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Les Cent Nouvelles Nouvelles, tome I

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LA XVIIIe NOUVELLE.
PAR MONSEIGNEUR DE LA ROCHE.

U ng gentil homme de Bourgoigne nagueres pour aucuns de ses affaires s'en alla à Paris, et se logea en ung trèsbon hostel; car telle estoit sa coustume de querir tousjours les meilleurs logiz. Il n'eut guères esté en son logis, luy qui cognoissoit mousche en laict, qu'il ne perceust tantost que la chambrière de leans estoit femme qui devoit faire pour les gens. Si ne luy cela guères ce qu'il avoit sur le cueur, et, sans aller de deux en trois, luy demanda l'aumosne amoureuse. Il fut de prinsault bien rechassé des meures: «Voire, dist-elle, est-ce à moy que vous devez adrecer telles parolles? Je veil bien que vous sachez que je ne suis pas celle qui fera tel blasme à l'ostel où je demeure.» Et qui l'oyoit, elle ne le feroit pour aussi gros d'or. Le gentil homme tantost congneut que toutes ses excusacions estoient erres pour besoigner, si luy va dire: «M'amye, si j'eusse temps et lieu, je vous diroye telle chose que vous seriez bien contente, et ne doubte point que ce ne fust grandement vostre bien; mais pource que devant les gens ne vous veil guères araisonner, affin que ne soiez de moy souspeçonnée, croiez mon homme de ce que par moy vous dira; et s'ainsi le faictes, vous en vauldrez mieulx.—Je n'ay, dit-elle, ne à vous ne à luy que deviser.» Et sur ce point s'en va, et nostre gentil homme appella son varlet, qui estoit ung galant tout veillé, puis luy compta son cas et le charge de poursuir roidement sa besoigne sans espergner bourdes ne promesse. Le varlet, duyt et fait à cela, dit qu'il fera bien son personnage. Il ne mist pas la chose en obly, car au plus tost qu'il sceut trouver la meschine, Dieu scet s'il joa bien du bec! Et s'elle n'eust esté de Paris, et plus subtile que foison d'aultres, son gracieux langage et les promesses qu'il fait pour son maistre l'eussent tout à haste abatue. Mais aultrement alla, car, après pluseurs parolles et devises d'entre elle et luy, elle luy dist ung mot tranché: «Je scay bien que vostre maistre veult, mais il n'y touchera jà si je n'ay dix escuz.» Le varlet fist son rapport à son maistre, qui n'estoit pas si large, au mains en tel cas, de donner dix escuz pour joyr d'une telle damoiselle. «Quoy que soit, elle n'en fera aultre chose, dit le varlet; et encores y a il bien manière de venir en sa chambre, car il fault passer par celle à l'oste. Regardez que vous vouldrez faire.—Par la mort bieu! dit-il, mes dix escuz me font bien mal d'en ce point les laisser aler; mais j'ay si grant dévocion au saint, et si en ay fait tant de poursuite, qu'il fault que je besoigne. Au deable voit chicheté! elle les ara.—Pourtant le vous dy-je, dit le varlet, voulez vous que je luy dye qu'elle les aura?—Oy, de par le dyable! oy, dit-il.» Le vallet trouva la bonne fille et luy dit qu'elle aura ces dix escuz, voire et encores mieulx cy après. «Trop bien, dit-elle.» Pour abréger, l'eure fut prinse que l'escuier doit venir coucher avec elle; mais avant que oncques elle le voulsist guider par la chambre de son maistre en la sienne, il bailla tous les dix escuz content. Qui fut bien mal content, ce fut nostre homme, qui se pensa, en passant par la chambre et cheminant aux nopces qui trop à son gré luy coustoient, qu'il jouera d'un tour. Ilz sont venuz si doulcement en la chambre que maistre ne dame ne scevent rien; si se vont despoiller, et dit nostre escuier qu'il emploira son argent s'il peut. Il se mect à l'ouvrage et fait merveille d'armes, et espoir plus que bon ne luy fut. Tant en devises que aultrement se passèrent tant d'heures que le jour estoit voisin et prouchain à celuy qui plus voluntiers dormist que nulle aultre chose feist; mais la trèsbonne chambrière luy va dire: «Or ça, sire, pour le trèsgrant bien, honneur et courtoisie que j'ay oy et veu de vous, j'ay esté contente mettre en vostre obeissance et joissance la rien que plus en ce monde doy cher tenir. Si vous prie et requier que vistement vous veillez apprester et habiller et de cy partir, car il est desja haulte heure; et, si d'advanture mon maistre ou ma maistresse venoient icy, comme assez est leur coustume au matin, et vous trouvassent, je seroie perdue et gastée, et vous ne seriez pas le mieulx party du jeu.—Je ne sçay quoy, dit le bon escuier, quel bien et quel mal en adviendra; mais je me reposeray et dormiray tout à mon aise et à mon beau loisir avant que j'en parte; et, affin que n'aye paour et que point je ne m'espante, vous me ferez compaignie, s'il vous plaist.—Ha! monseigneur, dist-elle, il ne se peut faire ainsi; par mon serment, il vous convient partir. Il sera jour trestout en haste, et si on vous trouvoit icy, que seroit ce de moy? J'aymeroie mieulx estre morte qu'ainsi en advenist, et, si vous ne vous avancez, ce que trop je doubte en adviendra.—Il ne me chault, moy, qu'en advienne, dit l'escuier; mais je vous dy bien que se ne me rendez mes dix escuz, jà ne m'en partiray, advienne ce qu'en advenir peut.—Voz dix escus? dit-elle; et estes-vous tel, se vous m'avez donné aucune courtoisie ou gracieuseté, que vous me le vouldrez après retollir par ceste façon? Sur ma foy, vous monstrez mal que vous soiez gentil homme.—Tel que je suis, dit-il, je suis celuy qui de cy ne partiray, ne vous aussi, tant que ne m'aiez rendu mes dix escuz; vous les aviez gaignez trop aise.—Ha! dit-elle, se m'aist Dieu, quoy que vous diez, je ne pense pas que soiés si mal gracieux, attendu le bien qui est en vous et le plaisir que vous ay fait, que fussez si pou courtois que vous n'aidissiez à garder mon honneur. Et pour ce de rechef vous supplie que ceste ma requeste passez et accordez et que d'icy vous partez.» L'escuier dit qu'il n'en fera rien, et, pour trousser le compte, force fut à la bonne gentil femme, à tel regret que Dieu scet, de desbourser les dix escuz, affin que l'escuier s'en aille. Quand les dix escuz furent en la main dont ilz estoient, celle qui les rendoit cuidoit bien enrager tant estoit mal contente, et celuy qui les a leur fait grant chière. «Or avant, dit la courroucée et desplaisante, qui se voit ainsi gouverner, quand vous estes bien joué et farsé de moy, au mains advancez vous, et vous suffise que vous seul cognoissez ma folie, et que par vostre tarder elle ne soit congneue de ceulx qui me deshonoreront s'ilz en voient l'apparence.—A vostre honneur, dit l'escuier, point je ne touche; gardez le autant que vous l'aimez. Vous m'avez fait venir icy, et si vous somme que vous me rendez et mettez au lieu dont party, car ce n'est pas mon intencion comme de venir et de retourner.» La chambrière, où rien n'avoit à le courroucer, non pas mains doubtant l'esclandre de son fait que la mort, voyant aussi que le jour commence à aparoir, avec tout le desplaisir et crainte que son ennuyeux cueur charge et empire, se hourde de l'escuier et à son col le charge. Et comme à tout ce fardeau passoit par la chambre de son maistre marchant le plus soef qu'oncques peust, le courtois gentil homme, tenant lieu de bahu sur le doz de celle qui sur son ventre l'avoit soustenu, laissa couler ung gros sonnet, dont le ton et le bruyt firent l'oste eveiller, et demanda assez effrayement: «Qui est celà?—C'est vostre chambrière, dist l'escuier, qui me porte rendre où elle m'avoit emprunté.» A ces motz, la pouvre gentil femme n'eut plus cueur, puissance ne vouloir de soustenir son fardeau desplaisant, si s'en va d'ung costé et l'escuier de l'aultre. Et l'oste, qui congnoist bien que c'est, parla trèsbien à l'espousée, qui, toute deceute et esclandrie, tost après se partit de leans. Et l'escuier en Bourgoigne se retourna, qui aux galans et compaignons de sorte joyeusement racompta ceste son adventure dessus dicte.


LA XIXe NOUVELLE.
PAR PHILIPE VIGNIER, ESCUIER DE MONSEIGNEUR.

A rdent desir de veoir pays, savoir et cognoistre pluseurs experiences qui par le monde universel journellement adviennent, nagueres si fort eschaufa l'atrempé cueur et vertueux courage d'un bon et riche marchant de Londres en Angleterre, qu'il abandonna sa belle et bonne femme et sa belle maignye d'enfans, parens, amis, héritages, et la pluspart de sa chevance, et se partit de son royaulme assez et bien fourny d'argent content et de très grande abundance de marchandises dont le païs d'Angleterre peut les autres servir, comme d'estains, de riz, et foison d'aultres choses que pour bref je passe. En ce son premier voyage vaqua le bon marchant l'espace de cinq ans, pendant lequel temps sa bonne femme garda trèsbien son corps, fist le prouffit de pluseurs marchandises, et tant et si trèsbien le fist que son mary, au bout des diz cinq ans retourné, beaucop la loa et plus que par avant l'ama. Le cueur au dit marchant, non encores content, tant d'avoir veu et congneu pluseurs choses estranges et merveilleuses, comme d'avoir gaigné largement, le feist arrière sur la mer bouter cinq ou six mois puis son retour, et s'en reva à l'adventure en estrange terre tant de chrestians que de Sarrazins, et ne demoura pas si pou que les dix ans ne furent passez ains que sa femme le revist. Trop bien luy rescripvoit et assez souvent, à celle fin qu'elle sceust qu'il estoit encores en vie. Elle, qui jeune estoit et en bon point et qui point n'avoit de faulte des biens de Dieu, fors seulement de la presence de son mary, fut contrainte par son trop demourer de prendre ung lieutenant, qui en peu d'heure luy fist ung trèsbeau filz. Ce filz fut elevé, nourry et conduit avec les aultres ses frères d'un cousté, et au retour du marchant mary de sa mère avoit environ sept ans. La feste fut grande, à ce retour, d'entre le mary et la femme; et, comme ils fussent en joyeuses devises et plaisans propos, la bonne femme, à la semonce de son mary, fait venir devant eulx tous leurs enfans, sans oblier celuy qui fut gaigné en l'absence de celuy qui en avoit le nom. Le bon marchant, voyant la belle compaignie de ses enfans, recordant trèsbien du nombre d'eulx à son partement, le voit creu d'un, dont il est trèsfort esbahy et moult esmerveillé; si va demander à sa femme qui estoit ce beau filz, le derrenier en reng de leurs enfans. «Qui c'est? dit-elle, par ma foy, sire, c'est nostre filz; à qui seroit-il?—Je ne sçay, dist-il; mais pource que plus ne l'avoie veu, avez vous merveille si je le demande?—Saint Jehan! nenny, dist-elle, mais il est mon filz.—Et comment se peut il faire? dist le mary; vous n'estiez pas grosse à mon partement.—Non vrayement, dit-elle, que je sceusse; mais je vous ose bien dire à la vérité que l'enfant est vostre, et que aultre que vous à moy n'a touché.—Je ne dy pas aussi, dit-il; mais toutesfoiz il a dix ans que je party, et cest enfant se monstre de sept: comment doncques pourroit-il estre mien? L'auriez-vous plus porté que ung aultre?—Par mon serment, dit-elle, je ne sçay; mais tout ce que je vous dy est vray. Si je l'ay plus porté qu'un aultre, il n'est rien que j'en sache, et si vous ne le me feistes au partir, je ne sçay moy penser dont il peut estre venu, sinon que, assez tost après vostre partement, ung jour j'estoie par ung matin en nostre grand jardin, où tout à coup vint ung soudain appetit de menger une fueille d'oseille qui pour l'heure de adonc estoit couverte et soubz la neige tappie. J'en choisy une entre les aultres, belle et large, que je cuiday avaler; mais ce n'estoit que ung peu de nege blanche et dure; et ne l'eu pas si tost avalée que ne me sentisse en trestout tel estat que je me suis trouvée quand mes aultres enfans ay porté. De fait, à chef de terme, je vous ay fait ce trèsbeau filz.» Le marchand cogneut tantost qu'il en estoit noz amis, mais il n'en voult faire semblant, ainçois se vint adjoindre par parolles à confermer la belle bourde que sa femme lui bailloit, et dit: «M'amye, vous ne dictes chose qui ne soit possible, et que à aultres que à vous ne soit advenue. Loé soit Dieu de ce qu'il nous a envoyé! S'il nous a donné ung enfant par miracle, ou par aucune secrete fasson dont nous ignorons la manière, il ne nous a pas oblié d'envoier chevance pour l'entretenir.» Quand la bonne femme voit que son mary veult condescendre à croire ce qu'el luy dit, elle n'est moyennement joyeuse. Le marchant, sage et prudent, en dix ans qu'il fut puis à l'ostel sans faire ses loingtains voyages, ne tint oncques manière envers sa femme en parolles ne aultrement par quoy elle peust penser qu'il entendist rien de son fait, tant estoit vertueux et pacient. Il n'estoit pas encores saoul de voyagier, si le vouloit recommencer, et le dist à sa femme, qui fist semblant d'en estre trèsmarrie et mal contente. «Appaisez-vous, dit-il; s'il plaist à Dieu et à monseigneur saint George, je reviendray bref. Et pource que nostre filz que feistes à mon aultre voyage est desja grand et habile et en point de veoir et d'aprendre, si bon vous semble, je l'emmeneray avecques moy.—Et par ma foy, dit-elle, vous ferez bien et je vous en prie.—Il sera fait», dit-il. A tant se part, et emmaine le filz dont il n'estoit pas père, à qui il a pieça gardé une bonne pensée. Ilz eurent si bon vent qu'ilz sont venus au port d'Alixandrie, où le bon marchant trèsbien se deffist de la pluspart de ses marchandises, et ne fut pas si beste, affin qu'il n'eust plus de charge de l'enfant de sa femme et d'ung aultre, et que après sa mort ne succedast à ses biens, comme ung de ses aultres enfans, qu'il ne le vendist à bons deniers contens pour en faire ung esclave. Et pource qu'il estoit jeune et puissant, il en eust près de cent ducatz. A chef de pièce, il s'en revint en Angleterre sain et sauf, Dieu mercy. Et n'est pas à dire la joye que sa femme luy fist quand elle le vit en bon point. Elle ne voit point son filz, si ne scet que penser. Elle ne se peut guères tenir qu'elle ne demandast à son mary qu'il avoit fait de leur filz. «Ha! m'amye, dist-il, il ne le vous fault jà celer: il luy est trèsmal prins.—Helas! comment? dit-elle; est-il noyé?—Nenny vraiement, dist-il; mais il est vray que fortune de mer par force nous mena en ung pais où il faisoit si chault que nous cuidions tous mourir par la grant ardeur du soleil qui sur nous ses raidz espandoit; et comme ung jour nous estions sailliz de nostre nave, pour faire en terre chascun une fosse pour nous tappir pour le soleil; nostre bon filz, qui de neige, comme sçavez, estoit, en nostre presence, sur le gravier, par la grand force du soleil, il fut tout à coup fondu et en eaue resolu. Et n'eussiez pas dict une sept seaumes que nous ne trouvasmes plus rien de luy. Tout aussi à haste qu'il vint au monde, aussi soudainement en est party. Et pensez que j'en fuz et suis bien desplaisant, et ne vy jamais chose entre les merveilles que j'ay veues dont je fusse plus esbahy.—Or avant, dit-elle, puis qu'il a pleu à Dieu le nous oster comme il le nous avoit donné, loé en soit-il!» Si elle se doubta que la chose allast aultrement, l'ystoire s'en taist et ne fait pas mencion, fors que son mary lui rendit telle qu'elle luy bailla, combien qu'il en demoura toujours le cousin.


LA XXe NOUVELLE.
PAR PHELIPE DE LOAN.

I l n'est pas chose nouvelle que en la conté de Champaigne a tousjours eu bon à recouvrer de foison de gens lourds en la taille, combien qu'il sembleroit assez estrange à pluseurs, pourtant qu'ilz sont si près voisins à ceulx du mal engin. Assez et largement d'ystoires à ce propos pourroit on mettre avant confermant la bestise des Champenois; mais, quant au présent, celle qui s'ensuyt pourra souffire. En la dicte conté naguères avoit ung jeune filz orphenin qui bien riche et puissant demoura puis le trespas de son père et sa mère, et jasoit qu'il fust lourd, très pou sachant, et encores aussi mal plaisant, si avoit-il une industrie de bien garder le sien et conduire sa marchandise. Et à ceste cause beaucop de gens, voire de gens de bien, luy eussent voluntiers donné leur fille à mariage. Une entre les aultres pleut aux parens et amys de nostre Champenois, tant pour sa bonté, beaulté, chevance, etc.; et luy dirent qu'il estoit temps qu'il se mariast, et que bonnement il ne povoit conduire son fait. «Vous avez aussi, dirent-ilz, desja xxiiij ans, si ne pourriez en meilleur eage prendre cest estat; et, si vous y voulez entendre, nous avons regardé et choisy pour vous une belle fille et bonne qui nous semble bien vostre fait. C'est une telle, vous la cognoissez bien.» Lors la luy nommèrent. Et nostre homme, à qui ne chaloit qu'il feist, fust maryé ou aultre chose, mais qu'il ne tirast point d'argent, respondit qu'il feroit ce qu'ilz vouldroient. «Et puis que ce vous semble mon bien, conduisez la chose au mieulx que savez, car je veil faire par vostre conseil et ordonnance.—Vous dictes bien, dirent ces bonnes gens; nous regarderons et penserons pour vous comme pour nous mesmes ou ung de noz enfans.» Pour abreger, à chef de pièce, nostre Champenois fut maryé de par Dieu; mais si tost la première nuyt qu'il fut près de sa femme couché, luy, qui oncques sur beste crestiane n'avoit monté, tantost luy tourna le doz, après je ne sçay quants simples baisiers qu'elle eut de luy, mais du surplus nichil au doz. Qui estoit mal contente, c'estoit nostre espousée, jasoit qu'elle n'en feist nul semblant. Ceste maudicte manière dura plus de dix jours, et encores eust si la bonne mère à l'espousée n'y eust pourveu de remède. Il ne vous fault pas celer que nostre homme, et neuf en fasson et en mariage, du temps de feu son père et sa mère, avoit esté bien court tenu; et sur toute rien luy estoit et fut defendu le mestier de la beste à deux doz, doubtant, s'il s'i esbatoit, qu'il y despendroit sa chevance. Et bien leur sembloit et à bonne cause qu'il n'estoit pas homme qu'on deust aimer pour ses beaulx yeulx. Luy, qui pour rien ne courroussast père et mère, et qui n'estoit pas trop chault sur potaige, avoit tousjours gardé son pucellage, que sa femme eust voluntiers desrobé par bonne fasson s'elle eust sceu. Ung jour se trouva la mère à nostre espousée devers sa fille, et luy demanda de son mary, de son estat, de ses condicions, de son mariage, et cent mille choses que femmes scevent dire. A toutes choses bailla et rendit nostre espousée à sa mère trèsbonne response, et dist que son mary estoit trèsbon homme et qu'elle ne doubtoit point qu'elle ne se conduisist bien avecques luy. De ce fut nostre mère bien joyeuse, et, pource qu'elle sçavoit bien par elle mesme qu'il fault en mariage aultre chose que boire et menger, elle dist à sa fille: «Or, vien ça et me dy par ta foy, et de ces choses de nuyt, comment t'en est-il?» Quant la pouvre fille oyt parler de ces choses de nuyt, à pou que le cueur ne luy faillit, tant fut marrye et desplaisante; et ce que sa langue n'osoit respondre, monstrèrent ses yeulx, dont sailloient larmes à trèsgrand abundance. Si entendist tantost sa mère que ces larmes vouloient dire, et dist: «Ma fille, ne plorez plus; mais dictes moy hardiement, je suis vostre mère, à qui ne devez rien celer, et de qui ne devez estre honteuse. Vous a-il encores rien fait?» La pouvre fille, revenue de paumoison et ung peu rasseurée et de sa mère confortée, cessa la grand flotte de ses larmes; mais elle n'avoit encores force ne sens de respondre. Si l'interroge encores sa mère, et luy dit: «Dy moy hardiement et oste ces larmes. T'a il rien fait?» A voix basse et de plours entremeslée respondit la fille et dist: «Par ma foy, ma mère, il ne me toucha oncques; mais du surplus qu'il ne soit bon homme et doulx, par ma foy, si est.—Or, dy moy, dit la mère, scez tu point s'il est fourny de tous ses membres? Dy hardiement si tu le sces.—Saint Jehan! si est trèsbien, dist-elle. J'ay pluseurs foiz senty ses denrées d'aventure, ainsi que je me tourne et retourne en nostre lit, quant je ne puis dormir.—Il souffist, dist la mère; laisse moy faire du surplus. Veez cy que tu feras: Demain au matin il te convient faindre d'estre malade trèsfort, et monstrer semblant d'estre tant oppressée qu'il semble que l'ame s'en parte. Ton mary me viendra ou mandera querir, je n'en doubte point, et je feray si bien mon personnage que tu sçaras tantost comment tu fuz gaignée, car je porteray ton urine à ung tel médicin qui donnera tel conseil que je vouldray.» Comme il fut dit il fut fait, car landemain, si tost qu'on vit du jour, nostre gouge, auprès de son mary couschée, se commença à plaindre et faire si trèsbien la malade qu'il sembloit que une fièvre continue luy rongeast corps et ame. Noz amis son mary estoit bien esbahy et desplaisant; si ne savoit que faire ne que dire. Si manda tantost sa belle mère, qui ne se fist guères attendre. Tantost qu'il la vit: «Helas! belle mère, vostre fille se meurt.—Ma fille! dit-elle; et que luy fault-il?» Lors, tout en parlant, marchèrent jusques en la chambre de la paciente. Si tost que la mère voit sa fille, elle luy demande comment elle fait; et elle, bien aprinse, ne respondit pas à la première foiz, mais à chef de pièce dit «Mère, je me meurs.—Non faictes, si Dieu plaist, fille; prenez courage; mais dont vous vient ce mal si à haste?—Je ne sçay, je ne sçay, dit la fille; vous me paraffolez à me faire parler.» Sa mère la prent par la main, et luy taste son poux, et son corps, et son chef, et puis dit à son beau filz: «Par ma foy, creez qu'elle est malade; elle est plaine de feu. Si fault pourveoir de remède. Y a-il point ycy de son urine?—Celle de la mynuyt y est, dit une des meschines.—Baillez la moy, dit-elle.» Quand elle eut ceste urine, fist tant qu'elle eut ung urinal et dedans la bouta, et dit à son beau filz qu'il la portast monstrer à ung médicin pour savoir qu'on pourra faire à sa fille, et si on y peut aider. «Pour Dieu! n'y espergnons rien, dit-elle; j'ay encores de l'argent que je n'ayme pas tant que ma fille.—Espergner! dist noz amis; creez, si on luy peut aider pour argent je ne luy fauldray pas.—Or vous avancez, dit-elle, et tandiz qu'el se reposera ung peu je m'en iray jusques au mesnage; tousjours reviendray je bien, s'on a mestier de moy.» Or devez vous savoir que nostre bonne mère avoit, le jour devant, au partir de sa fille, forgé le medicin qui estoit bien adverty de la response qu'il devoit faire. Veezcy nostre gueux qui arrive devers nostre medicin à tout l'orine de sa femme; et, quand il luy eut fait la reverence, il luy va compter comment sa femme estoit deshaitée et merveilleusement malade; «et veezcy son urine que à vous j'apporte, affin que mieulx vous informez de son cas, et que plus seurement me puissez conseiller.» Le medicin prend l'orinal et contremont le lève, et tourne et retourne l'urine, et puis va dire: «Vostre femme est fort aggravée de chaulde maladie et en dangier de mort s'elle n'est prestement secourue. Veezcy son urine qui le monstre.—Ha! maistre, pour Dieu mercy, veillez moy dire, et je vous paieray bien, qu'on luy peut faire pour recouvrer santé, et s'il vous semble qu'elle n'ayt garde de mort.—Elle n'a garde, si vous luy faictes ce que je vous diray, dit le medecin; mais, se vous tardez guères, tout l'or du monde ne la garantira pas de la mort.—Dictes, pour Dieu, dit l'aultre, et on luy fera.—Il faut, dit le medicin, qu'elle ayt compaignie d'homme, ou elle est morte.—Compaignie d'homme! dit l'aultre, et qu'est ce à dire cela?—C'est à dire, dit le medecin, qu'il fault que vous montez sur elle et que vous la roucynez trèsbien trois ou quatre foiz tout à haste, et le plus que vous pourrez à ce premier faire sera le meilleur; aultrement ne sera point estaincte la grand ardeur qui la seche et tire à fin.—Voire, dit il, et seroit ce bon?—Elle est morte, et n'y a pas de rechap, dit le medicin, s'ainsi ne le faictes, voire et bien tost encores.—Saint Jehan? dit l'aultre, j'essaieray comment je pourray faire.» Il se part de là, et vient à l'ostel, et trouve sa femme qui se plaignoit et dolosoit trèsfort. «Comment va, dit il, m'amye?—Je me meurs, mon amy, dit elle.—Vous n'avez garde, si Dieu plaist, dist il; j'ay parlé au medecin, qui m'a enseigné une medicine dont vous serez garie.» Et durant ces devises, il se despoille et au près de sa femme se boute; et, comme il approuchoit pour executer le conseil du medicin tout en lourdoys: «Que faictes vous, dit elle; me voulez vous partuer?—Mais je vous gariray, dit il, le medicin l'a dit.» Et ce dit, ainsi que nature luy monstra, et à l'aide de la paciente, il besoigna trèsbien deux ou trois fois; et, comme il se reposoit tout esbahy de ce que advenu luy estoit, il demande à sa femme comment elle se porte. «Je suys ung pou mieulx, dit-elle, que par cy devant n'ay esté.—Loé soit Dieu! dit il; j'espere que vous n'avez garde et que le medicin ara dit vray.» Alors recommence de plus belles. Pour abreger, tant et si bien le fist que sa femme revint en santé dedans pou de jours, dont il fut trèsjoyeux, si fut la mère quant el le sceut. Nostre Champenois, après ces armes dessus dictes, devint ung pou plus gentil compagnon qu'il n'estoit par avant; et luy vint en courage, puis que sa femme restoit en santé, qu'il semondroit à disner ung jour ses parens et amys et le père et la mère d'elle, ce qu'il fit; et les servit grandement en son patoys, à ce disner, faisoit trèsbonne et joyeuse chère. On buvoit à luy, il buvoit aux aultres: c'estoit merveille qu'il estoit gentil compaignon. Mais escoutez qu'il lui advint: à la coup de la meilleure chère de ce disner; il commença trèsfort et soudainement à plorer, et sembloit que tous ses amys, voire tout le monde, fussent mors, dont n'y eut celuy de la table qui ne s'en donnast grant merveille dont ces soudaines larmes procedoient; les ungs et les aultres luy demandent qu'il a, mais à pou s'il povoit ou savoit respondre, tant le contraignoient ses folles larmes. Il parla au fort, en la fin, et dist: «J'ay bien cause de plorer.—Et par ma foy, non avez, ce dist sa belle mère: que vous fault-il? Vous estes riche et puissant et bien logié, et si avez de bons amys; et qui ne fait pas à oublier, vous avez belle et bonne femme, que Dieu vous a remise en santé, qui naguères fut sur le bord de sa fosse; si m'est advis que vous devez estre lye et joyeux.—Helas! non fays, dit-il; c'est par moy que mon père et ma mère, qui tant m'aymoient, et m'ont assemblé et laissé tant de biens, ne sont encores en vie, car ilz ne sont mors tous deux que de chaulde maladie; et si je les eusse aussi bien rouchynez quand ilz furent malades que j'ay fait ma femme, ilz fussent maintenant sur piez.» Il n'y eut celuy de la table après ces motz à pou qui se tenist de rire, mais non pourtant il s'en garda qui peut. Les tables furent ostées, et chacun s'en alla, et le bon Champenoys demoura avec sa femme, laquelle, affin qu'elle demourast en santé, fut souvent de luy racolée.


