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Les Cent Jours (1/2): Mémoires pour servir à l'histoire de la vie privée, du retour et du règne de Napoléon en 1815.

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Mais la vérification des procès-verbaux dressés à Metz et des interrogatoires des courriers, n'a pas permis de douter que l'envoi de cette déclaration n'eût été fait par les membres de la légation Française à Vienne; et elle doit conséquemment être considérée comme adoptée et signée par eux.

C'est sous ce dernier point de vue, que la commission a cru devoir d'abord examiner cette production qui n'a point de modèle dans les annales de la diplomatie, et dans laquelle des Français, des hommes revêtus du caractère public le plus respectable, commencent par une espèce de mise hors la loi, par une provocation à l'assassinat de l'Empereur Napoléon.

Nous disons, avec le ministre de la police, que cette déclaration est l'ouvrage des plénipotentiaires Français, parce que ceux d'Autriche, de Russie, de Prusse, d'Angleterre, n'ont pu signer un acte que les souverains et les peuples auxquels ils appartiennent, s'empresseraient de désavouer.

Et d'abord, ces plénipotentiaires, co-opérateurs pour la plupart du traité de Paris, savent que Napoléon y a été reconnu, comme conservant le titre d'Empereur, et comme souverain de l'île d'Elbe; ils l'auraient désigné par ces titres, et ne se seraient écartés, ni au fond ni dans la forme, du respectueux égard qu'ils imposent.

Ils auraient senti que, d'après les lois des nations, le prince le moins fort par l'étendue ou la population de ses états, jouit, quant à son caractère politique et civil, des droits appartenans à tout prince souverain, à l'égard du monarque le plus puissant; et Napoléon, reconnu sous le titre d'Empereur et en qualité de prince souverain, par toutes les puissances, n'était pas plus qu'aucune d'elles, justiciable du congrès de Vienne.

L'oubli de ces principes, impossible à supposer dans des plénipotentiaires qui pèsent les droits des nations avec réflexion, sagesse et maturité, n'a rien d'étonnant, quand il est manifesté par des ministres Français, à qui leur conscience reproche plus d'une trahison, chez qui la crainte a produit l'emportement, et dont les remords égarent la raison.

Ceux-là ont pu risquer la fabrication, la publication d'une pièce telle que la prétendue déclaration du 13 mars, dans l'espoir d'arrêter la marche de Napoléon, et d'abuser le peuple Français sur les vrais sentimens des puissances étrangères.

Mais il ne leur est pas donné de juger, comme elles, le mérite d'une nation qu'ils ont méconnue, trahie, livrée aux armes de l'étranger.

Cette nation brave et généreuse se révolte contre tout ce qui porte le caractère de la lâcheté et de l'oppression; ses affections s'exaltent, quand leur objet est menacé ou atteint par une grande injustice; et l'assassinat auquel provoquent les premières phrases de la déclaration du 13 mars, ne trouvera de bras pour l'accomplir, ni parmi les vingt-cinq millions de Français dont la majorité a suivi, gardé, protégé Napoléon, de la Méditerranée à sa capitale, ni parmi les dix-huit millions d'Italiens, les six millions de Belges ou Riverains du Rhin, et les peuples nombreux d'Allemagne, qui, dans cette conjoncture solennelle, n'ont prononcé son nom qu'avec un souvenir respectueux, ni un seul de la nation Anglaise indignée, dont les honorables sentimens désavouent le langage qu'on a osé prêter aux souverains.

     Les peuples de l'Europe sont éclairés; ils jugent les droits de
     Napoléon, les droits des princes alliés, et ceux des Bourbons.

Ils savent que la convention de Fontainebleau est un traité entre souverains. Sa violation, l'entrée de Napoléon sur le territoire français, ne pouvaient, comme toute infraction à un acte diplomatique, comme toute invasion hostile, amener qu'une guerre ordinaire, dont le résultat ne peut être, quant à la personne, que d'être vainqueur ou vaincu, libre ou prisonnier de guerre; quant aux possessions, de les conserver ou de les perdre, de les accroître ou de les diminuer; et que toute pensée, toute menace, tout attentat contre la vie d'un prince en guerre contre un autre, est une chose inouïe dans l'histoire des nations et des cabinets de l'Europe.

À la violence, à l'emportement, à l'oubli des principes qui caractérisent la déclaration du 13 mars, on reconnaît les envoyés du même prince, les organes des mêmes conseils, qui, par l'ordonnance du 6 mars, mettaient aussi Napoléon hors la loi, appelaient aussi sur lui les poignards des assassins, promettaient aussi un salaire à qui apporterait sa tête.

Et, cependant, qu'a fait Napoléon? il a honoré par sa sécurité les hommes de toutes les nations, qu'insultait l'infâme mission à laquelle on voulait les appeler; il s'est montré modéré, généreux, protecteur envers ceux-là même qui avaient dévoué sa tête à la mort.

Quand il a parlé au général Excelmans, marchant vers la colonne qui suivait de près Louis-Stanislas-Xavier; au général comte d'Erlon, qui devait le recevoir à Lille; au général Clausel qui allait à Bordeaux, où se trouvait la duchesse d'Angoulême; au général Grouchy, qui marchait pour arrêter les troubles civils excités par le duc d'Angoulême; partout, enfin, des ordres ont été donnés par l'Empereur pour que les personnes fussent respectées et mises à l'abri de toute attaque, de tout danger, de toute violence, dans leur marche sur le territoire français, et au moment où elles le quitteraient.

Les nations et la postérité jugeront de quel côté a été, dans cette grande conjoncture, le respect pour les droits des peuples et des souverains, pour les règles de la guerre, les principes de la civilisation, les maximes des lois civiles et religieuses; elles prononceront entre Napoléon et la maison de Bourbon.

Si, après avoir examiné la prétendue déclaration du congrès sous ce premier aspect, on la discute dans ses rapports avec les conventions diplomatiques, avec le traité de Fontainebleau du 11 avril, ratifié par le gouvernement Français, on trouvera que la violation n'est imputable qu'à ceux-là même qui la reprochent à Napoléon.

Le traité de Fontainebleau a été violé par les puissances alliées et par la maison de Bourbon, en ce qui touche l'Empereur Napoléon et sa famille, en ce qui touche les droits et les intérêts de la nation française:

1°. L'Impératrice Marie-Louise et son fils devaient obtenir des passe-ports et une escorte pour se rendre près de l'Empereur: et loin d'exécuter cette promesse, on a séparé violemment l'épouse de l'époux, le fils du père, et cela dans les circonstances douloureuses où l'âme la plus forte a besoin de chercher de la consolation et du support au sein de sa famille et des affections domestiques.

2°. La sûreté de Napoléon, de la famille impériale et de leur suite était garantie (art. 14 du traité) par toutes les puissances; et des bandes d'assassins ont été organisées en France sous les yeux du gouvernement Français et même par ses ordres (comme le prouvera bientôt la procédure solennelle contre le sieur de Maubreuil), pour attaquer et l'Empereur, et ses frères, et leurs épouses; à défaut du succès qu'on espérait de cette première branche de complot, une émeute a été disposée à Orgon, sur la route de l'Empereur, pour essayer d'attenter à ses jours par les mains de quelques brigands: on a envoyé en Corse, comme gouverneur, un sicaire de Georges, le sieur Brulart, élevé exprès au grade de maréchal-de-camp, connu en Bretagne, en Anjou, en Normandie, dans la Vendée, dans toute l'Angleterre, par le sang qu'il a répandu, afin qu'il préparât et assurât le crime; et en effet, plusieurs assassins isolés ont tenté à l'île d'Elbe de gagner, par le meurtre de Napoléon, le coupable et honteux salaire qui leur était promis.

3°. Les duchés de Parme et de Plaisance étaient donnés en toute propriété à Marie-Louise, pour elle, son fils et ses descendans; et après de longs refus de les mettre en possession, on a consommé l'injustice par une spoliation absolue, sous le prétexte illusoire d'un échange sans évaluation, sans proportion, sans souveraineté, sans consentement; et les documens existant aux relations extérieures, que nous nous sommes fait représenter, prouvent que c'est sur les instigations, sur les instances, par les intrigues du Prince de Bénévent, que Marie-Louise et son fils ont été dépouillés.

4°. Il avait été donné au prince Eugène, fils adoptif de Napoléon, qui a honoré la France qui le vit naître, et conquis l'affection de l'Italie qui l'adopta, un établissement convenable, hors de France, et il n'a rien obtenu.

5°. L'Empereur avait (art. 3 du traité) stipulé, en faveur des braves de l'armée, la conservation de leur dotation sur le mont Napoléon; il avait réservé, sur le domaine extraordinaire et sur les fonds restans de sa liste civile, des moyens de récompenser ses serviteurs, de payer les soldats qui s'attachaient à sa destinée. Tout a été enlevé, réservé par les ministres des Bourbons. Un agent des militaires français est allé inutilement à Vienne réclamer pour eux la plus sacrée des propriétés, le prix de leur courage et de leur sang.

6°. La conservation des biens, meubles et immeubles de la famille de l'Empereur, est stipulée par ce même traité, art. 6; et elle a été dépouillée des uns et des autres, savoir: à main armée en France par des brigands commissionnés; en Italie, par la violence des chefs militaires; dans les deux pays, par des séquestres et des saisies solennellement ordonnés.

7°. L'Empereur Napoléon devait recevoir deux millions, et sa famille deux millions cinq cents mille francs par an, selon la répartition établie art. 6 du traité, et le gouvernement Français a constamment refusé d'acquitter ces engagemens; et Napoléon se serait vu bientôt réduit à licencier sa garde fidèle, faute de moyens pour assurer sa paie, s'il n'eût trouvé, dans les reconnaissans souvenirs des banquiers de Gènes et de l'Italie, l'honorable ressource d'un prêt de douze millions qui lui fut offert.

8°. Enfin, ce n'était point sans motif qu'on voulait par tous les moyens éloigner de Napoléon les compagnons de sa gloire, modèles de dévouement et de constance, garans inébranlables de sa sûreté et de sa vie. L'île d'Elbe lui était assurée en toute propriété (art. 3 du traité); et la résolution de l'en dépouiller, désirée par les Bourbons, sollicitée par leurs agens, avait été prise au Congrès.

Et si la Providence n'y eût pourvu dans sa justice, l'Europe aurait vu attenter à la personne, à la liberté de Napoléon, relégué désormais à la merci de ses ennemis, loin de sa famille, séparé de ses serviteurs, ou à Sainte-Lucie ou à Sainte-Hélène qu'on lui assignait pour prison.

Et quand les puissances alliées, cédant aux voeux imprudens, aux instances cruelles des agens de la maison de Bourbon, ont condescendu à la violation du contrat solennel sur la foi duquel Napoléon avait dégagé la nation française de ses sermens; quand lui-même et tous les membres de sa famille, se sont vus menacés, atteints dans leurs personnes, dans leurs propriétés, dans leurs affections, dans tous les droits stipulés en leur faveur, comme princes, dans ceux même assurés par les lois aux simples citoyens, que devait faire Napoléon?

Devait-il, après avoir enduré tant d'offenses, supporté tant d'injustices, consentir à la violation complète des engagemens pris avec lui? et se résignant personnellement au sort qu'on lui préparait, abandonner encore son épouse, son fils, sa famille, ses serviteurs fidèles à leur affreuse destinée?

Une telle résolution semble au-dessus des forces humaines; et pourtant Napoléon aurait pu la prendre, si la paix, le bonheur de la France, eussent été le prix de ce nouveau sacrifice. Il se serait encore dévoué pour le peuple Français, duquel (ainsi qu'il veut le déclarer à l'Europe) il se fait gloire de tout tenir, auquel il veut tout rapporter, à qui seul il veut répondre de ses actions et dévouer sa vie.

C'est pour la France seule, et pour lui éviter les malheurs d'une guerre intestine, qu'il abdiqua la couronne en 1814. Il rendit au peuple Français les droits qu'il tenait de lui; il le laissa libre de se choisir un nouveau maître, et de fonder sa liberté et son bonheur sur des institutions protectrices de l'un et de l'autre.

Il espérait, pour la nation, la conservation de tout ce qu'elle avait acquis par vingt-cinq années de combats et de gloire, l'exercice de sa souveraineté dans le choix d'une dynastie et dans la stipulation des conditions auxquelles elle serait appelée à régner.

Il attendait du nouveau gouvernement le respect pour la gloire des armées, les droits des braves, la garantie de tous les intérêts nouveaux, de ces intérêts nés et maintenus depuis un quart de siècle, résultant de toutes les lois politiques et civiles, observées, révérées depuis ce tems, parce qu'elles sont identifiées avec les moeurs, les habitudes, les besoins de la nation.

Loin de là, toute idée de la souveraineté du peuple a été écartée.

Le principe sur lequel a reposé toute la législation publique et civile depuis la révolution, a été écarté également.

La France a été traitée comme un pays révolté, reconquis par les armes de ses anciens maîtres, et asservi de nouveau à une domination féodale.

On a imposé à la France une loi constitutionnelle, aussi facile à éluder qu'à révoquer, et dans la forme des simples ordonnances royales, sans consulter la nation, sans entendre même ces corps devenus illégaux, fantôme de représentation nationale.

La violation de cette Charte n'a été restreinte que par la timidité du gouvernement; l'étendue de ses abus d'autorité n'a été bornée que par sa faiblesse.

La dislocation de l'armée, la dispersion de ses officiers, l'exil de plusieurs, l'avilissement des soldats, la suppression de leurs dotations, la privation de leur solde ou de leur retraite, la réduction des traitemens des légionnaires, le dépouillement de leurs honneurs, la prééminence des décorations de la monarchie féodale, le mépris des citoyens désignés de nouveau sous le nom de tiers-état, le dépouillement préparé et déjà commencé des acquéreurs de biens nationaux, l'avilissement actuel de la valeur de ceux qu'on était obligé de vendre, le retour de la féodalité dans ses titres, ses priviléges, ses droits utiles, le rétablissement des principes ultramontains, l'abolition des libertés de l'église Gallicane, l'anéantissement du concordat, le rétablissement des dîmes, l'intolérance renaissante d'un culte exclusif, la domination d'une poignée de nobles sur un peuple accoutumé à l'égalité: voilà ce que les ministres des Bourbons ont fait, ou voulaient faire pour la France.

C'est dans de telles circonstances que l'Empereur Napoléon a quitté l'île d'Elbe: tels sont les motifs de la détermination qu'il a prise et non la considération de ses intérêts personnels, si faibles près de lui, comparés aux intérêts de la nation à qui il a consacré son existence.

Il n'a pas apporté la guerre au sein de la France; il y a, au contraire, éteint la guerre que les propriétaires de biens nationaux, formant les quatre cinquièmes des propriétaires français, auraient été forcés de faire à leurs spoliateurs; la guerre que les citoyens opprimés, abaissés, humiliés par les nobles, auraient été forcés de déclarer à leurs oppresseurs; la guerre que les protestans, les juifs, les hommes des cultes divers auraient été forcés de soutenir contre leurs persécuteurs.

Il est venu délivrer la France, et c'est aussi comme libérateur qu'il y a été reçu.

Il est arrivé presque seul; il a parcouru deux cent vingt lieues sans obstacles, sans combats, et a repris sans résistance, au milieu de la capitale et des acclamations de l'immense majorité des citoyens, le trône délaissé par les Bourbons, qui, dans l'armée, dans leur maison, dans les gardes nationales, dans le peuple, n'ont pu armer personne pour essayer de s'y maintenir.

