Les Cent Nouvelles Nouvelles, tome I
LA XVIIIe NOUVELLE.
PAR MONSEIGNEUR DE LA ROCHE.
Ung gentil homme de Bourgoigne nagueres
pour aucuns de ses affaires
s'en alla à Paris, et se logea en ung
trèsbon hostel; car telle estoit sa
coustume de querir tousjours les meilleurs logiz.
Il n'eut guères esté en son logis, luy qui
cognoissoit mousche en laict, qu'il ne perceust
tantost que la chambrière de leans estoit
femme qui devoit faire pour les gens. Si ne
luy cela guères ce qu'il avoit sur le cueur,
et, sans aller de deux en trois, luy demanda
l'aumosne amoureuse. Il fut de prinsault bien
rechassé des meures: «Voire, dist-elle, est-ce
à moy que vous devez adrecer telles parolles?
Je veil bien que vous sachez que je
ne suis pas celle qui fera tel blasme à l'ostel
où je demeure.» Et qui l'oyoit, elle ne le
feroit pour aussi gros d'or. Le gentil homme
tantost congneut que toutes ses excusacions
estoient erres pour besoigner, si luy va dire:
«M'amye, si j'eusse temps et lieu, je vous
diroye telle chose que vous seriez bien contente,
et ne doubte point que ce ne fust
grandement vostre bien; mais pource que
devant les gens ne vous veil guères araisonner,
affin que ne soiez de moy souspeçonnée,
croiez mon homme de ce que par
moy vous dira; et s'ainsi le faictes, vous
en vauldrez mieulx.—Je n'ay, dit-elle, ne
à vous ne à luy que deviser.» Et sur ce
point s'en va, et nostre gentil homme appella
son varlet, qui estoit ung galant tout veillé,
puis luy compta son cas et le charge de poursuir
roidement sa besoigne sans espergner
bourdes ne promesse. Le varlet, duyt et fait
à cela, dit qu'il fera bien son personnage. Il
ne mist pas la chose en obly, car au plus tost
qu'il sceut trouver la meschine, Dieu scet s'il
joa bien du bec! Et s'elle n'eust esté de Paris,
et plus subtile que foison d'aultres, son gracieux
langage et les promesses qu'il fait pour
son maistre l'eussent tout à haste abatue.
Mais aultrement alla, car, après pluseurs parolles
et devises d'entre elle et luy, elle luy
dist ung mot tranché: «Je scay bien que vostre
maistre veult, mais il n'y touchera jà si je
n'ay dix escuz.» Le varlet fist son rapport à
son maistre, qui n'estoit pas si large, au mains
en tel cas, de donner dix escuz pour joyr
d'une telle damoiselle. «Quoy que soit, elle
n'en fera aultre chose, dit le varlet; et encores
y a il bien manière de venir en sa chambre,
car il fault passer par celle à l'oste. Regardez
que vous vouldrez faire.—Par la mort
bieu! dit-il, mes dix escuz me font bien mal
d'en ce point les laisser aler; mais j'ay si
grant dévocion au saint, et si en ay fait tant
de poursuite, qu'il fault que je besoigne. Au
deable voit chicheté! elle les ara.—Pourtant
le vous dy-je, dit le varlet, voulez vous
que je luy dye qu'elle les aura?—Oy, de par
le dyable! oy, dit-il.» Le vallet trouva la
bonne fille et luy dit qu'elle aura ces dix escuz,
voire et encores mieulx cy après. «Trop
bien, dit-elle.» Pour abréger, l'eure fut prinse
que l'escuier doit venir coucher avec elle;
mais avant que oncques elle le voulsist guider
par la chambre de son maistre en la sienne,
il bailla tous les dix escuz content. Qui fut
bien mal content, ce fut nostre homme, qui se
pensa, en passant par la chambre et cheminant
aux nopces qui trop à son gré luy coustoient,
qu'il jouera d'un tour. Ilz sont venuz
si doulcement en la chambre que maistre ne
dame ne scevent rien; si se vont despoiller,
et dit nostre escuier qu'il emploira son argent
s'il peut. Il se mect à l'ouvrage et fait merveille
d'armes, et espoir plus que bon ne luy
fut. Tant en devises que aultrement se passèrent
tant d'heures que le jour estoit voisin
et prouchain à celuy qui plus voluntiers dormist
que nulle aultre chose feist; mais la trèsbonne
chambrière luy va dire: «Or ça, sire,
pour le trèsgrant bien, honneur et courtoisie
que j'ay oy et veu de vous, j'ay esté contente
mettre en vostre obeissance et joissance la
rien que plus en ce monde doy cher tenir. Si
vous prie et requier que vistement vous veillez
apprester et habiller et de cy partir, car il est
desja haulte heure; et, si d'advanture mon
maistre ou ma maistresse venoient icy, comme
assez est leur coustume au matin, et vous
trouvassent, je seroie perdue et gastée, et vous
ne seriez pas le mieulx party du jeu.—Je ne
sçay quoy, dit le bon escuier, quel bien et
quel mal en adviendra; mais je me reposeray
et dormiray tout à mon aise et à mon beau
loisir avant que j'en parte; et, affin que n'aye
paour et que point je ne m'espante, vous me
ferez compaignie, s'il vous plaist.—Ha!
monseigneur, dist-elle, il ne se peut faire
ainsi; par mon serment, il vous convient partir.
Il sera jour trestout en haste, et si on vous
trouvoit icy, que seroit ce de moy? J'aymeroie
mieulx estre morte qu'ainsi en advenist, et, si
vous ne vous avancez, ce que trop je doubte
en adviendra.—Il ne me chault, moy, qu'en
advienne, dit l'escuier; mais je vous dy bien
que se ne me rendez mes dix escuz, jà ne
m'en partiray, advienne ce qu'en advenir
peut.—Voz dix escus? dit-elle; et estes-vous
tel, se vous m'avez donné aucune courtoisie
ou gracieuseté, que vous me le vouldrez
après retollir par ceste façon? Sur ma
foy, vous monstrez mal que vous soiez gentil
homme.—Tel que je suis, dit-il, je suis celuy
qui de cy ne partiray, ne vous aussi, tant
que ne m'aiez rendu mes dix escuz; vous les
aviez gaignez trop aise.—Ha! dit-elle, se
m'aist Dieu, quoy que vous diez, je ne pense
pas que soiés si mal gracieux, attendu le bien
qui est en vous et le plaisir que vous ay fait,
que fussez si pou courtois que vous n'aidissiez
à garder mon honneur. Et pour ce de rechef
vous supplie que ceste ma requeste passez
et accordez et que d'icy vous partez.»
L'escuier dit qu'il n'en fera rien, et, pour trousser
le compte, force fut à la bonne gentil femme,
à tel regret que Dieu scet, de desbourser les
dix escuz, affin que l'escuier s'en aille. Quand
les dix escuz furent en la main dont ilz estoient,
celle qui les rendoit cuidoit bien enrager
tant estoit mal contente, et celuy qui les
a leur fait grant chière. «Or avant, dit la
courroucée et desplaisante, qui se voit ainsi
gouverner, quand vous estes bien joué et farsé
de moy, au mains advancez vous, et vous
suffise que vous seul cognoissez ma folie, et
que par vostre tarder elle ne soit congneue
de ceulx qui me deshonoreront s'ilz en voient
l'apparence.—A vostre honneur, dit l'escuier,
point je ne touche; gardez le autant que vous
l'aimez. Vous m'avez fait venir icy, et si vous
somme que vous me rendez et mettez au
lieu dont party, car ce n'est pas mon intencion
comme de venir et de retourner.» La
chambrière, où rien n'avoit à le courroucer,
non pas mains doubtant l'esclandre de son fait
que la mort, voyant aussi que le jour commence
à aparoir, avec tout le desplaisir et
crainte que son ennuyeux cueur charge et empire,
se hourde de l'escuier et à son col le
charge. Et comme à tout ce fardeau passoit
par la chambre de son maistre marchant le
plus soef qu'oncques peust, le courtois gentil
homme, tenant lieu de bahu sur le doz de celle
qui sur son ventre l'avoit soustenu, laissa
couler ung gros sonnet, dont le ton et le bruyt
firent l'oste eveiller, et demanda assez effrayement:
«Qui est celà?—C'est vostre chambrière,
dist l'escuier, qui me porte rendre où
elle m'avoit emprunté.» A ces motz, la pouvre
gentil femme n'eut plus cueur, puissance ne
vouloir de soustenir son fardeau desplaisant,
si s'en va d'ung costé et l'escuier de l'aultre.
Et l'oste, qui congnoist bien que c'est, parla
trèsbien à l'espousée, qui, toute deceute et esclandrie,
tost après se partit de leans. Et l'escuier
en Bourgoigne se retourna, qui aux galans
et compaignons de sorte joyeusement racompta
ceste son adventure dessus dicte.
LA XIXe NOUVELLE.
PAR PHILIPE VIGNIER, ESCUIER DE
MONSEIGNEUR.
Ardent desir de veoir pays, savoir
et cognoistre pluseurs experiences
qui par le monde universel journellement
adviennent, nagueres si fort
eschaufa l'atrempé cueur et vertueux courage
d'un bon et riche marchant de Londres en
Angleterre, qu'il abandonna sa belle et bonne
femme et sa belle maignye d'enfans, parens,
amis, héritages, et la pluspart de sa chevance,
et se partit de son royaulme assez et
bien fourny d'argent content et de très grande
abundance de marchandises dont le païs d'Angleterre
peut les autres servir, comme d'estains,
de riz, et foison d'aultres choses que
pour bref je passe. En ce son premier voyage
vaqua le bon marchant l'espace de cinq ans,
pendant lequel temps sa bonne femme garda
trèsbien son corps, fist le prouffit de pluseurs
marchandises, et tant et si trèsbien le fist que
son mary, au bout des diz cinq ans retourné,
beaucop la loa et plus que par avant l'ama.
Le cueur au dit marchant, non encores content,
tant d'avoir veu et congneu pluseurs choses estranges
et merveilleuses, comme d'avoir gaigné
largement, le feist arrière sur la mer bouter
cinq ou six mois puis son retour, et s'en reva
à l'adventure en estrange terre tant de chrestians
que de Sarrazins, et ne demoura pas si
pou que les dix ans ne furent passez ains
que sa femme le revist. Trop bien luy rescripvoit
et assez souvent, à celle fin qu'elle sceust
qu'il estoit encores en vie. Elle, qui jeune estoit
et en bon point et qui point n'avoit de
faulte des biens de Dieu, fors seulement de la
presence de son mary, fut contrainte par son
trop demourer de prendre ung lieutenant, qui
en peu d'heure luy fist ung trèsbeau filz. Ce filz
fut elevé, nourry et conduit avec les aultres
ses frères d'un cousté, et au retour du marchant
mary de sa mère avoit environ sept ans.
La feste fut grande, à ce retour, d'entre le
mary et la femme; et, comme ils fussent en
joyeuses devises et plaisans propos, la bonne
femme, à la semonce de son mary, fait venir
devant eulx tous leurs enfans, sans oblier celuy
qui fut gaigné en l'absence de celuy qui
en avoit le nom. Le bon marchant, voyant la
belle compaignie de ses enfans, recordant
trèsbien du nombre d'eulx à son partement,
le voit creu d'un, dont il est trèsfort esbahy et
moult esmerveillé; si va demander à sa femme
qui estoit ce beau filz, le derrenier en reng de
leurs enfans. «Qui c'est? dit-elle, par ma foy,
sire, c'est nostre filz; à qui seroit-il?—Je ne
sçay, dist-il; mais pource que plus ne l'avoie veu,
avez vous merveille si je le demande?—Saint
Jehan! nenny, dist-elle, mais il est mon filz.—Et
comment se peut il faire? dist le mary;
vous n'estiez pas grosse à mon partement.—Non
vrayement, dit-elle, que je sceusse; mais
je vous ose bien dire à la vérité que l'enfant
est vostre, et que aultre que vous à moy n'a
touché.—Je ne dy pas aussi, dit-il; mais
toutesfoiz il a dix ans que je party, et cest
enfant se monstre de sept: comment doncques
pourroit-il estre mien? L'auriez-vous plus
porté que ung aultre?—Par mon serment,
dit-elle, je ne sçay; mais tout ce que je vous
dy est vray. Si je l'ay plus porté qu'un aultre,
il n'est rien que j'en sache, et si vous ne le
me feistes au partir, je ne sçay moy penser
dont il peut estre venu, sinon que, assez tost
après vostre partement, ung jour j'estoie par
ung matin en nostre grand jardin, où tout à
coup vint ung soudain appetit de menger une
fueille d'oseille qui pour l'heure de adonc estoit
couverte et soubz la neige tappie. J'en
choisy une entre les aultres, belle et large,
que je cuiday avaler; mais ce n'estoit que ung
peu de nege blanche et dure; et ne l'eu pas
si tost avalée que ne me sentisse en trestout
tel estat que je me suis trouvée quand mes
aultres enfans ay porté. De fait, à chef de terme,
je vous ay fait ce trèsbeau filz.» Le marchand
cogneut tantost qu'il en estoit noz amis,
mais il n'en voult faire semblant, ainçois se
vint adjoindre par parolles à confermer la belle
bourde que sa femme lui bailloit, et dit: «M'amye,
vous ne dictes chose qui ne soit possible,
et que à aultres que à vous ne soit advenue.
Loé soit Dieu de ce qu'il nous a envoyé!
S'il nous a donné ung enfant par miracle, ou
par aucune secrete fasson dont nous ignorons
la manière, il ne nous a pas oblié d'envoier
chevance pour l'entretenir.» Quand la bonne
femme voit que son mary veult condescendre
à croire ce qu'el luy dit, elle n'est moyennement
joyeuse. Le marchant, sage et prudent,
en dix ans qu'il fut puis à l'ostel sans faire ses
loingtains voyages, ne tint oncques manière
envers sa femme en parolles ne aultrement
par quoy elle peust penser qu'il entendist rien
de son fait, tant estoit vertueux et pacient.
Il n'estoit pas encores saoul de voyagier, si le
vouloit recommencer, et le dist à sa femme,
qui fist semblant d'en estre trèsmarrie et mal
contente. «Appaisez-vous, dit-il; s'il plaist
à Dieu et à monseigneur saint George, je reviendray
bref. Et pource que nostre filz que
feistes à mon aultre voyage est desja grand
et habile et en point de veoir et d'aprendre,
si bon vous semble, je l'emmeneray avecques
moy.—Et par ma foy, dit-elle, vous ferez
bien et je vous en prie.—Il sera fait», dit-il.
A tant se part, et emmaine le filz dont il n'estoit
pas père, à qui il a pieça gardé une bonne
pensée. Ilz eurent si bon vent qu'ilz sont venus
au port d'Alixandrie, où le bon marchant
trèsbien se deffist de la pluspart de ses marchandises,
et ne fut pas si beste, affin qu'il
n'eust plus de charge de l'enfant de sa femme
et d'ung aultre, et que après sa mort ne succedast
à ses biens, comme ung de ses aultres
enfans, qu'il ne le vendist à bons deniers
contens pour en faire ung esclave. Et pource
qu'il estoit jeune et puissant, il en eust près
de cent ducatz. A chef de pièce, il s'en revint
en Angleterre sain et sauf, Dieu mercy. Et
n'est pas à dire la joye que sa femme luy fist
quand elle le vit en bon point. Elle ne voit
point son filz, si ne scet que penser. Elle ne
se peut guères tenir qu'elle ne demandast à
son mary qu'il avoit fait de leur filz. «Ha!
m'amye, dist-il, il ne le vous fault jà celer: il
luy est trèsmal prins.—Helas! comment? dit-elle;
est-il noyé?—Nenny vraiement, dist-il;
mais il est vray que fortune de mer par
force nous mena en ung pais où il faisoit si
chault que nous cuidions tous mourir par la
grant ardeur du soleil qui sur nous ses raidz
espandoit; et comme ung jour nous estions
sailliz de nostre nave, pour faire en terre
chascun une fosse pour nous tappir pour le
soleil; nostre bon filz, qui de neige, comme
sçavez, estoit, en nostre presence, sur le gravier,
par la grand force du soleil, il fut tout
à coup fondu et en eaue resolu. Et n'eussiez
pas dict une sept seaumes que nous ne trouvasmes
plus rien de luy. Tout aussi à haste
qu'il vint au monde, aussi soudainement en
est party. Et pensez que j'en fuz et suis bien
desplaisant, et ne vy jamais chose entre les
merveilles que j'ay veues dont je fusse plus
esbahy.—Or avant, dit-elle, puis qu'il a
pleu à Dieu le nous oster comme il le nous
avoit donné, loé en soit-il!» Si elle se doubta
que la chose allast aultrement, l'ystoire s'en
taist et ne fait pas mencion, fors que son
mary lui rendit telle qu'elle luy bailla, combien
qu'il en demoura toujours le cousin.
LA XXe NOUVELLE.
PAR PHELIPE DE LOAN.
Il n'est pas chose nouvelle que en
la conté de Champaigne a tousjours
eu bon à recouvrer de foison
de gens lourds en la taille, combien
qu'il sembleroit assez estrange à pluseurs,
pourtant qu'ilz sont si près voisins à ceulx du
mal engin. Assez et largement d'ystoires à ce
propos pourroit on mettre avant confermant la
bestise des Champenois; mais, quant au présent,
celle qui s'ensuyt pourra souffire. En la
dicte conté naguères avoit ung jeune filz orphenin
qui bien riche et puissant demoura puis
le trespas de son père et sa mère, et jasoit
qu'il fust lourd, très pou sachant, et encores
aussi mal plaisant, si avoit-il une industrie de
bien garder le sien et conduire sa marchandise.
Et à ceste cause beaucop de gens, voire
de gens de bien, luy eussent voluntiers donné
leur fille à mariage. Une entre les aultres pleut
aux parens et amys de nostre Champenois,
tant pour sa bonté, beaulté, chevance, etc.;
et luy dirent qu'il estoit temps qu'il se mariast,
et que bonnement il ne povoit conduire son
fait. «Vous avez aussi, dirent-ilz, desja xxiiij
ans, si ne pourriez en meilleur eage prendre
cest estat; et, si vous y voulez entendre, nous
avons regardé et choisy pour vous une belle
fille et bonne qui nous semble bien vostre
fait. C'est une telle, vous la cognoissez bien.»
Lors la luy nommèrent. Et nostre homme, à
qui ne chaloit qu'il feist, fust maryé ou aultre
chose, mais qu'il ne tirast point d'argent, respondit
qu'il feroit ce qu'ilz vouldroient. «Et
puis que ce vous semble mon bien, conduisez
la chose au mieulx que savez, car je veil faire
par vostre conseil et ordonnance.—Vous
dictes bien, dirent ces bonnes gens; nous
regarderons et penserons pour vous comme
pour nous mesmes ou ung de noz enfans.»
Pour abreger, à chef de pièce, nostre Champenois
fut maryé de par Dieu; mais si tost la
première nuyt qu'il fut près de sa femme couché,
luy, qui oncques sur beste crestiane n'avoit
monté, tantost luy tourna le doz, après
je ne sçay quants simples baisiers qu'elle eut de
luy, mais du surplus nichil au doz. Qui
estoit mal contente, c'estoit nostre espousée,
jasoit qu'elle n'en feist nul semblant. Ceste
maudicte manière dura plus de dix jours, et
encores eust si la bonne mère à l'espousée
n'y eust pourveu de remède. Il ne vous fault
pas celer que nostre homme, et neuf en fasson
et en mariage, du temps de feu son père et sa
mère, avoit esté bien court tenu; et sur toute
rien luy estoit et fut defendu le mestier de la
beste à deux doz, doubtant, s'il s'i esbatoit,
qu'il y despendroit sa chevance. Et bien leur
sembloit et à bonne cause qu'il n'estoit pas
homme qu'on deust aimer pour ses beaulx
yeulx. Luy, qui pour rien ne courroussast père
et mère, et qui n'estoit pas trop chault sur potaige,
avoit tousjours gardé son pucellage,
que sa femme eust voluntiers desrobé par
bonne fasson s'elle eust sceu. Ung jour se
trouva la mère à nostre espousée devers sa
fille, et luy demanda de son mary, de son
estat, de ses condicions, de son mariage, et
cent mille choses que femmes scevent dire.
A toutes choses bailla et rendit nostre espousée
à sa mère trèsbonne response, et dist que
son mary estoit trèsbon homme et qu'elle ne
doubtoit point qu'elle ne se conduisist bien
avecques luy. De ce fut nostre mère bien
joyeuse, et, pource qu'elle sçavoit bien par
elle mesme qu'il fault en mariage aultre chose
que boire et menger, elle dist à sa fille: «Or,
vien ça et me dy par ta foy, et de ces choses
de nuyt, comment t'en est-il?» Quant la pouvre
fille oyt parler de ces choses de nuyt, à pou
que le cueur ne luy faillit, tant fut marrye et
desplaisante; et ce que sa langue n'osoit respondre,
monstrèrent ses yeulx, dont sailloient
larmes à trèsgrand abundance. Si entendist
tantost sa mère que ces larmes vouloient dire,
et dist: «Ma fille, ne plorez plus; mais dictes
moy hardiement, je suis vostre mère, à qui ne
devez rien celer, et de qui ne devez estre
honteuse. Vous a-il encores rien fait?» La pouvre
fille, revenue de paumoison et ung peu
rasseurée et de sa mère confortée, cessa la
grand flotte de ses larmes; mais elle n'avoit
encores force ne sens de respondre. Si l'interroge
encores sa mère, et luy dit: «Dy moy
hardiement et oste ces larmes. T'a il rien fait?»
A voix basse et de plours entremeslée respondit
la fille et dist: «Par ma foy, ma mère, il ne
me toucha oncques; mais du surplus qu'il ne
soit bon homme et doulx, par ma foy, si est.—Or,
dy moy, dit la mère, scez tu point s'il est
fourny de tous ses membres? Dy hardiement
si tu le sces.—Saint Jehan! si est trèsbien,
dist-elle. J'ay pluseurs foiz senty ses denrées
d'aventure, ainsi que je me tourne et retourne
en nostre lit, quant je ne puis dormir.—Il
souffist, dist la mère; laisse moy faire du surplus.
Veez cy que tu feras: Demain au matin il
te convient faindre d'estre malade trèsfort, et
monstrer semblant d'estre tant oppressée qu'il
semble que l'ame s'en parte. Ton mary me
viendra ou mandera querir, je n'en doubte
point, et je feray si bien mon personnage que
tu sçaras tantost comment tu fuz gaignée, car
je porteray ton urine à ung tel médicin qui
donnera tel conseil que je vouldray.» Comme
il fut dit il fut fait, car landemain, si tost
qu'on vit du jour, nostre gouge, auprès de
son mary couschée, se commença à plaindre
et faire si trèsbien la malade qu'il sembloit
que une fièvre continue luy rongeast corps et
ame. Noz amis son mary estoit bien esbahy et
desplaisant; si ne savoit que faire ne que dire.
Si manda tantost sa belle mère, qui ne se fist
guères attendre. Tantost qu'il la vit: «Helas!
belle mère, vostre fille se meurt.—Ma fille!
dit-elle; et que luy fault-il?» Lors, tout en
parlant, marchèrent jusques en la chambre de
la paciente. Si tost que la mère voit sa fille,
elle luy demande comment elle fait; et elle, bien
aprinse, ne respondit pas à la première foiz,
mais à chef de pièce dit «Mère, je me meurs.—Non
faictes, si Dieu plaist, fille; prenez
courage; mais dont vous vient ce mal si à
haste?—Je ne sçay, je ne sçay, dit la fille;
vous me paraffolez à me faire parler.» Sa mère
la prent par la main, et luy taste son poux, et
son corps, et son chef, et puis dit à son beau
filz: «Par ma foy, creez qu'elle est malade; elle
est plaine de feu. Si fault pourveoir de remède.
Y a-il point ycy de son urine?—Celle de la
mynuyt y est, dit une des meschines.—Baillez
la moy, dit-elle.» Quand elle eut ceste urine,
fist tant qu'elle eut ung urinal et dedans la bouta,
et dit à son beau filz qu'il la portast monstrer
à ung médicin pour savoir qu'on pourra faire
à sa fille, et si on y peut aider. «Pour Dieu!
n'y espergnons rien, dit-elle; j'ay encores de
l'argent que je n'ayme pas tant que ma fille.—Espergner!
dist noz amis; creez, si on luy
peut aider pour argent je ne luy fauldray pas.—Or
vous avancez, dit-elle, et tandiz qu'el
se reposera ung peu je m'en iray jusques au
mesnage; tousjours reviendray je bien, s'on a
mestier de moy.» Or devez vous savoir que nostre
bonne mère avoit, le jour devant, au partir
de sa fille, forgé le medicin qui estoit bien
adverty de la response qu'il devoit faire. Veezcy
nostre gueux qui arrive devers nostre medicin
à tout l'orine de sa femme; et, quand il luy
eut fait la reverence, il luy va compter comment
sa femme estoit deshaitée et merveilleusement
malade; «et veezcy son urine que à vous j'apporte,
affin que mieulx vous informez de son
cas, et que plus seurement me puissez conseiller.»
Le medicin prend l'orinal et contremont
le lève, et tourne et retourne l'urine, et
puis va dire: «Vostre femme est fort aggravée
de chaulde maladie et en dangier de mort s'elle
n'est prestement secourue. Veezcy son urine
qui le monstre.—Ha! maistre, pour Dieu
mercy, veillez moy dire, et je vous paieray
bien, qu'on luy peut faire pour recouvrer santé,
et s'il vous semble qu'elle n'ayt garde de mort.—Elle
n'a garde, si vous luy faictes ce que je
vous diray, dit le medecin; mais, se vous tardez
guères, tout l'or du monde ne la garantira
pas de la mort.—Dictes, pour Dieu, dit l'aultre,
et on luy fera.—Il faut, dit le medicin,
qu'elle ayt compaignie d'homme, ou elle est
morte.—Compaignie d'homme! dit l'aultre,
et qu'est ce à dire cela?—C'est à dire, dit le
medecin, qu'il fault que vous montez sur elle
et que vous la roucynez trèsbien trois ou quatre
foiz tout à haste, et le plus que vous pourrez
à ce premier faire sera le meilleur; aultrement
ne sera point estaincte la grand ardeur qui la
seche et tire à fin.—Voire, dit il, et seroit ce
bon?—Elle est morte, et n'y a pas de rechap,
dit le medicin, s'ainsi ne le faictes, voire et
bien tost encores.—Saint Jehan? dit l'aultre,
j'essaieray comment je pourray faire.» Il se
part de là, et vient à l'ostel, et trouve sa femme
qui se plaignoit et dolosoit trèsfort. «Comment
va, dit il, m'amye?—Je me meurs, mon amy,
dit elle.—Vous n'avez garde, si Dieu plaist,
dist il; j'ay parlé au medecin, qui m'a enseigné
une medicine dont vous serez garie.» Et durant
ces devises, il se despoille et au près de
sa femme se boute; et, comme il approuchoit
pour executer le conseil du medicin tout en
lourdoys: «Que faictes vous, dit elle; me voulez
vous partuer?—Mais je vous gariray, dit
il, le medicin l'a dit.» Et ce dit, ainsi que nature
luy monstra, et à l'aide de la paciente, il
besoigna trèsbien deux ou trois fois; et, comme
il se reposoit tout esbahy de ce que advenu luy
estoit, il demande à sa femme comment elle
se porte. «Je suys ung pou mieulx, dit-elle,
que par cy devant n'ay esté.—Loé soit Dieu!
dit il; j'espere que vous n'avez garde et que
le medicin ara dit vray.» Alors recommence
de plus belles. Pour abreger, tant et si bien le
fist que sa femme revint en santé dedans pou
de jours, dont il fut trèsjoyeux, si fut la mère
quant el le sceut. Nostre Champenois, après
ces armes dessus dictes, devint ung pou plus
gentil compagnon qu'il n'estoit par avant; et
luy vint en courage, puis que sa femme restoit
en santé, qu'il semondroit à disner ung jour
ses parens et amys et le père et la mère d'elle,
ce qu'il fit; et les servit grandement en son
patoys, à ce disner, faisoit trèsbonne et joyeuse
chère. On buvoit à luy, il buvoit aux aultres:
c'estoit merveille qu'il estoit gentil compaignon.
