.

La garde nationale, touchée de la confiance qu'il lui avait témoignée, en remettant entre ses mains la garde de sa personne, partageait avec non moins d'ardeur l'ivresse générale; et le jour du départ de Napoléon fut pour la ville de Lyon un jour de tristesse et de regrets, comme celui de son arrivée avait été pour elle un véritable jour de fête.

Nous fûmes coucher à Mâcon. L'Empereur ne voulut point descendre à la préfecture, et fut loger à l'auberge du Sauvage. Il n'avait plus besoin, comme à Grenoble et à Lyon, d'attendre aux portes des villes; le peuple et les magistrats accouraient à sa rencontre et se disputaient l'honneur de lui offrir les premiers leurs hommages et leurs voeux.

Il reçut, le lendemain matin, les félicitations de la garde nationale, du corps municipal, etc. L'un des adjoints du maire lui déclama un long amphigouri qui nous amusa beaucoup. Quand il eut fini, l'Empereur lui dit: «Vous avez donc été bien étonné d'apprendre mon débarquement?—Ah! parbleu oui, répondit l'orateur; quand j'ai su que vous étiez débarqué, je disais à tout le monde, il faut que cet homme-là soit fou; il n'en réchappera pas.» Napoléon ne put s'empêcher de rire de cette naïveté. «Je sais, lui dit-il en souriant malicieusement, que vous êtes tous un peu sujets à vous effrayer, vous me l'avez prouvé dans la dernière campagne; vous auriez dû vous conduire comme l'ont fait les Châlonnais; vous n'avez point soutenu l'honneur des Bourguignons.—Ce n'est point notre faute, Sire, reprit un des assistans; nous étions mal dirigés, vous nous aviez donné un mauvais maire.—Cela est possible: nous avons tous fait des sottises, il faut les oublier; le bonheur et le salut de la France, voilà désormais le seul objet dont nous devions nous occuper.» Il les congédia amicalement.

Le préfet avait battu en retraite: l'Empereur me demanda son nom; c'était un nommé Germain qu'il avait fait comte et chambellan sans trop savoir pourquoi. «Comment, me dit-il, ce petit Germain s'est cru obligé de me fuir, il nous reviendra;» et il ne s'en occupa plus.

Il me chargea de faire insérer dans le journal du département la relation des événemens de Grenoble et de Lyon. Le rédacteur, royaliste enragé, s'était caché; je confiai au nouveau sous-préfet le soin d'accomplir les ordres de l'Empereur; mais, soit insouciance ou incapacité, il eut recours à l'imprimeur du journal qui lui fit faire un article bien éloigné de remplir nos vues.

On débutait par l'éloge le plus juste, mais le plus inopportun, de la bonté de Louis XVIII; et l'on finissait par déclarer en substance qu'un roi si bon n'était point fait pour régner sur les Français, et qu'il leur fallait un souverain tel que Napoléon, etc.

L'Empereur, qui voulait tout lire, me demanda le journal. Je feignis de ne l'avoir point sous la main; après mille efforts pour le détourner de le voir, il fallut enfin le lui présenter. Je croyais qu'il allait me donner une semonce; il se contenta de me dire: «Changez-moi cet homme-là, c'est un sot, et priez-le à l'avenir de ne plus se mêler de faire mon éloge.» Je le fis venir, je le tançai; et, comme moi, il en fut quitte pour la peur.

Ce fut à Mâcon que, pour la première fois, nous reçûmes des nouvelles officielles de ce qui se passait à Paris; elles nous furent apportées par M***. C'était véritablement une chose étonnante que la maladresse avec laquelle le parti royaliste faisait la police des routes. Aucun de ses émissaires ne nous échappait, tandis que les nôtres allaient et revenaient sans éprouver d'obstacles. Il fallait que la rage ou la peur eût fait perdre la tête à tous les royalistes. M*** assura l'Empereur que la garde nationale paraissait déterminée à défendre le roi, et que le roi avait déclaré qu'il ne quitterait point les Tuileries. «S'il veut m'y attendre, dit Napoléon, j'y consens; mais j'en doute fort. Il se laisse endormir par les fanfaronnades des émigrés; et quand je serai à vingt lieues de Paris, ils l'abandonneront comme les nobles de Lyon ont abandonné le comte d'Artois. Que pourrait-il faire d'ailleurs avec les vieilles poupées qui l'entourent? un seul de nos grenadiers, avec la crosse de son fusil, en culbuterait une centaine… La garde nationale crie de loin; quand je serai aux barrières, elle se taira. Son métier n'est point de faire la guerre civile, mais de maintenir l'ordre et la paix intérieure; la majorité est bonne, il n'y a de mauvais que quelques officiers; je les ferai chasser. Retournez à Paris; dites à mes amis de ne point se compromettre, et que dans dix jours mes grenadiers seront de garde aux Tuileries: allez.»

Nous arrivâmes à Châlons le 14, de fort bonne heure. Il faisait un temps épouvantable, et cependant toute la population s'était portée hors de la ville pour voir l'Empereur quelques momens plus tôt. Il aperçut, à l'approche des murs, des caissons et de l'artillerie, et s'en étonna. «Ils étaient destinés, lui dit-on, à agir contre vous: nous les avons arrêtés au passage, et nous vous les présentons.—C'est bien, mes enfans; vous avez toujours été de bons citoyens.»

Il fut très-satisfait de se trouver parmi les Châlonnais, et leur fit un accueil plein d'estime et d'affection. «Je n'ai point oublié, leur dit-il, que vous avez pendant quarante jours résisté à l'ennemi, et défendu vaillamment le passage de la Saône; si tous les Français avaient eu votre courage et votre patriotisme, il ne serait pas sorti de France un seul étranger.» Il leur témoigna le désir de connaître les braves qui s'étaient le plus distingués; et, sur leur témoignage unanime, il accorda sur le champ la décoration de la Légion-d'Honneur au maire de Saint-Jean de Lône; «C'est pour des braves comme lui et comme vous, leur dit-il, que j'ai institué la Légion-d'Honneur, et non point pour les émigrés pensionnés de nos ennemis.» Quand cette audience fut finie, il me dit: «Le maire de Châlons n'est point venu, c'est cependant moi qui l'ai nommé; mais il tient à une famille d'autrefois, et probablement il a des scrupules. Les habitans s'en plaignent, et lui feront un mauvais parti. Il faut que vous alliez le voir. S'il vous oppose ses sermens, dites-lui que je l'en dégage, et faites-lui sentir que, s'il attend qu'il en soit délivré par Louis XVIII, il attendra long-tems. Dites-lui enfin tout ce que vous voudrez, je me soucie fort peu de sa visite; c'est pour lui que je désire qu'il vienne. S'il ne vient pas, le peuple le lapidera après mon départ. Germain l'a échappé belle; que son exemple lui serve de leçon[60].

Je me rendis à l'instant même à la municipalité; j'y trouvai le maire et quelques conseillers municipaux. Il me parut un homme de mérite. Je lui annonçai que j'étais chargé ordinairement de présenter à Sa Majesté les autorités municipales; que j'avais vu avec surprise qu'il ne s'était point empressé, comme les maires des autres villes, de venir rendre ses devoirs à l'Empereur; qu'il craignait sans doute d'être mal accueilli, et que je venais le rassurer, etc. Il me répondit franchement, «qu'il avait pour Napoléon beaucoup de respect et d'admiration; mais qu'ayant juré fidélité à Louis XVIII, il croyait devoir observer son serment, tant qu'il n'en serait point dégagé.» J'avais d'avance ma réponse faite.

«Ainsi que vous, lui dis-je, je regarde le parjure comme l'action la plus avilissante que puissent commettre les hommes: mais il faut faire une distinction entre le serment volontaire et le serment conventionnel que les peuples prêtent à leurs gouvernemens. Aux yeux de la raison, ce serment n'est qu'un acte de soumission locale; qu'une formalité pure et simple, que le monarque, quel qu'il soit, a le droit d'exiger de ses sujets, mais qui ne peut ni ne doit enchaîner à perpétuité leurs personnes et leur foi. La France, depuis 1789, a juré tour à tour d'être fidèle à la Royauté, à la Convention, à la République, au Directoire, au Consulat, à l'Empire, à la Charte: si les Français qui avaient prêté serment à la Royauté, eussent voulu s'opposer, pour l'acquit de leur conscience, à l'établissement de la République; si ceux qui avaient prêté serment à la République, se fussent opposés à l'établissement de l'Empire, etc., dans quel état de désordre et d'anarchie, dans quel déluge de maux et de sang n'auraient-ils point plongé notre malheureuse patrie? La volonté nationale, dans de semblables occurrences, doit être le seul guide de notre conscience et de nos actions; du moment où elle se manifeste, le devoir des bons citoyens est de céder et d'obéir.—Ces principes, reprit-il, peuvent être bons en règle générale; maïs nous nous trouvons dans un cas d'exception inconnu jusqu'à ce jour. Lorsque les gouvernemens qui ont existé depuis la révolution, ont été renversés, le gouvernement nouveau s'est emparé de l'autorité, et l'on a pu penser qu'il avait pour lui l'assentiment national; mais ici, c'est autre chose: le gouvernement royal subsiste, l'Empereur a volontairement abdiqué, et tant que le Roi n'aura point renoncé à la couronne, je le regarderai comme le souverain de la France.—Si vous attendez la renonciation du Roi pour reconnaître l'Empereur, lui répliquai-je, vous attendrez long-tems. Le roi n'a-t-il pas prétendu qu'il n'avait pas cessé de régner sur la France depuis vingt-cinq ans; et s'il se croyait souverain de la France à une époque où le gouvernement impérial avait été légitimé par les suffrages unanimes de la France et reconnu par l'Europe entière, croyez-vous qu'il veuille aujourd'hui renoncer à la couronne? Le tems où les Rois régnaient en vertu du droit divin est loin de nous; leurs droits ne sont plus fondés que sur le consentement tacite ou formel des nations: du moment où les nations les répudient, le contrat est rompu; les sermens conditionnels qu'on leur avait prêtés, sont annulés de fait et de droit, sans qu'il soit nullement besoin de leur intervention et de leur agrément; car, comme le disent les proclamations de Napoléon: les Rois sont faits pour les peuples; et non les peuples pour les Rois. Quant à l'abdication volontaire ou forcée de Napoléon et aux droits nouvellement acquis par Louis XVIII, il faudrait, pour résoudre cette partie de vos objections, examiner si le chef d'une nation a le droit de se dessaisir, sans son aveu, de l'autorité qui lui a été confiée, et si un gouvernement imposé par l'influence ou la force des armes des étrangers réunit les caractères de légitimité que vous lui attribuez: le tems ne nous permet point de nous livrer à cet examen: j'ai lu dans tous nos publicistes, qu'on devait obéissance au gouvernement de fait, et puisque l'Empereur a repris de fait le sceptre de l'état, je crois que ce que nous avons de mieux à faire est de nous soumettre à ses lois, sauf, ajoutai-je en plaisantant, à laisser à la postérité le soin de juger la question de droit entre Napoléon et Louis XVIII. Au surplus, continuai-je, je vous rends parfaitement le maître d'embrasser le parti que vous jugerez convenable; mon intention n'est point de surprendre votre opinion ni de violenter votre conscience; ne regardez, je vous prie, les efforts que j'ai pu faire pour vous convaincre, que comme une preuve du désir de vous ramener à mon avis par l'ascendant de la raison.—Allons, Monsieur, me dit-il, je me rends à vos observations; veuillez nous annoncer à Sa Majesté.» Le lendemain il fut destitué!

Le 16, nous couchâmes à Avalon. Napoléon y fut accueilli comme il l'avait été partout, c'est-à-dire, au milieu des démonstrations d'allégresse qui tenaient véritablement du délire: on se pressait, on s'étouffait, pour l'apercevoir, pour l'entendre, pour lui parler: son logement était en un instant entouré, assiégé par une foule si nombreuse et si opiniâtre, qu'il nous était impossible d'entrer ou de sortir, sans passer sur le corps à toute la population du pays. Les hommes qui faisaient partie de la Garde nationale, voulaient rester en faction du matin au soir. Les femmes les plus distinguées de la ville passèrent le jour et la nuit dans les escaliers et dans les corridors, pour guetter son passage. Trois d'entr'elles, fatiguées de s'être tenues debout toute la journée faute de siéges, nous demandèrent la permission de s'asseoir près de nous: c'était dans une salle (contiguë à la chambre de l'Empereur), où l'on avait jeté à terre des matelas pour que nous puissions reposer quelques momens. Rien n'était plaisant comme de voir ces trois jeunes et élégantes Bonapartistes, groupées timidement sur un grabat, au milieu de notre sale bivouac. Nous cherchâmes leur tenir compagnie, mais nos yeux se fermaient malgré nos efforts: «Dormez, nous dirent-elles, nous veillerons sur l'Empereur.» Effectivement la fatigue l'emporta sur la galanterie, et bientôt nous nous endormîmes honteusement à leurs pieds. À notre réveil, nous trouvâmes l'une de ces dames en faction à la porte de Napoléon; il le sut et la remercia de son dévouement en termes fort aimables et fort polis.

Ce fut à Avalon, je crois[61], qu'un officier d'état-major vint nous apporter la soumission et l'ordre du jour du Maréchal Ney[62]. On imprima dans la nuit cet ordre du jour; mais l'Empereur, après l'avoir relu, le fit changer et réimprimer; j'ignore si Sa Majesté jugea convenable de l'altérer, ou si l'imprimeur avait commis quelque méprise.

L'Empereur arriva le 17 à Auxerre; et pour la première fois, il fut reçu par un Préfet. Il descendit à la préfecture. Sur la cheminée du premier salon, se trouvait le buste de l'Impératrice et de son fils, et dans le salon suivant, le portrait en pied de Napoléon, revêtu de ses ornemens impériaux: on aurait pu croire que le règne de l'Empereur n'avait jamais été interrompu.

Napoléon reçut immédiatement, les félicitations de toutes les autorités et des tribunaux; ces félicitations commençaient à n'être plus à nos yeux un acte de dévouement, mais l'accomplissement d'un devoir. Après s'être entretenu avec les uns et les autres des grands intérêts de l'état, l'Empereur dont la bonne humeur était inépuisable, se mit à plaisanter sur la cour de Louis XVIII. «Sa cour, dit-il, a l'air de celle du Roi Dagobert; on n'y voit que des antiquailles; les femmes y sont vieilles et laides à faire peur: il n'y avait de jolies femmes que les miennes, mais on les traitait si mal qu'elles ont été forcées de la déserter. Tous ces gens-là n'ont que de la morgue et de la fierté: on m'a reproché d'être fier; je l'étais avec les étrangers; mais jamais on ne m'a vu souffrir que mon Chancelier mît un genou en terre pour prendre mes ordres; ni obliger mes Préfets et mes Maires à servir à table mes courtisans et mes douairières[63]. On dit que les hommes de la cour ne valent guères mieux que les femmes, et que, pour se distinguer de mes généraux, que j'avais couverts d'or, ils y vont vêtus comme des pauvres. Ma cour, il est vrai, était superbe; j'aimais le luxe, non pour moi, un frac de soldat me suffit; je l'aimais, parce qu'il fait vivre nos ateliers; sans luxe, point d'industrie. J'ai aboli à Lyon toute cette noblesse à parchemin: elle n'a jamais senti ce qu'elle me devait; c'est moi qui l'ai relevée, en faisant des comtes et des barons de mes meilleurs généraux. La noblesse est une chimère: les hommes sont trop éclairés pour croire qu'il y en a parmi eux qui sont nobles et d'autres qui ne le sont pas; ils descendent tous de la même souche; la seule distinction est celle des talens et des services rendus à l'état: nos lois n'en reconnaissent point d'autres.»

L'Empereur, en arrivant à Auxerre, avait cru y trouver le maréchal Ney: «Je ne conçois pas, dit-il au général Bertrand, pourquoi Ney n'est point ici; cela me surprend et m'inquiète; aurait-il changé d'idées? Je ne le crois pas: Il n'aurait point laissé Gamot[64] se compromettre. Cependant il faut savoir à quoi s'en tenir; voyez cela.» Quelques heures après, le maréchal arriva; il était environ huit heures du soir; le comte Bertrand vint en prévenir l'Empereur. «Le maréchal, avant de se présenter devant Votre Majesté, lui dit-il, veut recueillir ses idées, et justifier par écrit la conduite qu'il a tenue avant et depuis les événemens de Fontainebleau.—Qu'ai-je besoin de justification? répondit Napoléon; dites-lui que je l'aime toujours, et que je l'embrasserai demain.» Il ne voulut point le recevoir le jour même, pour le punir s'être fait attendre.