Et cependant, replacé à la tête de la nation qui l'avait déjà choisi trois fois, qui vient de le désigner une quatrième fois par l'accueil qu'elle lui fait dans sa marche et son arrivée triomphale; de cette nation par laquelle et pour l'intérêt de laquelle il veut régner; que veut Napoléon? ce que veut le peuple Français: l'indépendance de la France, la paix intérieure, la paix avec tous les peuples, l'exécution du traité de Paris, du 30 mai 1814.

Qu'y a-t-il donc désormais de changé dans l'état d'Europe, et dans l'espoir du repos qui lui était promis? Quelle voix s'élève pour demander ces secours qui, suivant la déclaration, ne doivent être donnés qu'autant qu'ils seront réclamés?

Il n'y a rien de changé, si les puissances alliées reviennent, comme on doit l'attendre d'elles, à des sentimens justes, modérés; si elles reconnaissent que l'existence de la France dans un état respectable et indépendant, aussi éloignée de conquérir que d'être conquise, de dominer que d'être asservie, est nécessaire à la balance des grands royaumes, comme à la garantie des petits états.

Il n'y a rien de changé, si, n'essayant pas de contraindre la France à reprendre, avec une dynastie dont elle ne peut plus vouloir, les chaînes féodales qu'elle a brisées, à se soumettre à des prétentions seigneuriales ou ecclésiastiques dont elle est affranchie, on ne veut pas lui imposer des lois, s'immiscer dans ses affaires intérieures, lui assigner une forme de gouvernement, lui donner des maîtres au gré des intérêts et des passions de ses voisins.

Il n'y a rien de changé, si, quand la France est occupée de préparer le nouveau pacte social qui garantira la liberté de ses citoyens, le triomphe des idées généreuses qui dominent en Europe et qui ne peuvent plus y être étouffées, on ne la force pas de se distraire, pour combattre, de ces pacifiques pensées et des moyens de prospérité intérieurs, auxquels le peuple et son chef veulent se consacrer dans un heureux accord.

Il n'y a rien de changé, si, quand la nation française ne demande qu'à rester en paix avec l'Europe entière, une injuste coalition ne la force pas de défendre, comme elle a fait en 1792, sa volonté, et ses droits, et son indépendance, et le souverain de son choix.

Cette éloquente réfutation, pleine de faits irrécusables et de raisonnemens sans réplique, n'était déjà plus nécessaire. L'honneur français avait jugé et condamné le congrès de Vienne et sa déclaration.

Lorsque cette déclaration parut, la France pâlit; elle fut étonnée, effrayée des malheurs que lui présageait l'avenir, et gémit d'être exposée à subir une nouvelle guerre pour un seul homme.

Cette première impression passée, son orgueil, sa vertu s'indignèrent que les alliés eussent osé concevoir la pensée qu'elle céderait à leurs menaces et consentirait lâchement à leur livrer Napoléon.

Napoléon n'eût-il été qu'un simple citoyen, il aurait suffi qu'on eût voulu violer d'autorité dans sa personne les droits des hommes et des nations, pour que les Français, ceux-là du moins qui sont dignes de ce nom, se fussent crus obligés de le protéger et de le défendre.

Mais Napoléon n'était point seulement un simple citoyen, il était le chef de la France; c'était pour l'avoir agrandie par ses conquêtes, illustrée par ses victoires, que les étrangers proscrivaient sa tête; et les âmes les plus timides comme les plus généreuses se firent un devoir sacré de le placer sous la sauvegarde de la nation et de l'honneur français.

Ainsi, la déclaration du congrès, au lieu d'intimider la France, accrut son courage; au lieu d'isoler Napoléon des Français, elle resserra davantage les liens qui les unissaient; au lieu d'appeler sur sa tête la vindicte publique, elle la rendit plus précieuse et plus chère.

Si Napoléon, mettant à profit ses sentimens généreux, eût dit aux Français: «Vous m'avez rendu la couronne, les étrangers veulent me l'arracher, je suis prêt à la défendre ou à la déposer, parlez:» la nation entière aurait entendu le langage de Napoléon, et se serait levée pour faire respecter le souverain de son coeur et de son choix.

Mais Napoléon avait d'autres pensées: il regardait la déclaration du Congrès comme un acte de circonstance, qui avait eu pour objet, à l'époque où il fut souscrit par les alliés, de soutenir le courage des royalistes, et de rendre aux Bourbons la confiance et la force morale qu'ils avaient perdues.

Il pensait que son entrée à Paris et l'entière pacification du midi, avaient entièrement changé l'état des choses; et il espérait que les étrangers finiraient par le reconnaître, lorsqu'ils seraient convaincus qu'il avait été rétabli sur le trône par l'assentiment unanime des Français, et que ses idées de conquête et de domination avaient fait place au désir réel de respecter le repos et l'indépendance de ses voisins, et de vivre avec eux en bonne harmonie.

Il calculait enfin qu'il était de la sagesse et de l'intérêt des alliés de ne point s'engager dans une guerre dont les résultats ne pouvaient leur être favorables: «Ils sentiront qu'ils n'auront point affaire, cette fois, à la France de 1814; et que leurs succès, s'ils parvenaient à en obtenir, ne seraient plus décisifs, et ne serviraient qu'à rendre la guerre plus opiniâtre et plus meurtrière: tandis que, si la victoire me favorise, je puis redevenir aussi redoutable que jamais. J'ai pour moi la Belgique, les provinces du Rhin, et avec une proclamation et un drapeau tricolor, je les révolutionnerais en vingt-quatre heures.»

Le traité du 25 mars, par lequel les grandes puissances, en renouvelant les dispositions du traité de Chaumont, s'engageaient derechef à ne point déposer les armes, tant que Napoléon serait sur le trône, ne lui parut que la conséquence naturelle de l'acte du 13 mars et de l'opinion erronée que les alliés s'étaient formés de la France. Il pensa qu'il ne changerait rien à l'état de la question, et se détermina, malgré ce traité et l'affront fait à ses premières ouvertures, de tenter, itérativement, de faire entendre à Vienne le langage de la vérité, de la raison et de la paix.

M. le baron de Stassart, ancien auditeur au conseil d'état, ancien préfet, était devenu, depuis la restauration, chambellan d'Autriche ou de Bavière: il se trouvait à Paris. L'Empereur, espérant qu'il pourrait, à la faveur de sa qualité de chambellan, pénétrer jusqu'à Vienne, le chargea d'une mission pour l'Impératrice Marie-Louise, et de nouvelles dépêches pour l'Empereur d'Autriche. Napoléon en même tems eut recours à un autre moyen: il connaissait les rapports et les liaisons de MM. D. de Saint-L*** et de Mont*** avec le prince de Talleyrand; et persuadé que M. de Talleyrand leur ferait obtenir l'autorisation de se rendre à Vienne, il résolut de les y envoyer. Il ne se dissimulait point qu'ils n'accepteraient cette mission que pour servir plus à l'aise la cause royale: mais peu lui importait leurs intrigues avec le Roi, pourvu qu'ils remissent et reportassent avec exactitude les dépêches qui leur seraient confiées[92].

Le Roi, et ce qui se passait à Gand, ne l'intéressaient d'ailleurs que médiocrement; c'était sur Vienne que se reportaient ses regards inquiets; et convaincu de l'influence que pouvait y exercer M. de Talleyrand, il chargea spécialement M. *** de lui offrir ses bonnes grâces et de l'argent, s'il voulait abandonner les Bourbons, et faire tourner, au profit de la cause impériale, ses talens et son expérience.

L'Empereur qui ne cessait point d'espérer que ses soins, le tems et la réflexion pourraient amener quelques changement dans les résolutions des alliés, n'apprit pas, sans un extrême déplaisir, que le Roi de Naples avait commencé les hostilités.

Ce prince, depuis long-tems, était mécontent de la complaisance avec laquelle les monarques alliés écoutaient les protestations de la France, de la Savoie et de l'Espagne; et quoique sa couronne lui eût été garantie par un pacte solennel avec l'Autriche et par des déclarations formelles de la Russie et de l'Angleterre, il prévoyait que le dogme de la légitimité l'emporterait sur la foi des traités, et que l'Autriche, quoiqu'ayant intérêt à ne point laisser placer une couronne de plus dans la maison des Bourbons, serait obligée de souscrire à la volonté unanime des autres puissances.

La crainte d'être renversé du trône et la résolution de s'y maintenir, obsédaient donc Joachim, lorsque la nouvelle de l'heureux débarquement de Napoléon parvint à Naples.

L'horreur que la domination Autrichienne inspirait aux Italiens, l'attachement qu'ils avaient conservé à Napoléon, la joie qu'ils firent éclater en apprenant son départ de l'île d'Elbe, persuadèrent au Roi qu'il lui serait facile de soulever l'Italie; et il se flatta d'amener les alliés, soit par la force des armes, soit par la voie des négociations, à lui garantir irrévocablement la possession de son royaume. Voulant, d'un autre côté, se ménager, en cas de non succès, la protection de Napoléon, il lui dépêcha secrètement un émissaire pour le féliciter, et lui annoncer que, dans l'intention de seconder ses opérations, il allait attaquer les Autrichiens, et que si la victoire répondait à ses voeux, il irait bientôt le rejoindre avec une armée formidable: «enfin, lui écrivait-il, le moment de réparer mes torts envers Votre Majesté et de lui prouver mon dévouement, est arrivé; je ne le laisserai point échapper.»

Cette lettre que je déchiffrai, parvint à l'Empereur à Auxerre; et l'Empereur enjoignit sur-le-champ au Roi de continuer à faire ses préparatifs, mais d'attendre, pour commencer les hostilités, qu'il lui en eût donné le signal. L'impatience et l'impétuosité naturelle de ce prince ne lui permirent même point d'attendre la réponse de Napoléon; et quand ses dépêches arrivèrent, le gant était jeté.

Pour mieux déguiser ses projets, Joachim avait appelé, aussitôt la nouvelle du débarquement de Napoléon, les ambassadeurs d'Autriche et d'Angleterre, et leur avait assuré qu'il resterait fidèle à ses engagemens. Quand il eut rassemblé son armée (mise en mouvement sous le prétexte de renforcer ses troupes dans la marche d'Ancone), il fondit à l'improviste sur les Autrichiens, et annonça aux Italiens, par une proclamation datée de Rimini le 31 mars, qu'il avait pris les armes pour affranchir l'Italie du joug de l'étranger, et lui rendre son indépendance et son antique liberté.

ITALIENS! leur dit-il, le moment est venu où de grandes destinées doivent s'accomplir. La Providence vous appelle enfin à devenir un peuple indépendant; un seul cri retentit des Alpes jusqu'au détroit de Scilla: l'indépendance de l'Italie. De quel droit les étrangers veulent-ils vous ravir votre indépendance, le premier droit et le premier bienfait de tous les peuples?

[…]

Jadis, maîtres du monde, vous avez expié cette funeste gloire par une oppression de vingt siècles. Qu'aujourd'hui votre gloire soit de n'avoir plus de maîtres.

[…]

Quatre-vingt mille Italiens accourent à vous sous le commandement de leur Roi. Ils jurent de ne pas se reposer que l'Italie ne soit libre. Italiens de toutes les contrées! secondez leurs efforts magnanimes… que ceux qui ont porté les armes les reprennent, que la jeunesse inaccoutumée s'exerce à les manier, que tous les amis de la patrie élèvent une voix généreuse pour la liberté.

[…] L'Angleterre pourrait-elle vous refuser son suffrage, elle dont le plus beau titre de gloire est de répandre ses trésors et son sang pour l'indépendance et la liberté des peuples?

[…]

Je fais un appel à tous les braves, pour qu'ils viennent combattre avec moi; je fais un appel à tous les hommes éclairés pour que, dans le silence des passions, ils préparent la constitution et les lois qui désormais doivent régir l'heureuse et indépendante Italie…

Cette proclamation, au grand étonnement de l'Italie et de la France, ne prononça point seulement le nom de Napoléon. Elle garda le plus profond silence sur son retour, sur ses intelligences avec Joachim, et sur les espérances que leurs efforts combinés devaient inspirer.

Cependant Joachim n'ignorait point l'ascendant que le nom de Napoléon exerçait sur l'esprit et le courage des Italiens. Mais il savait aussi que ce nom était odieux aux Anglais; et il n'osa point l'invoquer, dans la crainte de leur déplaire. Il crut qu'il était assez puissant par lui-même pour s'isoler de l'Empereur, et qu'il lui suffirait de se montrer en armes à la nation Italienne et de lui offrir l'indépendance, pour la soulever à son gré. Il se trompa: c'était de Napoléon qu'il empruntait toute sa force; personnellement, il ne jouissait en Italie d'aucune influence, d'aucune considération. On ne pouvait lui pardonner d'avoir trahi en 1814 son beau-frère et son bienfaiteur, et révélé en 1815 à l'Autriche la conjuration patriotique de Milan[93].

Les Italiens prévenus n'osèrent point se confier en lui; ses intentions leur parurent louches, ses promesses vagues, ses ressources incertaines; et ils restèrent paisibles spectateurs du combat.

Ce n'est point en effet avec des réticences qu'on séduit et qu'on entraîne les peuples: il faut, pour les subjuguer, convaincre leur raison et leurs coeurs; et le coeur et la raison ne comprennent point d'autre langage que celui de la droiture et de la vérité. Malheureusement ce langage n'était plus connu de Murat. Depuis son avènement au trône, il avait adopté le système de dissimulation et de duplicité qui caractérise assez généralement la politique Italienne. Cette politique rétrécie, qui se nourrit d'astuce et de temporisation, était incompatible avec le sang Français qu'il portait dans ses veines; et les combats continuels que se livraient ses nouveaux penchans et la pétulance naturelle de son caractère, mettaient sans cesse en contradiction ses paroles et ses actions, et l'entraînaient dans de fausses routes, où il devait finir par s'égarer et se perdre.

Néanmoins, telle est la puissance magique de ces mots sacrés de liberté et de patrie, que Murat ne les prononça pas en vain. Bologne et quelques villes se déclarèrent pour lui; et une foule de jeunes Italiens accoururent se ranger sous ses drapeaux. La victoire favorisa leurs premiers pas: mais Napoléon ne s'abusa point; le moment avait été mal choisi; il prévit la défection ou la perte de Murat; et ce qui se passa au-delà des Alpes, ne lui inspira plus que du dégoût. Dès lors, il s'occupa avec plus d'ardeur que jamais, des moyens de lutter seul contre ses adversaires, dont les démonstrations commençaient à devenir menaçantes.

Le gouvernement royal, par crainte et par économie, avait désorganisé l'armée, réduit à moitié les régimens, changé leurs dénominations, et disséminé les soldats dans de nouveaux bataillons.

Napoléon rétablit les régimens sur l'ancien pied; il leur rendit ces glorieux surnoms d'Invincible, d'Incomparable, de Terrible, d'Un contre Dix, etc. etc., qu'ils avaient acquis, mérité sur le champ de bataille. Il rappela sous leurs drapeaux les braves qui en avaient été exilés, et l'armée, forte à peine de quatre-vingt mille hommes, compta bientôt dans ses cadres près de deux cents mille combattans.

Les marins et les gardes-côtes, dont le courage s'était signalé si brillamment dans les plaines de Lutzen et de Bautzen, furent réunis sous le commandement de leurs officiers, et formèrent une masse de quinze à dix-huit mille hommes, destinés à protéger nos établissemens maritimes, ou à renforcer, en cas de besoin, l'armée active.