Mais escoutez qu'il lui advint: à la
coup de la meilleure chère de ce disner; il commença
trèsfort et soudainement à plorer, et
sembloit que tous ses amys, voire tout le monde,
fussent mors, dont n'y eut celuy de la table qui
ne s'en donnast grant merveille dont ces soudaines
larmes procedoient; les ungs et les aultres
luy demandent qu'il a, mais à pou s'il povoit
ou savoit respondre, tant le contraignoient
ses folles larmes. Il parla au fort, en la fin, et
dist: «J'ay bien cause de plorer.—Et par ma
foy, non avez, ce dist sa belle mère: que vous
fault-il? Vous estes riche et puissant et bien
logié, et si avez de bons amys; et qui ne fait
pas à oublier, vous avez belle et bonne femme,
que Dieu vous a remise en santé, qui naguères
fut sur le bord de sa fosse; si m'est advis que
vous devez estre lye et joyeux.—Helas! non
fays, dit-il; c'est par moy que mon père et ma
mère, qui tant m'aymoient, et m'ont assemblé
et laissé tant de biens, ne sont encores en vie,
car ilz ne sont mors tous deux que de chaulde
maladie; et si je les eusse aussi bien rouchynez
quand ilz furent malades que j'ay fait ma
femme, ilz fussent maintenant sur piez.» Il
n'y eut celuy de la table après ces motz à pou
qui se tenist de rire, mais non pourtant il s'en
garda qui peut. Les tables furent ostées, et chacun
s'en alla, et le bon Champenoys demoura
avec sa femme, laquelle, affin qu'elle demourast
en santé, fut souvent de luy racolée.
LA XXIe NOUVELLE.
PAR PHILIPE DE LOAN.
Sur les mètes de Normandie siet une
bonne et grosse abbaye de dames,
dont l'abbesse, qui belle et jeune
et en bon point estoit, naguères se
acoucha malade. Ses bonnes sœurs devotes et
charitables tantost la vindrent visiter, en la
confortant et administrant à leur povoir de tout
ce qu'elles sentoient que bon luy fut. Et quand
elles parceurent qu'elle ne se disposoit à garison,
elles ordonnèrent que l'une d'elles yroit à
Rouen porter son urine, et compteroit son cas à
ung medicin de grand renommée. Pour faire
ceste ambaxade, à lendemain l'une d'elles se
mist au chemin; et fit tant qu'el se trouva devers
le dit medicin, auquel, après qu'il eut visité
l'urine de madame l'abbaesse, elle compta tout
au long la fasson et manière de sa maladie,
comme de son dormir, d'aller à chambre, de
boire et de menger. Le sage medicin, vrayement
du cas de madame informé tant par son
urine comme par la relacion de la religieuse,
voulut ordonner le regime. Et, jasoit qu'il eust
de coustume à plusieurs de leur bailler par escript,
il se fya bien de tant à la religieuse
que de bouche luy dirait: «Belle seur, dit-il,
pour recouvrer la santé de madame l'abbesse,
il est mestier et de necessité qu'el ait compagnie
d'homme; et bref aultrement elle se trouvera
en pou d'espace si adicte et de mal souprinse
que la mort luy sera derrain remède.» Qui
fut bien esbahye d'oyr si trèsdures nouvelles,
ce fut nostre religieuse, qui alla dire: «Helas!
maistre Jehan, ne voiez vous aultre fasson pour
la recouvrance de la santé de madame?—Certes
nenny, dit-il, il n'en y a point d'aultre,
et si veil bien que vous sachez qu'il se fault
avancer de faire ce que j'ay dit: car si la maladie,
par faulte d'ayde, peut prendre son
temps n'y viendra.» La bonne religieuse à pou
s'elle osa disner à son aise, tant avoit haste de
nuncier à madame ces nouvelles. Et à l'ayde
de sa bonne hacquenée, et du grant desir
qu'el a d'estre à l'ostel, s'avança si bien que
madame l'abbesse fut trèstoute esbahie de si
tost la reveoir. «Que dit le medicin, belle seur?
ce dist-elle; ay je garde de mort?—Vous
serez tantost en bon point, si Dieu plaist,
Madame, dist la religieuse messagière; faictes
bonne chère et prenez cueur.—Et ne m'a
le medicin point ordonné de regime, dit madame?—Si
a, dit-elle.» Lors luy va dire
tout au long comment le medicin avoit veu
son urine, et les demandes qu'il fist de son
eage, de son mengier, de son dormir, etc. «Et
puis pour conclusion il dit et ordonne qu'il
fault que vous aiez compaignie charnelle avecque
homme, ou bref aultrement vous estes
morte: car à vostre maladie n'a point d'aultre
remède.—Compaignie d'homme! dit madame;
j'ayme plus cher morir mille foiz, s'il
m'estoit possible.» Et lors va dire: «Puis que
mon mal est incurable et mortel si je n'y pourvoy
de tel remède, loé soit Dieu, je prens la
mort en gré. Appellez moy bien tost tout mon
couvent.» Le tymbre fut sonné, si vindrent tantost
devers madame trestoutes ses bonnes religieuses.
Et quand elles furent en la chambre,
madame, qui avoit encore toute la langue
à commandement, quelque mal qu'elle eust,
commença une grande et longue harengue devant
ses seurs, remonstrant le fait et estat
de son eglise, en quel point elle la trouva et
en quel estat elle est aujourduy; et vint descendre
ses parolles à parler de sa maladie, qui
estoit mortelle et incurable, comme elle bien
sentoit et congnoissoit, et au jugement aussi
d'ung tel medicin elle s'arrestoit, qui morte
l'avoit jugée. «Et pour tant, mes bonnes
sœurs, je vous recommende nostre eglise,
et en voz plus devotes prières ma pouvre
ame...» Et, à ces parolles, larmes en grand
abundance saillirent de ses yeux, qui furent
accompaignées d'aultres sans nombre, sourdans
de la fontaine du cueur de son bon couvent.
Ceste plorerie dura assés longuement, et
fut là longtemps le mesnaige sans parler. A chef
de pièce, madame la prieure, qui bonne et sage
estoit, print la parole pour tout le couvent et
dist: «Madame, de vostre maladie, ce scet
Dieu, à qui nul ne peut riens celer, il nous desplaist
beaucop, et n'y a celle de nous qui ne se
vouldroit emploier autant que possible est et
seroit à personne vivant à la recouvrance de
vostre santé. Si vous prions toutes ensemble
que vous ne nous espergnez en rien qui soit
des biens de vostre eglise, car mieulx nous
vauldroit, et plus cher l'aymerions, de perdre
la plus part de noz biens temporelz que le
prouffit espirituel que vostre presence nous
donne.—Ma bonne seur, dist madame, je n'ay
pas tant deservy que vous m'offrez, mais je
vous en mercie tant que je puis, en vous
advisant et priant derechef que vous pensez
comme je vous ay dit aux afferes de nostre
eglise, qui me touchent près du cueur, Dieu le
scet, en acompaignant aux prières que ferez
ma pouvre ame, qui grant mestier en a.—Helas!
Madame, dist la prieure, et n'est-il possible
par bon gouvernement et soigneuse medicine
que vous puissez repasser?—Nenny,
certes, ma bonne seur, dit-elle. Il me fault
mettre ou reng des trespassés, car je ne vaulx
guères mieulx, quelque langage qu'encores je
pronunce.» Adonc saillit avant la religieuse qui
porta son urine à Rouen, et dist: «Madame,
il y a bon remède, s'il vous plaisoit.—Créez
qu'il ne me plaist pas, dit-elle; véez cy seur
Jehanne qui revient de Roen, et a monstré
mon urine et compté mon cas à ung tel medicin,
qui m'a jugée morte, voire si je ne me
vouloye abandonner à aucun homme et estre
en sa compagnie. Et par ce point esperoit-il,
comme il trouvoit par ses livres, que je n'aroye
garde de mort; mais, s'ainsi ne le faysoie,
il n'y a point de ressource en moy. Et quant à
moy j'en loe Dieu, qui me daigne appeller
ainçois que j'aye fait plus de pechez; à luy me
rens, et à la mort je presente mon corps,
vienne quand elle veult.—Comment, Madame,
dist l'enfermière, vous estes de vous
mesmes homicide! Il est en vous de vous garir
et sauver, et ne vous fault que tendre la
main et requerre ayde, vous la trouverez preste;
ce n'est pas bien fait, et vous ose bien dire
que vostre ame ne partiroit point seurement
si en cet estat vous moriez.—Ha! belle seur,
dist madame, quantesfoiz avez-vous oy prescher
que mieulx vauldroit à une personne s'abandonner
à la mort que commettre ung seul
peché mortel! Et vous savez que je ne puis
ma mort fuyr n'esloignier sans faire et commettre
peché mortel! Et qui bien autant au
cueur me touche, s'en ce faisant ma vie esloigneroie,
ne viveroys-je pas deshonorée et à
tousjours mès reprochée, et diroit-on: Veez
la dame, etc...? Mesmes vous toutes, quelque
conseil que me donnez, m'en ariez en irreverence
et en mains d'amour. Et vous sembleroit,
et à bonne cause, que indigne seroie
d'entre vous presider et gouverner.—Ne dictes
et ne pensez jamais cela, dit madame la
tresorière; il n'est chose qu'on ne doye entreprandre
pour eschever la mort. Et ne dit pas
nostre bon père saint Augustin qu'il ne loist à
personne de soy oster la vie ne tollir ung
sien membre? Et ne yrez directement encontre
sa sentence si vous laissez à escient ce qui
vous peut de mort garder?—Elle dit bien,
dit le couvent en general. Madame, pour
Dieu, obeissez au medicin, et ne soiez en
vostre opinion si ahurtée qu'en la soustenant
vous perdrez corps et ame, et laissez vostre
pouvre couvent, qui tant vous ayme, desolé et
despourveu de pastoure.—Mes bonnes seurs,
dit madame, j'ayme mieulx à la mort voluntairement
tendre les mains, soubmettre mon
col et honorablement l'embrasser, que par la
fuyr je vive deshonorée. Et ne diroit on pas:
Veez la dame qui fist ainsi et ainsi?—Ne
vous chaille, Madame, qu'on dye; vous ne
serez jà reprouchée de gens de bien.—Si seroie,
si seroie, dit madame.» Le couvent se
alla esmouvoir, et firent les bonnes religieuses
entre elles ung consistoire dont la conclusion
s'ensuyt; et porta les parolles d'icelle la prieure:
«Madame, veez cy vostre desolé couvent si
trèsdesplaisant que jamais maison ne fut si desolée
ni troublée qu'el est, dont vous estes
cause; et créez, si vous estes si mal conseillée
de vous abandonner à la mort que fuyr vous
povez, vous occirez, j'en suis bien seure. Et,
affin que vous l'entendez que nous vous aimons
de bonne et loyale amour, nous sommes
contentes et avons conclu et meurement deliberé,
toutes ensemble generalement, que, s'il
vous plaist, en sauvant vostre vie et nous,
avoir compaignie secretement d'aucun homme
de bien, nous pareillement le ferons comme
vous, affin que vous n'ayez pensée ne ymaginacion
qu'en temps advenir vous en sourdist
reprouche de nulle de nous. N'est ce pas ainsi,
mes seurs? dit-elle.—Oy, oy», dirent-elles
trestoutes de bon cueur. Madame l'abbesse,
oyant ce que dit est, et portant au cueur ung
grand fardeau d'ennuy, pour l'amour de ses
seurs se laissa ferrer et s'accorda, combien
que ce fut à grand regret, que le conseil du
medicin fut mis en euvre, pourveu que ses
seurs luy tiendront compaignie. Adonc furent
mandez moynes, prestres et clercs, qui trouvèrent
bien à besoigner; et le feirent si trèsbien
que madame l'abbesse fut en pou d'heure
rappaisée, dont son couvent fut trèsjoyeux,
qui par honeur faisoit ce que par honte oncques
puis ne laissa.
LA XXIIe NOUVELLE.
PAR CARON.
N'a guères que ung gentilhomme demourant
à Bruges tant et si longuement
se trouva en la compaignie
d'une belle fille qu'il luy fist le ventre
lever. Et droit à la coup qu'elle s'en perceust
et donna garde, monseigneur fist une
assemblée de gens d'armes; si fut force à nostre
gentilhomme d'abandonner sa dame et
avecques les aultres aller au service de mon
dit seigneur, ce que de bon cueur et bien il fist.
Mais avant son partement il fist garnison et
pourveance de parrains et marraines et de
nourrice pour son enfant advenir, logea la
mère avecques de bonnes gens, luy laissa de
l'argent, et leur recommanda. Et quand au
mieulx qu'il sceut et le plus bref qu'il peut
ses choses furent bien disposées, il ordonna
son partement et print congé de sa dame, et
au plaisir de Dieu promect de tantost retourner.
Pensez que s'elle n'eust jamais plouré, ne
s'en tenist à ceste heure, puis qu'elle voit
d'elle eloigner la rien en ce monde dont la
presence plus luy plaist. Pour abreger, tant
luy despleut ce dolent departir qu'oncques
mot ne sceut dire, tant empeschèrent sa doulce
langue les larmes sourdantes du parfond de
son cueur. Au fort el s'appaisa, puis que aultre
chose estre n'en peut. Et quand vint environ
ung mois après le partement de son amy,
desir luy eschaufa le cueur et si luy vint ramantevoir
les plaisans passetemps qu'elle souloit
avoir, dont la trèsdure et trèsmaudicte absence
de son amy, helas! l'avoit privée. Le
dieu d'amours, qui n'est jamais oiseux, luy
mist en bouche et en termes les haulx biens,
les nobles vertuz et la trèsgrand loyaulté
d'un marchant son voisin, qui pluseurs foiz,
avant et puis le partement de son amy, luy
avoit presenté la bataille, et conclure luy fist
que, s'il retourne plus à sa queste, qu'il ne s'en
retournera pas esconduyt; mesme, si la laissoit
arrière, elle tiendra bien telles et si bonnes
manières qu'il entendra bien qu'elle en veult à
luy. Or vint-il si bien que au lendemain de
ceste conclusion, à la première euvre, Amour
envoya nostre marchant devers sa paciente,
et luy presenta comme aultresfoiz, chiens et
oyseaulx, son corps et ses biens, et cent mille
choses que ces abateurs de femmes scevent
tout courant et par cueur. Il ne fut pas escondit:
car, s'il avoit bonne volunté de combatre
et faire armes, elle n'avoit pas mains de
desir de luy delyer son emprinse et le fournir
de tout ce qu'il vouldra requerre. Sans faire
long procès, au prejudice de nostre gentil homme,
qui maintenant est en la guerre, nostre
gentil femme fournit et accomplit au bon marchant
tout ce dont la requist; et si plus eust
osé demander elle estoit preste d'accomplir; et
tant trouva en luy de bonne chevalerie, de
proesse et de vertuz, qu'elle oublya de tous
poins son amy par amours, qui à ceste heure
guères ne s'en doubtoit. Beaucop aussi au bon
marchant pleut la courtoisie de sa nouvelle
dame; et tant furent conjoinctes les voluntés,
desirs et pensées de luy et d'elle, qu'ilz n'avoient
pour eulx deux que ung seul cueur. Si
s'appensèrent que, pour le bien loger et à leur
aise, il souffiroit bien d'un hostel; si troussa
ung soir nostre gouge ses bagues et habillemens,
et avec elles à l'hostel du marchant se
vint rendre, en abandonnant le premier amy,
son hoste, son hostesse et foison d'aultres
gens de bien auxquelx il l'avoit recommandée.
Elle ne fut pas si folle, quand elle se vit bien
logée, qu'el ne dist incontinent à son marchant
qu'elle se sentoit grosse, qui en fut trèsjoyeux,
cuidant bien que ce fust de ses euvres.
Au chef de sept moys, ou environ, nostre
gouge fit ung beau filz dont le père adoptif
s'acquitta trèsgrandement et de la mère aussi.
Advint certain espace après que le bon gentilhomme
retourna de la guerre et vint à Bruges,
et au plustost qu'il peut honestement print
son chemin vers le logis où il laissa sa dame.
Et luy venu leans, il la demanda à ceulx qui
en prindrent la charge de la penser, garder et
aider en sa gesine. «Comment! dirent-ilz, est
ce ce que vous en savez? Et n'avez vous pas eu
les lettres que vous avons rescriptes?—Nenny,
par ma foy, dit-il, et quelle chose y a-il?—Quelle
chose! saincte Marie! dirent-ilz; nostre
Dame! c'est bien raison que on le vous dye.
Vous ne fustes en allé d'un mois qu'elle ne
troussa pignes et miroirs et s'en alla bouter
cy devant en l'ostel d'un tel marchant, qui la
tient à fer et à clou. Et de fait elle a fait ung
beau filz et a jeu leans, et l'a fait le marchant
chrestienner, et si le tient à sien.—Saint
Jehan! véez cy aultres nouvelles, dit le bon
gentilhomme; mais au fort, puis qu'el est telle,
au dyable voit elle! Je suis content que le
marchant l'ayt et la tienne; mais quant est de
l'enfant, il est mien, et si le veil ravoir.» Et sur
ce mot, part et s'en va, et vint heurter bien rudement
à l'huys du marchant. De bonne adventure,
sa dame qui fut vint à ce huit, qui ouvre
l'huys, comme toute de léans qu'elle estoit.
Quant elle vit son amy oblié et qu'il la
congneut aussi, chacun fut esbahy. Non pourtant
luy demanda dont elle venoit en ce lieu.
Et elle respondit que fortune ly avoit amenée.
«Fortune! dist-il; or fortune vous y tienne;
mais je veil ravoir mon enfant; vostre maistre
ara la vache, et j'aray le veau, moy. Or le me
rendez bien tost, car je le veil ravoir, quoy
qu'en advienne.—Helas! dit la gouge, que
diroit mon homme? Je seroye deffaicte, car il
cuide certainement qu'il soit sien.—Ne m'en
chault, dit l'autre, dye de ce qu'il vouldra,
mais il n'ara pas ce qui est mien.—Ha! mon
amy, je vous requier que vous laissiez cest enfant
à mon marchant, et vous me ferez grand
plaisir et à luy aussi. Et pour Dieu, si vous l'aviez
veu, vous ne feriés jà presse de l'avoir:
c'est ung let et ort garson, trestout roigneux et
contrefait.—Dya, dit l'aultre, tel qu'il est il
est mien, et si le vueil ravoir.—Et parlez bas,
pour Dieu, ce dit la gouge, et vous appaisez
de vostre demande, je vous en supplie; et s'il
vous plaist ceans laisser cest enfant, je vous
promectz, par ma foi, s'il vous plaist ainsi
faire, je vous donneray le premier que j'aray
jamais.» Le gentil homme, à ces motz, jasoit
qu'il fust esmeu et courroucé, ne se peut
tenir de soubrire, et sans plus dire de sa
bonne dame se partit, et tien, comme l'on me
compta, qu'il n'a plus demandé le dit enfant,
et qu'encores le nourrist celluy qui la mère engranga
en l'absence de nostre gentil homme.
LA XXIIIe NOUVELLE.
PAR MONSEIGNEUR DE QUIEVRAIN.
N'a guères qu'en la ville de Mons, en
Haynau, ung procureur de la cour
du dit Mons, assez sur eage et jà
ancien, entre aultres ses clercs avoit
ung très beau filz et gentil compaignon, du
quel sa femme à chef de pièce s'enamoura
très fort; et très bien luy sembloit qu'il estoit
mieulx taillié de faire la besoigne que son
mary. Et affin qu'el esprouvast si son cuider
estoit vray, elle conclut en soy mesmes qu'el
tiendra telz termes que, s'il n'est plus beste
qu'un asne, il se donnera tantost garde qu'el
en veult à luy. Pour executer ce desir, ceste
vaillant femme, jeune, fresche et en bon point,
venoit menu et souvent couldre et filer auprès
de ce clerc, et devisoit à luy de cent mille
besoignes dont la pluspart en fin sur amours
retournoient. Et devant ces devises elle n'oblya
pas de le servir de landes, Dieu scet, largement:
une foiz le boutoit du coste en escripvant,
une aultre foiz luy ruoit des pierrettes
qui brouilloient ce qu'il faisoit, et luy
failloit recommancer. Ung aultre jour retournoit
ceste feste et luy ostoit papier et parchemin,
tant qu'il failloit qu'il cessast l'euvre,
dont il estoit trèsmal content, doubtant le
courroux de son maistre. Quelque semblant
que la maistresse long temps à son clerc eust
monstré, qui tiroit fort au train de derrière,
si luy avoit jeunesse et crainte les yeulx si
bandez que en rien il ne s'aparcevoit du bien
qu'on luy vouloit; neantmains enfin, par estre
beaucop hutiné, il s'apparceut aucunement
qu'il estoit bien en grace, et se pensa qu'il l'esprouveroit.
Ne demeura guères après ceste
deliberacion que, nostre procureur estant hors
de l'ostel, sa femme vint à nostre clerc bailler
l'arrière ban et assault en escripvant qu'elle
avoit de coustume, voire trop plus aigre et
plus fort que nulle foiz de devant. Tant de
ruer, tant de bouter, tant de parler; mesme
pour le plus empescher et bailler destourbier,
elle respandit sur buffet, sur papier, sur robe,
son cornet à l'encre. Et nostre clerc, plus cognoissant
et mieulx voyant que cy dessus,
saillit en piez, assault sa maistresse et la reboute
en sus de luy, priant qu'elle le laisse
escripre. Et elle, qui demandoit estre assaillie
et combatue, ne laissa pas pourtant l'emprinse
encommancée, mais de plus belle rend estire.
«Savez-vous qu'il y a, ce dit le clerc, Madamoiselle?
c'est force que j'escheve en haste
l'escript que j'ai encommancé; si vous requier
que vous me laissez paisible, ou, par la mort
bieu, je vous livreray castille.—Et que me
ferez-vous, beau sire, ce dit-elle; la moue?—Nenny,
par Dieu.—Et quoy donc?—Quoy?—Voire
quoy?—Pour ce, dit-il, que
vous avez respandu mon cornet à l'encre et
avez brouillé et mon escripture et ma robe,
je vous pourray bien brouiller vostre parchemin;
et affin que faulte d'encre ne m'empesche
d'escripre, je pourray bien pescher en
vostre escriptoire.—Par ma foy, dit-elle,
vous en estes bien l'omme; et creez que j'en
ay grand paour.—Je ne sçay quel homme,
dist le clerc, mais tel que je suis, si vous y
rembatez plus, vous passerés par là. Et de fait
véez cy une raye que je vous faiz, et par Dieu,
si vous la passez, tant pou soit-il, si je vous
faulx je veil qu'on me tue.—Et par ma foy,
dit-elle, je ne vous en craings, et si passeray
la raye, et puis verray que vous ferez.» Et
disant ces parolles, marcha la dureau, faisant
le petit sault oultre la raye bien avant. Et le
bon clerc la prend aux grifz, sans plus enquerre,
et sur son banc la rue, et créez qu'il
la punit bien: car, s'elle l'avoit brouillié, il ne
luy en fist pas mains, mais ce fut en aultre
fasson, car elle le brouilla par dehors et à descouvert,
et il à couvert et par dedans. Et de ce
cas fut le notaire ung jeune enfant environ de
deux ans, filz de léans. Il ne fault pas demander
si après ces premières armes de la maistresse
et du clerc s'il y eut plusieurs secrètes
rencontres à mains de parolles que les premières.
Il ne vous fault pas celer aussi que peu de
jours après ceste adventure, le dit petit enfant
ou comptouer estant où le clerc escripvoit, le
procureur et maistre de leans survint, et marche
avant pour tirer vers son clerc, pour regarder
qu'il escripvoit, ou espoir pour aultre
chose; et comme il approucha de la raye que
son clerc fist pour sa femme, qui encores n'estoit
effacée, son filz luy dist et crya: «Mon
père, gardés bien que vous ne passez ceste
raye, car nostre clerc vous abateroit et huppilleroit
ainsi qu'il fist naguères ma mère.» Le
procureur, oyant son filz, et regardant la
raye, si ne scet que penser, car il luy alla
souvenir que folz, yvres et enfans ont de
coustume de vray dire; mais non pourtant il
n'en fist pour ceste heure nul semblant; et
n'est encores venu à ma cognoissance se il
differa la chose ou par ignorance ou par doubte
d'esclandre.
LA XXIVe NOUVELLE.
PAR MONSEIGNEUR DE FIENNES.
Jasoit que ès nouvelles dessus dictes
les noms de ceulx et celles à qui elles
ont touché et touchent ne soient
mis n'escripz, si me donne mon appetit
grand vouloir de nommer, en ma petite
ratelée, le conte Walerant, en son temps conte
de saint Pol, et appellé le beau conte. Entre
aultres ses seigneuries, il estoit seigneur d'un
village en la chastellenie de Lisle nommé Vrelenchem,
près du dit Lisle environ d'une lieue.