Le lendemain, l'Empereur, en l'apercevant, lui dit: «Embrassez-moi, mon cher maréchal, je suis bien aise de vous voir. Je n'ai pas besoin d'explication ou de justification; je vous ai toujours honoré et estimé comme le brave des braves.—Sire, les journaux ont avancé un tas de mensonges que je voulais détruire; ma conduite a toujours été celle d'un bon soldat et d'un bon Français.—Je le sais; aussi n'ai-je point douté de votre dévouement.—Vous avez eu raison, Sire. Votre Majesté pourra toujours compter sur moi, quand il s'agira de la patrie… c'est pour la patrie que j'ai versé mon sang, et je suis prêt à le verser pour elle jusqu'à la dernière goutte. Je vous aime, Sire, mais la patrie avant tout! avant tout.»—L'Empereur l'interrompant: «C'est le patriotisme qui me ramène aussi en France. J'ai su que la patrie était malheureuse, et je suis venu pour la délivrer des émigrés et des Bourbons; je lui rendrai tout ce qu'elle attend de moi.—Votre Majesté sera sûre que nous la soutiendrons: avec de la justice, on fait des Français tout ce qu'on veut. Les Bourbons se sont perdus pour avoir voulu faire à leur tête, et s'être mis l'armée à dos.—Des princes qui n'ont jamais su ce que c'était qu'une épée nue ne pouvaient honorer l'armée; ils étaient humiliés et jaloux de sa gloire.—Oui, Sire, ils cherchaient sans cesse à nous humilier: je suis encore indigné, quand je pense qu'un maréchal de France, qu'un vieux guerrier comme moi fut obligé de se mettre à genoux devant ce… de duc de B…, pour recevoir la croix de Saint-Louis. Cela ne pouvait durer, et si vous n'étiez venu les chasser, nous allions les chasser nous-mêmes[65].—Comment vos troupes sont-elles disposées?—Fort bien, Sire; j'ai cru qu'elles m'étoufferaient, quand je leur ai annoncé que nous allions marcher au-devant de vos aigles.—Quels généraux avez-vous avec vous?—Lecourbe et Bourmont.—En êtes-vous sûr?—Je répondrais de Lecourbe, mais je ne suis point aussi sûr de Bourmont.—Pourquoi ne sont-ils point venus ici?—Ils ont montré de l'hésitation; et je les ai laissés.—Ne craignez vous pas que Bourmont ne remue, et ne vous mette dans l'embarras?—Non, Sire, il se tiendra tranquille; d'ailleurs il ne trouverait personne pour le seconder. J'ai chassé des rangs tous les voltigeurs de Louis XIV[66] qu'on nous avait donnés, et tout le pays est dans l'enthousiasme.—N'importe, je ne veux point lui laisser la possibilité de nous inquiéter: vous ordonnerez qu'on s'assure de lui et des officiers royalistes, jusqu'à notre entrée à Paris. J'y serai sans doute du 20 au 25, et plus tôt: si nous y arrivons, comme je l'espère, sans obstacle, croyez-vous qu'ils se défendront?—Je ne le crois pas, Sire; vous savez bien ce que c'est que les Parisiens, ils font plus de bruit que de besogne.—J'ai reçu ce matin des dépêches de Paris; les patriotes m'attendent avec impatience, et sont près de se soulever. Je crains qu'il ne s'engage quelque affaire entr'eux et les royalistes. Je ne voudrais pas, pour tout au monde, qu'une tache de sang souillât mon retour. Les communications avec Paris vous sont faciles; écrivez à nos amis, écrivez à Maret, que nos affaires vont bien, que j'arriverai sans tirer un seul coup de fusil; et qu'ils se réunissent tous, pour empêcher le sang de couler. Il faut que notre triomphe soit pur comme la cause que nous servons.» Les généraux Bertrand et Labédoyère, présens à cet entretien, se mêlèrent alors de la conversation, et après quelques minutes, l'Empereur les quitta et rentra dans son cabinet.

Il écrivit à l'Impératrice pour la troisième fois. Cette lettre terminée, Napoléon s'occupa des moyens de faire embarquer une partie de son armée harassée par les marches forcées: il fit venir le chef de la marine, se fit rendre compte du nombre de ses bateaux, des moyens de prévenir les accidens, etc. Il entra avec lui dans de tels détails, que cet homme avait peine à revenir de sa surprise et à comprendre comment un Empereur en savait autant qu'un batelier. Napoléon tenait à ce que ses troupes partissent promptement. Plusieurs fois il m'ordonna d'en aller presser l'embarquement: son habitude était d'employer ceux qui l'entouraient à tout ce qui lui passait par la tête. Son génie ne connaissant aucune limite, il croyait que nous autres faibles mortels nous devions également tout savoir et tout faire.

L'Empereur avait donné l'ordre à ses éclaireurs de lui amener les courriers de la malle, et m'avait chargé de l'examen des dépêches. Je faisais une guerre implacable à la correspondance ministérielle, et si j'y trouvais souvent des injures et des menaces dont je pouvais prendre ma part, elles m'offraient du moins des détails aussi importans que curieux. Je remarquai particulièrement deux instructions secrètes, dont la publication couvrirait leurs auteurs, même aujourd'hui, d'un opprobre éternel. Les lettres comme il faut étaient tout aussi révoltantes. La plupart dictées par la haine en délire auraient pu légitimer les rigueurs de la justice: mais je les regardais comme l'oeuvre pitoyable de cerveaux malades; et je me contentais, avant de les rendre au courrier, d'y ajouter en grosses lettres un Vu qui, semblable à la tête de Méduse, aura sans doute pétrifié plus d'un noble lecteur.

Les conjurations ténébreuses des ennemis de Napoléon n'étaient point le seul objet sur lequel se reportaient mes yeux indiscrets. Quelquefois je me trouvais initié, sans le vouloir, à de plus doux mystères, et ma plume par mégarde traçait le fatal Vu au bas de ces épîtres, qui ne doivent charmer les regards que du mortel heureux auquel l'amour les destine.

Ce fut par les journaux et la correspondance particulière, que nous apprîmes que des Vendéens étaient soi-disant partis de Paris dans l'intention d'assassiner l'Empereur. Un journal, qu'il serait superflu de nommer, annonçait même que ces Messieurs s'étaient déguisés en soldats et en femmes, et que bien sûrement le Corse ne leur échapperait point.

Si Napoléon ne parut point s'inquiéter de ces complots criminels, ils nous inquiétèrent pour lui. Auparavant, lorsque des voyageurs demandaient à lui donner des nouvelles, je m'esquivais pour jouir de quelques momens de liberté; dès-lors je ne le quittai plus, et la main sur mon épée, je ne perdais point de vue un seul instant les yeux, l'attitude et les gestes des personnes qu'il admettait en sa présence.

Le comte Bertrand, le général Drouot et les autres officiers de sa maison, redoublèrent également de soin et de surveillance. Mais il semblait que l'Empereur prît à tâche de défier les coups de ses meurtriers. Le jour même, il passa sur la place publique la revue du 14ème de ligne, et se confondit ensuite avec le peuple et les soldats. En vain, nous cherchâmes à l'entourer; on nous bousculait avec tant de persévérance et d'impétuosité, qu'il ne nous était point possible de rester un moment de suite auprès de sa personne. La manière dont nous étions coudoyés l'amusait infiniment; il Se moquait de nos efforts, et pour nous braver, s'enfonçait plus avant encore au milieu de la foule qui nous tenait assiégés.

Notre défiance pensa devenir fatale à deux émissaires ennemis.

L'un d'eux, officier d'état-major, vint nous offrir ses services; on le questionna: il ne sut à peu près que répondre. Son embarras excitait déjà de violens soupçons, lorsque par malheur on s'aperçut qu'il avait un pantalon vert. Il n'en fallut point davantage pour persuader à tout le monde que c'était un garde d'Artois déguisé: on lui fit subir un nouvel interrogatoire; il répondit encore avec plus de gaucherie; et atteint et convaincu d'être éminemment suspect et d'avoir de plus un pantalon vert, il allait être jeté par la fenêtre, lorsque heureusement le comte Bertrand vint à passer et ordonna qu'on ne le fît sortir que par la porte.

Cet officier de nouvelle fabrique n'était point venu pour tuer Napoléon; il avait été envoyé pour explorer seulement ce qui se passait à son quartier-général.

Le même jour fut témoin d'une autre scène: un chef d'escadron de hussards, décoré d'un coup de sabre sur la figure, vint également se réunir à nous: on le reçut à merveille; on l'invita même à déjeuner à la table des grands officiers de la maison. Le vin est l'écueil du mensonge; et le nouveau venu, oubliant son rôle, s'expliqua si clairement, qu'il fut facile de le reconnaître pour un faux frère. Il annonça que le roi avait pour lui la garde nationale de Paris et toute la garde impériale; que chaque soldat resté fidèle obtenait cinq cents francs de dotation, chaque officier mille francs et un grade de plus, etc., etc.; que Napoléon avait été mis hors la loi, et que s'il était pris… À ces mots, le colonel ***, assis à côté de lui, lui sauta au collet; tout le monde à la fois voulait l'assommer; moi seul, je ne le voulus point: «l'Empereur, leur dis-je, messieurs, n'entend point qu'on répande de sang: vous avez juré de ne point faire de quartier aux assassins, mais cet homme n'en est point un: c'est sans doute un espion. Nous ne les craignons point; qu'il aille dire à ceux qui l'envoyent ce qu'il a vu; buvons tous à la santé de notre Empereur, vive l'Empereur!» Il fut conspué et chassé, et nous ne le revîmes plus.

Un autre déserteur de l'armée royale se présenta pour révéler, disait-il, à l'Empereur, un secret important. L'Empereur, qui ne connaît d'autre secret que la force, ne voulut point perdre son tems à l'écouter; il me le renvoya. C'était un officier de hussards, ami et complice de Maubreuil: il ne me jugea point digne de ses confidences, et je le conduisis au grand maréchal. Il lui déclara, en substance, qu'il avait été chargé, ainsi que Maubreuil, par le gouvernement provisoire et par de très-grands personnages, d'assassiner l'Empereur lors de son départ pour l'île d'Elbe; qu'il avait eu horreur d'un crime aussi épouvantable et n'avait point voulu l'accomplir; et qu'après avoir sauvé une première fois la vie de Napoléon, il venait se ranger près de sa personne pour lui faire, en cas de besoin, un rempart de son corps. Il remit au grand maréchal un mémoire de Maubreuil, et différentes pièces dont l'Empereur me chargea de lui rendre compte. Je les examinai avec le plus grand soin: elles prouvaient incontestablement que des rendez-vous mystérieux avaient été donnés à Maubreuil, au nom du gouvernement provisoire; mais elles ne contenaient aucun indice qui pût faire pénétrer le but et l'objet de ces ténébreuses conférences: le nom des illustres personnages qu'on a voulu associer depuis à cette odieuse trame, ne s'y trouvait même point prononcé. Cet officier ne retira aucun fruit de ses révélations vraies ou supposées, et disparut.

Cependant l'Empereur, à force d'être entretenu de complots ourdis contre sa vie, finit par en éprouver une impression pénible. «Je ne puis concevoir, me dit-il, comment des hommes exposés à tomber entre mes mains, peuvent provoquer sans cesse mon assassinat et mettre ma tête à prix. Si j'eusse voulu me défaire d'eux par de semblables moyens, il y aurait long-tems qu'ils seraient en poussière. J'aurais trouvé comme eux des Georges, des Brulart et des Maubreuil. Vingt fois, si je l'eusse voulu, on me les aurait apportés pieds et mains liés, morts ou vifs: j'ai toujours eu la sotte générosité de mépriser leur rage! je la méprise encore: mais malheur à eux, malheur à toute leur infernale clique, s'ils osent toucher à l'un des miens! Mon sang bouillonne, quand je songe qu'ils ont osé, à la face des nations, proscrire sans jugement les milliers de Français qui marchent avec nous: cela se sait-il dans l'armée?—Oui, Sire: on a eu l'imprudence de répandre le bruit qu'on nous avait tous mis hors la loi, et que des gardes-du-corps et des Chouans étaient partis pour vous assassiner: aussi les troupes ont-elles juré de ne point leur faire de quartier, et déjà deux espions ont pensé être assommés sous mes yeux.—Tant pis, tant pis, ce n'est point-là ce que j'entends. Je veux qu'il n'y ait point une seule goutte de sang français de répandue, une seule amorce de brûlée. Il faut recommander à Girard[67] de contenir ses soldats; écrivez:

«Général Girard, on m'assure que vos troupes, connaissant les décrets de Paris, ont résolu, par représailles, de faire main-basse sur les royalistes qu'elles rencontreront: vous ne rencontrerez que des Français; je vous défends de tirer un seul coup de fusil: calmez vos soldats; démentez les bruits qui les exaspèrent; dites-leur que je ne voudrais point rentrer dans ma capitale à leur tête, si leurs armes étaient teintes de sang français[68].»

Ô ministres du Roi, tous coupables auteurs de l'ordonnance parricide du 6 mars, lisez et rougissez!

L'Empereur apprit, au moment de quitter Auxerre, que les Marseillais paraissaient vouloir inquiéter ses derrières. Il donna des ordres aux généraux échelonnés sur la route, et partit sans crainte.

En avant de Fossard, il aperçut, rangés en bataille, les dragons du régiment du Roi, qui avaient abandonné leurs officiers pour venir le rejoindre: il mit pied à terre, les salua avec cette gravité militaire qui lui seyait si bien, et leur distribua des complimens et des grades. Aucun régiment ne pouvait nous échapper. Quand les officiers faisaient des façons, les soldats venaient sans eux. J'ai tort cependant; il est un régiment (le troisième de hussards) que l'Empereur ne put attirer à lui. Le brave Moncey, qui le commandait, avait un bon esprit, et l'on ne pouvait douter de son attachement à Napoléon, son ancien bienfaiteur; mais tous les hommes ne voient pas de même: les uns faisaient consister leur devoir à accourir au-devant de Napoléon; Moncey se croyait obligé de le fuir.

Il avait conjuré son régiment de ne point lui faire l'affront de l'abandonner; ses officiers et ses hussards qui l'adoraient, le suivaient en faisant retentir les airs des cris de Vive l'Empereur! croyant concilier ainsi les égards dus à leur colonel et leur dévouement à la cause et à la personne de Napoléon.

On nous prévint en route que deux mille gardes-du-corps étaient postés dans la forêt de Fontainebleau. Quoique cet avis ne fût point vraisemblable, on jugea cependant nécessaire de ne point traverser la forêt sans précaution. Sur nos instances, l'Empereur se fit accompagner par environ deux cents cavaliers. Jusqu'alors il n'avait eu d'autre escorte que la voiture du général Drouot qui précédait la sienne, et la mienne qui fermait la marche. Les colonels Germanouski et Du Champ, le capitaine Raoul et trois ou quatre Polonais galoppaient aux portières. Nos chevaux, nos postillons, nos courriers parés de rubans tricolors, donnaient à notre paisible cortége, un air de bonheur et de fête qui contrastait singulièrement avec la proscription qui pesait sur nos têtes, et le deuil et le désespoir des hommes qui nous avaient proscrits.

Nous marchâmes presque toute la nuit; l'Empereur voulait arriver à Fontainebleau à la pointe du jour. Je lui fis observer qu'il me paraissait imprudent de descendre au château; il me répondit: «Vous êtes un enfant; s'il doit m'arriver quelque chose, toutes ces précautions-là n'y feront rien. Notre destinée est écrite là-haut (en montrant du doigt le ciel)[69].»

J'avais pensé que la vue du palais de Fontainebleau, de ce lieu où naguères il était descendu du trône, et où il paraissait aujourd'hui en vainqueur et en souverain, lui ferait impression, et le forcerait à songer à la fragilité des grandeurs humaines. Je l'observai attentivement, et il ne me parut éprouver aucune émotion. Il fut, aussitôt son arrivée, parcourir les jardins et le palais, avec autant de plaisir et de curiosité, que s'il en prenait possession pour la première fois. Napoléon occupa les petits appartemens, et m'en fit remarquer complaisamment l'extrême élégance. Il me conduisit ensuite dans sa bibliothèque, et en remontant, il me dit d'un air satisfait: Nous serons bien ici.—Oui, Sire, lui répondis-je, on est toujours bien chez soi. Il sourit, me sut bon gré, je crois, de mon flatteur à propos.

À onze heures, il me fit écrire, sous sa dictée, l'ordre du jour; et cet ordre annonçait que nous coucherions à Essonne. À midi, seulement, la nouvelle du départ du Roi lui fut apportée simultanément par un courrier de M. de Lavalette, par une lettre de madame Hamelin, et par M. de Ség… Il me fit appeler aussitôt; vous allez partir en avant, me dit-il; vous ferez tout préparer.—C'est à Essonne, je pense que Votre Majesté m'ordonne de me rendre.—Non, c'est à Paris. Le Roi et les princes sont en fuite. Je serai ce soir aux Tuileries. Il me donna des ordres secrets, et je quittai Fontainebleau, le coeur plein de joie et de bonheur. Je n'avais jamais douté du triomphe de Napoléon: mais de l'espoir à la réalité quelle distance!

Le roi avait effectivement quitté Paris.

Depuis la séance royale du 17 mars, les choses n'avaient point changé d'aspect; le ministère, persévérant dans son système de mensonge et de dissimulation, dénaturait toujours avec la même impudence la vérité, et ne cessait point de prédire la destruction prochaine de Napoléon et des siens. Enfin, après mille détours, il fallut cependant finir par avouer que Napoléon n'était plus qu'à quelques lieues de Paris. Le roi, que le ministère n'avait point craint d'abuser, eut à peine le tems de songer à la retraite. Il montra, dans cette douloureuse circonstance, un courage d'esprit au-dessus de tout éloge. Sa conduite ne fut point celle d'un prince guerrier qui défend pied à pied sa capitale, et ne l'abandonne qu'en frémissant de rage et de désespoir; elle fut celle d'un bon père qui ne s'éloigne qu'à regret de ses enfans et du toit qui les a vus naître. Les Bonapartistes eux-mêmes, qui faisaient une grande distinction entre le roi et sa famille, ne furent point insensibles aux larmes de cet auguste et infortuné monarque, et firent des voeux sincères pour que sa fuite fût exempte de troubles et de dangers.

On avait pensé que Napoléon ferait dans sa capitale une entrée triomphale; ses vieux grenadiers, qui avaient franchi en dix-sept jours l'espace qu'on met ordinairement quarante-cinq jours à parcourir, semblaient, en approchant du but, retrouver à chaque pas de nouvelles forces. On les voyait, sur la route, s'agiter, se presser, s'encourager; ils auraient fait, s'il eût fallu, vingt lieues en une heure, pour n'être point privés de l'honneur de rentrer dans Paris à côté de Napoléon. Leur attente fût trompée; l'Empereur, témoin de leurs fatigues, ordonna qu'ils prendraient un jour de repos à Fontainebleau.

À deux heures, le 20 mars, Napoléon se mit en route pour Paris. Retardé par la foule amoncelée sur son passage, et par les félicitations des troupes et des généraux accourus au-devant de lui, il ne put arriver qu'à neuf heures du soir. Aussitôt qu'il eut mis pied à terre, on se précipita sur lui; mille bras l'enlevèrent et l'emportèrent en triomphe. Rien n'était plus touchant que la réunion confuse de cette foule d'officiers, de généraux qui s'étaient précipités, dans les appartemens des Tuileries, sur les pas de Napoléon. Heureux de se revoir triomphans après tant de vicissitudes, d'humiliations et de dégoûts, ils oubliaient la majesté du lieu, pour s'abandonner sans contrainte au besoin d'épancher leur joie et leur bonheur. Ils couraient l'un à l'autre, se pressaient étroitement dans leurs bras, s'y repressaient encore. Les salles du palais semblaient métamorphosées en un champ de bataille, où des amis, des frères échappés inopinément à la mort, se retrouvent et s'embrassent après la victoire.