La cavalerie de la garde impériale et les vieux grenadiers ouvrirent leurs rangs à dix mille soldats d'élite; l'artillerie légère fut réorganisée, et la jeune garde augmentée de plusieurs régimens.

Mais il ne suffisait point de rendre à l'armée les forces qu'on lui avait ôtées; il fallait encore réparer son dénuement: les fantassins manquaient d'armes et d'habillemens; les cavaliers n'avaient ni selles ni chevaux.

L'Empereur y pourvut.

Des achats et des levées de chevaux s'opérèrent à la fois dans tous les départemens.

La gendarmerie, en cédant les dix mille chevaux qu'elle possédait, et qu'elle remplaça sur-le-champ, fournit, à la grosse cavalerie, des chevaux tout dressés, qui, en dix jours de tems, portèrent au complet ses nombreux escadrons.

De vastes ateliers d'habillement, de fabriques d'armes, de construction, s'ouvrirent à la fois et de toutes parts.

L'Empereur, chaque matin, se faisait rendre compte du nombre des ouvriers et du produit de leur travail; il savait combien il fallait de tems à un tailleur pour confectionner un habillement, à un charron pour construire un affût, à un armurier pour monter un fusil. Il connaissait la quantité des armes en bon ou en mauvais état que renfermaient les arsenaux. «Vous trouverez, écrivait-il au ministre de la guerre, dans tel arsenal, tant de vieux fusils et tant de démolitions. Mettez-y cent ouvriers, et dans huit jours, armez-moi cinq cents hommes.» Telle était l'étendue et la variété du génie de Napoléon, qu'il s'élevait, sans effort, aux plus hautes abstractions de l'art de gouverner, et descendait, avec la même facilité, aux plus minces détails de l'administration.

Des commissions extraordinaires furent chargées en même tems de faire réparer et fortifier les places frontières. Elles s'occupaient nuit et jour de cette importante opération. Mais le plus léger retard paraissait à l'Empereur un siècle d'attente, et fréquemment il mettait lui-même la main à l'ouvrage. Il connaissait parfaitement la nature des fortifications de chaque place, le nombre d'hommes qu'elle devait contenir, les approches qu'il fallait défendre; et en quelques heures, il déterminait ce que l'ingénieur le plus expérimenté aurait eu peine à concevoir et à régler en plusieurs jours. Et qu'on ne croye pas que les travaux qu'il ordonnait ainsi se ressentaient de sa précipitation. Il avait, à la tête de son cabinet topographique, l'un des premiers officiers du génie de France, le général Bernard; et ce général, trop brave, trop loyal pour être flatteur, ne se lassait point d'admirer les connaissances profondes que l'Empereur possédait dans l'art des fortifications, et l'heureuse et rapide application qu'il savait en faire.

Le zèle et la réunion des efforts de ces commissions et de l'Empereur, produisirent, en peu de tems, des résultats vraiment miraculeux. La France entière ressemblait à un camp retranché. Napoléon, dans des articles de sa composition, rendait un compte fréquent des progrès de l'armement des places et des travaux défensifs. Je vais transcrire ici un de ces articles, qui, au mérite de peindre beaucoup mieux que je ne pourrais le faire, l'aspect de la France à cette époque, me paraît propre à faire concevoir la bouillante activité de Napoléon, et l'immensité des objets qu'embrassaient ses regards.

Toutes les places de la frontière du Nord, depuis Dunkerque jusqu'à Charlemont, sont armées et approvisionnées; les écluses sont mises en état, et les inondations seront tendues au premier mouvement d'hostilité; des ouvrages de campagne ont été ordonnées dans la forêt de Monnaie; les mesures sont prises pour faire des retranchemens dans les différens passages de la forêt d'Aregonne; toutes les places de la Lorraine sont en état; des retranchemens sont construits aux cinq passages des Vosges; les forteresses de l'Alsace sont armées; des ordres sont donnés pour la défense du passage du Jura et de toutes les frontières des Alpes. On met en état les passages de la Somme, qui sont en troisième ligne. Dans l'intérieur, les places de Guise, la Ferté, Vitry, Soissons, Château-Thierry, Langres, s'arment et se fortifient. On a même ordonné que des ouvrages fussent construits sur les hauteurs de Montmartre et de Ménilmontant et armés de trois cents bouches à feu; ils seront en terre d'abord, et successivement on leur donnera la solidité des fortifications permanentes.

Sa Majesté a ordonné que la place de Lyon fût mise en état de défense; une tête-de-pont sera établie aux Broteaux. Le pont-levis de la Guillotière se rétablit. L'enceinte entre la Saône et le Rhône sera armée; quelques redoutes sont adaptées pour être construites en avant de cette enceinte. Une redoute sera construite sur la hauteur de Pierre-en-Scize pour appuyer un ouvrage qui ferme la ville sur la rive droite. Les hauteurs qui dominent le quartier St Jean sur la rive droite de la Saône, seront défendues par plusieurs redoutes; un armement de quatre-vingt pièces de canon, avec les approvisionnemens nécessaires, est dirigé sur Lyon. Sisteron et le Pont Saint-Esprit seront mis en état de défense. Huit armées, ou corps d'observations sont formées, savoir:

L'armée du Nord;

L'armée de la Moselle;

L'armée du Rhin;

Le corps d'observation du Jura, qui se réunit à Belfort;

L'armée des Alpes, qui se réunit à Chambéry;

     Le corps d'observation des Pyrénées, qui se réunit à Perpignan et à
     Bordeaux;

Et l'armée de réserve, qui se réunit à Paris et à Laon.

Les anciens militaires marchent partout, animés du plus grand enthousiasme, et viennent compléter nos cent vingt régimens d'infanterie. Les marchés passés depuis un mois pour les remontes, s'exécutent rapidement et auront porté très incessamment nos soixante et dix régimens de cavalerie au grand complet. Des régimens de cavaliers volontaires se forment sur beaucoup de points; déjà l'Alsace a fourni deux régimens de lanciers à cheval, de mille homme chacun. On a lieu de penser que cet exemple sera suivi dans la Bretagne, la Normandie et le Limousin, provinces où l'on élève le plus de chevaux.

Des parcs d'artillerie, formant plus de cent cinquante batteries, sont déjà attelés et en marche pour les différentes armées. L'artillerie pour la défense de Lyon se compose de deux compagnies formées à l'école d'Alfort. Le personnel de l'artillerie, chargé du service des trois cents bouches à feu qui seront placées sur les hauteurs de Paris, sera formé de douze compagnies de l'artillerie de la marine; deux compagnies d'invalides; deux compagnies de l'école d'Alfort; deux compagnies de l'école Polytechnique; deux compagnies de l'école de St.-Cyr; six compagnies de l'artillerie à pied.

Des corps de partisans et des corps francs s'organisent dans un grand nombre de départemens; un adjudant-général sera chargé près de chaque général en chef de la correspondance avec ces corps, qui, si l'ennemi avait la témérité de pénétrer sur notre territoire, se jetteraient sur ses communications dans les forêts et dans les montagnes, et s'appuieraient aux places fortes.

L'organisation de la levée en masse de l'Alsace, de la Lorraine, du pays Messin, de la Franche-Comté, de la Bourgogne, du Dauphiné et de la Picardie est préparée.

Toutes les villes s'armeront pour défendre leur enceinte; elles suivront l'exemple de Châlons-sur-Saône, de Tournus, de Saint-Jean-de-Lône. Toute ville, même non fortifiée, trahirait l'honneur national, si elle se rendait à des troupes légères, et ne faisait pas toute la défense que ses moyens rendraient possible, jusqu'à l'arrivée des forces en infanterie et en artillerie; telle que toute résistance cesserait d'être commandée par les lois de la guerre.

Tout est en mouvement sur tous les points de la France. Si les Coalisés persistent dans les projets qu'ils annoncent, de nous faire la guerre, et s'ils violent nos frontières, il est facile de prévoir quel sera le fruit qu'ils recueilleront de leur attentat aux droits de la nation Française; tous les départemens rivaliseront de zèle avec ceux de l'Alsace, des Vosges, de la Franche-Comté, de la Bourgogne, du Lyonnais; partout les peuples sont animés de l'esprit patriotique, et prêts à faire tous les sacrifices, pour maintenir l'indépendance de la nation et l'honneur du trône.

L'Empereur enfin, pour compléter ses moyens d'attaque et de résistance, réorganisa la Garde nationale, et la répartit en trois mille cent trente bataillons, formant un ensemble de deux millions deux cent cinquante mille hommes. Tous les gardes nationaux de vingt ans à quarante furent classés dans les compagnies actives de chasseurs et de grenadiers; et sur-le-champ quinze cents de ces compagnies, ou cent quatre-vingt mille hommes, furent mis à la disposition du Ministre de la Guerre, pour former la garnison des places frontières et renforcer les armées de réserve.

Les officiers-généraux envoyés dans les départemens-frontières, pour accélérer la levée et le départ de cette milice nationale, n'eurent besoin que de paraître pour accomplir leur mission. Chaque citoyen aspirait d'avance à l'honneur d'en faire partie; et dans les provinces de l'Est, du Nord et du Centre, l'on fut obligé de former des compagnies surnuméraires[94]. Le père aurait repoussé son fils, l'épouse son mari, la jeune fille son prétendu, s'ils eussent méconnu la voix de l'honneur et de la patrie. Les mères elles-mêmes, qui dans d'autres tems, déploraient si amèrement le départ de leurs enfans, les excitaient, à l'exemple des Lacédémoniennes, à marcher à l'ennemi, et à mourir s'il le fallait, pour la sainte cause de la patrie. Ce tableau n'est point exagéré! il est vrai, il est fidèle. Jamais plus beau spectacle ne s'offrit aux yeux de l'homme, ami de l'indépendance et de la gloire de son pays, que celui de l'enthousiasme et de la joie martiale dont étaient animés les habitans belliqueux de l'Alsace, de la Lorraine, de la Bourgogne, de la Champagne et des Vosges. Les routes étaient couvertes de chars chargés de jeunes guerriers qui volaient, en chantant, au poste d'honneur que Napoléon leur avait assigné; les populations des villes et des villages les accueillaient sur leur passage par des applaudissemens qui enflammaient leurs âmes d'une nouvelle ardeur, et les faisaient jouir, par anticipation, des acclamations et des louanges que leurs amis, leurs parens, leurs concitoyens leur prodigueraient à leur retour.

La France semblait appelée à voir renaître sa grandeur éclipsée. Elle avait retrouvé toute son énergie: preuve évidente que la force des états est toujours l'ouvrage du Prince qui les gouverne. C'est lui qui, par la mollesse de son gouvernement, énerve l'esprit public et abatardit ses sujets; ou c'est lui qui leur inspire l'amour et l'orgueil de la patrie, et les porte à entreprendre tout ce qui peut en augmenter la puissance et la gloire.

Pour resserrer encore davantage l'union des Français et donner plus d'intensité à leur patriotisme, Napoléon autorisa le rétablissement des clubs populaires et la formation de confédérations civiques. Cette fois le succès ne répondit point à son attente. La majorité des clubs se remplirent des hommes qui composaient autrefois les sociétés et les tribunaux révolutionnaires; et leurs imprécations contre les rois, et leurs motions liberticides firent craindre à l'Empereur d'avoir ressuscité l'anarchie.

Les sentimens manifestés par les fédérés l'inquiétèrent également; il vit qu'il n'occupait point la première place dans leurs pensées, dans leurs affections; que le premier voeu de leurs coeurs était pour la liberté; et comme cette liberté était à ses yeux synonyme de la République, il mit tous ses soins à modérer, à gêner, à comprimer le développement de ces patriotiques associations. Parmi les fédérés, il se trouvait peut-être des hommes dont les principes pouvaient être dangereux et les intentions criminelles; mais, en général, ils se composaient de patriotes purs qui s'étaient armés pour défendre le gouvernement impérial, et non point pour le renverser.

Napoléon n'avait jamais été le maître de dompter l'éloignement que lui inspiraient les vétérans de la révolution. Il redoutait leur constance et leur audace, et se serait cru menacé ou perdu, s'ils avaient repris de la consistance et de l'ascendant. Cette terreur panique fut cause qu'il ne retira point des confédérations le parti qu'il s'en était promis, et qu'elles lui auraient offert indubitablement, s'il n'en eût point ralenti l'essor. Elle fut cause aussi qu'il fit peut-être une plus grande faute: celle d'arrêter les mouvemens populaires qui s'étaient manifestés dans la plupart des départemens. Dans l'état de crise où il se trouvait et dans lequel il avait entraîné la France, il ne devait dédaigner aucun moyen de salut; et le plus efficace, le plus analogue à sa position, était, sans contredit, de lier étroitement le peuple à son sort et à sa défense. Il fallait donc l'empêcher de répandre une seule goutte de sang, mais le laisser se compromettre avec quelques-uns de ces incorrigibles ultrà qui, depuis la restauration, l'avaient vexé, maltraité, outragé. Le peuple aurait mieux senti alors que ce n'était plus seulement la cause personnelle de Napoléon qu'il avait à défendre; et la crainte du châtiment et du joug lui aurait rendu cette ancienne exaltation si fatale à la première coalition.

La modération que Napoléon adopta dans cette circonstance, fut honorable et non point politique. Il se conduisit, comme il aurait pu le faire à l'époque où tous les partis, confondus et réconciliés, le reconnaissaient pour leur seul et unique souverain. Mais les choses étaient changées: il n'avait plus pour lui la France toute entière, et il fallait dès lors qu'il se conduisît plutôt en chef de parti qu'en souverain, et qu'il déployât, pour ainsi dire, toute la vigueur et l'énergie d'un factieux. L'énergie réunit les hommes, en leur ôtant toute incertitude et en les entraînant violemment vers le but. La modération au contraire les divise et les énerve, parce qu'elle les abandonne à leurs irrésolutions, et leur laisse le loisir d'écouter leurs intérêts, leurs scrupules et leurs craintes.

Les soins que donnait l'Empereur à ses préparatifs militaires, ne l'empêchaient point de continuer à s'occuper du bien-être de l'état, et à chercher à se concilier de plus en plus la confiance et l'affection publiques.

Déjà, dans d'autres tems, il avait retiré de ses ruines l'antique Université; de nouvelles bases plus larges, plus étendues, plus majestueuses avaient élevé cette noble institution à la hauteur du siècle et de la France. Mais l'éducation primaire ne répondait point aux efforts tentés pour l'améliorer et la répandre parmi les jeunes classes de la société.

M. Carnot, dans un rapport où la plus douce philantropie se trouvait alliée aux vues les plus sages et les plus élevées, fit apprécier à l'Empereur les avantages de la méthode des docteurs Bell et Lancaster; et le monarque et le ministre firent présent à la France, à la morale et à l'humanité, de l'enseignement mutuel.

L'Empereur, en détournant ses yeux de cette intéressante jeunesse, l'espoir de la patrie, les reporta sur les vieux soldats qui en avaient été jadis l'orgueil et le soutien.

Une ordonnance royale avait expulsé de leur asile un assez grand nombre d'invalides, et leur avait ravi une partie de leurs dotations: un décret les rétablit dans leurs droits; et une visite que fit l'Empereur à ces vétérans de la gloire, ajouta la grâce au bienfait.