Ce gentil conte, de sa bonne et doulce nature,
estoit et fut tout son temps amoureux oultre
l'enseigne. Il sceut, au rapport d'aucuns ses
serviteurs qui en ce cas le servoient, que au
dit Vrelenchem avoit une très belle fille, gente
de corps et en bon point. Il ne fut pas si paresseux
que, assez tost après ceste nouvelle
oye, il ne se trouvast en ce village. Et feirent
tant ses serviteurs, que les yeulx de leur maistre
confermèrent de tout point leur rapport
touchant la dicte fille: «Or ça, qu'est-il de faire?
dist lors le gentil conte; c'est force que je
parle à elle entre nous deux seullement, et ne
me chault qu'il me couste.» L'un de ses serviteurs,
docteur en son mestier, dit: «Monseigneur,
pour vostre honneur et celuy de la fille
aussi, il me semble qu'il vault mieux que je
luy descouvre l'embusche de vostre vouloir;
et selon la response j'auray advis de parler et
poursuyre.» Comme l'aultre dist, il fut fait,
car il vint devers la belle fille et très courtoisement
la salua. Et elle, qui n'estoit pas mains
sage ne bonne que belle, courtoisement luy
rendit son salut. Pour abreger, après pluseurs
parolles d'accointances, le bon macquereau va
faire un grant premisse touchant les biens et
les honneurs que son maistre luy vouloit; et
de fait, se à elle ne tenoit, elle seroit cause
d'enrichir et honorer tout son lignage. La
bonne fille entendit tantost quelle heure il
estoit, si feist sa response telle qu'elle estoit,
c'est assavoir belle et bonne: car, au regard
de monseigneur le conte, elle estoit celle, son
honneur saulve, qui luy vouldroit obéir, craindre
et servir en toutes choses. Mais qui la vouldroit
requerre contre son honneur, qu'elle tenoit
aussi cher que sa vie, elle estoit celle
qui ne le cognoissoit et pour qui elle ne feroit
neant plus que le singe pour les mauvais. Qui
fut esbahy et courroucé, ceste response oye,
ce fut nostre va luy-dire, qui s'en revint devers
son maistre à tout ce qu'il avoit de poisson,
car à char avoit-il failly. Il ne fault pas demander
si le conte fut mal content quand il
sceut la trèsfière et dure response de celle dont
il desiroit l'accointance et joissance, et autant
et plus que de nulle du monde. A chef de
pièce va dire: «Or avant, laissons la là pour
ceste foiz; il m'en souviendra quant el cuidera
qu'il soit oblié.» Il se partit de là tantost après,
et n'y retourna que les six sepmaines ne furent
passées; et quand il revint, ce fut si trèssecrètement
que nouvelle nulle n'en fut en la ville,
tant simplement et en tapinage s'i trouva. Il
fist tant par ses espies qu'il sceust que nostre
belle fille sayoit de l'erbe au coing d'un bois,
asseulée de toutes gens; il fut bien joyeux, et,
tout housé encores qu'il estoit, se mist au
chemin devers elle, en la compaignie de ses
espies. Et quand il fut près de ce qu'il queroit,
il leur donna congé, et fist tant qu'il se trouva
auprès de sa dame sans ce qu'elle en sceust
nouvelle sinon quand el le vit. S'elle fut soupprinse
et esbahie de se veoir tenue et saisie de
monseigneur le conte, ce ne fut pas merveilles;
mesme el en changea coleur, mua semblant,
et pour ung peu en perdit la parolle,
car elle savoit par renommée qu'il estoit perilleux
et noiseux entre femmes. «Ha dya! Madamoiselle,
dit lors le gentil conte, qui se trouva
saisy, vous estes à merveilles fière. On ne
vous peut avoir sans siége. Or pensez bien de
vous defendre, car vous estes venue à la bataille;
et avant que de moy partez vous amenderez
à mon vouloir et tout à ma devise des
peines et travaulx que j'ay souffers et enduré
tout pour l'amour de vous.—Helas! Monseigneur,
ce dist la jeune fille, toute esbahye
et soupprinse qu'elle estoit, je vous cry mercy!
Si j'ay dit ou fait chose qui vous desplaise,
veillez le moy pardonner, et combien que je
ne pense avoir dit ne fait chose dont me devez
savoir mal gré. Je ne sçay, moy, qu'on
vous a rapporté. On m'a requis en vostre nom
de deshonneur; je n'y ay point adjousté de
foy, car je vous tiens si vertueux que pour
rien ne vouldriez deshonorer une vostre simple
subgecte, que je suys, mesmes la vouldriez
bien garder.—Ostez ce procès, dit monseigneur,
et soyez seure que vous ne m'eschapperez
si que vous auray monstré le bien que
je vous veil et ce pourquoy j'envoyai par devers
vous.» Et, sans plus dire, la trousse et
prend entre ses braz, et dessus ung pou d'herbe
mise en tas qu'elle avoit assemblé, souvyne
la coucha et fort et roidde, et vistement faisoit
ses preparatives d'accomplir le desir qu'il
avoit de pieça. La jeune fille, qui se veoit en
ce dangier et sur le point de perdre ce qu'en ce
monde trèschier tenoit, s'advisa d'un bon tour,
et dist à monseigneur: «Je me rends à vous:
je feray ce qu'il vous plaira sans nulz refus ne
contredictz. Soiez plus content de prendre de
moy ce qu'en vouldrez par mon accord et volunté,
qui tant y puis et en doy bien requerre,
que malgré moy vous paroultrez vostre vouloir
desordonné.—A dya! dit monseigneur,
que vous m'eschappez, non; que voulez vous
dire?—Je vous requier, dit elle, puis qu'il
fault que vous obéisse, que vous me facez
cest honneur que je ne soye pas souillée de
voz houseaux, qui sont et gras et ors, et vous
suffise du surplus.—Et comment en pourray-je
faire? ce dit monseigneur.—Je les
vous osteray, ce dit elle, très bien, s'il vous
plaist; car, par ma foy, je n'aroye cueur ne
courage de vous faire bonne chière avec ces
paillards houseaulx.—C'est peu de chose des
houseaulx, dit monseigneur; mais non pourtant,
puis qu'il vous plaist, il seront ostez.» Et alors
il abandonna sa prinse et se siet dessus l'erbe,
et tend sa jambe; et la belle fille luy oste l'esperon
et puis luy tire l'un de ses houseaulx,
qui bien estroiz estoient. Et quand il fut environ
à moitié, à quoy faire elle eut moult de
peine, pour ce que tout au propos le tira de
mauvais bihès, elle part et s'en va tant que
piez la peuvent porter, aider et soustenir de
bon vouloir, et là laissa le gentil conte, et ne
fina de courre tant qu'elle fut à l'ostel de son
père. Le bon seigneur, qui se trouva ainsi deceu,
s'il enragoit, plus n'en pouvoit; et qui à
ceste heure l'eust veu rire, jamais n'eust eu les
fievres. A quelque meschef que ce fut, se mist
sur piez, cuidant parmarcher sur son houseau
et par ce l'oster de sa jambe; mais c'est pour
neant: il estoit trop estroict; si n'y trouva
aultre remède que de retourner vers ses gens.
De sa bonne adventure, il n'eut pas loing allé
quand il trouva ses bons disciples sur le bord
d'un fossé qui l'attendoient, qui ne seurent
que penser quand ilz le voyent ainsi atourné.
Il leur compta tout son cas et se fist rehouser.
Et qui l'oyoit, celle qui l'a trompé ne seroit
pas seurement en ce monde, tant luy cuide et
bien luy veult faire desplaisir. Quelque vouloir
qu'il eust pour lors, quelque mal content
qu'il fust pour ung temps, tant qu'il fut ung
peu refroidi, tout son courroux fut converty
en cordiale amour. Et qu'il soit vray, depuis
à son pourchaz et à ses chers coustz et despens
il la fist marier trèsrichement et bien, à
la contemplacion seullement de la franchise et
loyaulté qu'en elle avoit trouvé, dont il eut la
vraye congnoissance par le refus icy dessus
compté.
LA XXVe NOUVELLE.
PAR PHILIPE DE SAINT YON.
La chose est si fresche et si nouvellement
advenue dont je veil fournir
ma nouvelle, que je n'y puis ne
tallier, ne roigner, ne mettre, ne
oster. Il est vray que au Quesnoy vint une
belle fille naguères au prevost se complaindre
de force et violance en elle perpetrée et commise
par le vouloir desordonné d'un jeune
compaignon. Ceste complaincte au prevost
faicte, le compaignon encusé de ce crime fut
en l'heure prins et saisi; et, au dict du commun
peuple, ne valoit guères mieulx que
pendu au gibet, ou sans sa teste au vent sur
une roe enmy les champs faire les monstres.
La fille, voyant et sentant celuy dont elle se
doutoit emprisonné, poursuyvoit roiddement
le prevost qu'il luy en feist justice, et de ce
que, oultre son gré et vouloir, violantement et
par force on l'a deshonorée. Et le prevost,
homme discret et sage et en justice trèsexpert,
fist assembler les hommes et puis manda
le prisonnier. Etainçois qu'il le feist venir
devant les hommes desjà tout prest pour le
juger, s'il confessoit par geheyne ou aultrement
l'orrible cas dont il estoit chargé, parla
à luy à part, et si le conjura de dire la vérité.
«Véez cy telle femme, dist-il, qui de vous se
complaint de force. Est-il ainsi? L'avez vous
efforcée? Gardez que vous diez vérité, car, si
vous faillez, vous estes mort; mais si vous dictes
vray, on vous fera grace.—Par ma foy,
monseigneur le prevost, dist le prisonnier, je
ne veil pas nyer ne celer que je ne l'aye pieça
requise de son amour. Et de fait, avant hier,
après pluseurs parolles, je la ruay sur ung lict
pour faire ce que vous savez, et luy levay
robe et chemise, et mon furon, qui jamais
n'avoit hanté larrier, ne savoit trouver la
douyère de son conin, si ne faisoit qu'aller
çà et la; mais elle, par sa courtoisie, luy dressa
le chemin, et à ses propres mains le bouta
tout dedans. Je croy trop bien qu'il ne partit
pas sans proye, mais qu'il y eust entré à force,
par mon serement, non eust.—Est-il ainsi?
dit le prevost.—Oy, par mon serement, dit
le bon compaignon.—Or bien, dist-il, nous
en ferons trèsbien.» Après ces parolles, le
prevost se vient mettre en siège pontifical à
dextre et environné de ses hommes, et le bon
compaignon fut mis et assis sur le petit banc
ou parquet, ce voyant tout le peuple et celle
qui l'accusoit. «Or ça, m'amye, dit le prevost,
que demandez vous à ce prisonnier?—Monseigneur
le prevost, dit-elle, je me plains à
vous de la force que il m'a violée oultre mon
gré et ma volunté, et malgré moy, dont je
vous demande justice.—Que respondez vous,
mon amy? dit le prevost au prisonnier.—Monseigneur,
dist-il, je vous ay jà dit comment
il en va, et je ne pense pas qu'elle dye
au contraire.—M'amie, dit le prevost, regardez
bien que vous dictes et que vous faictes
de vous plaindre de force. C'est grant chose.
Véez cy qu'il dit qu'il ne vous fist oncques
force, mesmes avez esté consentant et pou près
requerant de ce qu'il a fait; et qu'il soit vray,
vous mesmes adressastes et mistes son furon,
qui s'esbatoit à l'entour de vostre duyere,
à voz deux mains ou à tout l'une, tout dedens
la duyere de vostre connin, laquelle chose il
n'eust peu faire sans ceste vostre ayde; et si
vous y eussez tant pou soit resisté, jamais
n'en fust venu à bout. Si son furon a fourragé
l'ostel, il n'en peut mais, car, dès adonc qu'il
est par eries ou duyere, il est hors de son chastoy.—Ha!
monseigneur le prevost, dist la
fille plainctive, comment l'entendez vous? Il
est vray, je ne le veille pas nyer, que voirement
je prins son furon et le boutay en ma
duyere, mais pour quoy fut ce? Par mon serement,
monseigneur, il avoit la teste tant
roidde et le museau tant dur, que je sçay
tout de vray qu'il m'eust fait ung grant pertus,
ou deux ou trois, ou ventre, si je ne l'eusse
bien à haste bouté en celuy qui y estoit
davantage; et véez là pourquoy je le feiz.»
Pensez qu'il y eust grand risée, après la conclusion
de ce procès, de ceulx de la justice
et de tous les assistens. Et fut le compaignon
delivré, promettant de retourner à ses journées
quand sommé en seroit. Et la fille s'en
alla bien courroussée qu'on ne pendoit bien
en haste et bien hault celuy qui avoit pendu
à ses basses fourches. Mais ce courroux, ne
sa roidde poursuite, ne dura guères, car, à ce
qu'on me dist, tantost après par bons moyens
la paix entre eulx si fut trouvée; et fut abandonnée
au bon compaignon garenne, connin
et duyere, toutesfoiz et quantes que chasser
y vouldroit.
LA XXVIe NOUVELLE.
PAR MONSEIGNEUR DE FOQUESSOLES, DE LA
CHAMBRE DE MONSEIGNEUR.
En la duché de Brabant, n'a pas long
temps que la memoire n'en soit fresche
et presente à ceste heure, advint
ung cas digne de reciter; et
pour fournir une nouvelle ne doit pas estre
rebouté. Et, affin qu'il soit enregistré et en
apert congneu et declaré, il fut tel: A l'ostel
d'un grant baron du païs demouroit et residoit
ung jeune, gent et gracieux gentilhomme,
nommé Gerard, qui s'enamoura trèsfort d'une
damoiselle de leans nommée Katherine. Et,
quand il vit son cop, il luy osa bien dire son
gracieux et piteux cas. La response qu'il eut
de prinsault, chacun la peut penser et savoir,
que pour abreger je trespasse, et vien ad ce
que Gerard et Katherine par succession de
temps s'entr'amèrent tant fort et si loyalement
qu'ilz n'avoient qu'un seul cueur et ung mesme
vouloir. Ceste entière, leale et parfaicte amour
ne dura pas si peu que les deux ans ne furent
accompliz et passez; à chef de ceste pièce de
temps, amour, qui bande les yeulx de ses serviteurs,
les bouscha si trèsbien que là où ilz cuidoient
le plus secretement de leurs amoureux
affaires conclure et deviser, chacun s'en parcevoit;
et n'y avoit homme ne femme à l'ostel qui
trèsbien ne s'en donnast garde; mesmement fut
tant la chose escriée qu'on ne parloit par leans
que des amours Gerard et Katherine. Mais,
helas! les pouvres aveugles cuidoient bien
seulz estre empeschez de leur besoigne, et ne
se doubtoient guères qu'on en tenist conseil
ailleurs qu'en leur presence, ou le troiziesme
de leur gré n'eust pas esté receu sans leur
propos changer et transmuer. Tant au pourchaz
d'aucuns maudictz et detestables envieux
que pour la continuelle noise de pluseurs qui
ne scevent taire ce qui rien ou pou ne leur touche,
vint ceste matière à la congnoissance du
maistre et de la maistresse des deux amans,
et d'iceulx s'espandit et saillit en audience du
père et de la mère de Katherine. Si luy escheut
si trèsbien que par une damoiselle de
leans, sa trèsbonne compaigne et amye, elle
fut advertie et informée du long et du large
de la descouverture des amours de Gerard et
d'elle, tant à monseigneur son père et à madame
sa mère comme à monseigneur et à madame
de leans. «Helas! qu'est-il de faire,
ma bonne seur et m'amye? dit Katherine. Je
suis femme deffaicte, puis que mon cas est si
manifeste que tant de gens le scevent et en
devisent. Conseillez moy, pour Dieu, ou je
suis femme perdue et plus que aultre desolée
et mal fortunée.» Et, à ces motz, larmes à
tant saillirent de ses yeulx et descendirent au
long de sa belle et clère face jusques bien bas
sur sa robe. Sa bonne compaigne, ce voyant,
fut très marrie et desplaisante de son ennuy,
et pour la conforter luy dist: «Ma seur,
c'est folie de mener tel dueil et si grand; car
on ne vous peut, la Dieu mercy, reproucher
de chose qui touche vostre honneur, ne celuy
de voz amys. Si vous avez entretenu ung gentilhomme
en cas d'amours, ce n'est pas chose
defendue en la court d'honneur, mesme est la
sente et la vraye adresse de y parvenir; et
pour ce vous n'avez cause de douloir, et n'est
ame vivant qui à la verité vous en puisse ou
doyve charger. Mais toutesfoiz il me sembleroit
bon, pour estaindre la noise de pluseurs
parolles qui courent aujourduy à l'occasion
de vos dictes amours, que Gerard, vostre serviteur,
sans faire semblant de rien, prensist
ung gracieux congié de monseigneur et de
madame, colorant son cas ou d'aller en ung
loingtain voyage ou en quelque guerre apparente;
et soubz cest umbre s'en allast quelque
part soy rendre en ung bon hostel, attendant
que Dieu et amours aront disposé sur voz besoignes;
et luy arresté, vous face savoir de
son estat, et par son mesme message lui ferez
savoir de voz nouvelles. Et par ce point s'appaisera
le bruit qui court à present, et vous
entreamerez et entretiendrez l'un l'aultre par
lettres, attendans que mieulx vous vienne. Et
ne pense point pourtant que vostre amour
doive cesser, ançois de bien en mieulx se
maintiendra, car par longue espace vous n'avez
eu rapport ne nouvelle, chacun de sa
partie, que par la relacion de vos yeulx, qui
ne sont pas les plus eureux de faire les plus
seurs jugemens, mesmes à ceulx qui sont tenuz
en l'amoureux servage.» Le gracieux et
bon conseil de ceste gentilfemme fut mis en
œuvre et à effect, car au plus tost que Katherine
sceut trouver la fasson de parler à
Gerard son serviteur, elle en bref luy compta
comment l'embusche de leurs amours estoit
descouverte et venue desjà à la cognoissance
de monseigneur son père et de madame sa
mère, et de monseigneur et de madame de
leans. «Et créez, dit-elle, avant qu'il soit
venu si avant, ce n'a pas esté sans passer
l'abbayt au pourchaz des rapporteurs devant
tous ceux de ceans et de pluseurs voisins. Et
pour ce que fortune ne nous est pas si amye
de nous avoir permis longuement vivre si glorieusement
que en notre estat encommancé,
et si nous menace, advise, et forge et prepare
encores plus grans destourbiers, si ne pourveons
à l'encontre, il nous est mestier, et
utile et necessité d'avoir advis bon et hastif.
Et car le cas beaucop me touche et plus que
à vous, quant au dangier qui sourdre s'en
pourroit, sans vous desdire je vous diray mon
opinion.» Lors luy va compter de chef en
bout le conseil et advertissement de sa bonne
compaigne. Gerard, desjà une peu adverty
de ceste maudicte adventure, plus desplaisant
que si tout le monde fust mort, mis hors de
sa dame, respondit en telle manière: «Ma
leale et bonne maistresse, véez cy vostre
humble et obeissant serviteur, qui après Dieu
n'ayme rien en ce monde si lealement que
vous; et suis celuy à qui vous povez ordonner
et commender tout ce que bon vous semble,
et qui vous vient à plaisir, pour estre lyement
et de bon cueur sans contredit obéye.
Mais pensez qu'en ce monde ne me pourra
pis advenir quant il fauldra que j'esloigne vostre
trèsdesirée presence. Helas! s'il fault que
je vous laisse, il ne m'est pas advis que les
premières nouvelles que vous arez de moy, ce
sera ma doulente et piteuse mort adjugée et
executée à cause de vostre esloignier; mais,
quoy que soit, vous estes celle et la seulle
vivante que je veil obéyr, et ayme trop plus
cher la mort en vous obéissant qu'en ce
monde vivre, voire estre perpetuel, non acomplissant
vostre noble commendement. Véez cy
le corps de celuy qui est tout vostre; taillez,
roignez, prenez, ostez, faictes tout ce qu'il
vous plaist.» Si Katherine estoit marrye et
desplaisante d'oyr son serviteur qu'elle amoit
plus que aultre loyalement, le voiant aussi
plus troublé que dire on ne vous pourroit, il
ne le fault que penser et non enquerre; et, si
ne fust pour la grant vertu que Dieu en elle
n'avoit pas oblyé de mettre largement et à
comble, elle se fust offerte de luy faire compaignie
en son voyage; mais, esperant de quelque
jour recouvrer ad ce que trèseureusement
faillit, le retira de ce propos, et à chef de
pièce si dist: «Mon amy, c'est force que vous
eloignez; si vous prie que vous n'obliez pas
celle qui vous a fait le don de son cueur, et
affin que vous aiez courage de mieulx soustenir
la trèscrueuse et horrible bataille que raison
vous livre et amaine à vostre doloreux
departement, encontre vostre vouloir et desir,
je vous promectz et asseure, sur ma foy, que
tant que je vive aultre homme n'aray espousé
de ma volunté et bon gré que vous, voire tant
que me serez loyal et entier, que j'espere que
vous serez. Et en approbacion de ce, je vous
donne ceste verge, qui est d'or esmaillée de
larmes noires. Et, si d'adventure on me vouloit
ailleurs marier, je me defendray tellement et
tiendray telz termes que vous devrez de moy
estre content, et vous monstreray que je vous
veil tenir sans faulser ma promesse. Or je vous
prie que tantost que vous serez arresté, où
que ce soit, que m'escrivez de voz nouvelles,
et je vous rescriray des miennes.—Ha! ma
bonne maistresse, ce dit Gerard, or voy-je
bien qu'il fault que je vous abandonne pour
ung espace. Je prie à Dieu qu'il vous doint
plus de bien et plus de joye qu'il ne m'appartient
d'en avoir. Vous m'avez fait de vostre
grace, non pas que j'en soye digne, une si
haulte et honorable promesse, qu'il n'est pas
en moy de vous en savoir seullement et suffisamment
mercier. Et encores ay-je mains le
povoir de le deservir; mais pourtant ne demeure
pas que je n'en aye bien la parfecte
cognoissance, et si vous ose bien faire la pareille
promesse, vous suppliant trèshumblement
et de tout mon cueur que mon bon et loyal vouloir
me soit reputé de tel et aussi grand merite
que s'il partist de plus homme de bien que
moy. Et adieu, ma dame; mes yeulx demandent
leur tour d'audience, qui couppent à ma
langue son parler.» Et à ces motz la baisa, et
elle luy trèsserrément, et puis en allèrent chacun
en leur chambre plaindre ses douleurs, Dieu
scet! plorant des yeux, du cueur et de la teste.
Au fort, à l'heure qu'il se faillit monstrer,
chacun s'efforça de faire aultre chère de semblant
et de bouche que le desolé cueur ne faisoit.
Et pour abreger, Gerard fist tant en peu
de jours qu'il obtint congé de son maistre, qui
ne fut pas trop difficile à impetrer, non pas
pour faulte qu'il eust faicte, mais à l'occasion
des amours de luy et de Katherine, dont les
amys d'elle estoient mal contens, pour tant que
Gerard n'estoit pas de si grand lieu ne de si
grande richesse comme elle estoit; et pour ce
doubtoient qu'il ne la fiançast. Ainsi n'en advint
pas, et si se partit Gerard, et fist tant par
ses journées qu'il vint ou pays de Barrois, et
trouva retenance en l'ostel d'un grand baron
du païs. Et luy arresté, tantost manda et fist
savoir à sa dame de ses nouvelles, qui en fut
très joyeuse, et par son message mesmes luy
rescripsit de son estat et du bon vouloir qu'elle
avoit et aroit vers luy tant qu'il veille estre
loyal. Or vous fault-il savoir que, tantost que
Gerard fut parti de Brabant, pluseurs gentilzhommes,
escuyers et chevaliers, se vindrent
accointer de Katherine, desirans sur toutes aultres
sa bienveillance et sa grace, qui, durant le
temps que Gerard servoit et estoit present,
ne se monstroient n'apparoient, sachant de
vray qu'il alloit devant eulx à l'offerende. Et
de fait pluseurs la requisrent à monseigneur
son père de l'avoir en mariage; et entre aultres
y en vint ung qui luy fut agréable. Si
manda pluseurs ses amis et sa fille aussi, et
leur remonstra comment il estoit desja ancien,
et que ung des grans plaisirs qu'il pourroit en
ce monde avoir, ce seroit de veoir sa fille en
son vivant bien allyée. Leur dist au surplus:
«Ung tel gentilhomme m'a fait demander ma
fille. Ce me semble trèsbien son fait, et si
vous le me conseillez et ma fille me veille obéir,
il ne sera pas escondit en sa trèshonorable et
raisonable requeste.» Tous ses amis et parens
loèrent et accordèrent beaucop ceste aliance,
tant pour les vertuz, richesses et aultres biens
du dit gentilhomme. Et, quant vint à savoir la
volunté de la bonne Katherine, elle se cuidoit
excuser de non soy vouloir marier, remonstrant
et allegant pluseurs choses dont elle se cuidoit
desarmer et eslonger ce mariage; mais en la
parfin elle fut ad ce menée que s'elle ne vouloit
estre en la male grace de père, de mère, de
parens, de amis, de maistre et de maistresse,
qu'elle ne tiendroit point la promesse qu'elle
avoit faite à Gerard son serviteur. Si s'advisa
d'un trèsbon tour pour contenter tous ses
parens, sans enfraindre la loyauté qu'elle veult
tenir à son serviteur, et dit: «Mon trèsredoubté
seigneur et père, je ne suis pas celle qui vous
vouldroye en manière du monde desobéir,
voire sans la promesse que j'aroie faicte à
Dieu mon createur, de qui je tiens plus que de
vous. Or est-il ainsi que je m'estoye en luy
resolue, et proposé et promis luy avoie en
mon cueur, non pas de jamais moy marier,
mais de le non faire encore, ne encore, attendant
que par sa grace enseigner me voulsist
cest estat, ou aultre plus seur, pour saulver
ma pouvre ame. Neantmains, pource que je
suis celle qui pas ne veil troubler, où je puisse
bonnement à l'encontre, je suis contente d'emprandre
l'estat de mariage, ou aultre tel qu'il
vous plaira, moyennant qu'il vous plaise me
donner congié ainçois faire ung pelerinage à
saint Nicolas de Warengeville, lequel j'ay
voué et promis avant que jamais je change
l'estat où je suis.» Et ce dit-elle affin qu'elle
puisse veoir son serviteur en chemin et luy dire
comment elle estoit forcée et menée contre
son veil. Le père ne fut pas moyennement
joyeux d'oyr le bon vouloir et la sage response
de sa fille, et luy accorda sa requeste,
et prestement voult disposer de son partement,
et desjà disoit à madame sa femme, sa fille
presente: «Nous luy baillerons ung tel gentilhomme,
ung tel et ung tel; Ysabeau, et
Margarite, et Jehanneton; c'est assez pour
son estat.—Ha! Monseigneur, dit Katherine,
nous ferons aultrement, s'il vous plaist. Vous
savez que le chemin de cy à saint Nicolas
n'est pas bien seur, mesmement pour gens
qui mainent estat et conduisent femmes; et à
quoy on doit bien prendre garde, je n'y saroie
ainsi aller sans grosse despence; et aussi c'est
une grande bée, et s'il nous advenoit meschef
ou d'estre prins ou destroussez de biens ou
de nostre honneur, que jà Dieu ne veille! ce
seroit un merveilleux desplaisir. Si me semble
bon, sauve toutesfoiz vostre bon plaisir, que
me feissez faire ung habillement d'homme et me
baillassez en la conduicte de mon oncle le
bastard, chacun monté sur ung petit cheval.