LA XXIe NOUVELLE.
PAR PHILIPE DE LOAN.

S ur les mètes de Normandie siet une bonne et grosse abbaye de dames, dont l'abbesse, qui belle et jeune et en bon point estoit, naguères se acoucha malade. Ses bonnes sœurs devotes et charitables tantost la vindrent visiter, en la confortant et administrant à leur povoir de tout ce qu'elles sentoient que bon luy fut. Et quand elles parceurent qu'elle ne se disposoit à garison, elles ordonnèrent que l'une d'elles yroit à Rouen porter son urine, et compteroit son cas à ung medicin de grand renommée. Pour faire ceste ambaxade, à lendemain l'une d'elles se mist au chemin; et fit tant qu'el se trouva devers le dit medicin, auquel, après qu'il eut visité l'urine de madame l'abbaesse, elle compta tout au long la fasson et manière de sa maladie, comme de son dormir, d'aller à chambre, de boire et de menger. Le sage medicin, vrayement du cas de madame informé tant par son urine comme par la relacion de la religieuse, voulut ordonner le regime. Et, jasoit qu'il eust de coustume à plusieurs de leur bailler par escript, il se fya bien de tant à la religieuse que de bouche luy dirait: «Belle seur, dit-il, pour recouvrer la santé de madame l'abbesse, il est mestier et de necessité qu'el ait compagnie d'homme; et bref aultrement elle se trouvera en pou d'espace si adicte et de mal souprinse que la mort luy sera derrain remède.» Qui fut bien esbahye d'oyr si trèsdures nouvelles, ce fut nostre religieuse, qui alla dire: «Helas! maistre Jehan, ne voiez vous aultre fasson pour la recouvrance de la santé de madame?—Certes nenny, dit-il, il n'en y a point d'aultre, et si veil bien que vous sachez qu'il se fault avancer de faire ce que j'ay dit: car si la maladie, par faulte d'ayde, peut prendre son temps n'y viendra.» La bonne religieuse à pou s'elle osa disner à son aise, tant avoit haste de nuncier à madame ces nouvelles. Et à l'ayde de sa bonne hacquenée, et du grant desir qu'el a d'estre à l'ostel, s'avança si bien que madame l'abbesse fut trèstoute esbahie de si tost la reveoir. «Que dit le medicin, belle seur? ce dist-elle; ay je garde de mort?—Vous serez tantost en bon point, si Dieu plaist, Madame, dist la religieuse messagière; faictes bonne chère et prenez cueur.—Et ne m'a le medicin point ordonné de regime, dit madame?—Si a, dit-elle.» Lors luy va dire tout au long comment le medicin avoit veu son urine, et les demandes qu'il fist de son eage, de son mengier, de son dormir, etc. «Et puis pour conclusion il dit et ordonne qu'il fault que vous aiez compaignie charnelle avecque homme, ou bref aultrement vous estes morte: car à vostre maladie n'a point d'aultre remède.—Compaignie d'homme! dit madame; j'ayme plus cher morir mille foiz, s'il m'estoit possible.» Et lors va dire: «Puis que mon mal est incurable et mortel si je n'y pourvoy de tel remède, loé soit Dieu, je prens la mort en gré. Appellez moy bien tost tout mon couvent.» Le tymbre fut sonné, si vindrent tantost devers madame trestoutes ses bonnes religieuses. Et quand elles furent en la chambre, madame, qui avoit encore toute la langue à commandement, quelque mal qu'elle eust, commença une grande et longue harengue devant ses seurs, remonstrant le fait et estat de son eglise, en quel point elle la trouva et en quel estat elle est aujourduy; et vint descendre ses parolles à parler de sa maladie, qui estoit mortelle et incurable, comme elle bien sentoit et congnoissoit, et au jugement aussi d'ung tel medicin elle s'arrestoit, qui morte l'avoit jugée. «Et pour tant, mes bonnes sœurs, je vous recommende nostre eglise, et en voz plus devotes prières ma pouvre ame...» Et, à ces parolles, larmes en grand abundance saillirent de ses yeux, qui furent accompaignées d'aultres sans nombre, sourdans de la fontaine du cueur de son bon couvent. Ceste plorerie dura assés longuement, et fut là longtemps le mesnaige sans parler. A chef de pièce, madame la prieure, qui bonne et sage estoit, print la parole pour tout le couvent et dist: «Madame, de vostre maladie, ce scet Dieu, à qui nul ne peut riens celer, il nous desplaist beaucop, et n'y a celle de nous qui ne se vouldroit emploier autant que possible est et seroit à personne vivant à la recouvrance de vostre santé. Si vous prions toutes ensemble que vous ne nous espergnez en rien qui soit des biens de vostre eglise, car mieulx nous vauldroit, et plus cher l'aymerions, de perdre la plus part de noz biens temporelz que le prouffit espirituel que vostre presence nous donne.—Ma bonne seur, dist madame, je n'ay pas tant deservy que vous m'offrez, mais je vous en mercie tant que je puis, en vous advisant et priant derechef que vous pensez comme je vous ay dit aux afferes de nostre eglise, qui me touchent près du cueur, Dieu le scet, en acompaignant aux prières que ferez ma pouvre ame, qui grant mestier en a.—Helas! Madame, dist la prieure, et n'est-il possible par bon gouvernement et soigneuse medicine que vous puissez repasser?—Nenny, certes, ma bonne seur, dit-elle. Il me fault mettre ou reng des trespassés, car je ne vaulx guères mieulx, quelque langage qu'encores je pronunce.» Adonc saillit avant la religieuse qui porta son urine à Rouen, et dist: «Madame, il y a bon remède, s'il vous plaisoit.—Créez qu'il ne me plaist pas, dit-elle; véez cy seur Jehanne qui revient de Roen, et a monstré mon urine et compté mon cas à ung tel medicin, qui m'a jugée morte, voire si je ne me vouloye abandonner à aucun homme et estre en sa compagnie. Et par ce point esperoit-il, comme il trouvoit par ses livres, que je n'aroye garde de mort; mais, s'ainsi ne le faysoie, il n'y a point de ressource en moy. Et quant à moy j'en loe Dieu, qui me daigne appeller ainçois que j'aye fait plus de pechez; à luy me rens, et à la mort je presente mon corps, vienne quand elle veult.—Comment, Madame, dist l'enfermière, vous estes de vous mesmes homicide! Il est en vous de vous garir et sauver, et ne vous fault que tendre la main et requerre ayde, vous la trouverez preste; ce n'est pas bien fait, et vous ose bien dire que vostre ame ne partiroit point seurement si en cet estat vous moriez.—Ha! belle seur, dist madame, quantesfoiz avez-vous oy prescher que mieulx vauldroit à une personne s'abandonner à la mort que commettre ung seul peché mortel! Et vous savez que je ne puis ma mort fuyr n'esloignier sans faire et commettre peché mortel! Et qui bien autant au cueur me touche, s'en ce faisant ma vie esloigneroie, ne viveroys-je pas deshonorée et à tousjours mès reprochée, et diroit-on: Veez la dame, etc...? Mesmes vous toutes, quelque conseil que me donnez, m'en ariez en irreverence et en mains d'amour. Et vous sembleroit, et à bonne cause, que indigne seroie d'entre vous presider et gouverner.—Ne dictes et ne pensez jamais cela, dit madame la tresorière; il n'est chose qu'on ne doye entreprandre pour eschever la mort. Et ne dit pas nostre bon père saint Augustin qu'il ne loist à personne de soy oster la vie ne tollir ung sien membre? Et ne yrez directement encontre sa sentence si vous laissez à escient ce qui vous peut de mort garder?—Elle dit bien, dit le couvent en general. Madame, pour Dieu, obeissez au medicin, et ne soiez en vostre opinion si ahurtée qu'en la soustenant vous perdrez corps et ame, et laissez vostre pouvre couvent, qui tant vous ayme, desolé et despourveu de pastoure.—Mes bonnes seurs, dit madame, j'ayme mieulx à la mort voluntairement tendre les mains, soubmettre mon col et honorablement l'embrasser, que par la fuyr je vive deshonorée. Et ne diroit on pas: Veez la dame qui fist ainsi et ainsi?—Ne vous chaille, Madame, qu'on dye; vous ne serez jà reprouchée de gens de bien.—Si seroie, si seroie, dit madame.» Le couvent se alla esmouvoir, et firent les bonnes religieuses entre elles ung consistoire dont la conclusion s'ensuyt; et porta les parolles d'icelle la prieure: «Madame, veez cy vostre desolé couvent si trèsdesplaisant que jamais maison ne fut si desolée ni troublée qu'el est, dont vous estes cause; et créez, si vous estes si mal conseillée de vous abandonner à la mort que fuyr vous povez, vous occirez, j'en suis bien seure. Et, affin que vous l'entendez que nous vous aimons de bonne et loyale amour, nous sommes contentes et avons conclu et meurement deliberé, toutes ensemble generalement, que, s'il vous plaist, en sauvant vostre vie et nous, avoir compaignie secretement d'aucun homme de bien, nous pareillement le ferons comme vous, affin que vous n'ayez pensée ne ymaginacion qu'en temps advenir vous en sourdist reprouche de nulle de nous. N'est ce pas ainsi, mes seurs? dit-elle.—Oy, oy», dirent-elles trestoutes de bon cueur. Madame l'abbesse, oyant ce que dit est, et portant au cueur ung grand fardeau d'ennuy, pour l'amour de ses seurs se laissa ferrer et s'accorda, combien que ce fut à grand regret, que le conseil du medicin fut mis en euvre, pourveu que ses seurs luy tiendront compaignie. Adonc furent mandez moynes, prestres et clercs, qui trouvèrent bien à besoigner; et le feirent si trèsbien que madame l'abbesse fut en pou d'heure rappaisée, dont son couvent fut trèsjoyeux, qui par honeur faisoit ce que par honte oncques puis ne laissa.


LA XXIIe NOUVELLE.
PAR CARON.

N 'a guères que ung gentilhomme demourant à Bruges tant et si longuement se trouva en la compaignie d'une belle fille qu'il luy fist le ventre lever. Et droit à la coup qu'elle s'en perceust et donna garde, monseigneur fist une assemblée de gens d'armes; si fut force à nostre gentilhomme d'abandonner sa dame et avecques les aultres aller au service de mon dit seigneur, ce que de bon cueur et bien il fist. Mais avant son partement il fist garnison et pourveance de parrains et marraines et de nourrice pour son enfant advenir, logea la mère avecques de bonnes gens, luy laissa de l'argent, et leur recommanda. Et quand au mieulx qu'il sceut et le plus bref qu'il peut ses choses furent bien disposées, il ordonna son partement et print congé de sa dame, et au plaisir de Dieu promect de tantost retourner. Pensez que s'elle n'eust jamais plouré, ne s'en tenist à ceste heure, puis qu'elle voit d'elle eloigner la rien en ce monde dont la presence plus luy plaist. Pour abreger, tant luy despleut ce dolent departir qu'oncques mot ne sceut dire, tant empeschèrent sa doulce langue les larmes sourdantes du parfond de son cueur. Au fort el s'appaisa, puis que aultre chose estre n'en peut. Et quand vint environ ung mois après le partement de son amy, desir luy eschaufa le cueur et si luy vint ramantevoir les plaisans passetemps qu'elle souloit avoir, dont la trèsdure et trèsmaudicte absence de son amy, helas! l'avoit privée. Le dieu d'amours, qui n'est jamais oiseux, luy mist en bouche et en termes les haulx biens, les nobles vertuz et la trèsgrand loyaulté d'un marchant son voisin, qui pluseurs foiz, avant et puis le partement de son amy, luy avoit presenté la bataille, et conclure luy fist que, s'il retourne plus à sa queste, qu'il ne s'en retournera pas esconduyt; mesme, si la laissoit arrière, elle tiendra bien telles et si bonnes manières qu'il entendra bien qu'elle en veult à luy. Or vint-il si bien que au lendemain de ceste conclusion, à la première euvre, Amour envoya nostre marchant devers sa paciente, et luy presenta comme aultresfoiz, chiens et oyseaulx, son corps et ses biens, et cent mille choses que ces abateurs de femmes scevent tout courant et par cueur. Il ne fut pas escondit: car, s'il avoit bonne volunté de combatre et faire armes, elle n'avoit pas mains de desir de luy delyer son emprinse et le fournir de tout ce qu'il vouldra requerre. Sans faire long procès, au prejudice de nostre gentil homme, qui maintenant est en la guerre, nostre gentil femme fournit et accomplit au bon marchant tout ce dont la requist; et si plus eust osé demander elle estoit preste d'accomplir; et tant trouva en luy de bonne chevalerie, de proesse et de vertuz, qu'elle oublya de tous poins son amy par amours, qui à ceste heure guères ne s'en doubtoit. Beaucop aussi au bon marchant pleut la courtoisie de sa nouvelle dame; et tant furent conjoinctes les voluntés, desirs et pensées de luy et d'elle, qu'ilz n'avoient pour eulx deux que ung seul cueur. Si s'appensèrent que, pour le bien loger et à leur aise, il souffiroit bien d'un hostel; si troussa ung soir nostre gouge ses bagues et habillemens, et avec elles à l'hostel du marchant se vint rendre, en abandonnant le premier amy, son hoste, son hostesse et foison d'aultres gens de bien auxquelx il l'avoit recommandée. Elle ne fut pas si folle, quand elle se vit bien logée, qu'el ne dist incontinent à son marchant qu'elle se sentoit grosse, qui en fut trèsjoyeux, cuidant bien que ce fust de ses euvres. Au chef de sept moys, ou environ, nostre gouge fit ung beau filz dont le père adoptif s'acquitta trèsgrandement et de la mère aussi. Advint certain espace après que le bon gentilhomme retourna de la guerre et vint à Bruges, et au plustost qu'il peut honestement print son chemin vers le logis où il laissa sa dame. Et luy venu leans, il la demanda à ceulx qui en prindrent la charge de la penser, garder et aider en sa gesine. «Comment! dirent-ilz, est ce ce que vous en savez? Et n'avez vous pas eu les lettres que vous avons rescriptes?—Nenny, par ma foy, dit-il, et quelle chose y a-il?—Quelle chose! saincte Marie! dirent-ilz; nostre Dame! c'est bien raison que on le vous dye. Vous ne fustes en allé d'un mois qu'elle ne troussa pignes et miroirs et s'en alla bouter cy devant en l'ostel d'un tel marchant, qui la tient à fer et à clou. Et de fait elle a fait ung beau filz et a jeu leans, et l'a fait le marchant chrestienner, et si le tient à sien.—Saint Jehan! véez cy aultres nouvelles, dit le bon gentilhomme; mais au fort, puis qu'el est telle, au dyable voit elle! Je suis content que le marchant l'ayt et la tienne; mais quant est de l'enfant, il est mien, et si le veil ravoir.» Et sur ce mot, part et s'en va, et vint heurter bien rudement à l'huys du marchant. De bonne adventure, sa dame qui fut vint à ce huit, qui ouvre l'huys, comme toute de léans qu'elle estoit. Quant elle vit son amy oblié et qu'il la congneut aussi, chacun fut esbahy. Non pourtant luy demanda dont elle venoit en ce lieu. Et elle respondit que fortune ly avoit amenée. «Fortune! dist-il; or fortune vous y tienne; mais je veil ravoir mon enfant; vostre maistre ara la vache, et j'aray le veau, moy. Or le me rendez bien tost, car je le veil ravoir, quoy qu'en advienne.—Helas! dit la gouge, que diroit mon homme? Je seroye deffaicte, car il cuide certainement qu'il soit sien.—Ne m'en chault, dit l'autre, dye de ce qu'il vouldra, mais il n'ara pas ce qui est mien.—Ha! mon amy, je vous requier que vous laissiez cest enfant à mon marchant, et vous me ferez grand plaisir et à luy aussi. Et pour Dieu, si vous l'aviez veu, vous ne feriés jà presse de l'avoir: c'est ung let et ort garson, trestout roigneux et contrefait.—Dya, dit l'aultre, tel qu'il est il est mien, et si le vueil ravoir.—Et parlez bas, pour Dieu, ce dit la gouge, et vous appaisez de vostre demande, je vous en supplie; et s'il vous plaist ceans laisser cest enfant, je vous promectz, par ma foi, s'il vous plaist ainsi faire, je vous donneray le premier que j'aray jamais.» Le gentil homme, à ces motz, jasoit qu'il fust esmeu et courroucé, ne se peut tenir de soubrire, et sans plus dire de sa bonne dame se partit, et tien, comme l'on me compta, qu'il n'a plus demandé le dit enfant, et qu'encores le nourrist celluy qui la mère engranga en l'absence de nostre gentil homme.


LA XXIIIe NOUVELLE.
PAR MONSEIGNEUR DE QUIEVRAIN.

N 'a guères qu'en la ville de Mons, en Haynau, ung procureur de la cour du dit Mons, assez sur eage et jà ancien, entre aultres ses clercs avoit ung très beau filz et gentil compaignon, du quel sa femme à chef de pièce s'enamoura très fort; et très bien luy sembloit qu'il estoit mieulx taillié de faire la besoigne que son mary. Et affin qu'el esprouvast si son cuider estoit vray, elle conclut en soy mesmes qu'el tiendra telz termes que, s'il n'est plus beste qu'un asne, il se donnera tantost garde qu'el en veult à luy. Pour executer ce desir, ceste vaillant femme, jeune, fresche et en bon point, venoit menu et souvent couldre et filer auprès de ce clerc, et devisoit à luy de cent mille besoignes dont la pluspart en fin sur amours retournoient. Et devant ces devises elle n'oblya pas de le servir de landes, Dieu scet, largement: une foiz le boutoit du coste en escripvant, une aultre foiz luy ruoit des pierrettes qui brouilloient ce qu'il faisoit, et luy failloit recommancer. Ung aultre jour retournoit ceste feste et luy ostoit papier et parchemin, tant qu'il failloit qu'il cessast l'euvre, dont il estoit trèsmal content, doubtant le courroux de son maistre. Quelque semblant que la maistresse long temps à son clerc eust monstré, qui tiroit fort au train de derrière, si luy avoit jeunesse et crainte les yeulx si bandez que en rien il ne s'aparcevoit du bien qu'on luy vouloit; neantmains enfin, par estre beaucop hutiné, il s'apparceut aucunement qu'il estoit bien en grace, et se pensa qu'il l'esprouveroit. Ne demeura guères après ceste deliberacion que, nostre procureur estant hors de l'ostel, sa femme vint à nostre clerc bailler l'arrière ban et assault en escripvant qu'elle avoit de coustume, voire trop plus aigre et plus fort que nulle foiz de devant. Tant de ruer, tant de bouter, tant de parler; mesme pour le plus empescher et bailler destourbier, elle respandit sur buffet, sur papier, sur robe, son cornet à l'encre. Et nostre clerc, plus cognoissant et mieulx voyant que cy dessus, saillit en piez, assault sa maistresse et la reboute en sus de luy, priant qu'elle le laisse escripre. Et elle, qui demandoit estre assaillie et combatue, ne laissa pas pourtant l'emprinse encommancée, mais de plus belle rend estire. «Savez-vous qu'il y a, ce dit le clerc, Madamoiselle? c'est force que j'escheve en haste l'escript que j'ai encommancé; si vous requier que vous me laissez paisible, ou, par la mort bieu, je vous livreray castille.—Et que me ferez-vous, beau sire, ce dit-elle; la moue?—Nenny, par Dieu.—Et quoy donc?—Quoy?—Voire quoy?—Pour ce, dit-il, que vous avez respandu mon cornet à l'encre et avez brouillé et mon escripture et ma robe, je vous pourray bien brouiller vostre parchemin; et affin que faulte d'encre ne m'empesche d'escripre, je pourray bien pescher en vostre escriptoire.—Par ma foy, dit-elle, vous en estes bien l'omme; et creez que j'en ay grand paour.—Je ne sçay quel homme, dist le clerc, mais tel que je suis, si vous y rembatez plus, vous passerés par là. Et de fait véez cy une raye que je vous faiz, et par Dieu, si vous la passez, tant pou soit-il, si je vous faulx je veil qu'on me tue.—Et par ma foy, dit-elle, je ne vous en craings, et si passeray la raye, et puis verray que vous ferez.» Et disant ces parolles, marcha la dureau, faisant le petit sault oultre la raye bien avant. Et le bon clerc la prend aux grifz, sans plus enquerre, et sur son banc la rue, et créez qu'il la punit bien: car, s'elle l'avoit brouillié, il ne luy en fist pas mains, mais ce fut en aultre fasson, car elle le brouilla par dehors et à descouvert, et il à couvert et par dedans. Et de ce cas fut le notaire ung jeune enfant environ de deux ans, filz de léans. Il ne fault pas demander si après ces premières armes de la maistresse et du clerc s'il y eut plusieurs secrètes rencontres à mains de parolles que les premières. Il ne vous fault pas celer aussi que peu de jours après ceste adventure, le dit petit enfant ou comptouer estant où le clerc escripvoit, le procureur et maistre de leans survint, et marche avant pour tirer vers son clerc, pour regarder qu'il escripvoit, ou espoir pour aultre chose; et comme il approucha de la raye que son clerc fist pour sa femme, qui encores n'estoit effacée, son filz luy dist et crya: «Mon père, gardés bien que vous ne passez ceste raye, car nostre clerc vous abateroit et huppilleroit ainsi qu'il fist naguères ma mère.» Le procureur, oyant son filz, et regardant la raye, si ne scet que penser, car il luy alla souvenir que folz, yvres et enfans ont de coustume de vray dire; mais non pourtant il n'en fist pour ceste heure nul semblant; et n'est encores venu à ma cognoissance se il differa la chose ou par ignorance ou par doubte d'esclandre.


LA XXIVe NOUVELLE.
PAR MONSEIGNEUR DE FIENNES.