Il se rendit aussi à l'École Polytechnique: c'était la première fois qu'il s'offrait aux regards des élèves de cette école. Leur amour pour la liberté absolue, leur penchant pour les institutions républicaines leur avaient long-tems aliéné l'affection de l'Empereur; mais l'éclatante bravoure qu'ils déployèrent sous les murs de Paris, leur rendit son estime et son amitié; et il fut satisfait (ce sont ses paroles) de retrouver une aussi belle occasion de se réconcilier avec eux.

Le faubourg Saint Antoine, ce berceau de la révolution, ne fut point oublié; l'Empereur le parcourut d'un bout à l'autre. Il se fit ouvrir les portes de tous les ateliers, et les examina dans le plus grand détail. Les nombreux ouvriers de la manufacture de M. Lenoir, qui avaient conservé précieusement la mémoire de ce que l'Empereur avait fait pour leur maître et pour eux, le comblèrent de témoignages de dévouement. Le commissaire de police du quartier avait suivi Napoléon dans cette manufacture; et voulant donner l'exemple, il ouvrit la bouche jusqu'aux oreilles pour mieux crier à tue tête, Vive l'Empereur! mais par un lapsus linguæ désespérant, il fit entendre, au contraire, un Vive le Roi! bien articulé. Grande rumeur! L'Empereur, se tournant vers cet homme, lui dit avec un ton railleur: «Eh bien; M. le Commissaire, vous ne voulez donc point vous défaire de vos mauvaises habitudes.» Cette saillie devint le signal d'un rire général; le commissaire rassuré reprit sa revanche, et plusieurs vivat vigoureux prouvèrent à Napoléon qu'on ne perd jamais rien pour attendre.

L'Empereur n'était accompagné que de trois officiers de sa maison. Il leur fut impossible de le soustraire aux approches et aux caresses du peuple; les femmes baisaient sa main, les hommes la lui serraient à le faire crier; les uns et les autres lui exprimaient par mille propos que je ne puis transcrire, la différence qu'ils faisaient entre son prédécesseur et lui. Dans tous les tems, il avait été fort aimé de la classe des ouvriers et des artisans. Il l'avait enrichie; et l'intérêt, chez le peuple comme chez les grands, est le principal mobile des affections[95].

L'Empereur, dans ses courses, recevait un grand nombre de pétitions. Ne pouvant les lire toutes, il m'ordonna de les examiner soigneusement et de lui en rendre compte. Il aimait à répondre à la confiance que lui témoignait le peuple; et souvent il accordait à la demande d'un citoyen obscur et inconnu, ce qu'il aurait peut-être refusé aux prières d'un maréchal ou d'un ministre. L'utilité de ces communications familières entre la nation et le souverain, ne se renfermait point à ses yeux dans l'intérêt isolé du pétitionnaire. Il les regardait comme un moyen efficace de connaître les abus, les injustices, et de maintenir dans les bornes de leur devoir les dépositaires de l'autorité. Il se plaisait à les encourager, afin que ces mots: Si l'Empereur le savait, ou l'Empereur le saura, pussent soulager le coeur de l'opprimé et faire pâlir l'oppresseur.

Dans d'autres tems, il avait créé une commission spéciale pour recevoir les pétitions et leur donner la suite convenable. Ce bienfait ne lui paraissant point assez complet, il voulut qu'elles fussent soumises, sous ses propres yeux, à un premier examen. Il détermina lui-même les formes à suivre, et me chargea de lui faire connaître tous les jours, sans déguisement, les plaintes, les besoins et les voeux des Français. Je me fis un devoir, un honneur, de remplir dignement cette tâche, et de devenir le protecteur zélé de ceux qui n'en avaient point. Chaque matin, je remettais à l'Empereur un rapport, analytique des demandes susceptibles de fixer son attention; il les examinait avec soin, les apostillait de sa main, et les renvoyait à ses ministres avec des décisions favorables, ou avec l'ordre de les vérifier et de lui en rendre compte.

Enfin, pour combler, autant qu'il était en lui, l'attente publique, l'Empereur fit subir à la législation des droits réunis de nombreux changemens qui, en diminuant l'impôt, le dégagèrent de ses abus et de ses formes tyranniques, et le rendirent moins odieux et plus supportable. Ces améliorations bienfaisantes, quoiqu'incomplètes, furent accueillies avec reconnaissance; on sut gré à l'Empereur de ses efforts pour concilier les intérêts particuliers avec les besoins du trésor public.

Mais la satisfaction que faisaient éprouver à Napoléon les heureux effets de sa sollicitude, était fréquemment troublée par les inquiétudes et le mécontentement que lui donnaient les conciliabules et les manoeuvres des royalistes. «Les prêtres et les nobles, dit-il un jour dans un moment d'humeur, jouent gros jeu. Si je leur lâche le peuple, ils seront tous dévorés en un clin d'oeil[96]».

Déjà, par un décret du 25 mars, il avait ordonné aux ministres et aux officiers civils et militaires de la maison du Roi et de celles des Princes, ainsi qu'aux chefs des Chouans, des Vendéens et des volontaires royaux, de s'éloigner à trente lieues de Paris. Cette prudente précaution n'avait reçu qu'une exécution imparfaite. M. Fouché, pour se ménager un refuge dans le parti du Roi, avait fait appeler chez lui les principaux proscrits, leur avait témoigné l'intérêt qu'il prenait à leur position, les efforts qu'il avait faits pour prévenir leur exil; et en définitive, les avait autorisés assez généralement à rester à Paris.

L'Empereur, ne sachant point que leur audace était le fruit de la protection de son ministre, épiait l'occasion de les intimider par une grande sévérité. Sur ces entrefaites, un M. de Lascours, colonel, fut arrêté à Dunkerque où il s'était introduit en qualité d'émissaire du Roi. Napoléon, trompé par la similitude de nom, crut que cet officier était le même que celui qui prétendit, en 1814, avoir reçu et refusé d'exécuter l'ordre de faire sauter le magasin à poudre de Grenelle. «J'aurais eu du regret, dit-il, de sacrifier pour l'exemple un homme de bien, mais un imposteur comme celui-ci ne mérite aucune pitié. Écrivez au ministre de la guerre qu'il soit traduit devant une commission militaire, et jugé comme provocateur à la guerre civile et au renversement du gouvernement établi.»

L'Empereur, se tournant vers moi, ajouta: «Comment n'a-t-on pas démenti la fable absurde de cet homme?—Sire, lui répondis-je, Gourgaud m'a souvent assuré que tous vos officiers s'en étaient expliqués hautement, et que l'intention de plusieurs généraux, et particulièrement du général Tirlet, avait été de dévoiler au Roi cet odieux mensonge, mais…—C'est assez, dit l'Empereur; je ne tiens aucun compte des intentions: envoyez l'ordre, et que je n'en entende plus parler.»

Je perdis cette affaire de vue. J'ai su depuis que M. de Lascours fut acquitté.

Si le malheur eût voulu que M. de Lascours pérît victime de son dévouement, on aurait accusé l'Empereur de barbarie, et cependant il n'était ni cruel ni sanguinaire; car il ne faut pas confondre la cruauté avec la sévérité: je ne connais, hélas! qu'un seul acte, résultat des plus funestes conseils, qui puisse lui être reproché par la postérité[97]. Qui sont, hors de là, les victimes de sa prétendue férocité? Regardera-t-on comme un meurtre juridique, la mort de Georges et de ses obscurs complices? Aurait-on oublié la machine infernale et ses affreux ravages? Georges, à la tête des Chouans, était un Français égaré qu'on devait plaindre et épargner. Georges, à la tête d'une bande d'assassins, était indigne de toute pitié, et la morale et l'humanité exigeaient son supplice.

Dira-t-on que Pichegru fut étranglé par ses ordres? les desseins de Pichegru étaient si avérés, et les lois si formelles, qu'il ne pouvait échapper à l'échafaud: pourquoi donc l'aurait-il fait tuer? Les plus grands criminels eux-mêmes ne commettent point de forfaits inutiles. On craignait ses révélations?… Que pouvait-il apprendre à la France? que Napoléon aspirait au trône: personne ne l'ignorait.

Un homme que Napoléon devait redouter, c'était Moreau; fit-il attenter à sa vie? Cependant il était moins dangereux de l'assassiner, que de traduire, sur le banc où s'assied le crime, un guerrier alors si cher à la France et à l'armée.

Non, Napoléon n'était point cruel; il n'était point sanguinaire. Si quelquefois il fut inexorable, c'est qu'il est des circonstances où le monarque doit fermer son coeur à la compassion et laisser à la loi son action: mais s'il sut punir, il sut aussi pardonner; et au moment où il abandonnait Georges au glaive[98] de justice, il accordait la vie à MM. de Polignac et au marquis de Rivière, dont il honorait le courage et le dévouement.

L'Empereur ne s'en tint point à l'épreuve rigoureuse qu'il avait voulu tenter sur la personne de M. de Lascours; et par un décret daté de Lyon le 13 mars et publié le 9 avril, il ordonna la mise en jugement et le séquestre des biens du prince de BÉNÉVENT, du duc de RAGUSE, du duc D'ALBERG, de l'abbé de MONTESQUIOU, du comte de JAUCOURT, du comte de BEURNONVILLE, des sieurs LYNCH, VITROLLES, ALEXIS DE NOAILLES, BOURIENNE, BELLARD, LA ROCHE-JAQUELIN, SOSTÈNE DE LA ROCHEFOUCAULT[99], qui tous, en qualité de membres du gouvernement provisoire, ou d'agens du parti royal, avaient concouru au renversement du gouvernement impérial avant l'abdication de Napoléon.

Ce décret, quoique censé né à Lyon, vit le jour à Paris, et fut, comme je viens de le dire, le résultat de l'humeur que donnaient à Napoléon les menées des royalistes; les termes dans lesquels il était d'abord conçu, n'attestaient que trop son origine; l'article premier portait: Sont déclarés traîtres à la patrie, et seront punis comme tels, etc.

Ce fut moi qui écrivis ce décret, sous la dictée de l'Empereur. Quand j'eus fini, il m'ordonna d'aller le faire signer par le comte Bertrand, qui avait contresigné les décrets de Lyon. Je me rendis chez le Maréchal. Il lut le décret et me le remit en disant: «Je ne le signerai jamais: ce n'est point là ce que l'Empereur nous a promis; ceux qui lui conseillent de semblables mesures sont ses plus cruels ennemis; je lui en parlerai». Je reportai mot à mot à Napoléon cette réponse ferme et courageuse. Il m'ordonna de retourner près du Grand Maréchal, de chercher à vaincre sa répugnance, et s'il persistait, de le lui amener. Le comte Bertrand me suivit sur-le-champ, et tête levée, dans le cabinet de l'Empereur. «Je suis étonné, lui dit Napoléon avec un ton sec, que vous me fassiez de semblables difficultés. La sévérité que je veux déployer est nécessaire au bien de l'état.—Je ne le crois pas, Sire.—Je le crois, moi; et c'est à moi seul qu'il appartient d'en juger. Je ne vous ai point fait demander votre aveu, mais votre signature qui n'est qu'une affaire de forme, et qui ne peut vous compromettre en rien.—Sire, un ministre qui contresigne un acte du souverain est moralement responsable de cet acte; et je croirais manquer à ce que je dois à Votre Majesté et peut-être à moi-même, si j'avais la faiblesse d'attacher mon nom à de semblables mesures. Si Votre Majesté veut régner par les lois, elle n'a point le droit de prononcer arbitrairement, par un simple décret, la mort et la spoliation du bien de ses sujets. Si elle veut agir en dictateur et n'avoir d'autre règle que sa volonté, elle n'a point besoin alors du concours de ma signature. Votre Majesté a déclaré par ses proclamations qu'elle accorderait une amnistie générale. Je les ai contresignées de tout coeur, et je ne contresignerai point le décret qui les révoque.—Mais vous savez bien que je vous ai toujours dit que je ne pardonnerais jamais à Marmont, à Talleyrand et à Augereau; que je n'ai promis d'oublier que ce qui s'est passé depuis mon abdication. Je connais mieux que vous ce que je dois faire pour tenir mes promesses et pour assurer la tranquillité de l'état. J'ai commencé par être indulgent jusqu'à la faiblesse; et les royalistes, au lieu d'apprécier ma modération, en ont abusé; ils s'agitent, ils conspirent; et je dois, et je veux les mettre à la raison. J'aime mieux faire tomber mes coups sur des traîtres que sur des hommes égarés. D'ailleurs, tous ceux qui sont sur la liste, à l'exception d'Augereau, sont hors de France ou cachés. Je ne chercherai point à les atteindre; mon intention est de leur faire plus de peur que de mal. Vous voyez donc, continua l'Empereur en adoucissant sa voix, que vous avez mal jugé l'affaire; signez-moi cela, mon cher Bertrand, il le faut.—Je ne le puis, Sire. Je demande à Votre Majesté la permission de lui soumettre par écrit mes observations.—Tout cela, mon cher, nous fera perdre du tems; vous vous effarouchez, je vous l'assure, très-mal à propos; signez, vous dis-je, je vous, en prie; vous me ferez plaisir.—Permettez, Sire, que j'attende que Votre Majesté ait vu mes observations.» Le Maréchal sortit. Cette noble résistance n'offensa point l'Empereur; le langage de l'honneur et de la vérité ne lui déplaisait jamais, quand il partait d'un coeur pur.

Le général Bertrand remit à Napoléon une note raisonnée. Elle ne changea rien à sa résolution; elle le détermina seulement à donner au décret une forme légale.

L'Empereur, persuadé que le général Bertrand ne changerait point non plus de sentiment, ne voulut pas que le nouveau décret lui fût présenté, et il parut sans porter de contre-seing.

L'effet qu'il produisit, justifia les appréhensions du grand maréchal. On le considéra comme un acte de vengeance et de despotisme, comme une première infraction aux promesses faites à la nation. Les murmures publics trouvèrent des échos jusque dans le palais impérial. Labédoyère, dans un moment où Napoléon passait, dit assez haut pour être entendu: «Si le régime des proscriptions et des séquestres recommence, tout sera bientôt fini.».

L'Empereur, selon sa coutume, en pareil cas, affectait d'être content de lui, et ne paraissait nullement s'inquiéter de l'orage. Etant à table avec plusieurs personnages et dames marquantes de la cour, il demanda à madame la comtesse Duchâtel, si son mari, directeur-général des domaines, avait exécuté l'ordre de séquestrer les biens de Talleyrand et compagnie: «Cela ne presse point», lui répondit-elle sèchement. Il ne répliqua point, et changea de conversation.

On reproche sans cesse aux hommes qui l'entouraient, d'avoir rampé lâchement devant ses opinions et ses volontés; cette anecdote, et beaucoup d'autres que je pourrais raconter, prouvent que tous ne méritaient pas du moins ce reproche; mais, en supposant qu'il fût juste à l'égard de quelques personnes, est-il donc aussi facile, qu'on le croit communément, de combattre et de vaincre les volontés des souverains?

Napoléon, par fierté et peut-être par la conviction de sa supériorité, ne souffrait que difficilement les conseils.

Dans les affaires d'état, il s'était imposé la loi de consulter ses conseillers et ses ministres. Doué par la nature de la faculté de tout savoir ou de tout deviner, il prenait, presque toujours, une part active aux discussions; et, je dois le dire, à la louange commune de l'Empereur, de ses ministres et de ses conseillers, il régnait, dans ces discussions, la plupart du tems fort animées, une confiance, une franchise, une indépendance au-dessus de toute expression. L'Empereur, loin d'être choqué qu'on le contredît, endurait, provoquait les contradictions, et adoptait, sans résistance, l'avis de ses adversaires, quand il le croyait préférable à son propre sentiment.