Nous irons plus tost, plus seurement et à
mains de despense; et, si ainsi le vous plaist
faire, je l'entreprendray plus hardiement que
d'y aller en estat.» Ce bon seigneur pensa
ung peu sur l'advis de sa fille et en parla à
madame sa femme; si leur sembla que l'ouverture
qu'elle faisoit luy partoit d'ung grand
sens et de bon vouloir. Si furent ses choses
prestes tantost pour partir, et ainsi se
misrent au chemin, la belle Katherine et son
oncle le bastard, sans aultre compaignie, habillez
à la fasson d'Allemagne, bien et gentement,
et estoit Katherine le maistre, et l'oncle
le varlet. Ilz firent tant par leurs journées que
leur pelerinage, voire de saint Nicolas, fut
acomply. Et comme ilz se mettoient au chemin
de retour, loans Dieu qu'ilz n'avoient encores
eu que tout bien, et devisans de pluseurs
aultres choses, Katherine va dire à son
oncle: «Mon oncle, mon amy, vous savez
qu'il est à moy, la mercy Dieu, qui suys
seulle heritière de monseigneur mon père, de
vous faire beaucop de biens, laquelle chose
je feray voluntiers, quand en moy sera, si vous
me voulez servir en une menue queste que j'ay
entreprinse: c'est d'aller en l'ostel d'ung seigneur
de Barrois, qu'elle luy nomma, veoir
Gerard, que vous savez. Et affin que, quant
nous reviendrons, puisse compter quelque
chose de nouveau, nous demanderons leans
retenance; et, si nous la povons obtenir, nous
y serons par aucuns jours et verrons le pays;
et ne doubtez que je n'y garde mon honneur,
comme une bonne fille doit faire.» L'oncle,
esperant que mieulx luy en seroit cy après, et
qu'el est si bonne qu'il n'y fault jà guet sur
elle, fut content de la servir et de l'accompagner
en tout ce qu'elle vouldra. Il fut beaucop
mercyé, ne doubtez; et dès lors conclurent
qu'il appellera sa niepce Conrard. Ilz
vindrent assez tost, comme on leur enseigna,
ou lieu desiré, et s'adrecèrent au maistre d'ostel
du seigneur, qui estoit ung ancien escuyer,
qui les receut, comme estrangiers, trèslyement
et honorablement. Conrard luy demanda si
monseigneur son maistre ne vouldroit pas le
service d'un jeune gentilhomme qui queroit
adventure et demandoit à veoir païs. Le maistre
d'ostel demanda dont il estoit, et il luy
dist qu'il estoit de Brabant. «Or bien, dist-il,
vous viendrez disner ceans, et après disner
j'en parleray à monseigneur.» Il les fist tantost
conduire en une trèsbelle chambre, et envoya
couvrir la table et faire beau feu et apporter
la souppe, et la pièce de mouton, et
le vin blanc, attendant le disner. Et s'en ala
devers son maistre, et luy compta la venue d'un
jeune gentilhomme de Brabant, qui le vouldroit
bien servir. Le seigneur estoit content, si
luy semble bien son fait. Pour abreger, quand
il eut servy son maistre, il s'en vint devers
Conrard pour luy tenir compaignie au disner,
et avecques luy amena, pour ce qu'il estoit de
Brabant, le bon Gerard dessus nommé, et dist
à Conrard: «Véez cy ung gentilhomme de
vostre pays.—Il soit le trèsbien trouvé, dist
Conrard.—Et vous le trèsbien venu», ce
dit Gerard. Mais créez qu'il ne recognut pas
sa dame, mais elle luy trèsbien. Durant que
ces accointances se faisoient, la viande fut
apportée, et s'assiet après le maistre d'ostel
chacun en sa place. Ce disner dura beaucop
à Conrard, esperant après d'avoir de bonnes
devises avec son serviteur, mais pensant aussi
qu'il la recognoistra tantost, tant à la parolle
comme aux responses qu'elle luy fera de son
pais de Brabant; mais il ala tout aultrement,
car oncques durant le disner le bon Gerard ne
demanda après homme ne femme de Brabant,
dont Conrard ne savoit que penser. Ce disner
fut passé, et après disner monseigneur retint
Conrard en son service. Et le maistre d'ostel,
trèssachant homme, ordonna que Gerard et
Conrard, pour ce qu'ilz sont d'un pays, auroient
chambre ensemble. Après ceste retenue,
Gerard et Conrard se prennent à braz et s'en
vont veoir leurs chevaulx; mais à deable Gerard
s'il parla oncques ne demanda rien de
Brabant. Si se print à doubter le pouvre Conrard,
c'est assavoir la belle Katherine, qu'elle
estoit mise avec les pechez obliez, et que,
s'il en estoit rien à Gerard, il ne se pourroit
tenir qu'il n'en demandast, ou au mains du
seigneur et de la dame où elle demouroit. La
pouvrette estoit, sans guères le monstrer, en
grant destresse de cueur, et ne savoit lequel
faire, ou de soy encores celer et l'esprouver par
subtilles paroles, ou de soy prestement faire cognoistre.
Au fort, elle s'arresta que encores demourra
Conrard et ne deviendra pas Katherine,
si Gerard ne tient aultre manière. Ce soir se
passa comme le disner, et vindrent en leur chambre
Gerard et Conrard, parlans de beaucop de
choses, mais il n'y venoit nulz propos en termes
que pleussent à Conrard. Quand elle vit qu'il
ne dira rien si on ne luy mect en bouche, elle
luy demanda de quelz gens il estoit de Brabant,
et il en respondit ce que bon luy sembla.
«Et congnoissez-vous pas, dit-elle, ung
tel seigneur, et une telle dame, et ung tel?—Saint
Jehan! oy, dit-il.» Et au derrenier elle
luy nomma le seigneur où ilz demouroient. Et
il dist qu'il le cognoissoit bien, sans dire qu'il
y eust demouré. «On dit, ce dit-elle, qu'il y
a de belles filles leans; en cognoissez-vous
nulles?—Bien peu, dit-il, et aussi il ne
m'en chault; laissez-moy dormir, je meurs de
somme.—Comment, dit-elle, povez-vous
dormir quand on parle de belles filles? Ce n'est
pas signe que vous soiez amoureux.» Il ne
respondit mot, mais s'endormit comme ung
pourceau; et la pouvre Katherine se doubta
tantost de ce qui estoit, mais elle conclud
qu'elle l'esprouvera plus avant. Quant vint à
l'endemain, chascun s'abilla, parlant et devisant
de ce que plus luy estoit, Gerard de
chiens et d'oiseaulx, Conrard des belles filles
de leans et de Brabant. Quand vint après disner,
Conrard fist tant qu'il destourna Gerard
des aultres, et luy va dire que le païs de Barrois
desjà luy desplaisoit, et que vraiement
Brabant est toute aultre marche, et en son langage
luy donna assez à cognoistre que le cueur
luy tiroit fort devers Brabant. «A quel propos?
ce dit Gerard; que voiez-vous en Brabant
qui n'est icy? et n'avez vous pas icy les belles
forestz pour la chasse, les belles rivières, les
belles plaines tant plaisantes que à souhaiter,
pour le deduyt des oyseaulx en temps de gibier
et aultre?—Encores n'est ce rien, ce
dit Conrard; les femmes de Brabant sont bien
aultres, qui me plaisent bien autant et plus que
voz chasses et voleries.—Saint Jehan! c'est
aultre chose, ce dit Gerard; vous y seriez hardyement
amoureux en vostre Brabant, je l'oz
bien.—Par ma foy, ce dit Conrard, il n'est
jà mestier qu'il vous soit celé, je y suis amoureux
voirement. Et à ceste cause m'y tire le
cueur tant roiddement et si fort que je faiz
doubte que force me sera d'abandonner vostre
Barrois, car il ne me sera pas possible à la
longue de longuement vivre sans veoir ma
dame.—C'est folie donc, ce dit Gerard, de
l'avoir laissé, si vous vous sentez si inconstant.—Inconstant!
mon amy; et où est celuy
qui puist mestrier loyaux amoureux? Il n'est
si advisé ne si sage qui s'i sache souvent conduire.
Amours bannist souvent de ses servans
et sens et raison.» Ce propos sans plus avant le
deduire se passa, et fut heure de souper; et ne
se reatelèrent à deviser tant qu'ilz furent au
lict couchez. Et créez que de par Gerard jamais
n'estoit nouvelle que de dormir, se Conrard
ne l'eust assailly de procès, qui commença
une piteuse, longue et doloreuse plaincte
après sa dame, que je passe, pour abreger.
Et si dit en la fin: «Helas! Gerard, et comment
povez-vous avoir envye de dormir emprès
de moy qui suis tant eveillé, qui n'ay esperit
qui ne soit plain de regretz, d'ennuy et
de soucis? C'est merveille que vous n'en estes
ung peu touché; et creez, si c'estoit maladie
contagieuse, vous ne seriez pas seurement si
près sans avoir des esclabotures. Helas! je
vous prie, si vous n'en sentez nulles, aiez au
mains compassion de moy qui meurs sur bout
si je ne voy bien bref ma dame.—Je ne vy jamais
si fol amoureux, ce dit Gerard; et pensez
vous que je n'aye point esté amoureux?
Certes je sçay bien que c'est, car j'ay passé
par là comme vous, certes si ay; mais je ne
fuz oncques si enragé que d'en perdre le dormir
ne la contenance, comme vous faictes à
present: vous estes beste, et ne prise point
votre amour ung blanc. Et pensez-vous qu'il
en soit autant à vostre dame? Nenny, nenny.—Je
suis tout seur, ce dit Conrard, que si;
elle est trop loyalle pour m'oblier.—A dya,
vous direz ce que vous vouldrez, ce dit Gerard,
mais je ne croiray jà que femmes soient
si loyalles que pour tenir telz termes; et ceulx
qui le cuident sont parfaiz coquars. J'ay amé
comme ung aultre, et encore en ayme je bien
une. Et pour vous dire mon fait, je party de
Brabant à l'occasion d'amours, et à l'heure de
mon partement j'estoie bien avant en la grace
d'une trèsbelle, bonne et noble fille, que
je laissay à trèsgrant regret; et me despleut
beaucop par aucuns pou de jours d'avoir perdu
sa presence, non pas que j'en laissasse le dormir,
ne boire, ne menger, comme vous. Quand
je me vy ainsi d'elle éloigné, je vouluz user
pour remède du conseil d'Ovide, car je n'eu
pas si tost accointance ne entrée ceans que je
ne priasse une des belles filles qui y soit; et ay
tant fait, la Dieu mercy! qu'elle me veult
beaucop de bien, et je l'ayme beaucop aussi.
Et par ce point me suys-je deschargé de celle
que par avant amoye, et ne m'en est à present
non plus que celle qu'oncques ne viz, tant
m'en a rebouté ma dame de present.—Et
comment, ce dit Conrard, est-il possible, si
vous amiez bien l'aultre, que vous la puissez
si tost oublier et abandonner? Je ne le sçay entendre,
moy, ne concepvoir comment il se
peut faire.—Il s'est fait toutefoiz, ce dit Gerard;
entendez le si vous voulez.—Ce n'est
pas bien gardé loyauté, ce dit Conrard; quant
à moy, j'aymeroie plus cher morir mille foiz, si
possible m'estoit, que d'avoir fait à ma dame
si grande faulseté. Et jà Dieu ne me laisse tant
vivre que j'aye non pas tant seulement le vouloir
ne une seule pensée de jamais amer ne
prier aultre qu'elle.—Tant estes vous plus
beste, ce dit Gerard, et si vous maintenez ceste
folie, jamais vous n'arez bien et ne ferez que
songer et muser, et secherez sur terre comme
la belle herbe dedans le four chault, et serez
homicide de vous mesmes; et si n'en arés jà
gré; mesme, que plus est, vostre dame n'en
fera que rire, si vous estes si eureux qu'il
vienne à sa cognoissance.—Comment! ce dit
Conrard, vous savez d'amours bien avant; je
vous requier doncques que veillez estre mon
moien ceans ou aultre part que je face dame
par amours, asavoir mon si je pourroie garir
comme vous.—Je vous diray, ce dit Gerard,
je vous feray demain deviser à ma dame, et
aussi je luy diray que nous sommes compaignons
et qu'elle face vostre besoigne à sa compaigne;
et je ne doubte point que, si vous voulez,
qu'encores n'ayons du bon temps, et que
bien bref se passera la resverie qui vous affole,
voire si à vous ne tient.—Si ce n'estoit faulser
mon serment à ma dame, je le desireroye
beaucop, ce dit Conrard; mais au fort j'essaieray
comment il m'en prendra.» Et à ces motz
se retourna Gerard et tantost s'endormit. Et la
trèsbelle Katherine estoit de mal tant oppressée,
voyant et oyant la desloyauté de celuy
qu'elle aymoit plus que tout le monde, qu'elle
se souhaitoit morte. Non pourtant elle adossa
la tendreur feminine, et s'adouba de virile
vertu. Car elle eut bien la constance de longuement
et largement lendemain deviser avecques
celle qui luy faisoit tort de la rien au
monde que plus cher tenoit; mesmes forsa son
cueur, et ses yeulx fist estre notaires de pluseurs
entretenances à son trèsgrand et mortel
prejudice. Comme elle estoit en parolles avecques
sa compaigne, elle apperceut la verge
que au partir donna à son desloyal serviteur,
qui luy parcreut ses doleurs; mais elle ne fut
pas si fole, non pas par convoitise de la verge,
qu'elle ne trouva bonne gracieuse fasson de la
regarder et bouter en son doy. Et sur ce point,
comme non y pensant, se part et s'en va. Et
tantost que le souper fut passé, elle vint à son
oncle et lui dit: «Nous avons assez esté Barroisiens,
il est temps de partir; soiez demain
prest au point du jour, et aussi seray-je. Et regardez
que tout nostre bagage soit bien attinté.
Venez si matin qu'il vous plaist.—Il ne vous
fauldra que monter», repondit l'oncle. Or devez
vous savoir que tantdis, puis souper, que
Gerard devisoit avec sa dame, celle qui fut
s'en vint en sa chambre et se mect à escripre
unes lettres qui narroient tout du long et du
lé les amours d'elle et Gerard, comme les promesses
qu'ilz s'entrefirent au departir, comment
on l'avoit voulue marier, le refus qu'elle
en fist, et le pelerinage qu'elle emprinst pour
sauver son serment et se rendre à luy; la desloyaulté
dont elle l'a trouvé saisy, tant de
bouche comme d'œuvre et de fait. Et pour les
causes dessus dictes, elle se tient pour acquittée
et desobligée de son serment et promesse
qu'elle jadiz luy fist. Et s'en va vers son pais,
et ne le quiert jamais ne veoir, ne rencontrer,
comme le plus desloyal qu'il est qui jamais
priast femme. Et si emporte la verge qu'elle
luy donna, qu'il avoit desjà mise en main sequestre.
Et si se peut bien vanter qu'il a couché
par trois nuiz au plus près d'elle; s'il y a
que bien, si le dye, car elle ne le craint. Escript
de la main de celle dont il peut bien cognoistre
la lettre, et au dessoubz: «Katherine,
etc., surnommée Conrard»; et sur le
dos: «Au desloyal Gerard, etc.». Elle ne dormit
pas guères la nuyt, et aussitost qu'on vit
du jour, elle se leva tout doulcement, et s'abilla
sans ce qu'oncques Gerard s'en eveillast, et
prend sa lettre qu'elle avoit bien close et fermée,
et la bouta en la manche du pourpoint de
Gerard; et à Dieu le commenda tout en basset,
en plorant tendrement, pour le grand deuil
qu'elle avoit du trèsfaulx tour qu'il luy avoit
joué. Gerard, qui dormoit, mot ne luy respondit.
Elle s'en vint devers son oncle, qui luy bailla
son cheval, et elle monte et puis tire païs tant
qu'ilz vindrent en Brabant, où ilz furent receuz
joyeusement, Dieu le scet. Et fut bien qui leur
demanda des adventures de leur voyage; mais
quoy qu'ilz respondissent, ilz ne se vantèrent
pas de la principale. Pour parler comment il
advint à Gerard, quant vint le jour du partement
de la bonne Katherine, environ dix heures,
il s'esveilla, et regarde que son compaignon
estoit levé; si pensa qu'il estoit tard, si
sault sus tout en haste et saisit son pourpoint;
et comme il boutoit son bras dedans l'une des
manches, il en saillit une lettre, dont il fut
assez esbahy, car il ne luy souvenoit pas que
nulles y en eust bouté. Il les releva toutesfoiz,
et voit qu'elles sont fermées; et avoit au dos
escript: «Au desloyal Gerard, etc.» Si par
avant fut esbahy, encores le fut-il beaucop
plus. A chef de pièce, il les ouvrit et voit la
soubscription qui disoit Katherine surnommée
Conrard. Si ne scet que penser; il les leut
neantmains; en lysant, le sang luy monte et
le cueur luy fremist, et devint tout alteré de
manière et de coleur. A quelque meschef que
ce fut, il escheva de lyre sa lettre, par laquelle
il cognent que sa desloyaulté estoit venue à la
cognoissance de celle qui luy vouloit tant de
bien: non qu'elle sceust estre tel au rapport
d'aultruy, mais elles mesmes en personne en
a la vraye informacion; et, qui plus près du
cueur luy touche, il a couché trois nuiz avec
elle sans l'avoir guerdonnée de la peine qu'elle
avoit prinse que de si loing le venir esprouver.
Il ronge son frain aux dens et tout vif enrage
quand il se voit en celle peleterie. Et après
beaucop d'advis, il ne scet aultre remède que
de la suyvir; et bien lui semble qu'il la rataindra.
Si prent congié de son maistre, et se
met à la voie, suyvant le froissie des chevaulx
de ceulx qu'oncques ne rataindit jusques ad ce
qu'ilz fussent en Brabant, où il vint si à point
que c'estoit le jour des nopces de celle qui l'a
esprouvé. Laquelle il cuida bien aller baiser et
saluer, et faire une orde excusance de ses faultes;
mais il ne luy fut pas souffert, car elle
luy tourna l'espaule, et ne sceut tout ce jour
ne oncques puis trouver manière ne fasson
d'avoir devises avec elle. Mesmes il s'avanca
une foiz pour la mener dancer, mais elle le refusa
plainement devant tout le monde, dont
pluseurs se prindrent garde. Ne demoura guères
après que ung aultre gentilhomme entra
dedans, qui fist corner les menestrielz, et s'avança
par devant elle et elle descendit, voyant
Gerard, et s'en ala dancer. Ainsi qu'avez oy
perdit le desloyal sa femme. S'il en est encores
de telz, ils se doivent mirer à cest exemple,
qui est notoire et advenu depuis naguères.
LA XXVIIe NOUVELLE.
PAR MONSEIGNEUR DE BEAUVOIR.
Ce n'est pas chose pou accoustumée,
especialement en ce royaume, que
les belles dames et damoiselles se
treuvent volontiers et souvent en la
compaignie des gentilz compaignons. Et à
l'occasion des bons et joyeux passetemps qu'elles
ont avec eulx, les gracieuses et doulces
requestes qu'ilz leurs font ne sont pas si difficiles
à impetrer. A ce propos, n'a pas long
temps que ung trèsgentil homme qu'on peut
mettre ou renc et du compte des princes, dont
je laisse le nom en ma plume, se trouva tant
en la grace d'une trèsbelle damoiselle qui
mariée estoit, dont le bruit n'est pas si pou
cogneu que le plus grand maistre de ce royaume
ne se tenist trèseureux d'en estre retenu
serviteur, laquelle luy voult de fait monstrer
le bien qu'elle luy vouloit. Mais ce ne fut pas
à sa première volunté, tant l'empeschoient les
anciens adversaires et ennemis d'amours. Et
par espécial plus luy nuysoit son bon mary,
tenant le lieu en ce cas du trèsmaudit Dangier:
car, si ne fust-il, son gentil serviteur
n'eust pas encores à luy tollir ce que bonnement
et par honneur donner ne luy povoit. Et
pensez que ce serviteur n'estoit pas moyennement
mal content de ceste longue attente, car
l'achevement de sa gente chasse luy estoit
plus grand eur et trop plus desiré que nul
aultre quelconque bien qui luy povoit jamais
advenir. Et à ceste cause, tant continua son
pourchaz que sa dame luy dist: «Je ne suis pas
mains desplaisante que vous, par ma foy, que
je ne vous puiz faire aultre chère; mais vous
savez, tant que mon mary soit ceans, force
est qu'il soit entretenu.—Helas! dist-il, et
n'est-il moien qui se puisse trouver d'abreger
mon dur et cruel martire?» Elle qui, comme
dessus est dit, n'estoit pas en maindre desir
de se trouver à part avec son serviteur que
luy mesme, luy dit: «Venez ennuyt, à certaine
heure, qu'elle luy baillast, hourter à ma
chambre; je vous feray mettre dedans, et trouveray
fasson d'estre delivrée de mon mary,
si fortune ne destourne mon emprinse.» Le
serviteur n'oyt jamais chose qui mieulx luy
pleust; et, après les mercimens gracieux et
deuz en ce cas, dont il estoit bon maistre et
ouvrier, se part d'elle, et s'en va attendant et
desirant l'heure assignée. Or devez vous savoir
que environ une bonne heure, ou plus ou
mains, devant l'heure assignée dessus dicte,
nostre gentille damoiselle, avec ses femmes
et son mary, qui va derrière, pour ceste heure
estoit en sa chambre retraicte puis le souper;
et n'estoit pas, creez, son engin oiseux, mais
labouroit à toute force pour fournir la promesse
à son serviteur; maintenant pensoit d'un, puis
maintenant d'un aultre, mais rien ne luy venoit
à son entendement qui peust eloigner ce maudit
mary; et toutesfoiz approuchoit fort l'heure
trèsdésirée. Comme elle estoit en ce profond
penser, fortune luy fut si trèsamye que mesme
son mary donna le trèsdoulx advertissement de
sa dure cheance et male adventure, convertie
en la personne de son adversaire, c'est assavoir
du serviteur dessus dit, en joye non pareille,
déduit, solaz et lyesse très accomplie.
Et veez cy la fasson. Le pouvre mary, voyant
sa femme ung peu muser et ententivement
penser, et ne savoit à qui ne à quoy, la regardoit
trèsfort, puis l'une puis l'autre des femmes
de leans, et aucunes foiz par la chambre.
Tant regarda sans mos dire qu'il perceut
d'adventure au pié de la couchette ung bahu
qui estoit à sa femme. Et affin de la faire parler
et l'oster hors de son penser, demanda de
quoy servoit ce bahu en la chambre, et à
quel propos on ne le portoit point en la garderobe
ou en quelque aultre lieu, sans en
faire leans parement. «Il n'y a point de peril,
Monseigneur, ce dit madamoiselle; ame ne
vient icy que nous; aussi je l'y ay fait laissier
tout à propos pour ce qu'encores sont aucunes
de mes robes dedans; mais n'en soiez jà
mal content, mon amy; ces femmes l'osteront
tantost.—Mal content! dit-il; nenny, par ma
foy; je l'ayme autant icy que ailleurs, puis
qu'il vous plaist; mais il me semble bien petit
pour y mettre voz robes bien à l'aise, sans les
froisser, attendu les grandes et longues queues
qu'on fait aujourd'huy.—Par ma foy, Monseigneur,
dit-elle, il est assez grand.—Il ne
le me peut sembler vraiement, dit-il, et le
regardez bien.—Or ça, Monseigneur, voulez
faire un gage à moy?—Oy vraiement,
dit-il, quel sera-il?—Je gageray à vous, s'il
vous plaist, pour une demye douzaine de bien
fines chemises encontre le satin d'une cotte
simple, que nous vous bouterons bien dedans
tout ainsy que vous estes.—Par ma foy, dit-il,
je gage que non.—Et je gage que si.—Or
avant, ce dirent les femmes, nous verrons
qui le gaignera.—A l'esprouver le scera l'on,
dit monseigneur.» Et lors s'avance et fist tirer
du bahu les robes qui dedans estoient; et
quand il fut vuide, madamoiselle et ses femmes
à quelque peine firent tant que monseigneur
fut dedans tout à son aise. Et à cest
cop fut grande la noise, et autant joyeuse,
et madamoiselle alla dire: «Or, monseigneur,
vous avez perdu la gaigeure, vous le congnoissez
bien, faictes pas?—Ma foy, oy, dit-il,
c'est raison.» Et, en disant ces parolles, le
bahu fut fermé, et tout jouant, riant et esbatant,
prindrent toutes ensemble et homme et
bahu, et l'emportèrent en une petite garderobe
assez loing de la chambre, et là le laissèrent.
Et il crye et se demaine, faisant grand
noise; mais c'est pour néant, car il fut là laissé
toute la belle nuyt, pense, dorme, face du
mieulx qu'il peut: car il est ordonné par madamoiselle
et son estroit conseil qu'il n'en partira
meshuy, pource qu'il a tant empesché le
lieu de celuy qu'elle ayme beaucop mieulx que
luy. Pour retourner à la matière de nostre
propos encommencé, nous lairrons nostre
nomme ou bahu, et dirons de madamoiselle,
qui attendoit son serviteur avec ses femmes,
qui estoient telles, si bonnes et si
secretes, que rien ne leur estoit celé de ses
affaires. Lesquelles savoient bien que le bien
amé serviteur, si à luy ne tenoit, tiendra la
nuyt le lieu de celuy qui ou bahu fait maintenant
sa penitence. Ne demoura guères que
le bon serviteur, sans faire effroy ne bruyt,
vint hurter à la chambre; et au hurt qu'il fist
on le cogneut tantost, et là fut bien qui le
bouta dedans. Il fut receu joyeusement et lyement,
et entretenu doulcement de madamoiselle
et sa compaignie, et ne se donna garde
qu'il se trouva tout seul avec sa dame, qui luy
compta bien au long la bonne fortune que
Dieu leur a donnée, c'est asavoir comment
elle fist la gageure à son mary d'entrer ou
bahu, comment il y entra, et comment elle
et ses femmes l'ont porté en une garderobe.
«Comment! ce dit le serviteur, je ne cuidoye
point qu'il fust céans; par ma foy, je pensoie,
moi, que vous eussiés trouvé aucune fasson
de l'envoier ou faire aller dehors, et que j'eusse
icy meshuy tenu son lieu.—Vous n'en yrez pas
pourtant dehors, dit-elle, il n'a garde de yssir
dont il est, et si a beau crier, il n'est ame de
nulz sens qui le puist oyr; et croiez qu'il y
demourra meshuy par moy; si vous le voulez
desprisonner, je m'en rapporte à vous.—Nostre
Dame, dist-il, s'il ne sailloit tant que je
l'en feisse oster, il aroit bel attendre.—Or
faisons donc bonne chère, et n'y pensons plus.»
Pour abréger, chacun se despoilla, et se couchèrent
les deux amans dedans le trèsbeau lit,
bras à bras, et firent ce pourquoy ilz estoient
assemblez, qui mieulx vault estre pensé des
lysans qu'estre noté de l'escripvant. Quant vint
au point du jour, le gentil serviteur se partit
de sa dame au plus secretement qu'il peut, et
vint à son logis dormir, j'espoire, ou desjeuner:
car de tous deux avoient besoin. Madamoiselle,
qui n'estoit pas mains subtille que sage
et bonne, quand il fut heure, se leva et dist a
ses femmes: «Il sera desormais heure de oster
nostre prisonnier; je vois oyr qu'il dira et s'il
se vouldra mettre à finance.—Mettez tout sur
nous, ce dirent-elles, nous l'appaiserons bien.—Creez
que si feray-je», dit-elle. Et à ces motz
se seigne et s'en va; et comme non pensant
ad ce qu'elle faisoit, tout d'aguet et à propos
entra dedans la garderobe où son mary encores
estoit dedans le bahu clos. Et quant il l'oyt,
il commença à faire grand noise et crier à la
volée: «Qu'est cecy! me lairra l'on cy dedans?»