J asoit que ès nouvelles dessus dictes les noms de ceulx et celles à qui elles ont touché et touchent ne soient mis n'escripz, si me donne mon appetit grand vouloir de nommer, en ma petite ratelée, le conte Walerant, en son temps conte de saint Pol, et appellé le beau conte. Entre aultres ses seigneuries, il estoit seigneur d'un village en la chastellenie de Lisle nommé Vrelenchem, près du dit Lisle environ d'une lieue. Ce gentil conte, de sa bonne et doulce nature, estoit et fut tout son temps amoureux oultre l'enseigne. Il sceut, au rapport d'aucuns ses serviteurs qui en ce cas le servoient, que au dit Vrelenchem avoit une très belle fille, gente de corps et en bon point. Il ne fut pas si paresseux que, assez tost après ceste nouvelle oye, il ne se trouvast en ce village. Et feirent tant ses serviteurs, que les yeulx de leur maistre confermèrent de tout point leur rapport touchant la dicte fille: «Or ça, qu'est-il de faire? dist lors le gentil conte; c'est force que je parle à elle entre nous deux seullement, et ne me chault qu'il me couste.» L'un de ses serviteurs, docteur en son mestier, dit: «Monseigneur, pour vostre honneur et celuy de la fille aussi, il me semble qu'il vault mieux que je luy descouvre l'embusche de vostre vouloir; et selon la response j'auray advis de parler et poursuyre.» Comme l'aultre dist, il fut fait, car il vint devers la belle fille et très courtoisement la salua. Et elle, qui n'estoit pas mains sage ne bonne que belle, courtoisement luy rendit son salut. Pour abreger, après pluseurs parolles d'accointances, le bon macquereau va faire un grant premisse touchant les biens et les honneurs que son maistre luy vouloit; et de fait, se à elle ne tenoit, elle seroit cause d'enrichir et honorer tout son lignage. La bonne fille entendit tantost quelle heure il estoit, si feist sa response telle qu'elle estoit, c'est assavoir belle et bonne: car, au regard de monseigneur le conte, elle estoit celle, son honneur saulve, qui luy vouldroit obéir, craindre et servir en toutes choses. Mais qui la vouldroit requerre contre son honneur, qu'elle tenoit aussi cher que sa vie, elle estoit celle qui ne le cognoissoit et pour qui elle ne feroit neant plus que le singe pour les mauvais. Qui fut esbahy et courroucé, ceste response oye, ce fut nostre va luy-dire, qui s'en revint devers son maistre à tout ce qu'il avoit de poisson, car à char avoit-il failly. Il ne fault pas demander si le conte fut mal content quand il sceut la trèsfière et dure response de celle dont il desiroit l'accointance et joissance, et autant et plus que de nulle du monde. A chef de pièce va dire: «Or avant, laissons la là pour ceste foiz; il m'en souviendra quant el cuidera qu'il soit oblié.» Il se partit de là tantost après, et n'y retourna que les six sepmaines ne furent passées; et quand il revint, ce fut si trèssecrètement que nouvelle nulle n'en fut en la ville, tant simplement et en tapinage s'i trouva. Il fist tant par ses espies qu'il sceust que nostre belle fille sayoit de l'erbe au coing d'un bois, asseulée de toutes gens; il fut bien joyeux, et, tout housé encores qu'il estoit, se mist au chemin devers elle, en la compaignie de ses espies. Et quand il fut près de ce qu'il queroit, il leur donna congé, et fist tant qu'il se trouva auprès de sa dame sans ce qu'elle en sceust nouvelle sinon quand el le vit. S'elle fut soupprinse et esbahie de se veoir tenue et saisie de monseigneur le conte, ce ne fut pas merveilles; mesme el en changea coleur, mua semblant, et pour ung peu en perdit la parolle, car elle savoit par renommée qu'il estoit perilleux et noiseux entre femmes. «Ha dya! Madamoiselle, dit lors le gentil conte, qui se trouva saisy, vous estes à merveilles fière. On ne vous peut avoir sans siége. Or pensez bien de vous defendre, car vous estes venue à la bataille; et avant que de moy partez vous amenderez à mon vouloir et tout à ma devise des peines et travaulx que j'ay souffers et enduré tout pour l'amour de vous.—Helas! Monseigneur, ce dist la jeune fille, toute esbahye et soupprinse qu'elle estoit, je vous cry mercy! Si j'ay dit ou fait chose qui vous desplaise, veillez le moy pardonner, et combien que je ne pense avoir dit ne fait chose dont me devez savoir mal gré. Je ne sçay, moy, qu'on vous a rapporté. On m'a requis en vostre nom de deshonneur; je n'y ay point adjousté de foy, car je vous tiens si vertueux que pour rien ne vouldriez deshonorer une vostre simple subgecte, que je suys, mesmes la vouldriez bien garder.—Ostez ce procès, dit monseigneur, et soyez seure que vous ne m'eschapperez si que vous auray monstré le bien que je vous veil et ce pourquoy j'envoyai par devers vous.» Et, sans plus dire, la trousse et prend entre ses braz, et dessus ung pou d'herbe mise en tas qu'elle avoit assemblé, souvyne la coucha et fort et roidde, et vistement faisoit ses preparatives d'accomplir le desir qu'il avoit de pieça. La jeune fille, qui se veoit en ce dangier et sur le point de perdre ce qu'en ce monde trèschier tenoit, s'advisa d'un bon tour, et dist à monseigneur: «Je me rends à vous: je feray ce qu'il vous plaira sans nulz refus ne contredictz. Soiez plus content de prendre de moy ce qu'en vouldrez par mon accord et volunté, qui tant y puis et en doy bien requerre, que malgré moy vous paroultrez vostre vouloir desordonné.—A dya! dit monseigneur, que vous m'eschappez, non; que voulez vous dire?—Je vous requier, dit elle, puis qu'il fault que vous obéisse, que vous me facez cest honneur que je ne soye pas souillée de voz houseaux, qui sont et gras et ors, et vous suffise du surplus.—Et comment en pourray-je faire? ce dit monseigneur.—Je les vous osteray, ce dit elle, très bien, s'il vous plaist; car, par ma foy, je n'aroye cueur ne courage de vous faire bonne chière avec ces paillards houseaulx.—C'est peu de chose des houseaulx, dit monseigneur; mais non pourtant, puis qu'il vous plaist, il seront ostez.» Et alors il abandonna sa prinse et se siet dessus l'erbe, et tend sa jambe; et la belle fille luy oste l'esperon et puis luy tire l'un de ses houseaulx, qui bien estroiz estoient. Et quand il fut environ à moitié, à quoy faire elle eut moult de peine, pour ce que tout au propos le tira de mauvais bihès, elle part et s'en va tant que piez la peuvent porter, aider et soustenir de bon vouloir, et là laissa le gentil conte, et ne fina de courre tant qu'elle fut à l'ostel de son père. Le bon seigneur, qui se trouva ainsi deceu, s'il enragoit, plus n'en pouvoit; et qui à ceste heure l'eust veu rire, jamais n'eust eu les fievres. A quelque meschef que ce fut, se mist sur piez, cuidant parmarcher sur son houseau et par ce l'oster de sa jambe; mais c'est pour neant: il estoit trop estroict; si n'y trouva aultre remède que de retourner vers ses gens. De sa bonne adventure, il n'eut pas loing allé quand il trouva ses bons disciples sur le bord d'un fossé qui l'attendoient, qui ne seurent que penser quand ilz le voyent ainsi atourné. Il leur compta tout son cas et se fist rehouser. Et qui l'oyoit, celle qui l'a trompé ne seroit pas seurement en ce monde, tant luy cuide et bien luy veult faire desplaisir. Quelque vouloir qu'il eust pour lors, quelque mal content qu'il fust pour ung temps, tant qu'il fut ung peu refroidi, tout son courroux fut converty en cordiale amour. Et qu'il soit vray, depuis à son pourchaz et à ses chers coustz et despens il la fist marier trèsrichement et bien, à la contemplacion seullement de la franchise et loyaulté qu'en elle avoit trouvé, dont il eut la vraye congnoissance par le refus icy dessus compté.


LA XXVe NOUVELLE.
PAR PHILIPE DE SAINT YON.

L a chose est si fresche et si nouvellement advenue dont je veil fournir ma nouvelle, que je n'y puis ne tallier, ne roigner, ne mettre, ne oster. Il est vray que au Quesnoy vint une belle fille naguères au prevost se complaindre de force et violance en elle perpetrée et commise par le vouloir desordonné d'un jeune compaignon. Ceste complaincte au prevost faicte, le compaignon encusé de ce crime fut en l'heure prins et saisi; et, au dict du commun peuple, ne valoit guères mieulx que pendu au gibet, ou sans sa teste au vent sur une roe enmy les champs faire les monstres. La fille, voyant et sentant celuy dont elle se doutoit emprisonné, poursuyvoit roiddement le prevost qu'il luy en feist justice, et de ce que, oultre son gré et vouloir, violantement et par force on l'a deshonorée. Et le prevost, homme discret et sage et en justice trèsexpert, fist assembler les hommes et puis manda le prisonnier. Etainçois qu'il le feist venir devant les hommes desjà tout prest pour le juger, s'il confessoit par geheyne ou aultrement l'orrible cas dont il estoit chargé, parla à luy à part, et si le conjura de dire la vérité. «Véez cy telle femme, dist-il, qui de vous se complaint de force. Est-il ainsi? L'avez vous efforcée? Gardez que vous diez vérité, car, si vous faillez, vous estes mort; mais si vous dictes vray, on vous fera grace.—Par ma foy, monseigneur le prevost, dist le prisonnier, je ne veil pas nyer ne celer que je ne l'aye pieça requise de son amour. Et de fait, avant hier, après pluseurs parolles, je la ruay sur ung lict pour faire ce que vous savez, et luy levay robe et chemise, et mon furon, qui jamais n'avoit hanté larrier, ne savoit trouver la douyère de son conin, si ne faisoit qu'aller çà et la; mais elle, par sa courtoisie, luy dressa le chemin, et à ses propres mains le bouta tout dedans. Je croy trop bien qu'il ne partit pas sans proye, mais qu'il y eust entré à force, par mon serement, non eust.—Est-il ainsi? dit le prevost.—Oy, par mon serement, dit le bon compaignon.—Or bien, dist-il, nous en ferons trèsbien.» Après ces parolles, le prevost se vient mettre en siège pontifical à dextre et environné de ses hommes, et le bon compaignon fut mis et assis sur le petit banc ou parquet, ce voyant tout le peuple et celle qui l'accusoit. «Or ça, m'amye, dit le prevost, que demandez vous à ce prisonnier?—Monseigneur le prevost, dit-elle, je me plains à vous de la force que il m'a violée oultre mon gré et ma volunté, et malgré moy, dont je vous demande justice.—Que respondez vous, mon amy? dit le prevost au prisonnier.—Monseigneur, dist-il, je vous ay jà dit comment il en va, et je ne pense pas qu'elle dye au contraire.—M'amie, dit le prevost, regardez bien que vous dictes et que vous faictes de vous plaindre de force. C'est grant chose. Véez cy qu'il dit qu'il ne vous fist oncques force, mesmes avez esté consentant et pou près requerant de ce qu'il a fait; et qu'il soit vray, vous mesmes adressastes et mistes son furon, qui s'esbatoit à l'entour de vostre duyere, à voz deux mains ou à tout l'une, tout dedens la duyere de vostre connin, laquelle chose il n'eust peu faire sans ceste vostre ayde; et si vous y eussez tant pou soit resisté, jamais n'en fust venu à bout. Si son furon a fourragé l'ostel, il n'en peut mais, car, dès adonc qu'il est par eries ou duyere, il est hors de son chastoy.—Ha! monseigneur le prevost, dist la fille plainctive, comment l'entendez vous? Il est vray, je ne le veille pas nyer, que voirement je prins son furon et le boutay en ma duyere, mais pour quoy fut ce? Par mon serement, monseigneur, il avoit la teste tant roidde et le museau tant dur, que je sçay tout de vray qu'il m'eust fait ung grant pertus, ou deux ou trois, ou ventre, si je ne l'eusse bien à haste bouté en celuy qui y estoit davantage; et véez là pourquoy je le feiz.» Pensez qu'il y eust grand risée, après la conclusion de ce procès, de ceulx de la justice et de tous les assistens. Et fut le compaignon delivré, promettant de retourner à ses journées quand sommé en seroit. Et la fille s'en alla bien courroussée qu'on ne pendoit bien en haste et bien hault celuy qui avoit pendu à ses basses fourches. Mais ce courroux, ne sa roidde poursuite, ne dura guères, car, à ce qu'on me dist, tantost après par bons moyens la paix entre eulx si fut trouvée; et fut abandonnée au bon compaignon garenne, connin et duyere, toutesfoiz et quantes que chasser y vouldroit.


LA XXVIe NOUVELLE.
PAR MONSEIGNEUR DE FOQUESSOLES, DE LA CHAMBRE DE MONSEIGNEUR.