Cependant, nous avions été si gâtés en route, que l'accueil fait à l'Empereur par les Parisiens ne répondit point à notre attente. Des cris multipliés de Vive l'Empereur! le saluèrent à son passage; mais ils n'offraient point le caractère d'unanimité et de frénésie des acclamations qui l'avaient accompagné, depuis le golfe de Juan jusqu'aux portes de Paris. On se méprendrait, néanmoins, si l'on en tirait la conséquence que les Parisiens ne virent point avec plaisir le retour de Napoléon; car le peuple était pour lui, et les cris partent du peuple. On doit en conclure seulement que Napoléon manqua son entrée.

Le peuple des grandes villes est avide de spectacle: il faut étonner ses yeux pour émouvoir son coeur. Si Napoléon, en place de traverser Paris le soir, et sans être annoncé ni attendu, eût différé jusqu'au lendemain, et laissé aux inquiétudes inséparables d'une semblable crise, le tems de s'apaiser; s'il eût donné à son entrée la pompe et l'éclat qu'elle devait avoir; s'il eût fait marcher devant lui les troupes et les officiers à demi-solde accourus à sa voix; s'il se fût présenté à la tête de ses grenadiers de l'île d'Elbe, tous décorés; s'il se fût entouré des Généraux Bertrand, Drouot, Cambronne et ses fidèles compagnons d'exil, ce cortége attendrissant et majestueux aurait produit la plus vive sensation, et la population entière de Paris aurait applaudi au retour et au triomphe de Napoléon. Au lieu de ces transports unanimes, il ne recueillit les applaudissemens que de la partie populeuse de la capitale qu'il fut dans le cas de traverser; et ses détracteurs ne manquèrent point de comparer cette réception avec celle de Louis XVIII, et de publier qu'il avait été forcé d'entrer la nuit dans Paris, pour échapper à la vengeance et aux malédictions publiques. Napoléon qui venait de traverser deux cent cinquante lieues au milieu des acclamations de deux millions de Français, ne pouvait être agité par de telles craintes; mais on sait quelle confiance, quelle ivresse, lui inspirait l'anniversaire d'une victoire ou d'un événement heureux; et comme le 20 Mars était le jour de la naissance de son fils, il voulut à toutes forces rentrer dans sa capitale sous des auspices aussi fortunés.

Le soir même de son arrivée, Napoléon s'entretint longuement de la situation de la France, avec le Duc d'Otrante et les autres dignitaires de l'état: tous paraissaient ivres de bonheur et d'espérance. L'Empereur lui-même ne pouvait dissimuler son ravissement; jamais je ne le vis aussi fou de gaieté, aussi prodigue de soufflets[70]. Ses discours se ressentaient de l'agitation de son coeur; les mêmes paroles lui revenaient sans cesse à la bouche; et il faut en convenir, elles n'étaient point flatteuses pour la foule de courtisans et de grands personnages qui l'obsédaient déjà; il répétait sans cesse: «Ce sont les gens désintéressés qui m'ont ramené à Paris; ce sont les sous-lieutenans et les soldats qui ont tout fait; c'est au peuple, c'est à l'armée que je dois tout.»

Dans la nuit et la matinée du lendemain, l'Empereur s'occupa du choix et de la nomination de ses ministres.

À leur tête se trouvait placé le Prince Cambacérès. Le système de diffamation dirigé contre lui, n'avait point altéré la haute considération qu'il s'était acquise par sa grande sagesse et sa constante modération. L'Empereur lui offrit le porte-feuille du ministère de la justice, et fut obligé de lui ordonner de l'accepter. Son esprit sage et prévoyant pressentait sans doute l'issue fatale du nouveau règne de Napoléon.

Le Prince d'Eckmühl fut nommé ministre de la guerre. Par la dureté de ses manières et de son langage, par des actes de sévérité presque barbares, il s'était attiré autrefois l'animadversion universelle: sa fidélité à l'Empereur et la défense de Hambourg l'avaient réconcilié depuis avec l'opinion. La faiblesse, la versatilité de son caractère excitaient bien quelques inquiétudes, mais on espérait que l'Empereur saurait le maîtriser, et que l'armée retirerait d'heureux avantages de son zèle infatigable et de sa sévère probité.

Le Duc de Vicence[71] fut replacé au timon des affaires étrangères. La droiture de ses principes, la fermeté, la noblesse et l'indépendance de son caractère, lui avaient acquis, à juste titre, l'estime de la France et de l'Europe; et sa nomination fut regardée comme un gage des intentions loyales et pacifiques de Napoléon.

Le Duc de Gaëte et le Comte Mollien redevinrent ministres des finances et du trésor. Ils s'étaient conciliés la confiance publique par l'habileté, la prudence, et l'intégrité de leur précédente administration; on applaudit à leur choix.

Le Duc d'Otrante fut chargé de la police: il avait tenu le gouvernail de l'état dans des circonstances difficiles et périlleuses; il avait appris à juger sainement l'esprit public, à deviner, à préparer, à diriger les événemens. Ayant appartenu successivement à tous les partis, il en connaissait la tactique, les ressources, les prétentions; et la nation entière, convaincue de son expérience, de ses talens et de son patriotisme, espérait qu'il concourrait avec succès au salut de l'Empereur et de l'empire.

Le rappel du Duc de Bassano au ministère de la secrétairerie d'état déplut à la cour et aux gens crédules, qui n'ayant d'autre opinion que celle qu'on leur suggère, accueillent sans discernement les éloges ou le blâme.

Peu d'hommes ont été aussi maltraités que ce ministre.

Chacun s'est plu à défigurer son caractère et même ses traits.

Le Duc de Bassano avait l'air ouvert, une conversation agréable, une politesse toujours égale, une dignité quelquefois affectée, mais jamais offensante; un penchant naturel à estimer les hommes, de la grâce à les obliger, de la persévérance à les servir. La faveur dont il jouissait fut d'abord le prix d'une facilité de travail sans exemple, d'une activité infatigable, d'intentions pures, de vues élevées, d'une probité à toute épreuve; j'ajouterai même d'une santé de fer, car la force physique était également une qualité aux yeux de Napoléon. Plus tard elle devint le juste retour d'un dévouement à toute épreuve, d'un dévouement qui, par sa force, sa vivacité et sa constance, semblait être un mélange d'amour et d'amitié.

Je crois, je l'avoue, que M. de Bassano, le plus souvent, partageait et approuvait sans restriction les opinions de l'Empereur; mais ce n'était point par calcul, par bassesse; l'Empereur était l'idole de son coeur, l'objet de son admiration: avec de semblables sentimens, lui était-il possible d'apercevoir les erreurs et les torts de Napoléon? Obligé d'ailleurs de manifester sans cesse les idées de l'Empereur, et de se pénétrer, pour ainsi dire, des émanations de son esprit, il s'était identifié avec sa manière de penser et de voir, et voyait et pensait comme lui, de la meilleure foi du monde. Ce n'est pas qu'il ne lui arrivât quelquefois de différer de sentiment: mais il finissait toujours, quels que fussent ses efforts, à succomber à l'ascendant irrésistible qu'exerçait sur lui, comme sur tous les autres, le génie de Napoléon.

Le duc de Decrès fut appelé de nouveau au ministère de la marine: et ce choix inattendu fut complètement désapprouvé. Ce ministre était homme de tête, homme d'esprit, homme de coeur; mais par le peu d'importance qu'il paraissait attacher à être juste ou injuste, par son cynisme et son brutal mépris pour ses subordonnés, il s'était attiré l'aversion de tous ceux qui l'approchaient; et comme le mal gagne facilement, cette aversion, quoiqu'injuste, était devenue générale.

Le mécontentement qu'excita cette nomination fut réparé par le bon effet que produisit celle de M. Carnot au ministère de l'intérieur. Les soldats n'avaient pas oublié qu'il avait organisé la victoire pendant de longues années; et les citoyens se rappelaient avec quel zèle ce courageux patriote s'était montré, sous Napoléon, Consul et Empereur, et sous Louis XVIII, le défenseur de la liberté publique. «Pour être un véritable patriote, a dit un de nos célèbres écrivains, il faut une âme grande, il faut des lumières, il faut un coeur honnête, il faut de la vertu.» M. Carnot réunissait toutes ces rares et précieuses conditions: et loin de retirer personnellement quelque lustre de ce beau nom de patriote, il semblait au contraire l'embellir en le portant: tant il avait su lui conserver sa pureté primitive, au milieu de l'avilissement où l'avaient plongé les excès de la révolution, et les outrages du despotisme.

Le choix d'un tel ministre fut considéré comme une garantie nationale. Le souverain qui ne craignait pas d'associer au gouvernement de l'état cet illustre citoyen, ne pouvait avoir que la généreuse pensée d'assurer le bonheur de ses sujets et de respecter leurs droits.

L'Empereur donna, le même jour, le commandement général de la gendarmerie au duc de Rovigo.

Le duc de Rovigo, ancien aide-de-camp de Napoléon, lui avait juré, par sentiment et par reconnaissance, un dévouement éternel; ce dévouement, né dans les camps, avait conservé le caractère de l'obéissance militaire; un mot, un geste suffisaient pour le mettre en action. Mais quelle que soit sa force, et si l'on veut son fanatisme, il n'altéra jamais la droiture et la franchise qui faisaient l'ornement et la base du caractère du duc.

Personne plus que lui, si ce n'est le duc de Vicence, ne faisait entendre à l'Empereur des vérités plus utiles et plus hardies; vingt fois il osa lui dire (sa correspondance ministérielle en fait foi) que la France et l'Europe étaient fatiguées de verser du sang, et que, s'il ne renonçait point à son système de guerre, il serait abandonné par les Français et précipité du trône par les étrangers.

Le commandement de la gendarmerie fut ôté au maréchal Moncey, non point par défiance ou mécontentement, mais parce que le maréchal montra peu d'empressement à le conserver. Il écrivit à cette occasion à l'Empereur une lettre pleine de beaux sentimens, et dans laquelle il le priait de reverser sur son fils les bontés qu'il avait eues autrefois pour lui: il était difficile de concilier la reconnaissance due à Napoléon avec la fidélité promise au Roi: il eut le bonheur d'y réussir.

Tous les maréchaux ne furent point aussi heureux.

M. de Montalivet, jadis ministre de l'intérieur, devint intendant de la liste civile, cela lui convenait davantage. En administration, ainsi qu'en beaucoup de choses, le mieux est ennemi du bien, et M. de Montalivet, en ne voulant négliger aucun détail, en cherchant à tout perfectionner, avait perdu, à s'occuper de vaines futilités, le tems qu'il aurait pu consacrer à travailler en grand au bien-être général.

La plus étrange métamorphose fut celle du duc de Cadore: on en fit un intendant des bâtimens.

«Soyez plutôt maçon, si c'est votre métier.»

Cette place, jusqu'alors le modeste apanage des auditeurs ou des maîtres des requêtes en crédit, fut tout étonnée d'avoir l'honneur d'appartenir à un duc et pair, ex-ambassadeur, ex-ministre, ex-grand chancelier, etc. etc. etc. Tel était alors le dévouement de Son Excellence pour le souverain du jour, qu'elle aurait volontiers accepté une place d'huissier, s'il n'y en avait pas eu d'autre à lui offrir.

Le conseil d'état fut réorganisé sur l'ancien pied, et composé à peu près de ses mêmes membres.

L'Empereur, en rendant ostensiblement sa confiance à quelques-uns d'entr'eux réprouvés par l'opinion, ne fut ni sage ni politique. On attribuait à leurs serviles conseils, les usurpations du pouvoir impérial; et leur présence près du trône ne pouvait que renouveler des souvenirs et des inquiétudes qu'il importait essentiellement de détruire sans retour. Si leur expérience et leur mérite les rendaient nécessaires, il fallait les consulter dans l'ombre, mais ne point les offrir en spectacle aux regards publics. Un gouvernement solidement constitué peut quelquefois braver l'opinion; un gouvernement naissant doit la respecter et s'y soumettre.

Les aides-de-camp de l'Empereur, à l'exception (je crois) du général Loriston qu'il ne voulut point reprendre, furent tous rappelés: il ne pouvait s'entourer d'officiers plus dignes de sa confiance par l'élévation de leur âme et la supériorité de leurs talens. Leur nombre fut augmenté des généraux Letort et Labédoyère. L'Empereur, trompé par de fausses apparences[72], avait ôté au premier le commandement des dragons de la garde, et pour réparer cette injustice involontaire, il le fit aide-de-camp. La même faveur fut décernée à Labédoyère, en récompense de sa conduite à Grenoble; mais il ne répondit aux bontés de Napoléon que par un refus formel: «Je ne veux point, dit-il hautement, qu'on puisse croire que je me suis rallié à l'Empereur par l'appât des récompenses. Je n'ai embrassé sa cause que parce qu'elle était celle de la liberté et de la patrie: si ce que j'ai fait peut être utile à mon pays, l'honneur de l'avoir bien servi me suffira; je ne veux rien de plus: l'Empereur personnellement ne me doit rien.»

Ce noble refus ne surprendra point ceux qui ont pu connaître et apprécier le patriotisme et le désintéressement de ce brave et malheureux jeune homme.

Lancé de bonne heure dans le monde, il s'y conduisit d'abord, comme on s'y conduit ordinairement quand on a une jolie figure, de la grâce, de l'esprit, un nom, de la fortune et point d'expérience. Rendu bientôt à lui-même, il sentit qu'il n'était point né pour vivre dans la dissipation, et sa conduite devint aussi honorable qu'elle avait été irrégulière; son esprit, ramené à de sérieuses occupations, se dirigea vers des spéculations politiques; son âme naturellement fière et indépendante, se forma, s'agrandit et s'ouvrit aux idées libérales et aux nobles sentimens qu'inspire l'amour de la gloire et de la patrie. La nature, en le douant d'un caractère élevé, ferme et audacieux, l'avait sans doute destiné à jouer un rôle important dans ce monde; et si la mort, et quelle mort! ne l'eût frappé à la fleur de l'âge, il aurait sans doute accompli sa brillante destinée et fait honneur à la France.

L'Empereur lui fit parler par diverses personnes; et après trois jours de négociations, Labédoyère capitula. Napoléon tenait à le récompenser. Dans les circonstances ordinaires, il voyait avec indifférence les efforts qu'on faisait pour lui plaire; jamais il ne disait je suis content; et l'on augurait qu'on avait réussi à le satisfaire, quand il ne témoignait point de mécontentement: si au contraire, les services qu'on lui avait rendus, tels que ceux de Labédoyère, avaient eu de l'éclat, il prodiguait alors les éloges et les récompenses, parce qu'il avait deux buts: l'un, de paraître juste et généreux; l'autre, d'inspirer de l'émulation. Mais souvent, le jour même où il vous avait donné des louanges et des gages de sa satisfaction, il vous traitait avec dédain, avec dureté, pour ne point vous laisser attacher trop d'importance au service que vous aviez pu lui rendre, ni vous laisser croire qu'il avait contracté avec vous une obligation quelconque.

L'Empereur replaça près de sa personne la plupart des chambellans, des écuyers et des maîtres de cérémonies qui l'entouraient en 1814; il avait conservé sa passion malheureuse pour les grands seigneurs d'autrefois; il lui en fallait à tout prix: s'il n'eût point été entouré de l'ancienne noblesse, il se serait cru au milieu de la république.

Le plus grand nombre d'entr'eux (car il en est qui méritent la plus honorable exception, tels que M. le prince de Beauveau, MM. de Turenne, de Montholon, de Lascases, Forbin de Janson, Perregaux, etc. etc.) l'avaient lâchement renié en 1814, et étaient devenus les plats valets des Bourbons; mais il n'en voulait rien croire. Il avait la faiblesse, commune à tous les princes, de regarder ses courtisans les plus bas comme ses sujets les plus dévoués.

Il voulut aussi organiser la maison de l'Impératrice; il renomma dames du palais mesdames de Bassano, de Vicence, de Rovigo, Duchâtel et Marinier; la duchesse de M*** ne fut point rappelée. Il avait su par le prince Joseph qu'elle avait abusé, après les événemens de Fontainebleau, de la confiance de l'Impératrice, et trahi le secret de sa correspondance.

On prétendait (et c'était à tort) que les grâces et la beauté de la duchesse lui avaient autrefois attiré les hommages de Napoléon; et l'on ne manqua point d'affirmer que sa disgrâce était une nouvelle preuve de l'inconstance des hommes: j'en ai dit la seule et véritable cause.

La corruption des cours légitime souvent une foule de suppositions mensongères; peu de réputations leur échappent. Cependant, on doit rendre cette justice à Napoléon; aucun prince n'eut des moeurs plus pures, et ne prit autant de soin d'éviter et même de réprimer le scandale: on ne le vit jamais, comme Louis XIV, se faire suivre à l'armée par ses maîtresses, ni se déguiser, comme Henri IV, en porte-faix ou en charbonnier, pour aller porter le désespoir et la honte dans les familles de ses plus fidèles serviteurs.

Par un contraste assez remarquable, Napoléon, au moment où il reprenait avec délice sa haute livrée, fit mettre impitoyablement à la porte les laquais qui avaient servi Louis XVIII et les Princes.

De tout tems les petits ont payé pour les grands.

Ces pauvres gens étaient désolés. On a dit et répété cent fois que Napoléon maltraitait et frappait à tort et à travers tous ceux qui l'approchaient; rien n'est plus faux. Il avait des momens d'impatience et de vivacité; et quel est le bon bourgeois qui n'en a point? mais en général, il était, avec les officiers et même les subalternes de sa maison, d'un commerce aisé et d'une humeur plus souvent enjouée que sérieuse. Il s'attachait facilement; et quand il aimait quelqu'un, il ne pouvait plus s'en passer, et le traitait avec une bonté qui dégénérait souvent en faiblesse. Il est vrai qu'il lui aurait été bien difficile de trouver des serviteurs plus dévoués et plus habiles; chacun d'eux s'était fait une étude particulière de deviner non pas ce qu'il voulait, mais ce qu'il pourrait vouloir.