Et sa bonne femme, qui l'oyt ainsi demener,
respondit effrayement et comme craintivement,
faisant l'ignorante: «Emy! qu'est-ce là
que j'oy crier?—C'est moy, de par Dieu,
c'est moy, dit le mary.—C'est vous, dit-elle,
et dont venés vous à ceste heure?—Dont je
viens? dit-il; et vous le savez bien, madamoiselle,
il ne fault jà qu'on le vous die; mais
vous faictes de moy, au fort je feray quelque
jour de vous.» Et s'il eust enduré, ou osé, il se
fust très voluntiers courroucié et eust dit villannie
à sa femme. Et elle, qui le cognoissoit,
luy couppa la parolle et dist: «Monseigneur,
pour Dieu, je vous crye mercy; par mon serment,
je vous asseure que je ne vous cuidoie
pas icy à ceste heure; et creez que je ne vous
y eusse pas quis, et ne me sçay assez esbahir
dont vous venez à y estre encores: car je
chargé hier soir à ces femmes qu'elles vous
missent dehors, tandiz que je diroye mes heures,
et elles me dirent que si feroient elles. Et
de fait l'une me vint dire que vous estiez dehors
et desjà allé en la ville, et que ne reviendriez
meshuy. Et à ceste cause, je me couchay
assez tost après sans vous attendre.—Saint
Jehan! dit-il, vous veez qu'est ce; or vous
avancez de moy tirer d'icy, car je suis tant las
que je n'en puis plus.—Cela feray-je bien,
monseigneur, dit-elle, mais ce ne sera pas
devant que vous n'ayez promis de moy paier
de la gaigeure qu'avez perdue; et pardonnez
moy toutesfoiz, car autrement ne le puis faire.—Et
avancez, de par Dieu, dit-il; je le paieray
voirement.—Et ainsi vous le promettez?—Oy,
par ma foy.» Et ce procès finy, madamoiselle
defferma le bahu et monseigneur yssit
dehors, lassé, froissé et traveillé. Et elle le
prend à braz et baise et accole tant doulcement
qu'on ne pourroit plus, en luy priant
pour Dieu qu'il ne soit point mal content. Et
le pouvre cocquard dit que non est-il, puisqu'elle
n'en savoit rien; mais il punyra trop
bien ses femmes, s'il y peut advenir. «Par ma
foy, monseigneur, dit-elle, elles se sont bien
vengées de vous; je ne doubte point que vous
ne leur ayez aucune chose meffait.—Non ay,
certes, que je sache, mais creez que le tour
qu'elles m'ont joé leur sera cher vendu.» Il n'eut
pas finé ce propos quand toutes ces femmes
entrèrent dedans, qui si très fort rioyent et de
si grand cueur qu'elles ne sceurent mot dire
grand pièce après. Et monseigneur, qui devoit
faire merveilles, quand il les vit rire en ce
point, ne se peut tenir de les contrefaire. Et
madamoiselle, pour luy faire compaignie, ne
s'i faignoit point. Là veissez une merveilleuse
risée et d'un costé et d'aultre, mais celuy qui
en avoit le mains cause ne s'en pouvoit ravoir.
A chef de pièce ce passetemps cessa, et dist
monseigneur: «Mesdamoiselles, je vous mercye
beaucop de la courtoisie que m'avez ennuyt
faicte.—A vostre commendement, respondit
l'une, encores n'estes vous pas quitte: vous
nous avez fait et faictes tousjours tant de peine
et de meschef que nous vous avons gardé
ceste pensée; et n'avons aultre regret que plus
n'y avez esté. Et si n'eussions sceu de vray
qu'il n'eust pas bien pleu à madamoiselle, encore
y fussez vous; et prenez en gré.—Est-ce
cela? dit-il. Or bien, bien: vous verrez comment
il vous en prendra; et par ma foy je suis
bien gouverné, quand avec tout le mal que j'ay
eu l'on ne me fait que farser; et encores, qui
pis est, il me fault paier la cotte simple de satin.
Et vrayement je ne puis à mains que d'avoir
les chemises de la gaigeure, en recompensacion
de la peine qu'on m'a fait.—Il n'y a,
par Dieu, que raison, dirent les damoiselles;
nous voulons en ce estre pour vous, monseigneur,
et vous les arez; n'ara pas, madamoiselle?—Et
à quel propos, dit-elle? il a perdu
la gaigeure.—Dya, nous savons bien cela,
il ne les peut avoir de droit; aussi ne les demande-il
pas à ceste intencion, mais il les a
bien deservies en aultre manière.—A cela ne
tiendra-il pas, dit-elle, je feray voluntiers
finance de la toille; et vous, mesdamoiselles,
qui tant bien procurez pour luy, vous prendrez
bien la peine de les coudre.—Oy vrayement,
oy, madamoiselle.» Comme ung chien qui ne
fault que escourre la teste au matin quand il
se lève qu'il ne soit prest, estoit monseigneur;
car il ne luy faillit que une secousse de verges
à nettoier sa robe et ses chausses qu'il ne fut
prest. Et ainsi à la messe s'en va, et madamoiselle
et ses femmes le suyvent, qui faisoient
de luy, je vous asseure, grans risées; et creez
que la messe ne se passa pas sans foison de
ris soudains, quand il leur souvenoit du giste
que monseigneur a fait ou bahu, lequel ne le
scet, encores qui fut celle nuyt enregistré ou
livre qui n'a point de nom. Et si n'est que
vienne d'aventure ceste histoire entre ses
mains, jamais n'en ara, si Dieu plaist, la
cognoissance, ce que pour rien je ne vouldroye.
Si prye aux lisans qui le cognoissent
qu'ilz se gardent bien de luy monstrer.
LA XXVIIIe NOUVELLE.
PAR MESSIRE MICHAULT DE Changy, GENTILHOMME
DE LA CHAMBRE DE MONSEIGNEUR.
Se au temps du trèsrenommé et éloquent
Boccace l'adventure dont je
veil fournir ma nouvele fust advenue
et à son audience ou cognoissance
parvenue, je ne doubte point qu'il ne
l'eust adjoustée et mise ou reng du compte
des nobles hommes mal fortunez. Car je ne
pense pas que noble homme eust jamais pour
ung coup guères fortune plus dure à porter
que le bon seigneur, que Dieu pardoint, dont
je vous compteray l'adventure. Et se sa male
fortune n'est digne d'estre ou dit livre de Boccace,
j'en fais juges tous ceux qui l'orront
racompter. Le bon seigneur dont je vous parle
fut en son temps ung des beaulx princes de
son royaulme, garny et adressié de tout ce
qu'on saroit loer et priser en ung noble homme.
Et entre aultres ses proprietez, il estoit tel
destiné que entre les dames jamais homme ne
le passa de gracieuseté. Or luy advint que,
au temps que ceste sa renommée et destinée
florissoit, et qu'il n'estoit bruyt que de luy,
Amours, qui sème ses vertuz où mieux luy
plaist et bon luy semble, fist allyance à une
belle fille, jeune, gente, gracieuse et en bon
point en sa fasson, ayant bruyt autant et plus
que nulle de son temps, tant par sa grande
et non pareille beaulté comme par ses trèsloables
meurs et vertus; et qui pas ne nuysoit
au jeu, tant estoit en la grace de la
royne du pays qu'elle estoit son demy lit,
les nuyz que point ne couchoit avec le roy.
Ces amours que je vous dy furent si avant
conduictes qu'il ne restoit que temps et lieu
pour dire et faire, chascun à sa partie, la
chose au monde que plus luy pourroit plaire.
Ilz ne furent pas pou de jours pour adviser et
elire lieu et place convenables ad ce faire;
mais en la fin celle qui ne desiroit pas mains
le bien de son serviteur que la salvacion de
son ame, s'advisa d'un bon tour, dont tantost
l'avertit, disant ce qui s'ensuit: «Mon trèsloyal
amy, vous savés comment je couche
avec la royne, et que nullement m'est possible,
si je ne vouloie tout gaster, d'abandonner
cest honneur et avancement, dont la plus femme
de bien de ce royaume se tiendroit pour bien
eureuse et honorée; combien que par ma foy
je vous vouldroye complaire, et faire autant
de plaisir et d'aussi bon cueur que à elle. Et
qu'il soit vray, je le vous monstreray de fait,
toutesfoiz sans abandonner celle qui me fait
et peut faire tout le bien et l'onneur du monde.
Je ne pense pas aussi que vous voulsissez que
autrement je feisse.—Non, par ma foy,
m'amye, respondit le bon seigneur; mais toutesfoiz,
je vous prie qu'en servant vostre maistresse,
vostre loyal serviteur ne soit point arrière
du bien que faire lui povez, qui ne luy
est pas maindre que mieux y vouldroit et desire
parvenir que gaigner le surplus du monde.—Veezcy
que je vous feray, dit-elle, monseigneur;
la royne a une levrière, comme vous
savez, dont elle est beaucop assotée, et la
fait coucher en sa chambre; je trouveray fasson
ennuyt de l'enclorre hors de la chambre
sans qu'elle en sache rien; et quand chacun
sera retrait, je feray ung sault jusques en la
chambre de parement, et deffermeray l'huys,
et le lairray ouvert. Et quand vous penserez
que la royne sera couchée, vous viendrez
tout secrètement, et entrerez en la dicte chambre
et fermerez l'huys; vous y trouverez la
levrière, qui vous cognoist assez, si se lairra
bien approucher de vous; vous la prendrez
par les oreilles et la ferez bien hault crier; et
quand la royne l'orra, elle la cognoistra tantost;
si ne me doubte point qu'elle ne me face
lever incontinent pour la mettre dedans. Et
en ce point viendray-je vers vous; si n'y faillez
point si jamais vous voulez parler à moy.—Ha!
ma trèschère et loyale amye, dit monseigneur,
je vous mercye tant que je puis,
pensez que je n'y fauldray pas.» Et à tant se
part et s'en va, et sa dame aussi, chacun
pensant et désirant d'achever ce qui est proposé.
Qu'en vauldroit le long compte? La levrière
se cuida rendre, quand il fut heure, en
la chambre de sa maistresse, comme elle avoit
accoustumé, mais celle qui l'avoit condemnée
dehors la fist retraire, en la chambre au plus
près. Et la royne se coucha sans ce qu'elle
s'en donnast garde; et assez tost après luy vint
faire compaignie la bonne damoyselle, qui n'attendoit
que l'heure d'oyr crier la levrière et la
semonce de bataille. Ne demoura guères que
le gentil seigneur se mist sur les rengs, et tant
fist qu'il se trouva en la chambre où la levrière
se dormoit. Il la quist tant au pié et à la main
qu'il la trouva, et puis la print par les oreilles,
et la fist hault crier deux ou trois foiz. Et la
royne, qui l'oyt, congneut tantost que c'estoit
sa levrière, et pensa qu'elle vouloit estre dedans;
si appela sa damoiselle et dist: «M'amye,
veezla ma levrière qui se plaint là hors;
levez vous, si la mettez dedans.—Voluntiers,
madame», ce dist la damoiselle, et jasoit qu'elle
attendist la bataille dont elle mesme avoit
l'heure et le jour assigné, si ne s'arma elle
que de sa chemise; et en ce point s'en vint à
l'huys et l'ouvrit, où tantost luy vint à l'encontre
celuy qui l'attendoit. Il fut tant joyeux
et tant surprins, quant il vit sa dame si belle
et en si bon point, qu'il perdit force, sens et
advis; et ne fut oncques en sa puissance de
tirer sa dague pour esprouver et savoir s'elle
pourroit prendre sur ses cuirasses. Trop bien
de baiser, d'accoler, de manier le tetin, et le
surplus, faisoit-il assez diligence, mais du
parfait, nichil! Si fut force à la gente damoiselle
qu'elle retournast sans luy laisser ce que
avoir ne povoit se par force d'armes ne le
conquéroit. Et ainsi qu'elle se vouloit partir,
il la cuidoit retenir par force et par belles
parolles, mais elle n'osoit demourer, si luy
ferma l'huys au visage et s'en revint par devers
la royne, qui luy demanda s'elle avoit mise
sa levrière dedans. Et elle dit que non, car
oncques ne l'avoit sceu trouver, et si avoit
beaucop regardé. «Or bien, dit la roine, toujours
l'ara-on; couchez vous.» Le pouvre
amoureux estoit à celle heure, Dieu scet! bien
mal content, qui se voit ainsy deshonoré et
adnéanty; et si cuidoit auparavant bien tant
en sa force qu'en mains d'heure qu'il n'avoit
esté avecques sa dame il en eust bien combatu
telles troys, et venu au dessus d'elles à
son honneur. Au fort il reprint courage et dit
bien à soy mesmes, s'il est jamais si eureux
que de trouver sa dame en si belle place, elle
ne partiroit pas comme elle a fait l'aultre fois.
Et ainsi animé et aguillonné de honte et de
désir, il reprend la levrière par les oreilles, et
la tira si rudement, tout courroucé qu'il estoit,
qu'il la fist crier beaucop plus hault qu'elle
n'avoit fait devant. Si hucha arrière à ce cry
la royne sa damoiselle, qui revint ouvrir l'huys
comme devant, mais elle s'en retourna devers
sa maistresse sans conquester ne plus ne
mains qu'elle fit à l'autre foiz. Or revint à la
tierce foiz que ce pouvre gentilhomme faisoit
tout son pouvoir de besoigner comme il avoit
le desir, mais au deable de l'omme s'il peut
oncques trouver manière de fournir une pouvre
lance à celle qui ne demandoit aultre chose,
et qui l'attendoit de pié coy. Et quand elle
vit qu'elle n'aroit point son panier percé, et
qu'il n'estoit pas à l'aultre de seulement mettre
sa lance en son arrest, quelque avantage
qu'elle luy feist, tantost cogneut qu'elle aroit
à la jouste failly, dont elle tint beaucop mains
de bien du jousteur. Elle ne voulut n'osa là
plus demourer, pour acquest qu'elle y feist;
si voulut entrer en la chambre, et son amy la
retiroit à force et disoit: «Helas! m'amye,
demourez encores ung peu, je vous en prie.—Je
ne puis, dit-elle, je ne puis, laissez moy
aler; je n'ay que trop demouré pour chose
que j'aye prouffité.» Et à tant se retourne
vers la chambre, et l'autre la suyvoit, qui la
cuidoit retenir. Et quand elle vit ce, pour le
bien payer, et la royne contenter, elle alla
dire tout en haut: «Passez, passez, orde
caigne que vous estes; par Dieu, vous n'y entrerez
meshuy, meschante beste que vous estes.»
Et en ce disant, ferma l'huys. Et la
royne, qui l'oyt, demanda: «A qui parlez vous,
m'amye?—C'est à ce paillard chien, madame,
qui m'a fait tant de peine de le querir;
il s'estoit bouté soubz ung banc là dedans et
caiché tout de plat le museau sur la terre, si
ne le savoye trouver. Et quand je l'ay eu
trouvé, il ne s'est oncques daingné lever,
quelque chose que luy aye fait. Je l'eusse
trèsvoluntiers bouté dedans, mais il n'a oncques
daigné lever la teste; si l'ay laissé là
dehors tout par despit et fermé l'huys à son
visage.—C'est trèsbien fait, m'amye, dit la
royne, couchez vous, couchez vous, si dormirons.»
Ainsi que vous avez oy, fut trèsmal
fortuné ce gentil seigneur; et pour ce qu'il
ne peut, quand sa dame voulut, je tien, moy,
quand il eust depuis bien la puissance à commendement,
le vouloir de sa dame fut hors de
ville.
LA XXIXe NOUVELLE.
PAR MONSEIGNEUR.
N'a pas cent ans d'huy que ung gentilhomme
de ce royaume voulut savoir
et esprouver l'aise qu'on a en
mariage; et, pour abreger, fist tant
que le très desiré jour de ses nopces fut venu.
Après les bonnes chères et aultres passetemps
accoustumez, l'espousée fut couchée,
et il a chef de pièce la suyvit et se coucha au
plus près d'elle, et sans delay bailla l'assault
incontinent à sa forteresse, et tellement qu'en
peu d'heure, quelque meschef que ce fust, il
entra ens et la gaigna; mais vous devez entendre
qu'il ne fist pas ceste conqueste sans faire
foison d'armes qui longues seroient à racompter,
car ainçois qu'il venist au donjon du chastel,
et force luy fut de gaigner et emporter
boulevars, baillés, et aultres plusieurs fors
dont la place estoit bien garnye, comme celle
qui jamais n'avoit esté prinse, dont fust encores
nouvelle, et que nature avoit mis en defense.
Quand il fut maistre de la place, il rompit
seulement une lance, et lors cessa l'assault
et ploya l'œuvre. Or ne fait pas à oublier que
la bonne damoiselle, qui se vit en la mercy
de ce gentilhomme son mary, qui desjà avoit
fourragié la pluspart de son manoir, luy voulut
monstrer ung prisonnier qu'elle tenoit en
ung trèssecret lieu encloz et enserré; et pour
parler plain, elle se delivra, cy prins cy mis,
après ceste première course, d'ung trèsbeau
filz, dont le pouvre mary se trouva si honteux
et tant esbahy qu'il ne savoit sa manière si non
de soy taire. Et pour honesteté et pitié de ce
cas, il servit la mère et l'enfant de ce qu'il savoit
faire. Mais créez que la pouvre gentil femme
à cest coup gecta ung bien hault et dur cry,
qui de pluseurs fut clerement oy et entendu,
qui cuidoient à la vérité qu'elle gectast ce cry
à la despuceller, comme c'est la coustume en
ce royaume. Pendant ce temps, les gentilzhommes
de l'ostel où ce nouvel marié demouroit
vindrent hurter à l'huys de ceste chambre
et apportèrent le chaudeau; ilz hurtèrent beaucop
sans ce que ame respondist. L'espousée en
estoit bien excusée, et l'espousé n'avoit pas
cause de trop hault caqueter: «Et qu'est ce
cy? dirent-ilz, et n'ouvrirez-vous pas l'huys?
Par ma foy, si vous ne vous hastez, nous le romperons;
le chaudeau que nous vous apportons
sera tantost tout froit.» Et lors commencèrent
à rehurter de plus belle. Et le nouveau maryé
n'eust pas dit ung mot pour cent francs, dont
ceulx de dehors ne savoient que penser, car il
n'estoit pas muet de coustume. Au fort il se
leva, et print une robe longue qu'il avoit, et
laissa ses compaignons entrer dedans, qui
tantost demandèrent si le chaudeau estoit gaigné;
et qu'ilz l'apportoient à l'adventure. Et
lors fut ung d'entre eulx qui couvrit la table et
mist le beau bancquet dessus, car ilz estoient
en lieu pour ce faire, et où rien n'estoit espergné
en tel cas et aultres semblables. Ilz s'assirent
tous au menger, et bon mary print sa
place en une chaize à doz assez près de son
lit, tant simple et tant piteux qu'on ne le vous
sauroit dire. Et quelque chose que les aultres
dissent, il ne sonnoit pas ung mot, mais se tenoit
comme une droite statue ou une ydole
en quetaille: «Et qu'est cecy? dit l'un, et ne
prenez vous point garde à la bonne chère que
nous fait nostre hoste? encores a-il à dire ung
seul mot.—A dya, dit l'autre, ses bourdes
sont rabaissées.—Par ma foy, dit le tiers,
mariage est chose de grant vertu: regardez
quand pour une heure qu'il a esté marié il a jà
perdu la force de sa langue! S'il l'est jamais
longuement, je ne donneroye pas maille du surplus.»
Et à la verité dire, il estoit auparavant
ung trèsgracieux farseur, et tant bien luy séoit
que merveilles; et ne disoit jamais une parolle
puis qu'il estoit de gogues qu'elle n'apportast
sa risée avec elle; mais il en est à ceste heure
bien rebouté. Ces gentilzhommes buvoient
d'autant et d'autel, et à l'espousé et à l'espousée,
mais au dyable des deux s'il avoit fain de
boire; l'un enragoit tout vif et l'aultre n'estoit
pas mains en malaise: «Je ne me cognois en
ceste manière, dist ung gentil homme, il nous
fault festoier de nous mesmes. Je ne vy jamais,
moy, homme de si hault esternu si tost rassis
pour une femme; j'ay veu qu'on n'oyst pas
Dieu tonner en une compaignie où il fust;
et il se tient plus coy que ung feu couvert.
A dya! ses haultes parolles sont bien bas entonnées
maintenant.—Je boy à vous, noz
amys», disoit l'autre. Mais il n'estoit pas plegé:
car il jeunoit de boire, de menger, de
bonne chère faire, et de parler. Non pourtant
à chef de pièce, quand il eust bien esté ramponné
sur ce et rigolé de ses compaignons,
et, comme ung sanglier mis aux abaiz de tous
coustez, il dit: «Messeigneurs, quant je vous
ay bien entendu qui me semonnez de parler,
je veil bien que vous sachez que j'ay bien
cause de beaucop penser, et de me taire trèstout
coy; et si suis seur qu'il n'y a nul de vous
qui n'en fist autant s'il en avoit le pourquoy
comme j'ay. Et par la mort bieu, se j'estoie
aussi riche que le roy, que monseigneur, et
que tous les princes chrestians, si ne saroys-je
fournir ce que m'est apparent d'avoir à entretenir:
véezcy pour un pouvre coup que j'ay
accollée ma femme elle m'a fait ung enfant.
Or regardez, si à chacune foiz que je recommenceray
elle en fait autant, de quoy je pourray
nourrir le mesnage?—Comment! ung enfant?
dirent ses compaignons.—Voire, vrayement
ung enfant, dit-il; véezcy de quoy,
regardez.» Et lors se tourne vers son lit et
lève la couverture et leur monstre et la mère
et l'enfant. «Tenez, dit-il, véezla la vache
et le veau, suis-je pas bien party?» Pluseurs
de la compaignie furent bien esbahiz et pardonnèrent
à leur hoste sa simple chère; et
s'en allèrent chacun à sa chacune. Et le pouvre
nouveau marié habandonna ceste première
nuyt la nouvelle acouchée, et, doubtant que
elle n'en fist une aultre foiz autant, oncques
depuis ne s'y trouva.
LA XXXe NOUVELLE.
PAR MONSEIGNEUR DE BEAUVOIR.
Il est vray comme l'Euvangile, que
trois bons marchans de Savoye se
mirent à chemin avecques leurs trois
femmes pour aller en pélerinage à
Saint Anthoine de Viennois; et pour y aller
plus devotement et rendre à Dieu et à monseigneur
saint Anthoine leur voyage plus
agréable, ilz conclurent entre eulx et avec leurs
femmes, dès le partir de leurs maisons, que
tout le voyage ilz ne coucheroient pas avec
elles, mais en continence yront et viendront.
Ilz arrivèrent ung soir en la ville de Chambery,
et se logèrent à ung trèsbon logis, et firent
au souper trèsbonne chère, comme ceulx qui
avoient trèsbien de quoy, et qui trèsbien le
sceurent faire; et croy et tiens fermement que
si n'eust esté le veu du voyage, que chacun
d'eulx eust couché avec sa chacune. Toutefoiz
ainsi n'en advint pas, car quand il fut heure
de soy retraire, les femmes donnèrent la bonne
nuyt à leurs mariz et les laissèrent, et se boutèrent
en une chambre au plus près, où elles
avoient fait couvrir chacune son lit. Or devez
vous savoir que ce soir propre arrivèrent léans
trois cordeliers qui s'en alloient à Genève, qui
furent ordonnez à coucher en une chambre non
pas trop loingtaine de la chambre aux marchandes.
Lesquelles, puis qu'elles furent entre
elles, commencèrent à deviser de cent mille
propos, et sembloit, pour trois qu'il y en avoit,
de quoy on oyoit la noise qu'il suffiroit oir d'un
quarteron. Ces bons cordeliers, oyans ce bruit
de femmes, saillirent de leur chambre sans
faire effroyt ne bruit, et tant approuchèrent
de l'huys sans estre oiz, qu'ilz perceurent par
les pertus ces trois belles damoiselles, qui se
couchèrent chacune à part elle en ung beau
lit assez grand et large pour le deuxième recevoir
d'aultre cousté; puis se revirent, et entendirent
leurs maris qui se couchoient en l'autre
chambre. Cela fait, ils rentrèrent en leur
chambre, et puis dirent que fortune et honneur
à ceste heure leur court sus, et qu'ilz ne
sont pas dignes d'avoir jamais bonne adventure,
si ceste, qu'ilz n'ont pas pourchassée, par
lascheté leur eschappoit. «De fait, dit l'un, il
ne fault aultre deliberacion en nostre fait; nous
sommes trois et elles trois, chacun prenne sa
place quand elles seront endormies.» S'il fut
dit, aussi fut il fait; et si bien vint à ces bons
frères qu'ilz trouvèrent la clef de la chambre
aux femmes dedans l'huys; si l'ouvrirent si
très souef qu'ilz ne furent de ame oiz. Ils ne
furent pas si folz, quand ilz eurent gaigné ce
premier fort, pour plus seurement assaillir l'autre,
qu'ilz ne tirassent la clef dedans et resserrèrent
trèsbien l'huys; et puis après, sans
plus enquerre, chacun print son quartier, et
commencèrent à besoigner chacun du mieux
qu'ilz peurent. Mais le bon fut car l'une cuydant
avoir son mary parla et dist: «Et que
voulez-vous faire, ne vous souvient il de vostre
veu?» Et le bon cordelier ne disoit mot,
mais faisoit ce pour quoy il vint de si grand
cueur, qu'elle ne se peut tenir de luy aider à
parfournir. Les aultres deux, d'aultre part,
n'estoient pas oiseux; et ne savoient que penser
ces bonnes femmes, qui mouvoit leurs mariz
de si tost rompre et casser leur promesse.
Neantmains toutesfoiz, elles qui doivent obéir,
le prindrent bien en patience, sans dire mot,
chacune doubtant d'estre oye de sa compaigne,
car il n'y avoit celle à la vérité qui ne
cuidast ce bien avoir seulle et emporter. Quand
ces bons cordeliers eurent tant fait que plus
ne povoient, ilz se partirent sans dire mot, et
retournèrent en leur chambre, chacun comptant
son adventure. L'ung avoit rompu trois
lances, l'aultre quatre, l'aultre six. Oncques
gens ne furent tant eureux. Ilz se levèrent par
matin, pour toute seureté, et tirèrent pays. Et
ces bonnes femmes, qui pas n'avoient toute la
nuyt dormy, ne se descouchèrent pas trop
matin, car sur le jour sommeil les print, qui
les fist lever sur le tard. D'aultre costé leurs
maris, qui avoient assez bien beu le soir, et
qui s'attendoient à l'appeau de leurs femmes,
dormoyent au plus fort à l'heure que ès aultres
jours avoient jà cheminé deux lieues. Au fort
elles se levèrent après le repos du matin, et s'abillèrent
au plus roidde qu'elles peurent, non
point sans parler. Et entre elles celle qui avoit
la langue plus preste ala dire: «Entre vous,
mes damoiselles, comment avez-vous passé la
nuyt? Voz mariz vous ont ilz reveillées comme
a fait le mien? Il ne cessa ennuyt de faire
la besoigne.—Saint Jehan! dirent-elles, si
vostre mary a bien besoigné ennuyt, les nostres
n'ont pas esté oyseux; ilz ont tantost oublié
ce qu'ilz promisrent au partir, et creez
qu'on ne leur oblyra pas à dire.—J'en adverty
trop bien le mien, dist l'une, quand il commença,
mais il n'en laissa oncques pourtant
l'euvre: car, comme ung homme affamé, pour
deux nuiz qu'il a couché sans moy, il a fait
rage de diligence.» Quand elles furent prestes,
elles vindrent trouver leurs mariz, qui desjà
estoient comme tous prestz et en pourpoint:
«Bon jour, bon jour à ces dormeurs, dirent-elles.—La
vostre mercy, dirent-ilz, qui nous
avez si bien huchez.—Ma foy, dit l'une,
nous avions plus de regret à vous appeller
matin que vous n'avez fait ennuyt de conscience
de rompre et casser vostre veu.—Quel veu?
dit l'un.—Le veu que vous feistes au partir,
dit-elle, de point coucher avec vostre femme.—Et
qui y a couché? dit-il.—Vous le savez
bien, dit-elle, et aussi fais-je.—Et moy aussi,
dit sa compaigne; véez là mon mary, qui ne fut
pieça si rude qu'il fut la nuyt passée; et s'il
n'éust si bien fait son devoir je ne seroye pas
si contente de la ronteure de son veu; mais au
fort je le passe, car il a fait comme les jeunes
enfans, qui voulent emploier leur bature quant
ilz ont deservy le punir.—Saint Jehan! si a
fait le mien, dit la tierce, mais au fort je n'en
feray jà procès; si mal y a, il en est cause.—Et
je tien par ma foy, dit l'un, que vous radoubtez,
et que vous estez yvres de dormir.