E n la duché de Brabant, n'a pas long temps que la memoire n'en soit fresche et presente à ceste heure, advint ung cas digne de reciter; et pour fournir une nouvelle ne doit pas estre rebouté. Et, affin qu'il soit enregistré et en apert congneu et declaré, il fut tel: A l'ostel d'un grant baron du païs demouroit et residoit ung jeune, gent et gracieux gentilhomme, nommé Gerard, qui s'enamoura trèsfort d'une damoiselle de leans nommée Katherine. Et, quand il vit son cop, il luy osa bien dire son gracieux et piteux cas. La response qu'il eut de prinsault, chacun la peut penser et savoir, que pour abreger je trespasse, et vien ad ce que Gerard et Katherine par succession de temps s'entr'amèrent tant fort et si loyalement qu'ilz n'avoient qu'un seul cueur et ung mesme vouloir. Ceste entière, leale et parfaicte amour ne dura pas si peu que les deux ans ne furent accompliz et passez; à chef de ceste pièce de temps, amour, qui bande les yeulx de ses serviteurs, les bouscha si trèsbien que là où ilz cuidoient le plus secretement de leurs amoureux affaires conclure et deviser, chacun s'en parcevoit; et n'y avoit homme ne femme à l'ostel qui trèsbien ne s'en donnast garde; mesmement fut tant la chose escriée qu'on ne parloit par leans que des amours Gerard et Katherine. Mais, helas! les pouvres aveugles cuidoient bien seulz estre empeschez de leur besoigne, et ne se doubtoient guères qu'on en tenist conseil ailleurs qu'en leur presence, ou le troiziesme de leur gré n'eust pas esté receu sans leur propos changer et transmuer. Tant au pourchaz d'aucuns maudictz et detestables envieux que pour la continuelle noise de pluseurs qui ne scevent taire ce qui rien ou pou ne leur touche, vint ceste matière à la congnoissance du maistre et de la maistresse des deux amans, et d'iceulx s'espandit et saillit en audience du père et de la mère de Katherine. Si luy escheut si trèsbien que par une damoiselle de leans, sa trèsbonne compaigne et amye, elle fut advertie et informée du long et du large de la descouverture des amours de Gerard et d'elle, tant à monseigneur son père et à madame sa mère comme à monseigneur et à madame de leans. «Helas! qu'est-il de faire, ma bonne seur et m'amye? dit Katherine. Je suis femme deffaicte, puis que mon cas est si manifeste que tant de gens le scevent et en devisent. Conseillez moy, pour Dieu, ou je suis femme perdue et plus que aultre desolée et mal fortunée.» Et, à ces motz, larmes à tant saillirent de ses yeulx et descendirent au long de sa belle et clère face jusques bien bas sur sa robe. Sa bonne compaigne, ce voyant, fut très marrie et desplaisante de son ennuy, et pour la conforter luy dist: «Ma seur, c'est folie de mener tel dueil et si grand; car on ne vous peut, la Dieu mercy, reproucher de chose qui touche vostre honneur, ne celuy de voz amys. Si vous avez entretenu ung gentilhomme en cas d'amours, ce n'est pas chose defendue en la court d'honneur, mesme est la sente et la vraye adresse de y parvenir; et pour ce vous n'avez cause de douloir, et n'est ame vivant qui à la verité vous en puisse ou doyve charger. Mais toutesfoiz il me sembleroit bon, pour estaindre la noise de pluseurs parolles qui courent aujourduy à l'occasion de vos dictes amours, que Gerard, vostre serviteur, sans faire semblant de rien, prensist ung gracieux congié de monseigneur et de madame, colorant son cas ou d'aller en ung loingtain voyage ou en quelque guerre apparente; et soubz cest umbre s'en allast quelque part soy rendre en ung bon hostel, attendant que Dieu et amours aront disposé sur voz besoignes; et luy arresté, vous face savoir de son estat, et par son mesme message lui ferez savoir de voz nouvelles. Et par ce point s'appaisera le bruit qui court à present, et vous entreamerez et entretiendrez l'un l'aultre par lettres, attendans que mieulx vous vienne. Et ne pense point pourtant que vostre amour doive cesser, ançois de bien en mieulx se maintiendra, car par longue espace vous n'avez eu rapport ne nouvelle, chacun de sa partie, que par la relacion de vos yeulx, qui ne sont pas les plus eureux de faire les plus seurs jugemens, mesmes à ceulx qui sont tenuz en l'amoureux servage.» Le gracieux et bon conseil de ceste gentilfemme fut mis en œuvre et à effect, car au plus tost que Katherine sceut trouver la fasson de parler à Gerard son serviteur, elle en bref luy compta comment l'embusche de leurs amours estoit descouverte et venue desjà à la cognoissance de monseigneur son père et de madame sa mère, et de monseigneur et de madame de leans. «Et créez, dit-elle, avant qu'il soit venu si avant, ce n'a pas esté sans passer l'abbayt au pourchaz des rapporteurs devant tous ceux de ceans et de pluseurs voisins. Et pour ce que fortune ne nous est pas si amye de nous avoir permis longuement vivre si glorieusement que en notre estat encommancé, et si nous menace, advise, et forge et prepare encores plus grans destourbiers, si ne pourveons à l'encontre, il nous est mestier, et utile et necessité d'avoir advis bon et hastif. Et car le cas beaucop me touche et plus que à vous, quant au dangier qui sourdre s'en pourroit, sans vous desdire je vous diray mon opinion.» Lors luy va compter de chef en bout le conseil et advertissement de sa bonne compaigne. Gerard, desjà une peu adverty de ceste maudicte adventure, plus desplaisant que si tout le monde fust mort, mis hors de sa dame, respondit en telle manière: «Ma leale et bonne maistresse, véez cy vostre humble et obeissant serviteur, qui après Dieu n'ayme rien en ce monde si lealement que vous; et suis celuy à qui vous povez ordonner et commender tout ce que bon vous semble, et qui vous vient à plaisir, pour estre lyement et de bon cueur sans contredit obéye. Mais pensez qu'en ce monde ne me pourra pis advenir quant il fauldra que j'esloigne vostre trèsdesirée presence. Helas! s'il fault que je vous laisse, il ne m'est pas advis que les premières nouvelles que vous arez de moy, ce sera ma doulente et piteuse mort adjugée et executée à cause de vostre esloignier; mais, quoy que soit, vous estes celle et la seulle vivante que je veil obéyr, et ayme trop plus cher la mort en vous obéissant qu'en ce monde vivre, voire estre perpetuel, non acomplissant vostre noble commendement. Véez cy le corps de celuy qui est tout vostre; taillez, roignez, prenez, ostez, faictes tout ce qu'il vous plaist.» Si Katherine estoit marrye et desplaisante d'oyr son serviteur qu'elle amoit plus que aultre loyalement, le voiant aussi plus troublé que dire on ne vous pourroit, il ne le fault que penser et non enquerre; et, si ne fust pour la grant vertu que Dieu en elle n'avoit pas oblyé de mettre largement et à comble, elle se fust offerte de luy faire compaignie en son voyage; mais, esperant de quelque jour recouvrer ad ce que trèseureusement faillit, le retira de ce propos, et à chef de pièce si dist: «Mon amy, c'est force que vous eloignez; si vous prie que vous n'obliez pas celle qui vous a fait le don de son cueur, et affin que vous aiez courage de mieulx soustenir la trèscrueuse et horrible bataille que raison vous livre et amaine à vostre doloreux departement, encontre vostre vouloir et desir, je vous promectz et asseure, sur ma foy, que tant que je vive aultre homme n'aray espousé de ma volunté et bon gré que vous, voire tant que me serez loyal et entier, que j'espere que vous serez. Et en approbacion de ce, je vous donne ceste verge, qui est d'or esmaillée de larmes noires. Et, si d'adventure on me vouloit ailleurs marier, je me defendray tellement et tiendray telz termes que vous devrez de moy estre content, et vous monstreray que je vous veil tenir sans faulser ma promesse. Or je vous prie que tantost que vous serez arresté, où que ce soit, que m'escrivez de voz nouvelles, et je vous rescriray des miennes.—Ha! ma bonne maistresse, ce dit Gerard, or voy-je bien qu'il fault que je vous abandonne pour ung espace. Je prie à Dieu qu'il vous doint plus de bien et plus de joye qu'il ne m'appartient d'en avoir. Vous m'avez fait de vostre grace, non pas que j'en soye digne, une si haulte et honorable promesse, qu'il n'est pas en moy de vous en savoir seullement et suffisamment mercier. Et encores ay-je mains le povoir de le deservir; mais pourtant ne demeure pas que je n'en aye bien la parfecte cognoissance, et si vous ose bien faire la pareille promesse, vous suppliant trèshumblement et de tout mon cueur que mon bon et loyal vouloir me soit reputé de tel et aussi grand merite que s'il partist de plus homme de bien que moy. Et adieu, ma dame; mes yeulx demandent leur tour d'audience, qui couppent à ma langue son parler.» Et à ces motz la baisa, et elle luy trèsserrément, et puis en allèrent chacun en leur chambre plaindre ses douleurs, Dieu scet! plorant des yeux, du cueur et de la teste. Au fort, à l'heure qu'il se faillit monstrer, chacun s'efforça de faire aultre chère de semblant et de bouche que le desolé cueur ne faisoit. Et pour abreger, Gerard fist tant en peu de jours qu'il obtint congé de son maistre, qui ne fut pas trop difficile à impetrer, non pas pour faulte qu'il eust faicte, mais à l'occasion des amours de luy et de Katherine, dont les amys d'elle estoient mal contens, pour tant que Gerard n'estoit pas de si grand lieu ne de si grande richesse comme elle estoit; et pour ce doubtoient qu'il ne la fiançast. Ainsi n'en advint pas, et si se partit Gerard, et fist tant par ses journées qu'il vint ou pays de Barrois, et trouva retenance en l'ostel d'un grand baron du païs. Et luy arresté, tantost manda et fist savoir à sa dame de ses nouvelles, qui en fut très joyeuse, et par son message mesmes luy rescripsit de son estat et du bon vouloir qu'elle avoit et aroit vers luy tant qu'il veille estre loyal. Or vous fault-il savoir que, tantost que Gerard fut parti de Brabant, pluseurs gentilzhommes, escuyers et chevaliers, se vindrent accointer de Katherine, desirans sur toutes aultres sa bienveillance et sa grace, qui, durant le temps que Gerard servoit et estoit present, ne se monstroient n'apparoient, sachant de vray qu'il alloit devant eulx à l'offerende. Et de fait pluseurs la requisrent à monseigneur son père de l'avoir en mariage; et entre aultres y en vint ung qui luy fut agréable. Si manda pluseurs ses amis et sa fille aussi, et leur remonstra comment il estoit desja ancien, et que ung des grans plaisirs qu'il pourroit en ce monde avoir, ce seroit de veoir sa fille en son vivant bien allyée. Leur dist au surplus: «Ung tel gentilhomme m'a fait demander ma fille. Ce me semble trèsbien son fait, et si vous le me conseillez et ma fille me veille obéir, il ne sera pas escondit en sa trèshonorable et raisonable requeste.» Tous ses amis et parens loèrent et accordèrent beaucop ceste aliance, tant pour les vertuz, richesses et aultres biens du dit gentilhomme. Et, quant vint à savoir la volunté de la bonne Katherine, elle se cuidoit excuser de non soy vouloir marier, remonstrant et allegant pluseurs choses dont elle se cuidoit desarmer et eslonger ce mariage; mais en la parfin elle fut ad ce menée que s'elle ne vouloit estre en la male grace de père, de mère, de parens, de amis, de maistre et de maistresse, qu'elle ne tiendroit point la promesse qu'elle avoit faite à Gerard son serviteur. Si s'advisa d'un trèsbon tour pour contenter tous ses parens, sans enfraindre la loyauté qu'elle veult tenir à son serviteur, et dit: «Mon trèsredoubté seigneur et père, je ne suis pas celle qui vous vouldroye en manière du monde desobéir, voire sans la promesse que j'aroie faicte à Dieu mon createur, de qui je tiens plus que de vous. Or est-il ainsi que je m'estoye en luy resolue, et proposé et promis luy avoie en mon cueur, non pas de jamais moy marier, mais de le non faire encore, ne encore, attendant que par sa grace enseigner me voulsist cest estat, ou aultre plus seur, pour saulver ma pouvre ame. Neantmains, pource que je suis celle qui pas ne veil troubler, où je puisse bonnement à l'encontre, je suis contente d'emprandre l'estat de mariage, ou aultre tel qu'il vous plaira, moyennant qu'il vous plaise me donner congié ainçois faire ung pelerinage à saint Nicolas de Warengeville, lequel j'ay voué et promis avant que jamais je change l'estat où je suis.» Et ce dit-elle affin qu'elle puisse veoir son serviteur en chemin et luy dire comment elle estoit forcée et menée contre son veil. Le père ne fut pas moyennement joyeux d'oyr le bon vouloir et la sage response de sa fille, et luy accorda sa requeste, et prestement voult disposer de son partement, et desjà disoit à madame sa femme, sa fille presente: «Nous luy baillerons ung tel gentilhomme, ung tel et ung tel; Ysabeau, et Margarite, et Jehanneton; c'est assez pour son estat.—Ha! Monseigneur, dit Katherine, nous ferons aultrement, s'il vous plaist. Vous savez que le chemin de cy à saint Nicolas n'est pas bien seur, mesmement pour gens qui mainent estat et conduisent femmes; et à quoy on doit bien prendre garde, je n'y saroie ainsi aller sans grosse despence; et aussi c'est une grande bée, et s'il nous advenoit meschef ou d'estre prins ou destroussez de biens ou de nostre honneur, que jà Dieu ne veille! ce seroit un merveilleux desplaisir. Si me semble bon, sauve toutesfoiz vostre bon plaisir, que me feissez faire ung habillement d'homme et me baillassez en la conduicte de mon oncle le bastard, chacun monté sur ung petit cheval. Nous irons plus tost, plus seurement et à mains de despense; et, si ainsi le vous plaist faire, je l'entreprendray plus hardiement que d'y aller en estat.» Ce bon seigneur pensa ung peu sur l'advis de sa fille et en parla à madame sa femme; si leur sembla que l'ouverture qu'elle faisoit luy partoit d'ung grand sens et de bon vouloir. Si furent ses choses prestes tantost pour partir, et ainsi se misrent au chemin, la belle Katherine et son oncle le bastard, sans aultre compaignie, habillez à la fasson d'Allemagne, bien et gentement, et estoit Katherine le maistre, et l'oncle le varlet. Ilz firent tant par leurs journées que leur pelerinage, voire de saint Nicolas, fut acomply. Et comme ilz se mettoient au chemin de retour, loans Dieu qu'ilz n'avoient encores eu que tout bien, et devisans de pluseurs aultres choses, Katherine va dire à son oncle: «Mon oncle, mon amy, vous savez qu'il est à moy, la mercy Dieu, qui suys seulle heritière de monseigneur mon père, de vous faire beaucop de biens, laquelle chose je feray voluntiers, quand en moy sera, si vous me voulez servir en une menue queste que j'ay entreprinse: c'est d'aller en l'ostel d'ung seigneur de Barrois, qu'elle luy nomma, veoir Gerard, que vous savez. Et affin que, quant nous reviendrons, puisse compter quelque chose de nouveau, nous demanderons leans retenance; et, si nous la povons obtenir, nous y serons par aucuns jours et verrons le pays; et ne doubtez que je n'y garde mon honneur, comme une bonne fille doit faire.» L'oncle, esperant que mieulx luy en seroit cy après, et qu'el est si bonne qu'il n'y fault jà guet sur elle, fut content de la servir et de l'accompagner en tout ce qu'elle vouldra. Il fut beaucop mercyé, ne doubtez; et dès lors conclurent qu'il appellera sa niepce Conrard. Ilz vindrent assez tost, comme on leur enseigna, ou lieu desiré, et s'adrecèrent au maistre d'ostel du seigneur, qui estoit ung ancien escuyer, qui les receut, comme estrangiers, trèslyement et honorablement. Conrard luy demanda si monseigneur son maistre ne vouldroit pas le service d'un jeune gentilhomme qui queroit adventure et demandoit à veoir païs. Le maistre d'ostel demanda dont il estoit, et il luy dist qu'il estoit de Brabant. «Or bien, dist-il, vous viendrez disner ceans, et après disner j'en parleray à monseigneur.» Il les fist tantost conduire en une trèsbelle chambre, et envoya couvrir la table et faire beau feu et apporter la souppe, et la pièce de mouton, et le vin blanc, attendant le disner. Et s'en ala devers son maistre, et luy compta la venue d'un jeune gentilhomme de Brabant, qui le vouldroit bien servir. Le seigneur estoit content, si luy semble bien son fait. Pour abreger, quand il eut servy son maistre, il s'en vint devers Conrard pour luy tenir compaignie au disner, et avecques luy amena, pour ce qu'il estoit de Brabant, le bon Gerard dessus nommé, et dist à Conrard: «Véez cy ung gentilhomme de vostre pays.—Il soit le trèsbien trouvé, dist Conrard.—Et vous le trèsbien venu», ce dit Gerard. Mais créez qu'il ne recognut pas sa dame, mais elle luy trèsbien. Durant que ces accointances se faisoient, la viande fut apportée, et s'assiet après le maistre d'ostel chacun en sa place. Ce disner dura beaucop à Conrard, esperant après d'avoir de bonnes devises avec son serviteur, mais pensant aussi qu'il la recognoistra tantost, tant à la parolle comme aux responses qu'elle luy fera de son pais de Brabant; mais il ala tout aultrement, car oncques durant le disner le bon Gerard ne demanda après homme ne femme de Brabant, dont Conrard ne savoit que penser. Ce disner fut passé, et après disner monseigneur retint Conrard en son service. Et le maistre d'ostel, trèssachant homme, ordonna que Gerard et Conrard, pour ce qu'ilz sont d'un pays, auroient chambre ensemble. Après ceste retenue, Gerard et Conrard se prennent à braz et s'en vont veoir leurs chevaulx; mais à deable Gerard s'il parla oncques ne demanda rien de Brabant. Si se print à doubter le pouvre Conrard, c'est assavoir la belle Katherine, qu'elle estoit mise avec les pechez obliez, et que, s'il en estoit rien à Gerard, il ne se pourroit tenir qu'il n'en demandast, ou au mains du seigneur et de la dame où elle demouroit. La pouvrette estoit, sans guères le monstrer, en grant destresse de cueur, et ne savoit lequel faire, ou de soy encores celer et l'esprouver par subtilles paroles, ou de soy prestement faire cognoistre. Au fort, elle s'arresta que encores demourra Conrard et ne deviendra pas Katherine, si Gerard ne tient aultre manière. Ce soir se passa comme le disner, et vindrent en leur chambre Gerard et Conrard, parlans de beaucop de choses, mais il n'y venoit nulz propos en termes que pleussent à Conrard. Quand elle vit qu'il ne dira rien si on ne luy mect en bouche, elle luy demanda de quelz gens il estoit de Brabant, et il en respondit ce que bon luy sembla. «Et congnoissez-vous pas, dit-elle, ung tel seigneur, et une telle dame, et ung tel?—Saint Jehan! oy, dit-il.» Et au derrenier elle luy nomma le seigneur où ilz demouroient. Et il dist qu'il le cognoissoit bien, sans dire qu'il y eust demouré. «On dit, ce dit-elle, qu'il y a de belles filles leans; en cognoissez-vous nulles?—Bien peu, dit-il, et aussi il ne m'en chault; laissez-moy dormir, je meurs de somme.—Comment, dit-elle, povez-vous dormir quand on parle de belles filles? Ce n'est pas signe que vous soiez amoureux.» Il ne respondit mot, mais s'endormit comme ung pourceau; et la pouvre Katherine se doubta tantost de ce qui estoit, mais elle conclud qu'elle l'esprouvera plus avant. Quant vint à l'endemain, chascun s'abilla, parlant et devisant de ce que plus luy estoit, Gerard de chiens et d'oiseaulx, Conrard des belles filles de leans et de Brabant. Quand vint après disner, Conrard fist tant qu'il destourna Gerard des aultres, et luy va dire que le païs de Barrois desjà luy desplaisoit, et que vraiement Brabant est toute aultre marche, et en son langage luy donna assez à cognoistre que le cueur luy tiroit fort devers Brabant. «A quel propos? ce dit Gerard; que voiez-vous en Brabant qui n'est icy? et n'avez vous pas icy les belles forestz pour la chasse, les belles rivières, les belles plaines tant plaisantes que à souhaiter, pour le deduyt des oyseaulx en temps de gibier et aultre?—Encores n'est ce rien, ce dit Conrard; les femmes de Brabant sont bien aultres, qui me plaisent bien autant et plus que voz chasses et voleries.—Saint Jehan! c'est aultre chose, ce dit Gerard; vous y seriez hardyement amoureux en vostre Brabant, je l'oz bien.—Par ma foy, ce dit Conrard, il n'est jà mestier qu'il vous soit celé, je y suis amoureux voirement. Et à ceste cause m'y tire le cueur tant roiddement et si fort que je faiz doubte que force me sera d'abandonner vostre Barrois, car il ne me sera pas possible à la longue de longuement vivre sans veoir ma dame.—C'est folie donc, ce dit Gerard, de l'avoir laissé, si vous vous sentez si inconstant.—Inconstant! mon amy; et où est celuy qui puist mestrier loyaux amoureux? Il n'est si advisé ne si sage qui s'i sache souvent conduire. Amours bannist souvent de ses servans et sens et raison.» Ce propos sans plus avant le deduire se passa, et fut heure de souper; et ne se reatelèrent à deviser tant qu'ilz furent au lict couchez. Et créez que de par Gerard jamais n'estoit nouvelle que de dormir, se Conrard ne l'eust assailly de procès, qui commença une piteuse, longue et doloreuse plaincte après sa dame, que je passe, pour abreger. Et si dit en la fin: «Helas! Gerard, et comment povez-vous avoir envye de dormir emprès de moy qui suis tant eveillé, qui n'ay esperit qui ne soit plain de regretz, d'ennuy et de soucis? C'est merveille que vous n'en estes ung peu touché; et creez, si c'estoit maladie contagieuse, vous ne seriez pas seurement si près sans avoir des esclabotures. Helas! je vous prie, si vous n'en sentez nulles, aiez au mains compassion de moy qui meurs sur bout si je ne voy bien bref ma dame.—Je ne vy jamais si fol amoureux, ce dit Gerard; et pensez vous que je n'aye point esté amoureux? Certes je sçay bien que c'est, car j'ay passé par là comme vous, certes si ay; mais je ne fuz oncques si enragé que d'en perdre le dormir ne la contenance, comme vous faictes à present: vous estes beste, et ne prise point votre amour ung blanc. Et pensez-vous qu'il en soit autant à vostre dame? Nenny, nenny.—Je suis tout seur, ce dit Conrard, que si; elle est trop loyalle pour m'oblier.—A dya, vous direz ce que vous vouldrez, ce dit Gerard, mais je ne croiray jà que femmes soient si loyalles que pour tenir telz termes; et ceulx qui le cuident sont parfaiz coquars. J'ay amé comme ung aultre, et encore en ayme je bien une. Et pour vous dire mon fait, je party de Brabant à l'occasion d'amours, et à l'heure de mon partement j'estoie bien avant en la grace d'une trèsbelle, bonne et noble fille, que je laissay à trèsgrant regret; et me despleut beaucop par aucuns pou de jours d'avoir perdu sa presence, non pas que j'en laissasse le dormir, ne boire, ne menger, comme vous. Quand je me vy ainsi d'elle éloigné, je vouluz user pour remède du conseil d'Ovide, car je n'eu pas si tost accointance ne entrée ceans que je ne priasse une des belles filles qui y soit; et ay tant fait, la Dieu mercy! qu'elle me veult beaucop de bien, et je l'ayme beaucop aussi. Et par ce point me suys-je deschargé de celle que par avant amoye, et ne m'en est à present non plus que celle qu'oncques ne viz, tant m'en a rebouté ma dame de present.—Et comment, ce dit Conrard, est-il possible, si vous amiez bien l'aultre, que vous la puissez si tost oublier et abandonner? Je ne le sçay entendre, moy, ne concepvoir comment il se peut faire.—Il s'est fait toutefoiz, ce dit Gerard; entendez le si vous voulez.—Ce n'est pas bien gardé loyauté, ce dit Conrard; quant à moy, j'aymeroie plus cher morir mille foiz, si possible m'estoit, que d'avoir fait à ma dame si grande faulseté. Et jà Dieu ne me laisse tant vivre que j'aye non pas tant seulement le vouloir ne une seule pensée de jamais amer ne prier aultre qu'elle.—Tant estes vous plus beste, ce dit Gerard, et si vous maintenez ceste folie, jamais vous n'arez bien et ne ferez que songer et muser, et secherez sur terre comme la belle herbe dedans le four chault, et serez homicide de vous mesmes; et si n'en arés jà gré; mesme, que plus est, vostre dame n'en fera que rire, si vous estes si eureux qu'il vienne à sa cognoissance.—Comment! ce dit Conrard, vous savez d'amours bien avant; je vous requier doncques que veillez estre mon moien ceans ou aultre part que je face dame par amours, asavoir mon si je pourroie garir comme vous.—Je vous diray, ce dit Gerard, je vous feray demain deviser à ma dame, et aussi je luy diray que nous sommes compaignons et qu'elle face vostre besoigne à sa compaigne; et je ne doubte point que, si vous voulez, qu'encores n'ayons du bon temps, et que bien bref se passera la resverie qui vous affole, voire si à vous ne tient.—Si ce n'estoit faulser mon serment à ma dame, je le desireroye beaucop, ce dit Conrard; mais au fort j'essaieray comment il m'en prendra.» Et à ces motz se retourna Gerard et tantost s'endormit. Et la trèsbelle Katherine estoit de mal tant oppressée, voyant et oyant la desloyauté de celuy qu'elle aymoit plus que tout le monde, qu'elle se souhaitoit morte. Non pourtant elle adossa la tendreur feminine, et s'adouba de virile vertu. Car elle eut bien la constance de longuement et largement lendemain deviser avecques celle qui luy faisoit tort de la rien au monde que plus cher tenoit; mesmes forsa son cueur, et ses yeulx fist estre notaires de pluseurs entretenances à son trèsgrand et mortel prejudice. Comme elle estoit en parolles avecques sa compaigne, elle apperceut la verge que au partir donna à son desloyal serviteur, qui luy parcreut ses doleurs; mais elle ne fut pas si fole, non pas par convoitise de la verge, qu'elle ne trouva bonne gracieuse fasson de la regarder et bouter en son doy. Et sur ce point, comme non y pensant, se part et s'en va. Et tantost que le souper fut passé, elle vint à son oncle et lui dit: «Nous avons assez esté Barroisiens, il est temps de partir; soiez demain prest au point du jour, et aussi seray-je. Et regardez que tout nostre bagage soit bien attinté. Venez si matin qu'il vous plaist.—Il ne vous fauldra que monter», repondit l'oncle. Or devez vous savoir que tantdis, puis souper, que Gerard devisoit avec sa dame, celle qui fut s'en vint en sa chambre et se mect à escripre unes lettres qui narroient tout du long et du lé les amours d'elle et Gerard, comme les promesses qu'ilz s'entrefirent au departir, comment on l'avoit voulue marier, le refus qu'elle en fist, et le pelerinage qu'elle emprinst pour sauver son serment et se rendre à luy; la desloyaulté dont elle l'a trouvé saisy, tant de bouche comme d'œuvre et de fait. Et pour les causes dessus dictes, elle se tient pour acquittée et desobligée de son serment et promesse qu'elle jadiz luy fist. Et s'en va vers son pais, et ne le quiert jamais ne veoir, ne rencontrer, comme le plus desloyal qu'il est qui jamais priast femme. Et si emporte la verge qu'elle luy donna, qu'il avoit desjà mise en main sequestre. Et si se peut bien vanter qu'il a couché par trois nuiz au plus près d'elle; s'il y a que bien, si le dye, car elle ne le craint. Escript de la main de celle dont il peut bien cognoistre la lettre, et au dessoubz: «Katherine, etc., surnommée Conrard»; et sur le dos: «Au desloyal Gerard, etc.». Elle ne dormit pas guères la nuyt, et aussitost qu'on vit du jour, elle se leva tout doulcement, et s'abilla sans ce qu'oncques Gerard s'en eveillast, et prend sa lettre qu'elle avoit bien close et fermée, et la bouta en la manche du pourpoint de Gerard; et à Dieu le commenda tout en basset, en plorant tendrement, pour le grand deuil qu'elle avoit du trèsfaulx tour qu'il luy avoit joué. Gerard, qui dormoit, mot ne luy respondit. Elle s'en vint devers son oncle, qui luy bailla son cheval, et elle monte et puis tire païs tant qu'ilz vindrent en Brabant, où ilz furent receuz joyeusement, Dieu le scet. Et fut bien qui leur demanda des adventures de leur voyage; mais quoy qu'ilz respondissent, ilz ne se vantèrent pas de la principale. Pour parler comment il advint à Gerard, quant vint le jour du partement de la bonne Katherine, environ dix heures, il s'esveilla, et regarde que son compaignon estoit levé; si pensa qu'il estoit tard, si sault sus tout en haste et saisit son pourpoint; et comme il boutoit son bras dedans l'une des manches, il en saillit une lettre, dont il fut assez esbahy, car il ne luy souvenoit pas que nulles y en eust bouté. Il les releva toutesfoiz, et voit qu'elles sont fermées; et avoit au dos escript: «Au desloyal Gerard, etc.» Si par avant fut esbahy, encores le fut-il beaucop plus. A chef de pièce, il les ouvrit et voit la soubscription qui disoit Katherine surnommée Conrard. Si ne scet que penser; il les leut neantmains; en lysant, le sang luy monte et le cueur luy fremist, et devint tout alteré de manière et de coleur. A quelque meschef que ce fut, il escheva de lyre sa lettre, par laquelle il cognent que sa desloyaulté estoit venue à la cognoissance de celle qui luy vouloit tant de bien: non qu'elle sceust estre tel au rapport d'aultruy, mais elles mesmes en personne en a la vraye informacion; et, qui plus près du cueur luy touche, il a couché trois nuiz avec elle sans l'avoir guerdonnée de la peine qu'elle avoit prinse que de si loing le venir esprouver. Il ronge son frain aux dens et tout vif enrage quand il se voit en celle peleterie. Et après beaucop d'advis, il ne scet aultre remède que de la suyvir; et bien lui semble qu'il la rataindra. Si prent congié de son maistre, et se met à la voie, suyvant le froissie des chevaulx de ceulx qu'oncques ne rataindit jusques ad ce qu'ilz fussent en Brabant, où il vint si à point que c'estoit le jour des nopces de celle qui l'a esprouvé. Laquelle il cuida bien aller baiser et saluer, et faire une orde excusance de ses faultes; mais il ne luy fut pas souffert, car elle luy tourna l'espaule, et ne sceut tout ce jour ne oncques puis trouver manière ne fasson d'avoir devises avec elle. Mesmes il s'avanca une foiz pour la mener dancer, mais elle le refusa plainement devant tout le monde, dont pluseurs se prindrent garde. Ne demoura guères après que ung aultre gentilhomme entra dedans, qui fist corner les menestrielz, et s'avança par devant elle et elle descendit, voyant Gerard, et s'en ala dancer. Ainsi qu'avez oy perdit le desloyal sa femme. S'il en est encores de telz, ils se doivent mirer à cest exemple, qui est notoire et advenu depuis naguères.


LA XXVIIe NOUVELLE.
PAR MONSEIGNEUR DE BEAUVOIR.

C e n'est pas chose pou accoustumée, especialement en ce royaume, que les belles dames et damoiselles se treuvent volontiers et souvent en la compaignie des gentilz compaignons. Et à l'occasion des bons et joyeux passetemps qu'elles ont avec eulx, les gracieuses et doulces requestes qu'ilz leurs font ne sont pas si difficiles à impetrer. A ce propos, n'a pas long temps que ung trèsgentil homme qu'on peut mettre ou renc et du compte des princes, dont je laisse le nom en ma plume, se trouva tant en la grace d'une trèsbelle damoiselle qui mariée estoit, dont le bruit n'est pas si pou cogneu que le plus grand maistre de ce royaume ne se tenist trèseureux d'en estre retenu serviteur, laquelle luy voult de fait monstrer le bien qu'elle luy vouloit. Mais ce ne fut pas à sa première volunté, tant l'empeschoient les anciens adversaires et ennemis d'amours. Et par espécial plus luy nuysoit son bon mary, tenant le lieu en ce cas du trèsmaudit Dangier: car, si ne fust-il, son gentil serviteur n'eust pas encores à luy tollir ce que bonnement et par honneur donner ne luy povoit. Et pensez que ce serviteur n'estoit pas moyennement mal content de ceste longue attente, car l'achevement de sa gente chasse luy estoit plus grand eur et trop plus desiré que nul aultre quelconque bien qui luy povoit jamais advenir. Et à ceste cause, tant continua son pourchaz que sa dame luy dist: «Je ne suis pas mains desplaisante que vous, par ma foy, que je ne vous puiz faire aultre chère; mais vous savez, tant que mon mary soit ceans, force est qu'il soit entretenu.—Helas! dist-il, et n'est-il moien qui se puisse trouver d'abreger mon dur et cruel martire?» Elle qui, comme dessus est dit, n'estoit pas en maindre desir de se trouver à part avec son serviteur que luy mesme, luy dit: «Venez ennuyt, à certaine heure, qu'elle luy baillast, hourter à ma chambre; je vous feray mettre dedans, et trouveray fasson d'estre delivrée de mon mary, si fortune ne destourne mon emprinse.» Le serviteur n'oyt jamais chose qui mieulx luy pleust; et, après les mercimens gracieux et deuz en ce cas, dont il estoit bon maistre et ouvrier, se part d'elle, et s'en va attendant et desirant l'heure assignée. Or devez vous savoir que environ une bonne heure, ou plus ou mains, devant l'heure assignée dessus dicte, nostre gentille damoiselle, avec ses femmes et son mary, qui va derrière, pour ceste heure estoit en sa chambre retraicte puis le souper; et n'estoit pas, creez, son engin oiseux, mais labouroit à toute force pour fournir la promesse à son serviteur; maintenant pensoit d'un, puis maintenant d'un aultre, mais rien ne luy venoit à son entendement qui peust eloigner ce maudit mary; et toutesfoiz approuchoit fort l'heure trèsdésirée. Comme elle estoit en ce profond penser, fortune luy fut si trèsamye que mesme son mary donna le trèsdoulx advertissement de sa dure cheance et male adventure, convertie en la personne de son adversaire, c'est assavoir du serviteur dessus dit, en joye non pareille, déduit, solaz et lyesse très accomplie. Et veez cy la fasson. Le pouvre mary, voyant sa femme ung peu muser et ententivement penser, et ne savoit à qui ne à quoy, la regardoit trèsfort, puis l'une puis l'autre des femmes de leans, et aucunes foiz par la chambre. Tant regarda sans mos dire qu'il perceut d'adventure au pié de la couchette ung bahu qui estoit à sa femme. Et affin de la faire parler et l'oster hors de son penser, demanda de quoy servoit ce bahu en la chambre, et à quel propos on ne le portoit point en la garderobe ou en quelque aultre lieu, sans en faire leans parement. «Il n'y a point de peril, Monseigneur, ce dit madamoiselle; ame ne vient icy que nous; aussi je l'y ay fait laissier tout à propos pour ce qu'encores sont aucunes de mes robes dedans; mais n'en soiez jà mal content, mon amy; ces femmes l'osteront tantost.—Mal content! dit-il; nenny, par ma foy; je l'ayme autant icy que ailleurs, puis qu'il vous plaist; mais il me semble bien petit pour y mettre voz robes bien à l'aise, sans les froisser, attendu les grandes et longues queues qu'on fait aujourd'huy.—Par ma foy, Monseigneur, dit-elle, il est assez grand.—Il ne le me peut sembler vraiement, dit-il, et le regardez bien.—Or ça, Monseigneur, voulez faire un gage à moy?—Oy vraiement, dit-il, quel sera-il?—Je gageray à vous, s'il vous plaist, pour une demye douzaine de bien fines chemises encontre le satin d'une cotte simple, que nous vous bouterons bien dedans tout ainsy que vous estes.—Par ma foy, dit-il, je gage que non.—Et je gage que si.—Or avant, ce dirent les femmes, nous verrons qui le gaignera.—A l'esprouver le scera l'on, dit monseigneur.» Et lors s'avance et fist tirer du bahu les robes qui dedans estoient; et quand il fut vuide, madamoiselle et ses femmes à quelque peine firent tant que monseigneur fut dedans tout à son aise. Et à cest cop fut grande la noise, et autant joyeuse, et madamoiselle alla dire: «Or, monseigneur, vous avez perdu la gaigeure, vous le congnoissez bien, faictes pas?—Ma foy, oy, dit-il, c'est raison.» Et, en disant ces parolles, le bahu fut fermé, et tout jouant, riant et esbatant, prindrent toutes ensemble et homme et bahu, et l'emportèrent en une petite garderobe assez loing de la chambre, et là le laissèrent. Et il crye et se demaine, faisant grand noise; mais c'est pour néant, car il fut là laissé toute la belle nuyt, pense, dorme, face du mieulx qu'il peut: car il est ordonné par madamoiselle et son estroit conseil qu'il n'en partira meshuy, pource qu'il a tant empesché le lieu de celuy qu'elle ayme beaucop mieulx que luy. Pour retourner à la matière de nostre propos encommencé, nous lairrons nostre nomme ou bahu, et dirons de madamoiselle, qui attendoit son serviteur avec ses femmes, qui estoient telles, si bonnes et si secretes, que rien ne leur estoit celé de ses affaires. Lesquelles savoient bien que le bien amé serviteur, si à luy ne tenoit, tiendra la nuyt le lieu de celuy qui ou bahu fait maintenant sa penitence. Ne demoura guères que le bon serviteur, sans faire effroy ne bruyt, vint hurter à la chambre; et au hurt qu'il fist on le cogneut tantost, et là fut bien qui le bouta dedans. Il fut receu joyeusement et lyement, et entretenu doulcement de madamoiselle et sa compaignie, et ne se donna garde qu'il se trouva tout seul avec sa dame, qui luy compta bien au long la bonne fortune que Dieu leur a donnée, c'est asavoir comment elle fist la gageure à son mary d'entrer ou bahu, comment il y entra, et comment elle et ses femmes l'ont porté en une garderobe. «Comment! ce dit le serviteur, je ne cuidoye point qu'il fust céans; par ma foy, je pensoie, moi, que vous eussiés trouvé aucune fasson de l'envoier ou faire aller dehors, et que j'eusse icy meshuy tenu son lieu.—Vous n'en yrez pas pourtant dehors, dit-elle, il n'a garde de yssir dont il est, et si a beau crier, il n'est ame de nulz sens qui le puist oyr; et croiez qu'il y demourra meshuy par moy; si vous le voulez desprisonner, je m'en rapporte à vous.—Nostre Dame, dist-il, s'il ne sailloit tant que je l'en feisse oster, il aroit bel attendre.—Or faisons donc bonne chère, et n'y pensons plus.» Pour abréger, chacun se despoilla, et se couchèrent les deux amans dedans le trèsbeau lit, bras à bras, et firent ce pourquoy ilz estoient assemblez, qui mieulx vault estre pensé des lysans qu'estre noté de l'escripvant. Quant vint au point du jour, le gentil serviteur se partit de sa dame au plus secretement qu'il peut, et vint à son logis dormir, j'espoire, ou desjeuner: car de tous deux avoient besoin. Madamoiselle, qui n'estoit pas mains subtille que sage et bonne, quand il fut heure, se leva et dist a ses femmes: «Il sera desormais heure de oster nostre prisonnier; je vois oyr qu'il dira et s'il se vouldra mettre à finance.—Mettez tout sur nous, ce dirent-elles, nous l'appaiserons bien.—Creez que si feray-je», dit-elle. Et à ces motz se seigne et s'en va; et comme non pensant ad ce qu'elle faisoit, tout d'aguet et à propos entra dedans la garderobe où son mary encores estoit dedans le bahu clos. Et quant il l'oyt, il commença à faire grand noise et crier à la volée: «Qu'est cecy! me lairra l'on cy dedans?» Et sa bonne femme, qui l'oyt ainsi demener, respondit effrayement et comme craintivement, faisant l'ignorante: «Emy! qu'est-ce là que j'oy crier?—C'est moy, de par Dieu, c'est moy, dit le mary.—C'est vous, dit-elle, et dont venés vous à ceste heure?—Dont je viens? dit-il; et vous le savez bien, madamoiselle, il ne fault jà qu'on le vous die; mais vous faictes de moy, au fort je feray quelque jour de vous.» Et s'il eust enduré, ou osé, il se fust très voluntiers courroucié et eust dit villannie à sa femme. Et elle, qui le cognoissoit, luy couppa la parolle et dist: «Monseigneur, pour Dieu, je vous crye mercy; par mon serment, je vous asseure que je ne vous cuidoie pas icy à ceste heure; et creez que je ne vous y eusse pas quis, et ne me sçay assez esbahir dont vous venez à y estre encores: car je chargé hier soir à ces femmes qu'elles vous missent dehors, tandiz que je diroye mes heures, et elles me dirent que si feroient elles. Et de fait l'une me vint dire que vous estiez dehors et desjà allé en la ville, et que ne reviendriez meshuy. Et à ceste cause, je me couchay assez tost après sans vous attendre.—Saint Jehan! dit-il, vous veez qu'est ce; or vous avancez de moy tirer d'icy, car je suis tant las que je n'en puis plus.—Cela feray-je bien, monseigneur, dit-elle, mais ce ne sera pas devant que vous n'ayez promis de moy paier de la gaigeure qu'avez perdue; et pardonnez moy toutesfoiz, car autrement ne le puis faire.—Et avancez, de par Dieu, dit-il; je le paieray voirement.—Et ainsi vous le promettez?—Oy, par ma foy.» Et ce procès finy, madamoiselle defferma le bahu et monseigneur yssit dehors, lassé, froissé et traveillé. Et elle le prend à braz et baise et accole tant doulcement qu'on ne pourroit plus, en luy priant pour Dieu qu'il ne soit point mal content. Et le pouvre cocquard dit que non est-il, puisqu'elle n'en savoit rien; mais il punyra trop bien ses femmes, s'il y peut advenir. «Par ma foy, monseigneur, dit-elle, elles se sont bien vengées de vous; je ne doubte point que vous ne leur ayez aucune chose meffait.—Non ay, certes, que je sache, mais creez que le tour qu'elles m'ont joé leur sera cher vendu.» Il n'eut pas finé ce propos quand toutes ces femmes entrèrent dedans, qui si très fort rioyent et de si grand cueur qu'elles ne sceurent mot dire grand pièce après. Et monseigneur, qui devoit faire merveilles, quand il les vit rire en ce point, ne se peut tenir de les contrefaire. Et madamoiselle, pour luy faire compaignie, ne s'i faignoit point. Là veissez une merveilleuse risée et d'un costé et d'aultre, mais celuy qui en avoit le mains cause ne s'en pouvoit ravoir. A chef de pièce ce passetemps cessa, et dist monseigneur: «Mesdamoiselles, je vous mercye beaucop de la courtoisie que m'avez ennuyt faicte.—A vostre commendement, respondit l'une, encores n'estes vous pas quitte: vous nous avez fait et faictes tousjours tant de peine et de meschef que nous vous avons gardé ceste pensée; et n'avons aultre regret que plus n'y avez esté. Et si n'eussions sceu de vray qu'il n'eust pas bien pleu à madamoiselle, encore y fussez vous; et prenez en gré.—Est-ce cela? dit-il. Or bien, bien: vous verrez comment il vous en prendra; et par ma foy je suis bien gouverné, quand avec tout le mal que j'ay eu l'on ne me fait que farser; et encores, qui pis est, il me fault paier la cotte simple de satin. Et vrayement je ne puis à mains que d'avoir les chemises de la gaigeure, en recompensacion de la peine qu'on m'a fait.—Il n'y a, par Dieu, que raison, dirent les damoiselles; nous voulons en ce estre pour vous, monseigneur, et vous les arez; n'ara pas, madamoiselle?—Et à quel propos, dit-elle? il a perdu la gaigeure.—Dya, nous savons bien cela, il ne les peut avoir de droit; aussi ne les demande-il pas à ceste intencion, mais il les a bien deservies en aultre manière.—A cela ne tiendra-il pas, dit-elle, je feray voluntiers finance de la toille; et vous, mesdamoiselles, qui tant bien procurez pour luy, vous prendrez bien la peine de les coudre.—Oy vrayement, oy, madamoiselle.» Comme ung chien qui ne fault que escourre la teste au matin quand il se lève qu'il ne soit prest, estoit monseigneur; car il ne luy faillit que une secousse de verges à nettoier sa robe et ses chausses qu'il ne fut prest. Et ainsi à la messe s'en va, et madamoiselle et ses femmes le suyvent, qui faisoient de luy, je vous asseure, grans risées; et creez que la messe ne se passa pas sans foison de ris soudains, quand il leur souvenoit du giste que monseigneur a fait ou bahu, lequel ne le scet, encores qui fut celle nuyt enregistré ou livre qui n'a point de nom. Et si n'est que vienne d'aventure ceste histoire entre ses mains, jamais n'en ara, si Dieu plaist, la cognoissance, ce que pour rien je ne vouldroye. Si prye aux lisans qui le cognoissent qu'ilz se gardent bien de luy monstrer.