Lorsqu'il s'agissait de ces grandes déterminations, qui influent sur le sort des empires, c'était autre chose. Il écoutait, pendant un certain tems, les objections de ses ministres; quand le terme de son attention était arrivé, il les interrompait, et soutenait son opinion avec tant de feu, de force et de persévérance, qu'il les réduisait au silence.

Ce silence était moins l'effet de leur obéissance passive aux intentions du monarque, que le résultat des leçons de l'expérience. Ils avaient vu que les entreprises de Napoléon, les plus téméraires, les plus incompréhensibles, j'ai presque dit les plus insensées, étaient invariablement couronnées du plus heureux succès, et ils s'étaient convaincus que la raison ne peut lutter contre les inspirations du génie et les faveurs de la fortune.

Souvent enfin, Napoléon ne consultait que sa seule volonté; et ses ministres ne connaissaient alors ses résolutions qu'en recevant l'ordre de les exécuter.

Telle était, et telle sera toujours la position des ministres, dans une monarchie où le Prince gouverne par soi-même, et surtout encore quand ce Prince, ainsi que Napoléon, n'aura dû le trône qu'à l'ascendant de son génie et de son épée.

Au surplus, le tems des flatteurs et des flatteries était passé pour Napoléon. Chacun avait intérêt à lui dire la vérité, et personne ne la lui épargnait.

La sécurité qu'inspirait cette rare et précieuse véracité, fut fortifiée par l'arrivée du prince Joseph et du prince Lucien. On connaissait la modération de l'un, le patriotisme de l'autre; et l'on se reposait sur tous deux du soin d'entretenir les intentions libérales et pacifiques de l'Empereur.

Le Prince Lucien avait été profondément affligé, en 1814, des malheurs de son frère, et s'était empressé de lui offrir sa fortune et ses services. Cette offre généreuse n'effaça point entièrement, du coeur de Napoléon, le souvenir de leurs anciens différends, mais elle en adoucit l'amertume; et l'on put prévoir, que leur inimitié ne serait plus éternelle.

Aussitôt que le Prince Lucien connut l'entrée de Napoléon à Paris, il lui écrivit une lettre de félicitations. «Votre retour, disait-elle, met le comble à votre gloire militaire. Mais il est une gloire plus grande encore, et surtout plus désirable, la gloire civile. Les sentimens et les intentions que vous avez manifestés solennellement promettent aux Français que vous saurez l'acquérir,» etc.

Le Prince Lucien cependant, malgré le désir de revoir cette patrie dont il plaidait la cause, n'osait point en approcher. Mais l'invasion du Roi de Naples ayant rendu ses services nécessaires au souverain pontife, la reconnaissance qu'il devait au Saint Père, triompha de ses appréhensions. Il partit sous le titre de secrétaire d'un nonce du pape, et franchit les Alpes sans obstacles. Arrivé sur le sol français, il écrivit à Napoléon, pour lui faire part de sa mission, et lui demander s'il lui serait agréable qu'il vînt à Paris. Le premier mouvement de Napoléon fut d'hésiter à le recevoir; le second, de lui tendre les bras. L'intention du prince était de retourner subitement à Rome où le rappelaient les intérêts qui lui étaient confiés; l'interruption des communications ne le permit point. Obligé de revenir à Paris, il rompit l'incognito; son retour fut alors annoncé publiquement, et fit sur tous les esprits une utile et agréable sensation.

L'Empereur, quelques jours auparavant, avait fait la conquête d'un autre personnage, moins illustre, il est vrai, mais également renommé pour son patriotisme et ses lumières: je veux parler de M. Benjamin Constant.

Napoléon, connaissant l'expérience et la réputation de ce savant publiciste, le fit appeler pour causer avec lui de liberté et de constitution. Leur entretien dura plus de deux heures. L'Empereur, voulant s'attacher M. Constant, mit en oeuvre tous ses moyens de séduction; et je laisse aux Français et aux étrangers qui l'ont approché, le soin de dire s'il était possible de lui résister.

Lorsqu'il voulait enchaîner quelqu'un à son char, il étudiait et pénétrait avec une extrême sagacité son genre d'esprit, ses principes, son caractère, ses passions dominantes; et alors, avec cette grâce familière, cette amabilité, cette force et cette vivacité d'expression qui donnait tant de prix et de charme à ses entretiens[100], il s'insinuait insensiblement dans votre âme, il s'emparait de vos passions, les soulevait mollement, les caressait avec art; puis, déployant tout-à-coup les ressources magiques de son génie, il vous plongeait dans l'ivresse, dans l'admiration, et vous subjuguait si rapidement, si complètement, qu'il semblait vous avoir enchanté.

Ce fut ainsi que M. Benjamin Constant succomba: il était arrivé aux
Tuileries avec répugnance: il en sortit enthousiasmé.

Le lendemain, il fut nommé conseiller d'état; et il dut cette faveur non point à de basses soumissions, comme l'ont prétendu ses ennemis, mais à son savoir, et au désir qu'eut l'Empereur de donner à l'opinion et à M. Benjamin Constant lui-même, un gage d'oubli du passé, gage d'autant plus méritoire que l'Empereur, indépendamment de la philippique lancée contre lui le 19 mars par cet écrivain, avait en autre, sous les yeux, une lettre de sa main à M. de Blacas, lettre dont l'objet et les expressions étaient de nature à inspirer à Napoléon, pour son auteur, plus que de l'éloignement.

M. de Blacas avait laissé, dans ses cartons, un grand nombre de papiers. L'Empereur chargea le duc d'Otrante de les examiner. Il s'en repentit aussitôt et les lui fit redemander: une partie nous échut en partage; le reste fut remis à M. le duc de Vicence. Leur examen n'offrit rien d'intéressant. L'Empereur désappointé accusa M. Fouché d'avoir soustrait les pièces importantes. Celles que nous visitâmes, ne consistaient qu'en rapports particuliers, en notes confidentielles et anonymes. La haine de la révolution perçait à chaque mot, à chaque ligne. On n'osait point proposer nettement de révoquer la Charte et d'abolir les institutions nouvelles; mais on déclarait sans détour que la dynastie des Bourbons ne serait jamais en sûreté avec les lois actuelles, et qu'il fallait se défaire et se défier des hommes de la révolution. Pour mieux les connaître et les persécuter, M. de Blacas avait fait exhumer des archives du cabinet et des ministères, les documens qui pouvaient servir à apprécier leur conduite depuis 1789; et il s'était fait composer sur chacun d'eux des notes biographiques, qu'on aurait prises volontiers pour des actes d'accusation de M. Bellart[101].

Nous y trouvâmes aussi une foule de minutes, de lois et d'ordonnances, écrites de la main de ce ministre, et attestant, par leurs laborieuses corrections, combien il était dépourvu d'imagination et de facilité. Souvent il faisait trois ou quatre brouillons, avant de parvenir à donner de la consistance et de la suite à ses idées: son style familier était sec et boursoufflé: si le style est l'homme, que je plains M. de Blacas! Il prenait un soin extrême de varier, lui-même, les formules de ses rendez-vous; et la peine qu'il se donnait pour dire les mêmes choses de plusieurs manières différentes, rappelait à merveille le billet-doux du Bourgeois Gentilhomme: «Belle Marquise, vos beaux yeux me font mourir d'amour; d'amour mourir me font, belle Marquise, vos beaux yeux.»

Nous recueillîmes enfin, dans le cabinet de ce ministre, une ample collection royale de dénonciations, de placets, de justifications et d'amendes honorables, de ces hommes qui, tels que Lockard, sont toujours les très-humbles serviteurs des événemens.

Ces humbles serviteurs, quand l'Empereur fut de retour de l'île d'Elbe, ne manquèrent point de se prosterner de nouveau devant lui. Ils l'assurèrent, à l'exemple d'un certain marquis très-connu, qu'ils ne l'avaient renié, injurié, calomnié, que pour pouvoir lui rester fidèles, sans se rendre suspects au gouvernement royal; ils le conjurèrent de leur accorder le bonheur et la gloire de le servir; mais il dédaigna leurs supplications, comme il avait dédaigné leurs outrages: ils n'obtinrent que son mépris. Toujours sans pudeur et sans foi, ils s'empressèrent, aussitôt la chute de Napoléon, de faire une nouvelle volte-face et de reporter au Roi leurs hommages flétris. Les uns, tel que M. le comte de M***, dont les mains sont encore fumantes du sang de ses administrés, parvinrent, à l'aide de leur fidélité mensongère, à surprendre sa facile confiance. Les autres, tel que M. F***, devinrent dans leurs écrits, les persécuteurs acharnés des hommes dont ils avaient envié le sort et mendié l'appui. Tous s'arrogèrent exclusivement le titre de royalistes purs, le titre d'honnêtes gens… Je les connais… le masque dont ils se couvrent les honneurs, les dignités dont ils sont revêtus, ne peuvent les déguiser à mes yeux… les nommerai-je?… Et l'on accuse l'Empereur de mépriser les hommes!… ah! quel est le souverain qui peut les estimer?

Fin du premier volume.

NOTES

[1: On sait que les malheurs de cette journée et du reste de la campagne, furent causés par la trahison des Saxons et par la défection des princes de la Confédération du Rhin.]

[2: On a prétendu que Napoléon, depuis son abdication, avait souvent répété: ce sont les idées libérales qui m'ont tué. L'a-t-il dit? Je ne le pense pas. Je suis loin de contester que les idées libérales n'aient acquis aujourd'hui une force irrésistible; mais elles n'eurent, je crois, aucune part à la première chute du trône impérial: on n'y songeait point alors. La France était façonnée au gouvernement de Napoléon, et ne s'en plaignait point. Elle n'était point libre, dans le sens où elle veut l'être aujourd'hui; mais la liberté dont elle jouissait lui suffisait: et si, dans certains cas, on exigeait d'elle une obéissance absolue, elle n'avait du moins qu'un seul maître, et ce maître était le maître de tous.

La nation, il est vrai, abandonna Napoléon en 1814; mais ce ne fut point parce qu'elle était lasse et mécontente de son gouvernement: ce fut parce qu'une suite non interrompue de guerres désastreuses l'avait épuisée, abattue, démoralisée. Elle n'aurait pas mieux demandé que d'obéir encore: elle n'en avait plus la force ni le courage.

La véritable cause de la chute de Napoléon est indubitablement sa haine contre l'Angleterre, et le système continental qui en fut le résultat.

Ce système gigantesque, en oppressant l'Europe, devait finir par la soulever contre Napoléon et la France, et par amener dès-lors la perte de la France et de Napoléon. «Rome, dit Montesquieu, s'était agrandie, parce qu'elle n'avait eu que des guerres successives; chaque nation, par un bonheur inconcevable, ne l'attaquant que quand l'autre avait été ruinée. Rome fut détruite parce que toutes les nations l'attaquèrent à la fois et pénétrèrent partout.»]

[3: Le Comte d'Artois avait devancé dans Paris son auguste frère; il répondit par ces belles paroles aux félicitations que lui adressèrent, sur son retour, les autorités municipales du Paris.]

[4: Journal des Débats. L'un des principaux propriétaires et rédacteurs était M. Laborie, créature de M. de Talleyrand, et secrétaire intime du gouvernement provisoire.]

[5: Les femmes de l'ancien régime, exemptes de la crainte qui retenait encore leurs maris, s'abandonnèrent sans ménagement et sans pudeur, à toute la fougue de leur haine et de leur orgueil. Elles insultèrent ouvertement les femmes nouvellement titrées; et celles de ces dernières que le rang de leurs maris forçait d'aller à la cour, n'y arrivaient qu'en tremblant, et n'en sortaient qu'en larmes.]

[6: Je cite de mémoire].

[7: Ce mot est un de ceux dont les ministres abusèrent le plus. Quand on leur représentait que tel magistrat, tel militaire, tel employé qu'ils, venaient de destituer, avait rempli ses devoirs avec honneur, avec distinction; qu'il était aimé, estimé, regretté, ils répondaient: c'est un homme dangereux, et tout était dit.]

[8: Le Général Dupont.]

[9: M. l'Abbé de Montesquiou.]

[10: M. Dambray.]

[11: Je n'entends parler ici que des êtres pensant et agissant il est dans tous les tems une classe d'hommes nuls qui n'appartiennent, par insouciance, par égoïsme, par stupidité, à aucun parti et, pour ainsi dire, à aucune nation].

[12: Je ne puis mieux repousser, en général, cette imputation de mutinerie, qu'en citant les paroles suivantes arrachées à M. de Montesquiou, le 14 Mars, par la force de la vérité. Depuis dix mois, dit-il, dans le corps de la Vieille Garde en garnison à Metz, pas un soldat ni un seul officier n'a été réprimandé une seule fois.]

[13: Le rétablissement de la maison du roi déplut à tout le monde et excita particulièrement le mécontentement et la jalousie de la garnison de Paris.

Les soldats de la ligne et les gardes nationaux de service aux Tuileries, ne pouvant se soumettre à regarder les gardes-du-corps comme étant au-dessus d'eux, s'abstenaient la plupart du tems de leur porter les armes. Ils se plaignirent, et l'ordre fut donné à la troupe de ligne seulement, de leur rendre, sous peine de punition, les honneurs militaires qui leur étaient dus. De jeunes gardes-du-corps, fiers de cette victoire prirent plaisir à passer et repasser sans cesse devant les factionnaires, et à les forcer chaque fois de rendre respectueusement hommage à leurs épaulettes, etc. L'on sent facilement combien cet enfantillage qui ne fut pas réprimé, dut humilier et blesser les vieux soldats de Napoléon.]

[14: Les Chouans ne perdaient jamais l'occasion d'un meurtre. Ils portaient le fusil en conduisant la charrue, et souvent ils arrosaient de sang le sillon qu'ils creusaient. C'était surtout contre les prêtres assermentés, contre les acquéreurs de domaines nationaux, qu'ils employaient tous les raffinemens de la barbarie. Ils surprenaient rarement une ville sans rançonner les habitans, sans égorger ceux qui étaient désignés à leur haine, etc.—Lacretelle, Précis de la Révolution.]

[15: Les sieurs Dard et Falconnet.

Pour apaiser les clameurs publiques, on décerna contre eux un mandat d'amener, motivé sur ce qu'ils avaient voulu exciter la guerre civile et armer les citoyens les uns contre les autres. On devina facilement que ce mandat n'était qu'une dérision, et qu'en aggravant le délit, on avait voulu favoriser l'absolution des coupables: effectivement ils furent acquittés.]

[16: On évalue à neuf ou dix millions le nombre des individus qui ont participé directement ou indirectement aux ventes et reventes des domaines nationaux.]

[17: Les grands seigneurs, avant la révolution, obtenaient des arrêts de surséance, à l'aide desquels ils se jouaient impunément de leurs engagemens et des poursuites de leurs créanciers.]

[18: Un gouvernement peut quelquefois sans danger attaquer les principes; mais il n'attaque jamais impunément les hommes et les intérêts. L'intérêt personnel (et cette vérité quoique affligeante n'en est pas moins incontestable) est le premier (j'ai presque dit le seul) mobile des opinions et des sentimens.

Ce funeste égoïsme se fait particulièrement sentir après les grandes catastrophes des états. Les passions nobles, n'ayant plus alors d'alimens, s'éteignent peu à peu; l'esprit, sans occupation au-dehors, se replie sur soi-même et engendre l'intérêt personnel, vrai fléau de l'âme. Quand ce mal attaque une nation, le gouvernement qui blesse les intérêts individuels est perdu.]