Quant est de moy, j'ay icy couché tout seul
et n'en party ennuyt.—Non ay-je moy, dit
l'aultre.—Ne moy, par ma foy, dit le tiers;
je ne voudroye pour rien avoir enfraint mon
veu. Et si cuide estre seur de mon compère,
qui cy est, et de mon voisin, qu'ilz ne l'eussent
pas promis pour si tost l'oblier.» Ces
femmes commencèrent à changer coleur, et se
doubtèrent de tromperie, dont l'un des mariz
d'elles tantost se donna garde, et luy jugea le
cueur la verité du fait. Si ne leur bailla pas induce
de respondre; ainçois, faisant signe à
ses compaignons, dist en riant: «Par ma foy!
mes damoiselles, le bon vin de séans et la
bonne chière du soir passé nous ont fait oublier
nostre promesse; si n'en soyez jà mal
contentes. A l'adventure, se Dieu plaist, nous
avons fait ennuyt, à vostre ayde, chascun ung
bel enfant, qui est chose de si hault merite
qu'elle sera suffisante d'effacer la faulte du cassement
de nostre veu.—Or, Dieu le veille,
dirent-elles. Mais ce que si affermement disiez
que n'aviez pas esté vers nous nous a fait ung
petit doubter.—Nous l'avons fait tout au
propos, dit l'autre, affin d'oyr que vous diriez.—Et
vous avez double peché, comme
de faulser vostre veu et de mentir à escient,
et nous mesmes avez beaucop troublées.—Ne
vous chaille non, dit-il, c'est pou de chose,
mais allez à la messe et nous vous suivrons.»
Elles se mirent au chemin devers l'eglise, et
leur mariz ung pou demourèrent sans les suyvir
trop raidde, puis dirent tous ensemble,
sans en mentir de mot: «Nous sommes trompez,
ces dyables de cordeliers nous ont deceuz;
ilz se sont mis en nostre place et nous ont
monstré nostre folie, car, si nous ne voulions
pas coucher avec noz femmes, il n'estoit jà
mestier de les faire coucher hors de nostre
chambre; et s'il y avoit dangier de lictz, la belle
paillasse est en saison.—Dya! dit l'ung d'eulx,
nous en sommes chastiez pour une aultre foiz;
et au fort il vault mieulx que la tromperie soit
seulement sceue de nous que de nous et d'elles,
car le dangier y est bien grand s'il venoit
à leur congnoissance. Vous oyez par leur confession
que ces ribaulx moynes ont fait merveilles
d'armes, et espoir plus et mieulx que
nous ne savons faire. Et s'elles le savoient, elles
ne se passeroient pas pour ceste foiz seulement;
s'en est mon conseil que nous l'avalons
sans mascher.—Ainsi m'aist Dieu, ce dit
le tiers, mon compère dit trèsbien; quant à
moy je rappelle mon veu, et n'ay pas intencion
de plus me mettre en ce dangier.—Puis que
vous le voulez, dirent les deux aultres, et
nous vous ensuyvrons.» Ainsi couchèrent tout
le voyage et femmes et mariz ensemble, dont
ilz se gardèrent trop bien de dire la cause qui
ad ce les mouvoit. Et quand les femmes virent
ce, ce ne fut pas sans demander la cause de
ceste raherce; et ilz respondirent, par couverture,
puis qu'ilz avoient commencé de leur veu
entrerompre, il ne restoit que du parfaire.
Ainsi furent les trois marchans deceuz des trois
bons cordeliers, sans ce qu'il venist à la cognoissance
de celles qui bien en fussent mortes
de dueil s'elles en sceussent la vérité,
comme on en voit tous les jours morir de
maindre cas et à mains d'achoison.
LA XXXIe NOUVELLE.
PAR MONSEIGNEUR DE LA BARRE.
Ung gentilhomme de ce royaume,
escuyer bien renommé et de grand
bruit, devint amoureux, à Rouen,
d'une trèsbelle damoiselle, et fist
toutes ses diligences de parvenir à sa grace.
Mais fortune luy fut si contraire, et sa dame si
peu gracieuse, qu'enfin il abandonna sa queste
comme par desespoir. Il n'eut pas trop grand
tort de ce faire, car elle estoit ailleurs pourveue,
non pas qu'il en sceust rien, combien
qu'il s'en doubtast, toutesfoiz celuy qui en
joissoit, qui chevalier et homme de grand
auctorité estoit, n'estoit pas si peu privé de
luy qu'il n'estoit guères chose au monde qu'il
ne se fust bien à luy descouvert sinon de ce
cas. Trop bien luy disoit-il souvent: «Par ma
foy, mon amy, je veil bien que tu saches que
j'ay ung retour en ceste ville dont je suis beaucop
assoté; car quand je suis par force de traveil
si rebouté, qu'on ne tireroit point de moy
une lyeuette de chemin, si je me treuve vers
elle, je suis homme pour en faire trois ou quatre,
voire les deux tout d'une alaine.—Et
n'est-il requeste, ne prière, disoit l'escuier, que
je vous sceusse faire, que je sceusse tant seulement
le nom de celle?—Nenny, par ma foy,
dist l'autre, tu n'en sceras plus avant.—Or
bien, dist l'escuier, quand je seray si eureux
que d'avoir rien de beau, je vous seray aussi
pou privé que vous m'estes estrange.» Advint
ce temps pendant que ce bon chevalier le
prya de soupper au chasteau de Rouen, où il
estoit logé. Et il y vint, et firent trèsbonne
chère, et quand le soupper fut passé et aucun
pou de devises après, le gentil chevalier, qui
avoit heure assignée d'aller vers sa dame,
donna congé à l'escuier, et dit: «Vous savez
que nous avons beaucop demain à besoigner,
et qu'il nous fault lever matin pour telles matères,
et pour telles, qu'il fault expedier; c'est
bon de nous coucher de bonne heure, et pour
ce je vous donne la bonne nuyt.» L'escuier, qui
estoit subtil, ce voyant, se doubta tantost que
ce bon chevalier vouloit aller courre, et qu'il
se couvroit des besoignes de lendemain pour
luy donner congié, mais il n'en fist quelque
semblant, ainçois dist en prenant congié et
donnant la bonne nuyt: «Monseigneur, vous
dictes bien, levez vous matin et aussi feray-je.»
Quand ce bon escuier fut en bas descendu, il
trouva une petite mulette au pié des degrez du
chasteau, et ne vit ame qui la gardast; et pensa
tantost que le page qu'il avoit encontré en
descendant alloit querir la housse de son maistre,
et aussi faisoit-il. «Ha! dit-il en soy mesmes,
mon hoste ne m'a pas donné congé de
si haulte heure sans cause; véezcy sa mulette
qui n'attent aultre chose que je soie en voye,
pour porter son maistre où l'on ne veult pas
que je soye. Ha! mulette, dist-il, si tu savoies
parler que tu diroies de bonnes choses;
je te pry que tu me maines où ton maistre
veult estre.» Et à cest coup il se fist tenir l'estrief
par son paige, et luy mist la rene sur le
col, et la laissa aller où bon luy sembla tout
le beau pas. Et la bonne mulette le mena par
rues et ruelles, deçà et delà, tant qu'elle se
vint arrester au devant d'un petit guichet qui
estoit en une rue oblicque où son maistre avoit
acoustumé de venir, qui estoit l'huys du jardin
de la damoiselle qu'il avoit tant amée et
par desespoir abandonnée. Il mist pié à terre,
et puis hurta ung petit coup au guichet, et
une damoiselle qui faisoit le guet par une
faulse treille, cuidant que ce fust le chevalier,
s'en vint en bas et ouvrit l'huys, et dist: «Monseigneur,
vous soiez bien venu, véezla madamoiselle
en sa chambre qui vous attend.»
Elle ne le congneut pas, pource qu'il estoit
tard, et avoit une cornette de veloux devant
son visage. Et le bon escuier respondit: «Je
vois vers elle.» Et puis dit à son paige tout
bas en l'oreille: «Va t'en bien à haste, et remaine
la mulette où je la prins, et puis t'en va
coucher.—Si feray-je, monseigneur, dit-il.»
La damoiselle reserra le guichet, et s'en retourna
en sa chambre. Et nostre bon escuier,
trèsfort pensant à sa besoigne, marche trèsasseurement
vers la chambre où sa dame estoit,
laquelle il trouva desjà mise en sa cotte simple,
la grosse chayne d'or au col. Et comme
il estoit gracieux, courtois, et bien enparlé,
la salua bien honorablement, et elle, qui fut
tant esbahie que si cornes luy venissent, de
prinsault ne sceut que respondre, sinon à chef
de pièce elle luy demanda qu'il queroit léens,
et dont il venoit à ceste heure, et qui l'avoit
bouté dedans. «Madamoiselle, dit-il, vous
povez assez penser que si je n'eusse eu aultre
aide que moy mesmes je ne fusse pas icy;
mais la Dieu mercy, ung qui a plus grant pitié
de moy que vous n'avez encores eu, m'a fait
cest avantage.—Et qui vous y a amené, sire?
dit-elle.—Par ma foy, madamoiselle, je ne
le vous quier jà celer: ung tel seigneur, c'est
assavoir son hoste du soupper, m'y a envoié.—Ha!
dit-elle, le traistre et desloyal chevalier
qu'il est, se trompe-il en ce point de moy?
Or bien, bien, j'en seray vengée quelque jour.—Ha!
madamoiselle, ce n'est pas bien dit à
vous, car ce n'est pas traïson de faire plaisir à
son amy, et luy faire secours et service quand
on le peut faire. Vous savez bien la grand
amytié qui est de pieça entre luy et moy, et
qu'il n'y a celuy qui ne dye à son compaignon
tout ce qu'il a sur le cueur. Or est ainsi qu'il
n'y a pas long temps que je luy comptay et
confessay tout le long la grant amour que je
vous porte, et que à ceste cause je n'avoie un
seul bien en ce monde; et si par aucune fasson
je ne parvenoye à vostre bonne grace, il
ne m'estoit pas possible de longuement vivre
en ce doloreux martire. Quand le bon seigneur
a cogneu à la verité que mes parolles n'estoient
pas faintes, doubtant le grant inconvenient qui
m'en pourroit sourdre, a esté bien content de
moy dire ce qui est entre vous deux; et ayme
mieulx vous abandonner en me sauvant la vie,
qu'en me perdant maleureusement vous entretenir.
Et si vous estiez telle que vous devriez,
vous n'eussez pas tant attendu de bailler confort
et garison à moy vostre obéissant serviteur,
qui savez certainement que je vous ay
loyaument servie et obéye.—Je vous requier,
dit-elle, que vous ne me parlez plus de cela,
et si vous en allez d'icy. Maudit soit celuy qui
vous y fist venir!—Savez-vous qu'il y a, madamoiselle?
dit-il; ce n'est pas mon intencion
de partir d'icy qu'il ne soit demain.—Par ma
foy, dit-elle, si ferez tout maintenant.—Par
la mort bieu, non feray, car je coucheray avec
vous.» Quand elle vit que c'estoit à bon escient
et qu'il n'estoit pas homme pour enchacier
par rudes parolles, elle luy cuida donner
congié par doulceur, et dist: «Je vous prie
tant que je puis, allez vous en pour meshuy;
et par ma foy une aultre foiz je feray ce que
vous vouldrez.—Dya, dit-il, n'en parlez plus,
car je coucheray céans.» Et lors commence
à soy despoiller, et prend la damoiselle et la
baise et la maine bancqueter, et fist tant, pour
abreger, qu'elle se coucha et luy d'emprès
elle. Ils n'eurent guères esté couchez, et plus
couru d'une lance, quand véezcy bon chevalier
qui va venir sur sa mullette, et vient hurter
au guichet. Et le bon escuier qui l'oyt le
cogneut tantost; si commence à grouiller, contrefaisant
le chien trèsfièrement.
Le chevalier, quant il l'oyt, fut bien esbahy, et autant courroucé. Si rehurte de plus belle très rudement au guichet, et l'autre de recommencer à grouiller plus fièrement que devant. «Qui est-ce là qui grouille? dist celui de dehors; par la mort bieu! je le sauray. Ouvrez l'huys, ou je le porteray en la place.» Et la bonne gentil femme, qui enrageoit toute vive, saillit à la fenestre, en sa chemise, et dist: «Estes-vous là, faulx chevalier et desloyal? Vous avez beau hurter, vous n'y entrerez pas.—Pourquoy n'y entreray-je pas? dit-il.—Pource, dit-elle, que vous estes le plus desloyal qui jamais femme accointast; et n'estes pas digne de vous trouver avecques gens de bien.—Madamoiselle, dist-il, vous blasonnez très bien mes armes! je ne sçay qui vous meut, car je ne vous ay pas fait desloyauté, que je sache.—Si avez, dist elle, et la plus grande que jamais homme fist à femme.—Non ay, par ma foy, mais dictes moy qui est là dedans.—Vous le savez bien, traistre mauvais, dit-elle, que vous estes.» Et à cest coup bon escuier qui ou lit estoit commença à groutter, contrefaisant le chien, comme par avant. «A dya, dist celuy de dehors, je n'entens point cecy; et ne sceray point qui est ce grouilleur?—Saint Jehan! si ferez», dist-il; et il sault sus d'emprès sa dame, et vint à la fenestre, et dist: «Que vous plaist-il, monseigneur? vous avez tort de nous ainsi reveiller.» Le bon chevalier, quand il cogneut qui parloit à luy, fut tant esbahy que merveilles. Et quand il parla il dist: «Et dont viens tu cy?—Je vien de soupper de vostre maison pour coucher céans.—A male faute», dit-il. Et puis adressa sa parole à la damoiselle et dist: «Mademoiselle, hebergez vous telz hostes céans?—Oy, monseigneur, dit-elle, la vostre mercy qui le m'avez envoyé.—Moy! dit-il; saint Jehan! il n'en est rien; je suys mesme venu pour y tenir ma place, mais c'est trop tard. Et au mains je vous prie, puis que je n'en puis avoir aultre chose, ouvrez moy l'huys, si buray une foiz.—Vous n'y entrerez jà, par Dieu! dit-elle.—Saint Jehan! si fera», dist l'escuier. Et lors descendit et ouvrit l'huys, et s'en vint recoucher, et elle aussi, Dieu scet bien honteuse et mal contente; mais il luy convenoit obeir pour ceste heure. Quand le bon seigneur fut dedans, et il eut alumé de la chandelle, il regarda la belle compaignie dedans le lict, et dist: «Bon preu vous face, madamoiselle, et à vous aussi, mon escuier.—Bien grand mercy, monseigneur», dist il. Mais la damoiselle, qui plus ne povoit si le cueur ne luy sailloit du ventre, ne peut oncques dire ung seul mot, et cuidoit tout certainement que l'escuier fust léans arrivé par l'advertissement et conduicte du chevalier; si luy en vouloit tant de mal qu'on ne le vous saroit dite: «Et qui vous a enseigné la voye de céans, mon escuier? dist le chevalier.—Vostre mulette, monseigneur, dist-il, que je trouvay en bas, au chasteau, quant j'eu souppé avecque vous; elle estoit là seule et esgarée, si luy demanday qu'elle attendoit, et elle me respondit qu'elle n'attendoit que sa housse et vous.—Et pour où aller? dis-je.—Où nous avons de coustume, dist-elle.—Je scay bien, dys-je, que ton maistre ne yra meshuy dehors, car il se va coucher; mais maine moy là où tu scez qu'il va de coustume, et je t'en prie.» Elle en fut contente, si montay sus, et elle m'adressa céans, la sienne bonne mercy.—Dieu mecte en mal an l'orde beste qui m'a encusé, dist le bon seigneur.—Ha! que vous le valez loyaument, monseigneur! dit la damoiselle, quant elle peut prendre la peine de parler. Je voy bien que vous trompez de moy, mais je veil bien que vous sachez que vous n'y arez guères d'honneur. Il n'estoit jà mestier, si vous n'y vouliez plus venir, d'y envoier aultruy soubs umbre de vous; mal vous cognoist qui oncques ne vous vit.—Par la mort bieu! je ne l'y ay pas envoyé, dist-il; mais puis qu'il y est, je ne l'en chasseray pas; et aussi il en y a assez pour nous deux; n'a pas, mon compaignon?—Oy, monseigneur, oy, dit-il, tout à butin, et je le veil; si nous fault boire du marché.» Et lors se tourna vers le dressouer, et versa du vin en une grant tasse qui y estoit, et dist: «Je boy à vous, mon compaignon.—Je vous plege, dit l'autre, mon compaignon», et puis fist verser de l'aultre vin à la damoiselle, qui ne vouloit nullement boire; mais en la fin, voulsit ou non, elle baisa la tasse. «Or ça, dist le gentil chevalier, mon compaignon, je vous lairray cy, besoignez bien, c'est vostre tour aujourdui, le mien sera demain, si Dieu plaist; si vous prie que vous me soiez aussi gratieux, quand vous m'y trouverez, que je vous suys maintenant.—Nostre dame, mon compaignon, si seray je, ne vous doubtez.» Ainsi s'en ala le bon chevalier, et là laissa l'escuier, qui fist le mieulx qu'il peut ceste première nuyt. Et advertit la damoiselle de tout point de toute la verité de son adventure, dont elle fut ung peu plus contente que si l'aultre l'y eust envoyé. Ainsi que avez oy fut la belle damoiselle deceue par la mulette, et contraincte d'obéir au chevalier et à l'escuier, chacun à son tour, dont en la fin elle s'accoustuma et trèsbien le print en patience. Mais tant de bien y eut, que si le chevalier et l'escuier s'entraimoyent bien par avant ceste adventure, l'amour d'entre eulx deux à ceste occasion en fut redublée, qui entre aucuns mal conseillez, eust engendré discort et mortelle hayne.
LA XXXIIe NOUVELLE.
PAR MONSEIGNEUR DE VILLIERS.
Affin que ne soye seclus du trèseureux
et hault merite deu à ceulx qui traveillent
et labourent à l'augmentacion
et accroissement des histoires
de ce present livre, je vous racompteray en
bref une adventure nouvelle par laquelle l'on
me tiendra pour acquitté d'avoir fourny la
nouvelle dont j'ay naguères esté sommé. Il est
notoire verité que en la ville d'Ostellerie, en
Casteloigne, naguères arrivèrent pluseurs frères
mineurs, qu'on dit de l'observance, eschassez
et deboutez par leur mauvais gouvernement
et faincte devocion du royaume
d'Espaigne. Et trouvèrent fasson d'avoir accès
et entrée devers le seigneur de la dicte
ville, qui desjà ancien et chargé d'ans estoit;
et tant firent, pour abreger, qu'il leur fonda
et fist une trèsbelle église et couvent, et les
maintint et entretint toute sa vie le mieulx qu'il
peut. Régna après son filz aisné, qui ne leur
fist pas mains de bien que son bon père. Et de
fait ilz prosperèrent en peu d'ans, si trèsbien
qu'ilz avoient suffisaument tout ce qu'on saroit
demander par raison en ung couvent de mandians.
Et affin que vous sachez qu'ilz ne furent
pas oyseux pendant le temps qu'ilz acquisrent
ces biens, ilz se misrent à prescher tant en la
ville que par les villages voisins, et gaignèrent
tout le peuple, et tant firent qu'il n'estoit
pas bon crestian qui ne s'estoit à eulx confessé,
tant avoient grand bruyt et bon los de
bien savoir remonstrer aux pecheurs leurs defaultes.
Mais qui les loast et eust bien en
grace, les femmes estoient du tout données à
eulx, tant les avoienr trouvés sainctes gens de
grant charité et de profunde devotion. Or entendez
la deception mauvaise et horrible traison
que ces faulx ypocrites pourchassèrent à
ceulx et celles qui tant de biens de jour en
jour leur faisoient: ilz feirent entendre à toutes
les femmes generalement de la ville qu'elles
estoient tenues à Dieu de rendre le disme de
tous leurs biens, «comme au seigneur de telle
chose et de telle, à vostre parroisse et curé de
telle chose et telle; et à nous vous devez
rendre le disme du nombre des foiz que vous
couchez charnellement avecques voz mariz.
Nous ne prenons sur vous aultre disme, car,
comme vous savez, nous ne portons point
d'argent; et si n'en querons point, car il ne
nous est rien des biens temporelz et transitoires
de ce monde. Nous querons et demandons
seullement les biens espirtuelz. La disme que
nous devez et que nous vous demandons, elle
n'est pas des biens temporelz; elle est à cause
du saint sacrement que vous avez receu, qui
est une chose divine et espirituelle. Et de
celuy n'appartient à nul recevoir le disme que
à nous seullement, religieux de l'observance.»
Les pouvres simples femmes, qui mieulx cuidoient
ces bons frères estre anges que hommes
terriens, ne refusèrent pas ce disme à paier.
Il n'y eust celle qui ne le paya à son tour, de
la plus haulte jusques à la maindre; mesmes
la dame du seigneur n'en fust pas excusée.
Ainsi furent toutes les femmes de la ville appaties
à ces vaillans moynes; et n'y avoit celuy
d'eulz qui n'eust à sa part de quinze à seize
femmes le disme à recevoir; et à ceste occasion,
Dieu scet les presens qu'ilz avoient d'elles,
tout soubz umbre de devocion. Ceste manière
de faire dura beaucop et longuement
sans qu'elle venist à la cognoissance de ceulx
qui se fussent bien passez de ceste disme nouvelle.
Elle fut toutesfoiz en la fin descouverte
en la manière qui s'ensuyt: Ung jeune homme
nouvellement marié fut prié de soupper à l'ostel
d'un de ses parens, et luy et sa femme;
et comme ilz retournoient de ce couvine, passans
par devant l'église des bons cordeliers
dessus ditz, la cloche de l'Ave Maria sonna
tout à ce coup, et le bon homme s'enclina sur
la terre pour dire ses devocions, et sa femme
luy dist: «S'il vous plaisoit, j'entreroye voluntiers
dedans ceste eglise pour dire ung Pater
noster et ung Ave Maria.—Que ferez-vous là
dedans à ceste heure? dist le mary; vous y reviendrez
bien quand il sera jour, demain ou
une aultre foiz.—Je vous requier, dit-elle,
que je y aille; par ma foy, je retourneray tantost.—Nostre
dame, dist-il, vous n'y entrerez
jà maintenant.—Par ma foy, dit-elle,
c'est force, il m'y convient aller; je ne demoureray
rien; si vous avez haste d'aller à l'ostel,
allez tousjours devant, je vous suyvray tout à
ceste heure.—Picquez, picquez devant, dit-il,
vous n'y avez pas tant à faire; si vous voulez
dire Pater noster ne Ave Maria, il y a assez
place à l'ostel, et vous vauldra autant là le
dire que maintenant en ce moustier, où l'en ne
voit goute.—A dya! dit-elle, vous direz ce
qu'il vous plaira; mais, par ma foy, il fault necessairement
que j'entre ung petit dedans.—Et
pourquoy? dit-il; voulez-vous aller coucher
avecques les frères de léens?» Elle, qui
cuidoit à la vérité que son mary sceust bien
qu'elle payoit le disme, luy respondit: «Nenny,
je n'y veil pas aller coucher, mais je veil aller
payer.—Quoy paier? dit-il.—Vous le savez
bien, dit-elle, et si le demandez.—Que scay-je
bien? dit-il; je ne me mesle pas de voz debtes.—Au
mains, dit-elle, savez vous bien qu'il
me fault paier le disme.—Quel disme?—Ha
hors, dit-elle, c'est ung jamès; et le disme
de nuyt de vous et de moy; vous avez bon
temps, il fault que je le paye pour nous deux.—Et
à qui le payez vous? dit-il.—A frère
Eustace. Allez tousjours à l'ostel; si m'y laissez
aller que j'en soye quitte: c'est si grant
peché de ne le non point paier que je ne suis
jamais aise quand je luy doy rien.—Il est
meshuy trop tard, dit-il, il est couché passé
une heure.—Ma foy, ce dit-elle, je y ay esté
ceste année beaucop plus tard; puis qu'on
veult paier on y entre à toutes heures.—Allons,
allons, dit-il, une nuyt n'y fait rien.»
Ainsi s'en retournèrent le mary et la femme mal
contens tous deux, la femme qu'on ne l'a pas
laissée paier son disme, et le mary, qui se
voit ainsi deceu, estoit tout esprins d'ire et
de maltalent, qui encores luy redoubloit sa
peine qu'il ne l'osoit monstrer. A chef de pièce
toutesfoiz, ilz se couchèrent; le mary, qui
estoit subtil, interroga sa femme de longue
main, si les aultres de la ville ne payoient
pas aussi bien ce disme qu'elle fait. «Quoy
donc? dit-elle; par ma foy, si font; quel privilége
aroyent elles plus que moy? Nous sommes
encores seze ou vingt qui le payons à
frère Eustace. Ha! il est tant devot! et créez
que ce luy est une grand peine et une bien
meritoire pacience. Frère Bertholomeu en a
autant ou plus, et, entre les aultres, madame
est de son nombre. Frère Jacques aussi en a
beaucop, et frère Anthoine aussi; il n'y a celuy
d'eulx qui n'ayt son nombre.—Saint Jehan,
dit le mary, ils n'ont pas œuvre laissée;
or cognois je bien qu'ilz sont beaucop plus devotz
qu'ilz ne semblent; et vrayement je les
veil avoir céans pour trestous l'un après l'autre
les festoier et oyr leurs bonnes devises.
Et pource que frère Eustace reçoit le disme
de céans, faictes que nous ayons demain bien
à disner, car je l'amainray.—Très voluntiers,
dit-elle; au mains ne me fauldra-il pas aller
en sa chambre pour payer; il le recevra bien
céans.—Vous dictes bien, dit-il; or dormons.»
Mais créez qu'il n'en avoit garde, et si
luy tardoit beaucop qu'il fust jour; et en lieu
de dormir il pensa tout à son aise ce qu'il vouloit
à lendemain executer. Ce disner vint, et
frère Eustace, qui ne sçavoit pas l'intencion
de son hoste, fist assez bonne chère dessoubz
son chaperon. Et quand il véoit son point, il
prestoit ses yeulx à l'ostesse, sans espargner
par dessous la table le gracieux jeu des piez,
de quoy s'apercevoit et donnoit très bien garde
l'oste, sans en faire semblant, combien que ce
fust à son prejudice. Après les graces, il appela
frère Eustace, et luy dist qu'il luy vouloit
monstrer une ymage de Nostre Dame et une
belle oroison qui estoit en sa chambre; et il
respondit qu'il le verroit voluntiers. Ilz entrèrent
dedans, et l'oste ferma l'huys, et puis
saisit une grande hache, et dist à nostre cordelier:
«Par la mort bieu, beau père, vous
ne saulterez jamais d'icy sinon les piez devant,
se vous ne confessez verité.—Helas!
mon hoste, dist frère Eustace, je vous cry
mercy! et que me demandez-vous?—Je vous
demande, dit-il, le disme de la disme que
vous avez prins sur ma femme.» Quand le
cordelier oyt parler du disme, il se pensa bien
que ses besoignes n'estoient pas bonnes; si
ne sceut que respondre, sinon de crier mercy,
et de s'excuser le plus beau qu'il povoit: «Or
me dictes, dist l'oste, quel disme est ce que
vous prenez sur ma femme et sur les autres?»