LA XXVIIIe NOUVELLE.
PAR MESSIRE MICHAULT DE Changy, GENTILHOMME DE LA CHAMBRE DE MONSEIGNEUR.

S e au temps du trèsrenommé et éloquent Boccace l'adventure dont je veil fournir ma nouvele fust advenue et à son audience ou cognoissance parvenue, je ne doubte point qu'il ne l'eust adjoustée et mise ou reng du compte des nobles hommes mal fortunez. Car je ne pense pas que noble homme eust jamais pour ung coup guères fortune plus dure à porter que le bon seigneur, que Dieu pardoint, dont je vous compteray l'adventure. Et se sa male fortune n'est digne d'estre ou dit livre de Boccace, j'en fais juges tous ceux qui l'orront racompter. Le bon seigneur dont je vous parle fut en son temps ung des beaulx princes de son royaulme, garny et adressié de tout ce qu'on saroit loer et priser en ung noble homme. Et entre aultres ses proprietez, il estoit tel destiné que entre les dames jamais homme ne le passa de gracieuseté. Or luy advint que, au temps que ceste sa renommée et destinée florissoit, et qu'il n'estoit bruyt que de luy, Amours, qui sème ses vertuz où mieux luy plaist et bon luy semble, fist allyance à une belle fille, jeune, gente, gracieuse et en bon point en sa fasson, ayant bruyt autant et plus que nulle de son temps, tant par sa grande et non pareille beaulté comme par ses trèsloables meurs et vertus; et qui pas ne nuysoit au jeu, tant estoit en la grace de la royne du pays qu'elle estoit son demy lit, les nuyz que point ne couchoit avec le roy. Ces amours que je vous dy furent si avant conduictes qu'il ne restoit que temps et lieu pour dire et faire, chascun à sa partie, la chose au monde que plus luy pourroit plaire. Ilz ne furent pas pou de jours pour adviser et elire lieu et place convenables ad ce faire; mais en la fin celle qui ne desiroit pas mains le bien de son serviteur que la salvacion de son ame, s'advisa d'un bon tour, dont tantost l'avertit, disant ce qui s'ensuit: «Mon trèsloyal amy, vous savés comment je couche avec la royne, et que nullement m'est possible, si je ne vouloie tout gaster, d'abandonner cest honneur et avancement, dont la plus femme de bien de ce royaume se tiendroit pour bien eureuse et honorée; combien que par ma foy je vous vouldroye complaire, et faire autant de plaisir et d'aussi bon cueur que à elle. Et qu'il soit vray, je le vous monstreray de fait, toutesfoiz sans abandonner celle qui me fait et peut faire tout le bien et l'onneur du monde. Je ne pense pas aussi que vous voulsissez que autrement je feisse.—Non, par ma foy, m'amye, respondit le bon seigneur; mais toutesfoiz, je vous prie qu'en servant vostre maistresse, vostre loyal serviteur ne soit point arrière du bien que faire lui povez, qui ne luy est pas maindre que mieux y vouldroit et desire parvenir que gaigner le surplus du monde.—Veezcy que je vous feray, dit-elle, monseigneur; la royne a une levrière, comme vous savez, dont elle est beaucop assotée, et la fait coucher en sa chambre; je trouveray fasson ennuyt de l'enclorre hors de la chambre sans qu'elle en sache rien; et quand chacun sera retrait, je feray ung sault jusques en la chambre de parement, et deffermeray l'huys, et le lairray ouvert. Et quand vous penserez que la royne sera couchée, vous viendrez tout secrètement, et entrerez en la dicte chambre et fermerez l'huys; vous y trouverez la levrière, qui vous cognoist assez, si se lairra bien approucher de vous; vous la prendrez par les oreilles et la ferez bien hault crier; et quand la royne l'orra, elle la cognoistra tantost; si ne me doubte point qu'elle ne me face lever incontinent pour la mettre dedans. Et en ce point viendray-je vers vous; si n'y faillez point si jamais vous voulez parler à moy.—Ha! ma trèschère et loyale amye, dit monseigneur, je vous mercye tant que je puis, pensez que je n'y fauldray pas.» Et à tant se part et s'en va, et sa dame aussi, chacun pensant et désirant d'achever ce qui est proposé. Qu'en vauldroit le long compte? La levrière se cuida rendre, quand il fut heure, en la chambre de sa maistresse, comme elle avoit accoustumé, mais celle qui l'avoit condemnée dehors la fist retraire, en la chambre au plus près. Et la royne se coucha sans ce qu'elle s'en donnast garde; et assez tost après luy vint faire compaignie la bonne damoyselle, qui n'attendoit que l'heure d'oyr crier la levrière et la semonce de bataille. Ne demoura guères que le gentil seigneur se mist sur les rengs, et tant fist qu'il se trouva en la chambre où la levrière se dormoit. Il la quist tant au pié et à la main qu'il la trouva, et puis la print par les oreilles, et la fist hault crier deux ou trois foiz. Et la royne, qui l'oyt, congneut tantost que c'estoit sa levrière, et pensa qu'elle vouloit estre dedans; si appela sa damoiselle et dist: «M'amye, veezla ma levrière qui se plaint là hors; levez vous, si la mettez dedans.—Voluntiers, madame», ce dist la damoiselle, et jasoit qu'elle attendist la bataille dont elle mesme avoit l'heure et le jour assigné, si ne s'arma elle que de sa chemise; et en ce point s'en vint à l'huys et l'ouvrit, où tantost luy vint à l'encontre celuy qui l'attendoit. Il fut tant joyeux et tant surprins, quant il vit sa dame si belle et en si bon point, qu'il perdit force, sens et advis; et ne fut oncques en sa puissance de tirer sa dague pour esprouver et savoir s'elle pourroit prendre sur ses cuirasses. Trop bien de baiser, d'accoler, de manier le tetin, et le surplus, faisoit-il assez diligence, mais du parfait, nichil! Si fut force à la gente damoiselle qu'elle retournast sans luy laisser ce que avoir ne povoit se par force d'armes ne le conquéroit. Et ainsi qu'elle se vouloit partir, il la cuidoit retenir par force et par belles parolles, mais elle n'osoit demourer, si luy ferma l'huys au visage et s'en revint par devers la royne, qui luy demanda s'elle avoit mise sa levrière dedans. Et elle dit que non, car oncques ne l'avoit sceu trouver, et si avoit beaucop regardé. «Or bien, dit la roine, toujours l'ara-on; couchez vous.» Le pouvre amoureux estoit à celle heure, Dieu scet! bien mal content, qui se voit ainsy deshonoré et adnéanty; et si cuidoit auparavant bien tant en sa force qu'en mains d'heure qu'il n'avoit esté avecques sa dame il en eust bien combatu telles troys, et venu au dessus d'elles à son honneur. Au fort il reprint courage et dit bien à soy mesmes, s'il est jamais si eureux que de trouver sa dame en si belle place, elle ne partiroit pas comme elle a fait l'aultre fois. Et ainsi animé et aguillonné de honte et de désir, il reprend la levrière par les oreilles, et la tira si rudement, tout courroucé qu'il estoit, qu'il la fist crier beaucop plus hault qu'elle n'avoit fait devant. Si hucha arrière à ce cry la royne sa damoiselle, qui revint ouvrir l'huys comme devant, mais elle s'en retourna devers sa maistresse sans conquester ne plus ne mains qu'elle fit à l'autre foiz. Or revint à la tierce foiz que ce pouvre gentilhomme faisoit tout son pouvoir de besoigner comme il avoit le desir, mais au deable de l'omme s'il peut oncques trouver manière de fournir une pouvre lance à celle qui ne demandoit aultre chose, et qui l'attendoit de pié coy. Et quand elle vit qu'elle n'aroit point son panier percé, et qu'il n'estoit pas à l'aultre de seulement mettre sa lance en son arrest, quelque avantage qu'elle luy feist, tantost cogneut qu'elle aroit à la jouste failly, dont elle tint beaucop mains de bien du jousteur. Elle ne voulut n'osa là plus demourer, pour acquest qu'elle y feist; si voulut entrer en la chambre, et son amy la retiroit à force et disoit: «Helas! m'amye, demourez encores ung peu, je vous en prie.—Je ne puis, dit-elle, je ne puis, laissez moy aler; je n'ay que trop demouré pour chose que j'aye prouffité.» Et à tant se retourne vers la chambre, et l'autre la suyvoit, qui la cuidoit retenir. Et quand elle vit ce, pour le bien payer, et la royne contenter, elle alla dire tout en haut: «Passez, passez, orde caigne que vous estes; par Dieu, vous n'y entrerez meshuy, meschante beste que vous estes.» Et en ce disant, ferma l'huys. Et la royne, qui l'oyt, demanda: «A qui parlez vous, m'amye?—C'est à ce paillard chien, madame, qui m'a fait tant de peine de le querir; il s'estoit bouté soubz ung banc là dedans et caiché tout de plat le museau sur la terre, si ne le savoye trouver. Et quand je l'ay eu trouvé, il ne s'est oncques daingné lever, quelque chose que luy aye fait. Je l'eusse trèsvoluntiers bouté dedans, mais il n'a oncques daigné lever la teste; si l'ay laissé là dehors tout par despit et fermé l'huys à son visage.—C'est trèsbien fait, m'amye, dit la royne, couchez vous, couchez vous, si dormirons.» Ainsi que vous avez oy, fut trèsmal fortuné ce gentil seigneur; et pour ce qu'il ne peut, quand sa dame voulut, je tien, moy, quand il eust depuis bien la puissance à commendement, le vouloir de sa dame fut hors de ville.


LA XXIXe NOUVELLE.
PAR MONSEIGNEUR.

N 'a pas cent ans d'huy que ung gentilhomme de ce royaume voulut savoir et esprouver l'aise qu'on a en mariage; et, pour abreger, fist tant que le très desiré jour de ses nopces fut venu. Après les bonnes chères et aultres passetemps accoustumez, l'espousée fut couchée, et il a chef de pièce la suyvit et se coucha au plus près d'elle, et sans delay bailla l'assault incontinent à sa forteresse, et tellement qu'en peu d'heure, quelque meschef que ce fust, il entra ens et la gaigna; mais vous devez entendre qu'il ne fist pas ceste conqueste sans faire foison d'armes qui longues seroient à racompter, car ainçois qu'il venist au donjon du chastel, et force luy fut de gaigner et emporter boulevars, baillés, et aultres plusieurs fors dont la place estoit bien garnye, comme celle qui jamais n'avoit esté prinse, dont fust encores nouvelle, et que nature avoit mis en defense. Quand il fut maistre de la place, il rompit seulement une lance, et lors cessa l'assault et ploya l'œuvre. Or ne fait pas à oublier que la bonne damoiselle, qui se vit en la mercy de ce gentilhomme son mary, qui desjà avoit fourragié la pluspart de son manoir, luy voulut monstrer ung prisonnier qu'elle tenoit en ung trèssecret lieu encloz et enserré; et pour parler plain, elle se delivra, cy prins cy mis, après ceste première course, d'ung trèsbeau filz, dont le pouvre mary se trouva si honteux et tant esbahy qu'il ne savoit sa manière si non de soy taire. Et pour honesteté et pitié de ce cas, il servit la mère et l'enfant de ce qu'il savoit faire. Mais créez que la pouvre gentil femme à cest coup gecta ung bien hault et dur cry, qui de pluseurs fut clerement oy et entendu, qui cuidoient à la vérité qu'elle gectast ce cry à la despuceller, comme c'est la coustume en ce royaume. Pendant ce temps, les gentilzhommes de l'ostel où ce nouvel marié demouroit vindrent hurter à l'huys de ceste chambre et apportèrent le chaudeau; ilz hurtèrent beaucop sans ce que ame respondist. L'espousée en estoit bien excusée, et l'espousé n'avoit pas cause de trop hault caqueter: «Et qu'est ce cy? dirent-ilz, et n'ouvrirez-vous pas l'huys? Par ma foy, si vous ne vous hastez, nous le romperons; le chaudeau que nous vous apportons sera tantost tout froit.» Et lors commencèrent à rehurter de plus belle. Et le nouveau maryé n'eust pas dit ung mot pour cent francs, dont ceulx de dehors ne savoient que penser, car il n'estoit pas muet de coustume. Au fort il se leva, et print une robe longue qu'il avoit, et laissa ses compaignons entrer dedans, qui tantost demandèrent si le chaudeau estoit gaigné; et qu'ilz l'apportoient à l'adventure. Et lors fut ung d'entre eulx qui couvrit la table et mist le beau bancquet dessus, car ilz estoient en lieu pour ce faire, et où rien n'estoit espergné en tel cas et aultres semblables. Ilz s'assirent tous au menger, et bon mary print sa place en une chaize à doz assez près de son lit, tant simple et tant piteux qu'on ne le vous sauroit dire. Et quelque chose que les aultres dissent, il ne sonnoit pas ung mot, mais se tenoit comme une droite statue ou une ydole en quetaille: «Et qu'est cecy? dit l'un, et ne prenez vous point garde à la bonne chère que nous fait nostre hoste? encores a-il à dire ung seul mot.—A dya, dit l'autre, ses bourdes sont rabaissées.—Par ma foy, dit le tiers, mariage est chose de grant vertu: regardez quand pour une heure qu'il a esté marié il a jà perdu la force de sa langue! S'il l'est jamais longuement, je ne donneroye pas maille du surplus.» Et à la verité dire, il estoit auparavant ung trèsgracieux farseur, et tant bien luy séoit que merveilles; et ne disoit jamais une parolle puis qu'il estoit de gogues qu'elle n'apportast sa risée avec elle; mais il en est à ceste heure bien rebouté. Ces gentilzhommes buvoient d'autant et d'autel, et à l'espousé et à l'espousée, mais au dyable des deux s'il avoit fain de boire; l'un enragoit tout vif et l'aultre n'estoit pas mains en malaise: «Je ne me cognois en ceste manière, dist ung gentil homme, il nous fault festoier de nous mesmes. Je ne vy jamais, moy, homme de si hault esternu si tost rassis pour une femme; j'ay veu qu'on n'oyst pas Dieu tonner en une compaignie où il fust; et il se tient plus coy que ung feu couvert. A dya! ses haultes parolles sont bien bas entonnées maintenant.—Je boy à vous, noz amys», disoit l'autre. Mais il n'estoit pas plegé: car il jeunoit de boire, de menger, de bonne chère faire, et de parler. Non pourtant à chef de pièce, quand il eust bien esté ramponné sur ce et rigolé de ses compaignons, et, comme ung sanglier mis aux abaiz de tous coustez, il dit: «Messeigneurs, quant je vous ay bien entendu qui me semonnez de parler, je veil bien que vous sachez que j'ay bien cause de beaucop penser, et de me taire trèstout coy; et si suis seur qu'il n'y a nul de vous qui n'en fist autant s'il en avoit le pourquoy comme j'ay. Et par la mort bieu, se j'estoie aussi riche que le roy, que monseigneur, et que tous les princes chrestians, si ne saroys-je fournir ce que m'est apparent d'avoir à entretenir: véezcy pour un pouvre coup que j'ay accollée ma femme elle m'a fait ung enfant. Or regardez, si à chacune foiz que je recommenceray elle en fait autant, de quoy je pourray nourrir le mesnage?—Comment! ung enfant? dirent ses compaignons.—Voire, vrayement ung enfant, dit-il; véezcy de quoy, regardez.» Et lors se tourne vers son lit et lève la couverture et leur monstre et la mère et l'enfant. «Tenez, dit-il, véezla la vache et le veau, suis-je pas bien party?» Pluseurs de la compaignie furent bien esbahiz et pardonnèrent à leur hoste sa simple chère; et s'en allèrent chacun à sa chacune. Et le pouvre nouveau marié habandonna ceste première nuyt la nouvelle acouchée, et, doubtant que elle n'en fist une aultre foiz autant, oncques depuis ne s'y trouva.


LA XXXe NOUVELLE.
PAR MONSEIGNEUR DE BEAUVOIR.

I l est vray comme l'Euvangile, que trois bons marchans de Savoye se mirent à chemin avecques leurs trois femmes pour aller en pélerinage à Saint Anthoine de Viennois; et pour y aller plus devotement et rendre à Dieu et à monseigneur saint Anthoine leur voyage plus agréable, ilz conclurent entre eulx et avec leurs femmes, dès le partir de leurs maisons, que tout le voyage ilz ne coucheroient pas avec elles, mais en continence yront et viendront. Ilz arrivèrent ung soir en la ville de Chambery, et se logèrent à ung trèsbon logis, et firent au souper trèsbonne chère, comme ceulx qui avoient trèsbien de quoy, et qui trèsbien le sceurent faire; et croy et tiens fermement que si n'eust esté le veu du voyage, que chacun d'eulx eust couché avec sa chacune. Toutefoiz ainsi n'en advint pas, car quand il fut heure de soy retraire, les femmes donnèrent la bonne nuyt à leurs mariz et les laissèrent, et se boutèrent en une chambre au plus près, où elles avoient fait couvrir chacune son lit. Or devez vous savoir que ce soir propre arrivèrent léans trois cordeliers qui s'en alloient à Genève, qui furent ordonnez à coucher en une chambre non pas trop loingtaine de la chambre aux marchandes. Lesquelles, puis qu'elles furent entre elles, commencèrent à deviser de cent mille propos, et sembloit, pour trois qu'il y en avoit, de quoy on oyoit la noise qu'il suffiroit oir d'un quarteron. Ces bons cordeliers, oyans ce bruit de femmes, saillirent de leur chambre sans faire effroyt ne bruit, et tant approuchèrent de l'huys sans estre oiz, qu'ilz perceurent par les pertus ces trois belles damoiselles, qui se couchèrent chacune à part elle en ung beau lit assez grand et large pour le deuxième recevoir d'aultre cousté; puis se revirent, et entendirent leurs maris qui se couchoient en l'autre chambre. Cela fait, ils rentrèrent en leur chambre, et puis dirent que fortune et honneur à ceste heure leur court sus, et qu'ilz ne sont pas dignes d'avoir jamais bonne adventure, si ceste, qu'ilz n'ont pas pourchassée, par lascheté leur eschappoit. «De fait, dit l'un, il ne fault aultre deliberacion en nostre fait; nous sommes trois et elles trois, chacun prenne sa place quand elles seront endormies.» S'il fut dit, aussi fut il fait; et si bien vint à ces bons frères qu'ilz trouvèrent la clef de la chambre aux femmes dedans l'huys; si l'ouvrirent si très souef qu'ilz ne furent de ame oiz. Ils ne furent pas si folz, quand ilz eurent gaigné ce premier fort, pour plus seurement assaillir l'autre, qu'ilz ne tirassent la clef dedans et resserrèrent trèsbien l'huys; et puis après, sans plus enquerre, chacun print son quartier, et commencèrent à besoigner chacun du mieux qu'ilz peurent. Mais le bon fut car l'une cuydant avoir son mary parla et dist: «Et que voulez-vous faire, ne vous souvient il de vostre veu?» Et le bon cordelier ne disoit mot, mais faisoit ce pour quoy il vint de si grand cueur, qu'elle ne se peut tenir de luy aider à parfournir. Les aultres deux, d'aultre part, n'estoient pas oiseux; et ne savoient que penser ces bonnes femmes, qui mouvoit leurs mariz de si tost rompre et casser leur promesse. Neantmains toutesfoiz, elles qui doivent obéir, le prindrent bien en patience, sans dire mot, chacune doubtant d'estre oye de sa compaigne, car il n'y avoit celle à la vérité qui ne cuidast ce bien avoir seulle et emporter. Quand ces bons cordeliers eurent tant fait que plus ne povoient, ilz se partirent sans dire mot, et retournèrent en leur chambre, chacun comptant son adventure. L'ung avoit rompu trois lances, l'aultre quatre, l'aultre six. Oncques gens ne furent tant eureux. Ilz se levèrent par matin, pour toute seureté, et tirèrent pays. Et ces bonnes femmes, qui pas n'avoient toute la nuyt dormy, ne se descouchèrent pas trop matin, car sur le jour sommeil les print, qui les fist lever sur le tard. D'aultre costé leurs maris, qui avoient assez bien beu le soir, et qui s'attendoient à l'appeau de leurs femmes, dormoyent au plus fort à l'heure que ès aultres jours avoient jà cheminé deux lieues. Au fort elles se levèrent après le repos du matin, et s'abillèrent au plus roidde qu'elles peurent, non point sans parler. Et entre elles celle qui avoit la langue plus preste ala dire: «Entre vous, mes damoiselles, comment avez-vous passé la nuyt? Voz mariz vous ont ilz reveillées comme a fait le mien? Il ne cessa ennuyt de faire la besoigne.—Saint Jehan! dirent-elles, si vostre mary a bien besoigné ennuyt, les nostres n'ont pas esté oyseux; ilz ont tantost oublié ce qu'ilz promisrent au partir, et creez qu'on ne leur oblyra pas à dire.—J'en adverty trop bien le mien, dist l'une, quand il commença, mais il n'en laissa oncques pourtant l'euvre: car, comme ung homme affamé, pour deux nuiz qu'il a couché sans moy, il a fait rage de diligence.» Quand elles furent prestes, elles vindrent trouver leurs mariz, qui desjà estoient comme tous prestz et en pourpoint: «Bon jour, bon jour à ces dormeurs, dirent-elles.—La vostre mercy, dirent-ilz, qui nous avez si bien huchez.—Ma foy, dit l'une, nous avions plus de regret à vous appeller matin que vous n'avez fait ennuyt de conscience de rompre et casser vostre veu.—Quel veu? dit l'un.—Le veu que vous feistes au partir, dit-elle, de point coucher avec vostre femme.—Et qui y a couché? dit-il.—Vous le savez bien, dit-elle, et aussi fais-je.—Et moy aussi, dit sa compaigne; véez là mon mary, qui ne fut pieça si rude qu'il fut la nuyt passée; et s'il n'éust si bien fait son devoir je ne seroye pas si contente de la ronteure de son veu; mais au fort je le passe, car il a fait comme les jeunes enfans, qui voulent emploier leur bature quant ilz ont deservy le punir.—Saint Jehan! si a fait le mien, dit la tierce, mais au fort je n'en feray jà procès; si mal y a, il en est cause.—Et je tien par ma foy, dit l'un, que vous radoubtez, et que vous estez yvres de dormir. Quant est de moy, j'ay icy couché tout seul et n'en party ennuyt.—Non ay-je moy, dit l'aultre.—Ne moy, par ma foy, dit le tiers; je ne voudroye pour rien avoir enfraint mon veu. Et si cuide estre seur de mon compère, qui cy est, et de mon voisin, qu'ilz ne l'eussent pas promis pour si tost l'oblier.» Ces femmes commencèrent à changer coleur, et se doubtèrent de tromperie, dont l'un des mariz d'elles tantost se donna garde, et luy jugea le cueur la verité du fait. Si ne leur bailla pas induce de respondre; ainçois, faisant signe à ses compaignons, dist en riant: «Par ma foy! mes damoiselles, le bon vin de séans et la bonne chière du soir passé nous ont fait oublier nostre promesse; si n'en soyez jà mal contentes. A l'adventure, se Dieu plaist, nous avons fait ennuyt, à vostre ayde, chascun ung bel enfant, qui est chose de si hault merite qu'elle sera suffisante d'effacer la faulte du cassement de nostre veu.—Or, Dieu le veille, dirent-elles. Mais ce que si affermement disiez que n'aviez pas esté vers nous nous a fait ung petit doubter.—Nous l'avons fait tout au propos, dit l'autre, affin d'oyr que vous diriez.—Et vous avez double peché, comme de faulser vostre veu et de mentir à escient, et nous mesmes avez beaucop troublées.—Ne vous chaille non, dit-il, c'est pou de chose, mais allez à la messe et nous vous suivrons.» Elles se mirent au chemin devers l'eglise, et leur mariz ung pou demourèrent sans les suyvir trop raidde, puis dirent tous ensemble, sans en mentir de mot: «Nous sommes trompez, ces dyables de cordeliers nous ont deceuz; ilz se sont mis en nostre place et nous ont monstré nostre folie, car, si nous ne voulions pas coucher avec noz femmes, il n'estoit jà mestier de les faire coucher hors de nostre chambre; et s'il y avoit dangier de lictz, la belle paillasse est en saison.—Dya! dit l'ung d'eulx, nous en sommes chastiez pour une aultre foiz; et au fort il vault mieulx que la tromperie soit seulement sceue de nous que de nous et d'elles, car le dangier y est bien grand s'il venoit à leur congnoissance. Vous oyez par leur confession que ces ribaulx moynes ont fait merveilles d'armes, et espoir plus et mieulx que nous ne savons faire. Et s'elles le savoient, elles ne se passeroient pas pour ceste foiz seulement; s'en est mon conseil que nous l'avalons sans mascher.—Ainsi m'aist Dieu, ce dit le tiers, mon compère dit trèsbien; quant à moy je rappelle mon veu, et n'ay pas intencion de plus me mettre en ce dangier.—Puis que vous le voulez, dirent les deux aultres, et nous vous ensuyvrons.» Ainsi couchèrent tout le voyage et femmes et mariz ensemble, dont ilz se gardèrent trop bien de dire la cause qui ad ce les mouvoit. Et quand les femmes virent ce, ce ne fut pas sans demander la cause de ceste raherce; et ilz respondirent, par couverture, puis qu'ilz avoient commencé de leur veu entrerompre, il ne restoit que du parfaire. Ainsi furent les trois marchans deceuz des trois bons cordeliers, sans ce qu'il venist à la cognoissance de celles qui bien en fussent mortes de dueil s'elles en sceussent la vérité, comme on en voit tous les jours morir de maindre cas et à mains d'achoison.