[19: C'était avec le secours des ordonnances de toute nature, que le ministère statuait, quand bon lui semblait, sur des objets d'administration publique qui ne devaient être réglés que par les lois; en sorte, que la plupart des lois soumises aux chambres «étaient déjà créées et exécutées en vertu d'ordonnances, et que les fonctions des chambres se réduisaient à légitimer les usurpations du ministère, en métamorphosant en lois ses décisions et ses actes arbitraires.» (Censeur.)]

[20: Plusieurs personnes, à Paris même, furent maltraitées et reçurent des coups de baïonnettes, pour avoir refusé de se découvrir et de plier le genou au moment où passaient les processions.]

[21: J'ai cru ne pouvoir mieux traduire leurs paroles, qu'en copiant ce passage du Précis de la révolution par M. Lacretelle jeune.]

[22: Napoléon eut dès sa jeunesse, on peut même dire dès son enfance, le pressentiment qu'il n'était point destiné à vivre dans la médiocrité. Cette opinion lui inspira de bonne heure du dédain pour les autres, de la considération pour lui-même. À peine fut-il admis dans l'artillerie, qu'il se crut le supérieur de ses égaux, l'égal de ses supérieurs. Appelé, à l'âge de 26 ans, au commandement de l'armée d'Italie, il passa sans s'étonner d'un grade secondaire au rang suprême, et prit sur-le-champ, avec ces vieux généraux si fiers de leurs lauriers, un air de grandeur et d'autorité qui les plaça, vis-à-vis de lui, dans une position nouvelle pour eux, et qui cependant ne leur parut ni extraordinaire ni humiliante; tant l'ascendant exercé par Napoléon, était irrésistible! tant il possédait en lui-même cet instinct de commander, ce talent de se faire obéir, qui ne sont ordinairement l'apanage que des hommes nés sur le trône.

Napoléon, dans tous les pays du monde, serait probablement parvenu au faîte de la puissance. Il avait été formé par la nature pour commander ou régner, et jamais elle ne crée de tels hommes pour les laisser dans l'obscurité. Il semble, comme le remarque je ne sais quel écrivain qu'elle soit glorieuse de son ouvrage et qu'elle veuille l'offrir à l'admiration en le plaçant elle-même à la tête des associations humaines.]

[23: Napoléon exerça sur l'Europe, par suite de son système continental, un véritable despotisme. On ne veut point le nier ici: on veut tirer seulement la conséquence que ce despotisme extérieur avait dû concourir à faire croire à l'Europe, sans autre examen, que l'homme qui tyrannisait aussi violemment des peuples qui n'étaient point à lui, devait être, à plus forte raison, le tyran de ses propres sujets.]

[24: Paroles de l'Empereur aux députés des Cortès à Bayonne.]

[25: On a beaucoup reproché à Napoléon d'avoir aspiré à la monarchie universelle: ce reproche fut adressé de tout tems aux princes ambitieux et puissans. Jamais prince, il faut l'avouer, ne fut plus autorisé que Napoléon à se laisser séduire par cette brillante chimère. Du haut de son trône, il tenait en main les rênes d'une partie de l'Europe et en faisait mouvoir à son gré les dociles monarques. Leurs sujets, au premier mot, ou premier signal, accouraient se ranger sous les aigles impériales. Leur mélange continuel avec les Français, leur obligation d'obéir à Napoléon, les avaient habitués à le regarder comme leur chef, et de chef à souverain la transition est facile. Mais Napoléon, quelle que soit l'ambition qu'on lui suppose, avait trop de bon sens pour aspirer au trône universel: il eut un autre dessein, celui de rétablir l'Empire d'Orient et l'Empire d'Occident. Il serait inutile de révéler les hautes et puissantes considérations qui lui avaient suggéré cette grande et noble pensée: alors il était permis à la France de vouloir ressaisir le sceptre de Charlemagne; aujourd'hui, il faut oublier que nous avons été les maîtres du monde.]

[26: Louis XIV, tant vanté pour ses libéralités, ne donnait par an, à titre de pension, aux savans et artistes français, que 52,300 f. et 14,000 f. aux savans étrangers.]

[27: L'honneur, la patrie, Napoléon s'étaient tellement identifiés dans l'esprit des soldats, que les prisonniers d'Angleterre arrachés par Louis XVIII à de longues années de souffrance et de captivité ne rentraient en France qu'en maudissant leur liberté, et en faisant entendre les cris de Vive l'Empereur!

Dans les déserts mêmes de la Russie, on ne put jamais arracher aux prisonniers Français, ni par la menace des mauvais traitemens, ni par la promesse de les secourir lorsqu'ils mouraient de faim, un seul mot, un seul murmure contre Napoléon.]

[28: Le général Dupont venait d'être remplacé par le maréchal Soult.]

[29: Il prit pour défenseur l'un des habiles et courageux rédacteurs du Censeur, M. Comte; et pour conseil le général Fressinet. Cet officier, dont la fermeté de caractère égale le talens et la bravoure, fut puni plus tard par l'exil, de l'assistance généreuse qu'il prêta dans cette importante circonstance au général Excelmans, son frère d'armes et son ami.]

[30: On a prétendu, mais à tort, qu'il conservait son goût pour les exercices militaires. Pendant son séjour à Porto-Ferrajo, il ne passa point une seule revue: il paraissait n'avoir plus d'attrait pour les armes.]

[31: On sait qu'il n'y avait point un seul individu de marque attaché au service de ses Alliés et de ses ennemis, dont Napoléon ne connût parfaitement le fort et le faible.]

[32: Cet officier est celui dont il est question dans la déclaration du 15 mars au prince d'Essling, alors gouverneur de la 8ème division militaire, par M. P., débarqué avec Napoléon de l'ile d'Elbe et arrêté à Toulon par ordre du Préfet du département du Var.]

[33: L'Empereur étant à la Malmaison, me demanda ce qu'était devenu M. Z. «Il a été tué, lui dis-je, sur le plateau de Mont St. Jean.—Il est bien heureux, me répondit-il. Puis il continua: Vous a-t-il dit qu'il était venu à l'île d'Elbe?—Oui, Sire: Il m'a même remis la relation de son voyage et des entretiens qu'il eut avec Votre Majesté.—Il faudra me donner cette relation; je l'emporterai; elle me servira pour mes mémoires.—Je ne l'ai plus, Sire.—Qu'en avez-vous donc fait? il faut la r'avoir et me la remettre demain.—Je l'ai déposée dans les mains d'un ami qui n'est point à Paris en ce moment.—Ainsi cette relation va courir le monde?—Non, Sire; elle est renfermée sous enveloppe dans une boîte dont j'ai conservé la clé; mais si je ne puis la remettre à Votre Majesté d'ici à son départ, Votre Majesté pourra dans tous les cas en avoir connaissance: car je me propose, suivant les volontés de M. Z., de la faire imprimer, à moins que Votre Majesté ne me le défende.—Non, je vous le permets; retranchez-en ce qui pourrait compromettre ceux qui m'ont montré de l'attachement. Si Z. a rapporté fidèlement tout ce qui s'est passé, les Français sauront que je me suis sacrifié pour eux, et que ce n'est point l'amour du trône qui m'a ramené en France, mais le désir de rendre aux Français les biens les plus chers aux grands peuples, l'indépendance et la gloire. Il faudra prendre garde qu'on ne vous enlève votre manuscrit: ils le falsifieraient; faites-le passer en Angleterre à ***, il le fera imprimer: il m'est dévoué, et il pourra vous être fort utile. M*** vous donnera une lettre pour lui. Entendez-vous?—Oui, Sire.—Mais faites tous vos efforts pour retirer votre manuscrit avant mon départ; je vois bien que vous y tenez, et je vous le laisserai; je veux seulement le lire.» L'empereur le lut, et me le rendit en disant. Z. a dit la vérité, et rien que la vérité. Conservez son manuscrit pour la postérité.]

[34: Petit cabriolet découvert où l'on tient à peine une personne, et avec lequel on va un train d'enfer.]

[35: La feuille du bord ne portait que six hommes, ils avaient pris un matelot en sus pour se retrouver six après mon débarquement: sans cette précaution, ils auraient été obligés en arrivant à terre de prouver ce qu'ils avaient fait du matelot que je représentais.]

[36: On connaît à-peu-près le tems nécessaire pour le trajet d'un port à l'autre. Si l'on excède ce tems sans motif plausible on suppose que vous avez pu relâcher en route dans un lieu infecté, et l'on vous oblige par excès de précaution, à faire la petite quarantaine. On inflige aussi la petite quarantaine comme châtiment, aux patrons des barques, lorsqu'ils ne sont point soumis et respectueux envers les officiers de la santé.]

[37: Les journaux ministériels m'avaient fait croire que la mer était couverte de vaisseaux Anglais et Français qui arrêtaient au passage les bâtimens et les passagers allant à l'île d'Elbe. Je n'en rencontrai point un seul. On exerçait dans les ports une surveillance aussi brutale que tyrannique, mais la mer était libre. On entrait à Porto-Ferrajo et l'on en sortait, sans éprouver le plus léger obstacle.]

[38: La corvette commandée par le capitaine Campbell.]

[39: En général, il aimait beaucoup à intimider et à déconcerter ceux qui l'approchaient. Tantôt il feignait de ne point entendre et vous faisait répéter très-haut ce qu'il avait fort bien entendu (quoique réellement il fût un peu sourd.) D'autres fois, il vous accablait de questions si rapides et si brusque que vous n'aviez pas le tems de le comprendre, et que vous lui répondiez tout de travers. Il s'amusait alors de votre embarras, et se réjouissait à vos dépens du plaisir de vous avoir fait manquer d'assurance et de présence d'esprit—Note de l'auteur des Mémoires.]

[40: L'Empereur, dans la crainte que Salviti et ses compagnons ne se rencontrassent avec moi dans le port où je pourrais descendre, avait fait mettre leur barque en fourrière sous le prétexte de les punir de m'avoir conduit de vive force à Livourne.]

[41: Je l'avais appris dans la traversée.]

[42: Cette relation prouve évidemment que la révolution du 20 mars ne fut point l'effet d'une conspiration, mais l'ouvrage inouï de deux hommes et de quelques mots.

La part qu'eut au retour de Napoléon M. Z., appellera peut-être sur sa tête le blâme des gens qui ne jugent les événemens que d'après leurs résultats. Ce blâme serait-il fondé? Les hommes sont-ils responsables des caprices du sort? N'est-ce pas à la fortune plutôt qu'à M. Z. qu'il faut imputer la fin désastreuse de cette révolution, commencée sous d'aussi heureux auspices?

Plus fortuné que Napoléon, M. Z. fut tué sur le mont St. Jean au moment où nos troupes y pénétraient aux applaudissemens de l'armée. Il put rendre le dernier soupir sur les drapeaux que les vainqueurs de Ligny venaient d'arracher aux Anglais, et loin de prévoir que son voyage à l'île d'Elbe serait peut-être un jour reproché à sa mémoire, il dut mourir avec la pensée que la victoire avait fixé irrévocablement nos destinées, et que son nom, cher aux Français, cher au héros qu'il leur avait rendu, serait à jamais consacré par la reconnaissance de la France redevenue la grande Nation.

Je ne ravirai point d'avance à ses mânes cette consolante illusion; je ne leur apprendrai point que… Non! il sera toujours tems de troubler leur repos, et j'attendrai l'attaque pour commencer la défense.]

[43: La flotille de Napoléon était composée du brick l'Inconstant, portant vingt-six canons et quatre cents grenadiers, et de six autres petits bâtimens légers, montés par deux cents hommes d'infanterie, deux cents chasseurs Corses, et environ cent chevau-légers Polonais.

Les félouques et le brick avaient été disposés de manière à ne point laisser apercevoir les troupes et à ne présenter l'aspect que de bâtimens marchands.]

[44: On est persuadé assez généralement que l'évasion de l'Empereur de l'île d'Elbe fut favorisée par le capitaine Campbell: je ne le pense pas; mais tout porte à croire que cet officier avait reçu de son gouvernement l'ordre de ne point s'y opposer.—(Note de l'Auteur des Mémoires.)]

[45: Il s'était enfui précipitamment jusqu'à Bâle.]

[46: La cocarde adoptée par Napoléon, comme souverain de l'île d'Elbe, était blanche et amaranthe, parsemée d'abeilles.]

[47: Les écrits publiés depuis la seconde restauration n'ont point manqué de prétendre que les troupes de l'Empereur pillèrent odieusement les communes qu'elles traversèrent. Cette imputation est, comme tant d'autres, une lâche calomnie. L'Empereur avait recommandé à ses grenadiers (et l'on sait qu'ils ne lui désobéirent jamais) de ne rien exiger des habitans; et pour prévenir jusqu'au moindre désordre, il avait pris lui-même le soin de régler les moyens de constater et de payer toutes les fournitures. Il avait chargé de cette opération un Inspecteur en chef aux revues, M. Boinot, et un commissaire des guerres, M. Ch. Vauthier, dont il estimait particulièrement le zèle et l'intégrité. Les fournitures, aussitôt leur livraison, étaient acquittées par le trésorier, M. Peyruse, sur un décompte arrêté par M. Vauthier et au prix que les maires avaient eux-mêmes fixés.]

[48: Cette forme de procéder, digne des siècles barbares, était une nouvelle infraction du ministère, au droit des gens et aux lois constitutionnelles de la France. Aucun article de la Charte ne conférait au monarque le droit de mort sur ses sujets, et l'on n'avait point conséquemment le pouvoir de proscrire les hommes qui accompagnaient et assistaient Napoléon. Si on les considérait même comme des brigands, c'était aux tribunaux à les juger et à les punir.

On n'était nullement autorisé non plus à faire courir sus à Napoléon. Il avait conservé le titre d'Empereur; il jouissait légalement des prérogatives de la souveraineté, et pouvait faire à son gré la paix ou la guerre.

Le titre d'Empereur des Français qu'il s'arrogeait ne pouvait être un titre de proscription. George III s'intitula jusqu'à l'époque du traité d'Amiens, Roi de France et de Navarre. Aurait-on eu le droit, s'il fût descendu à main armée sur notre territoire, de le mettre hors la loi et d'ordonner aux Français de lui courir sus?]

[49: Ces quatre généraux s'étaient concertés pour se porter ensemble sur Paris. Les troupes du comte d'Erlon, cantonnées à Lille, trompées par des ordres supposés, étaient en marche, lorsqu'elles furent rencontrées par le Duc de Trévise qui allait prendre le commandement de son gouvernement. Il les interrogea, pénétra le complot et les fit rétrograder.

Le comte Lefebvre-Desnouettes, ignorant ce contre-tems, mit en mouvement son régiment en garnison à Cambrai. Arrivé à Compiègne, il n'y trouva point les troupes sur lesquelles il comptait, et montra de l'hésitation. Les officiers de son corps, et particulièrement le major Lyon, le questionnèrent et finirent par l'abandonner.

D'un autre côté, les frères Lallemand, dont l'un était général d'artillerie, s'étaient portés sur la Fère, avec quelques escadrons, dans l'intention de s'emparer du parc d'artillerie. La résistance que leur fit éprouver le général d'Aboville les déconcerta; et après avoir essayé vainement de débaucher la garnison, ils prirent la fuite et furent bientôt arrêtés.