Le pouvre cordelier estoit tant efferré qu'il
ne savoit parler, et ne respondoit mot. «Dictes
moy, dist l'oste, la chose comment elle
va, par ma foy je vous lairray aller, et ne
vous feray jà mal; si non je vous tueray tout
roidde.» Quand l'autre se vit asseuré, il ayma
mieulx confesser verité et son peché et celuy
de ses compaignons et eschapper, que le celer
et tenir clos et estre en dangier de perdre sa
vie; si dist: «Mon hoste, je vous cry mercy,
je vous diray verité. Il est vray que mes compaignons
et moy avons fait accroire à toutes
les femmes de ceste ville qu'elles doivent le
disme des foiz que vous couchez avec elles;
elles nous ont creuz, si le payent et jeunes et
vieilles; puisqu'elles sont mariées, il n'en y a
pas une qui en soit excusée; madame mesmes
la paye comme les aultres, ses deux niepces
aussi, et generalement nulle n'en est exemptée.—Ha
dya, dist l'oste, puis que monseigneur
et tant de gens de bien le payent, je
n'en doy pas estre quitte, combien que je
m'en passasse bien. Or vous en allez, beau
père, par tel fin que vous me quitterez le disme
que ma femme vous doit.» L'autre ne fut oncques
si joyeux quand il se fut sauvé dehors, si
dist que jamais n'en demanderoit rien, comme
non fist-il, ainsi que vous orrez. Quand l'oste
du cordelier fut bien informé de sa femme et
de son dismeur de ceste nouvelle disme, il
s'en vint à son seigneur et luy compta tout du
long le cas du disme, comme il est touché sy
dessus. Pensez qu'il fut bien esbahy et dist:
«Oncques ne me pleurent ces papelars, et si
me jugeoit bien le cueur qu'ilz n'estoient pas
telz par dedens qu'ilz se monstroient par dehors.
Ha maudictes gens qu'ils sont! maudicte
soit l'heure qu'onques monseigneur mon père,
à qui Dieu pardoint, les accoincta! Or sommes
nous par eulx gastez et deshonorez. Et encore
feront-ilz pis s'ils durent longuement.
Qu'est-il de faire?—Par ma foy, monseigneur,
dit l'autre, s'il vous plaist et semble
bon, vous assemblerez tous vos subjects de
cette ville: la chose leur touche comme à vous;
si leur declarez ceste adventure, et puis arez
advis avec eulx de pourveoir au remède, combien
que ce soit tard.» Monseigneur le voult;
si manda tous ses subjectz mariez tant seullement,
et ilz vindrent vers luy; et en la grand
sale de son hostel, il leur declara tout au long
la cause pourquoy il les avoit assemblez. Si
monseigneur fut bien esbahy de prinsault,
quand il sceut premier ces nouvelles, aussi furent
toutes ces bonnes gens qui là estoient.
Les uns disoient: Il les faut tuer; les aultres:
Il les fault pendre; les aultres: noyer. Les
aultres disoient qu'ilz ne pourroient croire que
ce fust verité, et qu'ilz sont trop devotz et de
saincte vie. Ainsi dirent longuement les unz
d'un et les aultres d'aultre. «Je vous diray,
dist le seigneur: nous manderons icy noz femmes,
et ung tel maistre Jehan, etc., lequel
fera une petite collacion, laquelle enfin cherra
à parler des dismes, et leur demandera au nom
de nous tous s'elles s'en acquictent, car nous
voulons qu'elles soient paiées; nous orrons
leur response.» Et après advis sur cela, ilz
s'accordèrent tous au conseil et à l'oppinion
de monseigneur. Si furent toutes les femmes
mariées de la ville mandées; si vindrent en la
sale où tous leurs mariz estoient. Monseigneur
mesme fist venir madame, qui fut toute esbahie
de voir l'assemblée de ce peuple. Ung sergent
de par monseigneur commenda faire silence.
Et maistre Jehan se mist ung peu au dessus
des aultres, et commença sa petite collacion
comme il s'ensuyt: «Mesdames et mesdamoiselles,
j'ay la charge de par monseigneur
qui cy est et ceulx de son conseil vous dire
en bref la cause pourquoy vous estes icy mandées.
Il est vray que monseigneur, son conseil
et son peuple qui cy est, ont tenu à ceste
heure ung petit chapitre du fait de leurs consciences;
la cause si est qu'ilz ont volunté,
Dieu devant, dedans bref temps de faire une
belle procession et devote à la loange de Nostre
Seigneur Jhesu Crist et de sa glorieuse
mère, et à icelluy jour se mettre trestous en
bon estat, affin qu'ilz soient mieulx exaulsiez
en leurs plus devotes prières et que les œuvres
qu'ils feront soient à celuy jour à Dieu plus
agréables. Vous savez assez que, la mercy
Dieu, nous n'avons eu nulles guerres de nostre
temps, et noz voisins en ont esté terriblement
persecutez, et de pestilence et de famine.
Quand les aultres en ont esté examinez,
nous avons peu dire et encores disons que
Dieu nous en a preservez. C'est bien raison
que nous cognoissons que ce vient non pas
de noz propres vertuz, mais de la seulle large
et liberale grace de nostre benoist redempteur,
qui huche, appelle, et invite au son des devotes
prières qui se font en nostre eglise parochiale,
et où nous adjoustons très grand foy et tenons
ferme devocion. Le devot couvent des
cordeliers de ceste ville nous a beaucop valu
et vault à la conservacion des biens dessus
dictz. Au surplus nous voulons savoir de vous
si vous acquictez à faire ce à quoy vous estez
tenues; et combien que nous tenons assez
estre en vostre memoire l'obligacion qu'avez à
l'église, il ne vous desplaira pas pour plus
grand seureté si je vous en touche aucuns des
plus gros poincts. Quatre foiz l'an, c'est assavoir
à quatre nataulx, vous devez confesser
du mains à quelque ung prestre ou religieux
ayant sa puissance; et si à chaqu'une foiz receviez
vostre créateur, ce seroit trèsbien fait;
deux foiz ou une foiz l'an du mains le devez-vous
faire. Allez à l'offrande tous les dimanches,
et à chacune messe; celles qui en ont la
puissance, paiez loyaument les dismes à Dieu,
comme de fruiz, de poules, d'aigneaulx, de
cochons, et aultres telz usages accoustumez.
Vous devez aussi ung aultre disme aux devotz
religieux du couvent de saint Françoys, que
non voulons expressement qu'il soit payé;
c'est celuy qui plus nous touche au cueur, et
dont nous desirons plus l'entretenance; et
pourtant s'il y a nulles de vous qui en ait
fait son devoir aultrement que bien, soit ou
par sa negligence ou par faulte de le demander,
de le payer s'avance. Vous savez que
ces bons religieux ne peuvent venir en voz
hostelz querir leur disme, ce leur seroit trop
grand peine et trop grand destourbier; il doit
bien suffire s'ilz prenent la peine de le recevoir.
Véezla partie de ce que je vous ay à
dire; reste à savoir celles qui ont paié et celles
qui doivent.» Maistre Jehan n'eut pas sitost
finé son dire que plus de vingt femmes, toutes
à une voix, commencèrent à crier: «J'ay
paié, moy; j'ay paié, moy; je ne doy rien;
ne moy, ne moy!» D'aultre costé dirent ung
cent d'aultres, et generalement toutes, qu'elles
ne devoient rien; mesmes saillirent avant quatre
ou six belles jeunes femmes qui dirent
qu'elles avoient si bien payé qu'on leur devoit
sur le temps advenir, à l'une quatre foiz, à
l'autre six, à l'autre dix. Il y avoit aussi d'autre
costé je ne scay quantes veilles qui ne disoient
mot; et maistre Jehan leur demanda
s'elles avoient bien payé leur disme, et elles
respondirent qu'elles avoient faict traicté avec
les cordeliers. «Comment, dit-il, ne paiez
vous pas? vous devriez semondre et contraindre
les aultres de ce faire, et vous mesmes
faictes la faulte!—Dya, ce dit l'une, ce n'est
pas par moy; je me suis plusieurs foiz presentée
de faire mon devoir, mais mon confesseur
n'y veult jamais entendre; il dist tousjours
qu'il n'a loisir.—Saint Jehan, dirent
les aultres veilles, nous avons converty par
traicté fait avec eulx la disme que devons en
toille, en drap, en coussins, en bancquiers,
en oreilliers, et en aultres telles bagues; et ce
par leur conseil et advertissement, car nous
amerions mieulx à paier comme les aultres.—Nostre
Dame, dist maistre Jehan, il n'y a
point de mal, c'est trèsbien fait.—Elles s'en
peuvent bien aller quand leur plaira, monseigneur,
dist maistre Jehan; ne font pas?—Oy,
dit-il; mais quoy que soit, que ce disme ne soye
pas oublyé.» Quand elles furent toutes hors
de la sale, l'huis fut serré; si n'y eut celuy
des demourez qui ne regardast son compaignon.
«Or ça, dist monseigneur, qu'est-il de
faire? Nous sommes acertenez de la traïson
que ces ribaulx moynes nous ont faicte par
l'un d'eulx et par noz femmes; il ne nous
fault plus de tesmoings.» Après pluseurs
et diverses opinions, la finale et derrenière
resolucion si fut, qu'ils yront bouter le feu ou
couvent, et brulleront et moynes et moustier.
Si descendirent en bas en la ville, et vindrent
au monastère; et ostèrent hors le Corpus Domini,
et aucuns aultres reliquiaires, et l'envoyèrent
en la parroisse; et puis, sans plus
enquerre, boutèrent le feu en divers lieux
léens, et ne s'en partirent tant que tout fut
consumé, et moynes, et convers, et eglise,
et dortoir, et le surplus des edifices, dont il
avoit foison léens. Ainsi achetèrent bien chèrement
les pouvres cordeliers le disme non
accoustumé qu'ilz misrent sus. Dieu mesmes,
qui n'en povoit mais, en eut bien sa maison
brullée.
LA XXXIIIe NOUVELLE.
PAR MONSEIGNEUR.
Ung gentil chevalier des marches
de Bourgoigne, sage, vaillant, et
très bien adrecié, digne d'avoir
bruit et los, comme il eut tout son
temps, entre les mieulx et plus renommez, se
trouva tant et si bien en la grace d'une
belle damoiselle qu'il en fut retenu serviteur,
et d'elle obtint à chef de pièce tout ce que
par honneur donner luy povoit; et au surplus,
par force d'armes ad ce la mena que refuser
ne luy peut nullement ce que pluseurs devant
et après ne peurent obtenir. Et de ce se print
et donna trèsbien garde ung très gentil et
gracieux seigneur, trèscler voyant, dont je
passe le nom et les vertuz, lesquelles, si en
moy estoit de les racompter, n'y a celuy de
vous qui tantost ne congneust de quoy ce
compte se feroit, ce que pas ne vouldroye.
Ce gentil homme que je vous dy, qui se
perceut des amours du chevalier dessus dit,
quand il vit son point, luy demanda s'il n'estoit
point amoureux d'une telle damoiselle,
c'est assavoir de celle dessus dite? Et il luy
respondit que non; et l'autre, qui bien savoit
le contraire, luy dist qu'il cognoissoit trèsbien
que si. Neantmains, quelque chose qu'il
luy dist ou remonstrast, qu'il ne luy devoit
pas celer ung tel cas, et que si il luy estoit
advenu semblable, ou beaucop plus grand,
il ne luy celeroit jà, si ne luy voult oncques
confesser ce qu'il savoit certainement et bien.
S'il se pensa qu'en lieu d'aultre chose faire,
et pour passer temps, s'il scet trouver voie
ne fasson, en lieu que celuy luy est tant estrange
et prend si peu de fiance en luy, il
s'accointera de sa dame et se fera privé d'elle.
A quoy il ne faillit pas, car en peu d'heure il
fut vers elle si très bien venu, que celuy qui
le valoit, qu'il se povoit vanter d'en avoir
aultant obtenu, sans faire guères grand queste
ne poursuite, que celuy qui mainte peine et
foison de travaux en soustint; et si avoit ung
bon point: il n'en estoit en rien feru. Et l'aultre,
qui ne pensoit point avoir compaignon, en
avoit tout au long du bras ou autant qu'on
en pourroit entasser à force ou cueur d'un
amoureux. Et ne vous fault pas penser qu'il
ne fust entretenu de la bonne gouge autant
et mieulx que par avant, qui le faisoit plus
avant bouter et entretenir en sa fole amour.
Et affin que vous sachez que ceste vaillant
gouge n'estoit pas oiseuse, qui en avoit à entretenir
deux du mains, lesquelz elle eust à
grand regret perduz, et spécialement le derrenier
venu, car il estoit de plus haulte estoffe
et trop mieulx soulier à son pié que le premier
venu, et elle leur bailloit et assignoit tousjours
heure de venir vers elle l'un après l'aultre,
comme l'un aujourd'huy et l'aultre demain.
Et de ceste manière de faire savoit bien
l'occasion le derrenier venu, mais il n'en faisoit
nul semblant, et aussi à la vérité il ne
luy en challoit guères, si non que ung pou
luy desplaisoit la folie du premier venu, qui trop
fort à son gré se boutoit en chose de petite
value. Et de fait se pensa qu'il l'en advertiroit
tout du long, ce qu'il fist. Or savoit-il
bien que les jours que la gouge luy defendoit
de venir vers elle, dont il faisoit trop bien le
mal content, estoient gardez pour son compaignon
le premier venu. Si fist le guet par
pluseurs nuiz; et le véoit entrer vers elle par
le mesme lieu et à celle heure que ès aultres
ses jours faisoit. Si luy dist ung jour entre les
aultres: «Vous m'avez beaucop celé les amours
d'une telle et de vous; et n'est serment que
vous ne m'ayez fait au contraire, dont je
m'esbahis bien que vous prenez si peu de
fiance en moy, voire quand je sçay davantage
et véritablement ce qui est entre vous et elle.
Et affin que vous sachiez que je sçay qui en
est, je vous ay veu entrer de vers elle par
pluseurs foiz à telle heure et à telle; et de
fait hier, n'a pas plus loing, je teins sur vous,
et d'un lieu où j'estoye, je vous y vy entrer;
vous savez bien si je dy vray.» Le premier
venu, quand il oyt si vives enseignes tant
notoires, il ne sceut que dire; si luy fut force de
confesser ce qu'il eust très voluntiers celé, et
qu'il cuidoit que ame ne sceust que luy. Et dist
à son compaignon le derrenier venu que vrayement
il ne luy peut plus ne veult celer qu'il
en soit bien amoureux, mais il luy prie qu'il
n'en soit nouvelle. «Et que diriez-vous, dit
l'autre, si vous aviez compaignon?—Compaignon!
dist-il, quel compaignon? En
amours, je ne le pense pas, dit il.—Saint
Jehans! dist le derrenier venu, et je le sçay
bien; il ne fault jà aller de deux en trois, c'est
moy. Et pour ce que je vous voy plus feru
que la chose ne vaille, vous ay-je pieça voulu
advenir, mais vous n'y avez voulu entendre;
et si je n'avoie plus grant pitié de vous que
vous mesmes n'ayez, je vous lairroye en
ceste folye; mais je ne pourroye souffrir que
une telle gouge se trompast et de vous et de
moy si longuement.» Qui fut bien esbahy de
ces nouvelles, ce fut le premier venu, car il
cuidoit tant estre en grace que merveilles; si
ne savoit que dire ne penser. Au fort, quand
il parla, il dist: «Nostre dame! on m'a bien
baillé de l'oye, et si ne m'en doubtoie guères;
si en ay esté plus aisié à decevoir; le dyable
emporte la gouge quand elle est telle!—Je
vous diray, dit le derrenier venu, elle se cuide
tromper de nous, et de fait elle a desjà trèsbien
commencé, mais il la fault nous mesmes
tromper.—Et je vous en prie, dist le premier
venu, le feu de saint Anthoine l'arde
quand oncques je l'accointay!—Vous savés,
dist le derrenier venu, que nous allons vers
elle tour à tour, il fault qu'à la première foiz
que vous yrez ou moy, ainsi qu'il viendra, que
vous dictes que vous avez bien cogneu et apperceu
que je suis amoureux d'elle, et que
vous m'avez veu entrer et vers elle venir, à
telle heure, et ainsi habillé; et que par la
mort bieu, si vous m'y trouvez plus, vous me
tuerez tout roidde, quelque chose qui vous en
doibve advenir. Et je diray pareillement de
vous, et nous verrons sur ce qu'elle fera et
dira et arons advis du surplus.—C'est très
bien dit, et je le veil», dit le premier venu.
Comme il fut dit il en fut fait, car je ne scay
quans jours après, le derrenier venu eut son
tour d'aller besoigner, si se mist au chemin et
vint au lieu assigné. Quand il se trouva seul
avecques la gouge, qui le receut très doulcement
et de grand cueur, comme il sembloit,
il faindit, comme bien le savoit faire, une sure
et matte chère, et monstra semblant de courroux.
Et elle, qui avoit accoustumé de le voir
tout aultre, ne sceut que penser; si luy demanda
qu'il avoit et que sa manière monstroit
que son cueur n'estoit pas à son aise.—«Vrayement,
madamoiselle, dist-il, vous dictes
vray, que j'ay bien cause d'estre mal content
et desplaisant; la vostre mercy toutesfoiz que
le m'avez pourchassé.—Moy, dist-elle.
Hélas! non ay, que je sache; car vous estes
le seul homme en ce monde à qui je vouldroye
faire plus de plaisir, et de qui plus près me
toucheroit l'ennuy et le desplaisir.—Il n'est
pas damné qui ne le croit, dit-il; et pensez-vous
que je ne me soye bien apperceu que
vous entretenez ung tel, c'est assavoir le premier
venu. Si faiz, par ma foy, je l'ai trop
bien veu parler à vous à part; et que plus est,
je l'ay espié et veu entrer ceans. Mais par la
mort bieu, si je l'y trouve jamais, son derrenier
jour sera venu, quelque chose qu'il en doyve
ou puisse advenir; que je souffrisse ne peusse
veoir qu'il me fist ce desplaisir, j'aymeroye
mieulx à morir mille foiz, s'il m'estoit possible.
Et vous estes aussi bien desloyalle, qui
savez certainement et de vray que, après
Dieu, je n'ayme rien tant que vous, qui à mon
très grant prejudice le voulez entretenir.—Ha!
monseigneur, dit-elle, et qui vous a fait
ce raport? Par ma foy, je veil bien que Dieu
et vous sachez que la chose va tout aultrement,
et de ce je le prens à tesmoignage
qu'oncques en jour de ma vie je ne tins termes
à cestuy dont vous parlez, ne à aultre,
quel qui soit, tant que vous ayez tant soyt
peu de cause d'en estre mal content. Je ne
veil pas nyer que je n'aye parlé et parle à luy
tous les jours, et à pluseurs aultres, mais qu'il
y ait entretiennement, rien; ains tiens que ce
soit la maindre de ses pensées, et aussi, par
Dieu, il se abuseroit. Jà Dieu ne me laisse tant
vivre que aultruy que vous ait une part ne
demye en ce qui est tout entière vostre.—Madamoiselle,
dit-il, vous le savez très bien
dire, mais je ne suis pas si beste de le croire.»
Quelque malcontent qu'il y eust, il fist ce
pourquoy il estoit venu, et au partir luy dist:
«Je vous ay dit et de rechef vous faiz savoir
que si je m'apperçoy jamais que l'aultre y
vienne, je le mettray ou feray mettre en tel
point qu'il ne courroussera jamais ne moy ne
aultre.—Ha! monseigneur, dit elle, par
dieu vous avez tort de prendre vostre ymaginacion
sur luy, et croiez que je suis seure qu'il
n'y pense pas.» Ainsi departit nostre derrenier
venu. Et au lendemain son compaignon le
premier venu ne faillit pas à son lever pour
savoir des nouvelles; et il luy en compta largement
et bien au long le demené, comment
il fist le courroucié, comment il la menasse de
tuer, et les responses de la gouge. «Par
mon serment, c'est bien joué. Or laissez moy
avoir mon tour; si je ne fays bien mon personnage,
je ne fuz oncques si esbahy.» A chef
de pièce son tour vint, et se trouva vers la
gouge, qui ne luy fist pas mains de chère
qu'elle avoit de coustume, et que le derrenier
venu en avoit emporté naguères. Si l'aultre
son compaignon le derrenier venu avoit bien
fait du mauvais cheval et en maintien et en
paroles, encores en fist-il plus, et comme celuy
qui sembloit plus courroucié qu'oncques
homme ne fut joyeux, dist en telle manière:
«Je doy bien maudire l'heure et le jour qu'oncques
j'eu vostre accointance; car il n'est pas
possible à Dieu ne au monde tout ensemble
d'amasser plus de doleurs, regretz, et d'amers
desplaisirs au cueur d'un pouvre amoureux
que j'en trouve aujourd'uy dont le mien est
environné et assiégé. Helas! je vous avoye
entre aultres choisie comme la non pareille de
loyaulté, genteté et gracieuseté, et que je
y trouveroye largement et à comble la trèsnoble
vertu de loyauté; et à ceste cause
m'estoye de mon cueur defait, et du tout l'avoye
mis en vostre mercy, cuidant à la vérité
que plus noblement ne en meilleur lieu asseoir
ne le pourroie; mesmes m'avez ad ce mené
que j'estoye prest et délibéré d'attendre la
mort, ou plus, si possible eust esté, pour
vostre honneur sauver. Et quand j'ay cuidié
estre plus seur de vous, que je n'ay pas seullement
sceu par estrange rapport, mais à mes
yeulx mesmes perceu ung aultre venu de
costé, qui me toust et rompt tout l'espoir que
j'avoye en vostre service d'estre de vous tout
le plus cher tenu.—Mon amy, dist la gouge,
je ne sçay qui vous a troublé, mais vostre
manière et voz parolles portent et jugent qu'il
vous fault quelque chose, que je ne saroie
penser ne inferrer que ce peut estre, si vous
n'en dictes plus avant, si non ung peu de jalousie
qui vous tourmente, ce me semble, de
laquelle, si vous estiez bien sage, n'ariez cause
de vous accointer. Et là où je saroye, je ne
vous en vouldroye pas bailler l'occasion; et
si vous pensez bien à tout, vous n'estes pas si
peu accoinct de moy que je ne vous aye
monstré la chose au monde qui plus vous en
peut donner et bailler cause d'asseurance, à
quoy vous me feriez tantost avoir regret, par
me servir de telz paroles.—Je ne suis pas
homme, dit le premier venu, que vous doyez
contenter de paroles, car excusance n'y vault
rien. Vous ne povez nyer que ung tel, c'est
asavoir le derrenier venu, ne soit de vous
entretenu; je le scay bien, car je m'en suis
donné garde, et si ay bien fait le guet, car je
l'ay veu venir vers vous hier, n'a pas plus
loing; il y vint à telle heure et ainsi habillé.
Mais je voue à Dieu qu'il en a prins ses quaresmeaux,
car je tendray sur luy; et fust-il
plus grand maistre cent foiz, si je l'y puis
rencontrer je luy osteray la vie du corps, ou
luy à moy, ce sera l'un des deux; car je ne
pourroie vivre voyant ung aultre joïr de vous.
Et vous estes bien faulse et desloyale, qui
m'avez en ce point deceu; et non sans cause
maudiz-je l'heure qu'oncques vous accointay,
car je sçay tout certainement que c'est ma
mort, si l'aultre scet ma volunté, et espère
que oy. Et par vous je sçay de vray que je
suis mort; et s'il me laisse vivre, il aguyse le
cousteau qui sans mercy à ses derrains jours
le mainra. Et s'ainsi en advient, le monde
n'est pas assez grand pour moy sauver que
morir ne me faille.» La gouge n'avoit pas
moyennement à penser pour trouver soudaine
et suffisante excusance pour contenter celuy
qui est si mal content. Toutesfoiz ne demoura
qu'elle ne se mist en ses devoirs de l'oster
hors de ceste melencolie, et pour assiete en
lieu de cresson, elle luy dist: «Mon amy, j'ay
bien au long entendu vostre grand ratelée
qui, à la verité dire, me baille à cognoistre
que je n'ay pas esté si sage que je deusse, et
que j'ay trop tost adjousté foy à voz semblans
et decevables parolles, et qu'elles m'ont conclut
et rendue en vostre obeissance; vous en
tenez à present trop mains de biens de moy.
Aultre raison aussi vous meut, car vous savez
et assez cognoissez de fait que je suis prinse et
que amours m'ont ad ce menée que sans vostre
presence je ne puis vivre ne durer. Et à
ceste cause et pluseurs aultres qu'il ne fault
jà dire, vous me voulez tenir vostre subjecte
et esclave, sans avoir loy de parler ne deviser
à nul aultre que à vous. Puis qu'il vous plaist,
au fort j'en suis contente, mais vous n'avez
nulle cause de moy suspessonner en rien de
personne qui vive, et si ne fault aussi jà que
m'en excuse; verité, que tout vaint, m'en defendra
si luy plaist.—Par dieu, m'amye,
dist le premier venu, la verité est telle que je
vous ay dicte, qui vous sera quelque jour
prouvée et cher vendue pour aultry et pour
moy, si aultre provision de par vous n'y est
mise.» Après ces parolles et aultres trop longues
à racompter, se partit le premier venu,
qui pas n'oblya lendemain tout au long racompter
à son compaignon le derrain venu,
Et Dieu scet les risées et joyeuses devises qu'à
ceste cause qu'ilz eurent entre eulx deux. Et
la gouge en ce lieu avoit bien des estouppes
en sa quenoille, qui veoit et savoit très bien
que ceulx qu'elle entretenoit se doubtoient et
percevoient chacun de son compaignon, mais
pourtant ne laissa pas de leur bailler tousjours
audience, chacun à sa foiz, puis qu'ils la requeroient,
sans en donner à nul congié. Trop
bien les advertissoit qu'ilz venissent bien secrètement
vers elle, affin qu'ilz ne fussent de
quelque ung apperceuz. Mais vous devez
savoir, quand le premier venu avoit son tour,
qu'il n'oblioit pas à faire sa plaincte comme
dessus; et n'estoit rien de la vie de son compaignon
s'il le povoit rencontrer. Pareillement
le derrenier, le jour de son audience, s'efforçoit
de monstrer semblant plus desplaisant que
le cueur ne luy donnoit; et ne valoit son
compaignon, qui oyoit son dire, guères
mieulx que mort, s'il le treuve en belles. Et
la subtille et double damoiselle le cuidoit
abuser de paroles, qu'elle avoit tant à main et
si prestes, que ses bourdes sembloient autant
véritables comme l'Euvangile. Et si cuidoit
bien en son sens tant, quelque doubte ne suspicion
qu'ilz eussent, que jamais la chose ne
fust plus avant efforcée, et qu'elle estoit aussi
bien femme pour les fournir tous deux et
mieux trop que nesung d'eulx à part n'estoit
pour la seulle servir à gré. La fin fut aultre,
car le derrenier venu, qu'elle craignoit beaucop
à perdre, quelque chose qu'il fust de l'aultre,
luy dist ung jour trop bien sa leçzon. Et de
fait dit qu'il n'y retourneroit plus; et aussi ne
fist-il grand pièce après, dont elle fut très
desplaisante et malcontente. Or ne fait pas
à oblyer, affin qu'elle eust encores mieulx le
feu, il envoya vers elle ung gentilhomme de
son estroict conseil, affin de luy remonstrer
bien au long le desplaisir qu'il avoit d'avoir
compaignon en son service; et bref et court,
si elle ne lui donne congé il n'y reviendra jour
qu'il vive. Comme vous avez oy dessus, elle
n'eust pas volontiers perdu son accointance:
si n'estoit saint ne saincte qu'elle ne parjurast,
soy excusant de l'entretenance du premier;
et en fin comme toute forcenée dist à l'escuier:
«Et je monstreray à vostre maistre que je l'ayme;
et me baillez vostre cousteau.» Quand elle
l'eut, elle se desatourna, et couppa tous ses
cheveulx de ce cousteau, non pas bien à l'ung.