LA XXXIe NOUVELLE.
PAR MONSEIGNEUR DE LA BARRE.

U ng gentilhomme de ce royaume, escuyer bien renommé et de grand bruit, devint amoureux, à Rouen, d'une trèsbelle damoiselle, et fist toutes ses diligences de parvenir à sa grace. Mais fortune luy fut si contraire, et sa dame si peu gracieuse, qu'enfin il abandonna sa queste comme par desespoir. Il n'eut pas trop grand tort de ce faire, car elle estoit ailleurs pourveue, non pas qu'il en sceust rien, combien qu'il s'en doubtast, toutesfoiz celuy qui en joissoit, qui chevalier et homme de grand auctorité estoit, n'estoit pas si peu privé de luy qu'il n'estoit guères chose au monde qu'il ne se fust bien à luy descouvert sinon de ce cas. Trop bien luy disoit-il souvent: «Par ma foy, mon amy, je veil bien que tu saches que j'ay ung retour en ceste ville dont je suis beaucop assoté; car quand je suis par force de traveil si rebouté, qu'on ne tireroit point de moy une lyeuette de chemin, si je me treuve vers elle, je suis homme pour en faire trois ou quatre, voire les deux tout d'une alaine.—Et n'est-il requeste, ne prière, disoit l'escuier, que je vous sceusse faire, que je sceusse tant seulement le nom de celle?—Nenny, par ma foy, dist l'autre, tu n'en sceras plus avant.—Or bien, dist l'escuier, quand je seray si eureux que d'avoir rien de beau, je vous seray aussi pou privé que vous m'estes estrange.» Advint ce temps pendant que ce bon chevalier le prya de soupper au chasteau de Rouen, où il estoit logé. Et il y vint, et firent trèsbonne chère, et quand le soupper fut passé et aucun pou de devises après, le gentil chevalier, qui avoit heure assignée d'aller vers sa dame, donna congé à l'escuier, et dit: «Vous savez que nous avons beaucop demain à besoigner, et qu'il nous fault lever matin pour telles matères, et pour telles, qu'il fault expedier; c'est bon de nous coucher de bonne heure, et pour ce je vous donne la bonne nuyt.» L'escuier, qui estoit subtil, ce voyant, se doubta tantost que ce bon chevalier vouloit aller courre, et qu'il se couvroit des besoignes de lendemain pour luy donner congié, mais il n'en fist quelque semblant, ainçois dist en prenant congié et donnant la bonne nuyt: «Monseigneur, vous dictes bien, levez vous matin et aussi feray-je.» Quand ce bon escuier fut en bas descendu, il trouva une petite mulette au pié des degrez du chasteau, et ne vit ame qui la gardast; et pensa tantost que le page qu'il avoit encontré en descendant alloit querir la housse de son maistre, et aussi faisoit-il. «Ha! dit-il en soy mesmes, mon hoste ne m'a pas donné congé de si haulte heure sans cause; véezcy sa mulette qui n'attent aultre chose que je soie en voye, pour porter son maistre où l'on ne veult pas que je soye. Ha! mulette, dist-il, si tu savoies parler que tu diroies de bonnes choses; je te pry que tu me maines où ton maistre veult estre.» Et à cest coup il se fist tenir l'estrief par son paige, et luy mist la rene sur le col, et la laissa aller où bon luy sembla tout le beau pas. Et la bonne mulette le mena par rues et ruelles, deçà et delà, tant qu'elle se vint arrester au devant d'un petit guichet qui estoit en une rue oblicque où son maistre avoit acoustumé de venir, qui estoit l'huys du jardin de la damoiselle qu'il avoit tant amée et par desespoir abandonnée. Il mist pié à terre, et puis hurta ung petit coup au guichet, et une damoiselle qui faisoit le guet par une faulse treille, cuidant que ce fust le chevalier, s'en vint en bas et ouvrit l'huys, et dist: «Monseigneur, vous soiez bien venu, véezla madamoiselle en sa chambre qui vous attend.» Elle ne le congneut pas, pource qu'il estoit tard, et avoit une cornette de veloux devant son visage. Et le bon escuier respondit: «Je vois vers elle.» Et puis dit à son paige tout bas en l'oreille: «Va t'en bien à haste, et remaine la mulette où je la prins, et puis t'en va coucher.—Si feray-je, monseigneur, dit-il.» La damoiselle reserra le guichet, et s'en retourna en sa chambre. Et nostre bon escuier, trèsfort pensant à sa besoigne, marche trèsasseurement vers la chambre où sa dame estoit, laquelle il trouva desjà mise en sa cotte simple, la grosse chayne d'or au col. Et comme il estoit gracieux, courtois, et bien enparlé, la salua bien honorablement, et elle, qui fut tant esbahie que si cornes luy venissent, de prinsault ne sceut que respondre, sinon à chef de pièce elle luy demanda qu'il queroit léens, et dont il venoit à ceste heure, et qui l'avoit bouté dedans. «Madamoiselle, dit-il, vous povez assez penser que si je n'eusse eu aultre aide que moy mesmes je ne fusse pas icy; mais la Dieu mercy, ung qui a plus grant pitié de moy que vous n'avez encores eu, m'a fait cest avantage.—Et qui vous y a amené, sire? dit-elle.—Par ma foy, madamoiselle, je ne le vous quier jà celer: ung tel seigneur, c'est assavoir son hoste du soupper, m'y a envoié.—Ha! dit-elle, le traistre et desloyal chevalier qu'il est, se trompe-il en ce point de moy? Or bien, bien, j'en seray vengée quelque jour.—Ha! madamoiselle, ce n'est pas bien dit à vous, car ce n'est pas traïson de faire plaisir à son amy, et luy faire secours et service quand on le peut faire. Vous savez bien la grand amytié qui est de pieça entre luy et moy, et qu'il n'y a celuy qui ne dye à son compaignon tout ce qu'il a sur le cueur. Or est ainsi qu'il n'y a pas long temps que je luy comptay et confessay tout le long la grant amour que je vous porte, et que à ceste cause je n'avoie un seul bien en ce monde; et si par aucune fasson je ne parvenoye à vostre bonne grace, il ne m'estoit pas possible de longuement vivre en ce doloreux martire. Quand le bon seigneur a cogneu à la verité que mes parolles n'estoient pas faintes, doubtant le grant inconvenient qui m'en pourroit sourdre, a esté bien content de moy dire ce qui est entre vous deux; et ayme mieulx vous abandonner en me sauvant la vie, qu'en me perdant maleureusement vous entretenir. Et si vous estiez telle que vous devriez, vous n'eussez pas tant attendu de bailler confort et garison à moy vostre obéissant serviteur, qui savez certainement que je vous ay loyaument servie et obéye.—Je vous requier, dit-elle, que vous ne me parlez plus de cela, et si vous en allez d'icy. Maudit soit celuy qui vous y fist venir!—Savez-vous qu'il y a, madamoiselle? dit-il; ce n'est pas mon intencion de partir d'icy qu'il ne soit demain.—Par ma foy, dit-elle, si ferez tout maintenant.—Par la mort bieu, non feray, car je coucheray avec vous.» Quand elle vit que c'estoit à bon escient et qu'il n'estoit pas homme pour enchacier par rudes parolles, elle luy cuida donner congié par doulceur, et dist: «Je vous prie tant que je puis, allez vous en pour meshuy; et par ma foy une aultre foiz je feray ce que vous vouldrez.—Dya, dit-il, n'en parlez plus, car je coucheray céans.» Et lors commence à soy despoiller, et prend la damoiselle et la baise et la maine bancqueter, et fist tant, pour abreger, qu'elle se coucha et luy d'emprès elle. Ils n'eurent guères esté couchez, et plus couru d'une lance, quand véezcy bon chevalier qui va venir sur sa mullette, et vient hurter au guichet. Et le bon escuier qui l'oyt le cogneut tantost; si commence à grouiller, contrefaisant le chien trèsfièrement.

Le chevalier, quant il l'oyt, fut bien esbahy, et autant courroucé. Si rehurte de plus belle très rudement au guichet, et l'autre de recommencer à grouiller plus fièrement que devant. «Qui est-ce là qui grouille? dist celui de dehors; par la mort bieu! je le sauray. Ouvrez l'huys, ou je le porteray en la place.» Et la bonne gentil femme, qui enrageoit toute vive, saillit à la fenestre, en sa chemise, et dist: «Estes-vous là, faulx chevalier et desloyal? Vous avez beau hurter, vous n'y entrerez pas.—Pourquoy n'y entreray-je pas? dit-il.—Pource, dit-elle, que vous estes le plus desloyal qui jamais femme accointast; et n'estes pas digne de vous trouver avecques gens de bien.—Madamoiselle, dist-il, vous blasonnez très bien mes armes! je ne sçay qui vous meut, car je ne vous ay pas fait desloyauté, que je sache.—Si avez, dist elle, et la plus grande que jamais homme fist à femme.—Non ay, par ma foy, mais dictes moy qui est là dedans.—Vous le savez bien, traistre mauvais, dit-elle, que vous estes.» Et à cest coup bon escuier qui ou lit estoit commença à groutter, contrefaisant le chien, comme par avant. «A dya, dist celuy de dehors, je n'entens point cecy; et ne sceray point qui est ce grouilleur?—Saint Jehan! si ferez», dist-il; et il sault sus d'emprès sa dame, et vint à la fenestre, et dist: «Que vous plaist-il, monseigneur? vous avez tort de nous ainsi reveiller.» Le bon chevalier, quand il cogneut qui parloit à luy, fut tant esbahy que merveilles. Et quand il parla il dist: «Et dont viens tu cy?—Je vien de soupper de vostre maison pour coucher céans.—A male faute», dit-il. Et puis adressa sa parole à la damoiselle et dist: «Mademoiselle, hebergez vous telz hostes céans?—Oy, monseigneur, dit-elle, la vostre mercy qui le m'avez envoyé.—Moy! dit-il; saint Jehan! il n'en est rien; je suys mesme venu pour y tenir ma place, mais c'est trop tard. Et au mains je vous prie, puis que je n'en puis avoir aultre chose, ouvrez moy l'huys, si buray une foiz.—Vous n'y entrerez jà, par Dieu! dit-elle.—Saint Jehan! si fera», dist l'escuier. Et lors descendit et ouvrit l'huys, et s'en vint recoucher, et elle aussi, Dieu scet bien honteuse et mal contente; mais il luy convenoit obeir pour ceste heure. Quand le bon seigneur fut dedans, et il eut alumé de la chandelle, il regarda la belle compaignie dedans le lict, et dist: «Bon preu vous face, madamoiselle, et à vous aussi, mon escuier.—Bien grand mercy, monseigneur», dist il. Mais la damoiselle, qui plus ne povoit si le cueur ne luy sailloit du ventre, ne peut oncques dire ung seul mot, et cuidoit tout certainement que l'escuier fust léans arrivé par l'advertissement et conduicte du chevalier; si luy en vouloit tant de mal qu'on ne le vous saroit dite: «Et qui vous a enseigné la voye de céans, mon escuier? dist le chevalier.—Vostre mulette, monseigneur, dist-il, que je trouvay en bas, au chasteau, quant j'eu souppé avecque vous; elle estoit là seule et esgarée, si luy demanday qu'elle attendoit, et elle me respondit qu'elle n'attendoit que sa housse et vous.—Et pour où aller? dis-je.—Où nous avons de coustume, dist-elle.—Je scay bien, dys-je, que ton maistre ne yra meshuy dehors, car il se va coucher; mais maine moy là où tu scez qu'il va de coustume, et je t'en prie.» Elle en fut contente, si montay sus, et elle m'adressa céans, la sienne bonne mercy.—Dieu mecte en mal an l'orde beste qui m'a encusé, dist le bon seigneur.—Ha! que vous le valez loyaument, monseigneur! dit la damoiselle, quant elle peut prendre la peine de parler. Je voy bien que vous trompez de moy, mais je veil bien que vous sachez que vous n'y arez guères d'honneur. Il n'estoit jà mestier, si vous n'y vouliez plus venir, d'y envoier aultruy soubs umbre de vous; mal vous cognoist qui oncques ne vous vit.—Par la mort bieu! je ne l'y ay pas envoyé, dist-il; mais puis qu'il y est, je ne l'en chasseray pas; et aussi il en y a assez pour nous deux; n'a pas, mon compaignon?—Oy, monseigneur, oy, dit-il, tout à butin, et je le veil; si nous fault boire du marché.» Et lors se tourna vers le dressouer, et versa du vin en une grant tasse qui y estoit, et dist: «Je boy à vous, mon compaignon.—Je vous plege, dit l'autre, mon compaignon», et puis fist verser de l'aultre vin à la damoiselle, qui ne vouloit nullement boire; mais en la fin, voulsit ou non, elle baisa la tasse. «Or ça, dist le gentil chevalier, mon compaignon, je vous lairray cy, besoignez bien, c'est vostre tour aujourdui, le mien sera demain, si Dieu plaist; si vous prie que vous me soiez aussi gratieux, quand vous m'y trouverez, que je vous suys maintenant.—Nostre dame, mon compaignon, si seray je, ne vous doubtez.» Ainsi s'en ala le bon chevalier, et là laissa l'escuier, qui fist le mieulx qu'il peut ceste première nuyt. Et advertit la damoiselle de tout point de toute la verité de son adventure, dont elle fut ung peu plus contente que si l'aultre l'y eust envoyé. Ainsi que avez oy fut la belle damoiselle deceue par la mulette, et contraincte d'obéir au chevalier et à l'escuier, chacun à son tour, dont en la fin elle s'accoustuma et trèsbien le print en patience. Mais tant de bien y eut, que si le chevalier et l'escuier s'entraimoyent bien par avant ceste adventure, l'amour d'entre eulx deux à ceste occasion en fut redublée, qui entre aucuns mal conseillez, eust engendré discort et mortelle hayne.


LA XXXIIe NOUVELLE.
PAR MONSEIGNEUR DE VILLIERS.

A ffin que ne soye seclus du trèseureux et hault merite deu à ceulx qui traveillent et labourent à l'augmentacion et accroissement des histoires de ce present livre, je vous racompteray en bref une adventure nouvelle par laquelle l'on me tiendra pour acquitté d'avoir fourny la nouvelle dont j'ay naguères esté sommé. Il est notoire verité que en la ville d'Ostellerie, en Casteloigne, naguères arrivèrent pluseurs frères mineurs, qu'on dit de l'observance, eschassez et deboutez par leur mauvais gouvernement et faincte devocion du royaume d'Espaigne. Et trouvèrent fasson d'avoir accès et entrée devers le seigneur de la dicte ville, qui desjà ancien et chargé d'ans estoit; et tant firent, pour abreger, qu'il leur fonda et fist une trèsbelle église et couvent, et les maintint et entretint toute sa vie le mieulx qu'il peut. Régna après son filz aisné, qui ne leur fist pas mains de bien que son bon père. Et de fait ilz prosperèrent en peu d'ans, si trèsbien qu'ilz avoient suffisaument tout ce qu'on saroit demander par raison en ung couvent de mandians. Et affin que vous sachez qu'ilz ne furent pas oyseux pendant le temps qu'ilz acquisrent ces biens, ilz se misrent à prescher tant en la ville que par les villages voisins, et gaignèrent tout le peuple, et tant firent qu'il n'estoit pas bon crestian qui ne s'estoit à eulx confessé, tant avoient grand bruyt et bon los de bien savoir remonstrer aux pecheurs leurs defaultes. Mais qui les loast et eust bien en grace, les femmes estoient du tout données à eulx, tant les avoienr trouvés sainctes gens de grant charité et de profunde devotion. Or entendez la deception mauvaise et horrible traison que ces faulx ypocrites pourchassèrent à ceulx et celles qui tant de biens de jour en jour leur faisoient: ilz feirent entendre à toutes les femmes generalement de la ville qu'elles estoient tenues à Dieu de rendre le disme de tous leurs biens, «comme au seigneur de telle chose et de telle, à vostre parroisse et curé de telle chose et telle; et à nous vous devez rendre le disme du nombre des foiz que vous couchez charnellement avecques voz mariz. Nous ne prenons sur vous aultre disme, car, comme vous savez, nous ne portons point d'argent; et si n'en querons point, car il ne nous est rien des biens temporelz et transitoires de ce monde. Nous querons et demandons seullement les biens espirtuelz. La disme que nous devez et que nous vous demandons, elle n'est pas des biens temporelz; elle est à cause du saint sacrement que vous avez receu, qui est une chose divine et espirituelle. Et de celuy n'appartient à nul recevoir le disme que à nous seullement, religieux de l'observance.» Les pouvres simples femmes, qui mieulx cuidoient ces bons frères estre anges que hommes terriens, ne refusèrent pas ce disme à paier. Il n'y eust celle qui ne le paya à son tour, de la plus haulte jusques à la maindre; mesmes la dame du seigneur n'en fust pas excusée. Ainsi furent toutes les femmes de la ville appaties à ces vaillans moynes; et n'y avoit celuy d'eulz qui n'eust à sa part de quinze à seize femmes le disme à recevoir; et à ceste occasion, Dieu scet les presens qu'ilz avoient d'elles, tout soubz umbre de devocion. Ceste manière de faire dura beaucop et longuement sans qu'elle venist à la cognoissance de ceulx qui se fussent bien passez de ceste disme nouvelle. Elle fut toutesfoiz en la fin descouverte en la manière qui s'ensuyt: Ung jeune homme nouvellement marié fut prié de soupper à l'ostel d'un de ses parens, et luy et sa femme; et comme ilz retournoient de ce couvine, passans par devant l'église des bons cordeliers dessus ditz, la cloche de l'Ave Maria sonna tout à ce coup, et le bon homme s'enclina sur la terre pour dire ses devocions, et sa femme luy dist: «S'il vous plaisoit, j'entreroye voluntiers dedans ceste eglise pour dire ung Pater noster et ung Ave Maria.—Que ferez-vous là dedans à ceste heure? dist le mary; vous y reviendrez bien quand il sera jour, demain ou une aultre foiz.—Je vous requier, dit-elle, que je y aille; par ma foy, je retourneray tantost.—Nostre dame, dist-il, vous n'y entrerez jà maintenant.—Par ma foy, dit-elle, c'est force, il m'y convient aller; je ne demoureray rien; si vous avez haste d'aller à l'ostel, allez tousjours devant, je vous suyvray tout à ceste heure.—Picquez, picquez devant, dit-il, vous n'y avez pas tant à faire; si vous voulez dire Pater noster ne Ave Maria, il y a assez place à l'ostel, et vous vauldra autant là le dire que maintenant en ce moustier, où l'en ne voit goute.—A dya! dit-elle, vous direz ce qu'il vous plaira; mais, par ma foy, il fault necessairement que j'entre ung petit dedans.—Et pourquoy? dit-il; voulez-vous aller coucher avecques les frères de léens?» Elle, qui cuidoit à la vérité que son mary sceust bien qu'elle payoit le disme, luy respondit: «Nenny, je n'y veil pas aller coucher, mais je veil aller payer.—Quoy paier? dit-il.—Vous le savez bien, dit-elle, et si le demandez.—Que scay-je bien? dit-il; je ne me mesle pas de voz debtes.—Au mains, dit-elle, savez vous bien qu'il me fault paier le disme.—Quel disme?—Ha hors, dit-elle, c'est ung jamès; et le disme de nuyt de vous et de moy; vous avez bon temps, il fault que je le paye pour nous deux.—Et à qui le payez vous? dit-il.—A frère Eustace. Allez tousjours à l'ostel; si m'y laissez aller que j'en soye quitte: c'est si grant peché de ne le non point paier que je ne suis jamais aise quand je luy doy rien.—Il est meshuy trop tard, dit-il, il est couché passé une heure.—Ma foy, ce dit-elle, je y ay esté ceste année beaucop plus tard; puis qu'on veult paier on y entre à toutes heures.—Allons, allons, dit-il, une nuyt n'y fait rien.» Ainsi s'en retournèrent le mary et la femme mal contens tous deux, la femme qu'on ne l'a pas laissée paier son disme, et le mary, qui se voit ainsi deceu, estoit tout esprins d'ire et de maltalent, qui encores luy redoubloit sa peine qu'il ne l'osoit monstrer. A chef de pièce toutesfoiz, ilz se couchèrent; le mary, qui estoit subtil, interroga sa femme de longue main, si les aultres de la ville ne payoient pas aussi bien ce disme qu'elle fait. «Quoy donc? dit-elle; par ma foy, si font; quel privilége aroyent elles plus que moy? Nous sommes encores seze ou vingt qui le payons à frère Eustace. Ha! il est tant devot! et créez que ce luy est une grand peine et une bien meritoire pacience. Frère Bertholomeu en a autant ou plus, et, entre les aultres, madame est de son nombre. Frère Jacques aussi en a beaucop, et frère Anthoine aussi; il n'y a celuy d'eulx qui n'ayt son nombre.—Saint Jehan, dit le mary, ils n'ont pas œuvre laissée; or cognois je bien qu'ilz sont beaucop plus devotz qu'ilz ne semblent; et vrayement je les veil avoir céans pour trestous l'un après l'autre les festoier et oyr leurs bonnes devises. Et pource que frère Eustace reçoit le disme de céans, faictes que nous ayons demain bien à disner, car je l'amainray.—Très voluntiers, dit-elle; au mains ne me fauldra-il pas aller en sa chambre pour payer; il le recevra bien céans.—Vous dictes bien, dit-il; or dormons.» Mais créez qu'il n'en avoit garde, et si luy tardoit beaucop qu'il fust jour; et en lieu de dormir il pensa tout à son aise ce qu'il vouloit à lendemain executer. Ce disner vint, et frère Eustace, qui ne sçavoit pas l'intencion de son hoste, fist assez bonne chère dessoubz son chaperon. Et quand il véoit son point, il prestoit ses yeulx à l'ostesse, sans espargner par dessous la table le gracieux jeu des piez, de quoy s'apercevoit et donnoit très bien garde l'oste, sans en faire semblant, combien que ce fust à son prejudice. Après les graces, il appela frère Eustace, et luy dist qu'il luy vouloit monstrer une ymage de Nostre Dame et une belle oroison qui estoit en sa chambre; et il respondit qu'il le verroit voluntiers. Ilz entrèrent dedans, et l'oste ferma l'huys, et puis saisit une grande hache, et dist à nostre cordelier: «Par la mort bieu, beau père, vous ne saulterez jamais d'icy sinon les piez devant, se vous ne confessez verité.—Helas! mon hoste, dist frère Eustace, je vous cry mercy! et que me demandez-vous?—Je vous demande, dit-il, le disme de la disme que vous avez prins sur ma femme.» Quand le cordelier oyt parler du disme, il se pensa bien que ses besoignes n'estoient pas bonnes; si ne sceut que respondre, sinon de crier mercy, et de s'excuser le plus beau qu'il povoit: «Or me dictes, dist l'oste, quel disme est ce que vous prenez sur ma femme et sur les autres?» Le pouvre cordelier estoit tant efferré qu'il ne savoit parler, et ne respondoit mot. «Dictes moy, dist l'oste, la chose comment elle va, par ma foy je vous lairray aller, et ne vous feray jà mal; si non je vous tueray tout roidde.» Quand l'autre se vit asseuré, il ayma mieulx confesser verité et son peché et celuy de ses compaignons et eschapper, que le celer et tenir clos et estre en dangier de perdre sa vie; si dist: «Mon hoste, je vous cry mercy, je vous diray verité. Il est vray que mes compaignons et moy avons fait accroire à toutes les femmes de ceste ville qu'elles doivent le disme des foiz que vous couchez avec elles; elles nous ont creuz, si le payent et jeunes et vieilles; puisqu'elles sont mariées, il n'en y a pas une qui en soit excusée; madame mesmes la paye comme les aultres, ses deux niepces aussi, et generalement nulle n'en est exemptée.—Ha dya, dist l'oste, puis que monseigneur et tant de gens de bien le payent, je n'en doy pas estre quitte, combien que je m'en passasse bien. Or vous en allez, beau père, par tel fin que vous me quitterez le disme que ma femme vous doit.» L'autre ne fut oncques si joyeux quand il se fut sauvé dehors, si dist que jamais n'en demanderoit rien, comme non fist-il, ainsi que vous orrez. Quand l'oste du cordelier fut bien informé de sa femme et de son dismeur de ceste nouvelle disme, il s'en vint à son seigneur et luy compta tout du long le cas du disme, comme il est touché sy dessus. Pensez qu'il fut bien esbahy et dist: «Oncques ne me pleurent ces papelars, et si me jugeoit bien le cueur qu'ilz n'estoient pas telz par dedens qu'ilz se monstroient par dehors. Ha maudictes gens qu'ils sont! maudicte soit l'heure qu'onques monseigneur mon père, à qui Dieu pardoint, les accoincta! Or sommes nous par eulx gastez et deshonorez. Et encore feront-ilz pis s'ils durent longuement. Qu'est-il de faire?—Par ma foy, monseigneur, dit l'autre, s'il vous plaist et semble bon, vous assemblerez tous vos subjects de cette ville: la chose leur touche comme à vous; si leur declarez ceste adventure, et puis arez advis avec eulx de pourveoir au remède, combien que ce soit tard.» Monseigneur le voult; si manda tous ses subjectz mariez tant seullement, et ilz vindrent vers luy; et en la grand sale de son hostel, il leur declara tout au long la cause pourquoy il les avoit assemblez. Si monseigneur fut bien esbahy de prinsault, quand il sceut premier ces nouvelles, aussi furent toutes ces bonnes gens qui là estoient. Les uns disoient: Il les faut tuer; les aultres: Il les fault pendre; les aultres: noyer. Les aultres disoient qu'ilz ne pourroient croire que ce fust verité, et qu'ilz sont trop devotz et de saincte vie. Ainsi dirent longuement les unz d'un et les aultres d'aultre. «Je vous diray, dist le seigneur: nous manderons icy noz femmes, et ung tel maistre Jehan, etc., lequel fera une petite collacion, laquelle enfin cherra à parler des dismes, et leur demandera au nom de nous tous s'elles s'en acquictent, car nous voulons qu'elles soient paiées; nous orrons leur response.» Et après advis sur cela, ilz s'accordèrent tous au conseil et à l'oppinion de monseigneur. Si furent toutes les femmes mariées de la ville mandées; si vindrent en la sale où tous leurs mariz estoient. Monseigneur mesme fist venir madame, qui fut toute esbahie de voir l'assemblée de ce peuple. Ung sergent de par monseigneur commenda faire silence. Et maistre Jehan se mist ung peu au dessus des aultres, et commença sa petite collacion comme il s'ensuyt: «Mesdames et mesdamoiselles, j'ay la charge de par monseigneur qui cy est et ceulx de son conseil vous dire en bref la cause pourquoy vous estes icy mandées. Il est vray que monseigneur, son conseil et son peuple qui cy est, ont tenu à ceste heure ung petit chapitre du fait de leurs consciences; la cause si est qu'ilz ont volunté, Dieu devant, dedans bref temps de faire une belle procession et devote à la loange de Nostre Seigneur Jhesu Crist et de sa glorieuse mère, et à icelluy jour se mettre trestous en bon estat, affin qu'ilz soient mieulx exaulsiez en leurs plus devotes prières et que les œuvres qu'ils feront soient à celuy jour à Dieu plus agréables. Vous savez assez que, la mercy Dieu, nous n'avons eu nulles guerres de nostre temps, et noz voisins en ont esté terriblement persecutez, et de pestilence et de famine. Quand les aultres en ont esté examinez, nous avons peu dire et encores disons que Dieu nous en a preservez. C'est bien raison que nous cognoissons que ce vient non pas de noz propres vertuz, mais de la seulle large et liberale grace de nostre benoist redempteur, qui huche, appelle, et invite au son des devotes prières qui se font en nostre eglise parochiale, et où nous adjoustons très grand foy et tenons ferme devocion. Le devot couvent des cordeliers de ceste ville nous a beaucop valu et vault à la conservacion des biens dessus dictz. Au surplus nous voulons savoir de vous si vous acquictez à faire ce à quoy vous estez tenues; et combien que nous tenons assez estre en vostre memoire l'obligacion qu'avez à l'église, il ne vous desplaira pas pour plus grand seureté si je vous en touche aucuns des plus gros poincts. Quatre foiz l'an, c'est assavoir à quatre nataulx, vous devez confesser du mains à quelque ung prestre ou religieux ayant sa puissance; et si à chaqu'une foiz receviez vostre créateur, ce seroit trèsbien fait; deux foiz ou une foiz l'an du mains le devez-vous faire. Allez à l'offrande tous les dimanches, et à chacune messe; celles qui en ont la puissance, paiez loyaument les dismes à Dieu, comme de fruiz, de poules, d'aigneaulx, de cochons, et aultres telz usages accoustumez. Vous devez aussi ung aultre disme aux devotz religieux du couvent de saint Françoys, que non voulons expressement qu'il soit payé; c'est celuy qui plus nous touche au cueur, et dont nous desirons plus l'entretenance; et pourtant s'il y a nulles de vous qui en ait fait son devoir aultrement que bien, soit ou par sa negligence ou par faulte de le demander, de le payer s'avance. Vous savez que ces bons religieux ne peuvent venir en voz hostelz querir leur disme, ce leur seroit trop grand peine et trop grand destourbier; il doit bien suffire s'ilz prenent la peine de le recevoir. Véezla partie de ce que je vous ay à dire; reste à savoir celles qui ont paié et celles qui doivent.» Maistre Jehan n'eut pas sitost finé son dire que plus de vingt femmes, toutes à une voix, commencèrent à crier: «J'ay paié, moy; j'ay paié, moy; je ne doy rien; ne moy, ne moy!» D'aultre costé dirent ung cent d'aultres, et generalement toutes, qu'elles ne devoient rien; mesmes saillirent avant quatre ou six belles jeunes femmes qui dirent qu'elles avoient si bien payé qu'on leur devoit sur le temps advenir, à l'une quatre foiz, à l'autre six, à l'autre dix. Il y avoit aussi d'autre costé je ne scay quantes veilles qui ne disoient mot; et maistre Jehan leur demanda s'elles avoient bien payé leur disme, et elles respondirent qu'elles avoient faict traicté avec les cordeliers. «Comment, dit-il, ne paiez vous pas? vous devriez semondre et contraindre les aultres de ce faire, et vous mesmes faictes la faulte!—Dya, ce dit l'une, ce n'est pas par moy; je me suis plusieurs foiz presentée de faire mon devoir, mais mon confesseur n'y veult jamais entendre; il dist tousjours qu'il n'a loisir.—Saint Jehan, dirent les aultres veilles, nous avons converty par traicté fait avec eulx la disme que devons en toille, en drap, en coussins, en bancquiers, en oreilliers, et en aultres telles bagues; et ce par leur conseil et advertissement, car nous amerions mieulx à paier comme les aultres.—Nostre Dame, dist maistre Jehan, il n'y a point de mal, c'est trèsbien fait.—Elles s'en peuvent bien aller quand leur plaira, monseigneur, dist maistre Jehan; ne font pas?—Oy, dit-il; mais quoy que soit, que ce disme ne soye pas oublyé.» Quand elles furent toutes hors de la sale, l'huis fut serré; si n'y eut celuy des demourez qui ne regardast son compaignon. «Or ça, dist monseigneur, qu'est-il de faire? Nous sommes acertenez de la traïson que ces ribaulx moynes nous ont faicte par l'un d'eulx et par noz femmes; il ne nous fault plus de tesmoings.» Après pluseurs et diverses opinions, la finale et derrenière resolucion si fut, qu'ils yront bouter le feu ou couvent, et brulleront et moynes et moustier. Si descendirent en bas en la ville, et vindrent au monastère; et ostèrent hors le Corpus Domini, et aucuns aultres reliquiaires, et l'envoyèrent en la parroisse; et puis, sans plus enquerre, boutèrent le feu en divers lieux léens, et ne s'en partirent tant que tout fut consumé, et moynes, et convers, et eglise, et dortoir, et le surplus des edifices, dont il avoit foison léens. Ainsi achetèrent bien chèrement les pouvres cordeliers le disme non accoustumé qu'ilz misrent sus. Dieu mesmes, qui n'en povoit mais, en eut bien sa maison brullée.