On a cru que cette levée de boucliers avait été concertée avec Napoléon. Je sais de bonne part, qu'elle fut uniquement le résultat d'une soirée qui eut lieu chez le général ***. Quelques bowls de punch avaient exalté les têtes; on se plaignit; on s'indigna de se laisser faire la loi par une poignée d'émigrés sans courage; on reconnut combien il serait facile de s'en défaire; et de paroles en paroles, On finit par convenir qu'on marcherait sur Paris et qu'on forcerait le Roi à changer le ministère et à chasser hors de France tous les individus désignés par l'opinion publique comme ennemis de la Charte, et perturbateurs du repos et du bonheur public.

Voilà quel était leur seul et véritable but.]

[50: M. le Chancelier oubliait sans doute la proscription à mort des Français qui suivaient ou assistaient Bonaparte.]

[51: On assure qu'il y eut à cette occasion une conférence à laquelle assistèrent MM. Lainé, de Broglie, La Fayette, d'Argenson, Flaugergues, Benjamin Constant, etc., dans laquelle il fut décidé qu'on demanderait au Roi, au nom du salut public: 1.° De renvoyer MM. de Blacas, Montesquiou, Dambray, et Ferrand; 2.° D'appeler à la chambre des Pairs, quarante membres nouveaux, choisis exclusivement parmi les hommes de la révolution; 3.° De confier à M. de la Fayette le commandement de la garde Nationale; 4.° D'envoyer des commissaires patriotes pour stimuler le dévouement, le zèle et la fidélité des troupes]

[52: Il avait fait à cheval, et plus souvent à pied, la route de Cannes à Grenoble.]

[53: Ce fut une grande inconséquence de mettre le Comte d'Artois en présence de Napoléon. Il était facile de prévoir si ce prince succombait dans une ville de cent mille âmes contre huit cents hommes, que tout serait décidé.]

[54: Le maréchal Macdonald ne fut point aussi heureux. Deux hussards, dont l'un était ivre, le poursuivirent, et l'auraient arrêté, si le maréchal n'eût été dégagé par son aide-de-camp.]

[55: Les personnes qui ont approché Napoléon savent qu'il recommandait à ses secrétaires et aux officiers de sa maison de tenir note de ce qu'il avait dit et fait dans ses voyages. On a dû trouver aux Tuileries une foule de notes de cette nature, dont la plupart offraient des détails du plus haut intérêt. J'ai conservé les miennes, et c'est d'après elles que j'ai écrit une grande partie cet ouvrage.]

[56: Les Bourbons.]

[57: Les journaux du tems avaient prétendu que Napoléon, quoiqu'ayant dans sa poche la proclamation d'Augereau, pleine de reproches et d'invectives, s'était jeté dans ses bras et avait essuyé, sans mot dire, les reproches sanglans du maréchal.]

[58: Il était retiré en Suisse.]

[59: L'auteur d'un libelle intitulé: Les Quinze Semaines, prétend qu'on fit entendre les cris de vive la mort! vive le crime! à bas la vertu! à bas Dieu! Une semblable imputation n'a pas besoin d'être réfutée; je ne la rapporte ici que pour prouver à quel point l'esprit de parti et les passions haineuses ont égaré les écrivains soi-disant royalistes. On a prétendu également que le peuple avait pillé et dévasté un grand nombre de boutiques et de magasins; le fait est faux: il n'y eut d'autre désordre que sur la place de Bellecour, où le peuple brisa les vitres et les tables du Café Bourbon, connu pour être le lieu de réunion des ultra-royalistes: ce désordre fut apaisé et réprimé sur-le-champ.]

[60: Il avait voulu pérorer les Châlonnais qui ne lui laissèrent que le tems de se sauver.]

[61: Je n'ose l'affirmer, ayant confondu dans mes notes Châlons, Avalons, etc.

[62:
     ORDRE DU JOUR.

Le Maréchal Prince de la Moskova aux troupes de son Gouvernement.

OFFICIERS, SOUS-OFFICIERS, ET SOLDATS!

La cause des Bourbons est à jamais perdue. La dynastie légitime que la nation Française a adoptée, va remonter sur le trône: c'est à l'Empereur Napoléon, notre souverain, qu'il appartient seul de régner sur notre beau pays. Que la noblesse des Bourbons prenne le parti de s'expatrier encore, ou qu'elle consente à vivre au milieu de nous; que nous importe! La cause sacrée de la liberté et de notre indépendance ne souffrira plus de leur funeste influence. Ils ont voulu avilir notre gloire militaire, mais ils se sont trompés: cette gloire est le fruit de trop nobles travaux, pour que nous puissions jamais en perdre le souvenir. Soldats! les tems ne sont plus où l'on gouvernait les peuples en étouffant leurs droits. La liberté triomphe enfin, et Napoléon, notre auguste Empereur, va l'affermir à jamais. Que désormais cette cause si belle soit la nôtre et celle de tous les Français: que tous les braves que j'ai l'honneur de commander se pénètrent de cette grande vérité.

Soldats! je vous ai souvent menés à la victoire, maintenant je vais vous conduire à cette phalange immortelle que l'Empereur Napoléon conduit à Paris, et qui y sera sous peu de jours; et là, notre espérance et notre bonheur seront à jamais réalisés. Vive l'Empereur!

Lons le Saulnier, le 13 Mars, 1815.

Le Maréchal d'Empire,

PRINCE DE LA MOSKOVA. ]

[63: Il faisait allusion à l'installation du conseil d'état, où le chancelier mit effectivement un genou en terre pour demander et recevoir les ordres du roi, au banquet de la ville, où le Préfet, sa femme et le corps municipal servirent à table le roi et sa suite, composée de quarante dames de l'ancienne cour, et de quatre dames seulement de la nouvelle noblesse parmi lesquelles se trouvaient les deux épouses des maréchaux de service.]

[64: M. Gamot, préfet d'Auxerre, avait épousé la soeur de Madame Ney.]

[65: Il est incontestable, en effet, qu'une insurrection générale, provoquée par la conduite oppressive et insensée du gouvernement, allait éclater au moment où Napoléon reparut.

On savait que la France, fatiguée, dégoûtée, mécontente du nouvel ordre de choses, appelait de tous ses voeux une seconde révolution; et l'on s'était réuni et concerté pour préparer la crise, et la faire tourner à l'avantage de la patrie.

Quelques mécontens prétendaient qu'il fallait commencer par secouer le joug insupportable sous lequel on gémissait, sauf à voir ensuite ce qu'on ferait: le plus grand nombre se prononçait formellement pour le rappel immédiat de l'Empereur, et voulait qu'on lui députât des émissaires ou qu'on envoyât des vaisseaux l'enlever de l'île d'Elbe.

On était unanimement d'accord sur la nécessité d'un changement, et l'on cherchait à s'accorder sur le reste, lorsque l'arrivée subite de Napoléon mit fin à toute discussion.

L'Empereur, après le 20 Mars, eut connaissance de ces projets de soulèvement et sut que certains chefs avaient montré de l'hésitation à se servir de lui; «Les meneurs, disait-il, voulaient s'approprier l'affaire et travailler pour eux; ils prétendent aujourd'hui m'avoir frayé le chemin de Paris, je sais à quoi m'en tenir: c'est la nation, le peuple, les soldats, les sous-lieutenans qui ont tout fait. C'est à eux, à eux seuls que je dois tout.]

[66: Sobriquet donné aux officiers émigrés.]

[67: Il venait de recevoir le commandement de l'avant-garde.]

[68: Napoléon avait déjà donné des ordres semblables au général Cambronne. Voici sa lettre, que je me reproche de n'avoir point citée.

«Général Cambronne, je vous confie ma plus belle campagne; tous les Français m'attendent avec impatience; vous ne trouverez partout que des amis: ne tirez point un seul coup de fusil, je ne veux pas que ma couronne coûte une goutte de sang aux Français.»]

[69: Napoléon était fataliste et superstitieux, et ne s'en cachait point. Il croyait aux jours heureux et malheureux. On s'étonnerait de cette faiblesse, si l'on ne savait qu'elle fut commune aux plus grands hommes de l'antiquité et des siècles modernes.]

[70: C'était la caresse favorite de Napoléon. Plus il vous aimait, plus il vous en donnait, et plus fort il frappait.]

[71: Le duc de Vicence, convaincu de l'inutilité des efforts que ferait Napoléon pour établir des relations diplomatiques avec les puissances étrangères, refusa d'accepter le ministère. L'Empereur l'offrit à M. Molé. M. Molé objecta qu'il était entièrement étranger à la diplomatie, et pria Napoléon de faire un autre choix. Napoléon et ses autres ministres pressèrent tellement alors le duc de Vicence, que celui-ci se fit un devoir de céder. Il aurait préféré que l'Empereur lui eût donné un commandement dans l'armée, où du moins il aurait pu trouver l'occasion de servir utilement la patrie et l'Empereur.

Le ministère de l'intérieur, destiné d'abord à M. Costaz, fut également proposé à M. Molé, et finit par être donné à M. Carnot, sur la proposition du duc de Bassano.

L'Empereur ne fut point content des refus opiniâtres de M. Molé; il aimait son nom, et faisait cas de ses talens. Il avait eu l'intention de le nommer gouverneur du prince Impérial, et ce fut à telle pensée que M. Molé dut principalement le haut rang auquel il avait été élevé si rapidement.

Néanmoins, M. Molé demanda et obtint la direction générale des ponts et chaussées, qu'il occupait en 1813, avant d'être employé au ministère de la justice.]

[72: Adresse du général Letort au Roi.]

[73: Il refusa constamment le traitement et les frais de bureau considérables attachées au grade de Major-Général de la garde. Les appointemens de Lieutenant-Général et d'aide-de-camp lui paraissaient suffisans pour le payer plus qu'il ne valait.]

[74: Je ne puis m'empêcher de faire remarquer la beauté de ce passage.]

[75: Le Roi partit si subitement, qu'il n'eut pas le tems d'enlever ses papiers personnels. On trouva, dans sa table à écrire, son porte-feuille de famille; il renfermait un très-grand nombre de lettres de Madame la Duchesse d'Angoulême, et quelques-unes des Princes. Napoléon en parcourut plusieurs, et me remit le portefeuille, en m'ordonnant de le faire conserver religieusement. Napoléon voulait qu'on eût du respect pour la Majesté Royale, et pour tout ce qui appartenait à la personne des Rois.

Le Roi se servait habituellement d'une petite table qu'il avait rapportée d'Hartwell: Napoléon prit plaisir à y travailler pendant quelques heures: il la fit retirer ensuite, et prescrivit qu'on en eût le plus grand soin.

Le fauteuil mécanique du Roi, ne pouvant convenir à Napoléon, dont le corps et la santé étaient pleins de force et de vigueur, fut relégué dans l'arrière cabinet. Quelqu'un s'y trouvait assis dans un moment où l'Empereur passa sans être attendu. Il lui lança un regard courroucé, et le fauteuil fut enlevé.

Un de ses valets de chambre, comptant lui faire sa cour, osa placer sur sa cheminée des caricatures injurieuses aux Bourbons; il les jeta dédaigneusement au feu, et lui ordonna sévèrement de ne plus se permettre à l'avenir de semblables impertinences.]

[76: Napoléon, m'a-t-on assuré, composa dans sa jeunesse l'histoire de Paoli et de la guerre de la liberté: puisse-t-il, pour l'instruction des siècles à venir, réaliser le dessein d'écrire l'histoire de son règne! Ce règne est si fécond en événemens extraordinaires, en catastrophes imprévues, il nous offre de si nombreux exemples des vicissitudes humaines, que son histoire pourrait suppléer à toutes les autres, et devenir à elle seule la leçon des peuples et des rois.]

[77: Ce décret et tous ceux datés précédemment du Palais des Tuileries, ne contenaient plus d'autre qualification que celle d'Empereur des Français, On supprima les etc. etc. remarqués avec inquiétude dans les proclamations et les décrets de Lyon. Ils y avaient été insérés sans réflexion, et seulement par tradition. L'Empereur ne voulut point non plus qu'on continuât à terminer ses lettres familières par cette formule: «Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte garde, etc.: il faut laisser là, dit-il, toutes ces vieilles antiquailles; elles sont bonnes pour les Rois par la grâce de Dieu.»]

[78: Jamais en effet, à aucune époque de la révolution, les écrivains ne jouirent d'une liberté et d'une impunité aussi complète. La saisie, du Censeur Européen, dont on fit tant de bruit, fut l'ouvrage de M. Fouché. L'Empereur ne connut cette infraction à la loi, que lorsqu'elle fut consommée, et sur le champ il ordonna qu'on rendit aux rédacteurs du Censeur les exemplaires confisqués, et qu'on leur permit de les répandre librement dans la circulation.]

[79: L'audience devait avoir lieu à midi, et à neuf heures Sa Majesté n'avait point encore préparé ses réponses; elles furent dictées à la hâte, et à peine eûmes-nous le tems de les mettre au net.]

[80: Je n'entends parler ici que des adresses des corps constitués et de certains généraux et préfets.]

[81: Ce fut cette mission qui devint la source de la disgrâce dans laquelle le Maréchal vécut jusqu'au jour de son rappel à l'armée. L'Empereur lui avait fait ordonner de partir sur-le-champ; il répondit qu'il ne pourrait partir qu'autant qu'on lui payerait une vingtaine de mille francs qui lui étaient dus; l'Empereur, en jurant, ordonna qu'ils fussent payés.

Le lendemain, le général Lecourbe, à qui l'Empereur venait de confier un commandement important, lui écrivit pour lui demander plusieurs grâces, et en outre cent cinquante mille francs à titre de traitement arriéré, pour payer ses dettes.

Deux autres généraux moins connus, voulurent également lui faire acheter leurs services. Il se révolta contre leurs prétentions. «Est-ce que ces gens-là, dit-il, croyent que je jette mon argent par les fenêtres? Je n'ai point envie de me laisser rançonner à la Henri IV: s'ils ne veulent pas se battre, qu'ils mettent des jupons, et qu'ils aillent se promener.»]

[82: Je regrette de n'avoir point recueilli son nom.]

[83: Forteresse où se trouvait casernée la garnison.]

[84: Elle partit dans la soirée pour Pouillac, où, après avoir adressé ses adieux aux volontaires à cheval qui l'avaient escortée, elle monta à bord d'un navire anglais, et mit à la voile le 2 avril pour l'Angleterre.]

[85: Rapport du général Ernouf.]

[86: Il oublia le général Loverdo.]

[87: Les diamans que l'on voulait obtenir en échange du duc d'Angoulême représentaient une valeur de quatorze millions. Le duc d'Otrante proposa à l'Empereur de donner M. de Vitrolles par dessus le marché, si l'on voulait les restituer; l'Empereur y consentit très-volontiers. Le duc d'Otrante entama une négociation à cet égard, qui n'eut d'autre résultat que de lui procurer l'occasion de correspondre plus à son aise avec Gand.]

[88: Il fut reconnu par le duc d'Albuféra, que cette trahison prétendue était l'effet de la méprise que j'ai rapportée plus haut, et le décret n'eut point de suite.]

[89: C'était un sobriquet donné par Napoléon à ses vieux grenadiers.]

[90: L'Empereur Alexandre fit éclater particulièrement la plus généreuse indignation.]

[91: M. de Vincent partit avant que cette lettre ne fût rédigée, et on la confia à son secrétaire. L'Empereur d'Autriche se la fit remettre et se contenta d'annoncer à l'Impératrice Marie-Louise qu'on avait reçu des nouvelles de son époux, et qu'il se portait bien.]