«Les esclaves volontaires, a dit Tacite, font plus de tyrans que les tyrans ne font d'esclaves.» Quand on se rappelle les prévenances, les bassesses et les adulations de certains nobles devenus courtisans de Napoléon, on s'étonne qu'à l'exemple d'Alexandre, il n'ait point eu l'idée de se faire adorer comme un Dieu.

Les comtes Drouot et Bertrand furent maintenus dans leurs fonctions de grand maréchal du palais et de major-général de la garde. On avait pensé que l'Empereur, pour consacrer leur fidélité, leur conférerait les titres de duc de Porto-Ferrajo et de Porto-Longone. Il n'en fut rien. Ils étaient bien récompensés au surplus par la vénération qu'ils inspiraient l'un et l'autre aux Français et aux étrangers. Cependant, et je ne puis concevoir pourquoi l'on ajoutait généralement un prix plus grand au dévouement du général Bertrand.

Lorsque l'Empereur déposa la couronne, le comte Drouot n'hésita point un seul instant à lui garder dans le malheur la fidélité qu'il lui avait jurée dans la prospérité; et cette fidélité ne fut point à ses yeux un témoignage d'attachement, encore moins un sacrifice; elle ne lui parut que l'accomplissement naturel du devoir qui lui était imposé par les bontés et les malheurs de Napoléon.

Il abandonna, pour le suivre, ce que les âmes bien nées ont de plus cher, sa famille et sa patrie, et sa carrière militaire dans laquelle il avait acquis la plus glorieuse renommée.

Transporté au milieu des mers, il tournait souvent ses regards vers le sol qui l'avait vu naître; jamais aucun regret, aucune plainte ne s'échappait de son coeur. Sa conscience était satisfaite, pouvait-il être malheureux? Aussi désintéressé au service du souverain de l'île d'Elbe, qu'il l'avait été au service de l'Empereur des Français[73], il ne voulut, quoique pauvre, recevoir de Napoléon aucun bienfait: «habillez-moi, nourrissez-moi, lui disait-il, je n'ai besoin de rien de plus.» Les offres les plus séduisantes lui furent prodiguées, pour le rappeler près des Bourbons; il y fut insensible, et préféra, sans effort, à l'éclat de leur trône, le rocher de Napoléon.

Tel fut le général Drouot, tel fut aussi son digne émule, le comte Bertrand; car il n'exista point de différence dans leurs généreux procédés, comme il ne devrait point en exister dans l'admiration qu'ils méritent.

L'Empereur lui-même ne fut point étranger à cette injustice; il semblait donner la préférence au comte Bertrand. Cette différence tenait, je crois, à l'espèce d'intimité que les fonctions de grand maréchal avaient établie entre l'Empereur et lui; peut-être provenait-elle aussi de la convenance des caractères.

Bertrand, aimable, spirituel, insinuant, unissait à un air distingué, les formes agréables et polies d'un courtisan. Faible, irrésolu dans les actions ordinaires de la vie, il ne le cédait à personne en fermeté, en courage, dans les occasions difficiles et périlleuses; étranger à l'intrigue, inaccessible à la séduction, il était dans les camps, comme dans les palais des rois, un homme d'honneur, un homme de bien.

Drouot, simple dans ses manières, affectueux dans ses paroles, offrait ce rare assemblage des vertus qui nous font aimer les sages de l'antiquité et les héros de la chevalerie. Il avait la sagesse, la prudence d'Aristide, la valeur, la modestie, la loyauté de Bayard. Le crédit dont il jouissait, le pouvoir militaire dont il était revêtu, ne lui inspiraient aucun orgueil; il était aussi humble et timide à la cour qu'audacieux et terrible au champ d'honneur.

Bertrand, quand il était consulté, émettait son opinion avec la précaution et l'habileté d'un homme de cour; Drouot, avec la netteté et la franchise d'un soldat: aucun d'eux ne trahissait sa conscience. Leur langage, quoique différent dans les formes, était toujours le même quant au fond: c'était toujours celui de l'honneur et de la vérité.

L'Empereur, quoique très-fatigué par les marches nocturnes, les revues, les allocutions perpétuelles et les travaux de cabinet, qui depuis trente-six heures avaient absorbé tous ses momens, voulut néanmoins passer en revue les troupes qui composaient précédemment l'armée du duc de Berry.

Il les fit rassembler dans la cour des Tuileries, et, pour me servir de ses expressions, «toute la capitale fut témoin des sentimens d'enthousiasme et d'attachement qui animaient ces braves soldats; ils semblaient avoir reconquis leur patrie, et retrouvé, dans les couleurs nationales, le souvenir de tous les sentimens généreux qui ont toujours distingué la nation française.»

Après avoir parcouru les rangs, il fit former les troupes en bataillons carrés, et leur dit:

SOLDATS! je suis venu avec six cents hommes en France, parce que je comptais sur l'amour du peuple et sur les souvenirs de vieux soldats. Je n'ai pas été trompé dans mon attente: Soldats, je vous en remercie. La gloire de ce que nous venons de faire est toute au peuple et à vous; la mienne se réduit à vous avoir connus et appréciés.

Soldats! le trône des Bourbons était illégitime, puisqu'il avait été relevé par des mains étrangères; puisqu'il avait été proscrit par le voeu de la nation, exprimé par toutes nos Assemblées nationales; puisqu'enfin il n'offrait de garantie qu'aux intérêts d'un petit nombre d'hommes arrogans dont les prétentions sont opposées à nos droits.

Soldats! le trône impérial peut seul garantir les droits du peuple, et surtout le premier de nos intérêts, celui de notre gloire. Soldats! nous allons marcher pour chasser de notre territoire ces princes auxiliaires de l'étranger. La nation non seulement nous secondera de ses voeux, mais même suivra notre impulsion. Le peuple Français et moi, nous comptons sur vous: nous ne voulons pas nous mêler des affaires des nations étrangères; mais malheur à qui se mêlerait des nôtres!

Au même moment, le général Cambronne et des officiers de la garde du bataillon de l'île d'Elbe parurent avec les anciennes aigles de la garde; l'Empereur reprit la parole, et dit[74]:

Voilà les officiers du bataillon qui m'a accompagné dans mon malheur; ils sont tous mes amis, ils étaient chers à mon coeur: toutes les fois que je les voyais, ils me représentaient les différens régimens de l'armée; car, dans ces six cents braves, il y a des hommes de tous les régimens. Tous me rappelaient ces grandes journées dont le souvenir m'est si cher, car tous sont couverts d'honorables cicatrices reçues à ces batailles mémorables. En les aimant, c'est vous tous, soldats de toute l'armée Française, que j'aimais. Ils vous rapportent ces aigles; qu'elles vous servent de ralliement! en les donnant à la Garde, je les donne à toute l'armée.

La trahison et des circonstances malheureuses les avaient couvertes d'un voile funèbre; mais grâce au peuple Français et à vous, elles reparaissent resplendissantes de toute leur gloire. Jurez qu'elles se trouveront toujours partout où l'intérêt de la patrie les appellera; que les traîtres, et ceux qui voudraient envahir notre territoire, n'en puissent jamais soutenir les regards!»

Nous le jurons, répondirent avec enthousiasme tous les soldats.

Ils défilèrent ensuite aux cris de vive l'Empereur! et au son d'une musique guerrière qui faisait entendre les airs favoris de la révolution, et cette marche des Marseillais si célèbre dans les fastes de nos crimes et de nos victoires.

La revue terminée, l'empereur rentra dans son cabinet et se mit sur-le-champ à travailler. Sa position exigeait qu'il prît, sans différer, une connaissance approfondie de l'état où il retrouvait la France. Cette tâche était immense: elle aurait absorbé les forces et les facultés de tout autre que lui. Il trouva sa table à écrire couverte de livres mystiques[75]; il les fit remplacer par des cartes et des plans militaires. «Le cabinet d'un monarque français, dit-il, ne doit pas ressembler à un oratoire, mais à la tente d'un général.» Ses yeux s'arrêtèrent sur la carte de la France. Après avoir contemplé ses nouvelles limites, il s'écria, avec l'accent d'une profonde tristesse: Pauvre France! Il garda le silence quelques instans, et se mit à chanter ensuite entre ses dents, l'un de ses refrains habituels.

     «S'il est un temps pour la folie,
     Il en est un pour la raison.»

L'Empereur entrait habituellement dans son cabinet avant six heures du matin, et n'en sortait le plus souvent qu'à la nuit.

L'impatience et la vivacité sont presque toujours incompatibles avec l'ordre et la précision. Napoléon, destiné à ne ressembler à personne, joignait au feu du génie les habitudes méthodiques des esprits froids et minutieux. La plupart du tems, il prenait le soin de ranger lui-même ses nombreux papiers: chacun d'eux avait son poste fixe; là se trouvait tout ce qui concernait le département de la guerre; ici les budgets, les situations journalières du trésor et des finances; plus loin les rapports de la police, sa correspondance secrète avec ses agens particuliers; etc. Il remettait soigneusement, après s'en être servi; chaque chose à sa place: le commis d'ordre le plus achevé n'eût été près de lui qu'un brouillon.

Sa première occupation, était de lire sa correspondance et les dépêches parvenues dans la nuit; il mettait de côté les lettres intéressantes, et jetait à terre les autres: il appelait cela son répondu.

Il examinait ensuite les copies des lettres ouvertes à la poste, et les brûlait immédiatement; il semblait qu'il voulait anéantir les traces de l'abus de pouvoir dont il s'était rendu coupable.

Il finissait par jeter un coup-d'oeil sur les journaux; quelquefois il disait: «Voilà un bon article, de qui est-il?» Il fallait qu'il sût tout.

Ces diverses lectures terminées, il se mettait à travailler; et l'on peut dire, sans exagération, qu'il était alors aussi extraordinaire, aussi incomparable qu'à la tête de ses armées.

Ne voulant confier à personne le soin suprême du gouvernement de l'état, il voyait tout par lui-même, et l'on conçoit facilement sur quelle multiplicité d'objets il était appelé à fixer ses regards. Indépendamment de ses ministres, le duc de Bassano, le commandant de la première division de Paris, le préfet de police, l'inspecteur-général de la gendarmerie, le major-général de la Garde, le grand maréchal du palais, les grands officiers de la couronne, les aides-de-camp et les officiers d'ordonnance en mission lui adressaient journellement des rapports circonstanciés qu'il examinait et auxquels il répondait sur le champ; sa maxime étant de ne rien ajourner au lendemain. Et qu'on ne croye pas qu'il se bornait à juger superficiellement des affaires; il lisait à fond chaque rapport et examinait attentivement chaque pièce à l'appui. Souvent l'intelligence surhumaine dont il était doué, lui faisait apercevoir des erreurs ou des imperfections échappées aux regards investigateurs de ses ministres; alors il rectifiait leur travail; plus fréquemment encore, il le refaisait de fond en comble; et l'oeuvre de quinze jours de tout un ministère coûtait à peine quelques minutes au génie de Napoléon. L'Empereur était rarement assis; il dictait en marchant. Il n'aimait point à répéter: si vous lui demandiez un mot malentendu, il répondait avec impatience, j'ai dit, et continuait.

Quand il avait à traiter des objets dignes de lui, son style, habituellement nerveux et concis, s'élevait à la hauteur de ses grandes conceptions; il devenait majestueux et sublime.

Si l'impossibilité de rendre ses idées était entravée par l'absence du mot propre, ou si les expressions consacrées ne lui paraissaient point assez fortes, assez animées, il rapprochait des mots étonnés de se trouver ensemble, et se créait un langage à lui, langage riche et imposant, qui pouvait quelquefois blesser l'usage, mais qui rachetait cet heureux tort en donnant à ses pensées, plus d'élévation et de vigueur[76].

Quelquefois, entraîné par l'impétuosité de son caractère, il ne prenait point le temps, afin d'arriver plus vite à son but, de peser ses paroles, ses idées, ses volontés. Lorsque ses ordres nous avaient été dictés dans un semblable accès d'entraînement, nous avions soin, autant que possible, de ne les point soumettre le jour même à sa signature. Le lendemain, ils étaient presque toujours modifiés, adoucis ou déchirés. Jamais Napoléon ne nous sut mauvais gré de chercher à le garantir des dangers de la précipitation. Ceux qui croient qu'il ne revenait point sur ses pas se trompent: si dans certaines circonstances il avait une volonté inflexible, dans une foule d'autres il cédait aux remontrances, et abandonnait sans efforts ses projets et ses déterminations.

L'Empereur n'écrivait de sa main que rarement; les mots à plusieurs syllabes l'ennuyaient, et n'ayant point la patience de les écrire complètement, il les mutilait. Cette habitude, jointe à la conformation défectueuse des caractères, rendait son écriture tout à fait illisible. Souvent aussi il lui arrivait, par insouciance et par distraction, d'offenser l'orthographe, et l'on n'a point manqué d'en tirer la conséquence qu'il était complètement ignorant. L'ignorance de Napoléon, fût-elle avérée, ne pourrait porter, à coup sûr, aucune atteinte à sa gloire et à sa renommée. Charlemagne pouvait à peine signer son nom. Louis XIV, et je le cite de préférence, quoique né sur le trône, ne connaissait point les règles de la grammaire; et Charlemagne et Louis n'en furent pas moins de grands rois.

Cette imputation au surplus est aussi mensongère qu'absurde. Napoléon, élevé à l'école de Brienne, s'y fit remarquer par cette facilité d'entendement, ce dédain des plaisirs, cette passion de l'étude, cet enthousiasme des grands modèles qui décèlent ordinairement les esprits supérieurs. Destiné au métier des armes, il ne dut point aspirer à devenir un homme de lettres, un érudit, un savant; son but, car il en eut un dès ses plus jeunes ans, fut d'être un jour un officier distingué, peut-être même un grand capitaine. Ce fut donc vers les sciences militaires qu'il dirigea son génie… l'univers sait le reste.

Mais, que dis-je, son génie? les détracteurs de Napoléon ne prétendent-ils point encore qu'il avait trop d'inégalités dans l'esprit pour qu'on puisse lui accorder du génie? ils ne savent point, ou feignent d'ignorer que ces inégalités sont au contraire la preuve et le caractère distinctif de ce don précieux de la nature.

«Le génie, a dit un de nos philosophes, s'élève et s'abaisse tour à tour: il est souvent imparfait, parce qu'il ne se donne point la peine de perfectionner; il est grand dans les grandes choses, parce qu'elles sont propres à réveiller son instinct sublime, et à le mettre en activité. Il est négligé dans les choses communes, parce qu'elles sont au-dessous de lui, et n'ont pas de quoi l'émouvoir: si cependant il s'en occupe avec attention, il les féconde, il les agrandit, il leur donne un aspect nouveau, inattendu, qui avait échappé aux regards du vulgaire.»

Et de quel vaste génie n'était-il point doué, celui qui, livré aux tourmens de l'ambition, aux calculs de la guerre, aux spéculations politiques, aux inquiétudes que lui inspiraient les ennemis de son trône et de sa vie, trouvait encore assez de temps, assez de calme, assez de facultés, pour commander ses nombreuses armées, pour gouverner vingt peuples étrangers et quarante millions de sujets, pour descendre avec sollicitude dans tous les détails de l'administration de ses états, pour tout voir, tout approfondir, tout ordonner, pour enfin concevoir, créer et réaliser ces améliorations; inattendues, ces innovations hardies, ces nobles institutions, et ces codes immortels qui élevèrent la gloire civile de la France à un degré de supériorité que pouvait seul égaler sa gloire militaire. Mais je ne sais pourquoi je cherche à combattre de semblables adversaires; ceux qui méconnaissent le génie de Napoléon n'ont jamais connu le génie lui-même, et je ne leur dois d'autre réponse que celle de Rousseau: Profanes! taisez-vous.

L'Empereur, par ses décrets de Lyon, avait réparé en partie les torts imputés au gouvernement royal. Il lui restait encore un grief à redresser: l'esclavage de la presse. Le décret du 24 Mars[77], en supprimant les censeurs, la censure et la direction de la librairie, compléta la restauration impériale.

Cette dernière concession était sans doute la plus grande que Napoléon pût faire à l'opinion publique. La presse, dans l'intérêt général des peuples, est la plus sûre garantie de leurs droits; elle est la plus noble conquête que la liberté puisse faire sur le despotisme; elle donne à l'homme de bien, de la dignité; elle lui inspire l'amour des lois et de la patrie; elle est enfin, suivant la définition anglaise, la mère de toutes les libertés: mais dans les temps de trouble et de révolution, elle est une arme bien dangereuse dans la main des méchans; et l'Empereur prévit que les royalistes allaient en user pour servir la cause de Bourbons, et les jacobins pour calomnier ses sentimens et rendre suspects ses desseins. Mais ennemi déclaré des demi-mesures, il voulut, puisqu'il avait affranchi la pensée, qu'elle circulât sans entraves[78].

Ce décret et ceux qui l'avaient précédé suffisaient sans doute pour attester à la nation les dispositions libérales de Napoléon. Mais aucune parole prononcée du haut du trône n'avait encore fait connaître solennellement les intentions positives de l'Empereur.

Il fixa enfin au dimanche 26 Mars, le jour où il ferait, à la face de la nation, sa nouvelle profession de foi[79].

Les ministres, le conseil d'état, la cour de cassation, la cour des comptes, la cour impériale, le préfet et le conseil municipal de Paris furent admis au pied du trône.

Le prince archi-chancelier, portant la parole au nom des ministres, dit:

SIRE, la Providence, qui veille sur nos destinées, à r'ouvert à Votre Majesté, le chemin de ce trône; où vous avait porté le choix libre du peuple et de la reconnaissance nationale. La patrie relève son front majestueux, et salue pour la seconde fois du nom de libérateur, le prince qui détruisit l'anarchie, et dont l'existence peut seule consolider aujourd'hui nos institutions libérales.

La plus juste des révolutions, celle qui devait rendre à l'homme sa dignité et tous ses droits politiques, a précipité du trône la dynastie des Bourbons. Après vingt-cinq ans de troubles et de guerre, tous les efforts de l'étranger n'ont pu réveiller des affections éteintes ou tout-à-fait inconnues à la génération présente. La lutte des intérêts et des préjugés d'un petit nombre contre les lumières du siècle et les intérêts d'une grande nation, est enfin terminée.