LA XXXIIIe NOUVELLE.
PAR MONSEIGNEUR.

U ng gentil chevalier des marches de Bourgoigne, sage, vaillant, et très bien adrecié, digne d'avoir bruit et los, comme il eut tout son temps, entre les mieulx et plus renommez, se trouva tant et si bien en la grace d'une belle damoiselle qu'il en fut retenu serviteur, et d'elle obtint à chef de pièce tout ce que par honneur donner luy povoit; et au surplus, par force d'armes ad ce la mena que refuser ne luy peut nullement ce que pluseurs devant et après ne peurent obtenir. Et de ce se print et donna trèsbien garde ung très gentil et gracieux seigneur, trèscler voyant, dont je passe le nom et les vertuz, lesquelles, si en moy estoit de les racompter, n'y a celuy de vous qui tantost ne congneust de quoy ce compte se feroit, ce que pas ne vouldroye. Ce gentil homme que je vous dy, qui se perceut des amours du chevalier dessus dit, quand il vit son point, luy demanda s'il n'estoit point amoureux d'une telle damoiselle, c'est assavoir de celle dessus dite? Et il luy respondit que non; et l'autre, qui bien savoit le contraire, luy dist qu'il cognoissoit trèsbien que si. Neantmains, quelque chose qu'il luy dist ou remonstrast, qu'il ne luy devoit pas celer ung tel cas, et que si il luy estoit advenu semblable, ou beaucop plus grand, il ne luy celeroit jà, si ne luy voult oncques confesser ce qu'il savoit certainement et bien. S'il se pensa qu'en lieu d'aultre chose faire, et pour passer temps, s'il scet trouver voie ne fasson, en lieu que celuy luy est tant estrange et prend si peu de fiance en luy, il s'accointera de sa dame et se fera privé d'elle. A quoy il ne faillit pas, car en peu d'heure il fut vers elle si très bien venu, que celuy qui le valoit, qu'il se povoit vanter d'en avoir aultant obtenu, sans faire guères grand queste ne poursuite, que celuy qui mainte peine et foison de travaux en soustint; et si avoit ung bon point: il n'en estoit en rien feru. Et l'aultre, qui ne pensoit point avoir compaignon, en avoit tout au long du bras ou autant qu'on en pourroit entasser à force ou cueur d'un amoureux. Et ne vous fault pas penser qu'il ne fust entretenu de la bonne gouge autant et mieulx que par avant, qui le faisoit plus avant bouter et entretenir en sa fole amour. Et affin que vous sachez que ceste vaillant gouge n'estoit pas oiseuse, qui en avoit à entretenir deux du mains, lesquelz elle eust à grand regret perduz, et spécialement le derrenier venu, car il estoit de plus haulte estoffe et trop mieulx soulier à son pié que le premier venu, et elle leur bailloit et assignoit tousjours heure de venir vers elle l'un après l'aultre, comme l'un aujourd'huy et l'aultre demain. Et de ceste manière de faire savoit bien l'occasion le derrenier venu, mais il n'en faisoit nul semblant, et aussi à la vérité il ne luy en challoit guères, si non que ung pou luy desplaisoit la folie du premier venu, qui trop fort à son gré se boutoit en chose de petite value. Et de fait se pensa qu'il l'en advertiroit tout du long, ce qu'il fist. Or savoit-il bien que les jours que la gouge luy defendoit de venir vers elle, dont il faisoit trop bien le mal content, estoient gardez pour son compaignon le premier venu. Si fist le guet par pluseurs nuiz; et le véoit entrer vers elle par le mesme lieu et à celle heure que ès aultres ses jours faisoit. Si luy dist ung jour entre les aultres: «Vous m'avez beaucop celé les amours d'une telle et de vous; et n'est serment que vous ne m'ayez fait au contraire, dont je m'esbahis bien que vous prenez si peu de fiance en moy, voire quand je sçay davantage et véritablement ce qui est entre vous et elle. Et affin que vous sachiez que je sçay qui en est, je vous ay veu entrer de vers elle par pluseurs foiz à telle heure et à telle; et de fait hier, n'a pas plus loing, je teins sur vous, et d'un lieu où j'estoye, je vous y vy entrer; vous savez bien si je dy vray.» Le premier venu, quand il oyt si vives enseignes tant notoires, il ne sceut que dire; si luy fut force de confesser ce qu'il eust très voluntiers celé, et qu'il cuidoit que ame ne sceust que luy. Et dist à son compaignon le derrenier venu que vrayement il ne luy peut plus ne veult celer qu'il en soit bien amoureux, mais il luy prie qu'il n'en soit nouvelle. «Et que diriez-vous, dit l'autre, si vous aviez compaignon?—Compaignon! dist-il, quel compaignon? En amours, je ne le pense pas, dit il.—Saint Jehans! dist le derrenier venu, et je le sçay bien; il ne fault jà aller de deux en trois, c'est moy. Et pour ce que je vous voy plus feru que la chose ne vaille, vous ay-je pieça voulu advenir, mais vous n'y avez voulu entendre; et si je n'avoie plus grant pitié de vous que vous mesmes n'ayez, je vous lairroye en ceste folye; mais je ne pourroye souffrir que une telle gouge se trompast et de vous et de moy si longuement.» Qui fut bien esbahy de ces nouvelles, ce fut le premier venu, car il cuidoit tant estre en grace que merveilles; si ne savoit que dire ne penser. Au fort, quand il parla, il dist: «Nostre dame! on m'a bien baillé de l'oye, et si ne m'en doubtoie guères; si en ay esté plus aisié à decevoir; le dyable emporte la gouge quand elle est telle!—Je vous diray, dit le derrenier venu, elle se cuide tromper de nous, et de fait elle a desjà trèsbien commencé, mais il la fault nous mesmes tromper.—Et je vous en prie, dist le premier venu, le feu de saint Anthoine l'arde quand oncques je l'accointay!—Vous savés, dist le derrenier venu, que nous allons vers elle tour à tour, il fault qu'à la première foiz que vous yrez ou moy, ainsi qu'il viendra, que vous dictes que vous avez bien cogneu et apperceu que je suis amoureux d'elle, et que vous m'avez veu entrer et vers elle venir, à telle heure, et ainsi habillé; et que par la mort bieu, si vous m'y trouvez plus, vous me tuerez tout roidde, quelque chose qui vous en doibve advenir. Et je diray pareillement de vous, et nous verrons sur ce qu'elle fera et dira et arons advis du surplus.—C'est très bien dit, et je le veil», dit le premier venu. Comme il fut dit il en fut fait, car je ne scay quans jours après, le derrenier venu eut son tour d'aller besoigner, si se mist au chemin et vint au lieu assigné. Quand il se trouva seul avecques la gouge, qui le receut très doulcement et de grand cueur, comme il sembloit, il faindit, comme bien le savoit faire, une sure et matte chère, et monstra semblant de courroux. Et elle, qui avoit accoustumé de le voir tout aultre, ne sceut que penser; si luy demanda qu'il avoit et que sa manière monstroit que son cueur n'estoit pas à son aise.—«Vrayement, madamoiselle, dist-il, vous dictes vray, que j'ay bien cause d'estre mal content et desplaisant; la vostre mercy toutesfoiz que le m'avez pourchassé.—Moy, dist-elle. Hélas! non ay, que je sache; car vous estes le seul homme en ce monde à qui je vouldroye faire plus de plaisir, et de qui plus près me toucheroit l'ennuy et le desplaisir.—Il n'est pas damné qui ne le croit, dit-il; et pensez-vous que je ne me soye bien apperceu que vous entretenez ung tel, c'est assavoir le premier venu. Si faiz, par ma foy, je l'ai trop bien veu parler à vous à part; et que plus est, je l'ay espié et veu entrer ceans. Mais par la mort bieu, si je l'y trouve jamais, son derrenier jour sera venu, quelque chose qu'il en doyve ou puisse advenir; que je souffrisse ne peusse veoir qu'il me fist ce desplaisir, j'aymeroye mieulx à morir mille foiz, s'il m'estoit possible. Et vous estes aussi bien desloyalle, qui savez certainement et de vray que, après Dieu, je n'ayme rien tant que vous, qui à mon très grant prejudice le voulez entretenir.—Ha! monseigneur, dit-elle, et qui vous a fait ce raport? Par ma foy, je veil bien que Dieu et vous sachez que la chose va tout aultrement, et de ce je le prens à tesmoignage qu'oncques en jour de ma vie je ne tins termes à cestuy dont vous parlez, ne à aultre, quel qui soit, tant que vous ayez tant soyt peu de cause d'en estre mal content. Je ne veil pas nyer que je n'aye parlé et parle à luy tous les jours, et à pluseurs aultres, mais qu'il y ait entretiennement, rien; ains tiens que ce soit la maindre de ses pensées, et aussi, par Dieu, il se abuseroit. Jà Dieu ne me laisse tant vivre que aultruy que vous ait une part ne demye en ce qui est tout entière vostre.—Madamoiselle, dit-il, vous le savez très bien dire, mais je ne suis pas si beste de le croire.» Quelque malcontent qu'il y eust, il fist ce pourquoy il estoit venu, et au partir luy dist: «Je vous ay dit et de rechef vous faiz savoir que si je m'apperçoy jamais que l'aultre y vienne, je le mettray ou feray mettre en tel point qu'il ne courroussera jamais ne moy ne aultre.—Ha! monseigneur, dit elle, par dieu vous avez tort de prendre vostre ymaginacion sur luy, et croiez que je suis seure qu'il n'y pense pas.» Ainsi departit nostre derrenier venu. Et au lendemain son compaignon le premier venu ne faillit pas à son lever pour savoir des nouvelles; et il luy en compta largement et bien au long le demené, comment il fist le courroucié, comment il la menasse de tuer, et les responses de la gouge. «Par mon serment, c'est bien joué. Or laissez moy avoir mon tour; si je ne fays bien mon personnage, je ne fuz oncques si esbahy.» A chef de pièce son tour vint, et se trouva vers la gouge, qui ne luy fist pas mains de chère qu'elle avoit de coustume, et que le derrenier venu en avoit emporté naguères. Si l'aultre son compaignon le derrenier venu avoit bien fait du mauvais cheval et en maintien et en paroles, encores en fist-il plus, et comme celuy qui sembloit plus courroucié qu'oncques homme ne fut joyeux, dist en telle manière: «Je doy bien maudire l'heure et le jour qu'oncques j'eu vostre accointance; car il n'est pas possible à Dieu ne au monde tout ensemble d'amasser plus de doleurs, regretz, et d'amers desplaisirs au cueur d'un pouvre amoureux que j'en trouve aujourd'uy dont le mien est environné et assiégé. Helas! je vous avoye entre aultres choisie comme la non pareille de loyaulté, genteté et gracieuseté, et que je y trouveroye largement et à comble la trèsnoble vertu de loyauté; et à ceste cause m'estoye de mon cueur defait, et du tout l'avoye mis en vostre mercy, cuidant à la vérité que plus noblement ne en meilleur lieu asseoir ne le pourroie; mesmes m'avez ad ce mené que j'estoye prest et délibéré d'attendre la mort, ou plus, si possible eust esté, pour vostre honneur sauver. Et quand j'ay cuidié estre plus seur de vous, que je n'ay pas seullement sceu par estrange rapport, mais à mes yeulx mesmes perceu ung aultre venu de costé, qui me toust et rompt tout l'espoir que j'avoye en vostre service d'estre de vous tout le plus cher tenu.—Mon amy, dist la gouge, je ne sçay qui vous a troublé, mais vostre manière et voz parolles portent et jugent qu'il vous fault quelque chose, que je ne saroie penser ne inferrer que ce peut estre, si vous n'en dictes plus avant, si non ung peu de jalousie qui vous tourmente, ce me semble, de laquelle, si vous estiez bien sage, n'ariez cause de vous accointer. Et là où je saroye, je ne vous en vouldroye pas bailler l'occasion; et si vous pensez bien à tout, vous n'estes pas si peu accoinct de moy que je ne vous aye monstré la chose au monde qui plus vous en peut donner et bailler cause d'asseurance, à quoy vous me feriez tantost avoir regret, par me servir de telz paroles.—Je ne suis pas homme, dit le premier venu, que vous doyez contenter de paroles, car excusance n'y vault rien. Vous ne povez nyer que ung tel, c'est asavoir le derrenier venu, ne soit de vous entretenu; je le scay bien, car je m'en suis donné garde, et si ay bien fait le guet, car je l'ay veu venir vers vous hier, n'a pas plus loing; il y vint à telle heure et ainsi habillé. Mais je voue à Dieu qu'il en a prins ses quaresmeaux, car je tendray sur luy; et fust-il plus grand maistre cent foiz, si je l'y puis rencontrer je luy osteray la vie du corps, ou luy à moy, ce sera l'un des deux; car je ne pourroie vivre voyant ung aultre joïr de vous. Et vous estes bien faulse et desloyale, qui m'avez en ce point deceu; et non sans cause maudiz-je l'heure qu'oncques vous accointay, car je sçay tout certainement que c'est ma mort, si l'aultre scet ma volunté, et espère que oy. Et par vous je sçay de vray que je suis mort; et s'il me laisse vivre, il aguyse le cousteau qui sans mercy à ses derrains jours le mainra. Et s'ainsi en advient, le monde n'est pas assez grand pour moy sauver que morir ne me faille.» La gouge n'avoit pas moyennement à penser pour trouver soudaine et suffisante excusance pour contenter celuy qui est si mal content. Toutesfoiz ne demoura qu'elle ne se mist en ses devoirs de l'oster hors de ceste melencolie, et pour assiete en lieu de cresson, elle luy dist: «Mon amy, j'ay bien au long entendu vostre grand ratelée qui, à la verité dire, me baille à cognoistre que je n'ay pas esté si sage que je deusse, et que j'ay trop tost adjousté foy à voz semblans et decevables parolles, et qu'elles m'ont conclut et rendue en vostre obeissance; vous en tenez à present trop mains de biens de moy. Aultre raison aussi vous meut, car vous savez et assez cognoissez de fait que je suis prinse et que amours m'ont ad ce menée que sans vostre presence je ne puis vivre ne durer. Et à ceste cause et pluseurs aultres qu'il ne fault jà dire, vous me voulez tenir vostre subjecte et esclave, sans avoir loy de parler ne deviser à nul aultre que à vous. Puis qu'il vous plaist, au fort j'en suis contente, mais vous n'avez nulle cause de moy suspessonner en rien de personne qui vive, et si ne fault aussi jà que m'en excuse; verité, que tout vaint, m'en defendra si luy plaist.—Par dieu, m'amye, dist le premier venu, la verité est telle que je vous ay dicte, qui vous sera quelque jour prouvée et cher vendue pour aultry et pour moy, si aultre provision de par vous n'y est mise.» Après ces parolles et aultres trop longues à racompter, se partit le premier venu, qui pas n'oblya lendemain tout au long racompter à son compaignon le derrain venu, Et Dieu scet les risées et joyeuses devises qu'à ceste cause qu'ilz eurent entre eulx deux. Et la gouge en ce lieu avoit bien des estouppes en sa quenoille, qui veoit et savoit très bien que ceulx qu'elle entretenoit se doubtoient et percevoient chacun de son compaignon, mais pourtant ne laissa pas de leur bailler tousjours audience, chacun à sa foiz, puis qu'ils la requeroient, sans en donner à nul congié. Trop bien les advertissoit qu'ilz venissent bien secrètement vers elle, affin qu'ilz ne fussent de quelque ung apperceuz. Mais vous devez savoir, quand le premier venu avoit son tour, qu'il n'oblioit pas à faire sa plaincte comme dessus; et n'estoit rien de la vie de son compaignon s'il le povoit rencontrer. Pareillement le derrenier, le jour de son audience, s'efforçoit de monstrer semblant plus desplaisant que le cueur ne luy donnoit; et ne valoit son compaignon, qui oyoit son dire, guères mieulx que mort, s'il le treuve en belles. Et la subtille et double damoiselle le cuidoit abuser de paroles, qu'elle avoit tant à main et si prestes, que ses bourdes sembloient autant véritables comme l'Euvangile. Et si cuidoit bien en son sens tant, quelque doubte ne suspicion qu'ilz eussent, que jamais la chose ne fust plus avant efforcée, et qu'elle estoit aussi bien femme pour les fournir tous deux et mieux trop que nesung d'eulx à part n'estoit pour la seulle servir à gré. La fin fut aultre, car le derrenier venu, qu'elle craignoit beaucop à perdre, quelque chose qu'il fust de l'aultre, luy dist ung jour trop bien sa leçzon. Et de fait dit qu'il n'y retourneroit plus; et aussi ne fist-il grand pièce après, dont elle fut très desplaisante et malcontente. Or ne fait pas à oblyer, affin qu'elle eust encores mieulx le feu, il envoya vers elle ung gentilhomme de son estroict conseil, affin de luy remonstrer bien au long le desplaisir qu'il avoit d'avoir compaignon en son service; et bref et court, si elle ne lui donne congé il n'y reviendra jour qu'il vive. Comme vous avez oy dessus, elle n'eust pas volontiers perdu son accointance: si n'estoit saint ne saincte qu'elle ne parjurast, soy excusant de l'entretenance du premier; et en fin comme toute forcenée dist à l'escuier: «Et je monstreray à vostre maistre que je l'ayme; et me baillez vostre cousteau.» Quand elle l'eut, elle se desatourna, et couppa tous ses cheveulx de ce cousteau, non pas bien à l'ung. L'aultre print ce present, qui bien savoit toutesfoiz la verité du cas, et s'offrit de faire le mieulx qu'il pourroit et du present faire devoir, ainsi qu'il fist tantost après. Le derrenier venu receut ce present, qu'il destroussa et trouva les cheveulx de sa dame, qui beaulx estoient et beaucop longs; si ne fut guères aise tant qu'il trouva son compaignon, au quel il ne cela pas l'ambassade qu'on a mise sus, et à luy envoyée, et les gros presens qu'on luy envoye, qui n'est pas pou de chose; et lors monstra les beaulx cheveulx: «Je croy, dit-il, que je suis bien en grace; vous n'avez garde qu'on vous en face autant.—Saint Jehan, dit l'aultre, véez cy aultre nouvelle; or voy je bien que je suis frict. C'est fait, vous avez bruyt tout seul; sur ma foy, fist le derrenier venu, je tien, moy, qu'il n'en est pas encores une telle; je vous requier, pensons qu'il est de faire? Il luy fault monstrer à bon escient que nous la cognoissons telle qu'elle est.—Et je le veil», dit l'aultre. Tant pensèrent et contrepensèrent qu'ilz s'arrestèrent à faire ce qui s'ensuyt. Le jour ensuyvant, ou tost après, les deux compaignons se trouvèrent en une chambre ensemble où leur loyale dame avec pluseurs aultres estoit; chacun s'assist et print sa place où mieulx luy pleut, le premier venu auprès de la bonne damoiselle, à laquelle tantost après pluseurs devises il monstra les cheveux qu'elle avoit envoyez à son compaignon. Quelque chose qu'elle en pensast, elle n'en monstra nul semblant d'effroy; mesme disoit qu'elle ne les cognoissoit, et qu'ils ne venoient point d'elle.—«Comment, dist-il, sont-ilz si tost changez et descogneuz?—Je ne scay, dit-elle, qu'ilz sont, mais je ne les cognois.» Et quand il vit ce, il se pensa qu'il estoit heure de jouer son jeu; et fist manière de vouloir mettre son chapperon qui sur son espaule estoit dessus sa teste, et en ce faisant tout au propos luy fist hurter si rudement à son atour qu'il l'envoya par terre, dont elle fut bien honteuse et malcontente, et ceulx qui là estoient apperceurent bien que ses cheveulx estoient couppez, et assez lourdement. Elle saillit sus bien à haste, et si reprint son atour et s'en entra en une aultre chambre pour se aller ratourner, et il la suyt; si la trouva toute marrie et courroucée, voire bien fort plorant de dueil qu'elle avoit estre desatournée. Si luy demanda qu'elle avoit à plorer, et à quel jeu elle avoit perdu ses cheveulx? Elle ne savoit que respondre, tant estoit à celle heure prinse soupprinse. Et il, qui ne se peut plus tenir de executer la conclusion prinse entre son compaignon et luy, luy dist: «Faulse et desloyale que vous estes, il n'a pas tenu à vous que ung tel et moy ne nous sommes entretuez et deshonorez. Et je tien moy que vous l'eussiez bien voulu, à ce que vous en avez monstré, pour en racointer deux aultres nouveaulx; mais Dieu mercy, nous n'en avons garde. Et affin que vous sachez que je sçay son cas et luy le mien, véez cy voz cheveulx que luy avez envoyez, dont il m'a fait présent; ne pensez pas que nous soyons si bestes que nous avez tenuz jusques cy.» Lors se part d'elle, et il appelle son compaignon, et il y vint: «J'ay rendu à ceste bonne damoiselle ses cheveulx, et si luy ay commencé à dire comment de sa grace elle nous a bien tous deux entretenuz; et combien que à sa manière de faire elle a bien monstré qu'il ne luy challoit se nous deshonnorions l'un l'autre, Dieu nous en a gardez.—Saint Jehan, ce a mon», dit-il. Et alors adressa sa parolle mesmes à la gouge; et Dieu scet s'il parla bien à elle, en luy remonstrant sa très grand lascheté et desloyauté de cueur. Et ne pense pas que guères oncques femme fust mieulx capitulée qu'elle fut pour adonc, puis de l'un puis de l'aultre. A quoy elle ne savoit que dire ne respondre, comme prinse en meffait évident, sinon de larmes, que point elle n'espargnoit. Et ne pense pas qu'elle eust oncques guères plus de plaisir en les entretenant tous deux qu'elle avoit à ceste heure de desplaisir. La conclusion fut telle toutesfoiz qu'ilz ne l'abandonneroient point, mais par accord doresenavant chacun à son tour ira; et silz y viennent tous deux ensemble, l'un fera place à l'autre, et bons amys comme devant, sans plus jamais parler de tuer et de batre. Ainsi en fut-il fait, et maintindrent les deux compaignons assez longuement ceste vie et plaisant passetemps, sans ce que la gouge les osast oncques desdire. Et quand l'un aloit à sa journée, il le disoit à l'autre; et quand d'adventure l'un esloignoit la marche, et le lieu demouroit à l'autre, très bon faisoit oyr les recommendacions qu'il faisoit au partir; mesmes firent de très bons rondeaulx, et pluseurs chansonnettes, qu'ilz mandèrent et envoyèrent l'un à l'autre, dont il est aujourduy bruyt, servans au propos de leur matère dessus dicte, dont je cesseray le parler, et donneray fin au compte.