L'aultre print ce present, qui bien savoit toutesfoiz
la verité du cas, et s'offrit de faire le
mieulx qu'il pourroit et du present faire devoir,
ainsi qu'il fist tantost après. Le derrenier
venu receut ce present, qu'il destroussa et
trouva les cheveulx de sa dame, qui beaulx
estoient et beaucop longs; si ne fut guères
aise tant qu'il trouva son compaignon, au quel
il ne cela pas l'ambassade qu'on a mise sus,
et à luy envoyée, et les gros presens qu'on luy
envoye, qui n'est pas pou de chose; et lors
monstra les beaulx cheveulx: «Je croy, dit-il,
que je suis bien en grace; vous n'avez garde
qu'on vous en face autant.—Saint Jehan,
dit l'aultre, véez cy aultre nouvelle; or voy
je bien que je suis frict. C'est fait, vous avez
bruyt tout seul; sur ma foy, fist le derrenier
venu, je tien, moy, qu'il n'en est pas encores
une telle; je vous requier, pensons qu'il est
de faire? Il luy fault monstrer à bon escient
que nous la cognoissons telle qu'elle est.—Et
je le veil», dit l'aultre. Tant pensèrent et
contrepensèrent qu'ilz s'arrestèrent à faire ce
qui s'ensuyt. Le jour ensuyvant, ou tost après,
les deux compaignons se trouvèrent en une
chambre ensemble où leur loyale dame avec
pluseurs aultres estoit; chacun s'assist et print
sa place où mieulx luy pleut, le premier
venu auprès de la bonne damoiselle, à laquelle
tantost après pluseurs devises il monstra
les cheveux qu'elle avoit envoyez à son
compaignon. Quelque chose qu'elle en pensast,
elle n'en monstra nul semblant d'effroy;
mesme disoit qu'elle ne les cognoissoit, et
qu'ils ne venoient point d'elle.—«Comment,
dist-il, sont-ilz si tost changez et descogneuz?—Je
ne scay, dit-elle, qu'ilz sont,
mais je ne les cognois.» Et quand il vit
ce, il se pensa qu'il estoit heure de jouer son
jeu; et fist manière de vouloir mettre son
chapperon qui sur son espaule estoit dessus
sa teste, et en ce faisant tout au propos luy fist
hurter si rudement à son atour qu'il l'envoya
par terre, dont elle fut bien honteuse et malcontente,
et ceulx qui là estoient apperceurent
bien que ses cheveulx estoient couppez, et
assez lourdement. Elle saillit sus bien à haste,
et si reprint son atour et s'en entra en une
aultre chambre pour se aller ratourner, et il la
suyt; si la trouva toute marrie et courroucée,
voire bien fort plorant de dueil qu'elle avoit
estre desatournée. Si luy demanda qu'elle avoit
à plorer, et à quel jeu elle avoit perdu ses
cheveulx? Elle ne savoit que respondre, tant
estoit à celle heure prinse soupprinse. Et il,
qui ne se peut plus tenir de executer la conclusion
prinse entre son compaignon et luy,
luy dist: «Faulse et desloyale que vous estes,
il n'a pas tenu à vous que ung tel et moy ne
nous sommes entretuez et deshonorez. Et je
tien moy que vous l'eussiez bien voulu, à ce
que vous en avez monstré, pour en racointer
deux aultres nouveaulx; mais Dieu mercy,
nous n'en avons garde. Et affin que vous sachez
que je sçay son cas et luy le mien, véez
cy voz cheveulx que luy avez envoyez, dont
il m'a fait présent; ne pensez pas que nous
soyons si bestes que nous avez tenuz jusques
cy.» Lors se part d'elle, et il appelle son compaignon,
et il y vint: «J'ay rendu à ceste bonne
damoiselle ses cheveulx, et si luy ay commencé
à dire comment de sa grace elle nous
a bien tous deux entretenuz; et combien que
à sa manière de faire elle a bien monstré qu'il
ne luy challoit se nous deshonnorions l'un
l'autre, Dieu nous en a gardez.—Saint Jehan,
ce a mon», dit-il. Et alors adressa sa parolle
mesmes à la gouge; et Dieu scet s'il parla
bien à elle, en luy remonstrant sa très grand
lascheté et desloyauté de cueur. Et ne pense
pas que guères oncques femme fust mieulx
capitulée qu'elle fut pour adonc, puis de l'un
puis de l'aultre. A quoy elle ne savoit que dire
ne respondre, comme prinse en meffait évident,
sinon de larmes, que point elle n'espargnoit.
Et ne pense pas qu'elle eust oncques
guères plus de plaisir en les entretenant tous
deux qu'elle avoit à ceste heure de desplaisir.
La conclusion fut telle toutesfoiz qu'ilz ne
l'abandonneroient point, mais par accord doresenavant
chacun à son tour ira; et silz y
viennent tous deux ensemble, l'un fera place
à l'autre, et bons amys comme devant, sans
plus jamais parler de tuer et de batre. Ainsi
en fut-il fait, et maintindrent les deux compaignons
assez longuement ceste vie et plaisant
passetemps, sans ce que la gouge les
osast oncques desdire. Et quand l'un aloit à
sa journée, il le disoit à l'autre; et quand
d'adventure l'un esloignoit la marche, et le
lieu demouroit à l'autre, très bon faisoit oyr
les recommendacions qu'il faisoit au partir;
mesmes firent de très bons rondeaulx, et pluseurs
chansonnettes, qu'ilz mandèrent et envoyèrent
l'un à l'autre, dont il est aujourduy
bruyt, servans au propos de leur matère dessus
dicte, dont je cesseray le parler, et donneray
fin au compte.
LA XXXIVe NOUVELLE.
PAR MONSEIGNEUR DE LA ROCHE.
J'ay congneu en mon temps une notable
et vaillant femme, digne et de
memoire et de recommendacion, car
ses vertuz ne doivent estre cellées
n'estainctes, mais en commune audience publicquement
blasonnées. Vous orrez en bref, s'il
vous plaist, en la deduction de ceste nouvelle,
la chose de quoy j'entens amplier et accroistre
sa trèseureuse renommée. Ceste vaillante
preude femme, par saint Denis, mariée à ung
tout oultre noz amys, avoit pluseurs serviteurs
en amours, pourchassans et desirans sa grace,
qui n'estoit pas trop difficile de conquerre,
tant estoit doulce et pitéable celle qui la vouloit
et pouvoit departir largement par tout où
bon et mieulx luy sembloit. Advint ung jour
que les deux vindrent devers elle, comme
ilz avoient de coustume, non sachans l'un de
l'autre, demandans lieu de cuyre et leur tour
d'audience. Elle, qui pour deux ne pour trois
n'eust reculé ne desmarché, leur bailla jour et
heure de se rendre vers elle, comme à lendemain,
l'un à huyt heures du matin, et l'autre à
neuf ensuyvant, chargeant à chacun par exprès
et bien acertes qu'il ne faille pas à son heure
assignée. Ilz promisrent sur foy et honneur,
s'ilz n'ont mortel exoine, qu'ilz se rendront
au lieu au terme limité. Quand vient au lendemain,
environ vj. heures du matin, le mary
de ceste vaillant femme se lève, habille, et
mect en point; et la huche et appelle pour se
lever, mais il ne fut pas obey, ains refusé tout
plainement: «Ma foy, dit-elle, il m'est prins
ung tel mal de teste que je ne saroye tenir sur
piez, si ne me pourroye encores lever pour
morir, tant suis et foible et traveillée; et que
vous le sachez, je ne dormy ennuyt. Si vous
prie que me laissez icy, j'espoire quand je
seray seulle je prendray quelque pou de repos.»
L'aultre, combien qu'il se doubtast, n'osa
contredire ne replicquer, mais s'en alla, comme
il avoit charge, besoigner en la ville, tantdiz
que sa femme ne fut pas oiseuse à l'ostel; car
huit heures ne furent pas si tost sonnées que
véezcy bon compaignon, du jour devant à ce
point assigné, qui vint hurter à l'huys; et elle
le bouta dedans. Il eut tantost sa longue robe
despoillie, et le surplus de ses habillemens,
et puis vint faire compaignie à madamoiselle,
affin qu'elle ne s'espantast. Tant furent entre
eulx deux bras à bras et aultrement que le
temps s'écoula et passa, et ne se donnèrent
garde qu'ilz oyrent assez rudement hurter à
l'huys. «Ha, dist-elle, par ma foy, véezcy
mon mary, avancez vous bien tost, prenez
vostre robe.—Vostre mary, dit-il, et le
cognoissez vous à hurter?—Oy, dit-elle, je
sçay bien que c'est il; abregez-vous, qu'il ne
vous trouve icy.—Il faut bien, se c'est
il, qu'il me voye; je ne me saroye où sauver.—Qu'il
vous voye, dit-elle, non fera,
si Dieu plaist, car vous seriez mort et moy
aussi; il est trop merveilleux. Montez en hault,
en ce petit garnier, et vous tenez tout coy,
sans mouvoir, qu'il ne vous voye.» L'autre
monta, comme elle luy dist, et se vint trouver
en ce petit garnier, qui estoit d'ancien
edifice, tout desplanché, delaté et pertuisé en
plusieurs lieux. Et madamoiselle le sentent
tout là dessus, fait ung sault jusques à l'huys,
très bien sachant que ce n'estoit pas son mary;
et mist dedans celuy qui ce jour avoit à neuf
heures promis devers elle se rendre. Ilz vindrent
en la chambre, où pas ne furent longuement
debout, mais tout plat s'entreaccolèrent
et baisèrent en la mesme ou semblable fasson
que celuy du garnier avoit fait; lequel par ung
pertuis véoit à l'œil la compaignie, dont il
n'estoit pas trop content. Et fut grant piece à
son courage, asavoir si bon estoit qu'il parlast
ou si mieulx luy valoit le taire. Il conclud
toutesfoiz tenir silence et nul mot dire jusques
ad ce qu'il verra mieulx son point; et pensez
qu'il avoit belle pacience. Tant attendit,
tant regarda sa dame avecques le survenu,
que bon mary vint à l'ostel pour savoir de
l'estat et santé de sa très bonne femme, ce
qu'il estoit trèsbien tenu de faire. Elle l'oyt
tantost, si n'eut aultre loisir de faire subitement
lever sa compaigne; et car elle ne savoit
où le sauver, pour ce que ou garnier ne l'eust
jamais envoyé, elle le fist bouter en la ruelle
du lit, et puis le couvrit de ses robes, et luy
dist: «Je ne vous sçay où mieulx loger, prenez
en pacience.» Elle n'eut pas finé son dire
que son mary entra dedans, qui aucunement ce
luy sembloit avoit noise entreoye; si trouva le
lit tout defroissié et despillié, la couverture
mal honnye et d'estrange byhès; et sembloit
mieulx le lit d'une espousée que couche de
femme malade. La doubte qu'il avoit auparavant,
avecques l'apparence de present, luy fist
sa femme appeller par son nom, et dist:
«Paillarde meschante que vous estes, je n'en
pensoye pas mains huy matin, quand vous
contrefeistes la malade! Où est vostre houllier?
Je voue à Dieu, si je le trouve, il aura
mal finé et vous aussi.» Et lors mist la main à
la couverture, disant: «Véezcy pas bel appareil?
il semble que les pourceaux y ayent
couchié.—Et qu'avez vous, meschant yvroigne,
ce dist-elle, fault-il que je compare le
trop de vin que vostre gorge a entonné? Est
ce la belle salutacion que vous me faictes de
m'appeller paillarde? Je veil bien que vous le
sachez que je ne sois pas telle; mais suis trop
bonne et trop loyale pour ung tel paillard que
vous estes; et n'ay aultre regret que si bonne
vous ay esté, car vous ne le valez pas. Et ne
sçay qui me tient que je ne me lève et vous
egratigne le visage par telle fasson que tousjours
mes aurez memoire de m'avoir sans cause
villennée.» Et qui me demanderoit comment elle
osoit en ce point respondre, et à son mary
parler, je y trouve deux raisons: la première si
est le bon droit qu'elle avoit en la querelle, et
l'aultre car elle se sentoit la plus forte en la
place. Et fait assez penser que, si la chose fust
venue jusques aux horions, celui du garnier et
l'aultre de la ruelle l'eussent servy et secouru.
Le pouvre mary ne savoit que dire, qui oyoit
le dyable sa femme ainsi tonner; et, pource
qu'il véoit que hault parler ne fort toucher n'avoit
pas lors son lieu, il remist le procès tout
en Dieu, qui est juste et droiturier. Et à chef
de sa meditacion, entre aultres parolles, il dist:
«Vous vous excusez beaucop de ce dont sçay
tout le voir; au fort, il ne m'en chault pas tant
qu'on pourroit bien dire; je n'en quier jamais
faire noise; celuy qui est là hault paiera tout.»
Et par celuy de la hault il entendoit Dieu, comme
s'ils voulsist dire: «Dieu, qui rend à chacun
ce qui luy est deu, vous paiera de vostre
desserte.» Mais le galant qui estoit ou garnier,
qui oyoit ces parolles, cuidoit à bon escient
que l'autre l'eust dit pour luy, et qu'il fust
menacié de porter la paste au four pour le meffait
d'aultruy; si respondit tout en hault:
«Comment, sire, il suffist bien que j'en paye
la moitié; celuy qui est en la ruelle peut bien
paier l'autre, il y est autant tenu que moy.»
Qui fut bien esbahy, ce fut l'oste, car il cuidoit
que Dieu parlast à luy; et celuy de la
ruelle ne savoit que penser, car il ne savoit
rien de l'aultre. Il se leva toutesfoiz, et l'aultre
descendit, qui le congneut. Si se partirent ensemble,
et laissèrent la compaignie bien troublée
et mal contente, dont guères ne leur chaloit
à bonne cause.
LA XXXVe NOUVELLE.
PAR MONSEIGNEUR DE VILLIERS.
Ung gentilhomme, chevalier de ce
royaume, trèsvertueux et de grand
renommée, grand voyagier et aux
armes trèspreu, devint amoureux
d'une trèsbelle damoiselle; et à chef de pièce
fut si avant en sa grace que rien ne luy
fut escondit de ce qu'il osa demander. Advint,
ne sçay combien après ceste alliance, que
ce bon chevalier, pour mieulx valoir et honneur
acquerre et embrasser, se partit de sa
marche, trèsbien en point et accompaigné,
portant emprinse d'armes du congé de son
maistre. Et s'en alla ès Espaignes et en divers
lieux, où il se conduisit tellement que
à grand triumphe à son retour fut receu. Pendant
ce temps, sa dame fut mariée à ung ancien
chevalier, qui gracieux et sachant homme
estoit, qui tout son temps avoit hanté à court,
et pour vray dire estoit le vray registre d'honneur.
Et n'estoit pas ung petit dommage qu'il
n'estoit mieulx allié, combien toutesfoiz qu'encores
n'estoit pas descouverte l'encloueure de
son infortune si avant que d'estre commune,
comme elle fut depuis, ainsi comme vous
orrez. Ce bon chevalier amoureux dessusdit,
retournant d'accomplir ses armes, comme il
passoit païs, arriva d'aventure à ung soir au
chasteau où sa dame demouroit. Et Dieu scet
la bonne chère que monseigneur son mary et
elle luy feirent, car de pieça avoit grand accointance
et amytié entre eulx. Mais vous devez
savoir que tantdiz que le seigneur de léens
pensoit et s'efforçoit de faire finance de pluseurs
choses pour festoyer son hoste, l'oste se
devisoit à sa dame qui fut, et s'efforçoit de la
festoyer et conjoyr comme il avoit fait ainçois
que monseigneur. Elle, qui ne demandoit aultre
chose, ne s'excusoit en rien sinon du lieu.
«Mais il n'est pas possible qu'il se puisse trouver.—Ha!
madame, dist-il, par ma foy, si
vous voulez bien, il n'est manière qu'on ne
treuve. Et que scera vostre mary, quand il
sera couché et endormy, si vous me venez
veoir jusques en ma chambre? ou si mieulx
vous plaist et bon vous semble, je viendray
bien vers vous.—Il ne se peut certes ainsi
faire, ce dit-elle, car le dangier y est trop grand;
car monseigneur est de trop legier somme, et
ne s'esveille jamais qu'il ne taste après moy;
et s'il ne me trouvoit point, pensez que ce seroit.—Et
quand il s'est en ce point trouvé,
dit-il, que vous fait-il?—Aultre chose, dit-elle,
point; il se vire d'aultre costé.—Ma foy,
dit-il, c'est ung trèsmauvais mesnagier, il vous
est bien venu que je suis arrivé pour vous secourir,
et luy aider à parfournir ce qui n'est
pas bien en sa puissance d'achever.—Si
m'aist Dieu, dit-elle, quand il besoigne une
foiz en ung moys, c'est au mieulx venir; il ne
fault jà que j'en face la petite bouche; creez
que je prendroye bien mieulx.—Ce n'est
pas merveille, dit-il, mais regardez comment
nous ferons.—Il n'est manière que je voye,
dit elle, comment il se puisse faire.—Et
comment, dit il, n'avez vous femme céens en
qui vous osassiez fier de luy deceler nostre
cas?—J'en ay, par Dieu, une, dit-elle, en qui
j'ay bien tant de fiance que de luy dire la chose
en ce monde que plus vouldroye en estre celée,
sans avoir suspicion ne doubte que jamais
par elle fust descouverte.—Que nous fault-il
donc plus? dit-il, regardez vous et elle du
surplus.» La bonne dame, qui bien avoit la
chose au cueur, appella ceste damoiselle et
luy dist: «M'amye, c'est force ennuyt que
tu me serves, et que tu m'aydes à achever une
des choses au monde qui plus au cueur me
touche.—Madame, dist la damoiselle, je suis
preste, et contente comme je doy, de vous servir
et obéir en tout ce qui me sera possible;
commendez, je suis celle qui accompliray
vostre commendement.—Et je te remercye,
m'amye, dist madame, et soies seure que tu
n'y perdras rien. Véezcy le cas: ce chevalier
qui céens est, est l'homme ou monde que
le plus j'ayme; et ne vouldroye pour rien qui
fust qu'il se partit de moy sans aultrement
avoir parlé à luy. Or ne me peult-il bonnement
dire ce qu'il a sur le cueur sinon entre
nous deux et à part; et je ne m'y puis trouver
si tu ne vas tenir ma place devers monseigneur.
Il a de coustume, comme tu scez, de
se virer par nuyt vers moy, et me taster ung
peu, et puis me laisse et se rendort.—Je
suis contente de faire vostre plaisir, madame;
il n'est rien qu'à vostre commendement ne
face.—Or bien, m'amye; dit-elle, tu te coucheras
comme je faiz, assez loin de monseigneur;
et garde bien que, quelque chose qu'il
face, que tu ne dies ung tout seul mot; et
quelque chose qu'il vouldra faire, seuffre tout.—A
vostre plaisir, madame, et je le feray.»
L'heure du soupper vint, et n'est jà mestier de
vous compter au service; ce seulement vous
souffise qu'on y fist trèsbonne chère, et qu'il
y avoit bien de quoy. Après soupper, la compaignie
s'en ala à l'esbat; le chevalier estrange
tenant madame par le braz, et aucuns aultres
gentilzhommes tenans le surplus des damoiselles
de léens. Et le seigneur de l'ostel venoit
derrière; et enqueroit des voyages de son hoste
à ung ancien gentil homme qui avoit conduit
le fait de sa despense en son voyage. Madame
n'oblya pas de dire à son amy que une telle
de ses femmes tiendra ennuyt sa place, et
elle viendra vers luy. Il en fut trèsjoyeux, et
largement la mercya, trèsdesirant que l'heure
fust venue. Il se misrent au retour et vindrent
en la chambre à parer, où monseigneur donna
la bonne nuyt à son hoste, et madame aussi. Et
le chevalier estrange s'en vint en sa chambre,
qui estoit belle à bon escient, bien mise à
point; et estoit le beau buffet fourny d'espices,
de confictures, et de bon vin de pluseurs façons.
Il se fist tantost deshabiller, et beut une
foiz, puis fist boire ses gens et les envoya coucher,
et demoura tout seul, attendant sa dame,
laquelle estoit avec son mary, qui tous deux
se despoilloient et se mettoient en point pour
entrer au lit. La damoiselle estoit en la ruelle,
qui tantost que monseigneur fut couché, se
vint mettre en la place de sa maistresse; et
elle qui aultre part avoit le cueur, ne fist que
ung sault jusques à la chambre de celuy qui
l'attendoit de pié coy. Or est chacun logé,
monseigneur avec sa chambrière, et son hoste
avec madame. Et fait à penser qu'ilz ne passèrent
pas toute la nuyt à dormir. Monseigneur,
comme il avoit de coustume, une heure environ
devant le jour, se reveilla, et vers sa chambrière
se vira, cuidant estre sa femme, et au
taster qu'il fist hurta sa main d'adventure à son
tetin, qu'il sentit trèsdur et poignant; et tantost
cogneut que ce n'estoit point celuy de sa
femme, car il n'estoit point si bien troussé.
«Ha, dit-il en soy mesme, je voy bien que
c'est, on m'a joué d'un tour, et j'en bailleray
ung aultre.» Il se vire vers ceste belle fille, et
à quelque meschef que ce fust, il rompit une
seulle lance, mais elle le laissa faire sans dire
ung seul mot, ne demy. Quand il eut ce fait,
il commence à appeller tant qu'il peut celuy
qui couchoit avecques sa femme: «Hau, monseigneur
de tel lieu, où estes vous? parlez à
moy.» L'aultre, qui se oyt appeller, fut beaucop
esbahy, et la dame fut tant esperdue,
qu'elle ne savoit sa manière. «Helas! dit-elle,
nostre fait est descouvert, je suis femme perdue.»
Et bon mary de rehucher: «Hau!
monseigneur, hau, mon hoste, parlez à moy.»
Et l'aultre s'adventura de respondre et dist:
«Que vous plaist, monseigneur?—Je vous
feray tousjours ce change quand vous vouldrez.—Quel
change? dist-il.—D'une vieille
jà toute passée, deshonneste et desloyale, à
une belle, bonne, et fresche jeune fille; ainsi
m'avez-vous party, la vostre mercy.» La compaignie
ne sceut que respondre; mesme la
pouvre chambrière estoit tant soupprinse que
s'elle fut à la mort condamnée, tant pour le
deshonneur et desplaisir de sa maistresse que
pour le sien mesmes qu'elle avoit meschamment
perdu. Le chevalier estrange se departit
de sa dame au plus toust qu'il sceut, sans mercier
son hoste, et sans dire adieu. Et oncques
puis ne s'i trouva, car il ne scet encores comme
la chose se conduit puis avec son mary; plus
avant ne vous en puis dire.
LA XXXVIe NOUVELLE.
PAR MONSEIGNEUR DE LA ROCHE.
Ung trèsgracieux gentilhomme, désirant
d'emploier son service et
son temps en la trèsnoble court d'amours,
soy sachant de dame improveu,
pour bien choisir et son temps employer,
donna cueur, corps et biens à une
belle damoiselle et bonne, qui mieulx vault;
laquelle, faicte et duicte de façonner gens,
l'entretint bel et bien assez longuement. Et
trop bien luy sembloit qu'il estoit bien avant
en sa grace; et à dire la verité, si estoit il
voire comme les aultres, dont elle avoit pluseurs.
Advint ung jour que ce bon gentilhomme
trouva sa dame d'adventure à la fenestre
d'une chambre, ou mylieu d'un chevalier
et d'un escuyer, auxquels elle se devisoit
par devises communes. Aucunesfoiz parloit
à l'un à part, sans ce que l'aultre en oyst
rien; d'aultre costé faisoit à l'aultre la pareille,
pour chacun contenter; mais, quelque fust
bien à son aise, le pouvre amoureux enrageoit
tout vif, qui n'osoit approucher la compaignie.
Et si n'estoit en luy d'esloigner, tant
fort desiroit la presence de celle qu'il amoit
mieulx que le surplus des aultres. Trop bien
luy jugeoit le cueur que ceste assemblée ne se
departiroit point sans conclure ou procurer
aucune chose à son prejudice; dont il n'avoit
pas tort de ce penser et dire. Et s'il n'eust eu
les yeulx bandez et couvers, il povoit veoir
appertement ce dont ung aultre à qui rien ne
touchoit se perceut à l'œil. Et de fait luy
monstra, et véez cy comment. Quand il congneut
et perceut à la lettre que sa dame n'avoit
loisir ne volunté de l'entretenir, il se
bouta sur une couche et se coucha; mais il
n'avoit garde de dormir, tant estoient ses
yeulx empeschez de veoir son contraire. Et
comme il estoit en ce point, survint ung gentilhomme
qui salua la compaignie, lequel voyant
que la damoiselle avoit sa charge, se tira devers
l'escuyer, qui sur la couche n'estoit pas
pour dormir. Et entre aultres devises luy dist
l'escuyer: «Par ma foy, monseigneur, regardez
à la fenestre, véez là gens bien aises. Et
ne veez vous pas comment ilz se devisent
plaisamment?—Saint Jehan, tu diz voir,
dist le chevalier. Encores font-ilz bien aultre
chose que deviser.—Et quoy? dit l'autre.—Quoy?
dit-il; et ne voiz-tu pas comment
elle tient chacun d'eulx par la resne.—Par
la resne! dit-il.—Voire vrayement, pouvre
beste, par la resne. Où sont tes yeulx? Mais
il y a bien chois des deux, voire quant à la
façon, car celle qu'elle tient de gauche n'est
pas si longue ne si grande que celle qui emplist
sa dextre main.—Ha! dit l'escuyer, par
la mort bieu! vous dictes voir; saint Anthoine
arde la louve!» Et pensez qu'il n'estoit pas
bien content. «Ne te chaille, dit le chevalier,
porte ton mal le plus bel que tu peuz; ce n'est
pas icy que tu doiz dire ton courage, force est
que tu faces de necessité vertuz.» Aussi fist-il,
et véez cy bon chevalier qui s'approuchoit de
la fenestre où la galée estoit, si perceut d'adventure
que le chevalier à la resne gauche se
liève en piez, et regardoit que faisoient et disoient
la damoiselle gracieuse et l'escuier
son compaignon. Si vint à luy et luy dist, en
luy donnant ung petit coup sur le chapeau:
«Entendez à vostre besoigne, de par le dyable,
et ne vous soussyez des aultres.» L'aultre se
retira et commença de rire; et la damoiselle,
qui n'estoit pas femme à effrayer de legier, ne
s'en mua oncques; trop bien tout doulcement
laissa sa prinse, sans rougir ne changer coleur.
Regret eut elle assez en soy mesmes d'abandonner
de la main ce que aultre part luy eust
bien servy. Et fait assez à croire que par avant
et depuis n'avoit celuy des deulx qui ne luy
fist très voluntiers service; si eust bien fait,
qui eust voulu, le dolent amoureux malade
qui fut contraint d'estre notaire du plus grand
desplaisir qu'au monde advenir luy pourroit,
et dont la seule pensée en son pouvre cueur
renurée estoit assez, et trop puissante de le
mettre en desespoir, si raison ne l'eust à ce
besoing secouru, qui luy fist tout abandonner,
et aultre part sa queste en amours commencer,
la quelle il puisse aultrement achever, car de
ceste cy on ne pourroit ung seul bon mot à son
avantage compter.