Les destins sont accomplis; ce qui seul est légitime, la cause du peuple a triomphé. Votre Majesté est rendue au voeu des Français; elle a ressaisi les rênes de l'état, au milieu des bénédictions du peuple et de l'armée.

La France, Sire, en a pour garant sa volonté, et ses plus chers intérêts; elle en a pour garant tout ce qu'a dit Votre Majesté au milieu des populations qui se pressaient sur son passage. Votre Majesté tiendra sa parole; elle ne se souviendra que des services rendus à la patrie; elle prouvera qu'à ses yeux et dans son coeur, quelles qu'aient été les opinions diverses et l'exaspération des partis, tous les citoyens sont égaux devant elle, comme ils le sont devant la loi.

Votre Majesté veut aussi oublier que nous avons été les maîtres des nations qui nous entourent: pensée généreuse, qui ajoute une autre gloire à la gloire acquise!

Déjà Votre Majesté a tracé à ses ministres la route qu'ils doivent tenir; déjà elle a fait connaître à tous les peuples, par ses proclamations, les maximes d'après lesquelles elle veut que son empire soit désormais gouverné. Point de guerre au-dehors, si ce n'est pour repousser une injuste agression; point de réaction au-dedans, point d'actes arbitraires; sûreté des personnes; sûreté des propriétés, libre circulation de la pensée, tels sont les principes que vous avez consacrés.

Heureux, Sire, ceux qui sont appelés à coopérer à tant d'actes sublimes! De tels bienfaits vous mériteront, dans la postérité, c'est-à-dire lorsque le tems de l'adulation sera passé, le nom de Père de la Patrie; ils seront garantis à nos enfans par l'auguste héritier que Votre Majesté s'apprête à couronner au Champ de Mai.

L'Empereur répondit:

Les sentimens que vous m'exprimez sont les miens. Tout à la nation et tout pour la France: voilà ma devise.

Moi et ma famille, que ce grand peuple a élevé sur le trône des Français, et qu'il y a maintenus malgré les vicissitudes et les tempêtes politiques, nous ne voulons, nous devons, et nous ne pouvons jamais réclamer d'autres titres.

M. le Comte Défermon, doyen des présidens du conseil d'état, remit à l'Empereur la déclaration suivante, tendant à prouver la nullité de l'abdication de Fontainebleau:

Le Conseil d'état, en reprenant ses fonctions, croit devoir faire connaître les principes qui font la règle de ses opinions et de sa conduite.

     La souveraineté réside dans le peuple; il est la seule source
     légitime du pouvoir.

     En 1789, la nation reconquit ses droits depuis long-tems usurpés ou
     méconnus.

     L'Assemblée nationale abolit la monarchie féodale, établit une
     monarchie constitutionnelle et un gouvernement représentatif.

     La résistance des Bourbons aux voeux du peuple amena leur chute et
     leur bannissement du territoire français.

     Deux fois le peuple consacra, par ses votes, la nouvelle forme de
     gouvernement établie par ses représentans.

En l'an VIII, Bonaparte, déjà couronné par la victoire, se trouva porté au gouvernement par l'assentiment national. Une constitution créa la magistrature consulaire.

     Le Sénatus-consulte du 16 thermidor an X, nomma Bonaparte Consul à
     vie.

     Le Sénatus-consulte du 28 floréal an XII, conféra à Napoléon la
     dignité impériale et héréditaire dans sa famille.

     Ces trois actes solennels furent soumis à l'acceptation du peuple,
     qui les consacra par près de quatre millions de votes.

Ainsi, pendant vingt-deux ans, les Bourbons avaient cessé de régner en France; ils y étaient oubliés par leurs contemporains; étrangers à nos lois, à nos institutions, à nos moeurs, à notre gloire, la génération actuelle ne les connaissait point.

En 1814, la France fut envahie par les armées ennemies, et la capitale occupée. L'étranger créa un prétendu gouvernement provisoire. Il assembla la minorité des sénateurs, et les força, contre leur mission et leur volonté, de détruire les constitutions existantes, de renverser le trône impérial et de rappeler la famille des Bourbons.

Le Sénat qui n'avait été institué que pour conserver les constitutions de l'empire, reconnut lui-même qu'il n'avait point le pouvoir de les changer. Il décréta que le projet de constitution qu'il avait préparé, serait soumis à l'acceptation du peuple, et que Louis-Stanislas-Xavier serait proclamé Roi des Français, aussitôt qu'il aurait accepté la constitution et juré de l'observer et de la faire observer.

L'abdication de l'Empereur Napoléon ne fut que le résultat de la situation malheureuse où la France et l'Empereur avaient été réduits par les événemens de la guerre, par la trahison et par l'occupation de la capitale. L'abdication n'eut pour objet que d'éviter la guerre civile, et l'effusion du sang français. Non consacré par le voeu du peuple, cet acte ne pouvait détruire le contrat solennel qui s'était formé entre lui et l'Empereur. Et quand Napoléon aurait pu abdiquer personnellement la couronne, il n'aurait pu sacrifier les droits de son fils appelé à régner après lui.

Cependant un Bourbon fut nommé lieutenant-général du royaume et prit les rênes du Gouvernement.

Louis-Stanislas-Xavier arriva en France; il fit son entrée dans la capitale; il s'empara du trône, d'après l'ordre établi dans l'ancienne monarchie féodale.

Il n'avait point accepté la constitution décrétée par le Sénat; il n'avait point juré de l'observer et de la faire observer; elle n'avait point été envoyée à l'acceptation du peuple, le peuple, subjugué par la présence des armées étrangères, ne pouvait pas même exprimer librement ni valablement son voeu.

Sous leur protection, après avoir remercié un prince étranger de l'avoir fait remonter sur le trône, Louis-Stanislas-Xavier data le premier acte de son autorité de la 19ème année de son règne, déclarant ainsi que les actes émanés de la volonté du peuple, n'étaient que le produit d'une longue révolte; il accorda volontairement, et par le libre exercice de son autorité royale, une Charte constitutionnelle appelée Ordonnance de réformation; et pour toute sanction, il la fit lire en présence d'un nouveau corps qu'il venait de créer et d'une réunion de députés qui n'était pas libre, qui ne l'accepta point, dont aucun n'avait caractère pour consentir à ce changement, et dont les deux cinquièmes n'avaient même plus de caractère de représentans.

Tous ces actes sont donc illégaux. Faits en présence des armées ennemies et sous la domination étrangère, ils ne sont que l'ouvrage de la violence, ils sont essentiellement nuls et attentatoires à l'honneur, à la liberté et aux droits du peuple.

     Les adhésions données par des individus et par des fonctionnaires
     sans mission, n'ont pu ni anéantir, ni suppléer le consentement du
     peuple exprimé par des votes solennellement provoqués et légalement
     émis.

Si ces adhésions, ainsi que les sermens, avaient jamais pu même être obligatoires pour ceux qui les ont faits, ils auraient cessé de l'être dès que le Gouvernement qui les a reçus a cessé d'exister.

La conduite des citoyens qui, sous ce Gouvernement, ont servi l'État, ne peut être blâmée. Ils sont même dignes d'éloges, ceux qui n'ont profité de leur position que pour défendre les intérêts nationaux et s'opposera l'esprit de réaction et de contre-révolution qui désolait la France.

Les Bourbons eux-mêmes avaient constamment violé leurs promesses; ils favorisèrent les prétentions de la noblesse fidèle; ils ébranlèrent les ventes des biens nationaux de toutes les origines; ils préparèrent le rétablissement des droits féodaux et des dîmes; ils menacèrent toutes les existences nouvelles; ils déclarèrent la guerre à toutes les opinions libérales: ils attaquèrent toutes les institutions que la France avait acquises au prix de son sang; aimant mieux humilier la nation que de s'unir à sa gloire, ils dépouillèrent la Légion d'honneur de sa dotation et de ses droits politiques; ils en prodiguèrent la décoration pour l'avilir; ils enlevèrent à l'armée, aux braves, leur solde, leurs grades et leurs honneurs, pour les donner à des émigrés, à des chefs de révolte; ils voulurent enfin régner et opprimer le peuple par l'émigration.

Profondément affectée de son humiliation et de ses malheurs, la France appelait de tous ses voeux son Gouvernement national, la dynastie liée à ses nouveaux intérêts, à ses nouvelles institutions.

Lorsque l'Empereur approchait de la capitale, les Bourbons ont en vain voulu réparer, par des lois improvisées et des sermens tardifs à leur charte constitutionnelle, les outrages faits à la nation et à l'armée. Les tems des illusions était passé, la confiance aliénée pour jamais. Aucun bras ne s'est armé pour leur défense; la nation et l'armée ont volé au-devant de leur libérateur.

* * * * *

L'Empereur, en remontant sur le trône où le peuple l'avait élevé, rétablit donc le peuple dans ses droits les plus sacrés: il ne fait que rappeler à leur exécution les décrets des assemblées représentatives, sanctionnées par la nation; il revient régner par le seul principe de la légitimité, que la France ait reconnu et reconnaît depuis vingt-cinq ans, et auquel toutes les autorités s'étaient liées par des sermens, dont la volonté du peuple aurait pu seule les dégager.

L'Empereur est rappelé à garantir de nouveau, par des institutions (et il en a pris l'engagement dans ses proclamations à la nation et à l'armée), tous les principes libéraux: la liberté individuelle et l'égalité des droits, la liberté de la presse et l'abolition de la censure, la liberté des cultes, le vote des contributions et des lois par les représentans de la nation légalement élus, les propriétés nationales de toute origine, l'indépendance et l'inamovibilité des tribunaux, la responsabilité des ministres, et de tous les agens du pouvoir.

Pour mieux consacrer les droits et les obligations du peuple et du monarque, les institutions nationales doivent être revues dans une grande assemblée des représentans, déjà annoncée par l'Empereur.

Jusqu'à la réunion de cette grande assemblée représentative, l'Empereur doit exercer et faire exercer, conformément aux constitutions et aux lois existantes, le pouvoir qu'elles lui ont délégué, qui n'a pu lui être enlevé, qu'il n'a pu abdiquer sans l'assentiment de la nation, et que le voeu et l'intérêt général du peuple Français lui font un devoir de reprendre.

L'Empereur répondit:

Les princes sont les premiers citoyens de l'état; leur autorité est plus ou moins étendue, selon l'intérêt des nations qu'ils gouvernent: la souveraineté elle-même n'est héréditaire que parce que l'intérêt des peuples l'exige: hors de ces principes, je ne connais pas de légitimité.

J'ai renoncé aux idées du grand empire, dont depuis quinze ans je n'avais encore que posé les bases; désormais le bonheur et la consolidation de l'empire Français seront l'objet de toutes mes pensées.

La cour de cassation exprima les mêmes principes et les mêmes sentimens que le conseil d'état.

L'Empereur lui répondit:

Dans les premiers âges de la monarchie française, des peuplades grossières s'emparèrent des Gaules. La souveraineté sans doute ne fut pas organisée dans l'intérêt des Gaulois, qui furent esclaves ou n'avaient aucuns droits politiques; mais elle le fut dans l'intérêt de la peuplade conquérante. Il n'a donc jamais été vrai de dire, dans aucune période de l'histoire, dans aucune nation, même en Orient, que les peuples existassent pour les rois. Partout il a été consacré que les rois n'existaient que pour les peuples. Une dynastie créée dans les circonstances qui ont créé tant de nouveaux intérêts, ayant intérêt au maintien de tous les droits et de toutes les propriétés, peut seule être naturelle et légitime, et avoir la confiance et la force, ces deux premiers caractères de tout gouvernement.

La cour des comptes et la cour impériale tinrent le même langage que les autorités précédentes.

L'Empereur leur répondit:

Ce qui distingue spécialement le trône impérial, c'est qu'il est élevé par la nation, qu'il est par conséquent naturel, et qu'il garantit tous les intérêts: c'est là le vrai caractère de la légitimité. L'intérêt de ce trône est de consolider tout ce qui exista, et tout ce qui a été fait en France dans vingt-cinq ans de révolution. Il comprend tous les intérêts, et surtout l'intérêt de la gloire de la nation, qui n'est pas le moindre de tous.

Tout ce qui est revenu avec les armées étrangères, tout ce qui a été fait sans consulter la nation, est nul. Les cours de Grenoble et de Lyon, et tous les tribunaux de l'ordre judiciaire que j'ai rencontrés, lorsque le succès des événemens était encore incertain, m'ont montré que ces principes étaient gravés dans le coeur de tous les Français.

La réception des corps de l'état terminée, il y eut une grande audience dans les appartemens du palais; les réponses de l'Empereur répétées et embellies avaient produit la plus profonde sensation: les mots si long-tems méconnus et proscrits dans cette enceinte, ces mots de gloire nationale, de liberté, de patrie, retentissaient de toutes parts. Lorsque les émigrés reparurent et que les plus illustres serviteurs de l'état furent expulsés, pour faire place à des hommes devenus étrangers à nos moeurs, à nos institutions, à nos triomphes, on eût dit que la France n'existait plus; qu'elle était passée sous la domination étrangère. Quand Napoléon revint, la patrie parut être revenue avec lui; il semblait l'avoir ramenée de l'exil, et c'est alors qu'il put s'écrier avec une juste, fierté: «La nation, c'est moi

L'exemple donné par les magistrats de Paris trouva bientôt, dans les départemens, de nombreux imitateurs, les fonctionnaires publics, les autorités judiciaires et administratives qui, quelques jours auparavant, avaient offert leurs voeux au Ciel et au Roi pour l'extermination du Corse, du tyran et de l'usurpateur, s'empressèrent de féliciter l'Empereur sur son miraculeux retour, et de lui décerner les titres de héros, de libérateur, et surtout de souverain légitime.

La marche de Napoléon avait été si rapide, que beaucoup d'adresses au Roi n'arrivèrent à Paris qu'après son départ, et nous furent remises en même temps que les nouvelles adresses votées à son successeur[80]. Je le fis remarquer à l'Empereur. Il me répondit, en souriant de pitié: «Voilà les hommes

Les favoris d'Apollon ne manquèrent point d'offrir leur encens banal au Dieu du jour. Nous reçûmes de Madame la comtesse de Genlis de fort jolis vers, en l'honneur de la violette. Une autre femme, plus célèbre encore, Madame la Baronne de Stael, profita de quelques mots flatteurs dits pour elle à M. B. Constant pour écrire à l'Empereur une épître, qu'il serait curieux de faire imprimer en tête de son dernier ouvrage.

Les publicistes et les écrivains les plus rigides, ceux même qui, Cujas et Bartole à la main, avaient la veille fait régulièrement le procès à Napoléon, s'empressèrent de lui témoigner leur admiration et de le proclamer le souverain par excellence.

Napoléon était donc fêté, louangé plus que jamais; et il faut convenir qu'il se conduisait de manière à le mériter: d'une main il caressait la nation, et de l'autre les intérêts particuliers, bien plus importans à ménager que ce qu'on appelle l'intérêt général.

Les décrets de Lyon avaient replacé sous le séquestre les biens rendus aux émigrés depuis 1814; une partie de ces biens avait été vendue par les propriétaires réintégrés, et il fallait calmer les inquiétudes des acquéreurs. L'Empereur déclara irrévocables toutes les ventes consommées, et confirma celles opérées postérieurement au décret, lorsqu'on prouverait qu'elles n'avaient point été simulées.

D'un autre côté, les émigrés rentrés avaient acheté des propriétés dont le prix pouvait ne pas avoir été entièrement soldé: pour être équitable envers les émigrés et leurs vendeurs, il ordonna que les biens nouvellement acquis ne seraient point sujets au séquestre, à la charge d'être revendus dans un délai déterminé.

Un autre décret de Lyon avait aboli indistinctement les promotions faites depuis la restauration Royale, dans la Légion d'Honneur et dans l'armée. Il soumit à une révision les nominations qui lui parurent le résultat de la faveur, de l'intrigue et de la vénalité, et confirma toutes celles qui n'avaient été que le prix de services réels et méritoires. Il ne voulut même point qu'il fût établi de démarcation d'opinion, et il prescrivit au ministre d'avoir égard aux anciens services rendus par les officiers incorporés depuis dans la maison du Roi.

Il confirma également les décorations accordées à la Garde nationale, en distribua de nouvelles aux braves élèves de l'école Polytechnique, dont la belle conduite avait excité à un si haut degré, lors des événemens de 1814, l'admiration de Paris et des étrangers.

Les filles des membres de la Légion d'Honneur avaient des droits trop sacrés à son souvenir et à ses consolations, pour ne point participer à ses bonnes grâces. Il fut les visiter. Sa présence excita, parmi ces intéressantes orphelines, un enthousiasme inexprimable: elles se jetèrent à ses pieds, à ses genoux, et les couvrirent de leurs larmes et de leurs embrassemens. Il s'était servi d'une cuiller pour goûter leurs alimens; après son départ chacune voulut la posséder: elles la mirent en pièces et se la partagèrent. La plupart avaient tressé des bagues en crin, sur lesquelles se trouvaient tracées des devises patriotiques, ou l'expression naïve de leurs sentimens pour Napoléon. L'Empereur ayant daigné en agréer quelques-unes et les placer à ses doigts, chaque orpheline voulut obtenir la même faveur; elles se précipitèrent sur lui, s'emparèrent de ses mains, et en un instant les couvrirent de ces gages innocens de reconnaissance et d'amour. L'Empereur, ému, enchanté, se soumit, avec une complaisante bonté, aux douces étreintes de ces aimables enfans. Elles lui recommandèrent ingénuement de ne point donner les bagues qu'elles lui avaient offertes; il leur promit de les conserver, en leur assurant qu'elles seraient aussi précieuses à ses yeux que les bijoux de sa couronne.

La classe ouvrière, qui avait surnommé Napoléon, le grand entrepreneur, reçut aussi sa part des faveurs impériales. Les travaux commencés sous son règne, ensevelis dans la poussière sous celui des Bourbons, furent repris avec activité. La capitale redevint, comme autrefois, un vaste atelier; et les Parisiens, auxquels les étrangers avaient appris à connaître la beauté de leurs monumens, virent, avec un sentiment mêlé de reconnaissance et d'orgueil, que de nouvelles merveilles allaient embellir encore leur majestueuse cité.