LA XXXIVe NOUVELLE.
PAR MONSEIGNEUR DE LA ROCHE.

J 'ay congneu en mon temps une notable et vaillant femme, digne et de memoire et de recommendacion, car ses vertuz ne doivent estre cellées n'estainctes, mais en commune audience publicquement blasonnées. Vous orrez en bref, s'il vous plaist, en la deduction de ceste nouvelle, la chose de quoy j'entens amplier et accroistre sa trèseureuse renommée. Ceste vaillante preude femme, par saint Denis, mariée à ung tout oultre noz amys, avoit pluseurs serviteurs en amours, pourchassans et desirans sa grace, qui n'estoit pas trop difficile de conquerre, tant estoit doulce et pitéable celle qui la vouloit et pouvoit departir largement par tout où bon et mieulx luy sembloit. Advint ung jour que les deux vindrent devers elle, comme ilz avoient de coustume, non sachans l'un de l'autre, demandans lieu de cuyre et leur tour d'audience. Elle, qui pour deux ne pour trois n'eust reculé ne desmarché, leur bailla jour et heure de se rendre vers elle, comme à lendemain, l'un à huyt heures du matin, et l'autre à neuf ensuyvant, chargeant à chacun par exprès et bien acertes qu'il ne faille pas à son heure assignée. Ilz promisrent sur foy et honneur, s'ilz n'ont mortel exoine, qu'ilz se rendront au lieu au terme limité. Quand vient au lendemain, environ vj. heures du matin, le mary de ceste vaillant femme se lève, habille, et mect en point; et la huche et appelle pour se lever, mais il ne fut pas obey, ains refusé tout plainement: «Ma foy, dit-elle, il m'est prins ung tel mal de teste que je ne saroye tenir sur piez, si ne me pourroye encores lever pour morir, tant suis et foible et traveillée; et que vous le sachez, je ne dormy ennuyt. Si vous prie que me laissez icy, j'espoire quand je seray seulle je prendray quelque pou de repos.» L'aultre, combien qu'il se doubtast, n'osa contredire ne replicquer, mais s'en alla, comme il avoit charge, besoigner en la ville, tantdiz que sa femme ne fut pas oiseuse à l'ostel; car huit heures ne furent pas si tost sonnées que véezcy bon compaignon, du jour devant à ce point assigné, qui vint hurter à l'huys; et elle le bouta dedans. Il eut tantost sa longue robe despoillie, et le surplus de ses habillemens, et puis vint faire compaignie à madamoiselle, affin qu'elle ne s'espantast. Tant furent entre eulx deux bras à bras et aultrement que le temps s'écoula et passa, et ne se donnèrent garde qu'ilz oyrent assez rudement hurter à l'huys. «Ha, dist-elle, par ma foy, véezcy mon mary, avancez vous bien tost, prenez vostre robe.—Vostre mary, dit-il, et le cognoissez vous à hurter?—Oy, dit-elle, je sçay bien que c'est il; abregez-vous, qu'il ne vous trouve icy.—Il faut bien, se c'est il, qu'il me voye; je ne me saroye où sauver.—Qu'il vous voye, dit-elle, non fera, si Dieu plaist, car vous seriez mort et moy aussi; il est trop merveilleux. Montez en hault, en ce petit garnier, et vous tenez tout coy, sans mouvoir, qu'il ne vous voye.» L'autre monta, comme elle luy dist, et se vint trouver en ce petit garnier, qui estoit d'ancien edifice, tout desplanché, delaté et pertuisé en plusieurs lieux. Et madamoiselle le sentent tout là dessus, fait ung sault jusques à l'huys, très bien sachant que ce n'estoit pas son mary; et mist dedans celuy qui ce jour avoit à neuf heures promis devers elle se rendre. Ilz vindrent en la chambre, où pas ne furent longuement debout, mais tout plat s'entreaccolèrent et baisèrent en la mesme ou semblable fasson que celuy du garnier avoit fait; lequel par ung pertuis véoit à l'œil la compaignie, dont il n'estoit pas trop content. Et fut grant piece à son courage, asavoir si bon estoit qu'il parlast ou si mieulx luy valoit le taire. Il conclud toutesfoiz tenir silence et nul mot dire jusques ad ce qu'il verra mieulx son point; et pensez qu'il avoit belle pacience. Tant attendit, tant regarda sa dame avecques le survenu, que bon mary vint à l'ostel pour savoir de l'estat et santé de sa très bonne femme, ce qu'il estoit trèsbien tenu de faire. Elle l'oyt tantost, si n'eut aultre loisir de faire subitement lever sa compaigne; et car elle ne savoit où le sauver, pour ce que ou garnier ne l'eust jamais envoyé, elle le fist bouter en la ruelle du lit, et puis le couvrit de ses robes, et luy dist: «Je ne vous sçay où mieulx loger, prenez en pacience.» Elle n'eut pas finé son dire que son mary entra dedans, qui aucunement ce luy sembloit avoit noise entreoye; si trouva le lit tout defroissié et despillié, la couverture mal honnye et d'estrange byhès; et sembloit mieulx le lit d'une espousée que couche de femme malade. La doubte qu'il avoit auparavant, avecques l'apparence de present, luy fist sa femme appeller par son nom, et dist: «Paillarde meschante que vous estes, je n'en pensoye pas mains huy matin, quand vous contrefeistes la malade! Où est vostre houllier? Je voue à Dieu, si je le trouve, il aura mal finé et vous aussi.» Et lors mist la main à la couverture, disant: «Véezcy pas bel appareil? il semble que les pourceaux y ayent couchié.—Et qu'avez vous, meschant yvroigne, ce dist-elle, fault-il que je compare le trop de vin que vostre gorge a entonné? Est ce la belle salutacion que vous me faictes de m'appeller paillarde? Je veil bien que vous le sachez que je ne sois pas telle; mais suis trop bonne et trop loyale pour ung tel paillard que vous estes; et n'ay aultre regret que si bonne vous ay esté, car vous ne le valez pas. Et ne sçay qui me tient que je ne me lève et vous egratigne le visage par telle fasson que tousjours mes aurez memoire de m'avoir sans cause villennée.» Et qui me demanderoit comment elle osoit en ce point respondre, et à son mary parler, je y trouve deux raisons: la première si est le bon droit qu'elle avoit en la querelle, et l'aultre car elle se sentoit la plus forte en la place. Et fait assez penser que, si la chose fust venue jusques aux horions, celui du garnier et l'aultre de la ruelle l'eussent servy et secouru. Le pouvre mary ne savoit que dire, qui oyoit le dyable sa femme ainsi tonner; et, pource qu'il véoit que hault parler ne fort toucher n'avoit pas lors son lieu, il remist le procès tout en Dieu, qui est juste et droiturier. Et à chef de sa meditacion, entre aultres parolles, il dist: «Vous vous excusez beaucop de ce dont sçay tout le voir; au fort, il ne m'en chault pas tant qu'on pourroit bien dire; je n'en quier jamais faire noise; celuy qui est là hault paiera tout.» Et par celuy de la hault il entendoit Dieu, comme s'ils voulsist dire: «Dieu, qui rend à chacun ce qui luy est deu, vous paiera de vostre desserte.» Mais le galant qui estoit ou garnier, qui oyoit ces parolles, cuidoit à bon escient que l'autre l'eust dit pour luy, et qu'il fust menacié de porter la paste au four pour le meffait d'aultruy; si respondit tout en hault: «Comment, sire, il suffist bien que j'en paye la moitié; celuy qui est en la ruelle peut bien paier l'autre, il y est autant tenu que moy.» Qui fut bien esbahy, ce fut l'oste, car il cuidoit que Dieu parlast à luy; et celuy de la ruelle ne savoit que penser, car il ne savoit rien de l'aultre. Il se leva toutesfoiz, et l'aultre descendit, qui le congneut. Si se partirent ensemble, et laissèrent la compaignie bien troublée et mal contente, dont guères ne leur chaloit à bonne cause.


LA XXXVe NOUVELLE.
PAR MONSEIGNEUR DE VILLIERS.

U ng gentilhomme, chevalier de ce royaume, trèsvertueux et de grand renommée, grand voyagier et aux armes trèspreu, devint amoureux d'une trèsbelle damoiselle; et à chef de pièce fut si avant en sa grace que rien ne luy fut escondit de ce qu'il osa demander. Advint, ne sçay combien après ceste alliance, que ce bon chevalier, pour mieulx valoir et honneur acquerre et embrasser, se partit de sa marche, trèsbien en point et accompaigné, portant emprinse d'armes du congé de son maistre. Et s'en alla ès Espaignes et en divers lieux, où il se conduisit tellement que à grand triumphe à son retour fut receu. Pendant ce temps, sa dame fut mariée à ung ancien chevalier, qui gracieux et sachant homme estoit, qui tout son temps avoit hanté à court, et pour vray dire estoit le vray registre d'honneur. Et n'estoit pas ung petit dommage qu'il n'estoit mieulx allié, combien toutesfoiz qu'encores n'estoit pas descouverte l'encloueure de son infortune si avant que d'estre commune, comme elle fut depuis, ainsi comme vous orrez. Ce bon chevalier amoureux dessusdit, retournant d'accomplir ses armes, comme il passoit païs, arriva d'aventure à ung soir au chasteau où sa dame demouroit. Et Dieu scet la bonne chère que monseigneur son mary et elle luy feirent, car de pieça avoit grand accointance et amytié entre eulx. Mais vous devez savoir que tantdiz que le seigneur de léens pensoit et s'efforçoit de faire finance de pluseurs choses pour festoyer son hoste, l'oste se devisoit à sa dame qui fut, et s'efforçoit de la festoyer et conjoyr comme il avoit fait ainçois que monseigneur. Elle, qui ne demandoit aultre chose, ne s'excusoit en rien sinon du lieu. «Mais il n'est pas possible qu'il se puisse trouver.—Ha! madame, dist-il, par ma foy, si vous voulez bien, il n'est manière qu'on ne treuve. Et que scera vostre mary, quand il sera couché et endormy, si vous me venez veoir jusques en ma chambre? ou si mieulx vous plaist et bon vous semble, je viendray bien vers vous.—Il ne se peut certes ainsi faire, ce dit-elle, car le dangier y est trop grand; car monseigneur est de trop legier somme, et ne s'esveille jamais qu'il ne taste après moy; et s'il ne me trouvoit point, pensez que ce seroit.—Et quand il s'est en ce point trouvé, dit-il, que vous fait-il?—Aultre chose, dit-elle, point; il se vire d'aultre costé.—Ma foy, dit-il, c'est ung trèsmauvais mesnagier, il vous est bien venu que je suis arrivé pour vous secourir, et luy aider à parfournir ce qui n'est pas bien en sa puissance d'achever.—Si m'aist Dieu, dit-elle, quand il besoigne une foiz en ung moys, c'est au mieulx venir; il ne fault jà que j'en face la petite bouche; creez que je prendroye bien mieulx.—Ce n'est pas merveille, dit-il, mais regardez comment nous ferons.—Il n'est manière que je voye, dit elle, comment il se puisse faire.—Et comment, dit il, n'avez vous femme céens en qui vous osassiez fier de luy deceler nostre cas?—J'en ay, par Dieu, une, dit-elle, en qui j'ay bien tant de fiance que de luy dire la chose en ce monde que plus vouldroye en estre celée, sans avoir suspicion ne doubte que jamais par elle fust descouverte.—Que nous fault-il donc plus? dit-il, regardez vous et elle du surplus.» La bonne dame, qui bien avoit la chose au cueur, appella ceste damoiselle et luy dist: «M'amye, c'est force ennuyt que tu me serves, et que tu m'aydes à achever une des choses au monde qui plus au cueur me touche.—Madame, dist la damoiselle, je suis preste, et contente comme je doy, de vous servir et obéir en tout ce qui me sera possible; commendez, je suis celle qui accompliray vostre commendement.—Et je te remercye, m'amye, dist madame, et soies seure que tu n'y perdras rien. Véezcy le cas: ce chevalier qui céens est, est l'homme ou monde que le plus j'ayme; et ne vouldroye pour rien qui fust qu'il se partit de moy sans aultrement avoir parlé à luy. Or ne me peult-il bonnement dire ce qu'il a sur le cueur sinon entre nous deux et à part; et je ne m'y puis trouver si tu ne vas tenir ma place devers monseigneur. Il a de coustume, comme tu scez, de se virer par nuyt vers moy, et me taster ung peu, et puis me laisse et se rendort.—Je suis contente de faire vostre plaisir, madame; il n'est rien qu'à vostre commendement ne face.—Or bien, m'amye; dit-elle, tu te coucheras comme je faiz, assez loin de monseigneur; et garde bien que, quelque chose qu'il face, que tu ne dies ung tout seul mot; et quelque chose qu'il vouldra faire, seuffre tout.—A vostre plaisir, madame, et je le feray.» L'heure du soupper vint, et n'est jà mestier de vous compter au service; ce seulement vous souffise qu'on y fist trèsbonne chère, et qu'il y avoit bien de quoy. Après soupper, la compaignie s'en ala à l'esbat; le chevalier estrange tenant madame par le braz, et aucuns aultres gentilzhommes tenans le surplus des damoiselles de léens. Et le seigneur de l'ostel venoit derrière; et enqueroit des voyages de son hoste à ung ancien gentil homme qui avoit conduit le fait de sa despense en son voyage. Madame n'oblya pas de dire à son amy que une telle de ses femmes tiendra ennuyt sa place, et elle viendra vers luy. Il en fut trèsjoyeux, et largement la mercya, trèsdesirant que l'heure fust venue. Il se misrent au retour et vindrent en la chambre à parer, où monseigneur donna la bonne nuyt à son hoste, et madame aussi. Et le chevalier estrange s'en vint en sa chambre, qui estoit belle à bon escient, bien mise à point; et estoit le beau buffet fourny d'espices, de confictures, et de bon vin de pluseurs façons. Il se fist tantost deshabiller, et beut une foiz, puis fist boire ses gens et les envoya coucher, et demoura tout seul, attendant sa dame, laquelle estoit avec son mary, qui tous deux se despoilloient et se mettoient en point pour entrer au lit. La damoiselle estoit en la ruelle, qui tantost que monseigneur fut couché, se vint mettre en la place de sa maistresse; et elle qui aultre part avoit le cueur, ne fist que ung sault jusques à la chambre de celuy qui l'attendoit de pié coy. Or est chacun logé, monseigneur avec sa chambrière, et son hoste avec madame. Et fait à penser qu'ilz ne passèrent pas toute la nuyt à dormir. Monseigneur, comme il avoit de coustume, une heure environ devant le jour, se reveilla, et vers sa chambrière se vira, cuidant estre sa femme, et au taster qu'il fist hurta sa main d'adventure à son tetin, qu'il sentit trèsdur et poignant; et tantost cogneut que ce n'estoit point celuy de sa femme, car il n'estoit point si bien troussé. «Ha, dit-il en soy mesme, je voy bien que c'est, on m'a joué d'un tour, et j'en bailleray ung aultre.» Il se vire vers ceste belle fille, et à quelque meschef que ce fust, il rompit une seulle lance, mais elle le laissa faire sans dire ung seul mot, ne demy. Quand il eut ce fait, il commence à appeller tant qu'il peut celuy qui couchoit avecques sa femme: «Hau, monseigneur de tel lieu, où estes vous? parlez à moy.» L'aultre, qui se oyt appeller, fut beaucop esbahy, et la dame fut tant esperdue, qu'elle ne savoit sa manière. «Helas! dit-elle, nostre fait est descouvert, je suis femme perdue.» Et bon mary de rehucher: «Hau! monseigneur, hau, mon hoste, parlez à moy.» Et l'aultre s'adventura de respondre et dist: «Que vous plaist, monseigneur?—Je vous feray tousjours ce change quand vous vouldrez.—Quel change? dist-il.—D'une vieille jà toute passée, deshonneste et desloyale, à une belle, bonne, et fresche jeune fille; ainsi m'avez-vous party, la vostre mercy.» La compaignie ne sceut que respondre; mesme la pouvre chambrière estoit tant soupprinse que s'elle fut à la mort condamnée, tant pour le deshonneur et desplaisir de sa maistresse que pour le sien mesmes qu'elle avoit meschamment perdu. Le chevalier estrange se departit de sa dame au plus toust qu'il sceut, sans mercier son hoste, et sans dire adieu. Et oncques puis ne s'i trouva, car il ne scet encores comme la chose se conduit puis avec son mary; plus avant ne vous en puis dire.


LA XXXVIe NOUVELLE.
PAR MONSEIGNEUR DE LA ROCHE.

U ng trèsgracieux gentilhomme, désirant d'emploier son service et son temps en la trèsnoble court d'amours, soy sachant de dame improveu, pour bien choisir et son temps employer, donna cueur, corps et biens à une belle damoiselle et bonne, qui mieulx vault; laquelle, faicte et duicte de façonner gens, l'entretint bel et bien assez longuement. Et trop bien luy sembloit qu'il estoit bien avant en sa grace; et à dire la verité, si estoit il voire comme les aultres, dont elle avoit pluseurs. Advint ung jour que ce bon gentilhomme trouva sa dame d'adventure à la fenestre d'une chambre, ou mylieu d'un chevalier et d'un escuyer, auxquels elle se devisoit par devises communes. Aucunesfoiz parloit à l'un à part, sans ce que l'aultre en oyst rien; d'aultre costé faisoit à l'aultre la pareille, pour chacun contenter; mais, quelque fust bien à son aise, le pouvre amoureux enrageoit tout vif, qui n'osoit approucher la compaignie. Et si n'estoit en luy d'esloigner, tant fort desiroit la presence de celle qu'il amoit mieulx que le surplus des aultres. Trop bien luy jugeoit le cueur que ceste assemblée ne se departiroit point sans conclure ou procurer aucune chose à son prejudice; dont il n'avoit pas tort de ce penser et dire. Et s'il n'eust eu les yeulx bandez et couvers, il povoit veoir appertement ce dont ung aultre à qui rien ne touchoit se perceut à l'œil. Et de fait luy monstra, et véez cy comment. Quand il congneut et perceut à la lettre que sa dame n'avoit loisir ne volunté de l'entretenir, il se bouta sur une couche et se coucha; mais il n'avoit garde de dormir, tant estoient ses yeulx empeschez de veoir son contraire. Et comme il estoit en ce point, survint ung gentilhomme qui salua la compaignie, lequel voyant que la damoiselle avoit sa charge, se tira devers l'escuyer, qui sur la couche n'estoit pas pour dormir. Et entre aultres devises luy dist l'escuyer: «Par ma foy, monseigneur, regardez à la fenestre, véez là gens bien aises. Et ne veez vous pas comment ilz se devisent plaisamment?—Saint Jehan, tu diz voir, dist le chevalier. Encores font-ilz bien aultre chose que deviser.—Et quoy? dit l'autre.—Quoy? dit-il; et ne voiz-tu pas comment elle tient chacun d'eulx par la resne.—Par la resne! dit-il.—Voire vrayement, pouvre beste, par la resne. Où sont tes yeulx? Mais il y a bien chois des deux, voire quant à la façon, car celle qu'elle tient de gauche n'est pas si longue ne si grande que celle qui emplist sa dextre main.—Ha! dit l'escuyer, par la mort bieu! vous dictes voir; saint Anthoine arde la louve!» Et pensez qu'il n'estoit pas bien content. «Ne te chaille, dit le chevalier, porte ton mal le plus bel que tu peuz; ce n'est pas icy que tu doiz dire ton courage, force est que tu faces de necessité vertuz.» Aussi fist-il, et véez cy bon chevalier qui s'approuchoit de la fenestre où la galée estoit, si perceut d'adventure que le chevalier à la resne gauche se liève en piez, et regardoit que faisoient et disoient la damoiselle gracieuse et l'escuier son compaignon. Si vint à luy et luy dist, en luy donnant ung petit coup sur le chapeau: «Entendez à vostre besoigne, de par le dyable, et ne vous soussyez des aultres.» L'aultre se retira et commença de rire; et la damoiselle, qui n'estoit pas femme à effrayer de legier, ne s'en mua oncques; trop bien tout doulcement laissa sa prinse, sans rougir ne changer coleur. Regret eut elle assez en soy mesmes d'abandonner de la main ce que aultre part luy eust bien servy. Et fait assez à croire que par avant et depuis n'avoit celuy des deulx qui ne luy fist très voluntiers service; si eust bien fait, qui eust voulu, le dolent amoureux malade qui fut contraint d'estre notaire du plus grand desplaisir qu'au monde advenir luy pourroit, et dont la seule pensée en son pouvre cueur renurée estoit assez, et trop puissante de le mettre en desespoir, si raison ne l'eust à ce besoing secouru, qui luy fist tout abandonner, et aultre part sa queste en amours commencer, la quelle il puisse aultrement achever, car de ceste cy on ne pourroit ung seul bon mot à son avantage compter.


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