[92: Par une singularité assez plaisante, de tous les hommes à deux fins dont se servit l'Empereur, aucun ne lui inspira plus de confiance que M. de Mont***. Il l'avait autrefois maltraité, persécuté et exilé; il savait qu'il le détestait et qu'il était l'ami le plus intime, le plus dévoué de M. de Talleyrand: mais il connaissait aussi la tournure d'esprit de M. de Mont***, et il pensa qu'il trouverait un charme infini à bien remplir sa mission et à rouer M. de Talleyrand, qui se flattait de ne l'avoir jamais été par personne. J'ignore si M. de Mont*** trouva piquant ou non d'attraper M. de Talleyrand: ce que je sais, c'est qu'il justifia l'attente de Napoléon, et lui rapporta intactes les lettres que M. de Men*** lui remit.]

[93: J'ignore si le fait est vrai; mais vrai ou faux, il produisit le même effet sur l'esprit des Italiens.]

[94: On ne peut s'empêcher de faire ici un rapprochement. Le comte d'Artois, le 15 Mars, veut former une légion d'élite de la garde nationale de Paris. Il passe en revue les douze légions, les harangue, leur annonce qu'il marchera à la tête des gardes nationaux volontaires: 150 se présentent!

Napoléon, du fond de son cabinet, appelle la garde nationale à la défense de la cause impériale: 150,000 hommes prennent les armes et volent au combat!

Que doit-on conclure de cette froideur d'une part et de cet enthousiasme de l'autre? Je laisse cette question à résoudre aux hommes qui prétendent que la révolution du 20 Mars n'obtint l'assentiment que d'une poignée de factieux.]

[95: Les revers de Napoléon avaient été si rapides, que les possesseurs des grande places et des grandes fortunes n'avaient point eu le tems de réformer leur luxe. Quand les Bourbons furent rappelés, il fallut compter avec soi-même; et toutes ces dépenses effrénées cessèrent tout-à-coup.

D'un autre côté, la nouvelle cour, dans l'intention de se distinguer de la cour impériale, fit succéder au faste utile de Napoléon, la simplicité la plus choquante. Les émigrés les plus riches imitèrent ce pernicieux exemple; et, comme le remarqua Napoléon, le luxe de la table fut à-peu-près le seul auquel ils n'épargnèrent point les encouragemens. Il résulta de ce système d'économie, que les produits de nos manufactures restèrent sans emploi, et que l'industrie fut subitement paralysée.

La paix, que le commerce appelait de tous ses voeux, l'anéantit donc presque totalement; et les manufacturiers, les fabricans, les négocians (j'en excepte ceux des ports), regrettèrent vivement les tems heureux où nous avions la guerre.

Il faut convenir, en effet, que notre industrie fut redevable à la guerre et à nos conquêtes, de ses progrès et de son prodigieux accroissement. La guerre, en nous privant des produits des manufactures anglaises, nous avait appris à fabriquer nous-mêmes. La prohibition constante de ces marchandises préserva nos manufactures naissantes des dangers de la concurrence, et leur permit de se livrer avec sécurité aux essais et aux dépenses nécessaires pour atteindre ou surpasser la perfection des fabrications étrangères. Sur tous les points de l'empire, on vit s'élever des filatures et des manufactures de coton, et cette branche de commerce, presqu'inconnue jusqu'alors, employa trois cents mille ouvriers et produisit une valeur commerciale de plus de deux cent cinquante millions. Les autres produits de notre industrie reçurent également des développemens et des améliorations importantes, et la France, malgré la conscription, comptait dans ses nombreux ateliers près de douze cents mille ouvriers.

Si cet état florissant de notre commerce continental fut l'effet de l'agrandissement de notre territoire et de l'essor que la guerre avait donné à notre industrie, il fut aussi (il faut le dire) le résultat des secours, des encouragemens, des distinctions honorifiques, que Napoléon sut répartir à propos à nos fabricans, à nos manufacturiers, et le prix des sacrifices énormes qu'il fit pour créer, restaurer et entretenir ces routes superbes et ces nombreux canaux qui rendaient, entre la France et les contrées soumises à son empire, les communications aussi faciles que sûres et agréables.]

[96: Ces paroles, et plusieurs autres que j'ai déjà citées, prouvent que Napoléon n'ignorait point le parti qu'il aurait pu tirer du peuple. S'il ne s'en servit point, c'est qu'il craignit sans doute que le remède ne fût pire que le mal.]

[97: Napoléon, pendant les Cent Jours, eut un moment l'idée de faire paraître une note semi-officielle sur l'arrestation et la mort du duc d'Enghien.

Voici quelques renseignemens extraits des pièces qui devaient servir de base à cette note.

Des rapports de police avaient instruit Napoléon qu'il existait des menées royalistes au-delà du Rhin, et qu'elles étaient dirigées et entretenues, 1.°, par Messieurs Drack et Spencer Smith, à Stutgard et à Munich; 2.°, par le duc d'Enghien et le général Dumourier. Le foyer des premières était à Offenbourg, où se trouvaient des émigrés, des agens anglais, et la baronne de Reich, si connue par ses intrigues politiques. Le foyer des secondes était soi-disant au château d'Ettenheim où résidaient le duc d'Enghien, Dumourier, un colonel anglais et plusieurs agens des Bourbons.

Les cent vingt-huit mille francs donnés par le ministre Drack au sieur Rosey, chef de bataillon, pour exciter un soulèvement; et les rapports de M. Sh***, préfet de Strasbourg et beau-frère du duc de Fel…, ne laissaient aucun doute sur l'existence des intrigues d'Offenbourg et d'Ettenheim, auxquels M. Sh*** attribuait spécialement l'agitation et les symptômes de mécontentement qui régnaient à Weissembourg et sur plusieurs points de l'Alsace.

D'un autre côté, la conspiration du 3 nivôse venait d'éclater. Les révélations faites par le domestique de Georges et par d'autres individus, portaient à croire que le duc d'Enghien avait été envoyé par l'Angleterre sur les bords du Rhin pour se mettre à la tête de l'insurrection, aussitôt qu'on se serait défait de Napoléon.

La nécessité de mettre un terme à ces complots et d'en effrayer les instigateurs par un grand acte de représailles, cadrait d'une manière incroyable avec les considérations politiques qui portaient Napoléon à tenter un coup d'éclat, pour donner à la révolution et aux révolutionnaires les garanties que les circonstances exigeaient.

Napoléon, nommé consul à vie (j'emprunte ici le langage du manuscrit de Sainte Hélène) sentait la faiblesse de sa position, le ridicule de son consulat. Il fallait établir quelque chose de solide pour servir d'appui à la révolution. Les républicains s'effrayaient de la hauteur où le plaçaient les circonstances; ils se défiaient de l'usage qu'il allait faire de son pouvoir; ils redoutaient qu'il ne renouvelât une vieille royauté à l'aide de son armée. Les royalistes fomentaient ce bruit, et se plaisaient à le représenter comme un singe des anciens monarques: d'autres royalistes, plus adroits, répandaient sourdement qu'il s'était enthousiasmé du rôle de Monck, et qu'il ne prenait la peine de restaurer le pouvoir que pour en faire hommage aux Bourbons, lorsqu'il serait en état de leur être offert.

Les têtes médiocres qui ne mesuraient pas sa force, ajoutaient foi à ces bruits; ils accréditaient le parti royaliste, et le décriaient dans le peuple et dans l'armée; car ils commençaient à douter de lui et de son attachement à leur cause. Il ne pouvait pas laisser courir une telle opinion, parce qu'elle tendait à tout désunir. Il fallait, à tout prix, détromper la France, les royalistes, et l'Europe, afin qu'ils sussent à quoi s'en tenir avec lui. Une persécution de détail contre des propos, ne produit jamais qu'un mauvais effet, parce qu'elle n'attaque pas le mal dans sa racine.

La mort du duc d'Enghien décidait donc la question qui agitait la France; elle décidait de Napoléon sans retour; elle pouvait enfin intimider et punir les auteurs des trames ourdies sans cesse contre sa vie et contre l'état: il l'ordonna.

Il fit appeler le maréchal Berthier, et ce ministre prescrivit au général Ord***, par un ordre que l'Empereur dicta et que j'ai vu, de se rendre en poste à Strasbourg; de faire mettre à sa disposition par le général Lev*** quinze pontonniers, trois cents dragons de la garnison de Schelstadt et trente gendarmes; de passer le Rhin à Rheinaw, de se porter sur Ettenheim, de cerner la ville, d'enlever le duc d'Enghien, Dumourier, un colonel anglais, et tous les individus qui seraient à leur suite.

Le duc d'Enghien, le général Thumery, le colonel de Grunstein, le lieutenant Schmidt, l'abbé Weinburn, et cinq autres personnes subalternes, furent arrêtées par un chef d'escadron de gendarmerie nommé Ch***, chargé de cette partie de l'expédition.

On acquit alors, et seulement alors, la certitude que Dumourier n'était point à Ettenheim. On avait pris pour lui le général Thumery. Cette erreur causée par la similitude de leurs grades et par l'espèce de conformité de leur noms, qui, avec l'accent allemand, se prononcent à peu-près de la même manière, avait accru, dans la pensée de Napoléon, l'importance et la criminalité des prétendues menées d'Ettenheim, et exerça sur sa détermination la plus funeste influence.

Le duc d'Enghien fut amené de Strasbourg à Paris, et traduit devant une commission militaire.

L'Impératrice Joséphine, la princesse Hortense, se jetèrent en larmes aux pieds de Napoléon, et le conjurèrent de respecter la vie du duc d'Enghien. Le prince Cambacérès et le prince de Neufchâtel lui remontrèrent vivement l'affreuse inutilité du coup qu'il allait frapper. Il paraissait hésiter, lorsqu'on vint lui annoncer que le prince avait cessé de vivre.

Napoléon ne s'était point attendu à une catastrophe aussi prompte. Il avait même donné l'ordre à M. Real de se rendre à Vincennes pour interroger le duc d'Enghien; mais son procès et son exécution avaient été pressés par Murat, qui, poussé par quelques régicides, à la tête desquels se trouvait M. Fou***, crut servir Napoléon, sa famille et la France, en assurant la mort d'un Bourbon.

Le prince de T***, à qui l'Empereur a souvent reproché publiquement de lui avoir conseillé l'arrestation et la mort du duc d'Enghien, fut chargé d'apaiser la cour de Bade et de justifier la violation de son territoire aux yeux de l'Europe. M. de Caulincourt se trouvant à Strasbourg, l'Empereur le crut plus propre que tout autre à suivre une négociation, si la tournure de l'affaire venait à l'exiger; et il fut chargé d'envoyer au ministre de Bade la dépêche du prince de T***; mais on n'eut point besoin de recourir à la voie des négociations. La cour, loin de se plaindre qu'on eût violé son territoire, témoigna être fort aise que la marche suivie lui eût ôté la honte d'un consentement ou l'embarras d'un refus.

Tel est le récit exact et véridique des circonstances qui ont précédé, suivi et accompagné l'enlèvement et la mort du dernier des Condé.

On a long-tems imputé, et les personnes non instruites de la vérité imputent encore à M. de Caulincourt l'arrestation du duc d'Enghien: les unes prétendent qu'il l'arrêta de ses propres mains; les autres qu'il donna l'ordre de se saisir de sa personne: ces deux imputations sont également fausses. Il n'a point arrêté le duc d'Enghien, car son arrestation fut exécutée et consommée par le chef d'escadron Ch***. Il n'a point donné directement ou indirectement l'ordre d'arrêter ce prince, car la mission spéciale de le faire enlever avait été confiée au général Ord***; et ce général n'avait aucun ordre à recevoir de M. de Caulincourt son égal, et peut-être même son inférieur. Ce qui avait fait croire, dans un tems où il n'était point possible d'expliquer les faits, que M. de Caulincourt avait été chargé d'arrêter ou faire arrêter le duc d'Enghien, c'est que M. de Caulincourt reçut au même moment que le général Ord***, l'ordre de se rendre à Strasbourg, pour faire enlever les émigrés et les agens anglais qui avaient établi le siége de leurs intrigues à Offenbourg, Mais cette mission, pour laquelle il dut être dans le cas de se concerter avec le général Ord***, et peut-être même de l'appuyer en cas de besoin, car une action simultanée était nécessaire pour qu'une expédition ne fit point échouer l'autre, cette mission, dis-je, quoiqu'analogue, n'avait aucun rapport réel avec celle du général Ord***. Leur but était différent: l'une avait pour objet l'enlèvement du duc d'Enghien à Ettenheim; l'autre, l'arrestation à huit ou dix lieues de là des conspirateurs d'Offenbourg. Peut-être objectera-t-on que M. de Caulincourt n'ignorait point que le général Ord*** était chargé d'arrêter le duc d'Enghien; cela serait vrai, que je ne vois point la conséquence qu'on pourrait en tirer. Mais ce que j'ai vu au cabinet, et ce que j'atteste, c'est que l'ordre donné à M. de Caulincourt ne parlait aucunement d'Ettenheim, et que le nom du duc d'Enghien ne s'y trouvait même point prononcé. Il était uniquement relatif d'abord à la construction d'une flotille qu'on préparait sur le Rhin, et secondairement à l'expédition d'Offenbourg, expédition qui se termina (on ne l'a sans doute point oublié) par la fuite si risible du ministre Drack et de ses agens.

J'ai cru de mon devoir, comme Français et comme historien, d'entrer dans ces détails, et de détruire à jamais une erreur dont la malveillance et l'esprit de parti se sont emparés pour chercher à ternir la vie politique d'un des hommes qui fait le plus d'honneur au gouvernement impérial et à la France.

M. de Caulincourt, eût-il commis la fatale arrestation qu'on lui impute, n'en serait pas moins exempt de tout reproche: il aurait fait son devoir, comme le général Ord*** fit le sien. Un militaire n'est point le juge des ordres qu'il exécute. Le grand Condé, tout couvert des lauriers de Rocroy, de Fribourg, de Nordlingue et de Lenz, fut arrêté, au mépris de la foi promise, dans les appartemens du Roi; et ni les contemporains, ni la postérité n'ont fait un crime de cette arrestation au maréchal d'Albret.]

[98: On m'a assuré que, trois fois, il fit offrir à Georges sa grâce, s'il promettait de ne plus conspirer, et que ce n'est qu'au troisième refus qu'il ordonna d'exécuter le jugement.]

[99: Le maréchal Augereau, duc de Castiglione, se trouvait également porté sur cette liste. Il en fut rayé à la prière de la duchesse, et en considération de la proclamation qu'il publia le 23 mars.]

[100: Ces entretiens avec les personnes dont Napoléon estimait l'opinion et le mérite étaient toujours aimables, instructifs, intéressans, toujours empreints de pensées fortes, d'expressions hardies, ingénieuses ou sublimes. Avec les personnes qui lui étaient indifférentes ou dont il pénétrait la nullité, ses phrases à peine commencées n'étaient jamais finies; ses idées ne roulaient que sur des choses insignifiantes, des lieux communs, qu'il assaisonnait volontiers pour se désennuyer, de sarcasmes amers, ou de plaisanteries plus bizarres que spirituelles.

Ceci explique la contradiction des divers jugemens portés sur l'esprit de Napoléon par les étrangers admis à sa cour.]

[101: Procureur-général du Roi, chargé dans certains cas, de la poursuite des délits et des crimes politiques.]

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