Toutes les classes de la société reçurent enfin des témoignages de la sollicitude et de la justice de Napoléon. Pourquoi faut-il le dire? ses anciens compagnons de l'île d'Elbe furent seuls oubliés!

Tant que Napoléon n'avait eu d'autre trône que son rocher, ils s'étaient montrés aussi désintéressés que fidèles; lorsqu'il eut recouvré sa couronne, ils se flattèrent que leur dévouement serait généreusement récompensé.

Les uns, que l'honneur seul avait attachés au sort de Napoléon, jouissaient d'avance des louanges, des titres et des cordons qui leur seraient prodigués; les autres, animés de sentimens moins élevés, aspiraient à des biens plus réels. La garde et ses dignes chefs n'ambitionnaient que la seule faveur de conserver le glorieux titre de grenadiers de l'île d'Elbe. Vaines illusions! la pensée de l'Empereur, absorbée toute entière par d'autres soins, ne se reportait plus vers les braves qui avaient partagé son exil et ses malheurs. Cependant, ce moment d'oubli n'eut point le tems de dégénérer en ingratitude, il fut réparé: des grades, des dotations, des indemnités leur furent accordés; et s'ils n'eurent point à se louer complètement de Napoléon, ils cessèrent du moins d'avoir à s'en plaindre.

L'Empereur aurait désiré, par sentiment et peut-être aussi par ostentation, pouvoir reconnaître, d'une manière plus digne de lui, leurs services et leur attachement; il s'arrêta devant la crainte d'être accusé d'imiter les Bourbons, et de préférer les Français qui s'étaient exilés avec lui, aux Français restés fidèles à la mère-patrie.

Ces scrupules, il me semble, n'étaient point fondés.

Les émigrés avaient ensanglanté le sol qui les avait vus naître, par leurs armes ou par les guerres civiles qu'ils avaient entretenues et fomentées: et la nation indignée les avait long-tems combattus et maudits, comme les ennemis de son repos et de son bonheur.

Les Français revenus de l'île d'Elbe avec Napoléon, avaient au contraire versé leur sang pour la défense de la patrie. Ils étaient aimés, honorés, respectés; et les récompenses que l'Empereur eût pu leur décerner, au lieu d'indisposer la France, auraient accompli ses voeux. Elle en eût joui avec ce sentiment de plaisir et d'orgueil qu'éprouve une mère, lorsque, dans les lices ouvertes à la jeunesse, elle entend proclamer les triomphes de ses fils et voit briller sur leurs têtes le prix de leurs succès.

La politique exigeait, non moins que la justice, que Napoléon répandît, même avec prodigalité, ses bienfaits et ses grâces sur les hommes qui s'étaient dévoués pour lui. Dans sa position, il valait encore mieux passer pour prodigue que pour ingrat; mais la fortune le favorisait tellement, qu'il lui était permis de négliger un peu les moyens de s'assurer du faible appui des hommes.

Le rétablissement du gouvernement impérial, qui paraissait devoir éprouver quelques obstacles, s'opérait de tous côtés avec une promptitude et une facilité véritablement inouïs. Le maréchal Augereau, qui avait cherché, dans sa proclamation de 1814, à déshonorer l'Empereur, s'était empressé, dans une proclamation nouvelle, de lui faire amende honorable.

Le duc de Bellune, le comte Gouvion Saint-Cyr, après d'inutiles efforts pour contenir leurs troupes insurgées, avaient été forcés de se dérober, par la fuite, à leur mécontentement.

Les troubles suscités dans la Vendée et le Calvados, par quelques volontaires royaux, avaient été apaisés, et les perturbateurs désarmés.

La maison militaire du roi s'était soumise à son licenciement, et avait rendu docilement ses armes et ses chevaux.

La famille royale enfin avait évacué le territoire impérial.

L'Empereur voulut instruire lui-même son armée de ces heureux résultats.

«Grâce au peuple Français et à vous, dit-il en passant les troupes en revue le 27 Mars, le trône impérial est rétabli. Il est reconnu dans tout l'empire, sans qu'une goutte de sang ait été versée. Le comte de Lille, le comte d'Artois, le duc de Berry, le duc d'Orléans ont passé la frontière du nord, et sont allés chercher un asile chez l'étranger. Le pavillon tricolor flotte sur les tours de Calais, de Dunkerque, de Lille, de Valenciennes, de Condé, etc. Quelques bandes de Chouans avaient cherché à se former dans le Poitou et la Vendée; l'opinion du peuple et la marche de quelques bataillons ont suffi pour les dissiper. Le duc de Bourbon qui était venu fomenter des troubles dans les provinces, s'est embarqué à Nantes.

«Qu'ils étaient insensés, continua l'Empereur, et qu'ils connaissaient mal la nation, ceux qui croyaient que les Français consentiraient à recevoir un prince des mêmes mains qui avaient ravagé notre territoire, et qui, à l'aide de la trahison, avaient un moment porté atteinte à nos lauriers!»

Le Roi, qui s'était d'abord réfugié à Lille, venait en effet de se retirer à Gand. Sa Majesté avait donné l'ordre à sa maison et aux princes de venir le rejoindre dans cette ville, où son intention paraissait être de se maintenir et de convoquer les chambres. Mais le Maréchal Duc de Trévise, gouverneur de la division, lui déclara qu'il ne répondrait plus de ses troupes, si l'on faisait entrer dans la place les mousquetaires, les gardes-du-corps, etc., et lui conseilla de se rendre à Dunkerque, qui, par sa position, géographique et le dévouement de ses habitans, lui offrirait la facilité d'attendre sans danger l'issue des événemens. M. de Blacas et les émigrés qui entouraient le Roi, lui remontrèrent vivement qu'il ne serait point en sûreté dans cette place, et que ce n'était plus que chez l'étranger qu'il pourrait être à l'abri des poursuites de Napoléon. Le Duc de Trévise insista; et le Roi, malgré les prières et l'effroi du Comte de Blacas et des autres courtisans, avait résolu de suivre l'avis du Maréchal, lorsque des dépêches du Comte d'Artois, reçues dans la nuit, le déterminèrent à passer la frontière.

L'Empereur avait cru d'abord que le projet de Louis XVIII, était de retourner en Angleterre; il s'en était réjoui: et ce ne fut pas sans un déplaisir extrême, qu'il sut que ce Prince se proposait de rester en observation sur les frontières de la Belgique. Mais si cette résolution, à laquelle le Roi dut peut-être le recouvrement de son trône, déplut à Napoléon, elle ne lui inspira pas du moins, comme de misérables écrivains l'ont prétendu, le désir criminel d'attenter à la vie et à la liberté des Bourbons.

Les ordres donnés au général Excelmans portaient seulement de pousser pied à pied, hors de la France, le Roi et les Princes. Jamais il ne lui fut commandé «ni de s'assurer de leurs personnes, ni de les tuer en cas de résistance.»

Les instructions données en même tems au Maréchal Ney, envoyé en mission sur les frontières du nord et de l'est, prescrivaient aussi, et mot à mot, «de faire respecter la famille royale, et de lui faciliter tous les moyens de sortir librement et paisiblement de la France[81]».

On a soutenu que le Duc de Bassano, chargé momentanément du portefeuille de l'intérieur, avait transmis à M. Siméon, alors préfet royal à Lille, l'ordre d'arrêter le Roi. Le Duc de Bassano indigné de cette odieuse imputation, avait voulu ne point quitter le sol français sans l'avoir repoussée. Il se proposait de sommer M. Siméon de déclarer la vérité, et sa déclaration aurait été rendue publique par la voie de l'impression et des journaux, si la police ne s'y fût opposée.

Le Roi quitta Lille le 25 Mars. Le Duc d'Orléans, qui avait suivi sa
Majesté, et que le Roi, en partant, avait investi du commandement de
cette place, n'en sortit que vingt-quatre heures après: il adressa au
Maréchal Mortier la lettre suivante.

Je vous remets en entier, mon cher Maréchal, le commandement que j'avais été si heureux d'exercer avec vous dans le département du Nord. Je suis trop bon Français pour sacrifier les intérêts de la France, parce que de nouveaux malheurs me forcent à la quitter. Je pars pour m'ensevelir dans la retraite et l'oubli. Le Roi n'étant plus en France, je ne puis plus transmettre d'ordres en son nom; et il ne me reste qu'à vous dégager de l'observation de tous les ordres que je vous avais transmis, en vous recommandant de faire tout ce que votre excellent jugement et votre patriotisme si pur vous suggéreront de mieux, pour les intérêts de la France, et de plus conforme à tous les devoirs que vous avez à remplir.

L'Empereur, après avoir lu cette lettre, se tourna vers le duc de Bassano, et lui dit: «Voyez ce que le duc d'Orléans écrit à Mortier; cette lettre lui fait honneur. Celui-là a toujours eu l'âme française

Je lui appris alors qu'on m'avait assuré que le duc d'Orléans en se séparant de ses officiers, avait dit à l'un deux, le colonel Athalin: «Allez, Monsieur, reprendre la cocarde nationale; je m'honore de l'avoir portée, et je voudrais pouvoir la porter encore». L'Empereur parut frappé de ces paroles, et ne répliqua rien. Quelques momens après, il me demanda si je n'avais pas une lettre de madame la duchesse d'Orléans. Je la lui remis, il la lut, et dit: «Je veux que sa mère soit traitée avec les égards qu'il mérite». Et il ordonna que la duchesse, dont les biens venaient d'être remis sous le séquestre, recevrait annuellement du trésor public trois cents mille francs d'indemnité. Une autre indemnité de cent cinquante mille francs fut accordée en même tems à madame la duchesse de Bourbon.

Le duc de Bourbon, quoique l'Empereur eût annoncé son embarquement, ne partit cependant que plusieurs jours après. Sa présence et sa proclamation avaient excité un soulèvement partiel dans l'arrondissement de Beaupréau: mais convaincu par ses yeux et par les rapports de ses principaux officiers, que la masse des Vendéens resterait immobile, il avait accédé aux voeux exprimés par le colonel Noirot, commandant de la gendarmerie, dans la lettre qui suit:

MONSEIGNEUR, ce ne sera pas en vain, j'en ai l'assurance, que j'invoquerai les effets de votre magnanimité. Vous pouvez d'un mot calmer une effervescence dont les premiers résultats peuvent encore une fois ensanglanter la trop malheureuse Vendée; ce mot, Votre Altesse le prononcera, et tout rentrera dans l'ordre. Vous jugerez aussi, Monseigneur, qu'un plus long séjour dans l'arrondissement de Beaupréau, en compromettant la sûreté intérieure du pays, compromettrait aussi la sûreté personnelle de Votre Altesse.

Daignez donc, je vous en conjure, Monseigneur, vous rendre aux voeux que je forme pour votre bonheur et celui de mon pays. Tous les moyens de sûreté que désirera Votre Altesse, pour se rendre à la destination qu'elle aura choisie, je les lui garantis.

Cette lettre que je me suis plu à citer, pour prouver quel était le langage des hommes du 20 mars, ne fut point impuissante. Le duc de Bourbon chargea son aide-de-camp de s'entendre avec le colonel Noirot, et il fut arrêté que Son Altesse abandonnerait la Vendée et s'embarquerait à Nantes pour l'Angleterre.

Par des raisons que j'ignore, le prince ne remplit point ses engagemens. Il quitta effectivement Beaupréau, mais rôda quelque tems encore sur les côtes, sous un nom et avec un passe-port supposés. Le général ***[82] le reconnut et respecta son déguisement. L'Empereur approuva cette déférence et donna l'ordre de se borner à le forcer de s'éloigner; le père du duc d'Enghien était devenu sacré pour la France et pour lui!

De toute la famille des Bourbons, le duc et la duchesse d'Angoulême persistaient seuls à lutter contre leur mauvaise fortune.

Madame se trouvait à Bordeaux au moment du débarquement. L'entrée de Napoléon à Paris, la fuite du Roi, la défection générale de l'armée n'abattirent point son courage. Elle fit prendre les armes à la Garde nationale; elle courut aux casernes haranguer les soldats, et leur rappeler ce qu'ils devaient à leurs sermens, à leur Roi. De nombreux bataillons de volontaires s'organisèrent en un instant, et furent chargés, par ses ordres, de défendre les avenues de la ville, d'intercepter les communications et de contenir le peuple.

Cependant, le général Clausel, nommé par l'Empereur commandant supérieur de la 11ème division, s'était avancé jusqu'à Saint-André de Cubsac (six lieues de Bordeaux), à la tête d'environ vingt-cinq gendarmes ralliés en route, et de cent cinquante hommes de la garnison de Blaye qui, instruits par ses émissaires de son arrivée, étaient accourus au devant de lui.

À son approche, un bataillon de volontaires posté à Cubsac, avec deux pièces de canon, se retira précipitamment à Saint-Vincent, et s'y réunit à d'autres volontaires pour défendre en commun le passage de la Dordogne.

Les soldats du général Clausel tentèrent de s'emparer du pont volant, et furent accueillis par plusieurs décharges d'artillerie et de mousqueterie qu'elles reçurent sans riposter. Leur chef, voulant éviter la guerre civile, fit demander qu'on lui envoyât un parlementaire. Les Bordelais lui ayant député leur commandant, M. de Martignac, il chargea cet officier de leur faire connaître que son intention, n'était point d'attenter, en aucune manière, à la sûreté des personnes et de leurs propriétés, et qu'il les conjurait, au nom de la patrie, de ne point verser inutilement le sang français.

Néanmoins, quelques démonstrations hostiles furent continuées de part et d'autre; mais les volontaires royaux s'effrayèrent à la vue de trois bateaux qu'ils crurent chargés de troupes, et prirent la fuite.

Le général Clausel, devenu maître de la Dordogne, se disposait à la passer, lorsque M. de Martignac revint lui annoncer que Madame la Duchesse d'Angoulême consentait à se retirer, et que la ville serait remise dans vingt-quatre heures.

Madame, au lieu de remplir cette double promesse, se laissa subjuguer par le désir et l'espoir de prolonger la défense. Elle assembla la Garde nationale, et fit de nouveaux efforts pour attirer dans le parti royal les troupes de la garnison.

Le général Clausel l'aperçut de loin, passant en revue les gardes nationaux et volontaires; il fit rappeler le parlementaire, et se plaignit de l'inexécution des promesses qui lui avaient été faites. M. de Martignac s'excusa sur les dispositions où se trouvaient la Garde nationale et la garnison, de ne plus rendre la ville. Le Général, reconnaissant alors que les Bordelais se flattaient d'être secondés par les troupes de ligne, assura M. de Martignac qu'elles n'attendaient, au contraire, qu'un signal convenu, pour se déclarer en faveur de la cause impériale. M. de Martignac parut en douter: le Général fit aussitôt agiter en l'air un drapeau, et sur le champ l'étendard tricolor fut arboré sur le Château-Trompette[83].

Les Bordelais, stupéfaits et consternés, demandèrent à capituler. Le général Clausel s'empressa d'acquiescer à toutes leurs propositions, et le lendemain ils lui ouvrirent les portes de leur ville.

L'Empereur fut très-satisfait de l'heureuse issue de cette affaire. Il donna l'ordre de publier sur-le-champ l'ordre du général Clausel; mais ce rapport n'étant qu'une relation militaire, il y ajouta lui-même les détails supplémentaires ci-après, qu'il fit insérer dans le Moniteur sous la rubrique de Bordeaux.

La conduite ferme et courageuse du général Clausel nous a évité de grands malheurs: le passage de la Dordogne avait produit ici une vive impression. Avant qu'il fût arrivé à la Bastide, la duchesse d'Angoulême, en proie à une terreur qu'elle ne pouvait cacher, lui fit promettre qu'elle quitterait Bordeaux dans la matinée du 1er avril; c'est ce qui détermina le général Clausel à s'arrêter à la Bastide, en face de Bordeaux, sur la rive droite de la Garonne, où il arriva le 31 Mars au soir. La duchesse d'Angoulême voulut profiter de ce délai pour ne point tenir ses promesses; elle se porta aux casernes, fit réunir les troupes, et chercha à leur persuader de défendre l'entrée de Bordeaux au général Clausel. Les officiers de tout grade lui déclarèrent nettement qu'ils auraient pour elle le respect dû à son malheur, à son sexe; mais qu'étant Français, aucun motif ne pourrait les porter à prendre les armes contre les Français. La duchesse versa d'abondantes larmes; elle demanda que du moins les troupes restassent neutres, si les gardes nationales voulaient combattre pour elle. Les officiers répondirent qu'ils ne tireraient point sur la garde nationale, mais qu'ils ne souffriraient point que celle-ci tirât sur les troupes du général Clausel; qu'ils ne voulaient pas qu'une seule goutte de sang français fût répandue. Les soldats se joignirent d'une voix unanime aux sentimens de leurs officiers. La duchesse se retira l'effroi dans l'âme et la menace à la bouche: elle était tremblante. Lorsqu'elle arriva sur le quai où la garde nationale était sous les armes, elle y fut reçue dans un silence profond; on entendait murmurer dans tous les rangs: Point de combat, point de guerre civile. La duchesse se hâta de se retirer dans le palais impérial d'où elle ordonna son départ[84]; à huit heures, elle avait quitté Bordeaux. Le feu qu'elle avait allumé, n'était pas éteint dans tous les coeurs. La garde nationale qui venait de tenir une conduite si sage, avait à côté d'elle des hommes effrénés; c'étaient des hommes de la lie du peuple, formant la masse des compagnies de volontaires royaux: ces hommes qui n'avaient été enrôlés qu'à prix d'argent, comptaient sur le pillage. Leurs espérances étaient déjouées par la fermeté de la garde nationale. Un petit nombre de furieux tirèrent sur la compagnie de M. Troplong, qui passait pour être animée du meilleur esprit; les gardes nationales ripostèrent. Les volontaires s'enfuirent, mais le capitaine Troplong avait été atteint mortellement. Il vient d'être enterré avec tous les honneurs militaires; plus de dix mille personnes ont suivi le convoi de cet excellent citoyen. Les regrets qu'on a donnés à sa mort ont suspendu un moment l'allégresse de ce peuple, heureux d'être enfin délivré des maux dont il était menacé.

L'énergie et l'intrépidité que déploya dans cette circonstance la petite fille de Marie-Thérèse excita les éloges de l'Empereur, et lui inspira ce mot si connu: C'est le seul homme de la famille.

Il admira également la contenance ferme et respectueuse qu'avaient conservés, au milieu des provocations et des reproches de la Duchesse, les régimens de la garnison. «Tout ce qui s'est passé à Bordeaux, dit-il, est vraiment extraordinaire, et je ne sais ce qui doit étonner le plus, de la noble audace de Madame d'Angoulême, ou de la patience magnanime de mes soldats.»

L'effervescence des Bordelais était assoupie; il restait encore à pacifier la Provence et le Languedoc, où le Duc d'Angoulême avait fait naître et entretenu le feu de l'insurrection.

Ce prince ayant appris à Toulouse que l'Empereur était descendu au Golfe Juan, se transporta sur-le-champ dans les principales villes du midi, et fit prendre les armes aux partisans des Bourbons et de la royauté.

Trois mille deux cents Marseillais, et trois mille cinq cents volontaires de Nismes, d'Avignon et de Montpellier, se rangèrent sous ses drapeaux.

Le 10ème, 55ème et 83ème régimens de ligne, composés chacun d'environ neuf cents hommes; les dépôts du 9ème et du 87ème d'infanterie, forts de cinq cent cinquante combattans, deux cent cinquante chasseurs à cheval du 14ème régiment, cent cinquante artilleurs et trois cents soldats du régiment royal étranger, furent tirés de leurs garnisons respectives, et formèrent, avec les volontaires royaux, une armée de douze mille hommes, qui devait s'accroître, par les levées qu'on opérait journellement dans les provinces soumises au gouvernement royal, et par les secours que le Prince s'était empressé de demander au Roi de Sardaigne et à la Suisse, et qu'il espérait en obtenir.

Le Duc d'Angoulême divisa son armée en deux corps.

Le premier commandé par le Général Ernouf, ayant sous ses ordres les
Maréchaux-de-camp Gardanne et Loverdo, se dirigea sur Grenoble ou
Sisteron.

Le deuxième, commandé par le Prince en personne, et sous ses ordres par le Lieutenant-Général Monnier, le Baron de Damas et le Vicomte d'Escars, suivit la route de Valence.

Les deux corps, après avoir soumis le pays et rallié les royalistes, devaient se réunir à Grenoble, et marcher ensemble sur Lyon.

L'avant-garde du deuxième corps, conduite par M. d'Escars, n'éprouva de résistance sérieuse qu'au passage de la Drôme.

Le général Debelle, à la tête de quelques hussards du quatrième, d'un bataillon du trente-neuvième, et d'environ huit cents gardes nationaux, s'était laissé chasser de Loriol, et s'était retiré, tant bien que mal, derrière la Drôme.

Les volontaires de Vaucluse, protégés par l'artillerie royale, passèrent la rivière à gué, et vinrent se poster sur le flanc gauche des gardes nationaux; au même moment, le prince fit attaquer le pont par le dixième de ligne. Cette manoeuvre n'intimida point les gardes nationales; elles tinrent ferme; et le dixième, malgré l'ardeur que lui inspirait l'exemple du duc d'Angoulême, allait plier, lorsque plusieurs voltigeurs, qui se trouvaient en tête, reconnurent, parmi leurs adversaires, d'anciens camarades; ils commencèrent mutuellement par cesser leur feu, et finirent par s'embrasser aux cris de vive l'Empereur!

Pendant la durée de leur colloque et de leurs embrassemens, le reste du dixième régiment regagna du terrain; les Impériaux, croyant qu'ils venaient se jeter dans leurs bras, s'avancèrent sans défiance; une décharge les détrompa: la confusion se mit dans les troupes du général Debelle; il ne fit rien pour les rallier, et la déroute devint complète. Une partie des Impériaux furent pris par les royalistes, les autres se réfugièrent dans les montagnes, ou furent porter à Grenoble et à Valence la nouvelle de leur défaite.

Le lendemain 5 avril, le duc d'Angoulême et son armée victorieuse entrèrent à Valence, et, sans perdre de tems, se portèrent à Romans sur l'Isère.

Le premier corps, après avoir occupé Sisteron, s'était divisé en deux colonnes: l'une, ayant à sa tête le général Loverdo, s'était portée sur Lamure; l'autre, commandée par le général Gardanne, avait pris Gap en passant, et s'était avancée jusqu'à Travers, où venaient de prendre position, la garnison de Grenoble et les gardes nationales de Vizille, de Lamure et des communes environnantes.

Tout, jusqu'à ce jour, avait favorisé les voeux de l'armée royale; elle marchait de succès en succès; et le bruit de ses victoires, accrues par la peur et la renommée, avait répandu la consternation et l'effroi à Grenoble et à Lyon.

L'Empereur lui-même fut inquiet. En partant de Lyon, il avait prévu la possibilité d'un soulèvement partiel dans le midi; et, rassuré par l'énergie et le patriotisme des Dauphinois, il s'était reposé sur eux du soin de défendre leur territoire et leur capitale. Mais, s'ils étaient assez forts pour repousser les agressions des royalistes, ils n'étaient point en état de résister aux quatre mille soldats qui avaient embrassé leur cause et combattaient dans leurs rangs.

Le général Grouchy reçut l'ordre de voler à Lyon, et de faire lever en masse les gardes nationales du Dauphiné, du Lyonnais et de la Bourgogne.

Au nom de l'Empereur et de la patrie, tout se mit en mouvement; les patriotes de la Drôme et de l'Isère sortirent de leurs montagnes; les Lyonnais quittèrent leurs ateliers; les Bourguignons se mirent spontanément en marche, les officiers réformés à leur tête.

Cet élan patriotique fut si unanime, que les routes se couvrirent en un instant de gardes nationales, et que le général Corbineau, à qui l'Empereur avait donné la mission d'accélérer leur départ, fut au contraire obligé de l'empêcher. Mais toutes ces dispositions, tristes présages de la guerre civile, ne furent point heureusement nécessaires.

Les troupes du général Gardanne, pendant leur séjour à Gap, avaient eu connaissance des proclamations de l'Empereur; elles avaient réveillé leurs souvenirs, électrisé leurs âmes; et le cinquante-huitième arbora la cocarde tricolore.

La défection de ce régiment fut bientôt connue de la division du général Loverdo; et, malgré les efforts de ce général, une partie du quatorzième de chasseurs, et le quatre-vingt-troisième tout entier, embrassèrent également la cause impériale. Les autres soldats, quoique fidèles en apparence, n'inspiraient plus de confiance à leurs généraux; «ils ne pouvaient parler à un seul habitant du pays, sans en recevoir des impressions absolument contraires au parti du roi[85]», et l'on s'attendait à chaque instant à les voir déserter à l'ennemi.

Le général Loverdo, impatient de combattre, et croyant pouvoir se passer de leur assistance, voulut, avec le seul appui de ses volontaires royaux, forcer le défilé de Saulces, en avant de Gap; mais cette attaque, aussi téméraire qu'inutile, n'eut aucun succès, et il fut forcé de se replier sur Sisteron.

Le deuxième corps, contenu par la présence du duc d'Angoulême, n'avait perdu qu'un petit nombre de soldats; l'ordre de se porter en avant venait d'être donné, lorsque le prince reçut à la fois de toutes parts les nouvelles les plus accablantes.

D'un côté, il apprit la défection des troupes réglées du général Ernouf, et sa retraite forcée sur Sisteron.

De l'autre, il fut prévenu que le général Grouchy s'avançait à sa rencontre avec des forces formidables.

Un troisième avis l'informait que le parti royal à Nismes et à Toulouse s'était dissous sans résistance; que M. de Vitrolles, chef du comité d'insurrection, avait été arrêté, et que les patriotes et les troupes de la neuvième division, réunis sous les ordres du général Gilly, s'étaient portés sur ses derrières, avaient repris de vive force le pont Saint-Esprit et dépassé le Rhône.

Des dépêches de Turin lui annoncèrent enfin qu'il ne fallait plus compter sur les secours des Suisses et sur les promesses du roi de Sardaigne.

Le prince fit sonner la retraite et se retira sur Valence.

L'Empereur, qui, suivant sa coutume, prenait la peine de composer lui-même les articles du Moniteur relatifs à cette petite guerre, rendit compte ainsi de l'évacuation de Valence:

Valence, le 7 avril.—Le duc d'Angoulême a fait ici une triste figure; le tocsin sonnait dans tout le Dauphiné, et de nombreux bataillons de gardes nationales étaient partis de Lyon. Le duc d'Angoulême, informé de leur arrivée, s'est mis à la débandade avec les quatre mille insurgés qui sont sous ses ordres. Les troupes de ligne, instruites par nos concitoyens qu'il était question de la cause de la nation contre quelques familles privilégiées, de celle du peuple contre la noblesse, et enfin, de celle de la révolution contre la contre-révolution, ont subitement changé de parti: cependant, l'armée compte trois traîtres qui paraissent s'être rangés du parti des ennemis de la patrie: ce sont les généraux Ernouf, Monnier et d'Aultanne[86].

L'Empereur avait également le soin de rendre publiques les correspondances qu'on parvenait à intercepter; et comme les unes annonçaient l'intention de séparer la paille du bon grain et de la jeter au feu; les autres, de faire pendre, sans pitié et sans exception, tous les rebelles; et que d'autres, enfin, conviaient l'Espagne, la Suisse et le roi de Piémont de venir mettre la France à la raison, elles contribuaient, non moins puissamment que le succès de l'armée impériale, à détacher de la cause des Bourbons tous les Français ennemis de la trahison, des potences et des étrangers.

Le général Grouchy, informé de la retraite du duc d'Angoulême, mit des troupes légères à sa poursuite; la plupart des chasseurs du quatorzième et des artilleurs se réunirent aux Impériaux. Les volontaires du midi, qui jusqu'alors n'avaient point mis de bornes à leurs présomptueuses espérances, ne surent point en mettre à leur frayeur; aussi lâches dans le malheur qu'arrogans dans la prospérité, ils abandonnèrent leur général à l'approche du danger; et tous, à l'exception de quelques centaines de braves, cherchèrent leur salut dans la fuite.

Le duc d'Angoulême, entouré des faibles débris de leurs bataillons, et du 10ème de ligne toujours fidèle, continuait jour et nuit sa marche rétrograde, et traversait silencieusement les lieux que son armée, quelques jours auparavant, avait fait retentir de ses cris de victoire; les montagnards qui avaient eu tant à souffrir des exactions et des mauvais traitemens des volontaires royaux, répétaient à leur tour, Malheur aux vaincus! et ne permettaient point au duc d'Angoulême et aux siens de goûter un seul instant de repos. Pressé d'un côté par les colonnes de Grouchy, de l'autre par les troupes du général Gilly; enfermé, sans espoir de secours, entre la Drôme, le Rhône, la Durance et les montagnes, le duc d'Angoulême n'avait que deux ressources: l'une d'abandonner son armée, et de gagner, à travers les montagnes, Marseille ou le Piémont; l'autre de se soumettre, avec ses compagnons d'infortune, aux lois du vainqueur. Le prince ne voulut point séparer son sort de celui de son armée. Il consentit à se rendre. Le baron de Damas et le Général Gilly réglèrent les articles de la capitulation, et il fut convenu que le prince licencierait son armée et s'embarquerait à Cette. La dépêche télégraphique, annonçant cette nouvelle, fut apportée sur-le-champ à l'Empereur par le duc de Bassano; et ce ministre, malgré l'opposition de plusieurs personnages, décida Napoléon à répondre par le télégraphe qu'il approuvait la capitulation. Au même instant, une seconde dépêche annonça que le général Grouchy n'avait pas cru devoir autoriser, sans l'aveu de l'Empereur, l'exécution de la convention, et que le duc d'Angoulême s'était constitué prisonnier. M. de Bassano se hâta de transmettre les premiers ordres de Napoléon, et ne l'instruisit de l'annulation de la convention, que lorsque l'obscurité de la nuit eût rendu impossible toute communication télégraphique. L'Empereur eut connaissance de la noble hardiesse de son ministre, et au lieu de le gronder, il lui dicta la lettre suivante:

M. le comte Grouchy, l'ordonnance du Roi en date du 6 mars et la déclaration signée le 13 à Vienne par ses ministres, pourraient m'autoriser à traiter le duc d'Angoulême comme cette ordonnance et cette déclaration voulaient qu'on me traitât moi et ma famille; mais, constant dans les dispositions qui m'avaient porté à ordonner que les membres de la famille des Bourbons puissent sortir librement de France, mon intention est que vous donniez des ordres, pour que le duc d'Angoulême soit conduit à Cette où il sera embarqué, et que vous veilliez à sa sûreté et à écarter de sa personne tout mauvais traitement. Vous aurez soin seulement de retirer les fonds qui ont été enlevés des caisses publiques, et de demander au duc d'Angoulême, qu'il s'oblige à la restitution des diamans de la couronne, qui sont la propriété de la nation[87]. Vous lui ferez connaître en même tems les dispositions des lois des Assemblées nationales, qui ont été renouvelées, et qui s'appliquent aux membres de la famille des Bourbons qui rentreraient sur le territoire français, etc.

Le duc d'Angoulême, en attendant la décision de Napoléon, fut gardé à vue. Il supporta cette nouvelle disgrâce avec calme et fermeté. Le marquis de Rivière, informé de sa détention, menaça le comte Grouchy, s'il ne lui rendait point la liberté, de livrer Marseille aux Anglais, et de faire insurger toute la Provence. Ces vaines menaces restèrent sans effet. Le sort du duc ne dépendait point du comte de Grouchy; ce n'était qu'à contre-coeur qu'il avait osé porter sur ce prince une main sacrilége; et il faisait des voeux pour que la décision de l'Empereur lui permît de briser ses chaînes.

Aussitôt que cette décision lui parvint, le général s'empressa d'assurer à M. le duc d'Angoulême les moyens de s'embarquer promptement, et prit, avec un zèle religieux, les mesures nécessaires pour qu'il fût traité, sur son passage, avec le respect qui lui était dû.

Le prince, arrivé à Cette, s'embarqua sur-le-champ, et se dirigea vers
Cadix.

Sa capitulation et son départ entraînèrent bientôt la soumission de Marseille; et grâce à la prudence et à la fermeté du prince d'Essling, gouverneur de la division, le drapeau royal fut abattu et remplacé par le drapeau tricolor, sans désordre et sans effusion de sang.

L'Empereur nomma le général Grouchy maréchal d'Empire, non point qu'il fût émerveillé de sa conduite, car il savait qu'il n'avait pressé que mollement le duc d'Angoulême, mais pour donner de l'éclat à la disgrâce du prince et décourager les royalistes des autres parties de la France. Voulant en même tems punir la trahison commise par le 10ème au passage de la Drôme, il décréta que ce régiment porterait un crêpe à son drapeau, jusqu'à ce qu'il eût lavé, dans le sang ennemi, les armes qu'ils avaient trempées dans le sang français[88].

L'Empereur apprit par le télégraphe la soumission de Marseille et l'entière pacification du midi, au moment où il allait passer en revue la Garde nationale de Paris. C'était toujours dans de semblables circonstances que les grandes nouvelles parvenaient à l'Empereur; il semblait que la fortune, soigneuse de lui plaire, voulait encore embellir ses dons en les lui offrant à propos. Depuis son arrivée, il avait eu constamment le dessein de passer cette revue; mais l'inspection successive des troupes de ligne l'en avait détourné. On ne manqua point d'attribuer ce retard, si facile à expliquer, à la crainte que lui inspiraient les baïonnettes et les sentimens des légions de Paris. Sur ces entrefaites, quelques grenadiers ex-volontaires royaux, se répandirent contre lui en menaces, en imprécations; et il n'en fallut pas davantage pour alarmer les trembleurs de sa cour. Ils conjurèrent Napoléon de mêler à la revue, par précaution, quelques bataillons de sa garde: l'Empereur rejeta leurs prières et s'offensa de leurs terreurs; néanmoins, ils le firent accompagner, à son insu, par dix ou douze grenadiers, à qui l'on recommanda de ne point le perdre de vue un seul instant.

Tant que l'Empereur avait passé au pas dans les rangs, son escorte l'avait suivi, sans qu'il y fît attention. Mais quand il prit le galop, il s'apperçut que ses grenadiers galoppaient avec lui, il s'arrêta: «Que fais-tu là? dit-il à l'un d'eux. Va-t-en!» Le vieux grognard[89], qui savait qu'on craignait pour la vie de son général, fit mine de résister; l'Empereur le prit alors par son bonnet à poil, et le secouant fortement, lui répéta, en riant, l'ordre de se retirer: «Je veux que vous vous en alliez tous. Je ne suis entouré que de bons Français; je suis en sûreté avec eux comme avec vous.» Les gardes nationaux, qui entendirent ces paroles, s'écrièrent spontanément, «Oui, oui, Sire, vous avez raison; nous donnerions tous notre vie pour défendre la vôtre.» Encouragés par la familiarité que l'Empereur leur témoignait, ils quittèrent leurs rangs, et se pressèrent autour de lui: les uns lui serrèrent les mains, les autres les lui baisèrent; tous lui exprimèrent leur satisfaction et leur dévouement par des cris prolongés de vive la nation! vive l'Empereur!

L'Empereur, après cette scène imprévue, continua sa revue; il fit ensuite former en cercle les officiers, mit pied à terre, et leur adressa la parole à-peu-près en ces termes:

SOLDATS DE LA GARDE NATIONALE DE PARIS! je suis bien aise de vous voir. Je vous ai formés, il y a quinze mois, pour le maintien de la tranquillité publique dans la capitale et pour sa sûreté. Vous avez rempli mon attente. Vous avez versé votre sang pour la défense de Paris; et si des troupes ennemies sont entrées dans vos murs, la faute n'en est pas à vous, mais à la trahison, et surtout à la fatalité qui s'est attachée à nos affaires dans ces malheureuses circonstances.

Le trône royal ne convenait pas à la France; il ne donnait aucune sûreté au peuple sur ses intérêts les plus précieux; il nous avait été imposé par l'étranger. Je suis arrivé, armé de toute la force du peuple et de l'armée, pour faire disparaître cette tache, et rendre tout leur éclat à l'honneur et à la gloire de la France.

Soldats de la garde nationale! ce matin même, le télégraphe de Lyon m'a appris que le drapeau tricolor flotte à Antibes et à Marseille. Cent coups de canon, tirés sur nos frontières, apprendront aux étrangers que nos dissensions civiles sont terminées; je dis les étrangers, parce que nous ne connaissons pas encore d'ennemis. S'ils rassemblent leurs troupes, nous rassemblerons les nôtres. Nos armées sont toutes composées de braves qui se sont signalés dans plusieurs batailles, et qui présenteront à l'étranger une barrière de fer; tandis que de nombreux bataillons de grenadiers et de chasseurs des gardes nationales garantiront nos frontières. Je ne me mêlerai point des affaires des autres nations; malheur aux gouvernemens qui se mêleraient des nôtres! Des revers ont retrempé le caractère du peuple Français; il a repris cette jeunesse, cette vigueur qui, il y a vingt ans, étonnait l'Europe.

Soldats! vous avez été forcés d'arborer des couleurs proscrites par la nation; mais les couleurs nationales étaient dans vos coeurs: vous jurez de les prendre toujours pour signe de ralliement, et de défendre ce trône impérial, seule et naturelle garantie de nos droits; vous jurez de ne jamais souffrir que des étrangers, chez lesquels nous avons paru plusieurs fois en maîtres, se mêlent de nos constitutions et de notre gouvernement; vous jurez enfin de tout sacrifier à l'honneur et à l'indépendance de la France.

Ce serment fut prononcé avec enthousiasme. La Garde nationale montra qu'elle ne craignait point d'être prise au mot.

On avait appréhendé que la garde, qui en avait voulu long-tems aux Parisiens de s'être si promptement rendus en 1814, ne se permît quelques reproches offensans; mais Napoléon avait prescrit à ses grenadiers de se taire, et pour compléter la réconciliation, il la fit cimenter par un dîner que la Garde impériale offrit à la Garde nationale et à la garnison de Paris.

Quinze mille hommes de toutes armes se réunirent au Champ de Mars, sous les yeux du peuple Parisien; les chants joyeux des soldats et des citoyens se répondaient tour à tour et donnaient à cette fête un caractère vraiment national.

Le repas achevé, une foule nombreuse de soldats, d'officiers et de gardes nationaux se mirent en marche vers les Tuileries, portant le buste de Napoléon couronné de lauriers. Arrivés sous les fenêtres de Sa Majesté, ils la saluèrent par mille et mille acclamations; ils se rendirent ensuite à la Place Vendôme, et déposèrent religieusement, au pied du monument élevé à la gloire de nos armées, l'image du héros qui les avait conduites à la victoire. L'Empereur, aussitôt qu'il en fut informé, m'ordonna d'écrire au ministre de la police de faire enlever le buste dans la nuit. «Ce n'est point à la suite d'une orgie, dit-il avec fierté, que mon effigie doit être rétablie sur la colonne.»

Chacun sait en effet, que la statue de Napoléon, qui couronnait autrefois ce monument, en avait été arrachée dans les premiers jours de la restauration; et ce n'était point à des citoyens isolés et sans mission, qu'il appartenait de réparer cet outrage.

Ce furent quelques royalistes, à la tête desquels figuraient M. de Maubreuil et M. Sostène de la Rochefoucault, qui se rendirent coupables de cette profanation. M. de la Rochefoucault, dont la famille avait eu tant de part aux largesses et aux bontés de Napoléon, passa lui-même la corde au cou de son bienfaiteur, dans l'intention de le faire traîner dans la boue par quelques vagabonds qu'il avait soudoyés; mais la statue se joua de ses efforts; il n'en recueillit, d'autre fruit que le blâme des honnêtes gens et le mépris des étrangers[90].

La colonne elle-même offusqua long-tems les regards jaloux des ennemis de notre gloire: ils en conspirèrent la destruction, et l'auraient accomplie, s'ils l'eussent osé. L'histoire, qui ne laisse rien impuni, flétrira (je l'espère) ces mauvais Français, ces nouveaux Vandales, d'un opprobre éternel. Elle inscrira leurs noms et leurs voeux sacriléges au pied de la colonne immortelle qu'ils voulurent renverser. Elle dira sans doute aussi que les fédérés, les officiers à demi-solde et tous les partisans de Napoléon, qu'on se plaît à représenter comme des forcenés, comme des brigands, respectèrent, pendant les cent jours, la statue de Henri IV, quoique cette statue, placée à la hauteur de leurs coups, et reconstruite en matière fragile, eût pu succomber au moindre choc.

Napoléon avait dit à la Garde nationale de Paris: nous ne connaissons point encore d'ennemis. Ces paroles étaient vraies. On avait remarqué que les troupes étrangères se concentraient sur nos frontières, mais aucune de leurs dispositions ne paraissait hostile, et Napoléon pouvait encore raisonnablement espérer que ses soins pour maintenir la pais ne seraient point infructueux.

Dès le jour même de son entrée à Lyon, il s'était empressé de faire déclarer, par le Prince Joseph, aux ministres d'Autriche et de Russie près la diète Helvétique, qu'il était prêt à ratifier le traité de Paris.

Arrivé dans la capitale, il apprit que les ministres étrangers, et particulièrement le Baron de Vincent, ministre d'Autriche, et M. Boudiakeen, chargé d'affaires de Russie, ne l'avaient point encore quittée, faute de passe-ports.

Il fit entraver le départ de M. Vincent et de M. de Boudiakeen, et chargea le Duc de Vicence de les voir et de leur renouveler l'assurance de ses dispositions pacifiques.

M. le Baron de Vincent se refusa d'abord à toute espèce de communication et de pourparlers; mais il consentit ensuite à se trouver avec M. de Vicence dans une maison tierce. Ils eurent ensemble une conférence chez Madame de Souza. M. de Vincent ne dissimula point la résolution des alliés de s'opposer à ce que Napoléon conservât le trône. Mais il fit entrevoir qu'il pensait que son fils n'inspirerait point la même répugnance. Il s'engagea néanmoins à faire connaître à l'Empereur d'Autriche les sentimens de Napoléon; et consentit à se charger d'une lettre pour l'impératrice Marie-Louise[91].

M. de Boudiakeen, après avoir également refusé l'entretien proposé par le duc de Vicence, finit aussi par l'accepter. Il fut convenu qu'ils se rencontreraient chez mademoiselle Cauchelet, dame du palais de la princesse Hortense.

M. de Jaucourt avait oublié, dans le porte-feuille des affaires étrangères, un traité secret par lequel l'Angleterre, l'Autriche et la France s'étaient mutuellement engagées à s'opposer, de gré ou de force, au démembrement de la Saxe, que conspiraient ouvertement la Russie et la Prusse.

L'Empereur pensa que ce traité pourrait peut-être aliéner aux Bourbons l'intérêt de ces deux puissances, et jeter, parmi les alliés, la défiance et la discorde. Il ordonna au duc de Vicence de le mettre sous les yeux du ministre russe, et de le lui représenter comme une preuve nouvelle de l'ingratitude dont la cour des Tuileries payait les nombreux bienfaits de l'empereur Alexandre. L'existence de cette triple alliance était ignorée de M. de Boudiakeen, et parut lui faire éprouver autant de surprise que de mécontentement. Mais il déclara que les principes de son souverain lui étaient trop connus, pour qu'il osât se flatter que la circonstance de ce traité, ou tout autre, pût opérer, dans ses dispositions, quelque changement favorable. Il promit cependant de lui reporter fidèlement l'entretien, qu'il avait eu avec M. de Vicence, et de lui exprimer le désir manifesté par l'Empereur Napoléon de redevenir l'allié et l'ami de la Russie.

L'Empereur, pour donner plus d'empire à ces propositions, chargea la princesse Hortense de les confirmer personnellement à l'empereur Alexandre. Il fit écrire aussi au prince, Eugène et à la grande duchesse Stéphanie de Bade, pour les inviter à renouveler les mêmes assurances à ce souverain, et à ne négliger aucun moyen de le détacher de la coalition.

L'Empereur enfin fit faire des ouvertures au cabinet de Londres, par l'intermédiaire d'un personnage indiqué par le duc d'Otrante; et, pour captiver les suffrages du parlement, et donner au ministère anglais un gage anticipé de ses bonnes dispositions, il abolit, par un décret spontané, la traite des nègres.

Après avoir usé de ces voies détournées, Napoléon pensa qu'il était de son devoir, comme de sa dignité, de donner à la manifestation de ses dispositions pacifiques un caractère authentique et solennel.

Il écrivit donc aux souverains étrangers une lettre ainsi conçue:

MONSIEUR MON FRÈRE, vous aurez appris, dans le cours du mois dernier, mon retour sur les côtes de France, mon entrée à Paris, et le départ de la famille des Bourbons. La véritable nature de ces événemens doit être maintenant connue de Votre Majesté: ils sont l'ouvrage d'une irrésistible puissance, l'ouvrage et la volonté unanime d'une grande nation, qui connaît ses devoirs et ses droits. La dynastie que la force avait rendu au peuple Français, n'était point faite pour lui: les Bourbons n'ont voulu s'associer ni à ses sentimens, ni à ses moeurs. La France a dû se séparer d'eux. Sa voix appelait un libérateur: l'attente qui m'avait décide au plus grand des sacrifices, avait été trompée. Je suis venu, et du point où j'ai touché le rivage, l'amour de mes peuples m'a porté jusqu'au sein de ma capitale. Le premier besoin de mon coeur est de payer tant d'affection par le maintien d'une honorable tranquillité. Le rétablissement du trône impérial étant nécessaire au bonheur des Français, ma plus douce pensée est de la rendre en même tems utile à l'affermissement du repos de l'Europe. Assez de gloire a illustré tour à tour les drapeaux des diverses nations, les vicissitudes du sort ont assez fait succéder de grands revers et de grands succès; une plus belle arène est aujourd'hui ouverte aux souverains, et je suis le premier à y descendre. Après avoir présenté au monde le spectacle de grands combats, il sera plus doux de ne connaître désormais d'autres rivalités que celles des avantages de la paix, d'autre lutte que la lutte sainte de la félicité des peuples. La France se plaît à proclamer avec franchise ce noble but de tous ses voeux. Jalouse de son indépendance, le principe invariable de sa politique sera le respect le plus absolu pour l'indépendance des autres nations: si tels sont, comme j'en ai l'heureuse confiance, les sentimens personnels de Votre Majesté, le calme général est assuré pour long-tems, et la justice, assise aux confins des états, suffit seule pour en garder les frontières.

Paris, ce 4 Avril.

Le duc de Vicence reçut l'ordre d'exprimer personnellement aux ministres étrangers les sentimens dont l'Empereur était animé; mais les courriers, porteurs de ces dépêches, ne purent parvenir à leurs destinations: l'un fut arrêté à Kelh; un autre à Mayence; un troisième, expédié en Italie, ne put dépasser Turin; les communications étaient interrompues. On se conformait déjà aux dispositions de la déclaration du congrès de Vienne du 13 mars.

Cette déclaration, transmise directement par les émissaires du roi aux préfets des villes frontières, et propagée par les royalistes, circulait dans Paris. Les petits journaux avaient signalé son apparition, et s'étaient réunis pour affirmer qu'un tel acte était indigne des monarques alliés, et ne pouvait être l'ouvrage que de la malveillance et de la calomnie.

Cependant, comme il ne devenait plus possible de révoquer en doute sa légitimité, il fallut bien se résoudre à ne plus en faire un mystère à la France, et il en fut rendu compte ainsi le 15 avril dans le Moniteur.

CONSEIL DES MINISTRES.

Séance du 29 mars.

Le duc d'Otrante, ministre de la Police générale, expose qu'il va donner au conseil lecture d'une déclaration, datée de Vienne, le 13, et qu'on suppose émanée du congrès;

Que cette déclaration, provoquant l'assassinat de l'Empereur, lui paraît apocryphe; que si elle pouvait être vraie, elle serait sans exemple dans l'histoire du monde; que le style de libelle dans lequel elle est écrite, donne lieu de penser qu'il faut la classer au nombre de ces pièces fabriquées par l'esprit de parti, et par des folliculaires qui sans mission se sont, dans ces derniers tems, ingérés dans toutes les affaires de l'état; qu'elle est supposée signée des ministres Anglais, et qu'il est impossible de penser que les ministres d'une nation libre, et surtout lord Wellington, aient pu faire une démarche contraire à la législation de leur pays et à leurs caractères; qu'elle est supposée signée des ministres d'Autriche, et qu'il est impossible de concevoir, quelques dissentimens politiques qui existassent d'ailleurs, qu'un père pût appeler l'assassinat sur son fils; que, contraire à tout principe de morale et de religion, elle est attentatoire au caractère de loyauté des souverains dont les libellistes compromettent ainsi les mandataires; que cette déclaration est connue depuis plusieurs jours, mais que, par les considérations qui viennent d'être déduites, elle avait du être considérée comme digne d'un profond mépris; qu'elle n'a été jugée devoir fixer l'attention du ministère, que, lorsque des rapports officiels, venus de Metz et de Strasbourg, ont fait connaître qu'elle a été apportée en France par des courriers du prince de Bénévent; fait constaté par le résultat de l'enquête qui a eu lieu et des interrogatoires qui ont été subis; qu'enfin il est démontré que cette pièce qui ne peut pas avoir été signée par les ministres de l'Autriche, de la Russie, de l'Angleterre, est émanée de la légation du comte de Lille à Vienne, laquelle légation a ajouté au crime de provoquer l'assassinat, celui de falsifier la signature des membres du congrès.

La prétendue déclaration du congrès, les rapports de Metz et de Strasbourg, ainsi que l'enquête et les interrogatoires qui ont été faits par les ordres du ministre de la police générale, et qui constatent que ladite déclaration est émanée des plénipotentiaires du comte de Lille à Vienne, seront renvoyés aux présidens des sections du conseil.

DÉCLARATION.

Les puissances qui ont signé le traité de Paris, réunies en congrès à Vienne, informées de l'évasion de Napoléon Bonaparte et de son entrée à main armée en France, doivent à leur propre dignité et à l'intérêt social, une déclaration solennelle des sentimens que cet événement leur a fait éprouver.

En rompant ainsi la convention qui l'avait établi à l'île d'Elbe, Bonaparte a détruit le seul titre légal auquel son existence se trouvait attachée. En reparaissant en France, avec des projets de trouble et de bouleversement, il s'est privé lui-même de la protection des lois, et a manifesté, à la face de l'univers, qu'il ne saurait y avoir ni paix ni trêve avec lui.

Les puissances déclarent, en conséquence, que Napoléon Bonaparte s'est placé hors des relations civiles et sociales, et que, comme ennemi et perturbateur du monde, il s'est livré à la vindicte publique.

Elles déclarent en même tems, que fermement résolues de maintenir intact le traité de Paris du 30 mars 1814, et les dispositions sanctionnées par ce traité, et celles qu'elles ont arrêtées ou arrêteront encore pour le compléter et le consolider; elles emploieront tous leurs moyens et réuniront tous leurs efforts, pour que la paix générale, objet des voeux de l'Europe, ce but constant de leurs travaux, ne soit pas troublée de nouveau, et pour la garantir de tout attentat qui menacerait de replonger les peuples dans les désordres et les malheurs des révolutions.

Et quoiqu'intimement persuadés que la France entière, se ralliant autour de son souverain légitime, fera incessamment rentrer dans le néant cette dernière tentative d'un délire criminel et impuissant, tous les souverains de l'Europe, animés des mêmes sentimens et guidés par les mêmes principes, déclarent que si, contre tout calcul, il pouvait résulter de cet événement un danger réel quelconque, ils seraient prêts à donner au Roi de France et à la nation Française, ou à tout autre gouvernement attaqué, dès que la demande en serait formée, les secours nécessaires pour rétablir la tranquillité publique, et à faire cause commune contre tous ceux qui entreprendraient de la compromettre.

     La présente déclaration, insérée au Protocole du congrès réuni à
     Vienne, dans sa séance du 13 mars 1815, sera rendue publique.

Fait et certifié véritable par les plénipotentiaires des huit puissances signataires du traité de Paris, à Vienne, le 13 mars 1815.

Suivent les signatures, dans l'ordre alphabétique des cours.

                |Le Prince de METTERNICH,
Autriche |
                |Le Baron de WESSEMBERG.

Espagne P. Gomez LABRADOR.

                |Le Prince de TALLEYRAND;
                |Le Duc D'ALBERG,
France |
                |LATOUR-DUPIN,
                |Le Comte Alexis de NOAILLES.

                |WELLINGTON,
                |CLANCARTY,
Grande Bretagne |
                |CATHCART,
                |STEWART.

                |Le Comte PALMELA,
Portugal |SALDANHA,
                |LOBO.

                |Le Prince de HARDENBERG,
Prusse |
                |Le Baron de HUMBOLDT.

                |Le Comte de RASOUMOWSKI,
Russie |Le Comte de STAKELBERG,
                |Le Comte de NESSELRODE.

Suède LOWENHIELM.

Cette déclaration, qui fera sans doute un jour l'étonnement de la postérité, fut commentée et réfutée victorieusement par l'Empereur lui-même. M. le Comte Boulay, à qui on attribua le rapport suivant, n'y eut d'autre part que d'en resserrer le cadre et d'en adoucir quelques expressions.

Rapport de la commission des présidens du conseil d'état.

En conséquence du renvoi qui lui a été fait, la commission composée des présidens des sections du conseil d'état, a examiné la déclaration du 13 mars, le rapport du ministre de la police générale, et les pièces qu'il y a jointes.

La déclaration est dans une forme inusitée, conçue dans des termes si étranges, exprime des idées tellement anti-sociales, que la commission était portée à la regarder comme une de ces productions supposées, par lesquelles des hommes méprisables cherchent à égarer les esprits, et à faire prendre le change à l'opinion publique.

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